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table des matières de l'œuvre DE VARRON

 

VARRON

 

DE L'AGRICULTURE

 

LIVRE III

 

NOTICE - LIVRE I - LIVRE II

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

Relu et corrigé

 

VARRON

LIVRE III

 

 

I. L’existence humaine a deux modes, Q. Pinnus, manifestement aussi distincts de théâtre que d’origine, la vie des champs et celle des cités. La vie champêtre est de beaucoup la plus ancienne. Longtemps avant qu’il y eût des villes, les campagnes avaient des habitants. Pour la Grèce, suivant la tradition, la plus ancienne des cités est Thèbes, fondée en Béotie par le roi Ogygès. Pour la campagne romaine, c’est Rome, création du roi Romulus, (car c’est maintenant qu’on peut dire, avec plus de vérité qu’on ne pouvait faire à l’époque où écrivait Ennius: qu’il y a environ sept cents ans, plus ou moins, que la célèbre ville de Rome a été bâtie sous les auspices les plus augustes). Or, en admettant que l’existence de Thèbes soit antérieure au cataclysme d’Ogygès, on ne saurait cependant faire remonter à plus de deux mille ans la fondation de cette ville. Maintenant rapprochez cette date de celle où l’on a commencé à cultiver les champs, où les hommes n’avaient d’autres demeures que des cabanes et des chaumières, ne sachant ce que c’était que portes ni que murailles : il s’établit une antériorité presque immémoriale de l’habitation agricole sur l’habitation urbaine. Et il n’y a pas là de quoi surprendre: la nature nous a donné les campagnes, c’est l’art qui a construit les villes. Or l’invention des arts en Grèce ne remonte, dit-on, qu’à mille ans, tandis que de tous temps la terre a été susceptible de culture. Mais la vie agricole n’est pas seulement la plus ancienne, elle est encore la plus recommandable. Ce n’était pas sans raison que nos ancêtres constamment reportaient la population de la ville dans la campagne. Rome, en faisant de ses citoyens des paysans, assurait sa subsistance pendant la paix, et son intégrité en cas de guerre. Il y avait une signification dans tous ces noms de mère et de Cérès donnés indistinctement à la Terre; dans cette croyance de la sainteté, de l’utilité de la profession de cultivateur, qui faisait honorer ceux qui l’exerçaient comme les seuls restes de l’antique race de Saturne. C’est dans le même esprit qu’on a nommé Initia (initiation) les cérémonies particulières du culte de Cérès. Une autre preuve de l’antériorité de la vie champêtre sur la vie des cités, c’est le nom même de la ville de Thèbes, nom qu’elle a reçu de la nature de son sol, et non de son fondateur. Car, dans l’ancienne langue de la Grèce, comme encore aujourd’hui chez les Eoliens, peuple originaire de la Béotie, un monticule s’appelait Teba sans aspiration; et le mot est encore usité parmi les Pélasges, venus de la Grèce dans la campagne sabine. Il en existe même un monument dans le pays; car on voit sur la voie Salaria, non loin de Réate, une butte milliaire qui s’appelle Tebae. L’exiguïté des possessions dans l’origine ne comportait pas de distinction entre l’agriculture et l’éducation des bestiaux. Issus de bergers, les hommes de ce temps semaient et faisaient paître leurs troupeaux dans le même champ; mais plus tard, quand quelques-uns se furent agrandis, les troupeaux furent mis à part, et l’on vit surgir les dénominations spéciales de pâtre et de cultivateur. L’occupation du premier est elle-même divisible en deux parties, que l’on n’a point jusqu’ici distinguées suffisamment. Autre en effet est le régime des animaux nourris dans l’intérieur d’une ferme, et de ceux qu’on mène paître au dehors : celui-ci constitue une profession bien connue et très considérée, désignée particulièrement par le mot de pecuaria. Elle enrichit ceux qui la professent, qu’elle oblige à acheter ou à louer un parcours étendu: l’autre est la basse-cour, occupation moins relevée, dont on a fait une sorte d’annexe de l’agriculture, et que nulle personne n’a, que je sache, traitée spécialement dans toute son étendue. Moi, j’ai toujours cru que l’économie rurale, embrassant indistinctement tout ce qui donne produit, devait se diviser en trois parties : la culture, l’éducation des bestiaux, et l’entretien de la basse-cour. J’ai donc songé à traiter la matière en trois livres, dont deux sont déjà écrits; j’ai adressé le premier, qui est sur l’agriculture, à ma femme Fundania, et l’autre, de l’éducation des bestiaux, à Turranius Niger. Reste donc le troisième, concernant les produits de la basse-cour; et c’est à vous, mon voisin et bon ami, que je veux l’offrir. Votre villa, si remarquable par l’élégance de sa construction tant extérieure qu’intérieure, et par la richesse de ses mosaïques, ne vous paraîtrait pas digne de vous, si les murs, au-dedans, n’étaient garnis de livres, l’ornement auquel vous tenez le plus. Mon désir est de contribuer, autant qu’il est en moi, à ce que, dans cette belle propriété, le produit réponde à la main-d’œuvre. Je vous envoie donc ce livre, résumé d’un entretien sur ce qui constitue la perfection en fait de maison de campagne; et je commence ainsi

II. C’était durant les comices pour l’édilité, et par la plus grande chaleur du jour. Axius, mon camarade de tribu, et moi, nous venions de sortir, mais nous voulions rester à portée d’accompagner notre candidat quand il retournerait chez lui. Axius me dit: Si nous allions nous mettre à l’ombre dans la villa publique pendant qu’on fera le relevé des suffrages, au lieu de nous entasser dans la moitié de tente que notre candidat peut nous offrir? En fait de mauvais conseil, lui répondis-je, si le proverbe dit vrai, tant pis pour qui le demande. Quand il est bon, tant mieux pour qui le donne et pour qui le reçoit. Nous entrons donc dans la villa publique, et nous y trouvons l’augure Appius Claudius, se levant sur un banc, prêt à répondre au consul s’il le consultait. Il avait à sa gauche Cornélius Mérula (merle), de famille consulaire, et Fircellius Pavo (paon), de Réate; et à sa droite Minutius Pica (pie), et M. Pétronius Passer (moineau). Nous allâmes à lui; et Axius lui dit en souriant: Ne voulez-vous pas nous admettre dans votre volière, parmi les oiseaux que voici? Certes, répondit-il; vous surtout, qui dernièrement m’avez fait manger des oiseaux de passage, dont l’eau me vient encore à la bouche. Nous dînions, je m’en souviens, dans votre villa de Réate, près du lac Velin ; et j’étais appelé de ce côté pour un différend survenu entre les habitants d’Interamne et ceux de Réate. Au reste, ajouta-t-il, ne convenez-vous pas que cette villa où nous sommes, telle que l’ont construite nos ancêtres, est à la fois plus simple et de meilleur goût que votre élégante maison de Réate. Est- ce qu’on trouve ici de ces incrustations en or ou en citronnier? y voit-on briller l’azur et le vermillon? y marche-t-on sur la marqueterie et les mosaïques? toutes magnificences étalées avec profusion dans la vôtre. Cependant celle-ci est commune à tout le peuple romain, et la vôtre ne sert qu’à vous; celle-ci est une retraite pour les citoyens au sortir des comices, et pour le premier venu; c’est pour des juments et des ânes que la vôtre est faite. Ajoutez que cet établissement est d’une grande utilité pour l’administration de la République; c’est ici que les consuls passent les cohortes en revue, que se fait la visite des armes, et que les censeurs convoquent le peuple pour le dénombrement. Mais, reprit Axius, laquelle regardez-vous donc comme plus utile ou de votre villa de l’extrémité du champ de Mars, qui réunit à elle seule plus de magnificence que celle de Réate ensemble, avec son splendide étalage de peinture et de statues; ou de la mienne, où ne se voit trace de la main de Lysippe ou d’Antiphile, mais où le semeur et le pâtre laissent fréquemment les leurs en revanche? Et comment se fait-il d’ailleurs, puisque l’idée de villa implique l’exploitation rurale sur une grande échelle, comment se fait-il, dis-je, que dans la vôtre il n’y ait pas un pouce de terre, pas un bœuf, pas une jument? Qu’a de commun enfin votre villa avec celles que possédaient votre aïeul et bisaïeul? On n’y voit ni foin séchant sur les planchers, ni vendanges dans les celliers, ni grains dans les greniers. Car enfin, pour être située hors de la ville, une maison n’en est pas plus villa que ne le sont toutes les habitations qu’on a construites au-delà de la porte Plumentane ou dans le faubourg Émilien. Comme je confesse mon ignorance en cette matière, dit en souriant Appius, je vous prie de vouloir bien m’apprendre ce que c’est qu’une villa; car je suis sur le point d’en acheter une de M. Séjus à Ostie, et je ne voudrais pas faire une école. Si effectivement une maison n’est villa qu’à la condition de contenir un âne comme celui que vous m’avez montré chez vous, et qui vous a coûté quarante mille sesterces, je crains bien, au lieu d’une villa que je veux acheter, de m’en tenir à une simple habitation située sur la côte d’Ostie. C’est cependant L. Mérula que voici qui m’avait mis en goût de  cette acquisition. Il y avait passé quelques jours chez Séjus, et jamais villa, m’a-t-il dit, ne lui avait tant plu. Cependant il n’y avait aperçu, je ne dis pas des tableaux, des statues de bronze ou de marbre, mais non pas même un trapèze, un pressoir, un vaisseau à huile. Axius se tournant alors vers Mérula: Qu’est-ce qu’une villa, lui dit-il, où l’on ne trouve ni la décoration d’une maison de ville, ni l’attirail des travaux de la campagne? Mais, répondit Mérula, est-ce que votre villa de Velinum, où jamais architecte ni peintre n’a mis le pied, mérite moins ce nom que votre villa de Roséa, où tous les arts se sont donné rendez-vous, et dont vous avez la jouissance en commun avec votre âne? Ici Axius exprima par un signe de tête que la première, bien que simplement rustique, était aussi bien villa pour lui que celle qui présentait le double caractère d’habitation de ville et de campagne; et il lui demanda quelle induction il prétendait en tirer. Quelle induction? dit Mérula. Si le mérite de votre fonds de Roséa consiste dans les nourritures que vous y faites; si le nom de villa lui est dû en raison des troupeaux qui errent dans ses pâturages et s’abritent dans ses étables; on doit également appeler villa tout établissement où des animaux qu’on nourrit rapportent des bénéfices considérables. Qu’importe en effet que ces bénéfices proviennent des brebis ou des volatiles? Trouveriez-vous plus doux le produit de vos bêtes à cornes, dont la substance engendre les abeilles, que celui des abeilles elles-mêmes, qu’on voit à l’ouvrage dans les ruches de la villa de Séjus? Et rendrez-vous les porcs élevés dans votre métairie plus chers que Séjus ne vend ses sangliers aux bouchers de la ville? Mais qui m’empêche, dit Axius, d’avoir des abeilles dans ma villa? Est-ce que le miel de Sicile ne se fait que chez Séjus, et ne peut-on obtenir à Réate que du miel corse? serait-ce que le gland que Séjus achète a la vertu d’engraisser les sangliers, tandis que mon gland, qui ne me coûte rien, les ferait maigrir? Mais, reprit Appius, Mérula n’a point dit que vous ne puissiez faire chez vous les mêmes élèves que Séjus; seulement j’ai vu de mes propres yeux que vous ne le faites pas. Car il y a deux espèces de nourriture : l’une que j’appellerai champêtre, et qui comprend le bétail; l’autre, sédentaire, et qui embrasse pigeons, poules, mouches à miel, et en général tout ce qu’on veut élever dans l’enceinte d’une villa. Magon de Carthage, Cassius Dionysius, et quelques autres, ont traité cette matière spécialement en différents endroits de leurs ouvrages, dont Séjus paraît être imbu. Aussi tire-t-il plus de profit de sa seule villa par les nourritures qu’il y fait, que d’autres n’en savent recueillir de la culture d’un fonds tout entier. En effet, dit Mérula, j’ai vu chez lui des bandes immenses d’oies, de poules, de pigeons, de grues, de paons, ainsi qu’une multitude de loirs, poissons, sangliers, et autres gibiers de chasse. L’affranchi qui tient ses livres, et que Varron a vu, m’a assuré, quand il me faisait les honneurs en l’absence de Séjus, que son maître tirait de sa villa plus de cinquante mille sesterces par an. Comme Axius paraissait tout étonné, je lui demandai s’il connaissait le fonds de ma tante maternelle, sur la voie Salaria, dans le pays sabin, à vingt-quatre milles de Rome. Assurément, dit-il, puisque c’est là que je m’arrête à midi, lorsque, pendant l’été, je me rends de Rome à Réate; et que je passe la nuit, lorsque j’en reviens pendant l’hiver. Eh bien! repris-je, il y a dans cette villa une volière, dont il est sorti à ma connaissance, dans une seule année, jusqu’à cinq mille grives, qui ont été vendues trois deniers pièce; de sorte que ce seul produit a donné cette année-là soixante mille sesterces, le double du revenu de votre métairie de Réate, bien qu’elle n’ait pas moins de deux cents jugera. Quoi! soixante milles sesterces, s’écria Axius; soixante mille! vous plaisantez, sans doute. Non, je dis soixante mille. Soit. Mais vous conviendrez que pour arriver à ce chiffre il faut la coïncidence d’un festin public ou d’un triomphe extraordinaire, tel que celui de Métellus Scipion; ou bien encore de ces repas de corps, dont le grand nombre a fait, à certaines époques, renchérir les vivres de nos marchés. Mais, année commune, vous serez longtemps à réaliser un bénéfice aussi considérable. Soyez persuadé au contraire qu’une volière ne vous fait jamais faux bond, et que, par le temps qui court, on n’a pas à rabattre des espérances qu’on y a fondées. Car où est l’année où vous ne voyiez un festin de triomphe ou de ces repas de corps qui affluent au point de faire renchérir les vivres? Vous pourriez dire, ajouta Mérula, que, dans ce temps de profusion, ces publiques bombances sont quotidiennes à Rome. L. Albutius, homme fort savant, comme vous le savez tous, et dont nous avons des satires dans le goût de celles de Lucilius, ne disait-il pas que son fonds du pays albain rapportait bien moins que sa villa? que le revenu de l’un était au-dessous de dix mille sesterces, et celui de l’autre au-dessus de vingt? Le même auteur prétendait qu’avec une villa près de la mer, dans une localité de son choix, il se serait fait par an plus de cent mille sesterces. Dernièrement encore, M. Caton n’a-t-il pas vendu pour quarante mille sesterces de poissons provenant des viviers de Lucullus, dont il venait d’accepter la tutelle? Mon cher Mérula, dit Axius, veuillez m’accepter pour élève dans l’art de faire des élèves dans une villa. Je ne dis pas non, reprit Mérula; mais il faut me payer d’avance par un dîner. Vous l’aurez dès aujourd’hui; et à l’avenir, je vous ferai tâter souvent des élèves que vous m’aurez appris à faire. J’ai peur, dit Appius, que vous ne me fassiez manger quelque oie ou paon mort dans votre basse-cour. Qu’importe, reprit Axius, que les oiseaux ou poissons que l’on vous sert soient morts de leur belle mort ou d’autre manière? vous ne pouvez les manger vivants. Mais je vous en prie, Mérula, initiez-moi à cette science de la basse-cour; veuillez nous en exposer les principes et les ressources. Mérula accepta la tâche de bon cœur.

III. Un propriétaire doit avant tout connaître les espèces animales qu’on nourrit dans une villa ou dans ses dépendances, en vue de profit ou d’agrément. Il y a pour cela trois régimes différents à étudier: celui de volière, celui de la garenne, celui du vivier. J’entends par volière le lieu où l’on renferme toutes espèces d’oiseaux; par garenne, non pas ce que le mot signifiait pour nos ancêtres à la troisième génération, c’est-à-dire un parc exclusivement peuplé de lièvres, mais un enclos attenant à la villa, où l’on peut nourrir du gibier de toutes sortes. J’entends enfin par vivier toute réserve de poisson d’eau douce ou salée, dépendant d’une villa. Chacun de ces trois régimes est au moins double. Ainsi la théorie de la volière comprend en deux parties les espèces volatiles auxquelles la terre suffit, telles que les paons, les tourterelles, les grives; et celles à qui il faut la terre et l’eau, comme les oies, les sarcelles, les canards. La théorie de la garenne distingue également entre les sangliers, chevreuils et lièvres, d’un côté, et les abeilles, escargots et loirs, de l’autre. Enfin la théorie du vivier se divise aussi en deux classes, celle des poissons de mer, et celle des poissons d’eau douce. L’attention doit donc se porter sur six parties différentes. On commencera par s’entourer de gens de trois professions, des oiseleurs, chasseurs et pêcheurs; ou du moins on aura respectivement recours à leur entremise pour se procurer des mères pleines, dont les esclaves, sous la surveillance du maître, soignent la progéniture, l’élèvent, l’engraissent jusqu’à ce qu’elle soit bonne à envoyer au marché. Certaines espèces, comme les loirs, les escargots et les poules, s’obtiennent sans qu’il soit besoin pour cela de faire intervenir oiseleurs, chasseurs ou pêcheurs; et ce genre de spéculation a commencé sans doute par s’exercer sur celles qui sont les hôtes ordinaires de toute villa. Les poulets, dans l’origine, ne se sont pas multipliés seulement par les soins des augures, et pour le besoin des auspices; plus d’un chef de famille aussi, dans nos campagnes, donna des soins à leur propagation. On s’avisa, dans la suite, de former dans le voisinage de la villa des enclos entourés de murailles, tant pour s’y livrer à la chasse que pour y établir des ruches pour les abeilles, qui d’abord n’avaient d’autre abri que l’entablement d’un toit. Plus tard on creusa des viviers remplis d’eau douce, et dans lesquels ou emprisonna les poissons pêchés seulement dans les rivières. On voit que chacune des trois parties de l’industrie de la basse-cour a passé par deux degrés, marqués, le premier, du caractère de la frugalité antique, le second, de la tendance aux raffinements des siècles postérieurs. Dans la première période, en effet, nos ancêtres n’avaient dans leurs villas que deux places réservées à la volaille (aviaria), et consistant, l’une, en une cour basse, où ils nourrissaient les poules, dont les œufs et les poulets étalent tout le produit. L’autre est une tourelle servant de colombier, et située dans la partie supérieure du bâtiment. On a changé ce nom d’aviaria, et nous avons aujourd’hui des ornithones (volières), création de la sensualité moderne, dont la construction occupe plus de place que toute une villa d’autrefois. On en peut dire autant des garennes. Celle de votre père, Axius, n’a jamais eu pour hôtes que des lièvres. On ne voyait point alors de ces immenses emplacements où l’on enferme de murs plusieurs jugera de terre, pour entretenir une multitude de sangliers et de chevreuils. Alors se tournant vers moi : Lorsque M. Pison, dit-il, vous vendit son fonds de Tusculanum, combien y avait-il de sangliers dans le parc? Alors, je vous le demande, connaissait-on d’autres viviers que des viviers d’eau douce, et d’autres poissons que des chiens de mer et des mulets? Aujourd’hui il n’y a pas un Rhinton qui ne dise que, pour ne nourrir que cette sorte de poissons, autant vaudrait un étang rempli de grenouilles. Philippe se trouvant un jour à Casinum, Ummidius, son hôte, lui servit un beau loup marin pêché dans votre rivière, Varron. A peine Philippe en eut-il goûté, qu’il le cracha en s’écriant: Je veux mourir, si je n’ai pas cru que c’était du poisson. Vous voyez, dis-je, comme le luxe de notre siècle a étendu les garennes et prolongé les viviers jusqu’à la mer, en y faisant entrer en masse les poissons marins. N’est-ce point de ces derniers que Sergius et Licinius ont tiré l’un son nom d’Orata, et l’autre celui de Muréna? Qui ne connaît les fameux viviers des Philippes, des Hortensius et des Lucullus? Eh bien, reprit Mérula, dites-moi maintenant, Axius, de quelle époque je dois prendre mon sujet.

IV. Pour moi, répondit Axius, j’ai toujours aimé, comme dit le proverbe, à me tenir au camp derrière les principia (quartier général). Commencez donc par le siècle présent; j’aime mieux cela que de vous voir remonter au temps passé; car, après tout, les paons rapportent plus que les poules. Je ne vous cacherai même pas mon désir de vous entendre parler en premier lieu des volières (ornithones) : les grives ont donné bien du prix à ce nom, et les soixante mille sesterces que ces oiseaux rapportent à Fircellina m’ont communiqué une étrange démangeaison d’en posséder aussi. Eh bien donc, reprit Mérula, il y a deux espèces de volières : l’une d’agrément, comme celle de notre ami Varron à Casinum, et qui a trouvé beaucoup d’admirateurs; l’autre de rapport, et dont on fait commerce. On consacre à Rome des enclos fermés de murs à ce genre de spéculation; on les loue même à la campagne, notamment dans le pays sabin, naturellement très fréquenté pour les grives. Lucullus a imaginé de se donner une volière à deux fins. Il a fait construire à cet effet, dans l’intérieur de la sienne à Tusculum, une espèce de salle à manger, où il pouvait prendre le plaisir de la bonne chère, et jouir doublement du spectacle de ses grives, ici rôties et étalées sur un plat, là voltigeant prisonnières autour des fenêtres: combinaison assez mal entendue, car les ébats de ces oiseaux ne réjouissent pas tant la vue que leur odeur désagréable n’offense l’odorat.

V. Or, comme je pense, Axius, que vous tenez principalement aux volières, dont on tire profit, je parlerai, non pas de celles où l’on mange des grives, mais de celles où on les engraisse, pour les manger. On élève à cet effet un péristyle ou un bâtiment en forme de dôme, fermé par le haut d’un toit ou de filets, et qui puisse contenir quelques milliers de grives et de merles. Quelques-uns y ajoutent d’autres espèces qui se vendent également cher, lorsque les oiseaux sont engraissés; des cailles par exemple, et des miliana (oiseaux qui se nourrissent de millet). On y fait arriver l’eau par le moyen d’un conduit; ou, ce qui vaut encore mieux, on l’y fait serpenter dans de petits canaux assez étroits pour être d’un nettoiement facile. Trop de largeur fait qu’ils se salissent trop vite, et occasionne une déperdition d’eau. Il faut que l’écoulement en soit ménagé de façon qu’elle ne séjourne ni ne dépose, ce qui est pernicieux pour les oiseaux. La porte de la volière doit être basse, étroite, et avoir la forme de ce qu’on appelle cochlea dans les amphithéâtres destinés aux combats de taureaux. Les fenêtres y seront rares, et disposées de manière à ne laisser apercevoir au dehors ni arbres ni oiseaux; car cette vue et les regrets qu’elle réveille font maigrir les oiseaux prisonniers. N’y laissez pénétrer de jour que ce qu’il en faut aux grives pour reconnaître où est le perchoir, le manger et l’eau. On enduira portes et fenêtres d’une couche bien lisse de mastic, pour empêcher les rats et autres ennemis de s’introduire dans la volière. L’intérieur des murs garni tout autour de bâtons à percher, et l’on y appuiera d’un bout des perches enfoncées de l’autre en terre, et croisées de distance en distance par d’antres perches transversales, à l’instar des cancelli du théâtre. On aura soin de mettre à portée de l’eau à boire, et des boulettes faites de pâte pétrie avec des figues. Quand on voudra faire une levée de grives, il faudra, vingt jours à l’avance, augmenter la nourriture, et n’y plus employer que de la farine supérieure. (Dans cette espèce de cage devront également se trouver des planches sur lesquelles les oiseaux puissent se poser par voie de supplément ou de diversion aux perches.) Attenante à la volière doit s’en trouver une autre plus petite, dans laquelle on dépose les oiseaux trouvés morts dans la grande; car il faut que l’intendant puisse toujours rendre compte à son maître du nombre exact confié à ses soins. Les oiseaux qu’on juge en état d’être retirés devront être chassés de la grande volière dans la petite, pourvue à cet effet d’une plus large porte, et qui a plus de jour que la première, avec laquelle elle communique. Quand on a le nombre de grives que l’on veut dans cet endroit appelé seclusorium, on les y tue hors de la vue des autres, que ce spectacle pourrait attrister et faire périr elles-mêmes, plus tôt qu’il ne faut pour celui qui spécule sur leur mort. Les grives ne ressemblent pas aux autres oiseaux de passage qui ne déposent leurs œufs que dans les champs, comme les cigognes ou que sous les toits, comme les hirondelles; elles pondent partout. Malgré le nom masculin (turdus) de cet oiseau, il y a des grives femelles, de même qu’il y a des merles mâles, bien que le nom qu’on leur donne (merula) soit du genre féminin. Il y a des oiseaux de passage, comme les hirondelles et les grues, et des oiseaux domestiques, tels que les pigeons et les poules. Les grives appartiennent à la première classe. Elles traversent chaque année la mer, pour venir en Italie vers l’équinoxe d’automne et s’en retourner vers l’équinoxe de printemps. A une autre époque arrivent dans nos contrées une quantité prodigieuse de tourterelles et de cailles, dont on peut observer le passage dans les îles voisines de Ponti, de Palmaria et de Pandatarla; car ces oiseaux y font une pause de quelques jours à leur arrivée en Italie, et une autre quand ils repassent la mer au retour. — Eh bien! dit Appius à Axius, vous n’avez qu’à jeter là cinq mille sesterces; et vienne un triomphe ou un festin public, vous voilà en possession des soixante mille où vous voulez arriver. Puis se tournant vers moi : A vous appartient, me dit-il, de nous parler de l’autre espèce de volière, vous qui en avez une auprès de Casinum pour votre plaisir seulement, et qui, non content d’avoir dans cette construction surpassé la volière de M. Lœnius Strabo, notre hôte à Brundusium, le premier qui se soit avisé de renfermer des oiseaux dans un cabinet en péristyle et couvert d’un filet, avez encore laissé loin derrière vous la splendide volière de Lucullus à Tusculum. — Vous savez, lui répondis-je, que j’ai dans ma villa de Casinum un ruisseau profond et limpide, qui la traverse entre deux quais en pierre. Sa largeur est de cinquante-sept pieds; et il faut passer sur des ponts pour communiquer d’une partie de ma propriété à l’autre. Mon cabinet de travail est situé à l’endroit où le ruisseau prend sa source; et de ce point, jusqu’à une île formée par sa jonction à un autre cours d’eau, il y a une distance de huit cent cinquante pieds. Le long de ses bords règne, sur une largeur de dix pieds, une promenade à ciel découvert; entre cette promenade et la campagne se trouve l’emplacement de ma volière, fermée de gauche et de droite par des murs pleins et élevés. Les lignes extérieures de l’édifice lui donnent quelque ressemblance avec des tablettes à écrire, surmontées d’un chapiteau. Dans la partie rectangulaire, sa largeur est de quarante-huit pieds, et sa longueur de soixante-douze, non compris le chapiteau demi-circulaire, qui est d’un rayon de vingt-sept pieds. Entre la volière et la promenade qui figure la marge inférieure des tablettes, s’ouvre un passage voûté aboutissant à une esplanade. De chaque côté un portique régulier soutenu par des colonnes en pierre, dont les intervalles sont occupés par des arbustes nains. Un filet de chanvre s’étend du haut du mur extérieur jusqu’à l’architrave; et un semblable filet joint l’architrave au stylobate. L’intérieur est rempli d’oiseaux de toutes espèces, qui reçoivent la nourriture au travers des filets. Un petit ruisseau leur porte ses eaux. En deçà du stylobate, règnent à gauche et à droite, le long des portiques, deux viviers assez étroits, et qui, séparés par un petit sentier, s’étendent jusqu’à l’extrémité de l’esplanade. Ce sentier conduit à un tholus, espèce de salon en rotonde, entouré de deux rangs de colonnes isolées. Il en existe un semblable dans la maison de Catulus, si ce n’est que des murs pleins remplacent la colonnade. Au-delà est un bocage de haute futaie enfermé de murailles, et dont l’épais couvert ne laisse pénétrer le jour que par en bas; l’espace est de cinq pieds entre les colonnes extérieures, qui sont de pierre, et les colonnes intérieures, qui sont de sapin, et très  minces de fût. L’entrecolonnement intérieur est rempli, au lieu de murs, par un filet de cordes à boyaux; espèce de clôture à jour, qui laisse la vue du bocage, sans que les oiseaux puissent s’échapper. Un autre filet remplit également l’entre-deux des colonnes intérieures. L’espace intermédiaire des deux colonnades est garni de perchoirs formés par des bâtons enfoncés dans chaque colonne, et régulièrement étagés comme les gradins d’un théâtre. Cette partie de la volière est principalement réservée aux oiseaux à voix harmonieuse, comme merles et rossignols. Un petit tuyau leur fournit de l’eau, et on leur donne à manger par les mailles du filet. Au pied du stylobate règne une assise en pierre d’un pied neuf pouces d’élévation à partir de la base du socle. Le socle lui-même a deux pieds de hauteur au-dessus du niveau d’un bassin, et cinq pieds de largeur; ce qui donne aux convives la facilité de circuler entre les colonnes et les lits. Le bassin est entouré d’une espèce de trottoir large d’un pied; une petite île en occupe le centre. On a creusé le socle dans tout son pourtour, pour y faire des niches à canards. Au milieu de l’île s’élève une petite colonne, dans laquelle est scellé un axe, qui au lieu de table porte une roue avec ses raies; mais ces raies soutiennent, en guise de jantes, une table creusée en tambour, large de deux pieds et demi, et profonde d’une palme. Cette table n’est servie que par un jeune esclave, qui, par un simple mouvement de rotation, fait passer successivement, à portée de chaque convive, les coupes et les plats. Les lits sont dressés sur le socle, du sein duquel sortent les canards pour nager dans le bassin, lequel communique par un petit ruisseau avec les deux viviers; de sorte qu’on voit les petits poissons passant librement de l’un à l’autre. J’oubliais de vous dire que, de la table qui se trouve à l’extrémité des raies de la roue, coule, à la volonté de chaque convive, de l’eau chaude ou de l’eau froide, selon le robinet qu’il veut ouvrir. On voit, dans la coupole qui couvre ce salon, l’étoile Lucifer pendant le jour, et l’étoile Hespérus pendant la nuit; elles en suivent le bord, et marquent les heures. Dans le haut de cette coupole est peinte autour d’un tourillon la rose des huit vents, comme dans l’horloge que fit l’artiste de Cyrrhus pour la ville d’Athènes; et une aiguille, supportée par le tourillon, se meut de façon à indiquer quel vent souffle au dehors. Pendant que je parlais, une grande rumeur s’élève du champ de Mars. Il n’y avait pas de quoi surprendre de vieux athlètes des comices, dans ce paroxysme de fièvre électorale; notre curiosité s’en émut cependant. Sur ce point arrive Pantuléjus Parra, qui nous dit que, pendant qu’on faisait le relevé des suffrages, un individu avait été surpris jetant furtivement de nouveaux bulletins dans l’une des bourses, et que les adversaires du candidat ainsi favorisé avaient traîné le délinquant devant le consul. Pavo se lève aussitôt : le bruit courait que l’auteur de la fraude était le gardien du candidat pour lequel il avait voté.

VI. Axius prit alors la parole, et dit : Voilà Fircellius parti; on peut maintenant parler des paons tout à son aise. Lui présent, un mot de travers eût pu, à raison de la parenté, vous attirer une prise de bec avec lui. Mérula reprit donc en ces termes: J’ai vu introduire l’habitude de former des troupeaux de paons qui se vendent si cher. On dit que M. Aufidius Lurco tire des siens plus de soixante mille sesterces par an. Si l’on en veut faire un revenu, Il faut avoir un peu moins de mâles que de femelles; c’est le contraire si l’on n’a en vue que l’agrément, car le mâle l’emporte au coup d’œil. On prétend qu’on rencontre des troupes de paons sauvages à Samos dans le bois sacré de Junon, et dans ceux que Pison possède dans l’île de Planasia. Pour former un troupeau, prenez des sujets de bon âge et de belles formes; car en fait d’oiseaux, c’est à celui-là que la nature a donné la palme de la beauté. Les femelles ne sont pas propres à la multiplication avant deux ans ni après cet âge. On nourrit les paons de grain, d’orge surtout. Lurco donne à six paons un modius d’orge par mois. Il augmente à mesure au temps de la ponte, et même un peu avant qu’ils ne commencent à accoupler. Son intendant doit lui rendre par chaque paonne trois petits, qui, devenus grands, se vendent cinq deniers la pièce; prix que l’on ne tire guère du plus beau mouton. Il achète en outre des œufs de paons, qu’il fait couver à des poules. Quand les petits sont éclos, il les fait passer dans une espèce de voûte servant de loge aux autres. Il faut que ces loges soient assez spacieuses pour que chaque oiseau y trouve son gîte à part, et que l’intérieur en soit crépi avec soin, de sorte que ni serpent ni bête malfaisante ne puisse s’y introduire par aucune ouverture ni crevasse. On ménagera devant l’entrée un espace où les paons puissent aller prendre leur nourriture, les jours où le soleil donne. L’un et l’autre emplacement a besoin d’être toujours proprement tenu. Le gardien les visitera souvent la pelle à la main, pour enlever la fiente, qu’il doit conserver avec soin; car elle est d’une grande utilité pour la culture des champs, et peut en outre servir de litière aux jeunes paons. Q. Hortensius fit le premier, dit-on, servir cette espèce de volatiles dans le festin d’installation de son augurat; prodigalité qui eut l’approbation des voluptueux, plutôt que des gens honnêtes et d’habitudes rigides L’exemple néanmoins fut contagieux, et le prix de ces oiseaux a depuis monté à tel point, qu’un œuf de paon se vend maintenant cinq deniers, et l’oiseau lui-même facilement cinquante. Un troupeau de cent paons rapporte sans peine quarante mille sesterces, et même soixante mille, si, comme fait Albutius, on exige trois petits par chaque mère.

VII. A ce moment un appariteur vint, de la part du consul, avertir Appius que les augures étaient mandés : celui-ci quitta aussitôt la villa publique. A peine fut-il parti, qu’une volée de pigeons vint s’y abattre. Si par hasard, dit alors Mérula à Axius, vous aviez monté un colombier (περιστεροτροφεῖος), vous vous imagineriez que ces pigeons sont à vous, tout sauvages qu’ils sont; car un colombier a d’ordinaire des hôtes de deux espèces. Les pigeons sauvages d’abord, que d’autres appellent saxatiles, et qui habitent les tours et le faîte (columen) des métairies. Aussi est-ce du mot columen, que leur est venu le nom de columbœ. En effet, leur timidité naturelle leur fait toujours rechercher les points les plus élevés des bâtiments. Cette espèce hante donc principalement les tours; c’est là qu’ils dirigent leur vol au retour des champs, et c’est de là qu’ils revolent aux champs. La seconde espèce est plus sociable, et vient volontiers chercher sa nourriture sur le seuil des maisons. Son plumage est presque toujours blanc, tandis que celui de la première est bigarré, mais sans aucun mélange de blanc. De l’union de ces deux espèces on en forme une troisième, de couleur mélangée. C’est principalement sur celle-là qu’on spécule. Elle vit en commun dans un local appelé par les uns περιστερεῶν (colombier), et, par les autres περιστεροτροφεῖον (lieu où l’on nourrit des colombes), et qui en contient quelquefois jusqu’à cinq mille. Un colombier doit être construit en voûte et se terminer en forme de dôme, avec une porte étroite et des fenêtres à la carthaginoise ou plus larges même, garnies de treillis au-dedans et au dehors, de manière à laisser entrer le jour, tout en fermant le passage aux serpents et autres animaux dangereux. Les parois intérieures sont enduites de stuc, et la même application est faite autour des fenêtres en dehors, afin que ni rat ni lézard ne puisse s’y introduire; car rien n’est timide comme la colombe. On disposera pour chaque couple de pigeons des boulins de forme circulaire, distribués avec ordre et serrés les uns contre les autres, pour qu’il en tienne davantage, et de façon à remplir tout l’espace compris entre le sol et la voûte. Chaque boulin aura une ouverture qui permette au pigeon d’entrer et de sortir librement, et l’intérieur en sera de trois palmes en tous sens. A chaque rang de boulins seront adaptées des tablettes de deux palmes de largeur, qui serviront de vestibule aux pigeons, et sur lesquelles ils pourront se reposer avant d’entrer. L’on ne conduira au colombier que de l’eau limpide et pure, afin que les pigeons puissent à la fois y boire et se baigner; car leur propreté est proverbiale: aussi le gardien doit-il balayer le colombier plusieurs fois par mois; la fiente, qui le salirait en s’y amassant, est d’ailleurs d’une grande utilité pour la culture de la terre, au point que quelques auteurs la regardent comme le meilleur de tous les engrais. Le gardien doit aussi donner ses soins aux pigeons malades, retirer les morts du colombier, ainsi que les petits qui sont bons à être vendus. Les femelles couveuses seront placées dans un lieu particulier, où elles se trouveront séparées des autres par un filet, en conservant cependant la faculté de sortir. Il y a deux raisons pour en agir ainsi. Au cas où les mères viendraient à languir, et à se rebuter d’une réclusion trop prolongée, elles peuvent se refaire par une excursion en plein air. D’un autre côté, l’attachement à leur couvée garantit leur retour, à moins que le corbeau ou l’épervier ne soient là pour l’intercepter. Pour détruire ces ennemis, les gardiens enfoncent en terre deux baguettes couvertes de glu, et recourbées l’une sur l’autre. L’épervier fond sur le pigeon attaché comme appât entre ces baguettes, et se trouve pris au piège, en s’empêtrant dans la glu. Une conséquence bien connue de l’instinct qui ramène toujours le pigeon au colombier, c’est l’habitude qu’ont prise certaines personnes d’en apporter dans leur sein au théâtre, pour leur y donner la volée; ce qu’elles ne feraient pas, si elles n’avaient la certitude de voir les pigeons revenir au logis. On place la nourriture dans des mangeoires adossées aux murs du colombier, et qui se remplissent à l’extérieur au moyen de tuyaux. Les pigeons aiment le millet, le blé, l’orge, les pois, les haricots, et l’ers. On fera bien d’attirer autant que possible dans le colombier les pigeons sauvages, qui séjournent sur les tours et les combles des métairies voisines. Quand on achète des pigeons, il faut les prendre de bon âge, ni trop jeunes ni trop vieux, et qu’il y ait autant de mâles que de femelles. Rien qui pullule comme les pigeons; en quarante jours la mère conçoit, pond, couve et élève ses petits; et c’est à recommencer tout le long de l’année, sans autre intermittence que la période de solstice d’hiver à l’équinoxe du printemps. Elles ne font que deux petits à la fois, qui, à peine arrivés à leur croissance et à leur force, fécondent la mère dont ils sont sortis. Les personnes qui engraissent les petits pour les vendre plus cher les renferment à part, ils ont déjà leurs plumes; puis les gorgent avec du pain blanc mâché, qu’elles leur donnent deux fois par jour en hiver, et trois fois en été; le matin, à midi, et le soir; la ration de midi est retranchée l’hiver. On laisse dans le nid ceux qui commencent seulement à s’emplumer, après leur avoir cassé les pattes, et on donne à manger aux mères en conséquence. Les élèves qu’on fait par ce procédé engraissent plus promptement et sont toujours plus blancs que les autres. Une paire de pigeons d’une belle couleur, d’une bonne race, et qui n’a point de défaut, se vend ordinairement à Rome deux cents nummi, et quelquefois mille, si elle est d’une beauté remarquable. Le chevalier romain L. Axius avait même refusé cette somme pour une seule paire de pigeons, qu’il ne voulait pas donner à moins de quatre cents deniers. Si je pouvais me procurer, s’écria alors notre Axius, un colombier comme je le désire, j’irais vite acheter des boulins de terre cuite, et je les enverrais à ma villa. Comment, dit Pica, est-ce que nombre de personnes n’ont pas des boulins sur le toit même de leur maison? Avec cet appareil, dont la valeur va jusqu’à cent mille sesterces, peut-on dire qu’ils n’ont pas de colombiers? Je vous conseille moi, de vous en donner un à Rome en employant le même moyen et d’attendre que vous ayez appris à en tirer un as et demi par jour, avant de vous lancer dans des constructions plus dispendieuses à la campagne.

VIII. Continuez, dit alors Axius à Mérula; et Mérula reprit en ces termes : De même que pour les pigeons, on doit pour les tourterelles disposer un local proportionné à la quantité qu’on en veut avoir. Il y faut, comme dans les colombiers, eau pure, porte, fenêtres, et des murs bien crépis; mais au lieu de boulins on attachera aux murailles des bâtons ou juchoirs régulièrement étagés, et couverts de petites nattes de chanvre. Il faut que le rang d’en bas soit élevé de trois pieds au moins au-dessus du sol; qu’il y ait un intervalle de neuf pouces entre tous les autres, et que le plus élevé soit à un demi-pied de distance de la voûte. Les bâtons à jucher doivent avoir même longueur à partir de la muraille. Les tourterelles n’en doivent sortir ni jour ni nuit. On leur donne pour nourriture du froment sec, dans la proportion d’un demi modius pour cent vingt tourterelles. La place doit être balayée tous les jours, pour que la fiente qui s’y amasse n’incommode point les oiseaux. Elle a d’ailleurs son emploi en agriculture. L’époque de la moisson convient plus que toute autre pour engraisser les tourterelles. En aucun temps de l’année les mères ne sont en si bon état, ne font autant de petits, propres à engraisser à leur tour. C’est donc ce moment que la spéculation doit surtout saisir.

IX. Je voudrais bien, dit alors Axius, savoir comment on engraisse les poules et les pigeons ramiers. Si Mérula voulait bien encore nous l’apprendre, nous compléterions alors ce qui reste à dire des autres animaux. Mérula reprit en ces termes: il y a trois espèces de poules; les poules de basse-cour, les poules sauvages, et les poules d’Afrique. Les poules de basse-cour se voient par toute la campagne et dans les fermes. Les personnes qui se proposent d’établir un poulailler (ὀρνιθοβοσκείος), et qui veulent, comme les habitants de Délos, en tirer tout le parti possible, ont cinq choses principales à considérer: 1° L’achat. De quel nombre de poules faut-il former son poulailler, et dans quelles conditions individuelles ? 2° La multiplication de l’espèce; quels soins exigent l’accouplement et la ponte? 3° Les œufs; comment on fait couver et éclore? 4° Les poussins; de quelle façon ; et par qui doit-on les faire élever? 5° Et cette question n’est qu’un appendice des quatre autres: comment s’engraisse cette volaille? Poule est le nom générique de la femelle; coq, celui du mâle; on appelle chapons ceux que la castration a privés d’une partie de leur masculinité. On châtre les coqs, pour en faire des chapons, en leur brûlant avec un fer rouge les ergots à l’extrémité des pattes, jusqu’à ce que la peau s’en détache; puis on enduit la plaie avec de la terre à potier. Celui qui se propose de former un poulailler-modèle doit le peupler des trois espèces, mais surtout de la poule ordinaire. Dans l’achat de cette dernière espèce il faut rechercher les plus fécondes. On les reconnaît au plumage roux, aux ailes noires, aux ergots de grandeurs inégales, à la grosse tête, à la crête large et élevée. Choisissez des coqs lascifs. Les indices de cette qualité sont des formes membrues, la crête d’un rouge éclatant, le bec court, fort et aigu, l’œil fauve ou noir, le jabot d’un rouge tirant sur le blanc, le cou bigarré ou nuancé d’or, les cuisses velues, les pattes courtes, les ergots allongés, la queue développée, et bien fournie. Remarquez encore si vos coqs se redressent avec fierté; s’ils chantent fréquemment; s’ils se montrent acharnés au combat; si, loin de craindre pour eux-mêmes, ils sont disposés à protéger leurs poules. Il y a cependant une exception à faire pour les coqs de Médie, de Tanagra et de Chalcis, qui, tout beaux et tout belliqueux qu’ils sont, n’ont qu’une médiocre aptitude à la propagation. Pour deux cents poules, il faut un lieu clos, dans lequel on dispose deux cabanes l’une à côté de l’autre, toutes deux au soleil levant. Chacune aura dix pieds de longueur, cinq pieds de largeur, et à peu près autant en hauteur. Les fenêtres auront trois pieds de large sur quatre de haut, et seront tissues à claires voies, de façon à laisser entrer beaucoup de jour, sans livrer passage à aucune bête nuisible. On ménagera de plus entre ces cabanes un passage pour le gardien du poulailler. Dans chaque cabane se trouveront des perches en nombre suffisant pour servir de juchoir à toutes les poules. Vis-à-vis de chaque perche on creusera dans le mur des trous qui serviront de nids; on ménagera en outre une espèce de cour fermée, où les poules puissent rester pendant le jour et s’ébattre dans la poussière, et où se trouvera aussi une grande cellule servant d’habitation au gardien. Tout le tour du poulailler sera garni de nids, creusés ou attachés fortement aux murs; car le moindre dérangement pendant l’incubation peut nuire aux œufs. Quand les poules commencent à pondre, il faut étendre dans leurs nids de la paille, qu’on enlève lorsqu’elles commencent à couver, pour en remettre de nouvelle; car la vieille paille engendre des puces, et d’autres vermines qui tourmentent et inquiètent les poules; ce qui fait que les œufs sont couvés inégalement ou même se gâtent. On prétend qu’il ne faut pas donner à une poule plus de vingt-cinq œufs à couver, lors même qu’elle est assez féconde pour en pondre davantage. L’époque la plus favorable à l’incubation est depuis l’équinoxe du printemps jusqu’à celui d’automne. On ne fera donc point couver les œufs pondus avant ou après cette époque, non plus que ceux qui proviennent de poules pondant pour la première fois. En général on choisira pour couver de vieilles poules plutôt que des jeunes, et, de préférence, celles qui n’ont ni le bec ni les ongles pointus; les autres sont plus propres à pondre qu’à couver. L’âge le plus convenable est celui d’un an ou deux. Si l’on fait couver à une poule, des œufs de paon, il faut laisser passer dix jours avant d’ajouter des œufs de poule afin que tous puissent éclore en même temps; car on a des poulets au bout de vingt jours, tandis qu’il en faut trente pour obtenir des paonneaux. On tient les poules qui couvent renfermées nuit et jour; ce n’est que le soir et le matin qu’on les laisse sortir un instant, pour leur donner leur nourriture. Le gardien doit de temps à autre visiter les nids et retourner les œufs, pour que la chaleur puisse les pénétrer de toutes parts. Pour s’assurer si un œuf est plein ou vide, on le plonge dans l’eau. S’il est vide, il surnage; s’il est plein, il va à fond. Ceux qui secouent les œufs dans ce but ont tort; car ils risquent de brouiller le germe, qui est le principe de vie. On dit encore qu’un signe certain qu’un œuf est vide est sa transparence lorsqu’on l’interpose à la lumière. Pour conserver les œufs, on les frotte avec du sel égrugé ou bien on les trempe dans la saumure pendant trois ou quatre heures; puis on les met, après les avoir bien essuyés, dans du son ou de la paille. Les œufs ne doivent être couvés qu’en nombre impair. Le gardien du poulailler peut, dès le quatrième jour de l’incubation, connaître les œufs qui ont été fécondés ou non: il suffit de les tenir devant le jour. Il jette alors ceux qui ne montrent aucun changement, pour en mettre d’autres à leur place.

Il faut tirer de chaque nid les poulets à mesure qu’ils naissent, et les donner à élever à une mère qui n’en aura pas beaucoup. S’il reste moins d’œufs que de poussins éclos, il faudra retirer les premiers pour les donner à d’autres poules qui n’en ont pas encore d’éclos, en observant toutefois de ne jamais laisser à une poule plus de trente poussins à conduire. Dans les 15 premiers jours on donne aux poulets tous les jours de la farine d’orge bien détrempée dans l’eau et mêlée avec de la graine de cresson. De cette manière on n’aura pas à craindre que l’orge ne se gonfle dans l’estomac des poulets. On placera cette nourriture sur de la poussière, et non sur la terre sèche et dure, qui blesserait leur bec délicat. Ne leur donnez point d’eau dans les premiers jours. Quand la queue commence è leur pousser, il faut enlever souvent de la tête et du cou la vermine qui les ferait dépérir. On brûlera autour du poulailler de la corne de cerf, pour en écarter les serpents, dont l’odeur seule suffit pour faire périr les poulets. Il faut les conduire souvent au soleil et sur des tas de fumier, où ils puissent s’ébattre à leur aise, ils en sont meilleurs. On fera bien même d’y mener tout le poulailler en été, et tant que la température est douce et que le soleil donne. On aura la précaution d’étendre au-dessus du clos un filet, qui les empêche de s’envoler, et les préserve en même temps des oiseaux de proie. Épargnez-leur l’excès du chaud aussi bien que l’excès du froid: l’un est aussi nuisible que l’autre. Quand les poulets commenceront à avoir des plumes, il faut les habituer à ne suivre qu’une poule ou deux, afin que les autres ne soient occupées qu’à pondre. L’incubation ne doit commencer qu’après le renouvellement de la lune. Les œufs qu’on fait couver plus tôt ne réussissent presque jamais. Il ne leur faut que vingt jours environ pour éclore. J’ai parlé trop longuement peut-être des poules ordinaires: pour compensation je ne dirai qu’un mot des autres espèces. Les poules sauvages sont fort rares à Rome, et l’on n’en voit guère d’apprivoisées, si ce n’est en cage; elles ressemblent d’aspect, non de plumage, aux poules d’Afrique, plutôt qu’à celles de ferme, quand on n’a rien fait pour les déguiser. On les dépose souvent en parade dans les pompes publiques, avec des perroquets, des merles blancs, et comme objets rares et curieux. Elles ne pondent et couvent volontiers que dans les bois, et ne produisent guère à l’état domestique. Ce sont elles qui ont fait appeler Gallinaria l’île que l’on voit dans la mer de Toscane, près de l’Italie, vis-à-vis d’Intemelium, d’Albium Ingaunum, et des montagnes de Ligurie. Suivant d’autres, ce nom vient des poules ordinaires, transportées là originairement par des matelots, et dont la race s’y est perpétuée à l’état sauvage. Les poules d’Afrique sont grandes, bigarrées, et ont le dos en saillie. Les Grecs les appellent méléagrides. Ce sont les dernières que l’art culinaire a imaginé d’offrir aux palais blasés de notre époque : leur rareté les fait payer très cher. Les poules ordinaires sont celles qu’on engraisse le plus souvent. On les enferme à cet effet dans un lieu chauffé doucement, où elles aient peu d’espace et de jour. Le mouvement et la lumière nuisent à leur embonpoint. On les choisit à la taille, en exceptant toutefois celles qu’on appelle à tort mélices, puisque leur véritable nom est Melicae; de même que nos ancêtres disaient Thélis au lieu de Thétis, le nom domestique donné originairement aux poules qu’on faisait venir de Médie à cause de leur grandeur, est resté désormais à cette race, qui s’est perpétuée dans notre pays, et a conservé avec son type une grande ressemblance. Pour les engraisser, on leur arrache les plumes des ailes et de la queue, et on leur donne en abondance des boulettes faites avec de la farine d’orge, à laquelle on peut ajouter aussi de la farine d’ivraie ou de la graine de lin pétrie dans de l’eau tiède. On leur donne à manger deux fois par jour; mais il faut s’assurer avant le second repas si le premier est digéré. Après, quand elles ont mangé, on leur purge la tête de vermine, et on les renferme de nouveau; ce régime se continue pendant vingt-cinq jours, et au bout de ce temps les poules sont engraissées. Quelques-uns, dans le même but, leur donnent du pain de froment émietté dans de l’eau, et y mêlent du vin généreux et qui ait du bouquet. On prétend par ce moyen rendre les poules grasses et tendres en vingt jours.

Si l’on s’aperçoit que l’excès de nourriture les rebute, il faut en diminuer la quantité de jour en jour jusqu’au dixième, suivant la progression que l’on a observée en l’augmentant, de sorte que la ration soit égale le vingtième jour et le premier. Les pigeons ramiers s’engraissent de la même manière que les poules.

X. Passez à présent, dit Axius, à ces hôtes de villa, que vous autres Philhellènes appelez amphibies (ἀμφίβια), espèces auxquelles la terre ne suffit pas, et dont l’entretien exige encore de ces bassins pleins d’eau (χηνοβοσκεῖον), ainsi nommés quand vous y élevez spécialement des oies. Scipion Métellus et M. Séius ont quantité d’élèves de cette dernière espèce. Mérula reprit : Quand Séius a formé ses troupeaux d’oies, il a porté ses soins sur les cinq points principaux dont j’ai parlé en traitant des poules: attention à bien choisir, multiplication de l’espèce, ponte, naissance des petits, et engraissement. L’esclave qui les achetait avait ordre de n’en prendre que de grande taille et de plumage blanc; car leur progéniture est presque toujours à leur ressemblance. C’est qu’il y a une autre espèce qu’on appelle oies sauvages, au plumage bigarré, qui n’aime point à se joindre aux oies domestiques et s’apprivoise difficilement. L’époque la plus favorable à l’accouplement est celle du solstice d’hiver. Les oies pourront alors pondre et couver depuis les calendes de mars jusqu’au solstice. Ces oiseaux s’accouplent ordinairement dans l’eau ; et, l’acte consommé, ils plongent dans la rivière ou le bassin. Ils ne font pas plus de trois pontes par an. On disposera pour chaque oie une cabane de deux pieds et demi de tour, où la femelle puisse déposer ses œufs; et on y étendra de la paille pour litière. On marque les œufs de manière à les reconnaître, car une oie ne fait éclore que les siens. On lui en donne ordinairement neuf ou onze à couver; jamais plus de quinze, ni moins de sept. Elle couve trente jours si la température est froide, et vingt-cinq quand le temps est doux. Lorsque les oisons sont éclos, on les laisse les cinq premiers jours avec leur mère. Il faut ensuite, si le temps est beau, les conduire tous les jours à la prairie, au marais ou aux bassins. On leur dispose des cellules au-dessous ou au-dessus du sol, lesquelles n’en doivent pas contenir plus de vingt. Il faut en exclure soigneusement toute humidité, et tapisser le sol de paille ou de quelque chose d’analogue. On doit également veiller avec soin à ce qu’aucun animal nuisible, tel que la belette, ne puisse y pénétrer. On fera paître les oies dans des lieux humides où l’on sème exprès des herbes à graines, celle notamment qu’on appelle seris, qui reverdit par le seul contact de l’eau, quelque desséchée qu’elle puisse être. Il ne faut pas leur laisser paître cette herbe à la tige; on l’arrache pour la leur offrir. Sans cette précaution, il est à craindre qu’ils ne détruisent le plant sous leurs pieds ou qu’ils ne crèvent à force d’en manger. En effet, ces oiseaux sont tellement gloutons, que si l’on ne modère pas leur avidité, ils font des efforts à se tordre le cou pour déraciner quelque plante. Cette partie, ainsi que la tête, est chez eux le côté faible. A défaut de cette herbe, on leur donnera de l’orge ou toute autre espèce de grains. On peut aussi, suivant la saison, les nourrir de toute espèce de fourrage, avec les mêmes précautions que j’ai indiquées pour la seris. Lorsqu’ils couvent, on met devant eux de l’orge broyée dans de l’eau. Quant à leurs petits, on les nourrira les deux premiers jours avec de la pâte ou de l’orge en nature ; puis, les trois jours suivants, on leur donnera dans un vase du cresson sortant de l’eau, et haché très fin. Lorsqu’ils sont en âge d’être renfermés dans les cabanes dont j’ai parlé plus haut, leur nourriture sera de la pâte de farine d’orge, du fourrage ou toute espèce d’herbe tendre hachée menu. Les oisons qu’on veut engraisser doivent avoir de quatre à six mois. Il faut alors les enfermer à part, et les nourrir avec de la pâte de fleur de farine détrempée, dont on leur donnera tant qu’ils voudront trois fois par jour. Après chaque repas on les fera boire copieusement; en suivant ce régime pendant deux mois, ils seront engraissés suffisamment. A chaque repas il faut nettoyer les lieux où ils prennent leur nourriture; car ils se plaisent dans la propreté, mais ils ne quittent jamais une place sans l’avoir salie.

XI. Veut-on élever des troupeaux de canards, former ce qu’on appelle un νησσοτροφεῖον (lieu où l’on nourrit des canards), il faut avant tout choisir, si l’on peut, un terrain de marécage; et celui qui leur convient le mieux. A défaut de cela, ayez un emplacement où se trouve un lac naturel, un étang ou un bassin fait de main d’homme, avec des degrés par lesquels les canards puissent descendre. Le clos qui leur sert d’habitation doit être entouré d’un mur de quinze pieds de hauteur, comme celui que vous avez vu dans la ferme de Séius, et n’avoir qu’une seule porte. Le long du mur règnera une suite de petites loges couvertes de toits, construites uniformément et d’une largeur convenable. Chacune aura un vestibule pavé de briques dans toute son étendue. Le clos lui-même sera traversé dans toute sa longueur d’un canal toujours plein. C’est là qu’on dépose ce qu’ils mangent, c’est là qu’ils trouvent de quoi boire. Les canards se nourrissent ainsi. Les murs seront recouverts d’un enduit bien poli, pour empêcher les chats et autres animaux nuisibles de s’y introduire, On étendra en outre sur le clos un filet à larges mailles, dans le double but d’empêcher l’aigle de fondre sur les canards, et les canards de s’envoler au dehors. Leur nourriture se compose de blé, orge, marc du raisin, et quelquefois aussi d’écrevisses et petits animaux aquatiques de cette espèce. Il faut une large prise d’eau pour que les bassins soient alimentés constamment et renouvelés sans cesse. Quelques espèces sont encore élevées comme les canards: ce sont les sarcelles et les phalerides. Il en est de même des perdrix, qui, au rapport d’Archélaüs, conçoivent, rien que d’entendre le mâle. On n’élève pas ces dernières espèces comme les autres, en raison de leur fécondité et de la délicatesse de leur chair; mais on les engraisse, si l’on veut, par les mêmes moyens. Voilà, je crois, le premier acte de la basse-cour terminé. Je n’ai plus rien à dire.

XII. Cependant Appius était de retour; et après les questions réciproques sur ce qui s’était dit et fait de part et d’autre, Nous en sommes donc, dit-il, au second acte, c’est-à-dire à ces parcs annexés de nos villas, qu’on appelle encore leporaria, d’après leur ancienne destination spéciale. Aujourd’hui il ne s’agit plus d’un arpent ou deux, où l’on réunit quelques lièvres, mais de vastes espaces, de forêts entières, où l’on renferme par bandes les cerfs et les chevreuils. On dit que Q. Fulvius Lupinus a dans les environs de Tarquinia un enclos de quarante arpents, où, indépendamment des animaux dont nous venons de parler, on trouve des moutons sauvages. Des parcs plus spacieux encore se rencontrent sur le territoire de Statonia, et en beaucoup d’autres endroits. T. Pompéius a dans la Gaule transalpine un parc consacré à la chasse, qui n’a pas moins de quarante mille pas carrés. Dans ces enclos sont en outre des enceintes particulières réservées aux escargots et aux abeilles, et des tonneaux où on élève des loirs. Rien de plus facile que la garde, l’entretien et la multiplication de ces animaux, les abeilles exceptées. Tout le monde sait en effet qu’un parc doit être environné de murailles bien crépies, pour empêcher les chats, les fouines, etc., d’y pénétrer, et assez élevées pour que les loups ne puissent les franchir. On sait qu’il faut également qu’un pare abonde en gîtes où les lièvres puissent se rendre invisibles pendant le jour, et se tapir dans les broussailles et sous les herbes; et que les arbres y doivent former une voûte assez épaisse pour empêcher l’aigle de s’y abattre. Personne enfin n’ignore qu’il suffit de quelques lièvres et hases pour que ce gibier pullule aussitôt. Deux couples vont peupler tout un parc. La race est prolifique au point que si vous ouvrez une mère qui vient à peine de mettre bas, vous allez la trouver déjà pleine. Archélaüs nous apprend que pour connaître l’âge d’une hase on n’a qu’à examiner combien d’orifices elle a au ventre; car le nombre en diffère dans ces animaux selon leur âge. On a un procédé nouveau pour engraisser les lièvres: c’est de les prendre dans le parc, et de les placer dans des cages étroites et fermées. On compte trois espèces de lièvres. La première est notre lièvre d’Italie, qui a les pattes courtes par-devant et très longues par derrière, le poil fauve sur le dos, blanc sous le ventre, de longues oreilles. On dit que, pleines, les hases sont en état de concevoir de nouveau. Les lièvres deviennent très grands en Gaule transalpine et en Macédoine; Ils restent de taille moyenne en Espagne et en Italie. La seconde espèce, que l’on rencontre dans la partie de la Gaule voisine des Alpes, ne diffère de la première que par le pelage, qui est tout blanc. On en apporte rarement à Rome. La troisième espèce, qu’on appelle aussi cuniiculi (lapins), est originaire d’Espagne, et ressemble beaucoup aux nôtres; sauf pour leur taille, qui est plus petite. L. Ælius a cru que lepus (lièvre) venait de levipes (au pied léger), à cause de la vitesse de cet animal. J’imagine, moi, que lepus vient d’un ancien mot grec; car les Éoliens de Béotie appelaient un lièvre λέπορις. Les lapins (cuniculi) doivent leur nom aux terriers (cuniculi) qu’ils font sous terre pour se cacher. Les trois espèces doivent, autant que l’on peut, être réunies dans les parcs. Quant aux deux premières, continua Appius en s’adressant à moi, je ne doute pas que vous ne les ayez dans le vôtre; mais vous, qui êtes resté si longtemps en Espagne, peut-être vous êtes-vous aussi procuré des lapins.

XIII. S’adressant ensuite à Axius: vous n’êtes pas sans savoir, lui dit-il, que le sanglier est aussi gibier de parc, et qu’on engraisse sans trop de peine l’animal qui y entre sauvage aussi bien que celui qui y est né dans la domesticité. Vous avez vu vous-même, dans cette propriété que Varron a achetée de M. Pupius Pison, aux environs de Tusculum, les sangliers et les chevreuils se rassembler au son du cor, à heure fixe, pour prendre leur nourriture; tandis que d’un tertre réservé aux exercices gymnastiques, on jetait aux uns du gland et aux autres de la vesce ou quelque autre semblable pâture. Quant à cette scène, répondit Axius, j’en ai vu la représentation chez Q. Hortensius, et sur une bien plus grande échelle. Il a sur le territoire de Laurente un bois de plus de cinquante arpents, entouré de murailles qu’il appelle non pas son leporarium, mais son qhriotrojeion. Au milieu du bois est une espèce d’élévation, où l’on avait disposé trois lits, et où l’on nous servit à souper. Quintus fit venir Orphée, qui arrive en robe longue la cithare à la main, et qui, sur l’ordre qu’il en reçoit, se met à sonner d’une trompette. Au premier son de l’instrument nous nous voyons entourés d’une multitude de cerfs, de sangliers et autres bêtes fauves; si bien que le spectacle ne nous parut pas au-dessous des chasses sans bêtes féroces, dont les édiles nous donnent quelquefois le plaisir au grand cirque.

XIV. Apostrophant alors Mérula: Appius, dit-il, vous a bien facilité votre rôle. Ce qui concerne la chasse, et c’était le second acte, vient d’être expédié en un tour de main. Quant aux escargots et aux loirs, je vous en tiens quitte; et ce n’était pas une affaire. La chose est pourtant moins simple que vous ne semblez le croire, mon cher Axius; reprit Appius. Encore faut-il aux escargots un lieu qui leur convienne ; et pour cela il le faut en plein air, et entouré d’eau de toutes parts; sinon vous risquez de courir après les petits, et même après les gros que vous aurez mis là pour y multiplier. L’eau vous tient lieu de fugitivarius si le soleil n’y donne pas trop, et si la rosée y abonde: c’est ce qu’on peut trouver de mieux à défaut de rosée naturelle, inconvénient propre aux lieux trop exposés; ou le lieu, même couvert, est dépourvu de ces rochers ou tertres dont l’eau baigne le pied, alors il faut produire artificiellement la rosée; et voici par quel procédé. Au moyen d’un tuyau qui se termine par un certain nombre de petits mamelons, on lance avec force de l’eau, qui, retombant sur une pierre, rejaillit en gouttes de tous côtés. L’escargot vit de peu, et l’on est dispensé de pourvoir à sa nourriture; il la trouve lui-même en rampant sur la terre ou sur les parois des rochers, à moins que quelque ruisseau interposé ne lui fasse obstacle. On en voit étalés dans les marchés, vivre assez longtemps de leur propre substance. Il suffit de leur jeter de temps à autre quelques feuilles de laurier avec un peu de son. Les cuisiniers, en les préparant, ne savent pas toujours s’ils sont morts ou en vie. Il y a plusieurs espèces d’escargots : l’espèce petite et blanchâtre qui vient de Réate, la grosse que nous tirons de l’Illyrie, et la moyenne qui nous est apportée d’Afrique. Ce n’est pas que cette différence de grosseur tienne précisément aux pays: l’Afrique, par exemple, nous envoie des escargots que nous nommons solitanœ, et qui sont si gros que leur coquille peut contenir jusqu’à quatre-vingts quadrantes de liquide. Et les provenances de deux autres pays offrent aussi respectivement des dimensions exceptionnelles. Ces animaux pondent une prodigieuse quantité d’œufs très petits, et dont la coque, très tendre dans l’origine, s’endurcit avec le temps. Ils les déposent dans des monceaux de terre en forme d’îlots, dans lesquels ils ouvrent un large passage à l’air. Pour les engraisser, on les enferme dans un pot de terre percé de plusieurs trous, que l’on frotte à l’intérieur de farine délayée dans du vin cuit, jusqu’à réduction des deux tiers. Les trous sont là pour laisser pénétrer l’air. On voit que cette espèce a la vie dure.

XV. L’enceinte où l’on élève des loirs ne ressemble en rien à celle qui est réservée aux escargots, puisque au lieu d’eau ce sont des murailles qui l’environnent. Ces murailles doivent être de pierre lisse ou bien crépies en dedans, pour que les loirs ne puissent trouver jour à s’échapper. On plantera dans cette enceinte de jeunes chênes qui portent du gland; et quand il ne s’en trouve point sur les arbres, il faudra en jeter aux loirs, ainsi que des châtaignes, pour leur servir de nourriture. Il y sera pratiqué des trous assez larges pour qu’ils puissent y faire leurs petits. Ne leur prodiguez pas l’eau. Les loirs boivent peu, et ils aiment être à sec. On les engraisse dans des vaisseaux tels qu’on en voit dans beaucoup de fermes, et qui ne ressemblent point aux vaisseaux ordinaires. Les potiers qui les fabriquent ont soin d’y pratiquer sur les côtés des rainures et un enfoncement servant à passer à ces animaux la nourriture qui leur convient, et qui consiste en glands, noix ou châtaignes; on pose par-dessus un couvercle, et privés de jour, ces loirs engraissent promptement.

XVI. Il ne nous reste plus à traiter que le troisième acte de la basse-cour, c’est-à-dire les viviers. Comment, le troisième? s’écria Axius; parce que, dans votre jeunesse, vous vous êtes habitué, par motif d’économie, à vous passer de vin au miel, est-ce une raison pour que nous soyons privés de miel aussi, nous autres? Le fait est vrai, dit Appius. Mes parents m’avaient laissé sans fortune, avec la charge de deux frères et de sœurs. J’ai marié sans dot l’une de mes sœurs à Lucullus, qui m’a depuis institué son héritier. Ce n’est qu’alors que j’ai moi-même commencé à boire du vin au miel; mais, à ma table, il y en a toujours eu pour mes convives. A cela près, il appartient à moi, bien plus qu’à vous, de connaître à fond les habitudes de cette race ailée, à qui la nature a si singulièrement départi le don d’industrie. J’ai plus que vous étudié son merveilleux instinct; et je vais le prouver. Écoutez-moi. Je laisse à Mérula le soin d’exposer, avec cette méthode dont il vient de nous donner des preuves, les pratiques observées par tous les meliturges (gens qui font du miel). Les abeilles sont engendrées par d’autres abeilles ou naissent spontanément du corps d’un bœuf en putréfaction. C’est ce qui a fait dire à Archélaüs, dans une de ses épigrammes, « que les mouches à miel sont la génération allée d’un bœuf mort. » Le même auteur dit encore que les guêpes sont engendrées par des chevaux, et les abeilles par des veaux. Les abeilles ne vivent point solitaires comme les aigles. A l’exemple de l’homme, elles aiment à se réunir. Les geais en font autant, mais non dans le même but. Les abeilles s’associent pour travailler, pour édifier; chez les geais, rien de semblable. On ne voit point chez eux ces combinaisons d’intelligence, cette adresse d’exécution qui se remarquent dans les constructions des abeilles, et dans leur prévoyance à remplir leurs magasins. Il y a pour les abeilles trois ordres d’occupation: la subsistance, l’édification, et le grand œuvre. Autres soins demandent la préparation du repas et celle de la cire, celle de la cire et celle du miel, la confection du miel et celle de l’alvéole. Chaque cellule d’un rayon a six angles, ce qui fait autant de côtés que l’abeille a de pattes. Remarquons qu’il est démontré par les géomètres qu’un hexagone inscrit dans un cercle y occupe plus de surface qu’un polygone de moins de côtés. Les abeilles vont pâturer au dehors; mais c’est dans l’intérieur de la niche que s’élabore ce doux produit si agréable aux dieux et aux hommes. Le miel trouve place sur les autels aussi bien que sur nos tables, tant au début d’un repas qu’au second service. Les abeilles ont des institutions comme les nôtres, une royauté, un gouvernement, une société organisée. La propreté est de leur essence. Jamais on ne les voit se poser dans le voisinage d’immondices ou d’exhalaisons fétides. Ce n’est pas qu’elles recherchent les parfums : on les voit punir, au contraire, de leur aiguillon quiconque s’approche parfumé de leurs cellules. Elles n’ont point l’indifférente avidité des mouches; aussi ne vont-elles jamais s’abattre, comme celles-ci, sur la viande, le sang ou la graisse. Les aliments d’une saveur douce peuvent seuls les attirer. Incapables de nuire, elles ne goûtent rien de ce qu’elles effleurent en butinant. Timides par nature, elles n’en résistent pas moins à outrance si l’on essaie de les troubler dans leur travail. Elles ont pourtant le sentiment de leur extrême faiblesse. On les appelle favorites des Muses, parce que s’il arrive qu’un essaim se disperse, on n’a qu’à frapper sur des cymbales ou les mains l’une contre l’autre, pour les réunir. Et de même que les hommes ont assigné à ces déesses l’Olympe et l’Hélicon pour leur séjour, de même la nature a abandonné à ces insectes les montagnes incultes et fleuries. Elles suivent leur roi partout, le soutiennent quand il est fatigué, et le portent sur leur dos quand il ne peut plus voler, tant elles attachent de prix à sa conservation.

Elles aiment le travail et détestent les paresseux; aussi les voit-on constamment faire la guerre aux bourdons, et les expulser de leur société; car ils dévorent le miel sans aider à le faire. Souvent même on voit un gros de bourdons fuir devant quelques abeilles qui les poursuivent en murmurant de courroux. Elles bouchent, avec une matière que les Grecs appellent ἐριθάκη, tous les trous au travers desquels l’air pourrait pénétrer dans leurs rayons. Les abeilles observent la discipline d’une armée, dorment à tour de rôle, répartissent entre elles la besogne, et envoient au loin des espèces de colonies. Elles obéissent à la voix de leur chef, comme les soldats au son de la trompette, et, comme eux, elles ont leurs signes de guerre et de paix. Mais j’ai peur que toute cette physiologie des abeilles ne fatigue notre cher Axius, qui aimerait mieux entendre parler de ce qu’elles rapportent. Je passe donc la lampe à Mérula : à son tour d’entrer en lice. Je ne sais, dit Mérula, si mes notions sur ce point pourront vous satisfaire; mais j’aurai pour autorité un homme que vous connaissez tous, et qui tire tous les ans cinq mille livres de miel de ruches qu’il a louées. J’ai encore notre ami Varron qui m’a dit avoir eu sous ses ordres en Espagne deux frères véiens, tous deux du canton de Falisque, lesquels sont devenus fort riches, bien que leur père ne leur eût laissé qu’une petite ferme d’un arpent au plus; et voici comment. Tout alentour du bâtiment, ils ont placé des ruches, transformé une partie de leur champ en jardin, et planté le reste en thym, cytise et mélisse, cette plante que les uns appellent μελέφυλλον (feuille à miel), les autres μελισσόφυλλον (feuille aux abeilles), et d’autres encore μέλινον. Grâce à ces dispositions, ils ne retiraient jamais moins de dix mille sesterces par an de leur miel. Remarquez cependant qu’ils attendaient pour le vendre un moment favorable, et n’étaient jamais pressés de s’en défaire coûte que coûte. Eh bien ! s’écria Axius, enseignez-moi où je dois placer des ruches, et quels soins il faut leur donner pour en tirer d’aussi beaux produits. Mérula répondit : Quant aux ruches (μελιττῶνες), que les uns appellent μελιττοτροφεῖα, les autres mellaria, elles doivent être placées près de la métairie, dans un lieu sans écho; car l’opinion générale est que cet effet du son effarouche les abeilles. Il leur faut un lieu assez élevé, qui ne soit ni brûlé pendant l’été, ni privé de soleil pendant l’hiver; pâture abondante dans le voisinage, et de l’eau pure. Si la nature n’y a pourvu, le propriétaire aura soin de faire venir à proximité des ruches les plantes que les abeilles recherchent le plus, comme la rose, le serpolet, la mélisse, le pavot, les fèves, les lentilles, les pois, la dragée, le sauchet, le sainfoin, et surtout le cytise, qui convient tant aux abeilles malades. Cette plante a encore l’avantage de fleurir depuis l’équinoxe du printemps jusqu’à celui d’automne. Autant le cytise leur est précieux sous le rapport sanitaire, autant le thym l’est pour la préparation du miel. Si le miel de Sicile a la palme, il la doit à l’abondance et à l’excellente qualité du thym que produit cette île. Aussi quelques personnes vont-elles jusqu’à arroser les pépinières plantées à l’usage des abeilles, de thym broyé et détrempé dans de l’eau tiède. Quant à l’emplacement des ruches, il faut le choisir le plus rapproché possible de la villa. Quelques-uns, pour plus de sûreté, les mettent sous le portique même. Les ruches sont de forme circulaire. On en fait d’osier quand on en a, de bois, d’écorce, de troncs d’arbres creusés ou de poterie; d’autres les font carrées avec de la férule, et leur donnent environ trois pieds de long sur un pied de large. Il faut toutefois en restreindre les dimensions, si l’on n’a pas assez d’abeilles pour les remplir; car trop d’espace vide les décourage. On a donné aux ruches le nom d’alvus (ventre), du mot alimonium (nourriture); c’est pourquoi on les fait étroites par le milieu, et renflées par le bas pour figurer un ventre. Les ruches d’osier doivent être enduites en dedans et en dehors avec de la bouse de vache, pour faire disparaître leurs aspérités, qui rebuteraient les abeilles. On les assujettit par rangs le long des murs, de façon qu’il n’y ait pas d’adhérence entre elles, et qu’elles soient à l’abri de toute secousse. La même distance qui sépare le premier rang du second doit régner entre le second et le troisième. Au lieu d’en ajouter un quatrième, on fera mieux, dit-on, de s’en tenir aux deux premiers. On pratique au milieu de chaque ruche de petits trous de droite et de gauche, pour que les abeilles puissent entrer et sortir; et on y pose un couvercle qu’on peut lever à volonté, lorsqu’on veut en retirer le miel. Les ruches en écorces sont les meilleures. Celles en terre cuite sont les moins bonnes, parce qu’elles sont plus accessibles au froid en hiver et à la chaleur en été. Le mellarius, c’est-à-dire celui qui est chargé du soin des ruches, doit les visiter trois fois par mois, au printemps et en été, y pratiquer de légères fumigations, les purger d’immondices, et en chasser les vermisseaux. Il veillera soigneusement à ce qu’il n’y ait pas plusieurs rois dans une même ruche; car cette pluralité cause des séditions, et le travail languit. Selon quelques auteurs, les chefs sont de trois couleurs, noire, rouge et mélangée; Ménécrate n’en admet que deux, le noir et le mélangé. Comme le mélangé est sous tous les rapports préférable au noir, il faut que le mellarius tue celui-ci toutes les fois qu’il se rencontre avec l’autre dans une même ruche. Cette royauté double, source de factions, est la perte d’une ruche; car il en résulte l’expulsion ou l’émigration d’une partie des abeilles, lorsqu’un prétendant triomphe ou se voit chassé. Parmi les abeilles, on regarde comme les meilleures celles qui sont petites, rondes et bigarrées. Le bourdon (fur) qu’on appelle aussi fucus est noir, et large de ventre. Il y a une autre espèce d’abeille qui ressemble à la guêpe; elle ne s’associe point aux travaux des abeilles ordinaires, et leur nuit au contraire par ses morsures; aussi celles-ci l’expulsent-elles toujours de leur communauté. Il faut distinguer les abeilles sauvages des abeilles privées. Les premières séjournent dans les bois et les lieux incultes, les autres dans les champs cultivés. Les abeilles sauvages sont velues et petites, mais plus laborieuses que les abeilles privées. En achetant de ces insectes, on doit s’assurer s’ils ne sont point malades. C’est un signe de bonne santé lorsque les essaims sont denses, les mouches luisantes, et qu’il y a dans leur travail précision et netteté. C’est un signe de maladie lorsque les abeilles sont velues, hérissées, poudreuses, à moins toutefois qu’elles ne soient alors pressées de travail, ce qui peut leur donner cette apparence négligée et malingre. Quand on juge à propos de transférer les ruches, il faut mettre une grande circonspection dans le choix du lieu et du moment. Pour le moment, le printemps est préférable à l’hiver car dans la saison froide les abeilles ont peine à s’habituer aux changements de demeure, et sont disposées à déserter. C’est ce qui arrive certainement, si d’un lieu qui leur convient vous les transportez dans un autre moins propice à leur pâture.

Le changement de ruche sans changement de place exige encore certaines précautions. On frotte par exemple les nouvelles ruches de mélisse, ce qui est pour les abeilles un grand appât, et dans chacune on place près de l’ouverture quelques rayons de miel; cette provision toute faite leur donne le change sur leur translation. La nourriture qu’elles trouvent au commencement du printemps, dans les fleurs d’amandier et de cornouiller, les rend presque toujours malades: on les guérit avec de l’urine. On appelle propolis la matière dont se servent les abeilles, surtout en été, pour boucher l’ouverture de leur ruche. C’est la même substance que les médecins emploient pour les emplâtres. Aussi se vend-elle dans la rue Sacrée plus cher que le miel même. On appelle érithace celle qui colle les rayons ensemble, et qui est essentiellement distincte du miel et du propolis; on lui suppose une vertu attractive. Quand on veut, par exemple, qu’un essaim se fixe sur une branche d’arbre ou ailleurs, on n’a qu’à frotter la place avec de l’érithace mêlée de mélisse. Les rayons sont un composé de cire, à plusieurs compartiments, dont chacun a autant de côtés que la nature a donné de pattes à l’abeille, c’est-à-dire six.

Ce n’est pas indistinctement de toutes plantes que les abeilles recueillent de quoi composer ces quatre différentes substances, propolis, érithace, rayon et miel. Telle ne fournit, comme la grenade et l’asperge, que la nourriture; ou, comme l’olivier, que la cire; ou, comme le figuier, que du miel, lequel est assez médiocre. Telle autre, comme les fèves, la mélisse, la courge et le chou, contiennent deux éléments, nourriture et cire; ou, comme le pommier et le poirier sauvages, miel et nourriture; ou, comme le pavot, cire et miel. D’autres enfin réunissent les trois principes élémentaires, de la cire, du miel et de la nourriture, comme l’amandier et le chou sauvage. Il y a aussi un grand nombre de fleurs sur lesquelles elles recueillent tantôt une seule, tantôt plusieurs de ces substances. On doit établir une distinction entre les plantes dont elles font un miel liquide, comme la bruyère, et celles dont elles font un miel épais, comme le romarin. Le miel du figuier est insipide; le miel du cytise vaut mieux; mais le meilleur de tous provient du thym. Comme elles ne se désaltèrent que dans l’eau la plus pure, il faut qu’elles trouvent dans le voisinage de leurs ruches un petit courant ou un réservoir, où l’eau n’ait pas plus de deux ou trois doigts de profondeur. On y jettera de petits cailloux ou des briques, formant au-dessus de l’eau des points où les abeilles puissent se poser pour boire. On doit veiller avec soin à ce que l’eau soit toujours très claire, ce qui influe singulièrement sur la qualité du miel. Comme l’essaim ne peut sortir par tous les temps pour butiner, il faut qu’il trouve dans ce cas la nourriture tout à portée, de peur que, réduites à ne vivre que de leur miel, les abeilles ne mettent à sec la ruche. A cet effet on fait bouillir dans six congii d’eau dix livres de figues; et de la pâte qui en résulte on pétrit des espèces de gâteaux qu’on place auprès des ruches. Certaines personnes y mettent aussi de petits vases remplis d’eau emmiellée, sur chacun desquels surnage un morceau de laine de la plus grande propreté: par ce moyen les abeilles peuvent en quelque sorte sucer l’eau, et ne risquent ni d’en trop boire ni de se noyer. Il doit y avoir un vase pour chaque ruche, et on les remplit à mesure qu’ils se vident. D’autres broient dans un mortier des raisins secs et des figues, et versent du vin réduit aux deux tiers par la cuisson. Du résidu ils font ensuite de petits pâtés qu’ils jettent non loin des ruches, de façon que les abeilles les trouvent sur leur passage dans leurs excursions au dehors. Quand une émigration se prépare (ce qui arrive quand un grand nombre de naissances étant venues à bien, les anciennes de la ruche veulent envoyer la génération nouvelle en colonie, ainsi que les Sabins par l’accroissement de leur population furent souvent obligés de le faire), cette résolution s’annonce par deux signes précurseurs. D’abord, quelques jours avant, on voit surtout le soir, près de l’ouverture de la ruche, des groupes d’abeilles accrochées les unes aux autres par pelotons, et formant comme autant de grappes; ou bien encore, sur le point de s’envoler, et quand a déjà commencé le mouvement de retraite, elles font entendre une rumeur extraordinaire, comme d’une armée qui lève le camp. Les plus promptes voltigent autour de la ruche, attendant que les autres, qui ne se sont pas encore rassemblées, les rejoignent. Quand le mellarius aperçoit ce symptôme, il n’a qu’à jeter sur les abeilles de la poussière, et à frapper en même temps sur quelque instrument de cuivre, pour répandre l’effroi parmi elles. Il pourra ensuite les conduire où bon lui semblera, en ayant soin de placer aux lieux de leur destination nouvelle une branche d’arbre ou tout autre objet frotté d’érithace, de mélisse, et enfin de tout ce qui attire les abeilles. Quand il a réussi à les arrêter, il y place une ruche frottée intérieurement des mêmes substances, et, entourant les abeilles d’une légère fumigation, il les oblige à y entrer. Une fois qu’elle y a pris pied, la nouvelle colonie y fixe si bien son domicile, qu’en vain l’on rapprocherait d’elle la ruche qu’elle vient de quitter, c’est la nouvelle qu’elle préfère. Voilà tout ce que je crois avoir à dire de l’éducation des abeilles. Passons au but principal de leur entretien, qui est le profit qu’on en retire. On enlève les rayons lorsque les ruches sont pleines. Les abeilles font elles-mêmes connaître ce moment. On a lieu de présumer qu’il est venu lorsqu’on entend un bourdonnement dans les ruches, et qu’on voit les abeilles se trémousser en entrant et en sortant; ou bien encore lorsqu’en ôtant le couvercle, on voit les cellules couvertes comme d’une pellicule de miel, signe qu’elles sont entièrement remplies. Il y en a qui prétendent qu’en enlevant le miel on doit en laisser dans la ruche la dixième partie, et que si l’on enlève tout, les abeilles désertent. Quelques-uns même en laissent davantage. Il en est des abeilles comme des terres: on augmente le rapport d’un champ en le laissant se reposer de temps à autre; on augmente celui des abeilles, et en même temps on les attache davantage à leur ruche, en y laissant la totalité ou du moins la plus grande partie du miel. On enlève les rayons pour la première fois au lever des Pléiades; pour la seconde fois, à la fin de l’été, avant que l’Arcture soit entièrement levée; et pour la troisième, après le coucher des Pléiades. A cette dernière époque on ne doit jamais ôter plus du tiers du miel, quand même la ruche serait pleine; les deux autres tiers y resteront comme provision d’hiver. Quand la ruche n’est que médiocrement fournie, la levée du miel ne doit se faire ni d’un seul coup, ni en présence des abeilles, afin de ne pas les décourager. Si dans les rayons qu’on enlève, il se trouve une portion qui soit vide de miel ou tant soit peu endommagée, il faudra la retrancher avec le couteau. Il faut veiller avec soin à ce que parmi les abeilles les plus fortes n’oppriment pas les plus faibles, ce qui amènerait une diminution notable dans le rapport des ruches. On choisit en conséquence les moins vigoureuses, pour les soumettre à un autre roi. Lorsqu’on s’aperçoit qu’elles se battent souvent entre elles, il faut les asperger avec de l’eau mêlée de miel: aussitôt tout cesse, et les combattants se pressent les uns contre les autres pour sucer le liquide. L’effet de ce moyen est encore plus sensible quand, au lieu d’eau, c’est du vin mêlé de miel que vous répandez sur les abeilles. Attirées alors par l’odeur du vin, elles se recherchent avec plus d’empressement, et s’enivrent en le suçant. Quand les abeilles se montrent paresseuses à sortir, et restent dans les ruches en trop grand nombre, il faut avoir recours aux fumigations, et placer dans leur voisinage quelques herbes odoriférantes, surtout de la mélisse et du thym. Les plus grands soins sont indispensables pour les empêcher de périr de l’excès du froid ou de la chaleur. Lorsqu’en butinant elles viennent à être surprises par une averse ou par un froid subit, ce qui est rare toutefois, et qu’abattues par les grosses gouttes d’eau, elles sont jetées à terre privées de force et de mouvement, il faut les ramasser, et les mettre, dans un vase qu’on placera dans un lieu couvert où règne une chaleur douce, et les y tenir jusqu’à ce que le temps soit bien assuré. On répand alors sur elles de la cendre de bois de figuier, chaude plutôt que tiède; puis on secoue légèrement le vase, sans toucher les abeilles, et on l’expose au soleil. Lorsqu’elles sentent la chaleur, elles se remettent et reprennent vie, comme des mouches qui ont été submergées. Il faut leur appliquer ce traitement non loin des ruches, pour qu’elles puissent y retourner dès qu’elles seront revenues à elles, et reprendre leur ouvrage avec une force nouvelle.

XVII. Nous voyons alors revenir Pavo. Si vous voulez lever l’ancre, dit-il, on procède en ce moment au scrutin; et le prœco (crieur) a déjà commencé à proclamer l’édile nommé par chaque tribu. Aussitôt Appius se lève pour aller féliciter son candidat sur le lieu même, et s’en retourner ensuite dans ses jardins. Mérula s’adressant alors à Axius: A un autre jour, dit-il, le troisième acte de la basse-cour. Tous se levèrent, et je restai seul avec Axius. Nous nous regardâmes un instant en silence, comme pour nous dire : Notre candidat à nous viendra bien lui-même nous trouver. Enfin Axius me dit: Le départ de Mérula ne me fait pas autrement faute; car le reste du sujet ne m’est rien moins qu’étranger. On distingue deux espèces de viviers, les viviers d’eau douce, et ceux d’eau salée. Les premiers, formant chez les gens du peuple et dans les fermes ordinaires une industrie assez lucrative, ne sont alimentés que par l’eau qu’y fournissent les nymphes. Les viviers d’eau salée, au contraire, sont créés par les nobles pour le faste plus que pour l’utilité. C’est Neptune qui y apporte de l’eau et des poissons.

Ils contribuent à vider la bourse du maître plutôt qu’à la remplir. On les construit à grands frais, et c’est à grands frais qu’on les peuple et qu’on les entretient. Hirtius retirait douze mille sesterces des bâtiments dépendant de ses viviers; mais le seul entretien de ses poissons engloutissait tout le profit. Et rien n’est moins surprenant. Je me rappelle qu’un jour il prêta à César six mille murènes, à condition qu’elles lui fussent rendues au poids: c’est la quantité prodigieuse de ces poissons qui fit monter sa villa au prix de quatre millions de sesterces. On a bien raison d’appeler nos viviers d’intérieur et de petites gens des viviers doux, et ceux des nobles, des viviers amers. Parmi nous autres, en effet, on se contente d’un seul vivier d’eau douce: et quel amateur de viviers maritimes n’en veut avoir plusieurs communiquant de l’un à l’autre, à l’imitation de Pausias et des peintres de son école, qui ont de grandes boîtes divisées en autant de cases qu’ils emploient de nuances de cire? Nos nobles ont des viviers à compartiments, servant à parquer en quelque sorte les poissons par espèce; et jamais cuisinier ne fera sommation à ceux-ci de comparaître sur table: ils sont sacrés, Varron, plus sacrés que ceux que vous vîtes en Lydie, pendant un sacrifice que vous faisiez près de la mer, s’attrouper sur le rivage au son de la flûte d’un Grec, et venir presque sur l’autel sans que personne n'osât y toucher. C’est dans ce même pays que vous avez vu des filles danser en rond. Notre ami Hortensius, au temps où il possédait encore à Bauli ces viviers qui lui avaient coûté si cher, envoyait (je le sais pour l’avoir vu de mes yeux dans les visites fréquentes que je lui ai faites à sa villa), envoyait acheter à Puteoli (Pouzzoles) le poisson qu’on servait sur sa table. Et c’était peu qu’il s’interdît de manger du sien; il fallait qu’il lui donnât à manger lui-même, montrant autant et plus de sollicitude pour l’appétit de ses surmulets que je n’en puis avoir pour celui de mes ânes de Roséa. Et ce n’était pas certes à aussi peu de frais qu’il leur fournissait eau et pâture. Car à quoi se réduit l’entretien de mes ânes, qui sont d’un si beau produit? Un petit palefrenier, quelque peu d’orge et l’eau de mes sources, voilà tout ce qu’il faut; tandis qu’Hortensius avait à son service une armée de pêcheurs continuellement occupée à lui fournir des masses de petits poissons, pour les repas des gros. Et quand la mer était grosse, et que tous les filets du monde n’auraient pas amené un seul poisson, il fallait, pour remplacer cette nourriture vivante, épuiser le marché à la marée des salaisons qui sont la nourriture du peuple. Hortensius vous aurait laissé prendre tous les mulets de voiture de son écurie, plutôt qu’un seul mulet barbu de ses viviers. Et quels soins il donnait à ses poissons quand ils étaient malades ! il n’en avait pas plus pour ses esclaves. Il eût plutôt laissé un de ces derniers boire de l’eau froide en maladie, qu’un de ses chers poissons. Il faisait peu de cas des viviers de M. Lucullus, l’homme, disait-il, le plus indifférent au bien-être de ses poissons : chez ce dernier, les pauvres bêtes n’avaient point de bassins d’été; leur eau n’était pas renouvelée; on les y laissait croupir. Parlez-moi de L. Lucullus, qui avait fait ouvrir une montagne près de Naples, dans le seul but d’introduire dans ses viviers l’eau de la mer, que chaque marée y apportait et remportait. Pour les poissons c’était un autre Neptune. Il avait ménagé à ses chers nourrissons un plus frais séjour pour l’été, imitant en cela la sollicitude des pasteurs apuliens, qui, au temps des grandes chaleurs, conduisent leurs troupeaux sur les montagnes du pays sabin. Sa passion pour ses viviers de Baies était portée à ce point, qu’il avait donné carte blanche à son architecte pour la construction d’un canal souterrain, communiquant de ses viviers avec la mer, afin que la marée, au moyen d’une écluse, pût deux fois par jour, depuis le premier quartier jusqu’à la nouvelle lune, y entrer et en ressortir après les avoir rafraîchis. Pendant que nous parlions ainsi, un bruit de pas se fait entendre à notre droite, et nous voyons entrer notre candidat avec les insignes de sa nouvelle dignité. Nous allons au-devant de lui; et après l’avoir félicité, nous l’escortons au Capitole. Puis nous nous séparons, pour rentrer chacun chez nous. Voilà, mon cher Pinnius, le résumé succinct des conversations que nous avons eues sur l’entretien de la basse-cour.