L'ÉCONOMIE RURALE DE L. JUN. M.
COLUMELLE.
AVANT-PROPOS.
[1] Recevevez, Silvinus, les
arrérages de la petite rente que je vous devais d'après nos
stipulations ; car, par les neuf livres précédents, j'avais acquitté
ma dette, à cette partie près que je remets maintenant en vos mains.
Il me reste désormais à parler de l'horticulture, qui, jadis
notablement négligée par les anciens agriculteurs, paraît intéresser
au plus haut point ceux de notre époque. Quand, chez nos aïeux, la
frugalité était poussée jusqu'à la parcimonie, les pauvres gens
semblaient vivre plus à l'aise : en effet, l'abondance du laitage,
la chair des bêtes fauves et des bestiaux élevés à la ferme,
étaient, pour les sommités sociales comme pour les plus humbles
conditions, un aliment commun, ainsi que l'eau et le froment.
[2] Mais dès que les siècles
suivants, et surtout le nôtre, eurent élevé le prix des mets de
luxe, et que les repas furent estimés, non d'après la satisfaction
des appétits naturels, mais d'après le taux de leur dépense, la
pauvreté plébéienne, ne pouvant aborder ces mets vendus au poids de
l'or, fut réduite aux aliments les plus communs.
[3] C'est pourquoi je vais
donner, avec plus de soin que ne l'ont fait nos devanciers, des
préceptes sur la culture des jardins, parce que les fruits qu'ils
produisent sont devenus de nos jours d'un usage plus général qu'ils
ne l'étaient autrefois. Comme je me l'étais proposé, j'aurais écrit
en prose ce livre pour le joindre aux livres précédents, si vos
instances réitérées n'eussent triomphé de ma résolution, en me
déterminant à mettre en vers les parties omises dans le poème des
Géorgiques, travail que Virgile avait expressément dé¬claré laisser
aux âges futurs. Certes, pour m'inspirer tant d'audace, il ne
fallait rien moins que ces paroles d'un poète digne d'une si
profonde vénération.
[4] Ainsi inspiré par cette
sorte de divinité, tout en hésitant certainement à cause de la
difficulté de l'entreprise, mais ne renonçant pas à l'espoir d'un
heureux succès, j'ai abordé une matière fort légère et presque
privée de corps, qui est si mince qu'elle ne pourra être comptée que
comme une parcelle de notre travail dans l'accomplissement de notre
oeuvre, parcelle pourtant achevée en soi et contenue dans ses justes
limites, mais à laquelle, en aucune manière, on ne saurait donner
une certaine consistance. En effet, quoiqu'il soit composé, pour
ainsi dire, de plusieurs membres sur lesquels je pourrais parler,
ils n'en sont pas moins assez exigus pour qu'on puisse leur
appliquer ce proverbe grec : « On ne saurait faire une corde avec
les impalpables atomes du sable. »
[5] Aussi, quel que soit ce
fruit de mes veilles, je ne pousse point la prétention jusqu'à
réclamer pour moi seul toute la gloire : mon seul désir est qu'il
puisse figurer, sans les déparer, à côté des ouvrages des auteurs
que j'ai précédemment cités.
Mais il est temps de terminer cette préface.
1. JE vous enseignerai aussi,
Silvinus, la culture des jardins, et ces détails que Virgile nous a
laissé le soin de traiter, quand, restreint jadis dans des limites
trop resserrées, il chantait la fécondité des moissons, les présents
de Bacchus, et vous, grande Palès, et le miel, cet aliment digne des
habitants des cieux.
6. D'abord, qu'un champ fertile recouvert d'une couche féconde
d'humus et dont la surface profondément ameublie imite la ténuité du
sable, soit affecté au jardin dont on attend d'abondantes
productions. Il est propre à cette destination, le terrain qui
produit des herbes vigoureuses et qui, dans sa fraîcheur, donne
naissance aux haies rougeâtres de l'hièble; mais on doit rejeter
tout emplacement aride, aussi bien que celui qui, recouvert d'eaux
stagnantes, retentit continuellement du coassement plaintif de la
grenouille.
13. Faites choix d'un sol qui produise spontanément l'orme au
feuillage touffu, qui se couvre de palmiers sauvages, qui se hérisse
de forêts de poiriers non cultivés, qui donne à foison les fruits
pierreux du prunellier, et qui voie le pommier s'élever de son sein
fécond, sans y avoir été planté ; mais ne vous fiez pas à cette
terre qui produit l'ellébore et le galbanum au suc funeste, non plus
qu'à celle qui voit croître l'if et qui laisse échapper des
exhalaisons pernicieuses. Il n'y a rien à redouter de celle où
fleurit la mandragore, cette plante dont la racine, funeste à la
raison, présente une forme analogue à celle du scrotum de l'homme;
où s'élèvent la triste ciguë, la férule si dure à la main qu'elle
frappe, les buissons «le ronces qui déchirent les jambes, et le
paliure aux épines acérées.
22. Que des eaux courantes soient voisines de ce lieu, afin que le
cultivateur endurci au travail puisse les conduire au secours de ses
jardins toujours altérés; ou bien qu'une source distille son onde
dans un puits peu profond, pour que la fatigue n'essouffle pas ceux
qui doivent y puiser.
26. Ce terrain sera clos, soit de murailles, soit de haies
épineuses, pour le rendre inaccessible aux bestiaux et aux voleurs.
Il n'est pas nécessaire de recourir aux chefs-d'oeuvre de la main de
Dédale, ni à l'art de Polyclète, de Phradmon ou d'Agélade; mais que
le tronc façonné d'un vieux arbre expose à la vénération le dieu
Priape au membre formidable, lequel du milieu du jardin ne cessera
de menacer les enfants de son phallus et les voleurs de sa faux.
35. Allons, courage, Muses de Piérie! exposez maintenant en vers
légers les principes de la culture, dans quels temps on doit confier
les semences à la terre, les soins qu'elles réclament ensuite, sous
quel astre commencent à éclore les fleurs, et se couvrent de boutons
les rosiers de Pæstum, quand mûrissent les dons de Bacchus, et
quand, enrichi d'une greffe étrangère, l'arbre perfectionné se
courbe sous des fruits adoptifs.
40. Lorsque le Chien se désaltèrera dans les ondes de l'Océan, et
que le soleil rendra les jours égaux aux nuits; lorsque l'automne
rassasié de fruits, secouant ses tempes, et, barbouillé de vin doux,
l'exprimera des grappes écumantes, il est temps de retourner, avec
une bêche au manche de chêne, la terre devenue meuble par le soin
qu'on a pris de la défoncer pour qu'elle soit imbibée par les
pluies. Mais si, sans avoir été travaillée, elle est endurcie par la
continuation d'un ciel serein, il faut, par une pente déclive, y
conduire des ruisseaux qui puissent la désaltérer et remplir ses
gerçures béantes.
50. Pourtant, si le ciel et les terrains voisins ne fournissent pas
d'eau, et que la nature de la localité ou Jupiter vous refusent ce
bienfait, il faut attendre l'hiver, jusqu'à ce que l'éclat dont la
fille de Gnosos fut dotée par Bacchus ait disparu sous les flots
azurés du pôle, et que les Atlantides redoutent le soleil se levant
devant elles. Alors que, ne se croyant plus en sûreté dans l'Olympe,
Phébus évite tremblant les pinces du Scorpion et son dard
redoutable, et s'approche à la hâte de la croupe du cheval du
Sagittaire; peuple, qui ne connaissez pas votre origine, n'épargnez
pas la terre, qu'à tort vous regardez comme votre mère.
59. Celle qui fournit l'argile de Prométhée diffère de celle qui
nous engendra, dans le temps où l'inexorable Neptune engloutit le
monde sous les flots, et, par l'ébranlement des gouffres profonds,
porta la terre jusqu'aux rivages du Léthé. C'est alors que le
Tartare vit une fois trembler le monarque du Styx, lorsque, sous le
poids (les eaux de la mer, les Mânes jetèrent des cris d'effroi.
65. Une main féconde nous donna le jour sur ce globe veuf de
mortels; les pierres arrachées des hautes montagnes par Deucalion
nous engendrèrent; aussi êtes-vous appelés au travail le plus dur,
et qui doit n'avoir de terme que l'instant où vous cesserez de
vivre. Allons! repoussez le sommeil qui vous paralyse, et avec le
soc à la dent recourbée, arrachez la verte chevelure de la terre,
mettez en pièces ses vêtements.
71. Que l'un avec de lourds râteaux sillonne sa surface nonchalante
à produire; que l'autre, sans retard, lui arrache les entrailles à
l'aide des larges hoyaux, et les mêle en abondance avec le gazon qui
la recouvre : là, ces viscères resteront exposés aux blancs frimas
qui les brûleront aux coups de vents glacés, au courroux de Caurus;
le cruel Borée les resserrera, puis l'Eurus en opérera la
dissolution.
76. Ensuite, lorsque le doux Zéphire aura, des feux de son souffle,
dissipé l'engourdissement des froids qu'avaient amenés les
brouillards du Riphée, que la Lyre descendra du pôle céleste dans la
profondeur des mers, et que posée sur son nid l'hirondelle chantera
l'arrivée du printemps : rassasiez alors la terre, après son jeûne,
avec de la marne grasse, avec le crottin frais de l'âne, avec le
fumier du gros bétail. Que le jardinier, chargé de paniers qui se
rompent sous le poids, n'ait pas honte de donner pour aliment au sol
fatigué les ordures que les latrines vomissent de leurs immondes
cloaques.
86. Qu'armé de la double dent de la houe, il retourne de nouveau la
terre précédemment ameublie, mais dont la surface s'est depuis
condensée par les pluies et durcie par les gelées; et qu'ensuite,
sans tarder, il broie avec la marre ou les dents du hoyau la glèbe
et les plantes vivaces qu'elle recèle, afin que le sol mûri ouvre un
sein plus moelleux.
91. Qu'il saisisse aussi les sarcloirs que le frottement de la terre
a rendus luisants, et qu'après avoir tracé des sillons rapprochés
perpendiculaires aux allées, il sépare encore ces sillons par des
sentiers étroits.
94. Mais, dès que la terre, embellie par cette distribution et
brillant d'une parure nouvelle, demande à être ensemencée,
confiez-lui, comme autant d'astres terrestres, diverses espèces de
fleurs, telles que la blanche giroflée, le souci au jaune éclatant,
la narcisse aux feuilles effilées, le muflier offrant la gueule ente
ouverte du lion féroce, le lis dont la blanche corolle fait
ressortir le vert feuillage, et les jacinthes tant blanches que
bleues.
101. Semez aussi la violette pâlissant sur le sol, le violier dont
les rameaux s'empourprent d'or, et la rose qu'embellit l'excès de sa
pudeur. N'oubliez pas le panax au suc médicinal, le glaucium dont le
jus est salutaire, et les pavots qui enchaînent le sommeil fugitif;
non plus que les semences aphrodisiaques du bulbe de Mégare, qui
enflamme les hommes et anime les jeunes filles, et ces plantes que
le Gétule cueille sèches sous ses gazons, la roquette que l'on sème
près de la statue du fécond Priape, pour exciter au culte de Vénus
les maris indolents.
110. Semez alors le cerfeuil au léger feuillage, la chicorée
agréable aux palais émoussés, la jeune laitue aux tendres feuilles,
l'ail aux gousses divisées, l'ulpique exhalant au loin son odeur, et
ces fournitures dont un habile cuisinier assaisonne ses fèves. Semez
le chervis, et cette racine provenant d'une graine d'Assyrie, et
qui, coupée par tranches, s'unit aux lupins bouillis pour exciter à
boire la bière de Péluse.
117. C'est dans le même temps que l'on plante le câprier dont ou
confit les boutons à peu de frais, la triste année, et les
menaçantes férules; la menthe aux rameaux diffus, l'aneth dont les
fleurs répandent au loin leur agréable odeur, la rue qui triomphe de
la saveur du fruit de Pallas, la moutarde qui fait couler les pleurs
de ceux qui en usera sans discernement, la racine brune du macéron,
l'oignon qui provoque les larmes, le passerage qu'on emploie à
relever la saveur du lait, et dont le nom grec annonce sa propriété
de faire disparaître la flétrissure imprimée sur le front des
esclaves fugitifs.
127. Alors on sème aussi les choux qui, abondant sur toute la
surface du globe, n'y verdissent pas moins pour le monarque superbe
que pour le plébéien, et donnent leurs tiges en hiver et leurs
tendrons au printemps : tant celui que l'antique Cumes voit naître
au milieu de ses plants d'oignons, que ceux qui sont cultivés par
les Marrucins, et par Signia sur le mont Lepin, et par la fertile
Capoue, et dans les jardins des gorges de Caudium, et près de
Stabies, célèbre par ses fontaines, et dans les champs du Vésuve, et
sur les bords des ondes dont le Sebetus arrose la savante
Parthénope, et sur les marais de Pornpéia, dans le voisinage des
salines d'Hercule, et aux lieux où le Siler roule ses eaux limpides
comme le verre; et par les durs Sabelliens qui en recueillent les
tiges couvertes de plusieurs rejetons, et sur le lac de Turnus, el
dans les champs où Tibur se couvre d'arbres fruitiers, et dans le
territoire des Brutiens, et par Aricie d'où nous est venu le
poireau.
140. Aussitôt que nous aurons confié ces semences à la terre
ameublie, nous lui prodiguerons pendant sa gestation tous les soins
de la culture, afin que ses productions nous payent largement les
intérêts de nos dépenses. Je recommande avant tout de s'assurer de
larges sources d'eau, pour que les jeunes plantes, quand elles
lèvent,ne périssent pas desséchées par la soif.
145. Lorsque la terre, près d'enfanter, se dilatera en relâchant les
liens qui la resserrent, lorsqu'une lignée florissante pullulera
dans le sein maternel, le jardinier soigneux procurera par
l'arrosement une légère pluie aux primeurs de la jeune plante; il la
serfouira avec un instrument de fer à deux dents, et exterminera
dans les sillons l'herbe qui les étouffe.
150. Si votre jardin occupe des coteaux buissonneux, et qu'il n'y
arrive pas de ruisseaux des bois qui le dominent, élevez vos
planches par l'amoncellement des mottes de terre en forme de
rempart, afin que vos plantes s'accoutument à vivre dans un sol
poudreux et sec, et que, lorsqu'on les déplacera, elles n'éprouvent
pas d'aversion pour l'aridité des chaleurs.
155. Bientôt après, lorsque ce prince des constellations et. des
troupeaux qui fit traverser les mers à Phryxus, protégé par une nue,
et qui ne put les faire passer à Hellé, élèvera la tête au-dessus
des ondes, la terre propice ouvrira son sein, réclamera de
productives semences, témoignera le désir de se marier aux plantes
qu'on lui aura confiées. Veillez alors, jardiniers! car le temps
fuit d'un pas tacite, et l'année passe sans bruit.
161. La mère la plus tendre appelle ses enfants, demande à nourrir
les fruits de ses entrailles, et prie qu'on lui donne aussi des
enfants étrangers. Alors livrez à la mère les gages de sa tendresse,
il en est temps; couronnez-la de sa verte progéniture, disposez
l'ornement de sa tête, mettez en ordre sa chevelure.
166. Qu'alors le sol florissant se hérisse de l'ache verdoyante;
qu'il se réjouisse en contemplant les longs cheveux de la cime du
poireau; que le panais ombrage son tendre sein. Que dès lors les
plantes odoriférantes, présent de l'étranger, descendent des sommets
siciliens de l'IHybla où croît le safran; que du joyeux Canope
arrivent les marjolaines qu'il produit; que l'on plante cette myrrhe
qui imite vos larmes, ô fille de Cinyre, et celle de l'arbuste de
l'Achaïe, d'où découle une substance préférable à la myrrhe
elle-même. Que le jardinier dispose les semis qu'il a faits, tels
que ces fleurs qui doivent leur naissance au sang déplorable du fils
d'Émus après son injuste condamnation, et les immortelles amarantes,
et ces végétaux que la riche nature décore de mille couleurs.
178. Qu'alors arrive le coramble, quoiqu'il soit ennemi des yeux.
Qu'on s'empresse d'admettre les laitues qui nous calment par un
sommeil salutaire, propre à guérir les affligeants dégoûts qui
suivent les longues maladies : l'une touffue est verte, l'autre se
distingue par sa brune chevelure; toutes deux portent le nom de
Cécilius Metellus; une troisième, dont la tête pâlit. épaisse et
pure, conserve le nom de la Cappadoce; et la mienne, que Gadès
engendre sur le rivage de Tartessus, blanche dans ses feuilles
frisées, l'est aussi dans son thyrse.
186. N'oublions pas celle que Chypre nourrit dans les grasses
campagnes de Paphos : sa chevelure rouge est bien disposée, et sa
tige a la couleur du lait. Les temps propices à l'ensemencement de
la laitue sont aussi nombreux que les variétés de cette plante : le
Verseau plante la cécilienne au commencement de l'année ; la
cappadocienne est mise en terre par le luperque dans le mois où l'on
sacrifie aux morts.
192. Toi, Mars, cultive, lors de tes calendes, la laitue de
Tartessus; et toi, Vénus, c'est aux tiennes que tu t'occuperas de
celle de Paphos : alors elle aspire à s'unir à sa mère qui est
pressée du même désir; alors cette tendre mère laisse facilement
pénétrer la surface qui la recouvre.
196. Multipliez! voici pour l'univers les temps propices à la
génération! voici l'Amour qui redouble l'ardeur de ses feux ! voici
l'âme du monde qui se précipite dans les voluptés de Vénus, et qui,
enflammée sous les traits de Cupidon, brûle pour toutes ses parties
et les remplit de ses enfants. Alors le dieu des mers, alors le roi
des ondes s'unissent, l'un à Téthys, l'autre à Amphitrite. Déjà les
deux déesses, donnant à leurs époux des enfants azurés, couvrent les
mers de ces familles nageantes.
204. Déjà le plus grand des dieux, l'artificieux Jupiter, déposant
son foudre, se rappelle ses anciennes amours avec la fille d'Acrise,
et, dans le sein de sa mère, verse de larges pluies. Cette mère, non
plus, ne dédaigne pas l'ardeur de son fils, et, bien loin de là, la
terre, enflammée de désirs, se livre à ses caresses. Aussi, et les
mers et les monts, et l'univers entier ressentent l'influence du
printemps. Aussi les désirs et l'amour brûlent au coeur des mortels,
des quadrupèdes et des oiseaux : ils embrasent la moelle même de
leurs os, jusqu'à ce que Vénus, rassasiée de bonheur, ait fécondé
leurs flancs, engendré de nouvelles familles, et repeuplé sans cesse
d'une lignée renaissante ce monde qui, bientôt vide, périrait dans
l'engourdissement des âges.
215. Mais pourquoi ai-je l'audace de souffrir que mes coursiers,
dans leur essor effréné, prennent leur vol à travers l'air, enlevés
dans des sentiers sublimes? Que celui-là qu'inspire un dieu plus
puissant que le mien, et qu'encourage le laurier de Delphes, chante
l'origine des choses, la main qui donne le mouvement aux oeuvres
sacrées de la nature, et les lois secrètes des cieux ! Que Cybèle
excite un. poète dans les champs de Dindyme; qu'il s'élance à
travers le Cythéron, sur les monts de Nysa consacrés à Bacchus,
qu'il gravisse son Parnasse chéri, qu'il se complaise dans le
silence favorable des forêts du Piérius, et que, d'une voix
semblable à celle du dieu du vin, il répète en frémissant : Dieu de
Délos, salut! Salut aussi, Bacchus!
225. Ma Calliope me rappelle vers une entreprise plus simple; elle
me prescrit de parcourir un cercle plus étroit et de faire sous son
inspiration des vers dont le léger tissu, embelli par Euterpe, soit
chanté pendant le travail par le vigneron suspendu aux arbres pour
tailler les vignes qu'ils supportent, et le jardinier qui cultive
les légumes de ses jardins verdoyants.
230. Passons donc maintenant à de nouveaux enseignements. Que l'on
distribue, sur les aires que sépare un étroit intervalle, le cresson
alénois, funeste aux vers qui séjournent dans les intestins des
personnes dont l'estomac élabore mal les aliments, et la sarriette
qui rappelle la saveur du thym et de la thymbra, et le tendre
concombre, et le potiron fragile. Que l'on plante l'artichaut
hérissé de pointes qui plaît à Bacchus lorsqu'il boit, et qui
déplaît à Phébus quand il chante : tantôt il s'élève disposé en
corymbe pourpré, tantôt sa chevelure verdoie comme le myrte; tantôt
son front s'incline sous ses écailles entr'ouvertes; tantôt, comme
le pin, il offre une tête piquante; tantôt il présente la forme
d'une corbeille, et se montre hérissé d'aiguillons menaçants ;
quelquefois il est pâle et imite les courbures des feuilles
d'acanthe,
242. Lorsque le grenadier dont la capsule, en devenant
vermeille, annonce que ses grains s'adoucissent, se couvre de fleurs
rouges comme le sang, il est temps de semer la serpentaire : alors
naissent les coriandres fameuses, les nielles qui se plaisent près
du léger cumin, le turion de l'asperge sortant de ses tiges
épineuses, la malache dont la fleur qui penche se tourne vers le
soleil, la plante audacieuse qui imite la vigne de Bacchus et brave
les buissons: car la bryone s'élève audacieusement au milieu des
épines du poirier sauvage, et s'enlace aux aunes superbes. Comme la
seconde lettre de l'alphabet grec est tracée sur les tablettes
enduites de cire par le stylet d'un maître savant, de même on
enfonce dans un sol gras, à l'aide du plantoir ferré, la bette au
vert feuillage, à la tige blanche.
255. La récolte des fleurs odorantes approche; déjà le printemps
revêt sa robe de pourpre; déjà la terre féconde se couronne avec
joie des productions de diverses couleurs que fait naître l'année.
Déjà le lotier phrygien développe ses fleurs brillantes, les
violiers ouvrent leurs yeux clignotants, le lion offre sa gueule
béante, et, modeste en sa rougeur ingénue, la rose, découvrant ses
joues virginales, rend honneur aux dieux et s'unit dans leurs
temples aux parfums de la Sabée.
264. Maintenant je vous implore, Achéloïdes compagnes des Muses,
Dryades qui dansez sur le Ménale, Nymphes Napées, vous qui habitez
les forêts d'Amphryse, la vallée du Tempé thessalien, les sommets du
Cyllène, les champs ombragés du Lycée, les grottes toujours humides
des infiltrations de la fontaine Castalie ; et vous, qui dans la
Sicile cueilliez les fleurs qui naissent sur les bords du fleuve
Ilalesus, quand la fille de Cérès, occupée de vos danses, mettait en
bouquets les lis printaniers des campagnes d'Enna, puis, victime
d'un rapt, et bientôt devenue l'épouse du monarque du Léthé, préféra
les tristes ombres à l'aspect des astres, et le tartare aux cieux,
Pluton à Jupiter, la mort à la vie, et, sous le nom de Proserpine,
monta au trône des enfers ! Vous aussi, écartez le deuil, la crainte
et l'abattement : tournez vers ces lieux vos pieds délicats et
légers, et déposez dans les corbeilles sacrées les fruits dont la
terre s'est couronnée.
278. Ici, les Nymphes n'ont à redouter aucune embûche, nul
enlèvement ne les menace : nous honorons la chaste bonne foi et
vénérons nos saints pénates. Tout ici respire les jeux : on y rit
sans contrainte, le vin y coule à flots, et les banquets s'y
célèbrent sur les tapis verdoyants des joyeuses prairies. Déjà le
printemps dissipe les frimas; l'année se développe dans toute sa
douceur: c'est maintenant que Phébus, dans sa jeunesse, nous invite
à nous étendre sur l'herbe moelleuse, et que l'on peut goûter le
plaisir de se désaltérer dans l'onde qui n'est plus glacée, qui
n'est pas chaude encore, et qui murmure en fuyant à travers les
gazons.
286. Déjà le jardin se couronne des fleurs chères à Vénus; déjà la
rose s'entrouvre, plus éclatante que la pourpre de Sarra. Oui, les
jardins, grâce aux productions éclatantes qui les embellissent,
brillent plus que la fille de Latone, Phébé, montrant la pourpre de
son visage radieux, quand Borée a dispersé Ies nuages, plus que
Sirius enflammé, plus que le rouge Pyroïs, plus qu'Hespérus à la
face resplendissante, quand Lucifer reparaît au lever de l'aurore;
plus qu'Iris déployant son arc dans les cieux. Allons! soit que la
nuit à son déclin fuie devant la lumière naissante, soit que Phébus
plonge ses coursiers dans la mer d'Ibérie, cueillez la marjolaine
qui couvre le sol de son ombrage odorant, le narcisse aux feuilles
effilées, et le stérile balauste.
298. Et toi, pour qu'Alexis ne méprise pas les présents de Corydon,
toi, Naïade plus belle que ce bel enfant, comble de violettes ta
corbeille, lie en bouquets les noirs ligustres, et le baume, et la
cannelle, arrose les fleurs du crocus avec la liqueur pure de
Bacchus, car Bacchus conserve les parfums.
303. Et vous, villageois, qui avec votre pouce endurci cueillez les
tendres fleurs, entassez les jacinthes bleuâtres dans le blanc tissu
de vos corbeilles d'osier; que les roses distendent le tissu du jonc
entortillé, et que les soucis brillants comme la flamme fassent
rompre les corbeilles comblées, afin que Vertumne regorge de ces
productions printanières qui font sa richesse, et que, d'un pas que
ses nombreuses libations ont rendu chancelant, le jardinier revienne
de la ville, ses poches gonflées d'argent.
311. Mais lorsque les épis jaunissants annonceront que la moisson
est mûre; lorsque le soleil, dans le signe des Gémeaux, aura reculé
les limites du jour et aura absorbé dans ses rayons les pattes de
l'Écrevisse de Lerne, unissez l'ail à l'oignon, le pavot comestible
à l'aneth, et, pendant qu'ils sont verts encore, formez-en des
bottes pour les emporter; puis, quand vous aurez vendu ces
marchandises, chantez les louanges de la Fortune, et tetournez en
hâte vers vos jardins joyeux.
317. Foulez alors et comprimez sous le poids de lourds cylindres le
basilic que vous aurez semé dans une jachère bien ameublie, puis
soigneusement arrosée, pour empêcher que la chaleur de ce sol
poudreux ne brûle les grailles, ou pour les préserver de la dent des
pucerons, qui ne manqueraient pas de s'y glisser, et de la
dévastation que pourraient exercer les fourmis rapaces. Non
seulement le limaçon enveloppé dans sa coque, et la chenille velue
osent ronger les jeunes pousses des plantes; mais il arrive encore,
lorsque le chou jaunissant gonfle sa tête vigoureuse, que les pâles
tiges de la bette ont acquis tout leur développement, qu'au moment
où le jardinier se croyait en sûreté devant ses productions
parvenues à leur accroissement, et que, les trouvant mûres, il va
les recueillir, le cruel Jupiter darde la grêle, qui détruit sous
ses coups le travail de l'homme et des boeufs; souvent même le dieu
lance la peste dans des averses énormes qui donnent naissance à des
insectes ailés funestes à la vigne et aux verdâtres saussaies :
alors les jardins sont envahis par les chenilles rampant à leur
surface et brûlant de leur morsure les jeunes semis qui, privés de
leur chevelure et la tête dépouillée de tout feuillage, gisent
mutilés et consumés par un poison funeste.
337. C'est par des expériences nombreuses jointes au travail que les
malheureux cultivateurs parviennent à se soustraire à de semblables
fléaux, et l'usage, ce grand maître, leur apprit à calmer la fureur
des vents et à détourner les tempêtes par des sacrifices toscans. De
là vient que pour fléchir la malfaisante Rubigo et l'empêcher de
brûler les blés en herbe, on lui offre le sang et les entrailles
d'un jeune chien tétant encore sa mère. De là vient que le
Tyrrhénien Tagès attacha sur la limite de son champ la tête écorchée
d'un ânon d'Arcadie, et que Tarchon, pour se mettre à l'abri des
foudres du grand Jupiter, entoura souvent son habitation de blanches
couleuvrées. De là vient que Mélampe, à qui Chiron enseigna tant de
secrets, suspendit à des croix de nocturnes oiseaux, pour que le
faite de son toit ne retentît plus de leurs cris funèbres.
351. Pour empêcher que des animaux nuisibles ne dévastent les
nouveaux ensemencements, on s'est parfois bien trouvé de tremper les
graines dans la lie grasse des fruits de l'arbre de Pallas, extraite
sans sel, ou de les saturer de la suie qui noircit le foyer
domestique. Il a encore été utile de verser sur les plantes le jus
amer du marrube, ou (le les enduire du suc dont abonde le sédum.
357. Mais si aucun de ces préservatifs ne peut garantir de ce fléau,
on aura recours à l'art de Dardanus, et l'on conduira trois fois
autour des planches du jardin et de la haie qui l'entoure, une
femme, les pieds nus, le sein découvert, les cheveux épars en signe
de tristesse, dans le temps que, soumise aux lois ordinaires de la
jeunesse, elle perdra avec pudeur un sang impur. Lorsqu'elle aura en
marchant parcouru cet espace, spectacle étonnant ! alors, comme on
voit tomber des arbres qu'on secoue une grêle de pommes arrondies ou
de glands recouverts de leur enveloppe, la chenille se tortillant le
corps roule à terre. Ainsi jadis Iolcos vit tomber de la toison de
Phryxus le dragon endormi par des chants magiques.
369. Mais le temps est venu de couper les primeurs, d'arracher les
thyrses de la laitue de Tartessus et de Paphos, de lier en bottes le
persil et le poireau aux feuilles effilées. Déjà se montre dans les
jardins féconds la roquette aphrodisiaque; déjà la patience
diurétique, déjà les nerpruns verdissent spontanément; déjà paraît
la scille, la haie se hérisse des aiguillons du houx; l'asperge
sauvage, qui ressemble parfaitement à l'asperge cultivée, sort de
terre; le pourpier humide protége les bordures contre la sécheresse,
et le haricot à la longue cosse s'élance funeste à l'arroche.
378. Alors, tantôt pendant aux treilles, tantôt semblable au reptile
qui, durant l'ardeur du soleil, se glisse sous l'ombre fraîche des
herbes, le concombre tortueux et la courge au ventre arrondi rampent
sur le sol. Ces plantes se présentent sous un seul aspect : si vous
désirez des courges allongées et qui soient suspendues par le sommet
grêle de leur tête, recueillez-en la graine à l'endroit du col le
plus resserré; si vous les voulez rondes et présentant un ventre
développé, prenez les pépins du centre : ils vous produiront des
fruits très amples propres à conserver ou la poix de Narycium, ou le
miel que l'Attique tire du mont Hymette, propres aussi à faire des
petits seaux pour l'eau ou des vases pour le vin. Les enfants
pourront aussi s'en servir pour apprendre à nager dans les fleuves.
388. Quant au concombre livide, naissant avec un gros ventre,
couvert d'aspérités, et comme le serpent se cachant sous son noueux
feuillage, il gît sur son ventre courbé, toujours ramassé en rond,
et pernicieux, il rend plus aiguës les maladies produites par les
chaleurs excessives de l'été. En effet, son suc est fétide, et il
recèle des semences visqueuses. Pour celui qui de la treille se
traîne vers l'eau courante, et, la suivant dans son cours, semble
exténué par l'excès de son amour pour elle, blanc et plus tremblant
que le pis d'une truie qui vient de mettre bas, souvent plus mou que
le lait coagulé au moment oh on le verse dans les formes, il
deviendra doux, prendra la couleur du safran sur nu sol arrosé, et
pourra un jour venir au secours des mortels malades.
400. Lorsque le chien d'Erigone, embrasé des feux d'Hypérion, montre
les fruits des arbres, que la blanche corbeille comblée de mûres se
rougit de leur sang, et que la figue précoce tombe du figuier qui
produit deux fois dans l'année, on entasse dans les paniers les
abricots, les prunes couleur de cire, celle de Damas, et ces fruits
que la Perse barbare nous avait envoyés, dit-on, armés du venin
natal, mais qui, devenus inoffensifs, donnent aujourd'hui leur suc
d'ambroisie qui ne fait plus redouter la crainte de la mort. Les
persiques, ainsi nominées du nom de la contrée qui les produit et
dont le volume est peu considérable, sont précoces, tandis que les
fruits qu'envoie la Gaule, beaucoup plus gros, mûrissent dans leur
saison ; pour ceux qui nous viennent d'Asie, ils sont tardifs et ne
peuvent être mangés qu'à l'époque des froids. Sous la constellation
de l'Arcture funeste, l'arbre de Livie donne ses figues, émules de
celles de Chalcis, de Caunus et de Chio; alors paraissent aussi les
chélidonies pourprées, les grasses marisques, la callistruthe fière
de ses graines de couleur de roses, la blanche qui garde le nom de
la cire jaunissante, la libyque gercée, et la lydienne à la peau
nuancée.
419. Au surplus, après la solennisation des fêtes de Vulcain, quand
les nuages commencent à reparaître et que les eaux du ciel sont
encore suspendues, on sème la rave que Nurcia nous envoie de ses
champs fameux, et les navets apportés des plaines d'Amiterne. Mais
déjà Bacchus inquiet nous appelle pour cueillir ses grappes mûries,
et nous ordonne de fermer les jardins cultivés. Fermons-les donc,
et, villageois dociles à tes ordres, bienfaisant Iacchus, nous
allons avec joie recueillir tes présents, au milieu des Satyres
pétulants et des Pans à la double forme, agitant leurs bras que le
vin vieux a rendus languissants. Ensuite nous te chanterons en
invoquant ta paternité sous nos toits, et comme Ménalien, et comme
Bacchus, et comme Lycé, et comme Lénée, afin que les cuves
fermentent, et que, remplis d'une grande abondance de falerne, les
tonneaux écumants épurent le moût encore épais.
434. Jusqu'ici, Silvinus, j'ai enseigné la culture des champs,
rappelant les préceptes de Virgile, ce poète divin, qui le premier
osant ouvrir les sources antiques, chanta dans les cités romaines
les vers du vieillard d'Ascra.
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