RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE ALLER à LA TABLE DES MATIÈRES DE Virgile

page précédente  page suivante

LA TRAGÉDIE DU CHEVAL

IV. Sinon et ses astuces

 

Ecce manus iuvenem interea post terga revinctum
pastores magno ad regem clamore trahebant
Dardanidae, qui se ignotum venientibus ultro,
hoc ipsum ut strueret Troiamque aperiret Achivis,
obtulerat, fidens animi, atque in utrumque paratus,
seu versare dolos, seu certae occumbere morti
.
Undique visendi studio Troiana iuventus
circumfusa ruit, certantque illudere capto.
Accipe nunc Danaum insidias et crimine ab uno 
disce omnes
..

VIRGILE, Enéide, 2, 57-66

manus : acc. de relation : lié quant aux mains = les mains liées
post terga : dans le dos
revincire,io,vinxi,vinctum : attacher par derrière, fortement
pastor,oris : le berger
Dardanides,ae : le descendant de Dardanos, (fondateur de Troie) = le Troyen
hoc ipsum : désigne ici le piège mis au point par les Grecs
fidens,ntis + G : confiant
occumbere,o,cubui,cubitum + D. : atteindre (en tombant), rencontrer, trouver
Troianus,a,um : troyen
circumfundere,o,fudi,fusum : répandre en cercle
illudere,o,lusi,lusum + D. : jouer avec, se moquer de
accipe : Enée s'adresse à Didon
Sinon se lamente sur son sort.

"Heu! quae nunc tellus,inquit, quae me aequora possunt
accipere ? aut quid iam misero mihi denique restat,
cui neque apud Danaos usquam locus et super ipsi
Dardanidae infensi poenas cum sanguine poscunt ?"

VIRGILE, Enéide, 2, 69-72

heu ! : exclamation de dépit, de chagrin, de douleur
: exclamation de dépit, de chagrin, de douleur
et (a quo) super : ici, adverbe : en plus
infensus,a,um : hostile, fâché (son complément est (mihi) ipsi au D.)
Les Troyens le prennent en pitié; ils l'incitent à continuer.

"Cuncta, equidem tibi, rex, fuerit quodcumque fatebor
vera, inquit; neque me Argolica de gente negabo :
hoc primum; nec, si miserum fortuna Sinonem
finxit, vanum etiam mendacemque improba finget."

VIRGILE, Enéide, 2, 77-80

fuerit : indic. futur antérieur
fuerit quodcumque : quoi qu'il advienne : quoi qu'il advienne
Sino,onis : Sinon (c'est ainsi que nous apprenons son nom)
mendax,acis : menteur
improba : s'accorde avec fortuna
Sinon prétend avoir été l'ami de Palamède que les ruses d'Ulysse ont fait injustement condamner à mort. Ulysse persécute Sinon.

"Nec requievit enim, donec Calchante ministro ...,
sed quid ego haec autem nequiquam ingrata revolvo
quidve moror ? Si omnes uno ordine habetis Achivos
idque audire sat est, iamdudum sumite poenas :
hoc Ithacus velit et magno mercentur Atridae."

VIRGILE, Enéide, 2, 100-104

requievit : S. : Ulysse
Calchas,antis : Calchas (devin des Grecs)
revolvere,o,volvi,volutum : rouler en arrière; revenir sur un sujet
ordo,inis m. : rang, ligne, classe (sociale)
uno ordine habere : mettre dans le même sac
iamdudum (adv.) : sans délai
poenas sumere : punir
Ithacus,a,um : d'Ithaque (île dont Ulysse était roi); ici = Ulysse
magno : abl. de prix
mercari,or,atus sum : acheter
Atrida,ae : fils d'Atrée = Agamemnon et Ménélas
Les Troyens demandent la suite; Sinon raconte que les Grecs voulaient reprendre la mer mais que les dieux s'y opposaient. Dix ans plus tôt, lors de leur départ pour Troie, ils avaient obtenu des vents favorables par le sacrifice d'une vie humaine. Leur retour devait être payé de la même manière.

"Vix tandem, magnis Ithaci clamoribus actus,
composito rumpit vocem et me destinat arae.
Assensere omnes, et quae sibi quisque timebat
unius in miseri exitium conversa tulere.
Iamque dies infanda aderat; mihi sacra parari
et salsae fruges et circum tempora vittae.
Eripui, fateor, leto me et vincula rupi,
limosoque lacu per noctem obscurus in ulva
delitui, dum vela darent, si forte dedissent.
Nec mihi iam patriam antiquam spes ulla videndi
nec dulces natos exoptatumque parentem,
quos illi fors et poenas ob nostra reposcent
effugia et culpam hanc miserorum morte piabunt.
Quod te, per Superos et conscia Numina veri,
per, si qua restet adhuc mortalibus usquam
intemperata fides, oro, miserere laborum
tantorum, miserere animi non digna ferentis."

VIRGILE, Enéide, 2, 128-144

 

 

composito : en accord avec lui (Ulysse)
assentire,io,sensi,sensum : donner son accord
infandus,a,um : ineffable; dont on aimerait mieux ne pas parler
parari : inf. narratif
salsus,a,um : salé
tempus,oris, n. : la tempe
vitta,ae : la bandelette, le ruban
limosus,a,um : bourbeux, marécageux
ulva,ae : l'ulve (herbe des marais)
delitescere,o,litui: se cacher
vela dare : prendre le large
exoptare,o,avi,atum : désirer
quos : désigne les enfants et le père de Sinon
illi : désigne les Grecs qui l'ont condamné
fors : n'existe qu'au Nom. et à l'Abl. sing.; = fortuna
ici, valeur adv.: peut-être
poenas reposcere : demander des comptes, faire payer
effugium,ii : la fuite
piare,o,avi,atum : offrir des sacrifices expiatoires, venger
te : Sinon parle à Priam
intemperatus,a,um : excessif, inébranlable
misereri,eor,meritus sum + Gén : avoir compassion, pitié

Généreusement, Priam accueille Sinon. Il l'interroge à propos du cheval de bois que les Grecs ont laissé sur le rivage.

"Vos, aeterni ignes, et non violabile vestrum
testor numen, ait; vos arae ensesque nefandi,
quos fugi vittaeque deum, quas hostia gessi.
Fas mihi Graiorum sacrata resolvere iura;
fas odisse viros atque omnia ferre sub auras,
si qua tegunt : teneor patriae nec legibus ullis.
Tu modo promissis maneas servataque serves
Troia fidem, si vera feram, si magna rependam.
Omnis spes Danaum et coepti fiducia belli
Palladis auxiliis semper stetit. Impius ex quo
Tydides
sed enim scelerumque inventor Ulixes,
fatale aggressi sacrato avellere templo
Palladium, caesis summae custodibus arcis,
corripuere sacram effigiem manibusque cruentis
virgineas ausi divae contingere vittas,
ex illo fluere ac retro sublapsa referri
spes Danaum, fractae vires, adversa deae mens.
Nec dubiis ea signa dedit Tritonia monstris."

VIRGILE, Enéide, 2, 154-171

violabilis,is,e : violable
nefandus,a,um : criminel
deum = deorum
hostia, ae : la victime (être vivant offert en sacrifice aux dieux)
Graius,a,um = Graecus
sacratus,a,um  : sacré, consacré
resolvere,o,solvi,solutum : dénouer, libérer, rompre
qua : acc. n. pl.; = aliqua (après si)
tegunt : S.: les Grecs
rependere,o,pendi,pensum : payer en échange
ex quo : depuis que
Tydides,ae : le fils de Tydée, Diomède. On le qualifie d'impius parce qu'il a ravi le Palladium, la statue de Pallas-Athéna.
inventor,oris : l'inventeur
fatalis,is,e : fatal, funeste
avellere,o,vulsi ou velli,vulsum : arracher
virgineus,a,um : d'une vierge (Athéna-Pallas était vierge)
diva,ae : la déesse
fluere /referri : inf. narratifs
sublabi,or,lapsus sum : glisser, disparaître
Tritonia,ae : la Tritonienne surnom d'Athéna, née sur les bords de Triton, lac d'Afrique en Libye
Sinon décrit les prodiges dont le Palladium est l'objet : étincelles, sueur, frémissement, ...

"Hanc pro Palladio moniti, pro numine laeso,
effigiem statuere, nefas quae triste piaret.
Hanc tamen immensam Calchas attollere molem
roboribus textis caeloque educere iussit,
ne recipi portis aut duci in moenia possit
neu populum antiqua sub religione tueri.
Nam si vestra manus violasset dona Minervae,
tum magnum exitium (quod di prius omen in ipsum
convertant!) Priami imperio Phrygibusque futurum;
sin manibus vestris vestram ascendisset in urbem,
ultro Asiam magno Pelopea ad moenia bello
venturam et nostros ea fata manere nepotes."

Les dieux interviennent en envoyant un prodige.

VIRGILE, Enéide, 2, 183-194

pro + Abl. : ici : en compensation de, en réparation de
effigies,ei : l'image, la statue (il s'agit du cheval)
piare,o,avi,atum : voir v. 140
robur,oris n. : le chêne rouvre
texere,o,texui,textum : tisser, entrelacer
educere,o,duxi,ductum : faire sortir, élever dans les airs
exitium,ii : la mort, la destruction
di : nom. pl. de deus
in ipsum : contre lui, c'est-à-dire Calchas
Phryges, um :les Phrygiens (Troie était en Phrygie)
Pelopeus,a,um : de Pélops :(roi de Mycènes et grand-père d'Agamemnon)
nepos,potis : le petit-fils
futurum (v.191)/ venturam/ manere (v.194) dépendent de "Calchas disait" sous-entendu.

Entre-temps, on aperçoit un homme, les mains liées derrière le dos;
des bergers dardaniens le traînaient vers le roi au milieu des cris.
Cet inconnu s'était spontanément présenté à eux sur la route,
2, 60
dans ce but précis et pour ouvrir Troie aux Achéens;
il était plein de détermination, et tout aussi résolu
à mener à bien ses ruses qu'à affronter une mort certaine.
Poussés par la curiosité, les jeunes Troyens se ruent de toutes parts,
entourent le prisonnier, le maltraitent à l'envi.
2, 65
Écoute maintenant les fourberies des Danaens,
et connais-les tous, à partir du crime d'un seul.
Donc, dès qu'il fut au centre des regards, bouleversé, sans armes,
il s'arrêta, parcourut des yeux les troupes phrygiennes, et dit :
'Hélas ! quelle terre désormais, quelles mers pourraient m'accueillir ?
2, 70
Que reste-t-il maintenant au malheureux que je suis ?
Je n'ai plus de place nulle part chez les Danaens, et de plus,
les Dardanides, hostiles, exigent pour moi la peine de mort.'
Ces plaintes retournent nos esprits, toute pression retombe.
Nous l'invitons à parler : quelle est sa race, que propose-t-il,
2, 75
quelle confiance faire à un captif ? qu'il s'explique !
[Lui, finalement abandonnant toute crainte, dit :]
'Assurément, roi, quoi qu'il advienne, tout ce que je te dirai
sera la vérité; je ne cacherai pas que je suis de race argienne;
c'est la première chose; et si la Fortune a fait de Sinon un malheureux,
2, 80
si mauvaise soit-elle, elle n'en fera ni un fourbe ni un menteur.
Peut-être, au hasard d'une conversation, un nom a-t-il frappé tes oreilles,
celui de Palamède, le Bélide, à la gloire bien connue. Les Pélasges,
l'accusant injustement de trahison sur la foi d'une infâme dénonciation,
envoyèrent cet innocent au supplice, parce qu'il s'opposait à la guerre;
2, 85
et maintenant qu'il est privé de lumière, ils le pleurent.
Comme compagnon de cet homme, mon proche par les liens du sang,
mon pauvre père m'avait envoyé ici, à la guerre, dès mon tout jeune âge.
Tant que Palamède fut à l'abri dans son royaume, et resta influent
dans les assemblées des rois, mon nom aussi était connu, je jouissais
2, 90
d'un certain renom. Depuis que la haine du perfide Ulysse --
je ne dis que des choses connues --, l'a éloigné des rives terrestres,
j'ai traîné, dans l'affliction, une vie obscure et endeuillée,
m'indignant en moi-même de la chute d'un ami innocent.
Et fou que j'étais, je ne me suis pas tu, et me suis promis,
2, 95
si le destin le permettait, si je rentrais vainqueur à Argos, ma patrie,
d'être son vengeur. Par ces paroles, j'ai suscité d'âpres haines;
c'est ainsi que j'ai commencé à glisser dans le malheur : Ulysse sans cesse
m'accablait de nouveaux griefs, faisait courir dans le peuple
des sous-entendus, et, préparant son coup, fourbissait ses armes.
2, 100
En effet il ne s'arrêta pas avant d'avoir, avec la complicité de Calchas…
Mais pourquoi donc ressasser en vain ces souvenirs désagréables ?
Ou pourquoi traîner ? Si vous jugez tous les Achéens à la même aune,
s'il vous suffit d'entendre ce nom, infligez-moi sur le champ ma punition :
c'est le voeu de l'homme d'Ithaque, et les Atrides le payeraient cher.'
2, 105
Alors, nous brûlons véritablement de l'interroger, de comprendre,
dans notre ignorance de si grands forfaits et de la fourberie pélasge.
Il poursuit alors en tremblant, et, le coeur plein de duplicité, dit :
'Souvent les Danaens ont voulu s'enfuir, abandonner Troie,
et s'éloigner, épuisés qu'ils étaient par cette guerre sans fin.
2, 110
Ah ! Que ne l'ont-ils fait ! Souvent l'âpre hiver régnant sur la mer
les a retenus, et quand ils voulaient se mettre en route, l'Auster les effrayait.
Puis surtout, quand déjà ce cheval en planches d'érable était dressé,
les nuages ont grondé dans toute l'immensité du ciel.
Indécis, nous envoyons Eurypyle interroger les oracles de Phébus;
2, 115
il rapporte du sanctuaire les tristes paroles que voici :
"Par le sang d'une vierge immolée, Danaens, vous avez apaisé les vents,
lorsque vous abordâtes pour la première fois aux rives d'Ilion;
dans le sang aussi, vous devrez chercher le retour; il vous faut sacrifier
une âme argienne". Dès que l'oracle frappe les oreilles des assistants,
2, 120
ils restent stupéfaits; un tremblement glacé les parcourt jusqu'aux os.
De qui préparait-on la mort ? Quelle victime réclamait Apollon ?
lors l'homme d'Ithaque, dans un grand brouhaha, entraîne le devin Calchas
au milieu de l'assistance; il exige de connaître ces ordres des dieux.
Déjà beaucoup me prédisaient le forfait cruel de cet homme
2, 125
plein d'astuces, et, en silence, pressentaient ce qui arriverait.
Durant dix jours, le devin se tait; retiré chez lui, il refuse
de prononcer la parole qui livrera un homme et l'enverra à la mort.
Finalement, amené avec force cris par l'homme d'Ithaque,
Calchas, comme convenu, rompt son silence, et me désigne pour l'autel.
2, 130
Tous approuvèrent; et le sort que chacun redoutait pour soi,
tous acceptèrent qu'il tournât à la perte d'un seul malheureux.
Déjà le jour fatidique était arrivé; près de moi, on dispose les objets rituels,
les farines sales, et les bandelettes autour de mes tempes.
Je me suis arraché à la mort, je l'avoue, j'ai brisé mes chaînes,
2, 135
et, près d'un lac boueux, dans l'obscurité de la nuit, je me suis tapi
dans les roseaux jusqu'à leur départ, quand ils hisseraient les voiles !
Désormais, je n'ai plus aucun espoir de retrouver mon ancienne patrie,
ni mes tendres enfants ni mon père, que j'ai tant souhaité revoir;
peut-être ces gens vont-ils les châtier à cause de ma fuite,
2, 140
et venger ma faute en mettant à mort ces malheureux !
Au nom des dieux d'en haut et des divinités qui savent la vérité,
au nom aussi, si tant est qu'elle subsiste en un endroit du monde,
de la bonne foi inviolée, aie pitié de si grandes épreuves,
je t'en prie, aie pitié d'un coeur accablé par un sort immérité.'
Devant ces larmes, nous lui laissons la vie, nous le prenons même en pitié.
Le premier, Priam ordonne de retirer les fers de ses mains,
de desserrer ses liens; il s'adresse à lui avec bienveillance :
'Qui que tu sois, oublie désormais ces Grecs que tu as quittés,
tu seras des nôtres; et à mes questions réponds en toute vérité :
2, 150
Pourquoi avoir dressé ce cheval énorme ? Qui en est l'auteur ?
Que veulent-ils ? Est-ce une offrande ? Une machine de guerre ?'
Priam s'était tu. Sinon, formé aux ruses et artifices des Pélasges,
leva vers le ciel ses mains dégagées de leurs liens et dit :
'Feux éternels à la puissance inviolable, je vous prends à témoin;
2, 155
et vous, autels et glaives maudits auxquels j'ai échappé,
et bandelettes sacrées que j'ai portées comme victime :
j'ai le droit de renier mes engagements sacrés envers les Grecs,
j'ai le droit de haïr ces hommes, et de révéler tous les secrets
qu'ils peuvent cacher; aucune loi de ma patrie ne me retient désormais.
2, 160
Toi, du moins, respecte tes promesses, et une fois sauvée, ô Troie,
garde-moi ta foi, si je dis vrai, pour tout ce que je t'apporte en échange.
Tout l'espoir des Danaens, leur confiance dans la guerre entreprise
a reposé, de tout temps, sur les secours de Pallas. Mais pourtant,
dès le jour où l'impie fils de Tydée, et Ulysse, ce fauteur de crimes,
2, 165
ayant entrepris d'enlever du temple sacré le Palladium fatidique,
eurent, après le massacre des gardes de la haute citadelle,
saisi l'effigie sacrée, et de leurs mains baignées de sang,
eurent osé toucher les bandelettes virginales de la déesse, dès ce jour,
l'espoir des Danaens se mit à diminuer, s'écoulant et refluant,
2, 170
leurs forces se brisèrent, la faveur de la déesse se détourna.
Et la Tritonienne le leur fit comprendre par des prodiges évidents.
Sa statue venait d'être placée dans le camp : d'ardentes flammes
embrasèrent ses yeux fixes; une sueur salée couvrit ses membres
et par trois fois, miracle indicible, elle se souleva du sol,
2, 175
d'elle-même, avec son bouclier et sa lance qui tremblait.
Aussitôt le devin Calchas s'écrie qu'il faut prendre la mer et fuir,
que les Argiens n'anéantiront sous leurs traits Pergame
que s'ils vont reprendre les auspices à Argos, et en ramènent le Palladium,
qu'ils avaient emporté avec eux par-delà la mer, sur leurs nefs creuses.
2, 180
Maintenant, à la faveur du vent, ils ont regagné Mycènes, leur patrie,
ils s'y arment et se ménagent la faveur des dieux, prêts à retraverser la mer,
et à revenir à l'improviste. Voilà comment Calchas comprend les présages.
Sur son conseil, au lieu du Palladium, en l'honneur de la divinité offensée,
les Grecs ont dressé une statue pour expier leur funeste sacrilège.
2, 185
Toutefois Calchas a ordonné d'élever ce monument gigantesque
de planches assemblées, et de le faire monter jusqu'au ciel,
pour qu'il ne puisse franchir les portes, ni être introduit dans vos murs,
ni assurer à votre peuple la protection de son culte ancestral.
Car si de votre main vous aviez profané l'offrande à Minerve,
2, 190
un grand désastre (que les dieux retournent plutôt ce présage
contre le devin !) en résulterait pour le royaume de Priam et les Phrygiens.
Mais si vos propres mains avaient hissé le cheval dans votre ville,
ce serait l'Asie même qui irait porter une guerre terrible
sous les murs de Pélops; tel est le destin réservé à nos descendants !'

Commentaire : (7)

   Reste à expliquer comment la démonstration si convaincante de Laocoon a pu être ignorée et pourquoi le cheval a été introduit dans Troie. C'est ici qu'intervient le personnage de Sinon. G. Highet (8) rapproche à juste titre le rôle de Sinon de celui des messagers de la tragédie que le choeur interrompt et questionne; il signale cependant que dans la tragédie, le messager apporte des informations vraies (ou qu'il croit telles), alors que la communication de Sinon est totalement mensongère.

   Comment Sinon s'insère-t-il dans la perspective qui est celle de cette analyse ? Il est le porte-parole de la grille de lecture n°1, mais dans une version considérablement amplifiée (désormais, nous l'appellerons grille de lecture n° 1 bis° 1 bis). Pour qu'elle s'impose, Sinon devra déployer des trésors d'ingéniosité. Le thème tragique est donc momentanément mis en veilleuse et l'intérêt se braque à présent sur les mécanismes de la persuasion. La comparaison avec Quintus (353 - 386) est encore une fois éclairante : chez lui, les Troyens soumettent Sinon à la torture et le Grec, malgré les souffrances, s'en tient à sa version des faits. Chez Virgile, les Troyens n'usent d'autre pression que la moquerie : seule, l'habileté rhétorique de Sinon amène les Troyens à ouvrir leurs portes au cheval.

     La manoeuvre comporte deux temps : amener les Troyens à accepter un ennemi; les convaincre de faire entrer le cheval dans la ville.

         1. Sinon commence par se lamenter "dans le vide" : il gémit sur son sort, comme s'il était seul, prétendant qu'il n'y a plus de place pour lui dans l'univers puisque les Grecs l'ont rejeté et que les Troyens vont le punir. Cet appel (indirect) à la pitié ayant réussi, il proclame sa sincérité et se lance dans une histoire compliquée (non reprise ici) qui justifiera le prétendu rejet des Grecs et la haine imaginaire qu'il leur porte.
     En plein récit, il s'interrompt et demande qu'on le tue, en ajoutant qu'ainsi les Troyens feront plaisir à Ulysse et aux Atrides. De cette manière, il place les Troyens dans une situation impossible: cet homme qui (peut-être) leur ment, il faudrait cesser de l'écouter et le tuer, mais ce faisant, ils ne sauront pas ce qu'il a à leur dire (et qui est peut -être la vérité) et se feront l'instrument de l'ennemi. L'assimilation des Troyens aux chefs grecs détestés produit son effet : les Troyens glissent du côté de Sinon.
     Il leur raconte alors qu'il a failli être immolé par les Grecs, mais qu'il s'est échappé et caché toute une nuit. Chez Quintus, Sinon est découvert auprès du cheval (238 - 239; 360) : les circonstances de sa découverte démontrent donc que le cheval et le Grec sont liés, qu'ils font partie d'un plan unique. Incontestablement, le plan est plus élaboré chez Virgile. Sinon affirme que sa famille sera sans doute châtiée et il en appelle à la fides et la pitié des Troyens.
     Arrivé là, Sinon peut faire admettre que les liens sacrés qui l'unissaient à sa communauté sont rompus.

     2. Les Grecs se sont emparés du Palladium par la violence (9): il y a donc eu annexion d'une divinité sans son accord (10). Pour réparer l'outrage, les Grecs ont construit le cheval qu'ils ont laissé en offrande. Sa taille s'explique par le fait qu'ainsi les Troyens ne pourront pas se l'approprier. Il s'agit d'un défi implicite (les Grecs se sont arrangés pour que nous ne puissions pas amener le cheval dans Troie, donc nous allons le faire). La présence du cheval-substitut du Palladium placera la ville sous la protection de la déesse.
     Sinon conclut par une prétendue prophétie faite aux Grecs : si les Troyens touchent au cheval, ce sacrilège attirera la colère de Pallas; mais s'il entre dans Troie, ils sont appelés à vaincre les Grecs chez eux (une sorte de guerre de Troie à l'envers).
     Telle est donc la grille de lecture n°1 bis : le cheval est bien une offrande aux dieux qui devra leur valoir un retour paisible. Les éléments nouveaux par rapport à la grille de lecture n°1 sont cependant très importants :

          a) Les Grecs se sont rendus coupables d'un sacrilège que le cheval est censé racheter.

          b) En tant que substitut du Palladium, le cheval assurera la sauvegarde de Troie.

          c) Il ne faut pas profaner le cheval.

          d) Si le cheval est placé dans la citadelle, c'est la victoire assurée pour les Troyens.

     On peut considérer qu'à cet instant, la grille delecture n°1 bis est installée dans l'esprit des Troyens et qu'elle a leur sympathie.

(7) L'intervention de Sinon étant fort longue (même sous la forme abrégée reprise ici), elle peut être élaguée sans nuire à la cohérence de la perspective adoptée. On peut envisager d'isoler le personnage de Sinon et étudier à travers lui les mécanismes de la manipulation d'autrui.
(8) The speeches in Virgil's Aeneid, Princeton, 1972, p. 16 - 17
(9) L'épisode du vol du Palladium est quelque peu obscur : pour chacune des données de la légende, il existe plusieurs variantes; de plus, si le Palladium a été volé par Ulysse et Diomède, comment se fait-il qu'il figure parmi les objets sacrés ramenés par Enée ? Certains allaient jusqu'à supposer que le Palladium volé était un faux (v. SERVIUS, 160; R. GRAVES, Les mythes grecs, 2, 325).
(10) Voir comme contre-exemple l'evocatio de la Junon de Véies.


page suivante