ATHÉNÉE DE
NAUCRATIS
De la goinfrerie
de l'ivrognerie
Le Livre X des Deipnosophistes
trADUCTION
LIVRE DIXIÈME.
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[411] MON cher Timocrate, le poète tragique Astydamas dit, dans son Hercule satyrique, qu'un poète doit, dans une pièce qu'il produit sur la scène, présenter aux spectateurs la variété d'un repas élégant, où chacun peut boire et manger selon son goût, et où toutes les parties de l'appareil sont d'accord entre elles. Conformément à cette réflexion, occupons-nous donc à présent de détails qui soient aussi d'accord avec ce que nous avons dit jusqu'ici.
Hercule était extrêmement vorace ; c'est ce qu'attestent presque tous les poètes et les historiens. Voici ce qu'en dit Épicharme dans son Busiris :
[411b] « D'abord, si tu le voyais manger, tu mourrais d'effroi ! Son gosier retentit de rugissements ; ses mâchoires s'agitent avec fracas; il fait craquer ses dents molaires, et grince les canines. Le souffle ne sort qu'en sifflant de ses narines, et il agite les oreilles comme les quadrupèdes. »
Ion, après avoir exposé quelle était la voracité d'Hercule, dans son Omphale, ajoute:
« Son extrême voracité lui fit dévorer les membres avec la braise ardente. »
[411c] Mais Ion a pris ceci de Pindare, qui dit:
« Ils retournèrent sur la braises ardente les corps brûlants de deux bœufs que le feu faisait fumer; ce fut alors que le spectateur pouvait à loisir entendre distinctement le sifflement des chairs, et le bruyant pétillement des os. »
Ces auteurs, qui nous ont représenté Hercule si vorace, lui ont aussi attribué, comme oiseau particulier, la mouette qui a le surnom d'affamée, en grec, bouphage. (102) On fait aussi mention d'Hercule, comme provoqué par Léprée, à qui mangerait le plus. Le héros soutint le défi, [412] et fut vainqueur.
Mais Zénodote disant, liv. 2 de ses Epitomes, que Léprée était fils de Caucon, fils de Neptune et d'Astydamie, fille de Phorbas, ajoute qu'Hercule le fit mettre aux fers, lorsqu'il demanda le salaire qui lui était dû ( pour en avoir nettoyé les écuries ). Après avoir fini ses travaux, Hercule se rendit chez Caucon, et se réconcilia avec Léprée, à la prière d'Astydamie. Après cela, Léprée, défia Hercule au jeu du palet, à qui boirait le plus devin sans eau, et à qui dévorerait le plus vite un taureau; mais il fut vaincu en tout; enfin, étant ivre, Léprée osa provoquer Hercule à un combat particulier dans lequel il fut tué.
[412b] Matris dit aussi, dans son Éloge d'Hercule, que Léprée lui ayant fait un défi à qui boirait le plus, fut vaincu par ce héros. Caucale, orateur ou rhéteur de Chio, frère de l'historien Théopompe, rapporte les mêmes faits dans son Éloge d'Hercule.
(103) Homère nous représente Ulysse aussi vorace et aussi gourmand, dans son Odyssée. Voici ce qu'il dit :
[412c] « Mais permettez-moi de manger, quelque affligé que je sois; car il n'y a rien de si important que ce malheureux ventre qui nous force de ne pas l'oublier et il nous ordonne de nous remplir malgré nos chagrins les plus sensibles. »
On voit manifestement dans ce passage son extrême gourmandise; outre qu'il moralise sur les besoins du ventre lorsqu'il ne le fallait pas. S'il avait une si grande faim, il devait au moins montrer de la patience, ou de la modération à l'égard des aliments; [412d] mais le poète nous peint au vif la gourmandise de son héros, lorsqu'il dit:
« Quel que soit le chagrin où mon âme soit plongée, ce ventre m'ordonne de boire et de manger, et j'oublie malgré moi tout ce que j'ai souffert lorsqu'il m'oblige de me remplir. »
Or, jamais un Sardanapale n'auroit tenu pareil langage. Ulysse, déjà vieux, mangeait avec gloutonnerie beaucoup de viande et de bon vin.
CHAP. II .
(104) Théagène, athlète de Thase, dévora seul un taureau, comme le dit Posidippe dans ses Épigrammes.
[412e] « J'ai en outre, dans une gageure, mangé un bœuf de Méonie ; d'ailleurs, Thase, ma patrie, ne me fournissait pas la nourriture nécessaire, à moi Théagène, qui, mangeant tant, étais encore obligé de mendier; c'est pourquoi je tends la main, représenté par cette statue de bronze. »
Théodore d'Hiérapolis rapporte, dans ses Combats gymniques, que Milon de Crotone mangeait vingt mines pesant de viandes, autant de pain, et buvait trois conges de vin. Étant à Olympie, il prit sur ses épaules [412f] un taureau de trois ans, fit avec tout le tour du Stade ; après quoi il le fit cuire, et le mangea seul le même jour. Titormos l'Étolien lui disputa un bœuf; mais Phylarque dit, liv. 3 de ses Histoires, que Milon, couché près de l'autel de Jupiter, mangea un taureau entier, et que le poète Doricus fit ces vers à son sujet.
« Tel fut Milon, lorsqu'il leva de terre le poids d'une bête de trois ans aux repas publics qu'on faisait aux fêtes de Jupiter, [413] et porta lestement sur ses épaules cet animal prodigieux, par toute l'assemblée, comme s'il eût porté un agneau né depuis peu. Ce fut un étonnement général ; mais étranger, il fit encore autre chose de bien plus surprenant, près des sacrifices qu'on offre à Pise. Il coupa par pièces le bœuf qui n'avait pas été mis au joug, après l'avoir porté en pompe, et le mangea seul. »
Astydamas de Milet, qui remporta trois fois de suite toutes les palmes à Olympie, fut un jour invité à souper chez Ariobarzane le Perse. S'y étant rendu, il avança qu'il mangerait tout ce qu'on avait apprêté pour tous les autres convives, et il le fit réellement. Le Perse lui demandant après cela, selon Théodore, de faire de ses tours de force, Astydamas rompit une lentille du lit, toute couverte d'airain qu'elle était, et en étendit le métal en l'amollissant dans ses doigts. Cet athlète étant mort, on brûla ses os; mais une urne, deux même suffirent à peine pour les contenir. Or, ce qu'il avait mangé chez Ariobarzane [413c] était le souper de neuf personnes.
(105) Mais il n'est pas étonnant que ces athlètes fussent si voraces, puisque dans les exercices auxquels on les formait, on les habituait à beaucoup manger. C'est pourquoi Euripide a dit dans la première publication de son Autolycus :
« Dans le nombre infini de méchants hommes qui se trouvent en Grèce, il n'y a pas de race plus odieuse que celle des athlètes, eux qui n'ont d'abord eu aucun principe d'éducation, et ne peuvent vivre avec honneur. En effet, comment un homme esclave de sa bouche et de son ventre [413d] amasserait-il assez de bien pour faire régner l'abondance dans sa patrie ! Ils ne peuvent ni soutenir l'indigence, ni se résigner aux vicissitudes du sort. Comme ils n'ont jamais été habitués à des sentiments nobles, ce n'est qu'avec peine qu'ils changent de caractère pour lutter contre les revers. Si dans leur jeunesse ils marchent avec fierté, comme autant de statues qui ornent leur patrie, dès qu'ils arrivent au terme fâcheux de la vieillesse, leurs habits ne sont plus que des haillons qui s'en vont comme en charpie. Je blâme donc cet usage où sont les Grecs de se rassembler des contrées éloignées, et d'attacher de l'honneur à des plaisirs inutiles, pour assister à des repas. [413e] En effet, quel avantage procure à sa ville natale celui qui a remporté la couronne à la lutte, à la course, au disque qu'il a lancé, ou pour avoir brisé une mâchoire avec supériorité ? Va-t-on combattre l'ennemi en tenant un disque (palet}! ou le chasse-t-on de la patrie en portant à la course un bouclier devant les pieds? Lorsqu'on est près du fer de l'ennemi on ne s'occupe pas de ces frivolités. Ce sont donc les gens vertueux et honnêtes qu'il faut couronner, de même que l'homme prudent et juste qui dirige le mieux les affaires de l'État, [413f] et sait par ses conseils en éloigner les malheurs, prévenir toute occasion de débats et de séditions. Voilà en effet ce qui est glorieux pour toute une ville, et même pour toute la Grèce. »
(106) Mais Euripide doit ces réflexions aux élégies de Xénophane de Colophon, qui s'exprime ainsi :
« Qu'un homme remporte la victoire par la rapidité de sa course, au pentathle, où est le temple de Jupiter; à Olympie, près du rivage [414] de Pise ; ou que ce soit a la lutte, ou au pugilat douloureux, ou même au pancration, exercice redoutable; qu'il arrive ainsi parmi ses concitoyens au faîte des honneurs, et obtienne la première place dans les jeux publics ; qu'il soit nourri aux dépens du peuple, que la ville lui fasse des présents particuliers, et qu'il obtienne tout cela, [414b] tant pour sa gloire, que pour celle des chevaux (avec lesquels il a été vainqueur ), il n'en est pas moins au-dessous de moi ; car la sagesse dont nous faisons profession vaut mieux que la force, soit des hommes, soit des chevaux : c'est en vain qu'on prétend le contraire, et il est injuste de préférer la force à l'excellence de la sagesse. »
Il dit encore ailleurs :
« Qu'un homme excelle au pugilat chez un peuple quelconque, au pentathle même, à la lutte, ou à la course, qu'on regarde comme la preuve de la plus grande force dans tous les combats gymniques, la ville où il demeure n'en sera pas réglée par de meilleures lois; [414c] et elle n'aura qu'un plaisir passager, quand un athlète sera vainqueur près des rivages de Pise : car ce ne sont pas ces avantages qui font régner l'abondance dans une ville. »
Xénophane, conformément aux principes de sa sagesse, appuie ce qu'il vient de dire par beaucoup d'autres réflexions, blâmant les athlètes comme inutiles et superflus. Achée d'Érétrie, parlant de l'embonpoint des athlètes, s'exprime ainsi:
[414d] « Car ils lançaient tout nus leurs bras éclatants. Ils entrent dans la lice avec la fierté d'une vigoureuse jeunesse, dont la couleur fleurie brille jusque sur leurs fortes épaules. Ils s'imprègnent d'huile la poitrine et les pieds, et avec autant de profusion que s'ils vivaient chez eux dans les délices de la volupté. »
(107) Le poète Héraclide dit, dans son Hôte :
« Que certaine femme, nommée Hélène, mangeait considérablement. »
Posidippe rapporte la même chose de Phylomachus dans ses Épigrammes. Voici celle qu'il a fait à son sujet :
« Cette fosse, qui n'est qu'une crevasse spontanée, [414e] renferme dans les haillons d'une cape de Pellène, Phyromachus, cet homme qui dévorait tout aliment, tel qu'un corbeau de nuit, mais avec lui, ô Atticus ! tout l'appareil de sa profession et ses couronnes. Il fut suivi, à son convoi, de ceux qui, avant ses malheurs, avaient participé à ses parties de gloutonnerie. Il s'y trouva (entre autres) un Diphtherias chauve, n'ayant pour tout bien qu'un petit pot à l'huile, homme qui avec son air sombre ne montrait plus aucune dent au-dessous de ses sourcils livides. Ce fut donc ainsi que Pliyromachus passa des jeux lénaïques, qui se célébraient alors, dans le séjour de Calliope. »
Amarante d'Alexandrie fait mention (dans son Traité de la Scène) d'un trompette de Mégare, nommé Hérodore, qui, selon lui, avait trois coudées et demie de haut, mais homme très fort. Or, il mangeait six chœnix de pains, vingt livres de viandes quelle qu'il la trouvât, et buvait deux conges; d'ailleurs il sonnait de deux trompettes en même temps. Il dormait ordinairement sur une seule peau de lion. Lorsqu'il donnait le signal, il faisait entendre un son d'une force extrême. [415] Démétrius (Poliorcète ), fils d'Antigone, assiégeant Argos, ses soldats ne pouvaient approcher l'hélépolis (machine pour assiéger et prendre les villes) des murs de la ville, tant elle était pesante. Alors Hérodore donna le signal avec ses deux trompettes. Le son en fut si fort, qu'il anima les soldats, et leur fit pousser avec empressement la machine. Nestor rapporte, dans ses Commentaires sur les Spectacles, que cet homme fut dix fois vainqueur à tous les jeux de la Grèce, et qu'il soupait assis.
Aglaïs, fille de Mégaloclès, sonna aussi la marche avec une trompette lors de la première pompe qui fut célébrée avec un grand appareil dans Alexandrie. Elle avait une përithète (bande pour soutenir les joues) sur le visage, et la tête surmontée d'une aigrette, comme nous l'apprend Posidippe dans ses Épigrammes. Or, cette femme mangeait à un repas douze livres de viande, quatre chénix de pain, et buvait un conge de vin.
(108) Lithyersas, bâtard de Midas, et roi des Celènes en Phrygie, avait le regard farouche et le cœur féroce; il était extrêmement vorace. Sosithée le poète tragique en parle ainsi dans sa pièce intitulée Daphnis, ou Lithyersas :
« Il mange trois énormes pains en tiers, trois fois dans une journée, et boit un baril de dix amphores, [415c] appelant cela une métrète. »
Tel est aussi ce personnage de Phérécrate, ou de Strattis, et qu'il fait ainsi parler dans la pièce intitulée les Bons, ou les Biens :
« A. Pour moi, c'est avec peine que je mange quatre médimnes et demi de farine en trois jours, en me faisant même violence. B. Assurément c'est manger bien peu que de consommer à toi seul, par jour, ce qui suffirait à l'équipage d'une galère à trois rangs. »
Xanthus rapporte, dans ses Histoires de Lydie, que Camblès, roi de cette contrée, était grand mangeur et grand buveur ; mais outre cela très glouton; [415d] que pendant certaine nuit il coupa sa femme par morceaux, et la mangea. S'étant aperçu de bon matin qu'une des mains lui restait dans la bouche, il s'égorgea, parce que le bruit s'en était aussitôt répandu.
Nous avons déjà dit que Thys, roi de Paphlagonie, mangeait beaucoup ; nous avons cité à ce sujet le rapport qu'en fait Théopompe dans le liv. 35 de ses Histoires. Archiloque fait le même reproche à certain Cheirilas dans ses iambes, et les comiques n'ont pas épargné à cet égard Cléonyme, ni Pisandre. [415e] Phanikide parle ainsi dans son Phylarque :
« Ajoutons à ceux-ci, pour troisième, le très sage Chérippe. Or, tu sais qu'il mange tant qu'on lui fournit de la pâture, ou pour mieux dire, jusqu'à ce qu'il crève en se cachant, car sa panse est un vrai garde-manger. »
(109) Nicolas le péripatéticien rapporte, dans la 103e de ses Histoires., que le roi Mithridate ayant proposé un défi à qui mangerait et boirait le plus, promettant pour prix de la victoire un talent d'argent, le gagna à l'un et à l'autre égard; mais qu'il en disposa en laveur de Calamodrys, athlète de Cyzique, qui fut jugé dans cette circonstance le plus vorace après lui.
Timocréon de Rhodes, poète, et athlète pentathle, buvait et mangeait beaucoup comme l'indique son épitaphe.
« Je repose ici, moi Timocréon de Rhode, grand buveur et grand mangeur, et qui ai eu la plus mauvaise langue. »
[416] Voici ce que Thrasymaque le Macédonien a dit de ce Timocréon dans une de ses préfaces :
« Étant allé chez le roi de Perse, il y eut l'hospitalité, et y mangea considérablement. Le roi lui demanda ce qu'il allait faire après cela. Je vais, dit-il, broyer un grand nombre de Perses. En effet, il en vainquit plusieurs. Le lendemain, il se mit à gesticuler. Que veut donc dire cet agitation de tes bras, lui demanda-t-on ? C'est, répondit-il, qu'il me reste encore autant de coups à donner. »
Cléarque rapporte, dans le cinquième article de ses Vies, [416b] que certain Perse nommé Cantibaris se sentant les mâchoires fatigués de manger, tenait sa bouche béante, et que ses serviteurs lui injectaient les aliments comme dans un vase de terre.
Hellanicus dit, dans le § 1 de sa Deucalionée, qu'Érysichthon, fils de Myrmidon, fut surnommé Aethon (feu dévorant) en conséquence de son insatiabilité.
Selon le neuvième § de l'ouvrage de Polémon, adressé à Timée, il y avait chez les Siciliens un temple dédié à la Voracité, et une statue de Cérès Sitoo, près de laquelle on en avait élevé une autre à la même divinité sous le nom d'Himalis, comme à Delphes une sous celui d'Hermochos. Il y avait aussi à Skole en Béotie les statues de Mégalarte ( grand pain), et de Megalomaze (grande maze).
(110) Le poète Alcman se donne lui-même pour grand mangeur dans son troisième §.
« Je te donnerai quelque jour un trépied tel que ceux qu'Achille eut d'Atride ; il n'a même pas encore vu le feu. Peut-être ce vaisseau sera-t-il plein de parce, telle que l'aime tiède, après les solstices, Alcman, cet homme qui mange de tout indistinctement ; car ses mets ne sont pas recherchés ; semblable au peuple, il ne veut que [416d] ce qu'il y a de plus commun. »
Il dit encore dans le même §, en découvrant sa grande voracité.
« Tu pourras te bien traiter pendant trois saisons, savoir ; l'été, l'hiver, et l'automne pour la troisième; mais quant à la quatrième, il nous faut retourner aux bords de la mer ; car il n'est pas possible alors de trouver à manger largement. »
Anaxilas le comique parlant de certain Ctésias dans sa pièce intitulée l'Orfèvre, s'exprime ainsi :
« Tu as déjà presque tout ce qu'il te faut, à l'exception de Ctésias, car, [416e] comme disent les sages, il est le seul qui sache bien commencer un repas, mais non le finir. »
Il se répète à ce sujet dans un passage de ses Riches :
« A. Que tout autre crève en soupant bien, excepté le seul Ctésias. B. Mais qui l'empêcherait de crever ? A. C'est que, comme disent les sages, il est le seul qui sache bien commencer un repas, mais non le finir. »
Dans la pièce intitulée les Grâces, il range avec lui certain Cranaus, en ces termes :
« Ce n'est pas en vain que plusieurs se présentant à table demandent [416f] si réellement Cranaus mange moins que Ctésias ; ou si l'un et l'autre soupent souvent. »
Philétaire parle de Ctésias dans son Atalante:
« Et lorsqu'il est besoin, je fais plus de chemin, et plus vite que Sotade ; je l'emporte sur Taurite au travail, et je laisse Ctésias bien loin de moi, lorsqu'il s'agit d'empiler les morceaux.,»
Anaxippus dit, dans sa Foudre:
« A. Oh ! j'aperçois mon ami Damippus revenant de la salle d'exercices. Il vient droit à moi. B. Ne veux-tu pas dire [417] cet homme de roche, que tes amis surnomment la foudre, à cause de sa force ? A. Et avec raison ; car lorsqu'il a frappé de sa mâchoire une table quelconque, je pense qu'il n'est plus possible d'en approcher. »
Le poète montre par-là pourquoi il a intitule sa pièce la Foudre.
Théophile écrit dans son Épidaure :
« Atrestidas de Mantinée, capitaine de brigade, était de tous les hommes le plus grand mangeur. »
[417b] Le même dans son Pancratiaste produit sur la scène un athlète, comme très vorace, et dit :
« A. (Il a mangé) presque trois mines pesant de viandes bouillies. B. Ensuite ? A. Un groin, un jambon, quatre pieds de cochon. B. O ciel ! A. Trois pieds de bœuf, une poule. B. Est-il possible! Et quoi encore? A. Deux mines de figues. B. Qu'a-t-il donc bu avec tout cela ? A. Dix cotyles de vin pur. B. Ô dieu de la vigne ! ô ! Sabazius ! »
(111) Les comiques ont aussi raillé plusieurs peuples sur la scène au sujet de leur grande voracité ; par exemple, les Béotiens. C'est ainsi qu'Eubule dit dans son Antiope :
[417c] « Nous sommes forts au travail et à la table ; en outre très patients. Les Athéniens l'emportent pour l'éloquence, et mangent peu ; mais les Thébains beaucoup. »
Il écrit dans son Europe :
« Il fonda la ville des Béotiens, ces hommes incomparables pour manger tout le jour. »
Et dans son Ion :
« Il est si parfait imitateur des Béotiens, que jamais il ne contente son appétit en soupant. »
[417d] On lit dans ses Cercopès :
« Après cela, je passai à Thèbes où l'on mange nuit et jour. Chacun a un privé devant sa porte, où celui qui est plein d'aliments va chercher à grands pas le souverain bien, en s'y soulageant. Il y a réellement de quoi rire à voir ces gens se mordre les lèvres (en poussant les selles) après avoir mangé copieusement. »
Le même, dans ses Mysiens, fait ainsi parler un acteur à Hercule :
« Tu quittes, me dis-tu, le pays des Thébains, [417e] ces gens qui mangent du fromage tout le jour, et qui sont toujours près des privés. »
Diphile dit, dans son Béotien :
« C'est un homme capable de commencer à manger avant l'aurore, et de continuer ainsi toute la journée. »
Mnésimachus écrit dans son Busiris :
« Je suis Béotien, mangeant peu aux dépens d'autrui, mais beaucoup aux miens . »
Alexis dit, dans son Trophonius :
« Mais de peur que vous ne soyez reconnus pour Béotiens, [417f] de ceux qui ont coutume de vous railler comme invincibles a boire, à crier, et habitués à manger toute la nuit, sans intermission, quittez tous vos habits sur-le-champ. »
Achée dit, dans ses Jeux gymniques :
« A. Que dis-tu de ces spectateurs et de ces champions? [418] B. Ils mangent en aussi grande quantité que ceux qui font un état de ces exercices. A. Mais de quel pays sont-ils? B. Ils sont Béotiens. »
D'après ces détails, on voit qu'Ératosthène était bien fondé dans la réponse qu'il fit un jour à Pempèle. Celui-ci lui demandait ce qu'il pensait des Béotiens. Ce que j'en sais, répondit Ératosthène, est qu'ils parlent entre eux comme parleraient des urnes auxquelles on donnerait la faculté de s'exprimer : Nous contenons chacun tant de mesures.
Polybe de Mégalopolis rapporte, liv. 20 de ses Histoires, [418b] que les Béotiens, après s'être illustrés à la journée de Leuctre, perdirent peu-à-peu leur grandeur d'âme, et que se livrant au plaisir de la bonne chère et du vin, ils établirent même par testament des coteries, chacun en faveur de leurs amis ; de sorte que nombre d'entre eux, quoique laissant de la postérité, disposèrent de la plus grande partie de leur bien pour ces Banquets ; qu'ainsi plusieurs Béotiens avaient plus de goûtés à leur service qu'il n'y avait de jours par mois. C'est pourquoi les Mégariens, détestant cet état des choses, se tournèrent du côté des Achéens.
(1012) Les comiques ont aussi traduit les Pharsaliens sur la scène, comme des gens très voraces. Mnésimachus dit à ce sujet dans son Philippe :
« A. Serait-il venu quelque Pharsalien [418c] pour avaler tous ces mets? B. Non ; pas un. A. Fort bien. B. Sans doute qu'ils dévorent par pièces la république des Achéens qu'ils ont fait griller. »
Les Thessaliens n'étaient pas moins le sujet de la raillerie des comiques, à cause de leur voracité; c'est ce que Cratès indique dans sa Lamie :
« Des mots coupés à la Thessalienne, longs de trois coudées. »
Il parle ainsi d'après l'usage des Thessaliens, qui coupaient les viandes par gros morceaux. Philétaire dit dans ses Lampadephores (ou Portes-torches) :
« Un morceau de porc coupé à la Thessalienne, qui eût chargé la main. »
On disait aussi une bouchée thessalienne pour grande ou grosse. Hermippe écrit dans ses Parques :
[418d] « Jupiter dédaignant ces morceaux, se fit pour lui une bouchée thessalienne. »
Aristophane s'est servi du mot capanique pour rendre la même idée, dans ses Tagénistes :
« Qu'est-ce que cela, en comparaison des repas des Lydiens et des Thessaliens ? mais ceux des Thessaliens sont encore plus capanlques. »
L'auteur dit capaniques pour capables d'emplir, ou de charger un chariot, ou char, car les Thessaliens nomment capanee, chariot, ce que l'on appelle vulgairement apeenee. C'est ce qu'on voit dans les Scythes de Xénarque.
[418e] « A. Ils entretenaient sept chars (capanas) pour les courses d'Olympie. B. Que dis-tu ? A. Eh ! les Thessaliens n'appellent-ils pas les chars capanes ? B. Oui : j'entends. »
(1013) Selon Hécatée, les Égyptiens étaient artophages (mangeurs de pain), mangeaient des kyllastes, et moulaient de l'orge pour faire leur boisson. Voilà pourquoi Alexis dit, dans son ouvrage sur la Frugalité, que Bocchoris et son père Néochabis étaient l'un et l'autre fort sobres. Pythagore de Samos mangeait aussi très modérément, selon ce que dit Lycon d'Iasse dans son ouvrage concernant Pythagore. Cependant il ne s'abstenait pas de manger de la viande, [418f] si l'on en croit Aristoxène. Appollodore l'arithméticien rapporte que ce philosophe offrit même une hécatombe, pour avoir trouvé que l'hypoténuse, opposée à l'angle droit d'un triangle rectangle, donne un carré égal à celui des deux autres côtés de ce même triangle.
« Lorsque le célèbre Pythagore trouva ce fameux problème pour lequel il fit ce mémorable sacrifice de bœufs. »
[419] Pythagore buvait aussi fort peu; vivait de la manière la plus simple, au point même qu'il se contentait souvent de miel seul. On rapporta la même chose d'Aristide, d'Épaminondas, de Phocion, de Phormion, ces illustres capitaines ; mais Manius (ou Marcus Curius, Général des Romains, vécut de raves toute sa vie. Les Sabins (Samnites) lui ayant envoyé beaucoup d'or, il ne m'en faut pas, répondit-il, tant que j'aurai de pareils mets à souper. C'est ce que rapporte Mégaclès dans son ouvrage sur les Hommes illustres.
(1014) Nombre de personnes aiment cependant à souper avec frugalité, comme le dit [419b] Alexis dans son Amante:
« ... pour moi, je n'aime que le nécessaire, et je hais le superflu ; le trop exige beaucoup de dépense, et sans procurer de vrai plaisir. »
Il se répète dans son Menteur.
« Je hais la superfluité ; le trop demande de la dépense, et ne procure pas le moindre plaisir. »
On lit dans les Syntrophes :
« Que la médiocrité en tout a pour moi de charmes ! [419c] Bien loin de me remplir à l'excès, je m'en retourne à présent, non sans avoir rien pris, mais me sentant on ne peut mieux. »
Mnésithée conseillent aussi de fuir les excès en tout. Ariston le philosophe dit, dans le second livre de ses Érotiques semblables, que Pôlémon, philosophe de l'académie, conseillait à ceux qui allaient à un souper, de faire en sorte que le vin leur parût agréable, non seulement lorsqu'ils le boiraient, mais même le lendemain.
Timothée, fils de Conon, invité à passer des repas somptueux des Généraux d'armées, à celui que [419d] Platon donnait à l'académie, y fut traité sans appareil, mais avec beaucoup d'ordre, et ne put s'empêcher de dire :
« Ceux qui soupent chez Platon se trouvent parfaitement le lendemain. »
Hégésandre rapporte ainsi le propos :
« Timothée rencontrant Platon le lendemain, lui dit : O! Platon vous soupez encore plutôt pour le lendemain, que pour le jour même. »
Pyrrhon d'Élide, mangeant chez un ami qui le traitait avec un somptueux appareil, comme il le rapporte, lui dit :
[419e] « Je ne viens plus chez toi, si tu me reçois ainsi, car je ne veux pas avoir le déplaisir de te voir faire ces dépenses inutiles ; ni d'un autre côté que tu éprouves du dérangement dans tes affaires, en faisant plus que tu ne peux. Il vaut sans doute beaucoup mieux envisager le seul agrément de nous trouver ensemble, que de nous traiter avec cette profusion qui deviendra en grande partie la proie de tes serviteurs.»
(1015) Antigone de Caryste qui a écrit la vie de Ménedème, racontant l'ordre des repas qu'on faisait chez ce philosophe, nous apprend qu'il commençait par dîner en particulier avec une ou deux personnes, et ceux qui venaient ( pour avoir part à son souper) devaient aussi avoir dîné. C'est donc ainsi que dînait Ménedème. [419f] Ensuite on introduisait ceux qui se trouvaient présents ; de sorte que si quelques-uns étaient venus trop tôt, ils se promenaient devant la porte, et devaient demander aux domestiques qui sortaient, à quoi en était le service, et si le dîner était avancé au point qu'on pût entrer. S'ils apprenaient qu'on n'en fût qu'aux légumes ou aux salines, ils se retiraient plus loin ; si au contraire on avait servi quelque viande, ils entraient dans la salle où l'on avait tout préparé pour le repas. En été, chaque lit était couvert d'une natte; [420] en hiver, d'une peau garnie de son poil. Les convives devaient apporter avec eux leur coussin. Quant au vase qui servait à boire à la ronde, il ne contenait qu'une cotyle. Le dessert était ordinairement des lupins ou des fèves. Quelquefois on servait des fruits de la saison; savoir, en été une poire, une grenade; au printemps, de la gesse, et en hiver, des figues sèches. Lycophron de Chalcis rend témoignage de la vérité de ces faits dans la pièce satyrique qu'il a intitulée Ménedème, et dans laquelle Silène dit aux Satyres:
[420b] « Enfants perdus d'un excellent père, je vous régale amplement, comme vous voyez : non, certes ! je n'ai jamais eu, dans la Carie, ni à Rhodes, ni en Lydie, un repas si copieux, ni si beau, j'en jure par Apollon. »
Il ajoute plus loin :
« ... mais le
serviteur, qui autrement restait tout près sans remuer, portait à la ronde un
gobelet de vin noyé dans l'eau, contenant cinq oboles. Ceci fut accompagné d'un
chœur nombreux de lupins, aliment populaire, et convive des triclins du pauvre
....
« Après cela, dit-il à la suite, on proposa diverses questions en buvant ....
« car les sages réflexions qu'on se communiquait pendant les intervalles
servaient d'entremets. »
[420c] On rapporte aussi
« que souvent ils prolongeaient leurs assemblées jusqu'au moment où le Coq les surprenait, en appelant l'aurore ; de sorte même qu'ils n'étaient pas encore à la fin de leurs discours. »
(1016) Arcésilas donnait un repas à quelques personnes; mais il n'y avait pas assez de pain. Le serviteur lui fit signe pour l'en avertir ; aussitôt Arcésilas éclate de rire, bat des mains, et dit : Mes amis, voyez donc quel repas nous faisons ici ! on a oublié d'acheter assez de pain. Serviteur, cours donc en chercher. Au ton plaisant dont il dit ceci, tous les convives éclatent aussi de rire ; la gaieté règne dans l'assemblée beaucoup plus qu'auparavant; de sorte que le manque de pain fut un assaisonnement des plus agréables pour les mets.
Dans une autre occasion, Arcésilas dit à Apelle, serviteur de confiance, de lui filtrer du vin; celui-ci en répandit une partie, et troubla encore plus l'autre, faute d'expérience dans ce travail ; de sorte que le vin paroissait plus chargé de lie qu'auparavant. Arcésilas se mit à rire, disant : Ma foi, j'ai commandé de clarifier le vin à un homme qui, non plus que moi, n'a jamais su bien faire. Ainsi, toi Aridice, lève-toi ; et toi, Apelle, va-t-en mettre en perce ce que tu as répandu. [420e] Ce propos fit tant de plaisir, que la gaieté régna dans toute l'assemblée.
(1017) Mais ceux qui donnent aujourd'hui des repas, surtout les habitants de la belle ville d'Alexandrie, crient, tempêtent, jurent contre l'échanson, le serviteur, le cuisinier. Les esclaves reçoivent des coups de poing, l'un d'un côté, l'autre de l'autre, fondent en pleurs; de sorte que non seulement les convives soupent avec tous les désarçonnements imaginables ; mais même, si l'on fait un sacrifice, la divinité à laquelle on l'offre se voile la tête, et abandonne [420f] et la maison (ou la salle) et toute la ville. En effet, n'est-il pas absurde que celui qui fait crier par un héraut,
« loin d'ici toute parole de mauvais augure ! »
maudisse et sa femme et ses enfants ?
N'est-ce pas dire à ceux qu'on invite à un repas:
« Cà, mettons-nous à table, afin de nous battre après avoir mangé? »
La salle d'un tel homme
[421] « Est remplie de la vapeur des parfums, et retentit en même temps de péans, et de sanglots. »
Après ces discours, un des convives prit la parole :
« Si nous considérons ce qui vient d'être dit, il faut prendre garde de se livrer à la gourmandise. »
« En effet, un repas simple ne donne pas lieu aux écarts de la boisson, »
comme Amphis le dit dans son Pan : ou, aux injures et aux insolences ; comme l'atteste Alexis dans son Ulysse Tisserand. Voici le passage :
« Les assemblées qui durent trop de temps, les festins trop longs, et réitérés tous les jours, donnent lieu à la raillerie ; mais la raillerie fait encore plus de peine aux uns qu'elle ne divertit les autres. [421b] C'est toujours le commencement des propos offensants; et si une fois on s'y abandonne, l'offense repoussée par l'offense ne laisse plus qu'à s'injurier réciproquement. De l'injure on passe bientôt aux coups, et aux écarts les plus étranges ; car c'est ainsi que cela finit naturellement. Est-il besoin d'oracle pour le deviner ? »
(1018) Cet excès de satiété dans les repas a donné lieu au poète Mnésimaque d'imaginer, dans son Philippe, un repas qui annonce tous les préparatifs d'une guerre, ou qui, pour mieux dire, selon l'expression du charmant Xénophon, est un véritable arsenal. [421c] Voici donc ce que dit ce poète :
« ... ignores-tu que c'est contre des hommes qu'il te faudra combattre ? Les plats de notre souper sont des épées que nous avons affilées : pour poisson, nous avalons des torches embrasées. Après le souper, un serviteur nous apporte promptement pour dessert des flèches de Candie. Nous avons pour pois chiches des fragments de lances brisées ; pour coussins, des boucliers et des cuirasses. Nous ne portons pour chaussure que des frondes et des arcs, et nos couronnes sont des catapultes. »
[421d] Phénix de Colophon dit même :
« Notre épée nous tient lieu de baril de vin, notre lance, de gobelet, notre arc, de riote, nos ennemis, de cratères, nos chevaux, de vin pur, le cri de guerre, de parfum. »
Alexis parlant d'un grand mangeur, dans son Parasite, s'exprime ainsi :
« Tous les jeunes gens l'appellent parasite, nom moins offensant, il est vrai : mais il se soucie peu de ces égards; car Télèphe mange toujours sans dire mot, et ne répondant que par signe à ceux qui lui font une demande : [421e] c'est pourquoi il arrive souvent que celui qui l'a invité prie les vents de Samothrace de cesser leur furie, et de ramener le calme ; car, ma foi ! ce jeune homme est une tempête réelle pour ses amis. »
Diphile parlant aussi d'un semblable personnage, dans son Hercule, s'exprime ainsi:
« Ne prends pas garde à moi, si, après avoir bien bu, je suis un peu pris de vin, et si la tête me tourne ; vois plutôt cet homme-ci qui mange une énorme masse de gros pain, après avoir déjà dîné douze fois. »
Voilà pourquoi Bion du Boristhène dit très bien que ce n'est pas dans les repas qu'il faut chercher la volupté, mais dans la sagesse. [421f] Euripide dit à ce sujet :
« Je sentis que j'avais abandonné ma bouche a une manière de vivre très blâmable. »
Comme s'il eût voulu insinuer que le plaisir du manger est surtout particulière la bouche. Eschyle dit (selon la même idée) dans son Phinée:
« Ma mâchoire ayant inutilement désiré plusieurs repas, qui ont disparu au moment même où ma bouche en sentait avec plaisir la première saveur. »
Euripide, parlant de la vie frugale, dans sa Sthenobée, fait tenir ce discours à un pêcheur:
« C'est la mer qui nous fait vivre, non splendidement il est vrai, [422] mais dans des huttes élevées sur ses bords. Notre mère est la mer dont nous sillonnons les flots, et nous n'avons pas pour nourrice le sol qu'on foule sous les pieds. C'est de la mer que nous apportons chez nous de quoi nous alimenter, moyennant nos filets et nos lacets. »
(1019) On peut dire que le ventre est un grand mal pour les hommes ! Voici ce qu'Alexis dit à ce sujet dans ses Mourants ensemble :
« Sachez donc quel mal le ventre est pour l'homme ! ce qu'il conseille ! ce à quoi il nous force ! Si l'on pouvait nous ôter cette partie du corps, [422b] personne ne serait injuste, ni volontairement injurieux; mais ce ventre fait porter à tous les excès! »
Diphile écrit aussi dans son Parasite:
« C'est avec raison que l'excellent Euripide a dit : Ce besoin et ce ventre m'y forcent; ce ventre, dis-je, car il n'y a rien de si misérable ! il absorbe tout ce que vous voudrez y jeter ! Il n'en est pas ainsi de tout autre vaisseau. Vous pouvez porter du pain [422c] dans une besace, mais non de la sauce, ou vous la perdrez. Vous mettrez des mazes dans une corbeille, mais non des lentilles cuites. On met du vin dans un flacon, mais non une langouste. Dans ce maudit ventre, au contraire, vous pouvez y jeter toutes sortes de choses les plus opposées entre elles ! Je n'en dirai pas davantage, sinon que c'est de ce malheureux ventre que résultent tous les maux. »
Socrate nous apprend, dans son Traité des Successions, que Cratès le cynique fit un vif reproche à Démétrius de Phalère, [422d] de ce qu'il lui avait envoyé un flacon de vin avec une besace de pain. Plût au ciel, dit-il alors, que les fontaines produisissent aussi du pain !
Stilpon ne craignit point les suites de sa sobriété, lorsqu'après avoir mangé seulement des aulx, il alla dormir dans le temple de la mère des dieux ; car il était défendu d'y entrer lorsqu'on en avait mangé. La déesse lui apparaissant en songe, et lui disant, quoi! Stilpon, tu es philosophe, et tu transgresses la loi ! il s'imagina lui répondre dans le sommeil :
« Donne-moi donc à manger, toi, et je n'userai point d'ail. »
(1020) [422e] Ulpien, après ces réflexions, prit la parole, et dit : « Puisque nous avons soupé. Or, messieurs, Alexis a dit aussi dans sa Kouris:
« Puisqu'il y a déjà quelque temps que nous avons soupé. »
Eubule écrit, dans sa Prokris :
« Nous n'avons pas encore soupé, dedeipnamen. »
Il dit encore ailleurs :
« Il faut qu'il ait soupé, car il y a déjà quelque temps qu'il est avec nous. »
Antiphane a dit dans sa Léonide, avec le même terme :
« Mais il sera présent avant que nous ayons soupé. »
Aristophane s'en sert aussi dans son Proagon :
« Voilà l'heure où je dois me rendre près de mon maître, car je présume qu'il a déjà soupé. »
Le même dans ses Danaïdes :
[422f] « Tu m'insultes, comme un homme ivre avant d'avoir soupé ? »
Platon le comique l'a employé dans son Sophiste, de même qu'Epicrate d'Ambracie, poète de la moyenne comédie, dans ses Amazones :
« Ces gens me paraissent avoir soupé bien à propos. »
Aristophane s'est servi du mot eeristamen, dans ses Tagénistes, en parlant du dîner.
« Messieurs, nous avons assez bien bu, et dîné à merveille. »
Hermippe écrit, dans ses Soldats :
[423] « Il faut dîner et se trouver ici. »
Théopompe dans son Beau-laid :
« Nous avons dîné ; il faut donc lier la conversation. »
Antiphon se sert du mot καταριστᾶν, dans son Politique, pour dissiper sa fortune à des dîners :
« Certes, il a dissipé en dîners, et sa fortune, et celle de ses amis. »
Amphis a employé le mot παραδεδειπνημένος, dans son Plane, pour dîner (en courant), après les convives :
« Il y a du temps que nos serviteurs ont dîné, en courant. »
(1021) [423b] Remercions donc les dieux comme parle Platon dans son Philèbe, et mêlons de l'eau avec le vin pour leur rendre hommage, soit à Bacchus, soit à Vulcain ; soit à toute autre divinité à qui appartient l'honneur de ce mélange : car, semblables à des échansons, nous avons à notre disposition deux sources, dont on pourrait comparer l'une au miel, et qui est celle du plaisir ; l'autre, c'est-à-dire, la sobriété, et qui est celle de la prudence. Loin d'en voir couler le vin, il n'en vient qu'une eau d'une saveur austère, mais salubre. Soyons donc d'abord très attentifs à faire de ces deux sources un mélange parfait. Or, comme il est temps de boire, qu'un serviteur nous apporte de ce buffet un vase à boire, car j'y aperçois nombre de très beaux vases, et de plusieurs formes.
Un valet lui ayant donné un vase d'une grande capacité, il lui dit : Puise donc avec ce cyathe, et verse dans mon gobelet; et du vin plus pur qu'auparavant; mais non pour m'en servir, comme le dit le comique Antiphane dans ses Jumeaux,
« Il prit on grand gobelet qu'il me présenta. Je fis des libations: n'est-ce pas, jeune homme ? répandant des cyathes sans nombres, en l'honneur des dieux et des déesses, et, après toutes ces divinités, en l'honneur de notre vénérable déesse ( Minerve ); je rendis même un double hommage à notre excellent roi. »
Ça donc serviteur, verse-moi à boire; mais que le vin se fasse plus sentir par sa saveur piquante, car nous ne parlons pas encore du nombre des cyathes. [423d] Montrons que les termes cyathos, akratesteron et oiniochoos sont d'un usage ordinaire. Je vais d'abord parler du mot zooroteron, ou plus piquant. Antiphane a dit dans son Meilanion :
« Pour moi, je suis d'avis qu'il boive la coupe de la santé, mais de la main d'un échanson qui lui verse le vin plus piquant (plus pur ), ζωροτέρῳ . »
Et dans son Lampon :
« Çà, toi Japix, verse du vin plus pur, εὐζωρέστερον. »
Ephippe écrit dans son Éphèbe :
« Il présenta une coupe de chaque main, mais après y avoir versé du vin plus piquant (plus pur), selon l'expression d'Homère. »
Quelques-uns prétendent que l'expression d'Homère :
« Verse du vin ζωρότερον, »
ne signifie pas pur, mais chaud, dans le sens de ζωτικός, qui vivifie, ou de ζέσις pris de ζέω, je bous, ce qui désignerait la chaleur, d'autant plus qu'il est absurde de croire que, lorsque les convives sont à table, un jeune esclave viendra recommencer à mêler du vin avec une quantité d'eau plus ou moins grande. A l'égard du mot akratesteron, plus pur, d'autres prétendent que ce comparatif n'a que le sens du positif ἄκρατον, pur, comme δεξιτερὸν, plus droit, s'emploie pour le simple δεξιός, droit.
D'autres pensent que le mot ζωρὸν étant composé de ὧρος, qui signifie année, et de <ζα>, qui désigne la grandeur en étendue ou en nombre, il a le sens de πολυέτης, c'est-à-dire, vieux, ou de plusieurs années.
Diphile dit, dans ses Pédérastes :
[423f] « Verse à boire, esclave : par Jupiter, donne du vin plus pur (εὐζωρότερόν), car tout ce qui est noyé d'eau affadit le cœur.»
Cependant Théophraste dit, dans son Traité de l'Ivresse, que le mot zooroteron signifie mélangé; il s'autorise de ce passage d'Empédocle:
[424] « Aussitôt les choses qui avaient appris à être immortelles devinrent mortelles, et celles qui étaient sans mélange furent ζωρά, poignantes, en changeant de manière d'être. »
(1023) A l'égard du mot cyathos, Platon le comique s'en est servi dans son Phaon, pour désigner le vase avec lequel on puise le vin dans le cratère.
« Eux, ayant ainsi pris le cyathe par le haut du bord. »
Il dit dans ses. Députés :
« Ces cyathes que vous dérobiez partout. »
[424b] Archippus dit, dans ses Poissons :
« J'ai acheté un cyathe de Daesius. »
Aristophane emploie aussi le mot κυάθοις dans sa Paix, pour désigner des ventouses, en parlant des sugillations, ou meurtrissures qu'avaient reçues les villes de la Grèce. Or, on dit que les sugillations disparaissent lorsqu'on applique dessus ces espèces de cyathes.
Xénophon parle aussi du cyathe, liv. i de sa Cyropédie. Cratinus, Aristophane en plusieurs endroits, Eubule dans son Orthane en font aussi mention. Phérécrate a dit dans ses Rêveries :
« Un cyathe d'argent. »
Timon a nommé les cyathes arysanes, dans le second paragraphe de ses Silles, en ces termes:
« Des arysanes qu'on ne peut jamais remplir de vin . »
Il a pris ce nom du verbe ἀρύσασθαι, puiser. On les appelle aussi arystères, et arystiques. Simonide dit:
« Personne, non personne n'a donné un seul arystère de lie. »
Aristophane dans ses Guêpes :
« Car je tenais ces arystiques. »
Phrynicus dans ses Poastries :
« Un gobelet, ou vase arystique ( à puiser ). »
C'est aussi de la même origine (ἀρύω, je puise) que vient le mot arytaina, cuiller ou instrument propre à puiser.
On appelait aussi ce vaisseau éphèbe, comme on le voit dans le Syngénique de Xénophane.
Polybe, liv. 9 de ses Histoires, fait aussi mention d'un fleuve nommé [424d] Cyathe, près de la ville d'Arsinoé en Étolie.
Quant au mot ἀκρατέστερον, Hypéride s'en est servi dans son discours contre Démosthène: Si quelqu'un buvait du vin pur, il s'en trouvait incommodé.
C'est selon l'analogie de ce mot que sont formés aniaresteron, plus douloureux ; et dans les Héliades d'Eschyle, ἀφθονέστερον λίβα.
« Une source abondante. »
Épicharme a dit dans sa Pyrrha, selon la même forme, εὐωνέστερον, à vil prix; Hypéride dit ῥᾳδιεστέραν πόλιν, une ville plus à l'aise, dans son discours contre Démade.
Passons au mot κεραννύειν, mêler le vin pour le servir. Platon, comme je viens de le dire, s'est servi de ce mot dans son Philèbe :
« Protarque, mêlons, en rendant grâce aux dieux, ou en priant les dieux.»
[424e] Alcée dit dans sa Noce sacrée :
« Ils mêlent le vin, et le font disparaître sur-le-champ. »
Hypéride, dans son discours intitulé Déliaque, dit :
« Les Grecs mêlent en commun le cratère panionien. »
Ceux qui versaient ordinairement à boire chez les anciens, étaient des jeunes gens bien nés; comme le fils de Ménélas.
« Le fils de l'illustre Ménélas servait à boire. »
Euripide avait rempli la même fonction dans son enfance. C'est ce que rapporte Théophraste dans son Traité de l'Ivresse :
« J'ai appris, dit-il, que le poète Euripide avait servi le vin à Athènes, à ceux qu'on appelle Orchestes, [424f] et qui dansaient autour du temple d'Apollon délien : or, c'étaient les premiers citoyens d'Athènes, et ils étaient vêtus d'habits, de l'espèce des theeraïques. Cet Apollon délien est celui en l'honneur duquel on célèbre les thargelies: il reste même au Daphnephore du bourg de Philées un tableau relatif à ces circonstances. »
Hiéronyme de Rhodes, disciple d'Aristote, rapporte la même chose dans un traité où il s'agit de l'ivresse.
La belle Sapho rappelle dans plusieurs passages son frère Larique, comme servant le vin aux Mityléniens dans le Prytanée. Chez les Romains, ce sont les enfants des meilleures maisons qui s'acquittent de cette fonction dans les cérémonies publiques religieuses; car les Romains ont imité les Grecs de l'Étolie en tout, jusque dans le ton même de la voix.
(1025) Les anciens affectaient tant le luxe et la grandeur, que non seulement ils avaient des échansons à table, mais même des inspecteurs des vins. Athènes avait fait une charge publique de cette inspection. Eupolis en parle dans ce passage de ses Villes :
[425b] « Nous voyons actuellement nos armées commandées par ceux que vous n'auriez pas daigné nommer Inspecteurs des vins. O ville ! ô Athènes ! oui, tu es plus heureuse que sage ! »
Ces oenoptes, ou inspecteurs, étaient chargés d'examiner aux festins si les convives buvaient également. Or, cette fonction était assez médiocre, comme le dit l'orateur Philinus dans la cause des Crocanides. Ils étaient au nombre de trois, et c'étaient eux qui fournissaient aux convives les lumières nécessaires pendant le souper. Quelques-uns les appelaient aussi yeux.
[425c] Les jeunes gens qui servaient le vin à Éphèse lors delà fête de Neptune, y étaient nommés Tauroi, selon Amérias. Les habitants de l'Hellespont se servaient du terme epenkhyte pour dire êchanson, et appelaient kreoodaisie la distribution des viandes, ce qu'on dit vulgairement kreoonomie ; comme on le voit dans Démétrius de Scepse, liv. 26 de l'Armement de Troie.
Quelques-uns disent qu'Harmonie servait le vin aux dieux; c'est le poète épique Capiton, originaire d'Alexandre, qui le rapporte dans le second livre de ses Érotiques.
Alcée produit aussi Mercure comme échanson ; et Sapho dit:
[425d] « Après cela, le crater d'ambroisie fut mêlé, et Mercure prenant la coupe, servit à boire aux dieux. »
(1026) Les anciens donnaient encore le nom de hérauts à ceux qui remplissaient cette fonction. C'est ainsi qu'Homère dit:
« Les hérauts portaient par la ville les offrandes destinées à ratifier les serments, savoir; deux agneaux et, dans une outre de peau de chèvre, du vin qui réjouit le cœur, fruit de la terre. Le héraut Idée portait le cratère éclatant, et des coupes d'or. »
Il dit ailleurs :
[425e] « Mais les vénérables hérauts amenèrent les offrandes destinées à ratifier les serments; ils mêlèrent le vin dans le cratère, et versèrent ensuite aux rois de l'eau sur les mains. »
Le nom de héraut se donnait aussi aux cuisiniers, selon Clidème.
Quelques-uns ont attribué à Hébé la fonction de verser le vin aux dieux, peut-être parce qu'on donnait aux salles des festins le nom d'hébétéries.
Ptolémée, fils d'Agésarque, qui a écrit l'histoire de Ptolémée Philopator, dit, dans son liv. 3, [425f] qu'une femme nommée Clinée versait à boire à Ptolémée Philadelphe, et qu'il y avait dans plusieurs places d'Alexandrie des statues qui représentaient cette femme, tenant à la main un vase nommé rhyton.
(1027) Après ces détails, Ulpien vida totalement son gobelet, en disant :
« A. Je porte cette rasade à tous mes parents que j'ai nommés, et je leur donne, en la buvant, le gage de mon amitié. »
Comme il buvait encore, quelqu'un ajouta le reste du passage :
« Peste soit du reste, car je suis suffoqué. B. Mais bois, bois encore celle-ci. »
Ulpien, après avoir bu, dit : Or, messieurs, ce passage est du Citharède de Cléarque; mais je donne cet avis-ci avec Amphis dans ses Fileuses :
« Que ce valet nous fatigue par des rasades réitérées. »
Ou comme dit Xénocrate dans ses Jumeaux:
[426b] « Toi, remplis ma
coupe ; moi, j'aurai soin de te verser à boire.
Il faut que l'amande joue avec l'amande. »
Alors les uns demandant encore plus de vin, les autres voulant qu'on leur servît moitié eau, moitié vin ; en outre, quelqu'un rapportant que le poète Archippus avait dit dans son Amphitryon corrigé:
« O ! malheureux, qui vous a servi moitié eau, moitié vin ? (ἴσον ἴσῳ.) »
Et Kratinus dans sa Pytine :
« Cet homme présente moitié eau, moitié vin ; mais moi je sèche de soif! »
Tous les convives jugèrent alors qu'il fallait parler des différentes proportions d'eau et de vin que les anciens buvaient mêlés ensemble.
(1028) [426c] Or, quelqu'un prit la parole, et dit : Ménandre écrit dans son Héros:
« Prends un conge de vin détrempé, et bois-le entièrement.»
Démocrite dit aussitôt: Mes amis, Hésiode conseille
« De verser d'abord trois parties d'eau, et d'y jeter une quatrième de vin. »
Cet avis a fait dire au poète Anaxilas, dans son Nérée :
« Assurément, cela est bien plus agréable; car je ne me suis jamais contenté de trois parties d'eau seulement sur une de vin. »
Alexis, dans sa Téthys, conseille des proportions encore plus sages pour le mélange :
[426d] « A. Tiens, voilà du vin. B. Eh bien ! le verserai-je pur ? A. Oh ! il vaut beaucoup mieux mettre quatre parties d'eau sur une de vin. B. Mais ! ce ne sera que de l'eau. A. N'importe, bois le tel ; parle ensuite, et disserte pendant que nous serons à boire. »
Mais Dioclès dit, dans ses Abeilles :
« .... A. Comment faut-il mêler le vin pour que je le boive? B. Quatre parties d'eau sur deux de vin. »
C'est peut-être ce mélange contre l'usage qui a donné lieu au célèbre proverbe.
« Ou boire cinq ou trois, ou non quatre. Or, ce proverbe signifie qu'il faut boire, ou cinq mesures d'eau sur deux de vin, ou trois mesures d'eau sur une de vin. »
Le poète Ion dit concernant ce même mélange, dans son ouvrage sur le Vin de Chio :
« Le devin Palamède découvrit et prédit que la navigation des Grecs serait heureuse s'ils buvaient trois cyathes d'eau sur un de vin. »
Ceux qui buvaient longtemps, mettaient cinq parties d'eau sur deux de vin. C'est pourquoi Nicocarès, faisant un jeu de mots, dit, dans son Amymone :
[426f] « Salut à toi, Oenomaüs, avec cinq et deux : soyons d'accord, toi et moi, pour boire. »
Il dit quelque chose de semblable dans ses Lemnienes. Ameipsias écrit dans ses Joueurs au cottabe.
« Je suis Bacchus : entre nous tous buvons cinq et deux. »
On lit dans les Chèvres d'Eupolis :
« Salut à toi, Bacchus : ne boirons-nous pas cinq et deux? »
Ermippus écrit, dans ses Dieux :
« Ensuite, quand nous buvons, ou que nous avons soif, nous disons : Plaise au ciel que le vin soit mêlé convenablement ! [427] B. Eh ! bien, je vous en apporte, non de chez un tavernier ; sans plaisanterie, et c'est encore du mélange de cinq et deux. »
(1029) Mais dans Anacréon les proportions sont deux verres d'eau sur un de vin.
« Çà, valet, apporte-moi la célèbes, afin que je boive à grands coups. Mets dix parties d'eau sur cinq de vin, de sorte que cela ne me rende pas insolent, et ne m'empêche pas de me livrer à toute ma joie. »
Puis continuant, il appelle boire à la Scythe, boire le vin pur :
« Çà, donne à boire, ne faisons plus de ce repas un festin [427b] scythe par le vacarme et les clameurs; mais en buvant, égayons-nous par d'agréables chansons. »
Les Lacédémoniens, selon Hérodote, liv. 6, n°. 84, disent que Cléomène, un de leurs rois, ayant fréquenté pendant quelque temps les Scythes, apprit avec eux à boire le vin pur, et devint maniaque par l'ivresse habituelle. C'est pourquoi ils se servent du mot episkythisai, pour dire verse du vin pur. Caméléon d'Héraclée rapporte aussi, dans son Traité de l'Ivresse, sur le témoignage des Lacédémoniens, que ce Cléomène Spartiate ayant fréquenté les Scythes, apprit avec eux à boire le vin pur, et devint maniaque. [427c] C'est pourquoi les Lacédémoniens disent ἐπισκύθισον, lorsqu'ils demandent du vin pur.
Achée introduit sur la scène, dans son Aithon satyrique, des Satyres fâchés de boire du vin détrempé.
« Y a-t-on mêlé la plus grande partie de l'Acheloüs? mais la joie ne permet pas de toucher de pareille boisson ; car bien vivre, c'est boire à la scythe. »
(1030) Les libations faites sur les tables par les disciples n'étaient pas d'un usage bien ancien du temps de Théophraste, [427d] comme il le dit dans son Traité de l'Ivresse. On ne répandait anciennement de vin que celui qu'on offrait aux dieux; ensuite on en répandit au jeu du cottabe pour ceux ou celles qu'on aimait. Or, ce jeu était fort en vogue, et venait originairement de Sicile, comme le dit expressément Anacréon de Téos.
« Lançant le cottabe de Sicile avec une inflexion de la main. »
Aussi voyons-nous que les Scholies des poètes de l'antiquité, rappellent fréquemment ce jeu. Tel est, par exemple, celui de Pindare, qui dit:
« .... les grâces des amours, enfants de Vénus, [427e] tandis que je m'enivre avec (en mangeant) un chevreau d'hiver, et que je lance le cottabe pour le bel Agathon. »
« Ou. . . . les grâces des amours, enfants de Vénus, tandis que je m'enivre en jouant avec la verge, lançant le cottahe pour le bel Agathon. »
On offrait aux morts ce qui tombait des tables ; c'est pourquoi Euripide dit, en parlant de Sténobée, qui pensait que Bellérophon était mort :
« Il ne lui échappait rien des mains qu'il n'y fît attention, et aussitôt elle disait : C'est pour l'hôte corinthien. »
(1031) Les anciens ne s'enivraient pas. Périandre exhortait au contraire Pittacus à ne point s'enivrer, et à éviter toute débauche, de peur, lui disait-il, que tu ne sois connu tel que tu es, et non tel que tu veux paraître :
« car si l'airain devient le miroir de la figure, le vin devient celui de l'âme. »
Les proverbes disent à ce sujet :
« Le vin n'a pas de gouvernail. »
Xénophon, fils de Gryllus, soupait un jour chez Denys de Sicile; l'échanson voulant le forcer de boire, Xénophon dit au tyran :
« Quoi donc, [428] Denys, le cuisinier habile qui nous sert diverses sortes de mets nous force-t-il de manger pendant le repas, lorsque nous ne le voulons point ? Il se contente de nous servir honnêtement et en silence. »
Sophocle dit, dans un Drame satyrique :
« Oui, sans doute, être forcé de boire malgré soi, c'est autant souffrir que de ne pouvoir contenter la soif. »
L'effet du vin a aussi donné lieu de dire :
« Le vin fait danser un vieillard même malgré lui. »
Le poète Sthénélée a dit fort à propos:
« Le vin fait faire des folies aux plus sages. »
[428b] Phocilide écrit:
« Lorsque les coupes commencent à faire la ronde dans un repas, il faut demeurer assis, et mêler les charmes de la conversation au vin. »
Cet usage subsiste encore, il est vrai, chez quelques Grecs; mais depuis qu'ils ont commencé à goûter les délices de la volupté et de la mollesse, ils ont lâchement quitté les sièges pour s'étendre sur les lits. S'autorisant ensuite du repos et de l'indolence, ils se sont abandonnés sans réserve et sans égard à l'ivresse, invités aux plaisirs par tous les attraits qu'une magnificence luxurieuse leur présentait.
(1032) Hésiode dit aussi au sujet du vin, dans ses Hoiai :
[428c] « C'est ainsi que Bacchus a procuré aux hommes de la joie et de la haine. Celui qui boit beaucoup, perd la raison dans le vin. Il lui lie les pieds et les mains, la langue et l'âme, sans qu'il s'en aperçoive, et le doux sommeil s'en empare. »
Théognis écrit :
« Je viens après avoir bu assez pour allier tous les charmes du vin à la raison ; je ne suis donc ni à jeun, ni ivre. Si un homme boit outre mesure, il n'est plus maître ni de sa raison, [428d] ni présent à rien. Il ne lâche que des absurdités, dont il rougit lorsqu'il est à jeun. Il se porte à tout, sans honte, dans son ivresse, au lieu d'être prudent et modéré comme auparavant. D'après ces avis, ne bois donc pas trop de vin. Lève-toi, et vas t'en avant d'être ivre. Que ton ventre ne te maîtrise pas, comme un journalier lâche et mercenaire. »
Le sage Anacharsis, montrant au roi des Scythes la vertu de la vigne [428e] et ses brins, lui dit : Si les Grecs ne taillaient pas la vigne tous les ans, ces brins se seraient déjà étendus jusqu'en Scythie.
(1033) Les statuaires et les peintres ont tort de représenter Bacchus ivre. Il n'est pas moins indécent de le promener ainsi sur un chariot au milieu des places publiques; en effet, c'est montrer aux spectateurs que ce dieu se laisse maîtriser par le vin. Or, quel homme honnête souffrirait d'être ainsi traduit publiquement ? Si on représente Bacchus dans cet état, parce qu'il a fait connaître la vigne, on pourra donc aussi représenter [428f] Cérès moissonnant et mangeant du pain.
Au reste, je dirai ici qu'Eschyle mérite de justes reproches, pour avoir produit sur la scène, et dans la tragédie même, des personnages ivres : car ce n'est pas Euripide qui a le premier commis cette faute, comme quelques-uns le prétendent. En effet, Jason et ses compagnons paraissent ivres dans les Cabires d'Eschyle; mais le poète donnait ses inclinations à ses héros. Eschyle avait toujours une pointe de vin lorsqu'il composait ses tragédies. [429] Si l'on en croit ce que Caméléon nous dit de ce poète, Sophocle lui fit un jour ce reproche :
« Eschyle, tu fais bien, mais sans le savoir. »
C'est aussi être mal instruit que de prétendre que ce soit Épicharme, et, après lui, Cratès, dans ses Voisins, qui aient produit sur le théâtre un personnage ivre.
Nous savons qu'Alcée le poète lyrique, et Aristophane le comique, écrivirent leurs poèmes dans l'ivresse. Plusieurs autres personnages sujets à s'enivrer n'en ont combattu que plus valeureusement à la guerre.
Mais chez les Locriens Epizéphyriens, il y avait une loi portée par Zaleucus, en vertu de laquelle il était défendu, sous peine de mort, de boire du vin, à moins que ce ne fût comme médicament et par l'ordre d'un médecin. A Marseille, une loi ordonnait aux femmes de ne boire que de l'eau ; et Théophraste [429b] rapporte que cette même loi était aussi observée de son temps à Milet. A Rome, la loi défendait le vin aux esclaves, aux femmes libres, et aux adolescents jusqu'à trente ans.
On est choqué de voir Anacréon répandre l'ivresse dans toutes ses poésies; on lui reproche de se montrer dans ses vers comme livré à la mollesse et à la volupté; mais nombre de gens ignorent qu'Anacréon était un homme honnête, et toujours rassis lorsqu'il écrivait, feignant d'être étourdi par les vapeurs du vin, lorsqu'il pouvait se montrer très sobre et très réservé.
(1034) D'autres, ignorant la vertu du vin, disent que c'est Bacchus qui rend les hommes insensés, et chargent ce dieu d'une atroce calomnie. [429c] Milanippide dit à ce sujet:
« Tous abhorrèrent l'eau, après avoir connu la vertu du vin qu'ils avoient ignorée. Les uns se mirent à boire précipitamment, les autres ne pouvaient déjà plus articuler les mots. »
Aristote dit, dans son Traité de l'Ivresse, que le vin qu'on a modérément fait bouillir enivre moins, parce qu'on en diminue la force par i'ébullition. Les vieillards, ajoute-t-il, s'enivrent promptement, parce qu'ils n'ont que très peu de chaleur autour d'eux. Les sujets très jeunes, au contraire, sont bientôt étourdis des vapeurs du vin, parce qu'ils ont beaucoup de chaleur interne. La chaleur du vin se joignant à la leur, toutes les facultés sont facilement interceptées.
Parmi les animaux, les cochons s'enivrent en se repaissant de marc de raisin. Il en est de même des corbeaux et des chiens, lorsqu'ils mangent de l'herbe qu'on appelle oinoutta ; du singe et de l'éléphant, en buvant du vin. C'est pourquoi les chasseurs prennent les singes en leur laissant boire du vin avec lequel ils s'enivrent, et les corbeaux avec de l'œnoutte.
[429e] Mais, dit Crobyle, dans son Apolypuse:
« Quel plaisir y a-t-il à s'enivrer sans intermission, et à ne vivre que pour se priver de la raison, le plus grand bien que l'espèce humaine ait reçu ? »
Alexis dit aussi dans son Phrygien retouché :
« Si l'ivresse pouvait précéder la boisson, non, certes, aucun de nous ne boirait de vin outre mesure; mais comme nous ne nous attendons pas à être punis promptement d'avoir bu, nous avalons les verres de vin sans le détremper. »
[429f] Aristote rapporte que le mélange de trois cotyles de vin, samagoraion, suffirent pour enivrer plus de quarante hommes.
(1035) Démocrite, après avoir fait ce récit, but un verre de vin, et dit : Si quelqu'un peut me contredire avec raison, qu'il se fasse connaître ; pour lors je lui répondrai par ce vers d'Évenus :
« Cela te semble ainsi ; je vois autrement.»
Mais puisque je me suis écarté de ce que j'avais commencé à dire sur les proportions d'eau et de vin que les anciens mêlaient pour boire, je vais reprendre le même sujet, rappelant d'abord ce qu'a dit le poète lyrique Alcée. [430] Voici ce passage :
« Verse, mêlant un et deux. »
Quelques-uns pensent qu'il ne parle pas ici de mélange ; mais qu'étant réservé sur la boisson, il ne buvait d'abord qu'un verre de vin pur, allant ensuite jusqu'à deux. Or, Caméléon du Pont (qui l'entend ainsi) montre qu'il ignorait que le poète Alcée aimait beaucoup le vin. En effet, on le trouve à boire en toute saison, et en quelque circonstance que ce soit. Voici ce qu'il dit : 1°. en hiver,
« La pluie tombe ; la tempête gronde sous le ciel ; le cours des fleuves est suspendu par la gelée : [430b] dissipe le froid en faisant du feu : mêle-moi largement un vin vermeil, et pose-moi sous la tempe un coussin mollet. »
2°. en été :
« Arrose ton poumon de vin; car la canicule fait sa révolution ; la saison devient insupportable, tout est altéré par la chaleur brûlante. »
3°. au printemps
« Déjà j'ai aperçu les fleurs du printemps : mêle-moi donc promptement( ajoute-t-il) un cratère de vin savoureux. »
4°. dans les revers,
« Ne murmurons pas contre les coups du sort : [430c] ô ! Bacchis, en vain nous abandonnerons-nous à la douleur. Le meilleur remède est de nous enivrer en buvant d'excellent vin, »
5 °. Dans la joie, ou la prospérité,
« C'est maintenant qu'il faut boire, et faire malgré nous quelque effort, car Myrsile vient de mourir. »
Il conseille ensuite, généralement, de planter de la vigne préférablement à tout autre arbre.
Comment donc pouvoir regarder comme sobre sur l'article du vin, et se contentant d'un à deux verres de vin, un homme qui aimait tant à boire ! Aussi Seleucus dit-il que cette pièce de vers dépose contre ceux qui interprètent un et deux, comme Caméléon. Le même poète dit encore ailleurs :
[430d] « Buvons : pourquoi éteindre les lumières? Le jour n'a qu'un doigt de large. Sers-nous donc de grands verres; ensuite tu les varieras, car le fils de Sémelé et de Jupiter a donné le vin aux hommes pour leur faire oublier les peines. Verse donc en mêlant un et deux } mais a pleins verres, et qu'une rasade chasse de la tête les fumées de l'autre. »
On voit qu'il dit expressément de mêler un sur deux ;
(1036) mais Anacréon veut encore le vin plus pur.
« Verse, dit-il, dans une célèbe bien nette cinq et trois.»
Philétaire, dans son Téree, indique deux d'eau sur trois de vin pur. Voici ses termes :
« Il semble qu'il a bu dans la proportion de deux [430e] sur trois de vin pur. »
Phérécrate, dans sa pièce intitulée Corianne, parle de deux parties d'eau sur quatre de vin.
« A. ... quitte cela. Oh ! il ne t'a versé que du vin douceâtre noyé d'eau. B. Oui, c'était de l'eau toute pure. A. Qu'as-tu donc fait? scélérat ! comment as-tu versé ? C. Deux d'eau. A. Ah le butor ! et de vin, combien? C, Quatre. A. Peste soit de toi ! tu n'es bon qu'à verser à boire aux grenouilles! »
[430f] Ephippe dit, dans sa Circée:
« A. . . trois sur quatre. B. Mais tu boiras avec plus de sûreté beaucoup de vin bien détrempé. A. Par la terre ! oh ! je veux trois sur quatre. B. Dis-moi donc, tu bois ainsi le vin pur? A. Que dis-tu-là ? »
(1037) Timoclès indique quantité égale d'eau et de vin dans son Konissale :
« Je te forcerai à dire la vérité à grands coups de vin étendu d'égale quantité d'eau. »
[431] Alexis dit, dans sa Dorcis, ou Flatteuse :
« Je vous porte des santés à plein verre, avec autant de vin que d'eau. »
On lit dans la Pourpre de Timoclès, ou de Xénarque:
« Par Bacchus, tu avales ton vin avec autant d'eau. »
Sophile écrit, dans son Enchiridion:
« On servit continuellement du vin, étendu de moitié eau; ensuite on demanda un plus grand verre. »
Alexis dit, dans son Usurier, ou le Menteur convaincu :
« A. Ne lui sers absolument pas de vin pur : [431b] entends-tu bien? B. Faut-il donc qu'il y ait moitié eau, moitié vin? A. A peu près. B. Fort bien. C. Voilà de bien bon vin ! de quel pays est ce Bromios ? A. Tu plaisantes, je crois : il est de Thase. Il est juste que les étrangers boivent le vin étranger, et les indigènes ceux du pays. »
Le même dans son Supposé, ou Bâtard:
« Mettant à sec, et sans reprendre haleine, un verre de vin étendu de moitié eau, qu'il avale avec autant de délice que personne. »
On lit dans les frères de Ménandre :
« Quelqu'un éleva la voix, demandant qu'on versât huit et même douze cyathes, voulant mettre les autres à bas.»
[431c] Le poète se sert du mot mettre à bas, employant, pour marquer l'effet de l'ivresse, qui renverse les buveurs, le mot dont on se sert lorsqu'on abat les fruits des arbres.
Alexis dit, dans son Apokoptomène, ou Retranché :
« Chéréas n'était pas le symposiarque, mais un bourreau qui, après avoir porté vingt santés avec autant de cyathes, moitié eau, moitié vin, demanda de plus grands verres. »
(1038) Diodore de Sinope présente ce passage dans sa Joueuse de flûte :
« Criton, lorsqu'on a bu dix cyathes, [431d] la raison permet-elle de continuer à boire, chaque fois à plein verre, pendant le reste du repas ? Réfléchis donc bien à ceci. »
Hégésandre rapporte, dans ses Commentaires, un trait fort spirituel de Lysandre de Sparte. Les vivandiers qui étaient à la suite de son armée, vendaient aux soldats du vin qui n'était presque que de l'eau : désormais, leur dit ce Général, vous aurez soin de vendre du vin mêlé avec de l'eau. Il voulait ainsi les forcer d'acheter du vin très pur, et capable de porter l'eau.
Alexis dit quelque chose de semblable dans son Ésope.
« A. Solon, c'est une chose bien imaginée chez vous à Athènes. S. Quoi donc ? A. De ne boire que du vin étendu aux festins. S. Il est bien difficile de le faire autrement, car il est déjà mêlé sur les chariots de ceux qui le vendent ; [431e] non qu'ils envisagent trop leur intérêt, mais c'est par prévoyance, et pour ménager la tête de ceux qui l'achètent ; enfin, de peur qu'ils ne s'enivrent. A. Cela est-il ainsi? S. Eh ! tu le vois : d'ailleurs il est d'usage chez les Grecs de ne boire qu'avec de petits verres, le plaisir étant de jaser et de folâtrer agréablement entre eux. [431f] Boire autrement, c'est se baigner dans le vin; et autant vaut-il se tuer que de se servir de psyktères et de seaux pour avaler le vin. »
(1039) Mais boire jusqu'à l'ivresse, dit Platon, liv. 6 des Lois, si l'on excepte les fêtes du dieu qui a produit le vin, c'est en général manquer à l'honnêteté : ce n'est même pas sans danger, surtout lorsqu'on se dispose à s'engager dans le mariage, circonstance où l'époux et l'épouse doivent montrer la plus grande circonspection, vu le changement considérable de la vie qu'ils vont mener ensemble, et afin que leurs enfants naissent, autant qu'il est possible, de parents sobres et réservés : [432] car ils ignorent toujours quel nuit ou quel jour a été conçu l'enfant qui doit naître d'eux.
Il dit encore dans ses Lois, liv. 11 :
« Lacédémoniens, autant vous vous gardez de vous enivrer, autant les Lydiens, les Perses, les Carthaginois, les Celtes, les Ibériens, les Thraces et autres peuples sont abandonnés à l'ivresse. Les Scythes et les Thraces boivent toujours le vin pur, tant hommes que femmes, et en versent sur les habits des convives, pensant faire quelque chose de bien beau, et se félicitent ainsi réciproquement, en suivant avec zèle cet usage. Quant aux Perses, ils se livrent encore à d'autres agréments voluptueux que vous rejetez sévèrement. »
(1040) [432b] Mais nombre d'autres buvaient beaucoup plus modérément que ceux-là, et jetaient de la farine dans leur vin, comme le dit Hégésandre de Delphe. Mnésiptolémée avait fait un recueil de ses lectures historiques, et y remarquait que le roi Séleucus y buvait du vin mêlé de farine. Epinicus en prit occasion de faire une comédie du nom même de Mnésiptolémée qu'il y persifla, se servant des mêmes termes que lui pour exprimer cette boisson. Il y dit donc :
[432c] « Voyant le roi Séleucus se régaler de vin enfariné, pendant un jour d'été, je me suis mis à écrire, et j'ai montré que ce fait tout ordinaire, et si peu important qu'il est, pouvait être présenté avec certaine noblesse par mon talent poétique. Je mêlai donc, dans un gobelet de terre vitrifiée, du vieux vin de Thase, un rayon savoureux de miel fait par l'abeille qui va paître sur les fleurs du pays d'Attique; puis y délayant de la farine, je m'en préparai une boisson lubréfiante pour dissiper l'ardeur de la soif. »
Le même rapporte que dans les îles Thérasies quelques-uns mêlent avec le vin un jaune d'œuf au lieu de farine, [432d] et que cette boisson passe pour être plus agréable que celle qui est à la farine.
(1041) Les Lacédémoniens ne connaissaient pas le verre de vin (proposis) qu'on buvait à la ronde en se mettant à table, et ne se portaient pas de santé les uns aux autres, le verre à la main. C'est ce que Critias fait voir dans ses Élégies.
« C'est un usage généralement observé à Sparte que tous boivent à table le vin dans le même vaisseau où il est présenté. On n'y porte pas de santé en nommant la personne à qui l'on boit, [432e] et l'on n'y fait pas circuler le verre à la ronde parmi les convives, en allant à droite. Mais les Lydiens .... ont pour usage de porter des santés en présentant les verres à droite, et de nommer celui a qui ils veulent boire. Après avoir ainsi bu, ils donnent libre carrière à leur langue sur des sujets obscènes, et s'énervent de plus en plus le corps; des nuages obscurs se fixent sur leurs yeux; l'oubli leur fait perdre de vue les égards qu'ils se doivent; [432f] leur esprit s'égare ; leurs serviteurs se comportent avec insolence : enfin, ils se jettent dans des dépenses qui ruinent leurs maisons. Les jeunes Lacédémoniens,au contraire, ne boivent qu'autant qu'il faut pour que chacun d'entre eux quitte alors son bouclier, afin de se livrer à la gaieté, aux charmes d'une aimable conversation, où jamais on ne rit immodérément. C'est en buvant ainsi qu'on rend le vin utile au corps, à l'esprit, et qu'on ménage sa fortune : on est en état d'avoir de la postérité, et on s'abandonne avec avantage au sommeil, qui est comme le port du travail ; [433] enfin, le vin fortifie alors la santé, ce précieux présent que les dieux font aux mortels, et l'on n'oublie pas la sagesse qui est toujours voisine de la piété. »
Il dit encore :
« La boisson poussée outre mesure, en saluant les convives, ne fait d'abord plaisir que pour affliger le reste de la vie. [433b] Mais la manière de vivre des Lacédémoniens est toujours uniforme : c'est boire, manger publiquement avec modération ; être toujours en état de travailler. N'est-ce pas au contraire un dérèglement que de se surcharger le corps de vin pendant le jour! »
(1042) On appelle φίλοινος, en grec, celui qui aime le vin; φιλοπότης celui qui se plaît à boire, et κωθωνιστὴς, celui qui se met souvent en débauche avec le vin. Nestor, trois fois vieux, comme on dit, était celui qui buvait le plus des héros : car il était plus que tout autre adonné au vin, sans excepter même Agamemnon, à qui Achille reproche de boire immodérément. A la veille même du combat le plus sanglant, Nestor ne s'abstenait pas de boire. [433c] C'est ce qu'Homère fait entendre dans ce vers:
« Le cri tumultueux des combattons fut entendu de Nestor, tout occupé qu'il était à boire. »
C'est même de Nestor seul que le poète a décrit le vase à boire; comme Achille est le seul dont il ait commenté le bouclier. En effet, Nestor ne quittait pas son vase dans les expéditions militaires, comme Achille ne paroissait pas sans son bouclier, « dont la gloire, disait Hector, brillait jusqu'au ciel. » Ce ne serait même pas se tromper que d'appeler ce vase de Nestor la coupe de Mars, selon le Cénée d'Antiphane, qui s'y exprime ainsi :
« Il demanda tout craintif la coupe, arme de Mars, selon Timothée, et le javelot bien poli. »
Comme Nestor aimait le vin, [433d] Achille lui fit présent d'une coupe aux jeux des funérailles de Patrocle, mais non qu'il y eût remporté quelque chose; d'ailleurs, Achille n'a-t-il pas aussi donné une coupe au pugil qui avait été vaincu, soit parce qu'il aimait à boire, car la victoire n'accompagne pas les buveurs, vu le relâchement total que leur cause le vin ; soit parce qu'il avait soif : or, c'est surtout la soif qui devient préjudiciable à ces gens, en leur abattant les bras lorsqu'ils veulent les porter contre leur adversaire. D'un autre côté, Eumèle reçut pour prix une cuirasse, arme faite pour la sûreté, car il avait fait une chute dangereuse en courant, et s'en était tiré avec peine.
(1043) [433e] J'observerai qu'il n'y a pas de désir plus pressant que celui de la soif; c'est pourquoi Homère appelle Argos Polydipsion, voulant marquer l'ardent désir que les Grecs avaient de revoir cette ville depuis longtemps, car la soif prise généralement pour désir, donne généralement la plus grande envie de jouir de la chose désirée. C'est ce qui fit dire à Sophocle :
« Quelques sages réflexions que vous produisiez à celui qui a soif, vous ne lui en ferez pas plus de plaisir si vous ne lui donnez pas à boire. »
Archiloque a dit:
« J'ai autant d'envie d'en venir aux mains avec toi, qu'un homme pressé par la soif désire de boire. »
Et Anacréon:
« Car tu aimes les étrangers; permets-moi donc de boire à ma soif. »
Un des poètes tragiques a dit au sens figuré.
« Je t'ordonne d'arrêter ta main altérée de sang. »
Xénophon, dans sa Cyropédie, liv. 3, fait ainsi parler Cyrus :
« J'ai soif (je brûle d'envie) de vous accorder cette faveur. »
Platon dit, dans sa République (liv. 8) :
« Il me semble que quand une ville républicaine à soif de (désire ardemment ) la liberté, si par hasard elle n'a que de mauvais échansons pour la régler, et qu'elle boive beaucoup plus de vin pur qu'il ne lui en faut, etc. »
(1044) [434] Protéas le Macédonien buvait beaucoup, comme le rapporte Ephippus dans sa relation de la Sépulture d'Alexandre et d'Éphestion, cependant ce Protéas a joui d'une santé robuste, quoiqu'ayant l'habitude de boire si considérablement. Il arriva donc qu'Alexandre demanda un gobelet de deux conges, et en goûta pour saluer Protéas à qui il le présenta. Celui-ci le reçut, et complimentant beaucoup le roi, il le but de manière à être applaudi de tous les assistants. Peu-à-près, Protéas demanda le même gobelet, en goûta pour saluer le roi à qui il le présenta. [434b] Alexandre le prit et le but courageusement; mais, loin de pouvoir le supporter, il baissa la tête sur l'oreiller en lâchant le vase de ses mains. Pris de maladie par cette indiscrétion, il en mourut, et ce fut, dit-on, l'effet de la vengeance de Bacchus, irrité contre Alexandre de ce qu'il avait pris et ruiné la ville de Thèbes, sa patrie.
Alexandre était très adonné au vin, de sorte que quelquefois il s'enivrait, et donnait deux jours et deux nuits de suite : c'est ce qui est prouvé dans les journaux de sa vie, écrits par Eumène de Cardie, et Diodote d'Érythrée.
Ménandre écrit dans son Flatteur :
[434c] « A. Mon cher Struthia, j'ai bu dans la Cappadoce un Condy d'or tenant dix cotyles, et je l'ai vidé trois fois plein. B. Vous avez donc bu plus que le roi Alexandre. A. Ma foi ! tout autant. B. Cela est bien glorieux ! »
Nicobule, ou l'auteur qui a publié ses écrits sous ce nom de femme, rapporte qu'Alexandre soupant chez un Thessalien nommé Médéus, avec dix-neuf autres convives, fit raison à chacun, lorsqu'on lui porta la santé, buvant lui seul autant que tous en particulier ; mais qu'en quittant la table, il ne tarda pas à se mettre au lit.
Callisthène, le Sophiste, [434d] se trouvant à un repas chez Alexandre, refusa de boire à son tour le gobelet qui venait à lui. Quelqu'un lui disant:
Pourquoi donc ne bois-tu pas ?
Il est fort inutile, répond Callisthène, que je m'oblige de recourir à Esculape après avoir bu en Alexandre.
C'est ce qu'assurent Lyncée de Samos dans ses Mémoires, Aristobule et Charès dans leurs Histoires.
(1045) Darius, celui qui tua les prêtres (usurpateurs du trône), eut ce qui suit pour épitaphe.
J'AI ÉTÉ EN ÉTAT DE BOIRE BEAUCOUP DE VIN, ET DE LE BIEN PORTER.
Selon Ctésias, il n'est pas permis au roi de s'enivrer chez les Indiens. [434e] Chez les Perses, au contraire, le roi peut s'enivrer certain jour; c'est lorsqu'on sacrifie à Mithra. Voici ce qu'en écrit Douris, liv. 7 de ses Histoires :
« Il n'y a que la seule fête que les Perses célèbrent en l'honneur de Mithra, dans laquelle le roi soit libre de s'enivrer, et de danser la persique. Du reste, aucune autre personne de l'Asie ne s'enivre ce jour-là, et tout le monde s'y abstient de danser, car il faut observer que les Perses s'appliquent autant à la danse qu'à l'équitation, et pensent que le mouvement nécessaire [434f] pour cette première occupation donne la facilité d'exercer la force du corps avec grâce et régularité. »
Mais Alexandre était si enclin à l'ivrognerie, dit Carystius de Pergame, dans ses Mémoires Historiques qu'il se livrait à cette débauche sur un char traîné par des ânes; ce que les rois de Perse faisaient aussi; mais d'un autre côté Alexandre en était devenu indifférent pour les femmes. Aristote dit, dans ses Problèmes physiques, que ces gens n'ont qu'un sperme aqueux. [435] Selon les lettres d'Hiéronyme:
« Théophraste dit aussi qu'Alexandre était peu propre aux ébats amoureux. Sa mère Olympias (du consentement de Philippe) fit coucher auprès de lui une courtisane Thessalienne, nommée Callixine, femme d'une rare beauté, car ils craignaient qu'Alexandre ne fût impuissant; mais elle fut obligée de lui faire les plus pressantes sollicitations pour l'engager à passer dans ses bras. »
(1046) Philippe, père d'Alexandre, n'était pas moins ivrogne, selon le rapport de Théopompe, liv. 6 de ses Histoires. [435b] Dans un autre endroit du même ouvrage, il dit :
« Philippe était fougueux, et s'exposait témérairement au danger, tant naturellement que par l'ivresse,car il buvait beaucoup; et souvent, quoique pris de vin, il volait au secours des siens, et les tirait de danger. »
Le même historien parlant, liv. 53, de ce qui se passa à Chéronée, et de la manière dont il invita à souper les ambassadeurs Athéniens qui se présentaient, ajoute que ces ambassadeurs s'étant retirés, Philippe envoya chercher aussitôt plusieurs de ses amis, et fit appeler des joueuses de flûte, Aristonicus le Citharède, Dorion le joueur de flûte, [435c]et tous. les autres qui buvaient ordinairement avec lui. Il se faisait pa-tout accompagner de tels personnages, ayant d'ailleurs soin d'être pourvu de quantité d'instruments tant pour les repas que pour ses assemblées. Comme il était grand buveur, et d'un caractère pétulant, il avait avec lui nombre de bouffons, de musiciens, et autres gens analogues pour le faire rire par leurs propos. Ayant donc passé toute la nuit à boire et à s'enivrer, à mener grand bruit, il permit à tout ce monde de se retirer comme il faisait déjà jour, et alla continuer sa débauche chez les ambassadeurs d'Athènes.
[435d] Selon les Commentaires Historiques de Carystius, lorsque Philippe s'était proposé de s'enivrer, il disait:
« Il faut boire; c'est assez qu'Antipatre soit sobre.»
Comme il jouait aux dés, quelqu'un lui dit : Voici Antipatre qui vient. Philippe fort embarrassé poussa l'abaque sur le lit.
(1047) Théopompe range, parmi les buveurs et les ivrognes, Denys le jeune, tyran de Sicile, à qui le vin avait fort obscurci la vue. Aristote rapporte, dans sa République de Syracuse, [435e] que ce tyran était quelquefois ivre pendant trois mois, et que sa vue en avait été fort affaiblie. Théophraste a dit que les amis de ce prince, vils flatteurs de la tyrannie, faisaient semblant de ne pas voir, souffrant même à table qu'il leur conduisît les mains aux mets qu'on servait et aux verres à boire, comme s'ils ne les apercevaient pas; ce qui leur fit donner le nom de Dionysocolax.
Nysée, tyran de Syracuse, et Apollocrate [435f] étaient pareillement grands buveurs. Ils étaient fils de Denys l'ancien, comme Théopompe le rapporte liv. 40 de ses Histoires. Or, voici ce qu'il écrit de Nysée :
« Ayant succédé (à Denys) dans la tyrannie de Syracuse, il fut mis en prison pour être condamné à mort. Prévoyant qu'il n'avait que quelques mois à vivre, il les passa dans la bonne chère et le vin. »
[436] Selon le même historien, liv. 39, Apollocrate, fils de Denys le tyran, était un homme effréné, livré à l'ivrognerie. Ses flatteurs mettaient tout en œuvre pour l'indisposer contre son père, autant qu'il était possible. Il ajoute qu'Hipparinus, autre fils de Denys, étant devenu souverain, fut égorgé lorsqu'il était ivre.
Il parle encore ailleurs de Nysée :
«Fils de Denys l'ancien, et devenu maître absolu du gouvernement de Syracuse, il se lit faire un chariot auquel on attelait quatre chevaux, et se vêtit d'un habit de diverses couleurs. Il s'abandonna au plaisir de la bonne chère et du vin, [436b] ne respecta ni jeunes garçons, ni femmes, et s'abandonna enfin à tous les désordres ordinaires à de tels souverains. »
Voici ce qu'il dit de Timolaüs le Thébain, liv. 46.
« Quelque grand qu'ait été le nombre des hommes livrés habituellement à d'infâmes débauches et à l'ivrognerie, je pense qu'il n'y a jamais eu d'homme revêtu d'une partie de l'autorité publique, plus intempérant, ni plus gourmand, ni plus esclave des plaisirs que ce Timolaüs, comme je l'ai dit ailleurs.»
Le même parlant, liv. 28, de Charidème d'Orée, à qui les Athéniens donnèrent le droit de cité, nous le peint ainsi:
[436c] « On le vit se comporter d'une manière si licencieuse et si impudique, qu'il était toujours pris de vin, osant déshonorer les femmes des plus respectables citoyens. Il poussa même l'effronterie jusqu'à demander au sénat des Olynthiens, un jeune garçon, d'une très belle figure et d'un port charmant, qui avait été fait prisonnier de guerre avec Derdus de Macédoine. »
(1048) [436d] On compte aussi parmi les grands buveurs certain Arcadion. Je ne sais si c'est celui qui devint ennemi de Philippe. Au reste, sa passion pour le vin est prouvée par l'épigramme suivante que Polémon a placée parmi celles qu'il a écrites sur les différentes villes.
« Dorcon et Charmyle ont élevé ce monument, près du chemin public, à leur père Arcadion, le grand buveur. Passant, cet homme mourut d'avoir bu du vin pur, plein un large gobelet. »
Une autre épigramme nous apprend que certain Erasixène buvait aussi beaucoup.
[436e] « Un gobelet de vin bu deux fois plein emporta publiquement Erasixène, ce grand buveur. »
Alcétas le Macédonien ne buvait pas moins, selon les rapports d'Ariste de Salamine, et de Diotime d'Athènes. On le surnommait même l'entonnoir, parce que se mettant un entonnoir dans la bouche il avalait sans interruption le vin qu'on y versait. Telle fut la cause de ce sobriquet, dit Polémon.
Il a été dit précédemment que Cléomène de Lacédémone aimait à boire son vin pur ; [436f] mais Hérodote écrit qu'il se tua de sa propre épée étant ivre.
Le poète Alcée aimait aussi à boire, comme je l'ai rapporté. Baton de Sinope a fait un ouvrage touchant le poète Ion, et y assure qu'il était passionné pour les femmes et le vin ; mais Ion avoue lui-même, dans ses Élégies, qu'il aimait Chrysille de Corinthe, fille de Télée, laquelle fut aussi aimée de Périclès d'Olympie, selon ce que rapporte Téléclide dans ses Hésiodes.
Xénarque de Rhodes fut surnommé la Métrète, à cause de sa passion pour le vin. Euphorion le poète épique en fait mention dans ses Chiliades.
(1049) Charès de Mitylène, qui a écrit l'histoire d'Alexandre, y raconte que [437] Calanus, philosophe Indien, s'étant jeté dans un bûcher embrasé, y mourut; mais Alexandre lui fit célébrer des jeux funèbres, où l'on disputa même le prix de la musique par des chants destinés à la louange de ce philosophe. Comme les Indiens aiment le vin, il invita aussi les grands buveurs à disputer entre eux à qui boirait le plus. Le premier prix était un talent d'argent, le second trente mines, et le troisième dix. De tous ces buveurs il en mourut sur-le-champ trente-cinq qui eurent les sens glacés. Peu après, il en périt encore six autres dans les tentes. [437b] Celui qui remporta la victoire fut un nommé Promachus; il avait bu quatre conges de vin pur.
Selon Timée; Denys le tyran, lors de la fête des conges, proposa pour prix une couronne d'or à celui qui, le premier, aurait bu un conge de vin ; et ce fut le philosophe Xénocrate qui l'eut le premier achevé. Prenant la couronne d'or avec soi, lorsqu'il se retira, il l'a mit à l'Hermès, ou Mercure, qui était devant le vestibule, et auquel il avait coutume de mettre toutes ses couronnes de fleurs, lorsqu'il s'en retournait au soir chez lui. Cette action lui acquit beaucoup de gloire.
[437c] Quant à la fête des conges, voici ce qu'en dit Phanodème :
« On célébrait cette fête à Athènes. Le roi Démophoon eut dessein de recevoir Oreste, qui venait d'arriver dans cette ville; mais ne voulant pas l'admettre aux cérémonies sacrées, ni qu'il eût comme les autres aucune part aux libations, parce qu'il n'avait pas encore été jugé, Démophoon fit fermer les lieux sacrés, et donner à chacun en particulier un conge de vin, promettant une galette pour prix à celui qui le premier aurait bu son conge. Il fit savoir aussi que, lorsqu'on aurait fini de boire, personne ne déposerait dans les lieux sacrés les couronnes que chacun avait sur la tête, parce qu'on s'était trouvé sous le même toit avec Oreste; [437d] mais qu'il fallait en entourer le conge dans lequel on aurait bu, et porter ainsi la couronne à la prêtresse dans le terrain sacré des Limnes; ensuite il permit d'achever les sacrifices dans le temple. »
C'est depuis ce temps-là que l'on nomma ce jour la fête des conges. Les Athéniens ont coutume d'envoyer le jour de cette fête des présents et des récompenses aux Sophistes, qui de leur côté invitent leurs amis pour les régaler, comme le dit Eubulide le Dialecticien dans sa pièce intitulée les Comastes :
« Tu fais le Sophiste, coquin que tu es ! mais pour avoir un souper délicieux, il faudrait que la fête des Conges te procurât quelques présents, ou quelque salaire. »
(1050) [437e] Antigone de Caryste; qui a écrit la vie de Denys d'Héraclée, surnommé Metathémène (apostat), rapporte que ce Denys faisant avec ses domestiques la fête des conges, et ne pouvant à cause de sa vieillesse goûter tous les charmes d'une jolie femme que ces gens lui avoient amenée, se tourna vers les convives, et leur dit, avec ce vers d'Homère :
« Non, je ne puis tendre: qu'un autre prenne à son tour. »
Depuis sa jeunesse, Denys avait été extrêmement passionné pour les femmes, selon ce que dit Nicias de Nicée dans son Traité des Successions, et se livrait même indifféremment aux filles publiques. Étant un jour sorti avec quelques amis, il passa devant une maison où il y avait des grisettes, à qui il devait quelques pièces de cuivre de la veille; sans scrupule il allonge le bras, et les leur donne en présence de tous ceux qui étaient là.
Anacharsis, philosophe Scythe, se trouvant chez Périandre, [438] où il y avait un prix de proposé au plus grand buveur, le demanda comme s'étant enivré le premier de toute l'assemblée, disant que si l'on était vainqueur à la course en arrivant le premier au but, on devait aussi être regardé comme tel, lorsqu'on parvenait le premier à s'enivrer, ce qui était le terme de la boisson.
Lacydès et Timon, l'un et l'autre philosophes, ayant été invités pour deux jours chez quelques amis, et ne voulant pas se refuser à quelque complaisance pour les convives, burent assez largement. Or, Lacydès se retira le premier jour avant Timon, sentant déjà les vapeurs du vin lui monter à la tête. Timon le voyant sortir, lui dit, avec ce vers d'Homère,
« Nous avons acquis une grande gloire : le courageux Hector est mort sous nos coups. »
Le lendemain Timon ayant porté la santé à Lacydès ne put vider d'un trait tout le gobelet qu'on lui présenta. [438b] Lacydès voyant qu'il buvait à plusieurs reprises, lui dit à son tour :
« Ce sont les enfants des pères infortunés, qui osent se présenter devant mon bras valeureux. »
(1051) Voici ce qu'Hérodote raconte dans son second livre au sujet de Mycérinus, roi d'Égypte. Ce prince ayant appris des devins qu'il ne vivrait pas longtemps, se fit préparer beaucoup de lampes pour être allumées à nuit tombante, et se mit à boire, et à se divertir, sans intermission le jour et la nuit ; passant tantôt dans les marais, tantôt dans les bocages, et partout où il apprenait qu'il y avait des assemblées de jeunes gens qui buvaient, et il buvait ainsi partout. Le même rapporte qu'Amasis, autre roi d'Égypte, était aussi grand buveur.
[438c] Hermias de Méthymne dit, liv. 3 de son Histoire de Sicile, que Nicotélès de Corinthe aimait passionnément le vin. Phanias d'Erèse, qui a écrit un ouvrage sur les tyrans punis de mort, y rapporte que Scottas, fils de Créon, et petit fils de Scottas l'ancien, ne buvait pas moins ; qu'il revenait des festins porté sur un siége par quatre hommes, et se rendait ainsi chez lui.
Selon Phylarque, liv. 6 de ses Histoires, le roi Antiochus aimait beaucoup le vin, s'enivrait, et se tenait le plus souvent au lit, se réveillant vers la nuit pour recommencer à boire. [438d] Ivre la plupart du temps, à peine se trouvait-il jamais assez libre de vin pour jeter un coup d'œil, en passant, sur les affaires publiques. Voilà pourquoi il avait auprès de lui, pour gouverner son royaume, Ariste et Thémison de Chypre, deux frères qu'il aimait.
(1052) Antiochus, surnommé Épiphane, qui avait été donné en otage aux Romains, était aussi adonné au vin. Ptolémée Évergète en parle liv. i de ses Commentaires; mais voici ce qu'il en dit dans le cinquième :
[438e] « S'étant abandonné aux débauches et à l'ivrognerie des Indiens, il dissipa des sommes considérables, et s'il lui en restait encore après les folies qu'il avait faites pendant le jour, il le jetait au hasard, ou au milieu des rues dans lesquelles il s'arrêtait, disant, attrape qui peut : ayant ainsi jeté cet argent il s'en allait. Souvent il errait ça et là seul, couronné de roses, et couvert d'une robe (tebenne) d'étoffe d'or; ayant, sous l'aisselle, des pierres qu*il lançait sur ceux qui le suivaient. Il allait se laver aux bains communs de la ville, déjà tout parfumé.
Un particulier, l'ayant un jour rencontré, lui dit : O roi ! que vous êtes heureux de sentir si bon ! Eh bien ! répondit Antiochus, joyeux de ce salut, je vais t'en donner au-delà de tes désirs. Aussitôt il lui fit répandre sur la tête une petite urne où il y avait plus de deux conges de parfums épais ; de sorte qu'une multitude de gens du plus bas peuple vint se rouler sur ce qui était tombé à terre. L'endroit était même devenu si glissant qu'Antiochus tomba, quoiqu'il ne fît qu'en rire. Plusieurs de ceux qui étaient au bain ne purent non plus éviter de tomber.
[439] Polybe appelle ce prince Epimane, c'est-à-dire furieux, non Epiphane, liv. 26 de ses Histoires, et le surnomme ainsi à cause de ses actions extravagantes. Non seulement il se liait avec les particuliers ; il buvait même avec les étrangers qui se trouvaient à la ville, et les gens du plus bas étage. S'il apprenait que plusieurs jeunes gens se fussent réunis pour faire un repas entre eux, il s'y trouvait avec un vase de parfums et des musiciens ; de sorte que la plupart se levaient et prenaient la fuite à la vue de cette conduite étrange. Souvent il quittait son manteau royal, et couvert [439b] d'une tebenne (τήβενναν) il parcourait la place publique.
(1053) Le même historien nous le peint ainsi, liv. 31 :
« Donnant des combats gymniques à Antioche, il invita à ces spectacles les Grecs de toutes les provinces, et nombre de personnes qui voudraient y venir d'ailleurs. Une foule de monde s'étant rassemblée dans les gymnases, il leur donna des parfums de safran, de cannelle, de nard, de marjolaine et de lys, pour s'en frotter. Les ayant ensuite invités à des repas, il fit servir tantôt mille tables, [439c] tantôt quinze cents avec l'appareil le plus somptueux. Or, il présidait à tout le service, et en réglait l'ordre; se tenant aux entrées pour introduire les uns, faire placer les autres, et marchant même devant ceux qui apportaient les mets. Passant après cela de différents côtés, tantôt il s'asseyait dans un endroit, tantôt se mettait à côté des convives. Quelquefois quittant brusquement la bouchée ou le verre qu'il tenait, il se levait d'un saut, et parcourait tous les rangs des convives, recevant debout les santés qu'on lui portait, soit d'un côté, soit de l'autre. En même temps il allait jouer avec les comédiens, [439d] les bouffons, qui l'enlevaient et le portaient caché sous un voile; puis le mettaient à terre, comme s'il eût été un des leurs. Dès que la symphonie se faisait entendre, on voyait un roi, animé par le bruit des instruments, sauter, danser, folâtrer au milieu des baladins ; de sorte que chacun en rougissait. »
[439e] Un autre Antiochus, celui qui fit la guerre contre Arsace en Médie, aimait autant le vin, comme le rapporte Posidonius d'Apamée, liv. 16 de ses Histoires. Ayant été tué, Arsace dit en l'ensevelissant:
« Antiochus, la témérité et l'ivresse t'ont précipité, lorsque tu t'imaginais avaler le royaume d'Arsace dans de grands verres de vin. »
(1054) Antiochus, surnommé le Grand, dont les Romains renversèrent le trône, selon le rapport de Polybe, liv. 20, étant passé à Chalcis, ville d'Eubée, s'y maria, âgé de cinquante ans, après avoir fait deux entreprises considérables, comme il le publia lui-même; l'une de rendre la liberté à la Grèce, l'autre de faire [439f] la guerre aux Romains. Étant donc devenu amoureux d'une jeune Chalcidienne dans le moment où il devait s'occuper de la guerre, il ne songea qu'à ses noces, à boire, et à se donner du bon temps. La jeune personne était fille de Cléoptolème, un des citoyens distingués de Chalcis, et surpassait toutes les autres personnes de son sexe en beauté. Ainsi il célébra ses noces dans cette ville, où il passa tout l'hiver sans faire la moindre réflexion sur les circonstances où il se trouvait, et nomma sa jeune épouse Eubée. Vaincu dans cette guerre, il se réfugia à Éphèse avec elle.
Polybe nous apprend encore, liv. 2, [440] qu'Agron, roi d'Illyrie, tout joyeux d'avoir vaincu les Étoliens, ce peuple si fier, se livra à la boisson selon son inclination naturelle, aux plaisirs de la bonne chère, et qu'il mourut d'une pleurésie. Le même dit, liv. 29, que Gention, autre roi des Illyriens, s'abandonna pendant sa vie à des désordres affreux par son penchant pour l'ivrognerie, passant les jours et les nuits à boire. Il tua Pleurate son frère, qui devait épouser la fille de Ménunius, épousa lui-même cette jeune personne, et régna sur ses sujets avec cruauté.
[440b] Il écrit aussi, liv. 33, que Démétrius s'étant retiré secrètement de Rome, où il était en otage, régna sur la Syrie, où il se livra à la boisson, pendant la plus grande partie du jour. Oropherne, qui régna peu de temps sur la Cappadoce, selon le même historien, liv. 32, ayant perdu de vue les usages de son pays, y introduisit la licence de l'Ionie, et les désordres des artisans de Bacchus.
(1055) Le divin Platon défend donc bien à propos, dans son second livre des Lois, de faire même goûter du vin aux enfants [440c] jusqu'à l'âge de dix-huit ans, parce qu'il ne faut pas donner de jour au feu. Il permet un peu de vin depuis cet âge jusqu'à trente ans; mais il veut qu'un jeune homme se garde absolument de prendre du vin jusqu'à s'enivrer. Lorsqu'il est arrivé au terme de quarante ans, s'il se trouve à quelques festins, il invoquera les dieux ; mais il adressera surtout ses prières à Bacchus, lui demandant d'être favorable à la fête et aux amusements de la vieillesse ; en faveur de laquelle il a donné le vin pour égayer l'austérité de cet âge, et comme un puissant moyen de nous rajeunir à certain point; en outre, de faire oublier le chagrin.
[440d] Il dit plus loin : c'est une opinion généralement répandue que ce dieu eut la cervelle troublée par sa belle-mère Junon. Voilà pourquoi il inspire une fureur bachique, et toute espèce de danse extravagante. Il n'a donc fait présent du vin que pour cet effet, et comme par vengeance.
(1056) Le poète Phalaeque parle ainsi d'une femme ivrognesse, qu'il nomme Cléo dans ses Épigrammes :
« Cléo a donné à Bacchus sa robe de couleur de safran, à fonds d'or, dont elle s'habillait habituellement, parce qu'elle a toujours pu se distinguer dans les festins, [440e] et que personne, ni seul, ni secondé par d'autres, n'a pu tenir contre elle le verre à la main. »
Or, on sait que les femmes ne haïssent pas le vin. Xénarque fait paraître fort plaisamment sur la scène une femme qui fait le plus grand serment. Voici le passage de son Pentathle :
« Puissé-je mourir de ton vivant, mon enfant, après avoir bu du vin libre, si, etc. »
Polybe dit, liv. 6, qu'il est défendu aux femmes romaines de boire du vin, proprement dit ; mais qu'on leur permet le passum, liqueur faite de raisins presque secs, et semblable pour le goût au vin doux d'Egosthène, et à la malvoisie. [440f] C'est donc avec ce vin qu'elles étanchent la soif lorsqu'elle les presse; mais il est impossible qu'une femme romaine boive du vin sans qu'on s'en aperçoive. D'abord elle n'a jamais le vin sous sa direction; ensuite, elle doit baiser sur la bouche, et tous les jours, ses parents, ceux de son mari, jusque même aux cousins, la première fois qu'elle les voit dans la journée. Il ne lui reste donc d'autre parti à prendre que de s'en abstenir, ne sachant si elle ne rencontrera pas quelqu'un d'entre eux. [441] On voit que si elle. en avait seulement goûté, il n'y aurait pas besoin d'accusateurs.
Alcime de Sicile dit, dans un de ses livres intitulé l'Italie, que les femmes ne boivent généralement pas de vin, pour la même raison.
Hercule étant venu dans le territoire de Crotone, fut pris de la soif, et alla vers une maison située le long du chemin. S'en étant approché, il y demanda à boire. Le hasard voulut que la femme du maître de la maison ouvrît en cachette un tonneau de vin :
« En vérité, dit-elle à son mari, vous seriez bien sot d'aller ouvrir ce tonneau pour un étranger. Non, ne lui offrez que de l'eau. »
[441b] Hercule qui se tenait près de la porte ayant entendu ce propos, loua beaucoup le mari de l'intention qu'il avait eue :
« Mon ami, lui dit-il ensuite, retourne sur tes pas, et va examiner ton tonneau. »
Cet homme, étant rentré chez lui, trouva le tonneau changé en pierre. Ce prodige est encore à présent pour les femmes de la contrée, ce qui leur fait regarder comme une chose honteuse de boire du vin.
(1057) Mais Antiphane montre, dans son Akontizomène, comment les femmes grecques se comportaient à l'égard du vin.
« A. Ma foi, j'ai pour voisin [441c] un tavernier. Lorsque j'arrive toute altérée, cet homme le sait bientôt, et il me mêle du vin, ou il n'y a ni trop, ni trop peu d'eau. Je m'en aperçois bien en buvant. »
Voici ce que se disent des femmes dans la Mystide du même poète :
« A. Ma chère, veux-tu boire un coup? B. Eh ! cela ne me ferait pas de mal ! apporte-moi donc. On dit même qu'on peut boire trois rasades en l'honneur des dieux.»
On lit dans la Danseuse d'Alexis :
[441d] « A. Tout va bien pour les femmes, quand elles ont du vin à boire à leur aise. B. Eh bien, par nos deux divinités ! nous en aurons autant que nous voudrons; et si doux, à faire couler, si mur, qu'il n'aura plus de dents; enfin, du plus vieux; un vin des dieux ! A. Oh ! j'embrasse ma vieille Sphinx, qui s'explique ainsi par énigmes, etc. »
Le même, dans son Deux-fois-affligé (dis penthoûnti), fait mention de certaine Zopyre :
« Et cette Zopyre qui est un vrai broc de vin. »
Antiphane écrit, dans ses Bacchantes :
[441e] « Car, cela étant, un homme ne se rend-il pas malheureux lorsqu'il se marie ailleurs qu'en Scythie? Ce n'est que là qu'il n'y a pas de vigne. »
Xénarque dit, dans son Pentalhle :
« Pour moi, j'écris le serment d'une femme dans du vin. »
(1058) Platon s'exprime comme il suit, dans son Phaon, en exposant tout ce que le vin fait faire aux femmes :
« Femmes, plût au ciel que le vin fût à présent votre vice, comme il l'était autrefois ! car il me paraît que votre esprit n'est plus chez le tavernier, comme le disait le proverbe. Mais puisque vous voulez voir Phaon, il y a beaucoup de cérémonies [441f] préliminaires à remplir auparavant ; et les voici. D'abord on me consacre, à moi nourrice des enfants, un gâteau mâle, fait de farine non moulue, un enchyte, seize grives entières assaisonnées de miel, douze morceaux de lièvres pour la Lune, et autres choses : or, tout ceci n'est pas cher. Écoutez donc ; il faut, pour Orthane, trois demi-mesures de truffes; à Konissale, et aux deux Parastates, un petit plat de baies de myrte, [442] cueillies le matin, car les dieux n'aiment pas l'odeur des lampes ; un tourteau à gruger pour les chiens et les chasseurs; à Lordon, une poignée d'épis; à Kybdase, un triobole; et au héros Célès, le sac et les theelymes (θυλήματα). Voilà donc les dépenses qu'il y a à faire. Or, si vous apportez tout cela, vous entrerez ; autrement, c'est en vain que vous avez bonne envie de vous faire bien aises. »
Axionicus dit, dans sa Philine:
« Croyez une femme qui vous dit qu'elle ne boit pas d'eau.»
(1059) Les écrivains ont cru devoir faire mention de peuples entiers adonnés au vin. [442b] C'est ainsi que la nation des Tapyres était si passionnée pour le vin qu'elle n'employait que le vin seul, pour se déterger la peau par des frictions, comme le rapportent Baeton et Amyntas; le premier dans l'ouvrage intitulé Campements d'Alexandre, le second dans un ouvrage analogue intitulé Campements. Ce Bœton était arpenteur d'Alexandre. Ctésias rapporte la même chose dans son Traité des Tributs de l'Asie. Cependant ces Tapyres étaient, selon lui, des hommes d'une très grande équité.
Armodius de Léprée dit, dans ses Lois des Phigaliens, que ce peuple aimait le vin. Il était voisin des Messéniens, et changeait de demeure par habitude. [442c] Phylarque écrit, dans son liv. 6, que les Byzantins étaient si ivrognes qu'ils allaient coucher dans les tavernes, prêtant à intérêt et leurs lits et leurs femmes, et qu'ils ne pouvaient, même en songe, soutenir le son d'une trompette guerrière. Leur ville étant attaquée parles ennemis, ils n'eurent pas assez de courage pour rester sur les remparts. Léonidès, qui était à leur tête, fut contraint d'y faire établir des tavernes sous des tentes pour les y fixer; mais à peine put-il obtenir qu'ils ne quittassent pas leurs postes, si l'on en croit ce que rapporte Darnon, dans son ouvrage sur Byzance. Ménandre parle ainsi de cette ville, dans son Arrephore, ou dans sa Joueuse de flûte :
[442d] « Byzance, tu rends ivrognes tous les marchands étrangers ; c'est toi qui nous a fait boire toute la nuit, et même une large dose de vin pur. Voilà pourquoi il me semble que je me lève avec quatre têtes. »
Éphippe raille, dans son Busiris, les Argiens de Tirynthe, sur leur ivrognerie. Voici ce qu'il fait dire à Hercule :
« Par tous les dieux ! ne sais-tu pas que je suis Argien de Tirynthe ? Or, ces Argiens ne vont jamais au combat [442e] sans être ivres; aussi tournent-ils toujours le dos. »
Eubule a dit, dans son Agglutiné que,
« Les Milésiens sont insolents lorsqu'ils sont pris de vin. »
Polémon, dans ses Épigrammes sur les Villes, parlant des Éléens, s'exprime ainsi dans une épigramme :
« Élis s'enivre, et ment : telle est la maison de chaque particulier, telle doit être aussi toute la ville. »
(1060) Théopompe dit, au sujet des Chalcidiens fixés en Thrace, liv. 22 :
« Ils méprisèrent les meilleures lois, et se livrèrent sans réserve à la boisson, [442f] à l'oisiveté, et à une intempérance extrême. »
En général, les Thraces sont tous adonnés au vin. Voilà pourquoi Callimaque a dit de quelqu'un :
« Quant à lui, il avait en horreur de boire à larges rasades, comme les Thraces ; il se contentait d'un petit gobelet. »
Théopompe s'exprime ainsi au sujet des habitants de Mëthymne, liv. 50 :
« Ils prenaient avec grand appareil la nourriture dont ils avoient besoin, et buvaient assis ; mais ne faisant rien qui répondît à cette somptuosité. [443] Cléomène s'étant emparé de la souveraine autorité les fit renoncer à cette manière de vivre. Il ordonna même de noyer dans des sacs quatre des matrones qui faisaient l'infâme état de débaucher des femmes libres, et allaient par la ville magnifiquement parées (Hermippe raconte un pareil fait de Périandre dans son ouvrage sur les Sept Sages ). »
Le même Théopompe dit, dans sa seconde Philippique, que les Illyriens mangent et boivent assis ; menant leurs femmes aux banquets. Elles se font un honneur d'y porter la santé à ceux des convives qu'il leur plaît de saluer. Après les repas elles ramènent leurs maris avec elles. [443b] Les Illyriens vivent tous fort mal. Lorsqu'ils se disposent à boire ils se serrent le ventre avec de larges ceintures; d'abord ils le font modérément, mais lorsqu'ils boivent plus largement ils se serrent davantage avec cette ceinture.
Les Ariaioi, dit le même, ont à leur service trois cent mille Prospelates, gens d'une condition analogue à celle des Ilotes. Ils se rassemblent tous les jours par coteries, et boivent sans retenue. En général, ils sont intempérants sur le boire et le manger. Les Celtes, étant en guerre avec eux, [443c] et ayant appris leur dérèglement, firent savoir dans toutes les tentes que les soldats eussent à préparer le repas le plus splendide, mais qu'en même temps on mît dans les mets certaine plante capable de donner des tranchées, et de lâcher violemment le ventre. Ceci ayant été exécuté, les Ariées périrent, les uns devant les Celtes, dans les douleurs intestinales dont ils lurent pris ; les autres en se précipitant dans les rivières, ne pouvant plus tenir à leur cours de ventre.
(1061) Après ces longs détails que donna Démocrite sur tant de faits particuliers, Pontien prit la parole, et dit :
« Oui, sans doute, le vin doit être regardé comme la cause seconde de tous les maux dont il vient d'être parlé. [443d] C'est le vin qui produit l'ivresse, la déraison; qui donne lieu aux insolences et aux injures. C'est donc avec raison que le poète Denys, surnommé Calchus, appelait rameurs de gobelets, dans ses Élégies, ceux qui prenaient du vin avec tant d'indiscrétion : »
« II y avait de ces gens qui font avancer le vin avec la chiourme de Bacchus ; vrais matelots des festins, et rameurs de gobelets. »
A ce sujet ...
« .... car ce qu'on aime ne se laisse pas perdre . . . . »
Alexis, dans sa Kouris, fait ainsi parler un de ses interlocuteurs, au sujet d'un homme qui buvait trop :
« Quant à mon fils, tel vous le connaissez depuis peu de temps, tel il est réellement. C'est un Œnopion, ou [443e] un Maron, ou un Capèle, ou un Pinoclès, car il s'enivre, et ne fait pas autre chose. Quant à l'autre, car quel nom lui donner? on l'appellera, si l'on veut, glèbe, charrue, enfant de la terre. »
C'est donc une passion bien déplorable que celle du vin, mes chers amis. Ainsi Alexis, dans une pièce qu'il a intitulée Opoora, du nom d'une courtisanne, a très bien dit contre ceux à qui le vin est si nuisible :
« Quoi, tu bois tant de vin pur, étant déjà plein, et tu ne vomis pas ! »
Dans son Dactylion il dit:
« Enfin, l'ivrognerie est le plus grand mal, [443f] et ce qu'il y a de plus funeste pour l'homme. »
On lit dans son Intendant:
« Beaucoup de vin fait faire de grandes fautes. »
Crobyle écrit dans son Apolypuse :
« Quel plaisir y a-t-il donc à être toujours ivre ? à se priver de sa raison pendant la vie, le plus grand bien que la nature nous ait donné ?»
Il faut donc éviter l'ivresse. En effet, dit Platon, liv. 8 de sa République, qu'une ville démocratique soit altérée de la liberté, et qu'ayant pour la régler des échansons [444] inhabiles, elle boive trop de vin pur, il arrive qu'elle se révolte contre ces chefs, s'ils ne sont pas très indulgents et ne lui accordent pas une pleine liberté, parce que dès lors elle les regarde comme des scélérats qui tendent au gouvernement oligarchique ; mais elle insulte aussi ceux qui demeurent subordonnés aux magistrats.
Le même écrit, dans ses Lois, liv. 9 : Il faut que le gouvernement d'une ville soit mêlé dans d'aussi justes proportions que la liqueur d'un cratère, où le vin, qu'on y verse, bouillonne s'il est livré à lui-même; mais lorsqu'il est tempéré par un autre dieu sobre, l'agréable mélange qui en résulte [444b] en fait une boisson salubre et modérée.
(1062) L'ivresse est toujours suivie de l'insolence ; voilà pourquoi Antiphane fait dire dans son Arcadie :
« Papa, un homme sobre et rassis ne doit pas être injurieux, et lorsqu'il a besoin de prendre du vin, il ne faut pas qu'il perde en même temps la raison. Si un homme s'autorise d'un malheureux argent, et prend un ton fier et insolent, qu'il aille au privé, il s'y verra semblable à tous les autres hommes, [444c] s'il jette les yeux sur les indices de la vie, et s'il fait attention au battement des artères qui s'élèvent et baissent alternativement ; car c'est ce qui règle toute la vie physique. »
Le même blâmant, dans son Éole, les excès auxquels se portent ceux qui boivent beaucoup, dit :
« Macarée devenu passionnément amoureux d'une de ses sœurs, maîtrisa quelque temps sa passion malheureuse, et sut se contenir ; mais ne prenant plus pour guide que le vin qui rend les mortels téméraires, [444d] il brava ses sages réflexions précédentes, et se levant la nuit, il exécuta le projet qu'il avait médité. »
Aristophane a dit fort ingénieusement que le vin était le lait de Vénus :
« Le vin, lait de Vénus, est doux à boire. »
En effet, quelques-uns sentent vivement l'aiguillon de l'amour lorsqu'ils en prennent beaucoup.
(1063) Hégésandre de Delphes a donné l'épithète d'exoinos à quelques personnes; voici son passage :
« Coméon et Rodophon, qui avoient été magistrats à Rhodes, étaient exoinoi, ou passionnés pour le vin. »
Coméon persiflait Rodophon sur sa passion pour les jeux de hasard.
[444e] « O vieillard ! les jeunes joueurs de hasard te donnent bien du mal ! »
Mais Rodophon, de son côté, lui reprochait son amour pour les femmes et son incontinence, ajoutant qu'il ne s'abstenait même d'aucune injure.
Théopompe, liv. 16 de ses Histoires, parle ainsi d'un autre Rhodien :
« Hégésiloque était non seulement devenu inutile à sa patrie par son ivrognerie et les jeux de hasard, ayant même perdu toute considération parmi ses concitoyens; mais on lui reprochait en outre ses dérèglements, ses débauches, [444f] tant parmi ses amis que parmi les autres habitants. »
Le même, parlant ensuite de l'oligarchie qu'Hégésiloque avait établie avec ses amis, ajoute :
« Ils déshonorèrent même nombre de femmes bien nées, et mariées avec les premiers personnages de la ville. Ils corrompirent aussi plusieurs, tant enfants que jeunes gens. Enfin, ils poussèrent l'incontinence jusqu'à oser jouer entre eux, aux dés, des femmes de citoyens, convenant réciproquement que celui qui amènerait le moins de points aux dés procurerait à celui qui avait vaincu, telle femme de bourgeois, qui avait été désignée entre eux pour être l'objet de leur lubricité, et cela sans pouvoir alléguer aucune excuse; [445] arrêtant que le vaincu l'amènerait ou de gré, s'il pouvait la persuader, ou de force. Quelques autres Rhodiens jouaient à ce jeu de hasard, mais celui qui s'y distinguait s'en amusa le plus souvent, fut cet Hégésiloque, qui osa se mettre à la tête du gouvernement. »
Mais parlons d'Anthéas de Linde. Il se disait parent de Cléobule, un des sept Sages de la Grèce, selon ce que rapporte Philodème, dans son ouvrage sur les Sminthiens de Rhodes. Étant déjà vieux, et vivant à son aise, il avait du talent pour la poésie ; il passa toute sa vie dans des plaisirs bachiques, [445b] s'habillant même comme Bacchus, et entretenant à ses dépens une troupe licencieuse de suppôts. Soit de jour, soit de nuit, il sortait à la tête de sa troupe bachique. Ce fut cependant lui qui imagina le genre de poésie prosaïque, qui consistait dans une nouvelle manière de composer les mots qu'il liait ensemble ; poésie qu'Asopodore de Phlionte fit ensuite valoir dans ses Iambes prosaïques. Anthéas fit aussi des comédies et autres pièces de poésie dans le même genre, avec lesquelles il préludait à ses chœurs phallophores qui les répétaient.
(1064) Ulpien, qui avait entendu patiemment ces détails, les interrompit en disant :
«Mais, aimable Pontien, où trouve-t-on le mot paroinos (πάροινος, insolent à la suite de l'ivresse ) ? »
Pontien lui répondit, avec ce passage du charmant Agathon :
« Tu m'assommes par tes demandes et ta nouvelle manière d'abuser à loisir de la conversation. »
Mais puisqu'il est décidé que nous devons tous te rendre raison, je te rappellerai ce qu'Antiphane a dit dans son Lydien:
« Colchis, homme insolent (πάροινος). »
Et toi toujours insolent (παροινῶν), à la suite de ton ivresse, tu ne saurais même te tenir dans de justes bornes, et tu ne réfléchis pas [445d] qu'Eumène de Pergame, neveu de Philétaire, roi de cette même ville, mourut d'ivresse, comme le rapporte Ctésiclès, liv. 3 de ses Chroniques, mais il n'arriva pas la même chose à Persée, qui fut vaincu par les Romains. Il n'imita en rien les désordres de son père Philippe, On ne le vit pas livré sans réserve aux femmes, ni au vin ; au contraire, il buvait avec modération à ses repas ; les amis qu'il avait avec lui se comportoient de même, comme le dit Polybe, liv. 26.
Mais toi, Ulpien, tu bois sans mesure, ou pour parler avec Timon de Phlionte, tu es un Arrythmopote, car c'est ainsi qu'il appelle, [445e] liv. 2 de ses Silles, ceux qui boivent sans modération.
« Un rustre bouvier, plus emporté que Lycurgue, qui tailla en pièces les arrythmopotes de Bacchus, renversa les rhytes et les arysœnes qui jamais ne pouvaient demeurer pleines. »
Car je ne dirai pas de toi que tu ne fais que buvoter, ou que tu es ποτικὸς ; car Alcée se sert de ce mot dans ce passage de son Ganymède....
Mais que l'ivresse nous trouble la vue, c'est ce qu'a clairement montré Anacharsis en prouvant qu'elle nous fait prendre une fausse idée des choses. Un des convives qui se trouvaient à table avec lui, ne put s'empêcher de lui dire : Anacharsis, tu as épousé une bien laide femme ! Je le pense de même, répondit-il; mais, toi valet, emplis-moi un verre de vin pur, et je la rendrai belle.
(1065) Après ce discours, Ulpien, portant une santé à quelqu'un de la compagnie, dit : Çà, mon cher, pour parler comme Antiphane dans ses Campagnards,
[446] « A. Bois toute cette rasade sans te reprendre. B. La dose est un peu forte. A. Non, quand on entend le métier. »
Bois donc, camarade, dit Ulpien; mais n'avalons pas toujours à pleins verres.
Le même Antiphane dit dans son Blessé:
« Mais entremêlons cela de quelques discours, et même joignons-y de temps en temps quelque couplet de chanson. »
Tel est, par exemple, ce couplet qui commence ainsi
« Le changement plaît en tout, excepté dans un seul cas, etc.»
Oh! à présent, donne-moi du vin, restaurateur des forces, comme dit Euripide. [446b] Mais, Ulpien, ce n'est pas Euripide qui a dit cela; c'est certain Philoxène: assurément. Eh ! répond Ulpien, qu'importe, mon ami ? Quoi ! tu épilogues pour une seule syllabe ! Je voudrais bien savoir, dit l'autre, quel est l'auteur qui a dit πῖθι ( pour pine) bois. Ah ! mon cher, répond Ulpien, tu as tant bu que tu as la vue trouble. Voici ce mot dans les Ulysses de Cratinus :
« Tiens, prends maintenant, et bois (πῖθι) ; alors demande-moi mon nom. »
Antiphane dit, dans sa Mystis, ou la Femme initiée :
[446c] « A. Mais toi, bois (πῖθι). B. Oh ! point de refus, certes. Par tous les dieux ! la forme de ce gobelet a je ne sais quoi qui me charme, et digne de la fête brillante que nous célébrons. Jusqu'à présent nous n'avons bu que dans des saucières de terre ! mais mon cher gobelet, puissent les dieux combler de bien l'ouvrier qui t'a fait avec tant de symétrie et de fermeté ! »
[446d] Diphile écrit, dans son Bain :
« Verse tout plein : enveloppe-toi, et bois (πῖθι) en l'honneur du dieu ; car, mon père, ces biens nous viennent de Jupiter qui préside à l'amitié. »
Ameipsias dit, dans son Avare (ou sa Fronde) pheidooni (ou Σφενδόνῃ).
« Après avoir troublé le lièvre marin, bois (πῖθι). »
Ménandre dit, dans ses Joueuses de flûte :
« A. Verse jusqu'à pleine satiété, Sosila ; et si tu as jamais bu, bois (πῖθι) à la santé de tous; car mal-à-propos . . . . »
(1066) Si l'on se sert du mot πίομαι au second futur, pour dire je boirai, il faut ne pas écrire πιοῦμαι ; mais faire i de pi long, car c'est ainsi qu'il se lit dans ce verbe, qu'Homère a employé au pluriel (πιόμεν) nous boirons, ou prendrons une boisson faite avec une plante.
Aristophane écrit dans ses Chevaliers (πίεται pour πιεῖται).
[446e] « Jamais il ne boira au même verre. »
Mais ailleurs il dit piêe avec un circonflexe, comme pris sans doute de pioûmai.
« Tu boiras (piêe ) aujourd'hui le vin le plus amer. »
Quelquefois on fait i bref comme Platon le comique dans ses Femmes Aph'hieroon.
« Ni quiconque dissipera (ekpietai - ἐκπίεται ) en boisson les biens d'elle. »
Le même écrit, dans son Syrphax :
« Et vous boirez ( piesth' -πίεσθ´) beaucoup d'eau. »
Ménandre a employé le mot disyllabe piein dans son Enchiridion :
« Je veux avant tout forcer cette sacrilège à boire, piein-πιεῖν. »
Il a dit aussi pie, bois, et pine.
« Prends et bois (pie - πίε) aussi. »
Quant à toi, dit Ulpien, propithi, porte mon ami la santé à celui-ci, afin qu'il la porte à un autre, et que ce soit la santé qu'Anacréon appelle hospitalière, car ce poète lyrique s'exprime ainsi :
[447] « Mais elle égalait par ses clameurs le mugissement des ondes avec la bruyante Gastrodore, en buvant largement la santé hospitalière. »
C'est ce que nous appelons anisoome - ἀνίσωμά.
(1067) Mais toi, bois sans rien craindre, car tu te garantiras ainsi de tomber en arrière. En effet, Simonide dit que ceux qui boivent du vin, liqueur qui chasse les soucis, ne peuvent éprouver cet accident. Ceux, au contraire, qui boivent de la bière (du vin d'orge) qu'on appelle pinon, tombent en arrière, selon ce que rapporte Aristote dans son Traité de l'Ivresse. Voici ses termes :
« Mais c'est un accident [447b] que produit particulièrement le vin d'orge appelé pinon, car ceux qui sont pris de toute autre liqueur enivrante tombent indifféremment de tout autre côté, soit à droite, soit à gauche, ou en devant ou à la renverse. Il n'y a que ceux qui s'enivrent de pinon qui tombent en arrière et à la renverse. »
Quelques-uns appellent bryton le vin d'orge, comme Sophocle dans son Triptolème.
« Mais ne pas introduire dans le corps de bryton terrestre. »
Archiloque écrit :
« Cette femme malade, ou fatiguée du travail, était courbée comme un Thrace, ou un Phrygien qui rejette par la gorge le bryton qu'il avait avalé. »
[447c] Eschyle fait mention de cette boisson dans son Lycurgue :
« Après cela il buvait du bryton qu'il laissait clarifier avec le temps, et il avait un air de grandeur dans sa maison qu'honorait sa valeur. »
Hellanicus écrit, dans son ouvrage sur les Fondations des Villes : Ils se font le bryton avec des racines, comme les Thraces avec de l'orge.
Hécatée dit, liv. 2 de sa Périêgèse, que les Égyptiens sont artophages ou mangeurs de pain; [447d] et il ajoute qu'ils moulent de l'orge pour en faire une boisson ; et qu'ils en préparent une autre sous le nom de parabia, avec du millet et de la conyse ; en outre, qu'ils se frottent d'huile tirée du lait. Tels étaient alors les usages ;
mais de notre temps, dit Ion de Chio dans ses Élégies,
« Bacchus se fait préférer à tout ; il est chéri des Thyrsophores ; c'est lui qui donne lieu à toutes les conversations; il réunit les assemblées générales de la Grèce ; il préside aux festins des Rois. Depuis que la vigne s'est chargée de grappes, [447e] après avoir élevé son brin caché en terre, et entrelacé ses provins sur sa souche fleurie, le soleil ( l'œil du ciel) en vit sortir nombre d'enfants qui d'abord furent muets, mais qui se firent entendre en tombant les uns sur les autres. Lorsqu'ils sont réduits au silence, on en extrait un nectar qui fait la seule félicité des hommes, et devient un remède naturel et général pour rétablir la joie. Cette liqueur a pour enfants les festins, les parties de plaisirs, les chœurs : [447f] or, ces avantages n'ont été connus que par le vin, dont l'empire s'est étendu partout. Bacchus, toi qui en es le père, toi qui es agréable à ceux qui aiment les couronnes, et qui présides aux festins joyeux des hommes, salut à toi, dieu charmant; accorde-nous un siècle de bonheur, de bien boire, bien jouer, et d'être irréprochables.»
Amphis introduit sur la scène un buveur qui parle ainsi dans ses Philadelphes :
[448] « Je trouve bien plus louable la vie que nous menons nous autres buveurs, que celle de vous autres, qui n'avez ordinairement de raison que sur le front. Cette prétendue prudence, toujours occupée à combiner, ne laisse rien entreprendre qu'avec une lâche timidité ; mais celle qui ne raisonne pas avec ce scrupule sur ce qui peut résulter d'une entreprise, fait, au contraire, tout avec autant de vigueur. »
LES GRIPHES
(1069) Ulpien allait ajouter quelque chose à ces détails, lorsque Émilien prit la parole :
« Il est temps, Messieurs, dit-il, de nous occuper des Griphes, afin de mettre un peu d'intervalle entre ce que nous avons à dire sur les vases à boire; mais n'en parlons pas selon la tragédie de Callias d'Athènes, intitulée la Grammaire. Examinons d'abord la définition du Griphe, et laissons de côté ce que Cléobuline de Linde proposait dans ses Énigmes : Diotyme l'Olympien, notre ami, en a suffisamment parlé; mais voyons ce que les poètes comiques en disent, sans oublier la punition de ceux qui ne les résolvaient pas.»
Larensius dit alors : Cléarque de Soli définit ainsi le Griphe :
« C'est un problème badin dont on propose de trouver le sens sous la condition d'une récompense, ou d'une punition. »
Ce même Cléarque dit dans son ouvrage sur les Griphes, qu'il y en a sept différentes espèces. La première consiste dans l'une ou l'autre lettre de l'alphabet ; comme lorsque nous demandons un nom de poisson, ou de plante, qui commence par A. Il en est de même lorsqu'on demande un mot dans lequel il y ait ou non telle lettre ; tel est le griphe où le sigma ne se trouve pas, [448d] et sur lequel Pindare a fait une ode; comme si l'on avait proposé un semblable griphe à mettre en poésie lyrique. On appelle griphe en syllabe lorsqu'on propose une chose en vers dont la première syllabe soit ba, comme basileus, roi ; ou la dernière soit nax, comme Callianax, nom propre; ou dont la première ou la dernière soit léon, comme Léonîdes et Thrasyléon. Nous appelons griphes dans les noms, lorsqu'il s'agit d'un nom simple ou composé de deux syllabes, dont la forme tient du tragique, ou du vulgaire ; ou dans lequel il n'y ait pas de nom de divinité, comme Clèonyme, ou dans lequel il y ait un nom de divinité, [448e] comme Dionysius ; soit que ce composé présente un seul nom de divinité, ou plusieurs comme Hermaphrodite ; ou qu'il commence par Dios, nom de Jupiter, comme Dioclès, ou par celui de Hermès (Mercure ), comme Hermodore ; ou qu'il se termine en nicos. Ceux qui ne répondaient pas à la demande étaient obligés de boire le verre dont on était convenu.
C'est ainsi que Cléarque a défini le griphe ; mais c'est à présent à toi Ulpien de deviner quel était ce verre qu'on devait boire.
Quant aux griphes, voici ce qu'en dit Antiphane dans sa Knoithis, ou son Gastroon :
[448f] « Pour moi, je pensais autrefois que ceux qui ordonnaient à table d'expliquer un griphe, extravaguaient ouvertement, et parlaient pour ne rien dire ; comme, par exemple, lorsque quelqu'un proposait aux convives, chacun à son tour, d'expliquer qu'est-ce qu'un homme porte, et ne porte pas, j'éclatais de rire comme d'une ineptie, et d'une chose qui ne peut être, de quelque manière que je la considérasse. C'était, selon moi, une question purement captieuse ; [449] mais je vois actuellement qu'il y a de la réalité dans cette demande. En effet, supposons-nous dix à table, et qui contribuons chacun pour notre part aux frais d'un repas, nous portons cette somme, et cependant personne ne la porte lui seul en particulier. Il est donc clair qu'on peut porter ce qu'on ne porte pas. Or, voilà ce que veut dire ce griphe; et cela me paraît fort juste. Mais il est des gens qui donnent ici un sens admirable à ce griphe, en ne déposant pas d'argent pour leur écot ! [449b] Or, on peut dire que certain Philippe était vraiment heureux à cet égard. »
Le même dit, dans son Aphrodise :
« A. Si j'ai à vous parler d'une marmite, dois-je vous dire que c'est une marmite, ou un vase à corps creux, modelé sur une roue qui tourne, formé de terre, et cuit dans un autre ventre issu de la même mère, qui fait macérer dans son sein, où il les tient étouffées, les chairs juteuses des tendres nourrissons nouvellement nés du troupeau. B. Par Hercule, tu m'assommes! que ne me dis-tu clairement que c'est une marmite de viandes? A. Vous avez raison ; mais voulez-vous le thrombe qui a coulé [449c] des chèvres bêlantes, mêlé avec les ruisseaux de la jaune abeille, enfermé sous la couverture aplanie d'une vierge, fille chaste de Cérès, et délicieusement parée de guipures sans nombre artistement arrangées ? ou, vous dirai-je tout simplement, voulez-vous une tourte au fromage et au miel ?B. Oui, sans doute, dis-moi une tourte. A. Vous demanderai-je si vous voulez la sueur d'une source bachique ? Dis-moi tout net du vin. B. Mais j'omettais le fluide de couleur gris clair, de nature de rosée. A. Dis-moi plutôt de l'eau. [449d] B. Vous demanderai-je si vous voulez l'odeur « de la cannelle qui s'évapore dans l'air. A. Non, dis-moi du parfum et peste soit de toi ! ne t'avise plus de me rien dire de semblable, et contre le bon sens, parce que ce jargon paraît plus noble, comme plusieurs le disent, tandis qu'il ne signifie rien, et ne tend qu'à tout obscurcir par ces expressions entortillées. »
(1071) Voici un des griphes qu'Alexis propose dans son Songe:
« A. Il n'est ni mortel, ni immortel ; mais il tient de l'un et de l'autre, de sorte qu'il ne vit ni comme homme, ni comme dieu ; mais il est toujours produit [449e] de nouveau,pour disparaître chaque fois. Il est invisible, et cependant chacun le connaît. B. Femme, tu me bernes avec tes énigmes. A. Je dis cependant des choses fort simples, et qu'il est facile d'entendre. B. Mais, quel sera donc l'enfant qui ait une pareille nature. A. Eh ! ma fille, c'est le sommeil, qui fait cesser toutes les peines des mortels. »
Eubule propose de pareils griphes dans son Sphingokarion, et en donne lui-même l'explication :
« A. Il en est un qui parle sans langue, et dont le nom est toujours le même, mâle et femelle; dispensateur des vents domestiques, tantôt velu, tantôt lisse ; [449f] disant aux gens des choses qu'ils n'entendent pas, et tirant un ton d'un autre ; il est un et multiple, invulnérable, lors même qu'on le perce. C. Qu'est-ce donc que cela ? A. Quoi, Callistrate, tu es embarrassé? eh ! c'est l'anus. C. Tu plaisantes ! eh quoi ! ne parle-t-il pas sans langue? n'a-t-il pas le même nom pour tous les individus! ne se perce-t-il pas sans être blessé? il est d'ailleurs velu ou sans poil. Que veux-tu de plus ? n'est-il pas le gardien de vents innombrables? »
[450] En voici un sur l'ichneumon :
« Il a les yeux de l'attelabe, le museau allongé, et le corps couvert d'un poil dur. C'est un animal courageux, et qui détruit le principe des petits qui ne sont pas encore formés. C'est l'ichneumon d'Égypte. En effet, s'il rencontre des œufs de crocodile, il les brise avant que le germe soit devenu animal, et les détruit totalement : comme il a le museau très pointu, il peut percer en dessous, et ensuite déchirer en mordant. »
[450b] En voici un autre qu'il explique aussi :
« Je connais tel qui étant jeune est pesant, mais qui devenu vieux vole légèrement sans ailes, et empêche de voir la terre. Il s'agit ici des poils qui sont sur le réceptacle du chardon. Lorsque cette partie velue est encore jeune, elle est fixée à la semence; mais lorsque cette semence tombe, ce duvet s'envole par sa légèreté, surtout s'il est soufflé par les enfants.»
Autre :
« Il est une statue qui tourne sa base par en haut, et qui bâille par en bas, percée de la tête au pied, et se terminant par une pointe ouverte : elle enfante des hommes qui sortent chacun par son anus ; les uns obtiennent du sort la vie, les autres ont pour partage d'errer de différents côtés, et l'on dit que chacun garde soigneusement ce qui lui est échu. »
[450c] Or, que cela soit relatif à l'urne des suffrages, c'est ce que vous jugerez vous-mêmes; ainsi je ne rapporterai pas tout ce qui est dans Eubule.
(1072) Antiphane dit, dans ses Problèmes:
« A. Un homme jeta un filet sur un grand nombre de poissons, se promettant le plus heureux succès, et après de grandes dépenses il ne tira qu'une perche ; l'ayant même manquée, un muge lui en amena une autre de même grandeur : d'ailleurs, la perche suit volontiers la melanure (l'oblade}. B. Un muge, un homme, une oblade; mon ami, je n'entends rien à ce que tu dis ; car tu parles pour ne rien dire. A. Eh bien ! je vais te le faire entendre clairement : — Il est quelqu'un qui ayant donné ce qui lui appartient, ne sait pas à qui il l'a donné, après l'avoir donné, et celui qui l'a n'a rien reçu. B. Un homme « qui en donnant n'a pas donné, qui ayant n'a rien, ma foi, je n'y « conçois rien. A. Eh ! voilà justement ce que dit le griphe ; car ce que vous savez, [450d] vous ne le savez pas actuellement, non plus que ce que vous avez donné, ni ce que vous avez reçu en revanche. B. Voilà donc à quoi cela se réduit ? Eh bien ! je veux aussi proposer un griphe. A. Dites — B. Une pinne et un surmulet, poissons médiocres, [450e] doués de la faculté de parler, dirent beaucoup de choses; mais ils ne parlèrent, ni de ce qu'ils pensaient dire, ni à qui ils croyaient parler : d'ailleurs, celui à qui ils parlaient n'entendait rien de ce qu'ils disaient; mais pendant tout leur babil Cérès les.... l'une et l'autre. »
(1073) Antiphane, dans sa Sapho, fait proposer plusieurs griphes à cette femme, sur la scène: Voici ce qu'il dit :
« Il est un être femelle qui sauve ses enfants dans son giron : [450f] or, ces enfants qui sont muets font entendre distinctement leur voix, tant sur la mer houleuse, que sur tout le continent, aux mortels à qui il leur plaît, même à ceux qui étant absents ne peuvent l'entendre, ou qui sont privés du sens de l'ouie. »
Quelqu'un résout ainsi ce griphe :
« A. Quant à cet être femelle dont tu parles, c'est une ville : les enfants qu'elle nourrit dans son sein sont les orateurs, qui en criant font passer ici, par mer, des présents, des bords de l'Asie et de la Thrace ; [451] tandis qu'ils se les partagent, et qu'ils s'injurient réciproquement, le peuple est assis près d'eux en silence, sans rien entendre, ni rien voir. B. Mais, mon père, comment, par tous les dieux ! un orateur peut-il être muet, à moins qu'il n'ait été repris trois fois de justice? A. Ma foi, mon fils, je croyais avoir deviné juste ; au reste, parle. »
Ensuite le poète fait résoudre le griphe par Sapho, même en ces termes :
« Or, l'être femelle est une lettre : elle porte dans son sein les caractères de l'alphabet [451b] comme autant d'enfants, qui, quoique muets, parlent de loin à ceux qu'ils veulent: si même quelqu'un se trouve là, et qu'il se place à côté de celui qui lit, n'entendra-t-il pas ces enfants parler? »
(1074) Diphile dit, dans son Thésée, que trois jeunes filles de Samos se proposèrent différents griphes en buvant, lors des fêtes d'Adonis, et entre autres celui-ci : Quelle est la chose la plus forte ?
« Pour moi, dit la première, je dis que c'est le fer, et je le prouve, en ce qu'avec le fer on détruit, on coupe, on travaille tout. Moi, dit la seconde, qui était fort considérée, je dis que le forgeron est encore beaucoup plus fort que le fer, [451c] puisqu'il le travaille, le courbe tout dur qu'il est, l'amollit pour l'employer à ce dont il a besoin. Oh ! pour moi, dit la troisième, je soutiens que c'est le Peos (Phallos) et pour preuve c'est qu'avec cela, on paedique le forgeron qui gémit sous le poids du travail. »
Achée d'Érétrie, poète qui polissait bien ses vers, répand néanmoins ça et là quelque obscurité dans ses expressions; comme dans son Iris Satyrique.
En effet, il y dit :
« Un pot de parfum, [451d] pour se oindre, était suspendu à une curbis spartiate roulée, mais non écrite. Il appelle la lanière, d'où était suspendu ce pot, curbis spartiate non écrite, ou scytate lacédémonienne non écrite, »
Les Lacédémoniens roulaient un cuir blanc autour d'un bâton, et y écrivaient ensuite ce qu'ils voulaient, comme l'a suffisamment expliqué Apollonius de Rhodes, dans ce qu'il a écrit concernant Archiloque. Stésichore s'est aussi servi du mot lithargyreos dans son Hélène:
« Un bassin de litharge à laver les pieds. »
Ion, dans son Phénix, ou Cœnée, appelle le gui la sueur du chêne ;
« Je me nourris moyennant une toile tissue de lin d'Égypte, [451e] la sueur du chêne, des brins coupés aux buissons, et le piège que je tends aux animaux. »
(1075) Ermippe dit, dans son ouvrage sur les Disciples d'Isocrate, que Théodëcte de Phasèle était très habile à deviner le sens des griphes que l'on proposait, et qu'il en proposait lui-même aux autres avec beaucoup d'esprit; tel est celui-ci sur l'ombre :
« Il y a, disait-il, un être très grand à sa naissance, et lorsqu'il meurt, mais très petit à la fleur de son âge. »
Voici le passage :
« Rien de ce que produit la terre, nourrice de la nature, rien de ce qui est dans la mer, [451f] aucun mortel même n'a un semblable accroissement dans les membres ; mais cet être qui au premier instant de sa production est très grand, à la fleur de l'âge très petit, redevient encore plus grand dans la vieillesse, tant pour la forme, que pour la taille. »
Le même parle encore énigmatiquement du jour et de la nuit, dans sa tragédie intitulée Œdipe.
« Il y a deux sœurs, dont l'une enfante l'autre, [452] et qui à son tour en est reproduite. »
Voici un avis énigmatique que Callisthène rapporte dans ses Helléniques :
« Les Arcadiens assiégeaient Cromna, petite ville située près de Mégalopolis. Hippodamus, Lacédémonien, un des assiégés, voulant indiquer par énigme à ses concitoyens quel était l'état de la ville, dit au messager que les Lacédémoniens y avoient envoyé, d'ordonner à sa mère de délier sous dix jours la figure de femme qui était liée dans le temple d'Apollon, qu'autrement on ne pourrait plus la délier si on laissait passer ce temps. [452b] Ce fut ainsi qu'il lui indiqua clairement ce qu'il voulait dire. Cette figure était celle d'une femme qui représentait la faim dans un tableau qu'on avait placé près du trône d'Apollon. Tout le monde comprit donc que les assiégés pourraient soutenir encore dix jours la faim à laquelle ils étaient réduits. Les Lacédémoniens, instruits de cet état, envoyèrent les plus puissants secours aux habitants de Cromna. »
(1076) Il y a encore nombre d'autres griphes analogues; tel que celui-ci : ....
« J'ai vu un homme qui agglutinait de l'airain avec du feu sur un homme, et il y était si bien collé, que l'un et l'autre étaient synaimes. »
Or, ceci indique l'application des ventouses. [452c] En voici un de Panarce. C'est Cléarque qui le rapporte dans son ouvrage sur les Griphes :
« Un homme qui n'est pas homme frappe avec du bois qui n'est pas bois, un oiseau perché qui n'est pas oiseau, d'un coup de pierre qui n'est pas pierre. »
Ce sont ici, un eunuque, une férule, une chauve- souris, de la ponce. Platon, liv. 5 de ses Lois, [452d] observe que ces philosophes qui s'occupent de subtilités ressemblent à ceux qui disputent dans les festins sur de vaines questions ambiguës, telles que l'énigme que se proposent les enfants sur le jet de pierre de l'eunuque, la chauve-souris, et sur celui à qui et par qui le coup a été porté.
(1077) Démétrius de Byzance nous rapporte aussi, dans son liv. 4 sur les Poètes, quelques réflexions énigmatiques de Pythagore, qui reviennent à ces griphes. Comme :
« Ne mange pas le cœur. »
C'est-à-dire, ne t'abandonne pas au chagrin.
« N'attise pas le feu avec une épée. »
C'est-à-dire, garde-toi d'irriter davantage un homme en colère : car le feu signifie la colère ; l'épée, la querelle par laquelle on l'irrite, ou l'attise.
« Ne pusse pas l'équilibre du fléau de la balance. »
C'est-à-dire, évite, déteste même l'avarice, ou la cupidité en tout, et observe l'égalité.
[452e] « Ne suis pas le grand chemin. »
Cest-à-dire, ne suis pas l'opinion du vulgaire, car le commun des hommes dit toujours sa pensée au hasard. Suis donc plutôt le droit chemin en prenant la prudence pour guide.
« ne t'assieds pas sur le boisseau. »
C'est-à-dire, ne t'arrête pas uniquement à ce qui concerne le jour présent, mais porte toujours tes vues sur le suivant, car la fin et le dernier terme de la vie est la mort. Ainsi ne vois pas approcher ce terme avec inquiétude et tristesse.
(1078) D'autres se sont amusés de griphes semblables à ceux de Théodecte, tels que [452f] Droméas de Coos, selon Cléarque, Aristonyme le Psilocithariste : en outre, Cléon, surnommé le Mimaule, acteur, qui fut le meilleur mime de tous ceux de l'Italie, et qui représentait sans masque, car il vainquit même Nymphodore au mimaule dont je viens de parler. Le crieur Iscomachus se le proposa pour modèle. Celui-ci jouait ses mimes au milieu des cercles publics; mais lorsqu'il eut acquis certaine renommée, il représenta en s'associant avec des prestidigitateurs. [453] Or, voici quelques-uns des griphes qu'il proposait :
« Un campagnard ayant trop mangé s'en trouvait incommodé. As-tu mangé jusqu'à vomir, lui demande le médecin ? Non, répond-il, mais jusque dans le ventre ».
— Une pauvre femme ayant mal au ventre, le médecin lui dit : En tiens-tu pour tes neuf mois? Comment? dit-elle; moi, grosse! qui depuis trois jours n'ai rien mis dans mon ventre.
On compte aussi Aristonyme parmi ceux qui ont dit quelques bons mots saillants.
Le poète Sosiphane persiflait le comédien Céphisoclès en lui reprochant d'avoir une large bouche, Je t'aurais déjà jeté des pierres aux cuisses, lui di-soit-il, si je n'avais craint d'en faire pleuvoir sur les assistants.
[453b] Voici un très ancien propos qu'on peut bien rapporter au caractère des griphes :
« Qu'est-ce que nous enseignons tous sans le savoir pertinemment?»
On y ajouterait aussi :
« Quelle chose n'est nulle part et partout. »
— En outre :
« Quelle chose est la même dans le ciel, sur terre et dans la mer? »
Dans ce dernier cas, l'équivoque est dans l'identité du nom, car on trouve l'ours, le serpent, l'aigle et le chien, au ciel, sur terre et dans la mer. Quant à ce qui n'est nulle part, et partout, c'est le temps, car il est partout, et n'est fixé en aucun lieu par sa nature; mais la première de ces questions est relative à l'âme que nous avons. [453c] Chacun en instruit son prochain sans en connaître la nature.»
(1079) Mais pour revenir à Callias d'Athènes, dont il a été question ci-devant; cet écrivain, qui est un peu antérieur à Strattis, a fait une pièce intitulée la Théorie de la Grammaire, où il suit cet ordre-ci.
Le prologue de cette pièce est composé des éléments littéraires, et il faut le dire en énonçant les lettres, et selon toutes les lettres : il le termine par une espèce de catastrophe, en récitant de suite toutes les lettres :
[453d] « Alpha, beeta, gamma, delta, epsilon, zeeta, theeta, ioota, kappa, lambda, my, ny, xy, ou, pi, rhoo, sigma, tau, ypsilon, phi, chi, psi, jusqu'à oo. »
Ensuite un chœur de femmes réunissant une consonne avec chaque voyelle prises par ordre alphabétique, les chante régulièrement sur certaine mesure, comme beeta, alpha (ba), beeta, epsilon (be), beeta eeta (bee), beeta ioota (bi), beeta omicron (bo), beeta ypsilon (by} beeta oomega (boo). Suivant le chant et la même mesure à l'antistrophe, le chœur passe au gamma, ou gh, avec les mêmes voyelles, comme gamma a (ga), gamma e (ghe), gamma ee (ghee), gamma i (ghi), [453e] gamma o (go), gamma y (ghy), gamma oo (goo). Il en est de même des autres syllabes pour lesquelles on doit toujours observer la même mesure, et la même modulation dans les antistrophes.... .
De sorte qu'Euripide prit delà l'idée d'après laquelle il composa toute sa Médée, et y adapta aussi le même chant; comme cela est évident. On dit même que Sophocle, ayant assisté à la représentation de cette pièce, osa diviser les parties de son Œdipe en suivant le même mètre ; pouvant s'en appliquer à lui-même ces paroles.
« En agissant ainsi, je ne me fais aucun tort, ni à toi, convaincu ( de t'avoir imité ). »
Ainsi ce fut de lui que tous les autres poètes, comme il paraît, prirent l'usage des antistrophes qu'ils introduisirent dans leurs tragédies.
[453f] Lorsque le chœur a cessé
de chanter, Callias fait donc paraître la scène des voyelles, qu'il faut encore
énoncer en les divisant de manière qu'elles paraissent par lettres seules,
chacune l'une après l'autre, comme il l'avait fait auparavant à l'égard des
consonnes ; afin d'observer autant qu'il était possible un exact
parallélisme dans la représentation
du poème.
« Femmes, il faut dire (alpha} a seul, et (ei) e seul pour le second ; vous direz ( eeta ) ee seul pour le troisième. Je dirai donc pour le quatrième (ioota) seul, i ; pour le cinquième (ou) o, dis y seul pour le sixième; mais je te montrerai oo pour la dernière des sept voyelles; sept, dis-je, pour la mesure. »
[454] Cette femme, après avoir dit cela, le répète une seconde fois.
(1080) Callias est le premier qui ait indiqué par des traits, dans des vers iambiques, un mot un peu polisson pour le sens, mais d'une manière fort claire. Voici comment il s'explique :
« Femmes, je suis grosse; mais, ami de la pudeur, je vais vous indiquer par des traits le nom de l'enfant que vous pouvez attendre. Figurez-vous une longue ligne droite du milieu de laquelle part, de chaque côté, une petite ligne qui s'élève en se fléchissant vers le bas ; ensuite vient un cercle qui a deux petits pieds. »
C'est de là, comme on pourrait le présumer, que Mœandrius l'historien a pris l'idée qu'il a rendue plus crûment dans son Exhortation, en s'écartant un peu [454b] de celui qu'il imitait.
Euripide paraît aussi s'être amusé à désigner le nom de Thésée par des traits. C'est un pâtre qui indique, comme il suit, le nom de ce héros, sans savoir la valeur des traits qui le composent.
« Pour moi, je ne connais pas les lettres, mais je vais en indiquer les formes et les traits particuliers, D'abord, c'est un cercle comme mesuré au tour, et qui a un point dans son milieu (Θ, theeta ); [454c] la seconde est composée d'abord de deux lignes droites, qu'une autre transversale sépare ensuite par le milieu (Η, eeta), la troisième est comme roulée en boucle de cheveux (C, sigma) ; la quatrième est une ligne qui s'élève droite, et sur laquelle s'appuient obliquement trois autres lignes (E, epsilon); mais il n'est pas facile d'indiquer clairement la cinquième, car ce sont deux lignes qui s'éloignent l'une de l'autre, après s'être réunies en un point à la même base (Y, upsilon ) ; quant à la dernière, elle est semblable à la troisième (C). »
[454d] Agathon, le poète tragique, a fait la même chose dans son Télèphe, un homme qui ignore la valeur des lettres (ou qui ne sait pas lire ), indique ainsi comment il faut écrire le nom de Thésée :
« Le premier signe de l'écriture était un cercle marqué d'un point au milieu, Θ; le second, deux lignes droites accouplées, H ; le troisième était semblable à un arc scythe, Σ; ensuite était placé obliquement un trident, E; deux lignes allaient se joindre sur un trait, T; et le dernier était le même que le troisième, Σ.»
Théodecte le Phasélite introduit sur la scène un rustre qui ne sait pas lire, et qui indique [454e] ainsi le nom de Thésée :
« Le premier signe était un œil tendre circulaire, Θ; le second, deux lignes absolument de même mesure, mais jointes au milieu par une règle horizontale, H ; le troisième ressemble à une boucle de cheveux roulés, C; vient ensuite un trident qui se présente posé obliquement, E ; le cinquième, sont deux lignes qui ont la même mesure et la même hauteur, mais qui viennent se joindre à une même base, Y; [454f] le sixième est une boucle telle que je l'ai décrite au troisième, C. »
Sophocle a imité cela dans son Amphiaraüs satyrique, où l'acteur forme les lettres en dansant.
(1081) Néoptolème de Parium dit, dans son ouvrage sur les Épigrammes, qu'on voyait à Chalcédoine le tombeau du sophiste Thrasymaque, sur lequel était cette épigramme.
« Mon nom est Theeta, Rhoo, Atpha, San, Y, My, Atpha, Chi, Ou, San. Ma patrie est Chalcédoine, et ma profession la sagesse. »
Castorion de Soli, au rapport de Cléarque, avait fait en l'honneur de Pan un poème où chaque pied des vers était renfermé dans un mot seul, [455] de sorte qu'ils pouvaient être les uns avant ou après les autres à volonté.
« Pan, qui fais paître les bêtes, et qui habites le mont, ou pays montueux d'Arcadie, où règne un dur hiver, vu les neiges qui s'y amoncèlent en tombant, je vais faire entendre partout tes louanges dans cette pièce de vers d'une ingénieuse invention, et que je compose de manière qu'ils seront difficiles à entendre pour les ignorants. Animal,suppôt des muses, (moi) faisant entendre de tendres accents pleins de grâces . . . . »
Et ainsi du reste où il suit la même marche. Or transposez les parties à volonté vous aurez toujours la même mesure ; comme,
« Se ton bolois niphoktypois; ou
« Se ton bolois dysheimeron etc. »
Car il faut observer que chaque mètre, ou mesure est de onze lettres. [455b] On peut aussi quitter cette marche et en prendre une autre ; de sorte qu'après avoir placé les mots, on puisse leur faire occuper plusieurs autres places, en transposant ainsi ces deux vers.
« Metron phrason moi ton podoon, laboon metron. »
« Laboon metron moi ton podoon, metron phrason. »
Et ces deux autres qui les suivent :
« Ou boulomai gar toon podoon metron labein. »
« Labein metron gar toon podoon ou boulomai. »
Voici le sens de ces quatre vers :
« Dis-moi la mesure des pieds, en prenant la mesure. »
« En prenant la mesure des pieds pour moi, dis la mesure. »
« Car je ne veux pas prendre la mesure des pieds. »
« Car prendre la mesure des pieds, je ne le veux pas. »
(1082) Selon le même Cléarque, Pindare ayant fait une ode [455c] sans la lettre S, ou San, comme un griphe qui avait été proposé dans le genre lyrique, plusieurs en furent choqués, soit qu'ils en regardassent la composition comme impraticable pour eux, soit qu'ils ne goûtassent pas ce genre. Pindare fit alors une pièce de vers dans laquelle il dit :
« Jadis étaient proscrits les chants mols et efféminés, les hommes rejetaient aussi le san, s, comme profane. »
On peut donc noter ces observations contre ceux qui prétendent qu'on attribue mal-à-propos à Lasus d'Hermione une ode où la lettre s ne paraît pas, et qu'il a intitulée les Centaures. Tel est aussi l'hymne que le même a fait sans s en l'honneur de Cerès d'Hermione, comme le dit [455d] Héraclide du Pont dans son troisième § sur la Musique. En voici le commencement :
« Je chanterai la jeune Deemeeteer, femme de Clymène. »
(1083) Mais on peut encore produire ici d'autres griphes.
Tel est celui-ci
« Je suis né à Phaneros; l'eau salée environne ma patrie, et ma mère est fille du nombre. »
Ceci indique l'île de Délos, nom qui répond à Phaneros, dont le sens est manifeste. Or, Délos est au milieu de la mer. Sa mère est Latone, fille de Koios, ou Cœüs, mot qui, chez [455e] les Macédoniens signifie nombre. Tel est celui-ci sur la Tisane:
« Bois le suc de l'orge mondé que tu auras fait renfler. »
Quant au mot tisane (πτισάνης), il est formé de πτίσσειν et ἀνεῖν.
Sur le limaçon. Ce griphe est rapporté dans les Définitions de Teucer.
« Il y a un animal sans pieds, sans épines, sans os, dont le dos est couvert d'écaille, et les yeux regardent en se prolongeant, pour se raccourcir ensuite. »
Antiphane rappelle celui-ci dans son Amoureux de lui-même:
[455f] « A. Des tourteaux, dont la chair a la blancheur du lin : m'entends-tu ? B. Eh ! ce sont des fromages. »
Anaxandride écrit, dans sa Laide :
« Il vient de découper, et dompte à présent, dans des marmites de terre bruyantes au feu, de longs morceaux de corps. »
C'est ce que Timothée dit un jour, messieurs, pour signifier une marmite.
Timoclès a dit, dans ses Héros :
« A. Lorsqu'on eut enlevé la nourrice de la vie, l'ennemie de la faim, le gardien de l'amitié, le médecin de la boulimie qui ôte toutes les forces, je veux dire [456] la table. B. Juste ciel ! quel détour, tandis qu'il peut dire en bref la table. »
Platon le comique fait mention, dans son Adonis, d'un oracle rendu à Cinyras au sujet d'Adonis son fils. Voici ce qu'il dit :
« Ô ! Cinyras, roi des Cypriotes poilus à l'anus, il t'est né un fils qui est à la vérité le plus beau, le plus admirable de tous les hommes; mais il sera possédé de deux démons, dont l'un femelle sera poussé par lui furtivement à la rame, et l'autre le poussera. »
[456b] L'auteur entend Vénus et Bacchus par ces deux démons, car l'un et l'autre ont aimé Adonis.
Asclépiade dit, dans ses Sujets de Tragédies, que l'énigme du Sphinx était conçue en ces termes :
« Il y a sur terre un Être à deux, à trois, enfin à quatre pieds, et qui n'a qu'une voix. De tout ce qui se meut sur terre en rampant, ou qui traverse l'air ou la mer, il est le seul qui change de nature : mais lorsqu'en marchant il s'appuie sur plus de pieds, la célérité de ses membres diminue en proportion. »
(1084) [456c] On peut regarder aussi comme un griphe ce que Simonide a renfermé dans les vers suivants, selon ce que Chaméléon d'Héraclée dit, dans son ouvrage concernant Simonide :
« Le père d'un bouc, animal qui vit de différentes pâtures, et un misérable poisson, près l'un de l'autre combattaient, en s'opposant chacun la tête ; ayant reçu l'enfant de la nuit dans leurs paupières, ils ne voulaient pas que le ministre du roi Bacchus, et qui tue le bœuf, prît de la nourriture. »,
Les uns disent que c'était une inscription qui se trouvait sur un ancien don suspendu dans un temple de Chalcis, et qu'on y [456d] avait formé le bouc et le dauphin, dont il s'agit dans ces vers. D'autres pensent que c'étaient un bouc et un dauphin sculptés sur le côté où l'on tend les cordes d'un psaltérion, et que par le tueur de bœuf, et Bacchus, il faut entendre un dithyrambe. D'autres l'interprètent ainsi : On immole un bœuf à Bacchus dans la ville de Julis, et c'est un jeune homme qui doit le frapper avec une hache. La fête approchant, on avait envoyé la hache à la boutique d'un taillandier. Simonide, encore jeune, était allé chez cet ouvrier pour y prendre la hache ; mais il le trouva endormi, et aperçut une outre et un cancre posés au hasard, [456e] mais ayant l'un devant l'autre les parties antérieures. De retour, il proposa donc à ses amis le problème qui vient d'être rapporté. Le père du bouc était l'outre; le misérable poisson, le cancre; l'enfant de la nuit, le sommeil; le tue-bœuf et le ministre de Bacchus, la hache.
Simonide a fait une autre épigramme qui embarrasse ceux qui ne sont pas versés dans l'histoire:
« J'ordonne à celui qui ne veut pas soutenir le combat de la cigale de donner un grand repas à Épée de Panopée. »
[456f] On rapporte que Simonide, s'étant arrêté quelque temps à Cartheia, y enseigna l'art de former les chœurs de musique. Sa salle était dans la partie haute de la ville, près du temple d'Apollon, et loin de la mer. Simonide, non plus que les autres, ne pouvait avoir d'eau que de la partie basse, où il y avait une fontaine. Or, c'était un âne qui apportait cette eau. L'animal en avait été nommé Épée, parce que, selon la fable, c'était un homme de ce nom qui apportait de l'eau aux Atrides pendant le siége de Troie ; ce qui avait même fait le sujet d'un tableau consacré dans le temple d'Apollon. Le poète Stésichore en a aussi parlé dans ce passage:
[457] « La fille de Jupiter eut pitié de lui, qui portait toujours de l'eau aux rois. »
Cela étant ainsi, on dit que Simonide établit pour loi que celui des chanteurs qui ne se trouverait pas présent à l'heure dite fournirait à l'âne un chénix d'orge ; qu'ainsi le poète disant :
« Celui qui ne soutient pas le combat de la cigale, l'avait entendu de celui qui refuserait de chanter; qu'en outre, Panopiade était l'âne, et le grand souper, un chénix d'orge. »
(1085) Voici un griphe analogue, de Théognis:
[457b] « Un mort marin vient de m'appeler à la maison, résonnant avec une bouche humaine quoique mort. »
Il veut parler du limaçon de mer.
Ce sont encore des espèces de griphes que de dire des choses par des mots qui feraient autant de noms d'hommes. Tel est Aristonique, qui s'entend de la force pour vaincre dans le combat.
En voici encore un fort répandu.
« Cinq hommes se rendirent au même lieu sur dix vaisseaux en course : ils combattirent au milieu des pierres, sans pouvoir en arracher une, et [457c] mouraient de soif, ayant de l'eau plus haut que le menton . »
(1086) Il était d'usage à Athènes d'imposer certaine peine à ceux qui ne donnaient pas la solution d'un griphe ; ou même de les obliger de boire un verre de vin mélangé, comme le rapporte Cléarque dans sa Définition du griphe.
Voici ce que le même écrit dans le premier § de ses Proverbes :
« Il n'est pas étranger à la philosophie de s'occuper des griphes. Les anciens les regardaient même comme un moyen de prouver une belle éducation. [457d] En effet, ils en proposaient dans les repas, non comme on le fait de nos jours, en demandant sans rougir :
« Comment faut-il s'y prendre pour avoir le plus de plaisir en amour? quel est le poisson le plus friand ? quel est le vrai temps pour le manger à son point ? quel est celui qu'on doit préférablement manger après l'arcture, les pléiades, ou après la canicule ? La récompense de la solution est un baiser digne d'aversion pour ceux qui ont une âme délicate, et la peine imposée un verre de vin qu'ils avalent pur, et dont ils sont plus flattés que du soin de leur santé. Or, tout cela ne convient qu'à ceux qui ne font leur lecture que des ouvrages de Philénis [457e] et d'Archestrate, et qui, en général, ne se sont occupés que de ces écrits voluptueux, connus sous le nom de Gastrologies. »
« Mais on se proposait autrefois de semblables questions, plutôt en rapportant un vers iambique auquel un autre devait répondre par un semblable vers d'un poète, et qui revînt à ce dont il s'agissait; de sorte que chacun était obligé de rapporter sur-le-champ un vers. Outre cela, chacun était obligé de réciter un passage aussi long qu'on le lui prescrivait, et de remarquer tout ce qu'il y avait à noter sur les lettres et les syllabes. Il fallait aussi dire le nom de chacun des chefs des Grecs [457f] devant Troie, ou des Troyens; le nom d'une ville de l'Asie commençant par la lettre qu'on avait indiquée; de sorte que le suivant devait y répondre par le nom d'une ville de l'Europe, et ainsi les autres tour-à-tour, par celui d'une ville de la Grèce, ou des Barbares. C'est ainsi que ce jeu devenait comme un examen, qui faisait preuve de l'aptitude que chacun avait pour les sciences. Après ces jeux, on couronnait les vainqueurs dont on célébrait la renommée, récompense la plus flatteuse pour ceux qui sont sensibles aux attraits d'une amitié mutuelle.»
(1087) [458] Voilà donc ce que Cléarque a dit à ce sujet, et sur les questions qu'il faut se proposer à table. Je pense qu'on peut encore y comprendre ce qui suit. Par exemple, réciter un vers d'Homère commençant et finissant par la même lettre a, de sorte qu'un autre convive soit obligé d'en rapporter aussitôt un, ou plusieurs autres qui commencent et finissent de même ; tels sont ceux dont voici le sens (et qui commencent et finissent par a).
« Mais elle s'arrêtant (ou étant) auprès, lui dit rapidement ces paroles.
»
« Çà, donne le fouet et les rênes éclatantes. »
« Des boucliers bien ronds, et de petites rondaches légères. »
Ou l'on citera des vers iambiques comme ceux qui renferment ce sens :
« On peut appeler homme de bien celui qui sait supporter la bonne fortune. »
« C'est être vraiment homme de bien que de savoir bien soutenir
l'adversité.»
[458b] Ou ces vers d'Homère qui commencent et finissent par la lettre e.
« Il trouva le glorieux et brave fils de Lycaon. »
« Puisque je ne pouvais me trouver dans notre ville. »
Tels sont aussi ces iambes :
« Dercyle, la pauvreté est quelque chose de bien méprisable. »
« Sachez régler votre vie selon vos facultés. »
Ou ces vers d'Homère qui commencent et finissent par ee :
« Minerve aux yeux brillants lui ayant ainsi parlé, s'en alla. »
[458c]
« La charmante Vénus tomba aux genoux de Dionée. »
Vers iambique :
« Ne vous fiez qu'après l'expérience à la foi de vos amis. »
Vers d'Homère commençant et finissant par i :
« Que chassés d'IIion ils périssent sans être ensevelis et sans jamais être
nommés. »
« Hippolochus m'a engendré, et je me dis hautement son fils. »
Vers commençants et finissants par s :
« De tous les Grecs, nommerais-tu même Agamemnon. »
Iambique :
« C'est le propre de l'homme sage de supporter courageusement l'adversité. »
[458d] Vers commençant et finissant par oo:
« Comme, lorsqu'un nuage s'élève de l'Olympe jusqu'au ciel. »
Iambique :
« J'ai l'âme élevée, et prête à braver tout évènement. »
On proposera aussi des vers où la lettre s ne se trouve pas :
« Je veux donner tout cela, et y ajouter encore de ce que j'ai chez moi. »
En outre, des vers dont la première et la dernière syllabe forment un nom d'homme :
« ( Alas - Αἴας ) Ajax de Salamine amena douze vaisseaux (neeAS - νῆας).»
[458e]
« (PHYleides - Φυλείδης) Phylide qu'engendra, le chéri de Jupiter, PhyLEUS-
Φυλεύς. »
« (leeteer - Ἰητῆρ´) le brave médecin Podalire, et machaOON - Μαχάων. »
Il y a encore d'autres vers d'Homère dont la première et la dernière syllabe forment le nom d'un vase, ou d'un instrument, ou de toute autre chose; comme OLMOS, un mortier pour piler.
« ( OLlymenoon - ὀλλυμένων) les Grecs périssant, il avait la plus amère douleur dans le cœur: thyMOS - θυμός. »
Ou MYLOS - Μύλος un moulin à bras:
« (MUtheitai - Μυθεῖται) il dit à propos ce que penserait tout autre: alLOS - ἄλλος. »
Ou LYREE - Λύρη, une lyre.
[458f] « (LYgros) étant chagrin, craignant d'avoir un plus grand mal à souffrir : epauREE - ἐπαύρῃ. »
Ou d'autres vers qui, par leur première et dernière syllabe, forment le nom d'un comestible; comme ARTOS - Ἄρτος, du pain:
« (ARgyropeza - Ἀργυρόπεζα), Thétis aux pieds d'argent, fille du marin vieillard
- geronTOS -γέροντος. »
« (MEE - Μή) ne me demande pas de détails sur ces choses, et ne fais pas de
questions : metalLA - μετάλλα. »
(1088) Après cette digression assez longue sur les griphes, il faut dire quelle peine subissaient ceux qui ne résolvaient pas le griphe proposé. Ils étaient obligés de boire un verre de vin où l'on avait mêlé de la saumure, et même il fallait le boire tout d'un trait, comme nous l'apprend Antiphane [459] dans son Ganymède :
« A. Eh ! vous me faites là dés questions bien embarrassantes ! B. Je vais donc t'ordonner bien clairement de me dire promptement si tu sais quelque chose de l'enlèvement de l'enfant, ou tu vas être pendu. A. Est-ce donc un griphe que vous me proposez, en me demandant si je sais quelque chose de l'enlèvement de l'enfant? Que veut donc dire cela? (B. Holà, quelqu'un: qu'on me donne une corde, et bien vite: ) A. Ma foi, je n'en sais rien. Mais cette corde, est-ce pour me punir ? [459b] B. Non, certes; car il ne faut apporter ici qu'un verre de saumure. Or, sais-tu comment il te faut le boire. A. Moi? B. Oui, toi. A. Comment? ne puis-je pas donner caution ? B. Non; il te faut mettre les mains derrière le dos, et tirer sans reprendre haleine. »
(1089) Telles furent les réflexions que nos Savants firent sur les griphes; mais comme la nuit .nous surprend, remettons à demain à parler des vases à boire, en rappelant par articles suivis ce qu'ils en ont dit. En effet, je dirai comme le Philothyte de Métagène, que [459c] je veux varier les discours épisodiques de mon ouvrage, afin de régaler le théâtre de nombre de nouveaux plats, en parlant au livre suivant des vases à boire.
FIN DU LIVRE DIXIÈME.