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Columelle
De l'agriculture
 L'économie rurale

livre IX

texte bilingue - texte latin seul

livre VIII - livre X

Tome deuxième de Columelle ; trad. nouvelle par M. Louis Du Bois
 C. L. F. Panckoucke, 1846. Bibliothèque latine-française. Seconde série

 



 

DE L'ÉCONOMIE RURALE

LIVRE IX.

AVANT-PROPOS.

[1] Je passe maintenant à l'entretien des bêtes fauves et à l'éducation des abeilles, que j'appellerais avec raison, Publius Silvinus, les élèves des métairies, puisque anciennement c'était la coutume de placer près de la ferme, et souvent attenant au logis des maîtres, des parcs pour les lièvres, les chevreuils et autres bêtes semblables, afin que la vue de la chasse qu'on faisait dans ces enclos récréât l'oeil du propriétaire, et afin qu'il pût, quand il en avait besoin pour sa table, y puiser comme dans un garde-manger.

[2] De notre temps encore, les abeilles trouvaient une retraite soit dans des loges taillées en plein mur, soit sous des galeries couvertes, soit dans des vergers.
Ainsi, après avoir rendu raison du titre que nous donnons à ce traité, nous allons entrer dans des détails sur chacun des objets que nous nous sommes proposé de traiter.

De l'établissement des parcs, et des bêtes fauves qu'on doit y renfermer.

I. [1] Les bêtes fauves, telles que les chevreuils, les daims, les oryx, les cerfs et les sangliers, n'ajoutent pas moins à la magnificence et aux plaisirs du maître qu'aux produits et aux revenus. Ceux qui désirent se donner la récréation de la chasse dans un enclos, se bornent à un terrain voisin de leur habitation; ils en font un parc qu'ils protégent par une clôture, et ils donnent régulièrement à la main de la nourriture et de l'eau; mais ceux qui ont en vue le produit et le revenu, n'hésitent pas, s'ils ont des bois à proximité de leur maison (car il importe qu'ils ne soient pas éloignés de l'oeil du maître, à les destiner aux animaux dont nous venons de parler.

[2] Là, s'il ne s'y trouve pas d'eau naturellement, ils dirigent un ruisseau, ou bien ils forment des mares, dont le fond est recouvert de mortier de Signia, destinées à recevoir les eaux pluviales. Chacun, selon ses moyens, réserve un bois plus ou moins grand pour cet objet, et, si les prix de la pierre et de la main d'oeuvre le permettent, il l'entoure d'une muraille à ciment et à chaux, sinon de brique crue liée par un mortier d'argile.

[3] Quand le père de famille ne peut faire ni l'une ni l'autre de ces dépenses, il se contente d'une clôture de vacerres : c'est ainsi qu'on appelle une espèce de barrière qui se fait de chêne rouvre, de chêne commun ou de bois de liége : car on a rarement de l'olivier pour cet objet. Enfin on choisit pour cet usage, d'après les ressources du pays, l'espèce de bois la plus capable de résister à l'injure des pluies. Soit qu'on emploie des troncs entiers, soit qu'on les fende en autant de parties que leur grosseur l'exige, on y pratique plusieurs trous sur le côté, et on fiche en terre perpendiculairement ces pièces de bois à des intervalles égaux tout autour du parc; puis, dans les mortaises de côté, on fait entrer des traverses qui barrent le passage aux bêtes fauves.

[4] Il suffit de licher les vacerres à huit pieds de distance les unes des autres, en ayant soin de tenir le treillage transversal assez serré pour ne pas offrir d'espace assez grand pour laisser aux animaux le moyen de fuir.
De cette manière on peut enclore même de très grandes étendues de terrain et des chaînes de montagnes, comme on le fait dans les Gaules, et dans quelques autres provinces où de vastes lieux incultes le permettent : ce qui est d'autant plus facile, que là se trouvent en abondance des matériaux pour construire des vacerres, et que toutes les autres conditions nécessaires à ces sortes d'établissements s'y rencontrent à souhait : en effet, outre que les fontaines y sont nombreuses, ce qui est très salutaire aux animaux,

[5] le sol leur fournit spontanément une copieuse pâture. On choisit surtout des bocages dont la terre est couverte de gazon et les chênes de fruits : car, s'ils ont besoin d'herbes, le gland ne leur est pas moins nécessaire. Aussi prise-t-on au plus haut degré les bois abondamment fertiles en glands de chêne, d'yeuse et de cerrus. en arbouses et autres fruits sauvages que nous avons énumérés avec soin quand nous avons parlé des hôtes de la basse-cour. En effet, pour les animaux sauvages, comme pour les animaux domestiques, la nourriture est à peu près la même.

[6] Toutefois un père de famille diligent ne doit pas se contenter des aliments que la terre produit naturellement : dans les temps de l'année où les bois ne fournissent rien à manger, il viendra au secours de ses prisonniers au moyen de provisions mises en réserve, et leur donnera de l'orge, de la farine d'adoréum, des fèves, souvent du marc de raisin, et tout ce qu'on peut se procurer au plus bas prix. Pour que les bêtes fauves comprennent que ces aliments leur sont destinés, il sera bon de lâcher dans le parc un ou cieux de ces animaux qui auront été apprivoisés à la ferme, et qui, parcourant avec elles tout l'enclos, conduiront celles qui hésiteraient vers la nourriture qui leur est offerte.

[7] Non seulement il est utile de suivre cette méthode pendant la disette de l'hiver, mais encore au moment du part, afin que les femelles puissent mieux nourrir leurs petits. C'est pourquoi le garde du parc doit fréquemment s'assurer s'il s'y trouve des femelles qui viennent de mettre bas, afin de les sustenter au moyen de grains qu'il leur distribuera.
On ne laissera vieillir au delà de quatre ans ni l'oryx, ni le sanglier, ni les autres bêtes fauves : car, si elles grossissent jusqu'à cette époque, elles maigrissent ensuite en prenant de l'âge. C'est pourquoi il faut les vendre tandis que la jeunesse conserve à leur corps toute sa beauté.

[8] Quant au cerf, il peut être gardé un plus grand nombre d'années : car, doué d'une longévité considérable, il reste longtemps jeune.
Pour les animaux de moindre taille, tels que le lièvre, nous conseillons de semer pour eux, de distance en distance, dans les parcs murés, de petites planches de dragée et de légumes, tels que de la chicorée sauvage et de la laitue. On tirera en outre du grenier le pois chiche de Carthage, ou celui du pays, de l'orge et de la cicérole, et on les leur donnera macérés dans de l'eau de pluie: car à sec ils auraient peu d'attrait pour les levrauts.

[9] Je n'ai pas besoin de le dire, on comprendra sans peine que ce n'est pas de ces animaux ou d'autres semblables qu'on peut peupler les parcs qui ne sont clos que de vacerres, parce que, grâce à la petitesse de leur corps, ils peuvent facilement se glisser à travers le treillage, et qu'y trouvant des issues libres, ils ne tardent pas à s'enfuir.

Des abeilles.

II. [1] Je passe maintenant aux soins qu'exigent les ruches à miel; mais sur ce sujet on ne saurait être plus exact qu'Hygin, plus gracieux que Virgile, plus élégant que Celse. En effet, Hygin a réuni avec art les préceptes des anciens auteurs dispersés dans des monuments peu connus; Virgile les a embellis des fleurs de la poésie; Celse a tenu un juste milieu entre l'un et l'autre.

[2] Aussi n'aurais-je pas même essayé de traiter cette matière, si, pour être complet, le travail que j'ai entrepris n'eût réclamé cette partie aussi, et si je n'eusse craint que l'ensemble de mon ouvrage ne parût, en quelque sorte, par l'effet de ce retranchement, semblable à un corps privé de l'un de ses membres, et par conséquent imparfait. Au surplus, je serais disposé, plutôt que de les croire, à considérer comme des licences poétiques les traditions fabuleuses sur l'origine des abeilles, qu'Hygin a cru devoir répéter.

[3] En effet, il est indigne d'un homme des champs de rechercher s'il a existé une femme de la plus grande beauté, Mélisse, que Jupiter métamorphosa en abeille, ou bien si, comme le dit le poète Evhémère, les abeilles, filles des frelons et du soleil, élevées par les nymphes Phryxonides, devinrent, dans une grotte de la Crète, les nourrices de Jupiter, qui, pour les récompenser, leur attribua pour aliment le miel dont elles avaient nourri son enfance. Quoique ces fictions ne soient pas déplacées chez un poète, Virgile n'a fait que les effleurer, et seulement dans un vers, quand il a dit :
Dans une grotte de Crète, elles nourrirent le roi du ciel.

[4] Il n'appartient pas plus aux agriculteurs de savoir quand et où sont nées les abeilles : soit en Thessalie, sous Aristée; soit dans l'île de Zéa, comme le dit Evhémère; soit sur le mont Hymette, du temps d'Erichthon, suivant Euthronius; soit en Crète, à l'époque de Saturne, ainsi que le rapporte Nicandre : non plus que de savoir si ces insectes se propagent par l'accouplement, comme nous le voyons chez les autres animaux, ou si c'est sur les fleurs qu'elles recrutent leur postérité, comme l'assure notre Virgile; ni si elles dégorgent la liqueur du miel, ou si elles la rendent autrement.

[5] La recherche de ces secrets, et d'autres semblables, intéresse plus particulièrement les naturalistes que les gens de la campagne; ils plaisent aussi plus à ceux qui cultivent les lettres et qui ont du loisir à donner à la lecture, qu'aux agriculteurs, qui sont fort occupés, et auxquels ils ne seraient d'aucune utilité ni dans leur travail, ni dans leurs affaires domestiques.
 

Combien il y a d'espèces d'abeilles, et quelle est la meilleure.

III. [1] Revenons donc à ce qui convient le mieux à ceux qui élèvent des abeilles. Aristote, le fondateur de la secte des péripatéticiens, démontre, dans les livres qu'il a écrits sur les animaux, qu'il existe plusieurs espèces d'abeilles ou d'essaims : les unes, grosses et ramassées, noires et velues; les autres, plus petites, uniformément arrondies, de couleur brune, et couvertes d'un poil hérissé;

[2] d'autres, plus petites que les précédentes et moins rondes, mais grasses et larges, et présentant la teinte du miel; d'autres enfin très petites, grêles, ayant le ventre pointu, à peu près dorées et sveltes. C'est d'après cette autorité que Virgile donne la préférence aux abeilles qui sont petites, oblongues, sveltes, dépourvues de poil,
« Brillantes d'or, présentant un corps diapré de taches uniformes, »
et douées d'un caractère paisible. En effet, plus l'abeille est grande et ronde, plus elle est méchante; et dès qu'elle est cruelle, elle l'est à l'excès.

[3] Cependant l'irascibilité de celles de bonne espèce se calme facilement par les visites fréquentes de ceux qui prennent soin des ruches. En effet, plus on s'occupe d'elles souvent, plus vite elles s'adoucissent. Si elles sont gouvernées sans négligence, on peut les conserver dix années; mais, quelqu'attention qu'on prenne à remplacer, tous les ans, par de jeunes abeilles celles qui ont péri, aucun essaim ne saurait être conservé au delà de ce terme : car vers la dixième année toute la peuplade d'une ruche se trouve entièrement éteinte.

[4] Pour que cet accident n'arrive pas dans la totalité du nicher, il faut toujours propager les abeilles, et ne pas négliger de recueillir les nouveaux essaims qui ont quitté la ruche, et d'augmenter ainsi le nombre des colonies : car souvent il en meurt par des maladies, dont nous indiquerons les remèdes en leur lieu.

Quels pâturages conviennent aux abeilles; situation de ces pâturages.

IV. [1] Après avoir choisi les abeilles conformément aux indices que nous avons fait connaître, on doit leur assigner des pâturages, en lieu solitaire, et, comme le prescrit notre Virgile, loin des bestiaux, dans une belle exposition au soleil, et à l'abri des tempêtes,
« Où les vents n'aient nul accès : car les vents les empêchent de transporter leur butin jusqu'à la ruche; où les moutons et les chevreaux pétulants ne sautent pas sur les fleurs; où la génisse vagabonde ne disperse pas la rosée du champ et ne foule point aux pieds les herbes naissantes. »

[2] La contrée doit en outre produire un grand nombre de petites plantes, surtout du thym, de l'origan, de la sarriette ou de notre cunile (sarriette du pays), que les paysans nomment satureia. Elle doit aussi offrir quantité de plantes plus élevées, telles que le romarin, les deux espèces de cytise, c'est-à-dire la cultivée et celle qui vient spontanément, le pin toujours vert et la petite yeuse : car la grande s'étend trop pour avoir l'approbation de personne. Le lierre, non plus, n'est pas à dédaigner, non en raison de sa bonté, mais parce qu'il fournit beaucoup de miel.

[3] Quant aux arbres, les plus recommandés sont le jujubier, tant le rouge que le blanc, l'amarantus, les amandiers, les pêchers, les poiriers, enfin, pour ne pas les nommer tous en particulier, la plupart des arbres fruitiers. Parmi les arbres sauvages se distinguent avec avantage le chêne rouvre qui produit le gland, le térébinthe, le lentisque qui n'en diffère guère, et le cèdre odorant. Entre tous, les tilleuls seuls sont nuisibles; les ifs doivent être rejetés.

[4] En outre il existe mille plantes qui, croissant ou sur le gazon sans culture, ou sur les champs labourés, produisent les fleurs les plus agréables aux abeilles : telles sont, dans les terrains, arrosés les rameaux de Pantelle, les tiges de l'acanthe, celles de l'asphodèle, et le narcisse dont les feuilles figurent un petit glaive. Les plates-bandes du jardin doivent voir fleurir les lis blancs, les giroflées qui ne leur cèdent point en beauté, les rosiers de Carthage, les violettes jaunes et pourpres et la jacinthe chère au dieu du jour ; et la terre doit y recevoir les bulbes du safran, soit de Coryce, soit de Sicile, lequel donne au miel de la couleur et de l'odeur.

[5] Il naît aussi dans les champs cultivés ainsi que dans les pâturages une innombrable quantité de plantes moins estimées, qui fournissent en abondance la cire propre à construire les rayons : tels sont le chou sauvage qu'on trouve partout, le grand raifort qui n'est pas plus précieux, et quelques herbes potagères, comme le rapistrum, les fleurs de la chicorée sauvage, du pavot noir, le panais sauvage, ainsi que celui que l'on cultive et que les Grecs appellent σταφυλῖνον.

[6] Mais, parmi toutes les plantes que j'ai proposées et celles que j'ai omises pour ménager le temps (car on n'en saurait compter le nombre), le thym est celle qui produit le miel le plus savoureux. Après le thym viennent immédiatement la sarriette, le serpolet et l'origan. Au troisième rang, mais distingués encore, se placent le romarin, la cunile indigène, qui, comme je l'ai dit, porte le nom de satureia. Le miel aura une médiocre saveur, s'il est recueilli sur les fleurs de l'amarantus, du jujubier et des autres plantes dont nous avons parlé.

[7] On regarde comme de la plus mauvaise qualité le miel des bois, parce qu'il provient du genêt et de l'arbousier; puis celui des fermes, qui est recueilli sur les plantes potagères et les herbes pourries de fumier.
Après avoir fait connaître l'emplacement des pâturages propres aux abeilles et les plantes où elles peuvent butiner, je vais traiter de leur asile et de l'habitation des essaims.

De l'emplacement à donner aux ruches.

V. [1] Les ruches doivent être placées de manière à recevoir le soleil durant l'hiver seulement, loin du tumulte et des lieux fréquentés pal' les hommes et les bestiaux, sur un point qui ne soit ni chaud ni froid : car ces deux températures sont contraires à l'abeille. On choisira le fond d'une vallée, afin que l'insecte, lorsqu'il sort à vide pour aller à la pâture, vole facilement vers les lieux élevés, et qu'il en descende sans peine avec la charge quand il y a pris les matériaux de son travail. Si ces convenances se rencontrent dans la ferme, il n'y a pas à hésiter pour y placer attenant aux bâtiments mêmes le rucher entouré de maçonnerie, mais dans un endroit qui ne soit point infecté par la mauvaise odeur qu'exhalent les latrines, les fumiers et les bains.

[2] Toutefois s'il n'est pas possible de trouver une meilleure position, il faudra bien, pourvu qu'il n'y ait pas de plus graves inconvénients, s'en contenter, parce qu'il importe surtout que le rucher soit sous l'oeil du maître. Si pourtant tout s'oppose à ce que cette dernière disposition puisse être observée, il faut au moins établir les ruchers dans une vallée voisine, où sans fatigue le propriétaire puisse descendre fréquemment : comme l'entretien des abeilles demande une très grande fidélité, et que cette qualité est infiniment rare, l'intervention du maître fera qu'elles seront moins négligées. Si les abeilles souffrent beaucoup de l'improbité du gardien, la malpropreté qui résulte de sa négligence ne leur est pas moins nuisible : on doit, en effet, détester autant la saleté que la fraude.

[3] Au reste, en quelque lieu que le rucher soit établi, il ne doit pas être entouré d'un mur trop élevé. Si la crainte des voleurs engage à lui donner une grande hauteur, on ouvrira, à trois pieds au-dessus du sol, un rang de petites fenêtres par lesquelles les abeilles puissent passer. Dans une chaumière qui y sera attenante, demeurera le gardien et sera déposé le matériel nécessaire à ce genre d'exploitation, qui devra surtout comprendre une grande quantité de ruches toutes prêtes à recevoir les nouveaux essaims, des herbes médicinales et tout ce dont on peut avoir besoin lorsque les abeilles sont malades.

[4] « Qu'un palmier on un vaste olivier sauvage protége de son ombre l'entrée de leur demeure, afin que, au retour du printemps, saison qui leur est particulièrement favorable, quand les nouveaux rois sortiront à la tête de leurs essaims, et que cette vive jeunesse s'ébattra hors de la ruche, la rive voisine leur offre un abri contre l'ardeur du soleil et l'arbre un repos sous son feuillage hospitalier. »

[5] On y conduira, s'il est possible, une source qui donne un cours d'eau qui ne tarisse jamais, si non, on construira un canal artificiel, parce que l'on ne saurait sans eau obtenir ni rayons, ni miel, ni essaims. Soit donc qu'on fournisse aux abeilles un ruisseau, comme je viens de le dire, soit de l'eau de puits dans un canal, on y disposera des amas de branchages ou des pierres,
« Pour qu'elles puissent se réfugier sur ces sortes de ponts multipliés, et y étendre leurs ailes aux rayons d'un soleil d'été, si la pluie les a surprises ou dispersées, ou si le vent les a précipitées dans l'onde. »

[6] On doit planter autour du rucher des arbustes susceptibles d'un faible accroissement, mais propres surtout à entretenir la santé des abeilles : tels sont le cytise, la casse, le pin et le romarin, qui leur servent de remèdes dans leurs maladies; aussi bien que des buissons de sarriette et de thym, de la violette, et tout ce que la nature du sol permettra d'y joindre d'utile. Non seulement on écartera d'elles tout végétal à odeur forte et rebutante, mais on les préservera encore de certaines exhalaisons, telles que celles qui résultent des écrevisses brûlées et de la fange des marais. On n'évitera pas avec moins de soin les rochers creux, et ces vallées sonores que les Grecs appellent échos.

Des ruches qui méritent la préférence.

VI. [1] Après avoir convenablement disposé l'endroit où l'on peut placer des abeilles, il faut construire les ruches d'après les ressources du pays. S'il produit beaucoup de liéges, leur écorce nous fournira, sans nul doute, les ruches les plus convenables, parce qu'elle laisse moins pénétrer le froid de l'hiver et la chaleur de l'été. Si la férule est abondante, comme elle est d'une nature semblable à celle des écorces, on l'emploiera aussi avantageusement pour l'objet qui nous occupe. Dans le cas où l'on n'aurait ni l'une ni l'autre de ces matières, on ferait les ruches d'osier entrelacé. A défaut de tous ces végétaux, on emploiera des pièces de bois creusées ou des planches.

[2] Les ruches de terre cuite sont, de toutes, celles qu'on doit le moins employer, parce que les chaleurs de l'été les rendent brûlantes, et les froids de l'hiver glacées.
Il y a encore deux espèces de ruches, qui sont faites ou de bouse ou de briques. C'est avec raison que Celse blâme les premières parce qu'elles sont trop sujettes au feu; et, bien qu'il approuve les secondes, il n'en dissimule pas le principal inconvénient, qui est de ne pouvoir supporter le transport quand le cas l'exige :

[3] aussi je ne pense pas comme lui que, malgré cet inconvénient, on doive faire usage de ces dernières. En effet, il n'est pas seulement contre l'intérêt du maître de posséder des ruches immobiles, quand il veut les vendre ou les transporter (considérations, il est vrai, qui n'intéressent que le père de famille); mais, ce qui doit être fait pour l'utilité des abeilles mêmes, si elles sont malades, si elles ne produisent pas, si elles ne trouvent point de pâture, c'est de pouvoir les envoyer dans une autre contrée : ce qu'oit ne peut faire quand elles sont établies dans des ruches immobiles. Il faut donc surtout éviter cet inconvénient. aussi, malgré le respect que m'inspire l'autorité d'un homme aussi savant, n'ai-je pas caché mon opinion, toute vanité mise de côté. Effectivement, le principal motif qui touche Celse, le danger du feu et des voleurs, peut être évité en entourant les ruches d'un ouvrage en briques, propre à les protéger contre la rapine du voleur et la violence des flammes; ce qui n'empêche pas le déplacement, s'il devient nécessaire, puisque, dans ce cas, il suffit de démolir cette sorte d'enceinte.

Comment on doit placer les ruches.

VII. [1] Mais comme un grand nombre de personnes trouvent de la difficulté dans l'établissement d'un rucher, quelles que soient les ruches qu'on choisira, il sera indispensable de construire, sur toute la longueur de cette enceinte, un petit mur en pierres haut et large de trois pieds, et revêtu d'un enduit uni, afin que les lézards, les serpents ou autres animaux nuisibles ne puissent y monter.

[2] C'est sur cet appui qu'on placera, soit les ruches en briques recommandées par Celse, soit, comme nous le préférons, les ruches entourées d'une maçonnerie, excepté par derrière; soit, comme le font presque tous ceux qui s'occupent des abeilles avec quelque soin, un rang de ruches assujetties entre elles par de petites briques ou par du ciment, de façon que chacune d'elles soit renfermée entre deux cloisons étroites, et que leur face et leur derrière soient libres. En effet, il faut pouvoir ouvrir quelquefois par devant, où est l'entrée des abeilles, et plus souvent par derrière, puisque c'est par là qu'on soigne les essaims.

[3] Si les ruches ne sont point séparées entre elles par des cloisons, on les établira de manière à laisser un léger intervalle de l'une à l'autre, afin que, lors des visites qu'on en fait, celle que l'on touche n'ébranle pas celle qui lui serait adhérente, et n'écrase pas les abeilles voisines, qui redoutent toute secousse comme devant causer la ruine de leurs fragiles ouvrages de cire. Il ne faut pas établir plus de trois étages de ruches, car, ainsi superposées, le gardien ne peut déjà visiter commodément celles du dessus.

[4] Les ouvertures qui servent de portes d'entrée aux abeilles seront inclinées d'arrière en avant, afin que l'eau des pluies n'y entre pas, et que, si elle y a pénétré, elle n'y séjourne pas et trouve une pente pour s'écouler. C'est pourquoi il est à propos de placer le rucher dans des galeries couvertes, ou du moins de le couvrir de branchages enduits de mortier carthaginois : ce qui le garantit du froid, de la pluie et des grandes chaleurs. Toutefois les abeilles souffrent plus de la froidure que de l'ardeur du soleil : aussi est-il toujours bon qu'il y ait derrière les ruches quelque bâtiment qui réprime la violence de l'aquilon et leur procure une température modérée.

[5] Quoique protégé ainsi, le domicile des abeilles doit être ex-posé à l'orient d'hiver, afin qu'elles jouissent du soleil dès le matin à leur sortie, et soient plus disposées à s'éveiller, car le froid les rend paresseuses. Aussi les ouvertures par lesquelles elles sortent et rentrent doivent-elles être très étroites, pour qu'il y pénètre le moins de froid qu'il est possible : il suffit de leur donner une dimension convenable pour qu'elles n'admettent qu'une seule abeille à la fois. Par ce moyen, le stellion venimeux, ni l'impure famille des scarabées et des papillons, ni les cloportes ennemis de la lumière, comme dit Virgile, ne pourront, à la faveur du large passage de la porte, aller dévaster les rayons.

[6] Il est très utile aussi de pratiquer à la ruche deux ou trois ouvertures, selon sa population, et de les placer à quelque distance entre elles, pour tromper le lézard, qui, placé comme une sentinelle à la porte, avale et détruit les abeilles à mesure qu'elles se présentent. Il en périra moins quand une autre issue offrira à celles qui vont et viennent un moyen d'échapper aux embûches de l'ennemi.

De l'acquisition des abeilles, et comment on s'empare des essaims sauvages.

VIII. [1] Nous avons parlé avec assez de détails des pâturages des abeilles, de leur logement et de l'endroit où l'on doit les placer. Après avoir pourvu à ces nécessités, il faudra se procurer des essaims : or, on en obtient avec de l'argent, ou sans bourse délier. Dans le premier cas, on les examinera soigneusement d'après les renseignements que nous avons donnés, et avant de les marchander, on s'assurera en ouvrant les ruches si elles sont bien peuplées.

[2] Dans le cas où on ne pourrait pas en faire l'inspection, il faudrait considérer attentivement ce qu'on peut voir : comme l'affluence des abeilles aux portes de la ruche, et à l'intérieur un grand bruit produit par leur murmure. Au surplus, si par hasard il arrive qu'elles restent toutes silencieuses dans leur asile, on appliquera les lèvres à l'ouverture de leur porte, on soufflera dedans, et, par le frémissement qui suivra aussitôt, on pourra juger si elles sont nombreuses ou non.

[3] Il faut avoir soin de les tirer d'un pays voisin plutôt que d'une contrée éloignée, parce que communément elles souffrent du changement de climat. Si on n'est pas à portée de le faire, et qu'il faille nécessairement leur faire parcourir un long trajet, on prendra garde qu'elles ne soient troublées par les mauvais chemins : et pour leur éviter des secousses on les portera sur la tête pendant la nuit; le jour sera consacré à leur donner du repos, et on leur versera quelque liquide qui leur soit agréable et dont elles puissent se nourrir pendant leur captivité.

[4] Arrivées à destination, il ne faudra pas, s'il fait jour, ouvrir les ruches ni les mettre en place; on ne le fera que le soir, afin que ces insectes, ayant eu toute une nuit pour se reposer, puissent sortir tranquillement le lendemain au matin. Il faudra examiner, pendant trois jours environ, si elles ne sortent pas toutes ensemble : quand elles agissent ainsi, c'est qu'elles se disposent à prendre la fuite. Nous enseignerons bientôt ce qu'il faut faire pour les retenir.

[5] Quant aux abeilles que l'on a reçues en présent, ou dont on a fait la capture, il ne faut pas y regarder d'aussi près. Ce n'est pourtant pas que j'en veuille posséder qui ne soient pas de première qualité, car bonnes ou mauvaises exigent la même dépense, et les mêmes soins de la part du gardien. Ce qui est surtout très important, c'est de ne pas mêler avec des abeilles de qualité supérieure celles qui ne valent rien, parce qu'elles gâteraient les premières. On obtient une moindre récolte de miel quand l'essaim renferme une certaine quantité d'abeilles paresseuses.

[6] Cependant, comme, en raison de la nature des lieux, on peut être obligé de se contenter d'abeilles médiocres (car on ne doit jamais en conserver de mauvaises), nous ferons connaître à cet égard quel soin ou doit apporter à la recherche des essaims.

[7] Là où se trouvent des bois convenables et propres à la production du miel, les abeilles s'empressent de choisir dans leur voisinage des sources d'eau pour leur usage. Vers la seconde heure du jour il convient de s'établir en cet endroit et d'examiner quelle est la quantité de celles qui viennent y boire : car si un petit nombre seulement vient y voltiger, on jugera (à moins pourtant que plusieurs courants ne les divisent et les fassent paraître moins nombreuses) que l'essaim est chétif, et l'on conclura que ce lieu n'est pas propre à produire du miel.

[8] Si, au contraire, elles s'y réunissent en grand nombre, on conçoit l'espoir le mieux fondé de découvrir des essaims. Voici comment on parvient à s'en emparer. D'abord il faut s'assurer si ces essaims sont éloignés, et pour cela on prépare un liquide rouge, et avec des brins de pailles enduits de cette couleur on touche le dos des abeilles pendant qu'elles se désaltèrent, et, restant dans le même lieu, on peut facilement reconnaître celles qui reviennent boire : si elles ne tardent pas, vous saurez que leur retraite est voisine; si, au contraire, elles ne reparaissent qu'après un certain temps, vous apprécierez par l'intervalle écoulé à quelle distance elles habitent.

[9] Si vous avez remarqué qu'elles reviennent promptement, et si vous pouvez sans peine les suivre dans le trajet de leur vol, elles vous conduiront à leur asile. Quant à celles qui vous paraîtront avoir un long chemin à parcourir, il faudra user de moyens plus ingénieux, et agir ainsi : on coupera un bout de roseau à chacune des extrémités duquel on laissera subsister un noeud, on percera ce roseau par le côté, on y introduira un peu de miel ou du vin cuit, et on le placera près de la fontaine. Ensuite, quand, attirées par l'odeur de cette douce liqueur, plusieurs abeilles seront entrées dans l'ouverture, on enlèvera le roseau, on appliquera le pouce sur le trou, et on ne laissera fuir qu'une des prisonnières. En s'échappant, celle-ci indiquera à l'observateur la direction qu'il doit prendre, et tarit qu'il le pourra il la suivra dans son vol.

[10] Lorsqu'il cessera de la voir, il en laissera partir une autre, et, si elle suit la même route que la précédente, il continuera sa recherche. Dans le cas contraire, il découvrira le trou du roseau et rendra la liberté à une troisième, puis à une quatrième; il remarquera alors vers quel lieu le plus grand nombre de ces abeilles s'est dirigée, et il les suivra jusqu'à ce qu'elles l'aient conduit au lieu où sera caché l'essaim. Si c'est une caverne qui lui sert de retraite, on l'en chasse au moyen de la fumée, et, quand il en est dehors, on l'arrête en frappant sur des vases d'airain : effrayé par ce son, il va aussitôt se grouper soit sur un arbuste, soit sur la partie la plus élevée des arbres : là, dans une ruche préparée à cet effet, il est recueilli par celui qui l'a atteint,

[11] Si l'essaim est établi dans un creux d'arbre, soit dans le tronc, soit dans une de ses branches, on coupera, s'ils ne sont pas trop gros, avec une scie bien aiguisée, et pour plus de célérité, d'abord la partie supérieure à la retraite, puis la partie inférieure jusqu'à l'endroit où il paraît habité. La portion de bois coupée par en haut et par en bas doit être enveloppée dans un linge propre, car c'est encore un point fort important : on en bouche les crevasses, s'il s'y en trouve, et on l'emporte au lieu où on doit l'installer. On la place comme les ruches ordinaires, en y laissant quelques petites ouvertures, comme nous l'avons prescrit plus haut.

[12] Au reste, il faut que le chercheur d'abeilles s'y prenne de grand matin, afin qu'il puisse disposer de toute la durée du jour pour examiner leur route. En effet, il arrive fréquemment que, quand il se rend trop tard pour les observer, les abeilles, quoique voisines, ne reparaissent plus à la fontaine, parce qu'elles ont terminé leur travail : ce qui fait que le chasseur ne peut savoir à quelle distance se trouve leur retraite.

[13] Quelques personnes, au commencement du printemps, font des bottes de plantes agréables aux abeilles, et, comme dit le poète
« Écrasent de la mélisse, et cueillent la tige si commune du mélinet, »
et d'autres herbes du même genre, dont elles frottent assez les ruches pour que le jus de ces plantes et leur odeur s'y attachent. Après avoir essuyé ces ruches, elles y répandent un peu de miel, puis elles les placent dans les bois près d'une fontaine, et, quand un essaim s'y est établi, elles les transportent chez elles.

[14] C'est toutefois ce qu'on ne saurait faire que dans les lieux où il se trouve une grande multitude d'abeilles : car souvent les passants, trouvant ces ruches vides, les emportent, et cette perte de plusieurs ruches vides, ne peut être compensée par la prise d'un ou de deux essaims. Mais quand les abeilles sont nombreuses, on est bien dédommagé du vol, même de plusieurs ruches, par les abeilles qu'on s'est procurées. Tel est le procédé pour prendre des essaims sauvages.

Comment on surveille les essaims nés chez soi, et comment on les introduit dans les ruches.

IX. [1] Faisons maintenant connaître le moyen de retenir les essaims nés chez soi. Le gardien doit toujours soigneusement visiter le rucher. Il n'y a pas de temps où cette visite ne soit utile; niais elle doit être plus minutieuse quand les abeilles ressentent les effets du printemps et qu'elles sont gênées par l'accroissement de leur famille, qui prendra la fuite, si elle n'est pas arrêtée à temps par la surveillance de celui qui est chargé d'en prendre soin. Tel est, en effet, la nature des abeilles, que rois et peuple tout naît en même temps. Quand ils ont acquis assez de forces pour prendre leur volée, ils se dégoûtent de la cohabitation avec les vieilles abeilles et plus encore de leur commandement : car, de même que dans l'espèce raisonnable des humains, chez les animaux muets et dépourvus de raison, l'empire ne souffre point de partage.

[2] C'est pourquoi les nouveaux chefs s'avancent avec la jeunesse qui leur est dévouée et qui, s'arrêtant agglomérée à l'entrée même de sa demeure, pendant un ou deux jours, manifeste par cette sortie son désir d'occuper une habitation qui lui soit propre. Si le gardien n'a pas tardé à lui en assigner une, elle s'en contente comme si c'était son patrimoine; mais s'il a négligé de le faire, cette jeunesse, comme injustement chassée, se dirige vers une contrée qui lui est étrangère.

[3] Afin d'éviter un tel inconvénient, un bon gardien observe au printemps l'état des ruches jusqu'à la huitième heure du jour à peu près, après laquelle les nouveaux bataillons n'ont pas la témérité de se mettre en marche; il surveille aussi avec soin leurs sorties et leurs rentrées : car il y en a qui, sortant subitement, s'élancent sans nul retard au sein (les airs.

[4] Il pourra connaître à l'avance si les abeilles se disposent à fuir, en approchant chaque soir son oreille de chacune des ruches; parce que, trois jours environ avant que les jeunes abeilles exécutent leur départ, il s'élève parmi elles un tumulte et un bourdonnement comparables à ceux que font entendre des soldats qui vont lever le camp. D'après ce tumulte, comme le dit très bien Virgile,
« On peut prévoir les dispositions de leurs coeurs, puisqu'il semble que le retentissement belliqueux de l'airain aux sons rauques gourmande leur retard, et que l'on entend comme une voix imitant les sons saccadés des clairons. »

[5] On doit donc observer attentivement si les abeilles font entendre ces bruits, afin que, si elles marchent au combat (car elles se battent, soit entre elles comme dans les guerres civiles, soit avec d'autres ruches comme dans les guerres étrangères), ou bien si elles se précipitent pour prendre la fuite, le gardien se trouve tout prêt à prévenir l'un ou l'autre accident.

[6] On arrête les hostilités avec facilité, tant celles qui divisent un même essaim, que celles qui se sont élevées entre deux essaims ennemis; car, comme dit le même poète,
« Le jet d'un peu de poussière les contient et les calme. »
On calme encore la fureur dont elles sont transportées, en les aspergeant soit avec du vin miellé, soit avec du vin de raisins séchés au soleil, ou avec toute autre liqueur semblable, car elles aiment naturellement tout ce qui est doux; et on réconcilie merveilleusement ainsi deux rois divisés : car il se trouve souvent plusieurs chefs dans une même peuplade, et, comme il arrive dans les séditions suscitées par les grands, la nation se partage en factions. Il faut veiller à ce que cette calamité ne se présente pas fréquemment, parce que la guerre intestine cause la ruine de tous les États.

[7] Ainsi, quand l'accord règne entre les princes, la paix se maintient sans effusion de sang; mais, si l'on remarque de trop fréquentes batailles, on aura soin de mettre à mort les chefs des séditions. Quant aux combats engagés, on y mettra fin en usant des moyens que je viens d'indiquer.
Quand l'essaim aggloméré se sera établi à peu de distance sur le rameau d'un arbrisseau en feuilles, examinez si cette troupe réunie pend en forme d'une seule grappe : ce sera le signe qu'elle n'a qu'un roi, ou que, s'il y en avait plusieurs, ils se sont réconciliés de bonne foi; vous les laisserez ainsi jusqu'à ce qu'ils volent à leur domicile.

[8] Si, au contraire, l'essaim est divisé en deux ou trois pelotes ressemblant à des mamelles, ne doutez pas qu'il y ait plusieurs chefs et qu'ils sont encore irrités. C'est dans le tas où vous verrez que les abeilles s'agglomèrent principalement, que vous devrez faire la recherche des chefs. A cet effet, frottez-vous la main avec le suc des herbes dont j'ai parlé, c'est-à-dire la mélisse ou la citronnelle, pour qu'elles se laissent toucher sans fuir, puis introduisez légèrement les doigts en écartant les abeilles, et cherchez dans ce groupe, jusqu'à ce que vous ayez découvert l'auteur de la guerre, que vous devez écraser.

Quelle est la conformation du roi des abeilles.

X. [1] Ces rois sont un peu plus gros et plus longs que les autres abeilles, leurs jambes sont plus droites, mais leurs ailes sont moins amples; ils sont d'une belle couleur, propres, sveltes, sans poils, sans aiguillon, à moins que par hasard ou ne prenne pour un dard une espèce de gros cheveu qu'ils portent à leur ventre, et dont toutefois ils ne se servent pas pour nuire. On trouve aussi quelques rois qui sont bruns et velus; mais leur extérieur doit être pour vous l'indice d'un mauvais caractère.

« Car il y a deux sortes de rois comme il y a deux sortes d'abeilles... L'un se reconnaît aux taches d'or dont il est couvert, aux écailles brillantes de sa cuirasse.... et à l'éclat de sa tête; »
comme il est le meilleur, c'est celui qu'on estime le plus. L'autre, c'est-à-dire le plus mauvais, semblable à un crachat dégoûtant, est hideux
« Comme la poussière que chasse de son gosier desséché le voyageur qui vient de marcher dans un chemin poudreux. »
Ce dernier roi, comme dit le même poète,
« Traîne sans gloire un ventre dont la paresse a grossi l'obésité.»
Tous les chefs qui offriront cette ignoble conformation,
« Livrez-les à la mort, et ne laissez régner que le plus beau dans la cour que vous aurez ainsi purgée. »
Toutefois, vous dépouillerez celui-ci de ses ailes, s'il tente trop souvent de prendre la fuite à la tête de son essaim : par ce moyen vous retiendrez dans des entraves ce chef vagabond, qui, ayant perdu les moyens de fuir, n'ose dépasser les bornes de son royaume, ni même permettre au peuple soumis à son pouvoir d'aller butiner dans des endroits trop éloignés.

Comment on remédie au défaut de population des ruches.

X. [1] Quelquefois il devient nécessaire de tuer un chef unique lorsqu'on veut repeupler, avec un nouvel essaim, une ruche trop vieille qui ne contient pas un nombre suffisant d'abeilles. Lors donc qu'au commencement du printemps la nouvelle génération y aura pris naissance, on en tuera le nouveau roi, pour qu'elle continue d'habiter avec ses parents sans que la discorde survienne. S'il ne sort des alvéoles de cette ruche aucune progéniture, il sera bon de réunir en un seul deux ou trois essaims, qu'on aspergera d'abord de quelque douce liqueur, puis qu'on tiendra enfermés, après leur avoir procuré de la nourriture, jusqu'à ce qu'ils aient contracté l'habitude de vivre ensemble : on les gardera ainsi pendant trois jours environ, en laissant à la ruche quelques petites ouvertures pour leur donner de l'air.

[2] Quelques personnes préfèrent détruire le vieux roi, c'est un mauvais procédé : car, dans ce cas, la troupe des anciennes abeilles, qui forme une espèce de sénat, est obligée d'obéir aux jeunes, qui, se trouvant les plus fortes, punissent et mettent à mort celles qui s'obstinent à méconnaître leur commandement.

[3] Il peut cependant survenir un inconvénient de laisser au jeune essaim le roi des vieilles abeilles : car, s'il vient à mourir de vieillesse on voit naître la discorde comme à la mort d'un chef de famille.  Il est facile d'y remédier ; dans les ruches qui  ont plusieurs princes, on choisit un chef, et on le transporte pour le constituer roi des abeilles qui en sont dépourvues.
Il n'est pas difficile, non plus, de repeupler la ruche qui a souffert de quelque épidémie :

[4] car, dès que l'on a reconnu le fléau qui a causé la dépopulation, il faut examiner l'état des rayons, et couper dans la cire qui renferme les oeufs la partie où prend vie la postérité royale. Cette partie est aisée à reconnaître au premier coup d'oeil, parce qu'elle surmonte, comme le bout d'un sein, l'extrémité du rayon, et que l'ouverture de l'alvéole est plus large que celle des autres où sont déposés les enfants du peuple.

[5] Celse assure qu'il existe à l'extrémité des rayons des cavités transversales qui contiennent les embryons royaux. Hygin aussi, d'après l'autorité des Grecs, prétend que le roi ne provient pas d'un petit ver comme le commun des abeilles; mais que, dans le pourtour des rayons, on découvre des alvéoles plus grands que ceux où prend vie la race plébéienne, et qu'ils sont remplis d'une sorte d'humeur visqueuse de couleur rouge, de laquelle se forme le roi, qui est pourvu d'ailes dès sa naissance.

De la composition de l'essaim, et de la manière de prévenir sa fuite.

XII. [1] On doit gouverner ainsi qu'il suit les essaims du pays, lorsque, dans le temps dont nous avons parlé, prenant leur patrie en dégoût, et faisant une sortie, ils annoncent qu'ils vont fuir pour aller chercher une résidence lointaine. On juge qu'il en est ainsi quand on ne voit que des abeilles qui s'éloignent de leurs portes, sans qu'aucune rentre, et qu'elles s'élèvent aussitôt dans les airs.

[2] Au moyen de sonnettes d'airain ou par le bruit de têts de poterie ramassés à terre, alors épouvantez. cette jeunesse fugitive : quand dans son effroi elle aura regagné le séjour maternel, et qu'à l'entrée de la ruche elle se sera groupée en pelotons, ou qu'elle se sera portée sur des branches voisines, le gardien s'empressera de frotter avec les plantes dont j'ai parlé l'intérieur d'une nouvelle ruche qu'il aura préparée à cet effet ; il l'aspergera de quelques gouttes de miel, l'approchera; puis avec les mains ou avec une cuiller il y déposera les abeilles rassemblées;

[3] et, après avoir pris tous les autres soins nécessaires, il laissera sur la place même, jusqu'à ce que le soir survienne, la ruche disposée et frottée convenablement. Aux premières ombres du crépuscule, il la transportera et la placera parmi les autres ruches.

[4] Il faut toujours tenir prêtes des ruches vides dans le lieu où l'on élève des abeilles : car il y a des essaims qui, au moment même de leur fuite, cherchent à s'établir dans le voisinage, et prennent possession de la ruche qu'ils trouvent disponible.
Voici à peu près les soins qu'il faut prendre tant pour se procurer des abeilles que pour les retenir chez soi.

Remèdes pour les maladies des abeilles.

XIII. [1] Nous allons maintenant indiquer les remèdes nécessaires aux abeilles malades ou frappées par la contagion. Celle-ci est rare parmi ces insectes, et je ne trouve, en cas que cette calamité survienne, rien d'autre chose à faire que ce que j'ai prescrit pour les autres animaux de la ferme : c'est-à-dire qu'il faut transporter les ruelles dans un canton éloigné. On découvre plus facilement les causes des maladies chez les abeilles que chez les autres animaux et on en trouve plus aisément le remède.

[2] Leur plus grande maladie est celle dont elles sont frappées chaque année au commencement du printemps, quand les tithymales sont en fleur et que les ormes poussent leurs graines : alors, alléchées par ces fleurs de primeur comme on l'est par du fruit nouveau, elles s'en repaissent avec l'avidité qui résulte de la disette qu'elles ont supportée pendant l'hiver, et abusent de cette nourriture, dont l'usage modéré n'est nullement nuisible. Lorsqu'elles s'en sont gorgées, elles meurent de la dysenterie, si on ne vient promptement à leur secours : en effet, la tithymale lâche le ventre, même des grands animaux; et l'orme produit particulièrement cet effet sur les abeilles. Telle est la cause de la courte existence de ces insectes en Italie, dans les contrées de laquelle l'orme est très commun.

[3] Il faut donc au commencement du printemps donner à l'abeille des aliments médicamenteux : ce régime pourra prévenir le mal, ou, s'il a paru, le guérir.
Quant au remède que conseille Hygin, d'après les plus grands auteurs, comme je n'en ai pas fait l'expérience, je n'ose en garantir l'efficacité. Toutefois il sera loisible à ceux qui le voudront d'en faire l'essai,

[4] Quoi qu'il en soit, il prescrit de recueillir les corps des abeilles que l'épidémie a fait périr et que l'on trouve amoncelés sous les rayons, de les conserver pendant l'hiver dans un lieu sec, jusqu'à l'équinoxe du printemps à peu près, et, lorsque la douceur de la température le permet, de les exposer au soleil après la troisième heure et de les couvrir de cendre de figuier. Cela fait, il assure qu'en deux heures de temps, grâce à l'effet vivifiant de la chaleur, elles s'animent, reprennent leurs esprits, et gagnent la ruche préparée qu'on a mise auprès d'elles.

[5] Nous pensons qu'il est préférable de les empêcher de mourir, en administrant aux essaims malades les remèdes dont nous allons présenter la recette. On leur donnera soit des pépins de grenade écrasés et arrosés de vin Aminéen, soit des raisins secs broyés avec une égale quantité d'essence de nard et détrempés dams du vin dur. Dans le cas où chacun de ces remèdes ne produirait pas d'effet par lui-même, il faudrait les broyer tous ensemble à poids égaux, les faire bouillir dans un vase de terre avec du vin Aminéen, et quand la préparation serait refroidie, la verser dans des jattes de bois.

[6] Quelques personnes offrent aux abeilles, sur des tuiles creuses, du romarin cuit dans de l'eau miellée, après l'avoir laissé refroidir. D'autres, ainsi qu'Hygin l'affirme, mettent sous les ruches de l'urine de boeuf ou d'homme.

[7] Les abeilles sont encore sujettes à une maladie qui a des caractères non équivoques : celles qui en sont affectées deviennent ridées et dégoûtantes. Alors, tandis que les unes ne cessent de traîner hors de la ruche les corps de celles qui sont mortes, les autres, comme dans un deuil public, se tiennent chez elles, engourdies dans le silence de l'affliction. Quand cela arrive, on leur offre à manger, dans des augets de roseau, du miel cuit avec de la noix de galle ou des roses sèches pulvérisées. Il convient aussi de brûler du galbanum, dont l'odeur leur sert de médicament, et de les soutenir, dans leur état de faiblesse, avec du vin de raisins séchés au soleil ou avec du vin cuit jusqu'à réduction de moitié.

[8] Toutefois on emploie avantageusement la racine d'amelle dont la tige est jaune et la fleur pourpre : on la fait cuire clans de vieux vin Aminéen, et on en exprime le jus, que l'on donne alors aux malades. Dans le livre qu'il a écrit sur les abeilles, Hygin dit qu'Aristomaque pense qu'il faut ainsi les traiter dans leurs maladies : d'abord enlever tous les rayons altérés, renouveler en entier les aliments, et ensuite faire des fumigations.

[9] Il est aussi d'avis qu'il convient, quand les abeilles sont très vieilles, d'introduire parmi elles un jeune essaim : quoiqu'il y ait à craindre que de cette union il ne résulte des dissensions, la recrue doit pourtant amener la gaîté clans la ruche. Au reste, pour y maintenir la concorde, on détruira les rois des abeilles transférées, comme étant une population étrangère. Il est certain cependant qu'on doit introduire dans la ruche dépeuplée les rayons des essaims populeux qui sont remplis des enfants déjà grands, nouvelle famille qui, par une sorte d'adoption, fortifiera la cité.

[10] Quand on aura recours à ce moyen, on observera de ne transporter que les rayons où le couvain entrouvre sa cellule, et, dégageant sa tête, ronge la cire étendue comme un couvercle sur les alvéoles. En effet, si on déplaçait les rayons avant que le couvain fût près d'éclore, il mourrait farte de soins.

[11] Les abeilles périssent aussi d'une maladie appelée φαγέδαινα (ulcère rongeur) par les Grecs. Elle est le résultat de l'habitude qu'elles ont de construire autant de rayons de cire qu'elles présument pouvoir en remplir de miel : il arrive quelquefois que, après avoir terminé ce premier travail, l'essaim s'étant répandu trop loin dans les bois pour y chercher le miel, il survient tout à coup des pluies ou des tempêtes qui font périr la majeure partie des ouvrières. Lorsque ce malheur est arrivé, le peu d'abeilles qui restent ne suffisent plus pour remplir les rayons. Alors les parties vides viennent à pourrir, et, le mal gagnant de proche en proche, le miel se corrompt et les abeilles mêmes périssent.

[12] Pour obvier à cette calamité, on doit réunir deux peuples qui puissent encore remplir la totalité des alvéoles; ou bien, si l'on ne pouvait pas se procurer un autre essaim, on enlèverait, avec un instrument bien affilé, les parties vides des rayons avant qu'elles ne soient corrompues. Il importe beaucoup de ne pas faire usage pour cette opération d'un outil émoussé, parce que, s'ouvrant difficilement passage, il dérangerait trop violemment les rayons de leur place; d'où il résulterait que les abeilles abandonneraient leur demeure.

[13] Il existe encore pour elles une cause de mortalité : c'est quand il survient trop de fleurs pendant plusieurs années consécutives, et qu'alors elles s'occupent plus de la récolte du miel que du soin de leur progéniture. Aussi quelques personnes, peu versées dans cette partie de l'économie rurale, témoignent leur joie de l'abondance de la production, ignorant que cette abondance même menace les abeilles de leur destruction, puisqu'elles périssent, pour la plus grande partie, exténuées par l'excès du travail, et que celles qui survivent ne tardent pas à mourir, faute d'être recrutées par de jeunes compagnes.

[14] Si donc, au retour du printemps, les prés et les champs se couvrent de fleurs surabondantes, il est très utile de clore les issues des ruches un jour sur trois, en ne laissant que de petites ouvertures par lesquelles les abeilles ne puissent sortir : alors, ne pouvant pas se livrer au travail du miel, puisqu'elles n'ont plus l'espoir de remplir de cette liqueur la totalité de leurs rayons, elles déposeront du couvain.
Voilà à peu près les remèdes propres à la guérison des essaims frappés de maladies.

Ce que font en divers temps les abeilles, et ce que doit faire leur gardien.

XIV. [1] Voici maintenant quels sont les soins à donner aux abeilles pendant tout le cours de l'année, suivant la méthode excellente que nous a laissée le même Hygin. Depuis l'équinoxe du printemps, qui a lieu au mois de mars, vers le huit des calendes d'avril, au huitième degré du Bélier, jusqu'au lever des Pléiades, il s'écoule quarante-huit jours de printemps. Pendant ces jours, dit Hygin, les premiers soins à donner aux abeilles consistent à ouvrir les ruches pour enlever toutes les ordures qui s'y sont amassées durant l'hiver, ainsi que les araignées, qui gâtent les rayons; après quoi on enfume cet asile avec de la bouse de boeuf que l'on fait brûler : cette fumée convient parfaitement aux abeilles, en raison de la sorte de parenté qui les lie à ce quadrupède.

[2] En outre, il faut tuer ces petits vers qu'on appelle teignes, et aussi les papillons : ces insectes funestes, qui s'attachent aux rayons, tombent ordinairement si, à la bouse, on mêle de la moelle de boeuf, et qu'en la brûlant on en introduise la fumée dans la ruche. Par ce moyen, on donnera de la force aux essaims pour la durée du temps dont nous avons parlé, et ils auront plus d'ardeur pour se livrer au travail.

[3] Ce que doit surtout observer le gardien qui soigne les abeilles, c'est, s'il faut qu'il touche aux rayons, de s'abstenir la veille de tout acte vénérien, de ne pas approcher de la ruche étant ivre et sans s'être lavé, et de rejeter presque tous les aliments à odeur forte, tels que les salaisons et les jus qui en proviennent, et de ne pas exhaler l'odeur âcre et fétide de l'ail, des oignons et des autres substances de ce genre.

[4] Quarante-huit jours après l'équinoxe du printemps, au lever des Pléiades, vers le cinq des ides de mai, les essaims commencent à augmenter en force et en population ; mais à cette époque ceux qui sont peu nombreux, et qui ont des malades, sont frappés de mortalité. Dans ce même temps, il naît à l'extrémité des rayons des nymphes d'une taille très supérieure à celle des autres abeilles : quelques personnes les regardent comme les rois des ruches. Certains auteurs grecs les appellent οἴστρους (taons), parce que ces insectes tourmentent les essaims et ne leur laissent aucun repos : aussi prescrivent-ils de les mettre à mort.

[5] Depuis le lever des Pléiades jusqu'au solstice qui a lieu à la fin de juin, quand le soleil est parvenu au huitième degré de l'Écrevisse, presque toutes les ruches essaiment on doit alors les surveiller avec plus de soin, pour que la nouvelle progéniture ne prenne pas la fuite. Puis, du solstice au lever de la Canicule, période d'environ trente jours, on récolte à la fois les blés et les miels. Nous allons bientôt, lorsque nous parlerons de la préparation du miel, prescrire comment on doit procéder à son enlèvement.

[6] Au reste, c'est à cette époque, comme l'affirment Démocrite et Magon, aussi bien que Virgile, que l'on peut faire naître un essaim d'un jeune boeuf mis à mort. Magon prétend même qu'on obtient le même résultat avec les entrailles de l'animal. Je pense qu'il est superflu de se livrer à un examen approfondi de cette allégation, m'en rapportant à Celse, qui dit fort sagement que, pour parvenir à ce but, il ne faut pas faire le sacrifice d'un bétail de grand prix.

[7] Au reste, à cette époque et jusqu'à l'équinoxe d'automne, on doit tous les dix jours ouvrir les ruches et les soumettre à une fumigation, qui, bien que désagréable pour les abeilles, leur est pourtant très salutaire. Après les avoir ainsi enfumées et échauffées, il faut les rafraîchir en arrosant d'eau fraîchement tirée les parties vides de la ruche; puis, s'il est des points qu'on n'ait pu laver, les nettoyer avec des pennes d'aigle ou de tout autre oiseau de grande envergure, qui aient beaucoup de roideur.

[8] En outre, on enlèvera les teignes si on en voit, on tuera les papillons qui se fixent ordinairement dans les rayons et nuisent beaucoup aux abeilles : car ils rongent la cire, et de leurs excréments naissent ces vers que nous appelons les teignes des ruches.

[9] C'est pourquoi, s'il s'en trouve un grand nombre, quand les mauves fleurissent, on place le soir dans le rucher un vase d'airain semblable au miliaire, au fond duquel on dépose une lumière quelconque : les papillons y accourent de toutes parts et se brûlent en voltigeant autour de la flamme, parce que, le vase étant étroit d'ouverture, il ne leur est pas facile d'en sortir en volant, ni de fuir le feu, retenus qu'ils sont par les parois du vase : aussi sont-ils consumés par la vive chaleur dont ne peuvent s'éloigner.

[10] Environ cinquante jours après la Canicule, l'Arcture se lève : alors les abeilles confectionnent leur miel avec les fleurs, couvertes de rosée, du thym, de la cunile et de la sarriette. Le meilleur miel paraît être celui qu'elles font à l'équinoxe d'automne, qui a lieu avant les calendes d'octobre, lorsque le soleil touche au huitième degré de la Balance. Mais entre le lever de la Canicule et celui de l'Arcture, il faudra prendre garde que les abeilles ne soient les victimes de la fureur des frelons, qui se placent ordinairement en embuscade devant la ruche, pour se jeter sur celles qui en sortent. C'est après le lever de l'Arcture, vers l'équinoxe de la Balance, ainsi que je l'ai dit, qu'a lieu la seconde récolte des rayons.

[11] Ensuite, à partir de l'équinoxe, qui a lieu vers le huit des calendes d'octobre jusqu'au coucher des Pléiades, les abeilles recueillent, durant quarante jours, sur les fleurs du tamarix et des plantes sauvages, les miels qui doivent les sustenter pendant l'hiver. Il n'en faut rien enlever, de peur qu'affligées du tort qu'on leur fait trop souvent, elles ne se décident, dans l'état désespéré de leur position, à prendre la fuite.

[12] Depuis le coucher des Pléiades jusqu'au solstice d'hiver, qui ordinairement a lieu vers le huit des calendes de janvier, lorsque le soleil est entré au huitième degré du Capricorne, les abeilles commencent à faire usage du miel qu'elle sont amassé, et elles s'en nourrissent jusqu'au lever de l'Arcture. Je n'ignore point le sentiment d'Hipparque, qui affirme que les solstices et les équinoxes ont lieu quand le soleil arrive, non pas au huitième degré des signes du zodiaque, mais bien au premier : toutefois je préfère, dans cette Économie rurale, me conformer au système d'Eudoxe, de Méton et des anciens astronomes, qui est d'accord avec les fêtes publiques ; parce que cette ancienne computation est plus familière aux cultivateurs, et que le perfectionnement d'Hipparque n'est pas nécessaire aux paysans, dont l'instruction est, comme on dit, bornée.

[13] D'après ces observations, il conviendra, dès le premier coucher des Pléiades, de visiter les rayons, d'enlever toutes les ordures, et de redoubler de soins, parce que, durant l'hiver, il ne convient ni de remuer ni d'ouvrir les ruches. C'est pourquoi, tandis qu'il reste encore quelques jours d'automne, il faut, après les avoir nettoyés par une très belle journée; descendre les couvercles jusque sur les rayons, sans laisser aucun vide, afin que les alvéoles ainsi garantis conservent une certaine chaleur eu hiver : c'est, du reste, ce que l'on doit toujours faire, même lorsque les ruches ne renferment qu'une population fort limitée.

[14] Puis on bouchera à l'extérieur toutes les fentes et les trous, au moyen de boue pétrie avec de la bouse de boeuf, et on ne laissera que les ouvertures par lesquelles passent les abeilles. Quoique les ruchers soient abrités par un avant-toit, il faudra toutefois les couvrir de chaume et de feuilles, et, autant qu'il sera possible, nous les protégerons contre le froid et les tempêtes.

[15] Certaines personnes renferment dans les ruches des oiseaux morts dont on a retiré les entrailles, et qui, pendant la rigueur de l'hiver, fournissent de la chaleur aux abeilles qui s'abritent sous la plume. A cette époque, si elles ont consommé leurs provisions, elles apaisent volontiers leur faim avec ces oiseaux, dont elles ne laissent que les os; mais, si le miel ne leur manque pas, elles laissent ces chairs intactes, et, quelqu'amies qu'elles soient de la propreté, elles ne souffrent pas de la mauvaise odeur qui s'en exhale. Nous pensons cependant qu'il est préférable, lorsque les abeilles sont affamées pendant l'hiver, de placer dans des augets, à l'entrée des ruches, soit des figues sèches écrasées et humectées, soit du vin cuit jusqu'à réduction de moitié, soit du vin de raisins séchés au soleil : on imbibera de ces liqueurs de la laine propre, afin qu'en se posant dessus, elles les sucent comme avec un siphon.

[16] On leur donnera aussi avec avantage des raisins secs que l'on humectera d'un peu d'eau après les avoir écrasés. On les sustentera avec ces aliments, non seulement pendant l'hiver, mais encore, comme je l'ai dit, dans le temps où fleurissent les tithymales et les ormes.

[17] Dans les quarante jours environ qui suivent le solstice d'hiver, les abeilles consomment toute leur provision de miel, à moins que leur gardien ne leur ait fait une part trop large Souvent même, les alvéoles étant épuisés, elles se tiennent, affamées qu'elles sont et couchées près des rayons, engourdies à la manière des serpents, et dans cet état de repos, conservent leur existence jusqu'au lever de l'Arcture, qui a lieu aux ides de février. Toutefois, pour les empêcher de mourir, il est à propos, si la famine se prolonge, de placer à l'entrée de la ruche des liqueurs douces, et de leur faire ainsi supporter la disette de la saison jusqu'à ce que le lever de l'Arcture et le retour des hirondelles annoncent une saison plus favorable.

[18] En effet, à cette époque, quand la sérénité du jour le permet, elles s'enhardissent à sortir pour se procurer des subsistances; et depuis l'équinoxe du printemps, elles se répandent au loin sans perdre de temps, butinent sur les fleurs ce qui convient au couvain, et le transportent dans l'intérieur de leur domicile. Voilà ce qu'Hygin invite à observer avec le plus grand soin dans les diverses périodes de l'année.

[19] Au reste, Celse ajoute qu'il y a peu de localités assez heureusement situées pour offrir aux abeilles des pâturages d'hiver différents de ceux d'été. Aussi, dans les contrées où, le printemps passé, on ne trouve plus de fleurs convenables, il s'oppose à ce qu'on laisse les essaims oisifs : il veut que, dès que les pâturages de cette saison sont épuisés, on les transporte dans les lieux plus favorables, où elles puissent se nourrir de la fleur tardive du thym, de l'origan et de la sarriette. Il assure que c'est ainsi qu'on en use soit dans les cantons de l'Achaïe, d'où on transfère les abeilles, pour les y faire butiner, dans l'Attique; soit dans l'Eubée, soit dans les îles Cyclades, soit dans d'autres pays d'où on les conduit à Scyros, soit en Sicile, des divers points de laquelle on va les établir sur l'Hybla.

[20] Celse dit encore que l'abeille compose sa cire avec les fleurs, et son miel avec la rosée du matin, et que le miel acquiert une qualité d'autant plus parfaite que la cire qui le renferme a été faite d'une matière plus agréable. Au surplus, il conseille de visiter avec soin les ruches avant de les déplacer, de supprimer les rayons ou vieux, ou attaqués par les teignes, ou peu solides; de n'en réserver qu'un petit nombre des meilleurs : ainsi la plus grande partie se trouve faite avec les fleurs qui conviennent le mieux. Il prescrit aussi de ne transporter les ruches qu'on veut déplacer que durant les nuits et sans secousse.
 

Préparation du miel, et de la taille des rayons.

XV. [1] Le printemps passé, on fait, comme je l'ai dit, la récolte du miel, objet du travail de toute une année. On reconnaît qu'il est temps d'y procéder, quand on remarque que les bourdons sont expulsés et mis en fuite par les abeilles. Les bourdons sont d'un plus gros volume que les abeilles avec lesquelles pourtant ils ont la plus grande ressemblance; mais, comme dit Virgile,
« C'est une troupe lâche, »
et occupant les rayons sans y faire aucun travail ;

[2] car ils ne recueillent pas de nourriture et subsistent de celle que les ouvrières apportent. Toutefois, étendus sur les oeufs qui recèlent les jeunes abeilles, ils semblent être de quelque utilité pour la propagation de la famille. C'est pourquoi on les y admet pour couver et élever la nouvelle génération. Dès que les nymphes sont sorties des alvéoles, ils sont chassés de la ruche, et, comme dit encore Virgile, « expulsés du logis. »

[3] Quelques auteurs conseillent de les exterminer en totalité; cependant, d'accord avec Magon, je ne pense pas qu'il faille en user ainsi, mais qu'il faut mettre un terme au carnage. En effet, on ne tuera pas la race entière, de peur que les abeilles ne deviennent paresseuses : car, si les bourdons dépensent une partie de la provision, elles sont forcées de redoubler d'activité pour réparer cette perte. Il ne faut pas toutefois laisser cette multitude de parasites vivre aux dépens de la famille, dont ils dilapideraient tous les trésors qu'ils n'ont pas contribué à amasser.

[4] Ainsi, quand on verra s'élever des rixes fréquentes entre les bourdons et les abeilles, on visitera l'intérieur des ruches, afin de différer la récolte si les rayons ne sont pleins qu'à demi, ou bien pour recueillir le miel si les alvéoles, comblés de liqueur, sont fermés comme d'un couvercle de cire superposé. C'est le matin qu'il faut choisir pour tailler les rayons : il ne serait pas sans danger de troubler, dans le milieu de la chaleur du jour, les abeilles qui sont alors naturellement irritées. Pour cette opération, on a besoin de deux instruments de fer de la longueur d'un pied et demi ou un peu plus : l'un d'eux est un couteau long, à double tranchant, se terminant en forme de serpe ; l'autre ne tranche que d'un côté, qui est bien affilé : celui-ci coupera parfaitement les gâteaux; avec celui-là on ratissera et attirera toutes les ordures qui se seront détachées.

[5] Si les ruches n'ont par derrière aucune porte qu'on puisse ouvrir, on les enfumera en brûlant du galbanurn ou du fumier sec. On mettra ces substances sur des charbons ardents dans un vase de terre cuite : ce vase, pourvu d'anses, ressemble à une petite marmite; il offre un côté pointu où un trou donne passage à la fumée; l'autre côté est plus large, et présente une ouverture plus grande par laquelle on peut souffler.

[6] Quand on aura approché cette espèce de marmite de la porte de la ruche, on poussera, en soufflant dedans, la fumée vers les abeilles, qui n'en pouvant supporter l'odeur, se retireront aussitôt sur le devant de leur demeure, quelquefois même hors du vestibule; de sorte qu'on pourra facilement visiter l'intérieur de la ruche, où parfois, si elle renferme deux essaims, on trouve deux formes particulières de rayons :

[7] car, malgré la bonne intelligence où vivent les deux colonies, chacune a sa manière de façonner les gâteaux et de leur donner telle ou telle figure. Toutefois la totalité de ces gâteaux, attachés au haut des ruches et légèrement à leurs parois, est tellement suspendue qu'elle ne touche pas au parquet de leur asile, parce qu'il sert de passage aux abeilles.

[8] Au reste, la figure des gâteaux est modelée sur celle de l'emplacement qu'ils occupent. En effet, carré, arrondi ou oblong, il détermine, comme un moule, la forme des rayons : aussi n'en trouve-t-on jamais qui aient tout à fait la même figure. Quels qu'ils soient cependant, on ne les enlèvera pas tous : on en laissera la cinquième partie lors de la première récolte, pendant que les campagnes abondent encore en fleurs; et le tiers, lors de la deuxième récolte, qui se fait aux approches de l'hiver.

[9] Ces proportions ne sont pas exactement les mêmes dans les diverses contrées : elles doivent se déterminer d'après la quantité de fleurs et l'abondance du butin que trouvent les abeilles. Si les gâteaux suspendus dans la ruelle s'étendent perpendiculairement, on les taillera avec l'instrument qui ressemble au couteau, et on les recevra par dessous entre les deux bras pour les sortir; si, au contraire, ils sont disposés horizontalement, on aura recours à l'autre instrument en forme de serpe, pour opérer de face la section.

[10] Au reste, on doit enlever tous les rayons vieux ou gâtés, et n'en laisser que de bonne qualité, et qui soient remplis de miel; et si quelques-uns renfermaient du couvain, on les réserverait pour la propagation des essaims. On rassemblera toute la récolte de rayons dans le lieu où l'on voudra préparer le miel, et l'on bouchera soigneusement tous les trous des murs et des fenêtres, afin de ne laisser aucun accès aux abeilles, qui recherchent opiniâtrement la sorte de trésor qu'elles ont perdu, et qu'elles consomment quand elles viennent à le découvrir. C'est pourquoi on produira de la fumée à l'entrée de cet endroit pour repousser celles qui tenteraient d'y pénétrer.

[11] Après la taille des ruches, s'il se trouve quelques rayons qui obstruent l'entrée, on les retournera de telle sorte, que leur partie postérieure devienne à son tour la porte de l'édifice. Par ce moyen, lors de la prochaine taille, les vieux rayons seront enlevés de préférence aux nouveaux, et on renouvelle ainsi les gâteaux, qui sont d'autant moins bons qu'ils sont plus anciens.
Si les ruches étaient entourées d'un mur et fixées à demeure, on aurait soin de les tailler tantôt par derrière, tantôt par devant. Ce travail doit être terminé avant la cinquième heure du jour; sinon, on le reprendra après la neuvième, ou bien le lendemain au matin.

[12] Quel que soit le nombre des rayons taillés, il importe d'extraire le jour même le miel pendant qu'il est chaud. On suspend, dans un lieu obscur, un panier de saule ou une chausse d'osier mince lâchement tissu, ayant la forme d'une borne renversée et semblable à celles qui servent à filtrer le vin. On y entasse les rayons brisés, en prenant la précaution d'enlever les parties qui contiennent du convain ou une liqueur rougeâtre : car elles ont mauvais goût et la liqueur qui en provient gâte le miel.

[13] Ensuite, lorsque le miel encore liquide aura coulé dans le vaisseau placé pour le recevoir, on le versera dans des vases de terre cuite qu'on ne laissera découverts que peu de jours, et seulement jusqu'à ce que, comme le moût, la liqueur ait jeté son écume, que l'on devra souvent enlever avec une cuiller. On soumet à la presse, après les avoir maniés, les fragments de rayons qui sont restés dans la chausse : il en découle un miel de seconde qualité, que les personnes soigneuses mettent à part, pour que par son mélange il ne détériore pas le premier dont la saveur est exquise.

Préparation de la cire.

Xvi. Quoique la cire soit une substance de peu de valeur, il ne faut pourtant pas la négliger, puisqu'elle sert à beaucoup d'usages. Après avoir exprimé ce qui restait dans les gâteaux, on les lave avec soin dans de l'eau douce, et on les jette dans un vase d'airain : on ajoute de l'eau pour qu'ils fondent sur le feu. Après cette opération, on verse la cire en fusion sur un tablier de paille ou de jonc ; ensuite on lui fait subir de même une seconde cuisson, et l'on fait couler le tout dans des moules de la forme qu'on désire, contenant de l'eau et d'où l'on peut facilement retirer la cire figée, parce que l'eau qui se trouve sous celle-ci ne la laisse pas adhérer aux parois.

[2] Nous avons terminé notre travail sur les animaux de la ferme et sur la nourriture qui leur convient; nous allons maintenant, Publius Silvinus, passer à ce qui nous reste à dire sur l'économie rurale, et je vais donner des préceptes en vers sur la culture des jardins, afin de satisfaire à vos désirs comme à ceux de notre cher Gallion.