RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE ALLER à LA TABLE DES MATIÈRES DE Virgile

page précédente    page suivante

LA TRAGÉDIE DU CHEVAL

VI.   Les prémisses de la catastrophe

 

Dividimus muros et moenia pandimus urbis.
Accingunt omnes operi pedibusque rotarum
subiciunt lapsus et stuppea vincula collo
intendunt. Scandit fatalis machina muros,
feta armis; pueri circum ; pueri circum innuptaeque puellae
sacra canunt funemque manu contingere gaudent.
Illa subit mediaeque minans illabitur urbi.
O patria, o divum domus Ilium, et incluta bello
moenia Dardanidum ! quater ipso in limine portae
substitit atque utero sonitum quater arma dedere;
instamus tamen immemores caecique furore,
et monstrum infelix sacrata sistimus arce.
Tunc etiam fatis aperit ,
et monstrum infelix sacrata sistimus arce.
Tunc etiam fatis aperit Cassandra futuris
ora, dei iussu non umquam credita Teucris.
Nos delubra deum miseri, quibus ultimus esset,
ille dies
, festa velamus fronde per urbem.

VIRGILE, Enéide, 2, 234-249

accingere,o,cinxi,cinctum : sens pronominal: se préparer à
rotarum lapsus (acc.pl.) : les glissements des roues = des roues qui glissent
stuppeus,a,um : de corde, de chanvre
scandere,o,di,sum : monter, escalader
fatalis,is,e : voulu par les destins
fetus,a,um : plein de
innuptus,a,um : non marié, vierge
funis,is : la corde
illa = machina = equus
illabi,or,lapsus sum : glisser, s'enfoncer, pénétrer
divum = deorum
Ilium,ii :
Ilion, Troie
inclutus,a,um
: célèbre
bello :
abl. de cause
Dardanidum :
g. plur.
subsistere,o,stiti :
s'arrêter
uterus,i :
le ventre, le flanc
quater
(adv.) : quatre fois
immemor,oris
: oublieux
Cassandra,ae :
Cassandre la plus belle fille de Priam; elle avait reçu d'Apollon le don prophétique mais, ayant repoussé ensuite : Apollon, elle se vit enlever le pouvoir d'être crue dans ses prédictions.
deum = deorum
velare, o, avi, atum
: recouvrir d'un voile

Nous perçons la muraille et ouvrons les remparts de la ville.
Tous se mettent à l'oeuvre. Sous les pieds du cheval,
on glisse un train de roues; autour de son cou, on tend
des cordes de chanvre; la machine fatale franchit les remparts,
pleine d'hommes armés. Autour d'elle, des enfants, des jeunes filles
chantent des hymnes sacrés, s'amusant à poser les mains sur la corde;
la machine monte, et menaçante, pénètre jusqu'au milieu de la ville.
Ô patrie, ô Ilion, demeure des dieux ! Et vous, qu'illustra la guerre,
remparts des Dardaniens ! Quatre fois, au seuil même de la porte,
le monstre s'arrête; quatre fois en son ventre les armes résonnent;
et pourtant, nous insistons, inconscients et aveuglés par notre folie;
nous installons en notre sainte citadelle ce monstre de malheur.
À ce moment aussi, Cassandre ouvre la bouche, dévoilant l'avenir,
elle que, par l'ordre d'un dieu, les Troyens n'ont jamais crue.
Et nous, malheureux, qui vivions notre dernier jour dans la ville,
nous ornons les temples des dieux de feuillages de fête.

Commentaire :

     Toute la suite est marquée du sceau de l'aveuglement : les Troyens entament leur système de défense, alors que l'ennemi est tout proche (mais ils sont persuadés du contraire) (v. 234); ils s'acharnent et s'entêtent dans une entreprise mortelle (v. 235- 238); les êtres les plus faibles (les enfants, les jeunes filles) côtoient avec insouciance un danger qu'ils ignorent.

     Pire : les Troyens vont encore recevoir des avertissements qui devraient les détourner de la grille de lecture qu'ils ont choisie. Ces avertissements sont de l'ordre du signe, de l'indice et de la prophétie. En fait, les deux premiers sont confondus puisqu'ils tirent leur origine du même fait susceptible d'interprétations de nature différente. Le cheval s'arrête quatre fois : c'est le signe, le présage d'une catastrophe; mais ces arrêts brusques font retentir les armes à l'intérieur : c'est l'indice de la présence des soldats dans les flancs du cheval. Enfin, Cassandre prophétise la chute de Troie, mais sa destinée est de n'être jamais écoutée. Remarquons aussi que les avertissements apparaissent de plus en plus clairs : le présage ne peut livrer son sens que par l'interprétation; l'indice relève de l'interdépendance entre des faits matériels (il y a un bruit d'armes, donc il y a des soldats); quant à la prophétie, elle annonce clairement ce qui sera (QUINTUS, 540 - 552).

     Or, les Troyens s'obstinent; puisqu'ils ont opté pour une grille, tout ce qui pourrait remettre ce choix en cause est ignoré, voire refoulé.

     L'épisode se termine sur le spectacle des Troyens joyeux au bord de l'abîme, fêtant les dieux qui les ont déjà condamnés. 

ANNEXE I :  

Nul ne sait deviner en son coeur le remède contre les malheurs de la guerre ; mais, tandis qu'ils essaient tous de trouver un moyen de salut, un seul l'aperçoit dans sa sagesse : c'est le fils de Laerte qui fait à Calchas cette réponse :
"Ami que les dieux du ciel comblent de tous les bonheurs, s'il est vrai que le destin accorde aux belliqueux Achéens de prendre par ruse la ville de Priam, il nous faut construire un cheval et nous, les chefs, nous embusquer allégrement dans cette machine. Que le gros de l'armée cependant parte pour Ténédos sur les nefs et que tous incendient leurs baraques, afin que les Troyens, en découvrant ce spectacle de leur ville, se répandent dans la plaine, délivrés de toute crainte. Un homme, un brave que personne ne connaît parmi les Troyens, restera hors du cheval et s'armera d'un coeur plein d'Arès ; aux questions il répondra que les Achéens voulaient le sacrifier pour obtenir le retour, mais qu'il s'est soustrait à leur inhumaine brutalité en se blottissant aux pieds du cheval magnifique que, dira-t-il, les Achéens ont construit pour Pallas, parce qu'elle est courroucée contre eux par amour pour les Troyens manieurs de piques. Et ces déclarations, il les maintiendra aussi longtemps qu'on l'interrogera, jusqu'à ce qu'ils se laissent convaincre malgré leur férocité et le conduisent sans plus tarder dans leur ville, pris de pitié. Il pourra donner alors le signal pour le sinistre combat d'Arès en brandissant pour les uns à la hâte une torche enflammée et en invitant les autres à descendre de l'énorme cheval, une fois que les fils des Troyens dormiront sans inquiétude.
QUINTUS DE SMYRNE, Posthomerica, 12, 21-45.

A l'heure où les astres, scintillant de toute part, tressent une couronne au firmament radieux, où l'homme connaît l'oubli de la fatigue, Athéné, quittant le haut séjour des bienheureux, vient vers les nefs et l'armée sous les traits d'une vierge au coeur ingénu. Epeios chéri d'Arès la voit en songe se dresser au-dessus de son front et l'inviter à fabriquer le cheval de bois ; elle promet, s'il fait diligence, de l'aider elle-même dans sa tâche, de venir habiter elle-même le cheval, sitôt qu'il l'aura terminé. A peine a-t-il entendu la déesse l'inciter au travail que, le coeur plein d'allégresse, il s'éveille en sursaut de son nonchalant sommeil. Il a reconnu l'Immortelle, l'impérissable déesse, et son coeur n'a plus d'autre pensée : son esprit ne cesse d'être hanté par l'oeuvre prodigieuse et une science subtile s'infuse en lui.
QUINTUS DE SMYRNE, Posthomerica, 12, 104-116. 

Cependant le fils de Laerte, dans sa sagesse, dit aux belliqueux Achéens :
"Ecoutez-moi, capitaines des Danaens, coeurs de vaillance! C'est le moment où, répondant à mon attente, vous allez devoir me prouver s'il en est parmi vous qui soient vraiment des preux sans reproche, car voici venir l'heure du Destin! N'ayons plus de pensée que pour Arès et entrons dans le cheval aux ais bien polis, que nous trouvions le terme de cette guerre funeste! Il n'y aura rien à redire, si la ruse et son sombre dessein nous permettent de ruiner la grande cité pour laquelle nous sommes venus en ces lieux et avons tant souffert loin de notre patrie! Allons! Mettez en votre âme la mâle ardeur des braves; car, lorsque la triste nécessité du combat éveille l'ardeur des braves; car, lorsque la triste nécessité du combat éveille l'audace dans le coeur d'un homme, il lui arrive de tuer meilleur que lui, fût-il de chétive nature : pour exalter le coeur, rien ne vaut l'audace, qui est pour l'homme - et de loin - le plus sûr des recours. Allons donc! vous, les chefs, formez l'équipage de cette valeureuse machine; quant à vous autres, gagnez la sainte cité de Ténédos et attendez que l'ennemi nous tire dans la ville en croyant conduire son offrande à la Tritonide. Qu'un brave cependant, un guerrier inconnu des Troyens, demeure près du cheval et s'arme d'un coeur de fer : à lui d'exécuter, point par point, ce que je prescrivais naguère; et qu'il n'aille pas revenir en son coeur sur sa détermination : il dévoilerait aux Troyens le plan des Achéens!"
Il dit. C'est Sinon, le glorieux guerrier, qui répond à son appel, alors que les autres ont peur: il est prêt à accomplir le plus prodigieux des exploits! Le sang-froid de son coeur fait l'admiration de la vaste armée. Devant toute l'assistance, il dit :
"Ulysse et vous tous, élite de la jeunesse achéenne, cette mission, si vous le désirez, c'est moi qui l'accomplirai, dussent-ils me torturer, dussent-ils même décider de me brûler vif! Mon coeur est bien résolu : ou je trouverai la mort chez l'ennemi ou, si j'en réchappe, je procurerai aux Argiens la belle gloire qu'ils convoitent."
QUINTUS DE SMYRNE, Posthomerica, 12, 219-252.

Les Troyens aperçoivent alors sur les rivages de l'Hellespont une fumée qui montait encore dans l'air; mais ils ne voient plus les nefs qui étaient venues d'Hellade leur apporter la port cruelle. Quelle joie! Tous accourent sur la grève, après s'être vêtus de leurs armes, car la peur étreint encore les coeurs. Ils aperçoivent le cheval aux ais bien polis et s'arrêtent à l'entour, émerveillés : l'oeuvre est vraiment colossale! Puis, tout près de lui, ils découvrent l'infortuné Sinon. Pour le questionner sur les Danaens, la foule venue de toute part, fait cercle autour de lui : d'abord on l'interroge avec douceur; mais bientôt on use de terribles menaces et les coups pleuvent sur l'insidieux Sinon, sans fin ni trêve. Lui, impassible comme un roc, tient bon sous la cuirasse de ses chairs insensibles. On finit par lui couper tout à la fois les oreilles et le nez à force de le torturer pour lui faire avouer, en toute franchise, où sont partis les Danaens : sont-ils sur leurs nefs ou le cheval en recèle-t-il en son ventre? Mais l'homme s'est fait une âme forte; il ne se soucie guère de ces ignobles tortures et son coeur résiste à l'atroce épreuve des coups non moins qu'à celle du feu : quelle force d'âme Héré a mise en lui! Au milieu de la foule, l'insidieux Sinon ne fait que tenir ce discours :
"Les Argiens à bord de leurs nefs fuient sur le large, découragés par la longueur de la guerre et par les souffrances. Sur l'ordre de Calchas, ils ont construit ce cheval pour la belliqueuse Tritogénie, afin de conjurer sa colère; car la déesse les a pris en haine par amour pour les Troyens. Pour obtenir le retour, suivant les conseils d'Ulysse, ils voulaient me tuer, m'immoler aux dieux de la mer, près du flot qui gronde. Mais leur dessein ne put m'échapper : à leurs tristes libations, aux offrandes qu'ils me destinaient, je sus me soustraire par une prompte fuite - tel était le vouloir des Immortels - et je courus me jeter aux pieds du cheval. Bien à regret, force leur fut de me laisser, par égard pour la fille à l'âme tenace du grand Zeus."
QUINTUS DE SMYRNE, Posthomerica, 12, 353-386. 

Une seule garde l'âme saine et l'esprit lucide : c'est Cassandre dont jamais la bouche ne mentit; mais si ses paroles sont véridiques, une fatalité veut qu'on les tienne toujours pour propos en l'air, afin que les Troyens subissent leur châtiment. Donc, quand Cassandre voit cette conjuration de sinistres présages fondre sur la ville, elle jette un grand cri. On dirait une lionne qu'un bon chasseur a blessée, de près ou de loin, dans les sous-bois : la furie lui prend le coeur en ses entrailles et la bête en rugissant erre de tout côté dans la vaste montagne; rien ne peut arrêter sa fougue. L'âme de la prophétesse est possédée de pareils transports, quand elle sort du palais ; sa chevelure dénouée coule sur ses blanches épaules jusqu'au bas du dos; ses yeux ont un éclat qui défie la pudeur; et, sous la tête, son cou, comme une tige au souffle du vent, s'agite en tout sens, éperdument. Alors la noble vierge, en poussant un grand cri de douleur, profère ces mots :
"Ah ! malheureux ! Nous voici descendus au sein des ténèbres! La ville autour de nous est pleine de feu, de sang et d'horribles désastres ; de toute part, les dieux ne révèlent que prodiges précurseurs de larmes et nous gisons aux pieds de la Mort! Pauvres fous! Vous ignorez quel funeste destin est le vôtre et vous êtes tous là à vous réjouir! Vous avez perdu la tête! Car un immense malheur est caché ici. Mais vous ne me croiriez pas, quand bien je vous en dirais davantage; car les Erinyes, que les noces fatales d'Hélène ont courroucées contre nous, et les Trépas inexorables courent de toute part à travers la ville. A quel triste festin vous vous rendez! C'est votre dernier, un festin affreusement souillé de sang, et déjà ce ne sont que des ombres que vous côtoyez sur votre route!"
QUINTUS DE SMYRNE, Posthomerica, 12, 525-551.

 


page suivante