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Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

PHEDRE

FABLES

livre 2

autre traduction

 

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PROLOGUS

PROLOGUE

Exemplis continetur Æsopi genus;

Nec aliud quicquam per fabellas quæritur

Quam corrigatur error ut mortalium,

Acuatque sese diligens industria.

Quicumque fuerit ergo jocus narrandi,

Dum capiat aurem et servet propositum suum,

Re commendatur, non auctoris nomine.

Equidem omni cura morem servabo senis.

Sed si libuerit aliquid interponere,

Dictorum sensus ut delectet varietas,

Bonas in partes, lector, accipias velim

Ita, si rependet illi brevitas gratiam.

Cujus verbosa ne sit commendatio,

Attende cur negare cupidis debeas,

Modestis etiam offerre quod non petierint.

Le genre d’Esope est tout en exemples, et on ne doit y chercher que le but de ses fables: corriger les erreurs des hommes, et exciter en eux une vive émulation. Quelle que soit donc la nature d’un récit, s’il captive, et remplit son objet, il se recommande de lui-même, sans aucun nom d’auteur.

Aussi suivrai-je scrupuleusement les traces du vieillard phrygien; mais si, pour varier un peu mes narrations, je croyais bon d’ajouter quelques récits, prends-le, Lecteur, en bonne part; c’est du reste par la brièveté que je veux acheter ton indulgence; et, pour n’être pas diffus en la réclamant, écoute pourquoi on doit refuser aux gens avides, et donner aux modérés ce qu’ils n’ont point demandé.

FABULA PRIMA

JUVENCU LEO ET PRÆDATOR

FABLE PREMIÈRE

LE JEUNE TAUREAU, LE LION ET LE BRACONNIER

Super juvencum stabat deiectum leo.

Prædator intervenit, partem postulans.

Darem inquit nisi soleres per te sumere;

Et improbum reiecit. forte innoxius

Viator est deductus in eundem locum,

Feroque viso rettulit retro pedem.

Cui placidus ille Non est quod timeas ait,

Et quæ debetur pars tuæ modestiæ

Audacter tolle. tunc diviso tergore

Silvas petivit, homini ut accessum daret.

 

Exemplum egregium prorsus et laudabile;

Verum est aviditas dives et pauper pudor.

Un Lion tenait sous ses griffes un jeune Taureau terrassé. Un Braconnier survint, qui réclame une part. Le lion lui dit : « Je te la donnerais, si tu n’avais l’habitude de prendre; » et il repoussa ainsi le coquin. Le hasard conduisit au même endroit un paisible voyageur, qui, à la vue du fier animal, recula et voulut fuir. Le Lion lui dit avec douceur : « Ne crains rien, et prends hardiment la part due à ta modération. » Il partage alors la proie, et, pour laisser approcher le voyageur, se retire dans la forêt.

Admirable exemple et digne d’éloges! Et cependant l’avidité s’enrichit, et la modération reste pauvre.

FABULA II

REPENTE CALVUS

FABLE II

L’HOMME TOUT A COUP DEVENU CHAUVE

A feminis utcumque spoliari viros,

Ament, amentur, nempe exemplis discimus.

 

Ætatis mediæ quendam mulier non rudis

Tenebat, annos celans elegantia,

Animosque eiusdem pulchra juvenis ceperat.

Ambæ, videri dum volunt illi pares,

Capillos homini legere coepere invicem.

Qui se putaret fingi cura mulierum,

Calvus repente factus est; nam funditus

Canos puella, nigros anus evellerat.

Aimant, aimés, les hommes sont toujours la dupe des femmes: il en est maint exemple.

Une femme très adroite, cachant ses années par la toilette, captivait un homme de moyen âge. Une autre, jeune et belle, avait aussi pris son cœur. Toutes deux, voulant le mettre à l’unisson de leur âge, se mirent à choisir ses cheveux et à les arracher. Notre homme croyait qu’on arrangeait sa chevelure, mais tout à coup il se trouva chauve: car la jeune avait enlevé tous les blancs, et la vieille tous les noirs.

FABULA III

HOMO ET CANIS

FABLE III

L’HOMME ET LE CHIEN

Laceratus quidam morsu vehementis canis,

Tinctum cruore panem misit malefico,

Audierat esse quod remedium vulneris.

Tunc sic Æsopus: Noli coram pluribus

Hoc facere canibus, ne nos vivos devorent,

Cum scierint esse tale culpæ præmium.

 

Successus improborum plures allicit.

Un homme, mordu par un Chien furieux, jeta au méchant animal un morceau de pain rougi dans son sang: il avait ouï dire que c’était le remède pour ce genre de blessure. « N’allez pas faire cela devant d’autres chiens, lui dit Ésope, car ils nous dévoreraient tout vivants, s’ils voyaient de quel prix on paye leur fautes. »

Le succès des méchants encourage bien des gens.

FABULA IV

AQUILA, FELES, APER

FABLE IV

L’AIGLE, LA CHATTE ET LA LAIE

Aquila in sublimi quercu nidum fecerat;

Feles, cavernam nancta in media, pepererat;

Sus nemoris cultrix fetum ad imam posuerat.

Tum fortuitum feles contubernium

Fraude et scelesta sic evertit malitia.

Ad nidum scandit volucris: Pernicies ait

Tibi paratur, forsan et miseræ mihi.

Nam, fodere terram quod vides cotidie

Aprum insidiosum, quercum vult evertere,

Ut nostram in plano facile progeniem opprimat.

Terrore offuso et perturbatis sensibus

Derepit ad cubile sætosæ suis;

Magno inquit in periclo sunt nati tui.

Nam, simul exieris pastum cum tenero grege,

Aquila est parata rapere porcellos tibi.

Hunc quoque timore postquam complevit locum,

Dolosa tuto condidit sese cavo:

Inde evagata noctu suspenso pede,

Ubi esca sese explevit et prolem suam,

Pavorem simulans prospicit toto die.

Ruinam metuens aquila ramis desidet:

Aper rapinam vitans non prodit foras.

Quid multa? inedia sunt consumpti cum suis,

Felisque catulis largam præbuerat dapem.

 

Quantum homo bilinguis sæpe concinnet mali,

Documentum habere hinc stulta credulitas potest.

Un Aigle avait placé son aire sur un chêne élevé; une Chatte, ayant trouvé un creux au milieu de l’arbre, y avait fait ses petits; et la Laie, habitante des bois, avait mis au bas sa portée. Mais cette société, formée par le hasard, fut bientôt dissoute par l’astuce criminelle de la Chatte. Elle grimpe chez l’Aigle, et lui dit: « On prépare votre mort, et peut-être, hélas! aussi la mienne. Voyez-vous tous les jours fouir à nos pieds cette maudite Laie? Elle veut déraciner le chêne, pour renverser l’arbre et dévorer alors à son aise tous nos nourrissons. » Lorsqu’elle a bien semé l’épouvante et la terreur, elle descend doucement à la bauge de la Laie: « Votre famille court un grand danger, lui dit-elle; car, à peine irez-vous chercher pâture avec votre petite bande, que l’Aigle fondra pour vous ravir vos marcassins. » Ayant aussi répandu l’effroi dans ce lieu, la fourbe regagne son trou, où elle est en sûreté; elle s’en esquive la nuit sans bruit pour aller se repaître, elle et ses petits; le jour, elle feint l’inquiétude et la crainte. L’Aigle, craignant la chute de l’arbre, ne le quitta point; la Laie, voulant éviter une irruption, ne sortit pas. Qu’arriva-t-il? Eux et leurs petits moururent de faim, et la Chatte et les petits chats eurent large proie.

La sotte crédulité peut apprendre par cet exemple combien de maux cause souvent une langue traîtresse.

FABULA V

CÆSAR AD ATRIENSEM

FABLE V.

TIBERE A UN ESCLAVE DU PALAIS

Est ardalionum quædam Romæ natio,

Trepide concursans, occupata in otio,

Gratis anhelans, multa agendo nil agens,

Sibi molesta et aliis odiosissima.

Hanc emendare, si tamen possum, volo

Vera fabella; pretium est operæ attendere.

 

Cæsar Tiberius cum petens Neapolim

In Misenensem villam venisset suam,

Quæ, monte summo posita Luculli manu,

Prospectat Siculum et respicit Tuscum mare,

Ex alte cinctis unus atriensibus,

Cui tunica ab umeris linteo Pelusio

Erat destricta, cirris dependentibus,

Perambulante læta domino viridia,

Alveolo coepit ligneo conspargere

Humum æstuantem, jactans come officiolum:

Sed deridetur. inde notis flexibus

Præcurrit alium in xystum, sedans pulverem.

Agnoscit hominem Cæsar, remque intellegit:

Heus! inquit dominus. ille enimvero adsilit,

Donationis alacer certæ gaudio.

Tum sic jocata est tanta maiestas ducis:

Non multum egisti et opera nequiquam perit;

Multo maioris alapæ mecum veneunt.

Il y a dans Rouie une race de gens empressés, toujours en course, affairés sans cause, essoufflés sans motif; ne faisant rien en faisant beaucoup, et aussi à charge à eux-mêmes qu’insupportables à tous. Je voudrais bien, si c’était chose possible, les corriger par ce récit véridique: écoutés, car il en vaut la peine.

Tibère en se rendant à Naples, s’arrêta dans son palais de Misène, villa bâtie par Lucullus sur le sommet de la montagne, d’où l’on voit à ses pieds la mer de Toscane, et, dans le lointain, la mer de Sicile. Comme un de ces esclaves officieux, la tunique relevée par une écharpe de lin d’Egypte aux franges tombantes, vit le prince se promener dans les superbes jardins, il prit un arrosoir de bois, et jeta de l’eau dans les allées poudreuses, faisant parade d’un si grand service. On se moqua de lui. Ensuite, gagnant au plus court, il reparaît dans une autre allée, et en abat la poussière. César reconnut notre homme et, comprit : « Approche, » lui dit-il. Aussitôt l’esclave d’accourir, transporté d’espérance et de joie, se figurant recevoir je ne sais quelle récompense. Alors l’empereur, déposant sa majestueuse gravité, lui dit en riant: « Tu as fait là peu de chose, et ta peine est perdue; car je ne donne pas des soufflets à si bon marché. »

FABULA VI

AQUILA, CORNIX ET TESTUDO

FABLE VI.

L’AIGLE, LA CORNEILLE ET LA TORTUE

Contra potentes nemo est munitus satis;

Si vero accessit consiliator maleficus,

Vis et nequitia quicquid oppugnant, ruit.

 

Aquila in sublime sustulit testudinem:

Quæ cum abdidisset cornea corpus domo,

Nec ullo pacto lædi posset condita,

Venit per auras cornix, et propter volans

Opimam sane prædam rapuisti unguibus;

Sed, nisi monstraro quid sit faciendum tibi,

Gravi nequiquam te lassabit pondere.

Promissa parte suadet ut scopulum super

Altis ab astris duram inlidat corticem,

Qua comminuta facile vescatur cibo.

Inducta vafris aquila monitis paruit,

Simul et magistræ large divisit dapem.

Sic tuta quæ Naturæ fuerat munere,

Impar duabus, occidit tristi nece.

Contre les puissants on n’est jamais assez protégé, nous ne saurions avoir trop de moyens de défense : mais, qu’un méchant leur donne encore des conseils, la force et la malice renversent tout ce qu’elles attaquent.

Un Aigle enlevait en l’air une Tortue, qui, cachée sous sa maison d’écaille, ne courait aucun danger. Une Corneille survint, et, en voltigeant autour de l’Aigle, lui dit : « Vous tenez dans vos serres une proie excellente ; mais si je ne vous montre ce qu’il faut en faire, vous vous fatiguerez inutilement de ce lourd fardeau. » L’Aigle promet une part de la prise la Corneille alors l’engage à laisser tomber du haut des airs la Tortue sur un rocher, pour briser sa dure écaille, il leur sera facile alors de s’en rassasier. L’Aigle, persuadé par de si bons avis, obéit, et partagea ensuite libéralement avec sa conseillère. Ainsi celle que protégeait tant la nature, trop faible contre deux, périt misérablement.

FABULA VII

MULI ET LATRONES

FABLE VII.

LES DEUX MULETS ET LES VOLEURS

Muli gravati sarcinis ibant duo:

Unus ferebat fiscos cum pecunia,

Alter tumentis multo saccos hordeo.

Ille onere dives celsa cervice eminens,

Clarumque collo jactans tintinabulum;

Comes quieto sequitur et placido gradu.

Subito latrones ex insidiis advolant,

Interque cædem ferro ditem sauciant:

Diripiunt nummos, neglegunt vile hordeum.

Spoliatus igitur casus cum fleret suos,

Equidem inquit alter me contemptum gaudeo;

Nam nil amisi, nec sum læsus vulnere.

 

Hoc argumento tuta est hominum tenuitas,

Magnæ periclo sunt opes obnoxiæ.

Deux Mulets cheminaient lourdement chargés, l’un portait l’argent du fisc dans ses paniers, l’autre des sacs gonflés d’orge. Le premier, fier de son fardeau, marche la tête haute, et fait fièrement sonner sa sonnette; son compagnon le suit d’un pas tranquille et modeste. Soudain des voleurs sortent d’une embuscade, et, dans la lutte, massacrent le premier Mulet, volent l’argent et dédaignent l’orge. Le Mulet pillé déplorait son infortune; l’autre lui dit: « ils m’ont méprisé, et je m’en réjouis; car je n’ai rien perdu, et n’ai point de blessure. »

Cette fable prouve que l’obscurité, protège; tandis que les richesses exposent au danger.

FABULA VIII

CERVUS ET BOVES

FABLE VIII

LE CERF ET LES BOEUFS

Cervus nemorosis excitatus latibulis,

Ut venatorum effugeret instantem necem,

Cæco timore proximam villam petit,

Ut opportuno se bovili condidit.

Hic bos latenti Quidnam voluisti tibi,

Infelix, ultro qui ad necem cucurreris?

At ille supplex Vos modo inquit parcite:

Occasione rursus erumpam data.

Spatium diei noctis excipiunt vices;

Frondem bubulcus adfert, nil adeo videt:

Eunt subinde et redeunt omnes rustici,

Nemo animadvertit: transit etiam vilicus,

Nec ille quicquam sentit. tum gaudens ferus

Bubus quietis agere coepit gratias,

Hospitium adverso quod præstiterint tempore.

Respondit unus Salvum te cupimus quidem,

Sed, ille qui oculos centum habet si venerit,

Magno in periclo vita vertetur tua.

Hæc inter ipse dominus a cena redit;

Et, quia corruptos viderat nuper boves,

Accedit ad præsæpe: Cur frondis parum est?

Stramenta desunt. tollere hæc aranea

Quantum est laboris? dum scrutatur singula,

Cervi quoque alta conspicatur cornua;

Quem convocata jubet occidi familia,

Prædamque tollit.

Hæc significat fabula

Dominum videre plurimum in rebus suis.

Forcé dans les retraites profondes de la forêt, aveuglé par la crainte, un Cerf, pour fuir la mort qui le menaçait, gagna une ferme voisine, et se cacha dans une étable qui s’offrit à lui. Un Bœuf le vit et lui dit : « Malheureux! tu cours à ta perte, en cherchant un refuge sous le toit des hommes. — Ayez pitié de moi, répondit le Cerf suppliant; à la première occasion, je reprendrai ma course. » La nuit vient et succède au jour; le bouvier apporte le feuillage, mais sans voir le Cerf. Les paysans vont et viennent, et nul ne l’aperçoit. Le fermier lui-même passe, et ne se doute de rien. Le Cerf alors, plein de joie, remercie déjà les Bœufs de leur discrétion et de l’hospitalité qu’ils lui ont donnée si à propos. Nous désirons que tu te sauves, lui dit l’un d’eux; mais si l’homme aux cent yeux arrive, ta vie court un grand danger. Comme il parlait encore, le maître lui-même sort de souper. Il avait récemment trouvé ses Bœufs en mauvais état, et dit en visitant les râteliers : « Pourquoi si peu de feuillage? La litière n’est point faite? Oter ces toiles d’araignées, est-ce un si grand travail? En faisant sa revue, il aperçoit la haute ramure du Cerf, Il appelle aussitôt ses valets, et fait tuer et emporter l’animal.

Cette fable prouve que, dans ses affaires, nul ne voit plus clair que le maître.

EPILOGUS

ÉPILOGUE

Æsopi ingenio statuam posuere Attici,

Servumque collocarunt æterna in basi,

Patere honoris scirent ut cuncti viam

Nec generi tribui sed virtuti gloriam.

Quoniam occuparat alter ut primus foret,

Ne solus esset, studui, quod superfuit.

Nec hæc invidia, verum est æmulatio.

 

Quod si labori faverit Latium meo,

Plures habebit quos opponat Græciæ.

Si Livor obtrectare curam voluerit,

Non tamen eripiet laudis conscientiam.

 

Si nostrum studium ad aures pervenit tuas,

Et arte fictas animus sentit fabulas,

Omnem querellam submovet felicitas.

Sin autem rabulis doctus occurrit labor,

Sinistra quos in lucem natura extulit,

Nec quidquam possunt nisi meliores carpere,

Fatale exilium corde durato feram,

Donec Fortunam criminis pudeat sui.

Les Athéniens érigèrent une statue au génie d’Esope, et placèrent un esclave sur un piédestal immortel, pour montrer que le chemin des honneurs est ouvert à tous les hommes, et que la gloire récompense le mérite et non la naissance. Un autre m’avait devancé; je n’ai pu être le premier dans ce genre; j’ai voulu du moins qu’il n’y fût pas le seul, et cela par émulation, sans aucune envie.

Si l’Italie accueille mon ouvrage, elle aura plus d’écrivains à opposer à la Grèce; mais, si la critique jalouse s’y attache, elle ne m’ôtera pas du moins le sentiment de mon mérite.

Que mon travail parvienne jusqu’à vous, que ces fables vous paraissent ingénieuses, et ce bonheur fera taire mes plaintes. Si, au contraire, cet ouvrage instructif ne rencontre que ces petits esprits qu’engendre la nature dans ses mauvais jours, et qui ne peuvent que censurer ce qui est au-dessus d’eux, je supporterai avec un cœur résigné ma fatale destinée, jusqu’à ce que la fortune rougisse de son injustice.