RETOUR À L’ENTRÉE DU SITE       RETOURNER A LA TABLE DES MATIERES DE VITRUVE

 

M. VITRUVE POLLION

DE L'ARCHITECTURE

LIVRE DEUXIÈME.

texte bilingue - texte latin

 

 

LIVRE II.

1. L'ARCHITECTE Dinocrate comptant sur son expérience et son habileté, partit un jour de Macédoine pour se rendre à l’armée d'Alexandre, qui était alors maître du monde, et dont il désirait de se faire connaître. En quittant sa patrie il avait emporté des lettres de recommandation de ses parents et de ses amis pour les personnages les plus distingués de la cour, afin d'avoir un accès plus facile auprès du roi. Ayant été reçu par eux avec bienveillance, il les pria de le présenter au plus tôt à Alexandre. Promesse lui en fut faite ; mais l'exécution se faisait attendre : il fallait trouver une occasion favorable. Dinocrate pensant qu'ils se faisaient un jeu des défaites qu'ils lui donnaient, n'eut plus recours qu'à lui-même. Sa taille était haute, son visage agréable. Chez lui la beauté s'unissait à une grande dignité. Ces présents de la nature le remplissent de confiance. Il dépose ses vêtements dans son hôtellerie, se frotte le corps d'huile, se couronne d'une branche de peuplier, puis, se couvrant l'épaule gauche d'une peau de lion et armant sa main droite d'une massue, il se dirige vers le tribunal où le roi rendait la justice.

2. La nouveauté de ce spectacle attire l'attention de la foule. Alexandre aperçoit Dinocrate, et, frappé d'étonnement, ordonne qu'on le laisse approcher, et lui demande qui il est. "Je suis l'architecte Dinocrate, répondit-il ; la Macédoine est ma patrie. Les modèles et les plans que je présente à Alexandre sont dignes de sa grandeur. J'ai donné au mont Athos la forme d'un homme qui, dans la main gauche, tient l'enceinte d'une cité, et dans la droite une coupe où viennent se verser les eaux de tous les fleuves qui sortent de la montagne, pour de là se répandre dans la mer." 

3. Alexandre charmé de cette idée, lui demanda si cette ville était entourée de campagnes capables de l'approvisionner des blés nécessaires pour sa subsistance. Ayant reconnu que les approvisionnements ne pouvaient se faire que par mer, Alexandre lui dit : "Dinocrate, je conviens de la beauté de votre projet ; il me plaît ; mais je crois que qui s'aviserait d'établir une colonie dans le lieu que vous proposez, courrait risque d'être taxé d'imprévoyance : car de même qu'un enfant sans le lait d'une nourrice ne peut ni se nourrir ai se développer, de même une ville ne peut s'agrandir sans campagnes fertiles, avoir une nombreuse population sans vivres abondants, faire subsister ses habitants sans de riches récoltes. Aussi, tout en donnant mon approbation à l'originalité de votre plan, je dois vous dire que je désapprouve le lieu que vous avez choisi pour le mettre à exécution ; mais je désire que vous demeuriez auprès de moi, parce que j'aurai besoin de vos services." 

4. A partir de ce moment, Dinocrate ne quitta plus le roi et l'accompagna en Égypte. Là, Alexandre ayant découvert un bon port, naturellement bien abrité, avec un abord facile, environné de fertiles campagnes, et pour lequel le voisinage des eaux du Nil était d'une immense ressource, il ordonna à Dinocrate de fonder une ville qui de son nom s'appela Alexandrie. C'est ainsi que, grâce à la noblesse de son extérieur, Dinocrate acquit une haute réputation Pour moi, César, la nature m'a privé d'un extérieur imposant, l'âge a défiguré mon visage, les maladies ont ruiné mes forces ; mais, quoique dépouillé de ces avantages, je ne désespère pas de mériter votre protection, en y suppléant par mes connaissances et mes écrits. 

5. Après avoir traité dans mon premier livre de l'architecture en général et des qualités de l'architecte, après avoir parlé ensuite de la construction des murailles et de l'emplacement des maisons à l'intérieur, ce serait ici le lieu de m'occuper des temples et des édifices publics et particuliers, aussi bien que des proportions qu'on doit leur donner ; je n'ai cependant pas cru devoir le faire avant d'avoir parlé des matériaux qu'il faut employer, de leurs qualités, des principes que la nature a fait entrer dans leur composition. Et même, avant d'entamer ce sujet, je parlerai des différentes manières de bâtir, de leur origine, des progrès qu'on a faits dans cet art. Je suivrai les premiers pas des hommes dans la société, et rechercherai les noms de ceux qui ont réduit en préceptes les essais de cette science, et les découvertes qui ont été poursuivies avec tant de soin. Ce sera sur les principes puisés dans leurs ouvrages que je baserai mes explications.

1. De la manière de vivre des premiers hommes ; des commencements de la société humaine ; des premières constructions et de leurs développements.

1. Les hommes anciennement naissaient, comme le reste des animaux, dans les forêts, dans les cavernes et dans les bois, n'ayant pour toute nourriture que des fruits sauvages. Cependant des arbres épais, violemment agités par l'orage, prirent feu par suite du frottement des branches. L’impétuosité de la flamme effraya les hommes qui se trouvèrent dans le voisinage, et leur fit prendre la fuite. Bientôt rassurés, ils s'approchèrent peu à peu et sentirent tout l'avantage qu'ils pourraient retirer pour leur corps de la douce chaleur du feu. On ajouta du bois, on entretint la flamme, on amena d'autres hommes auxquels on fit comprendre par signes toute l'utilité de cette découverte. Les hommes ainsi rassemblés articulèrent différents sons qui, répétés chaque jour, formèrent par hasard certains mots dont l'expression habituelle servit à désigner les objets ; et bientôt ils eurent un langage qui leur permit de se parier et de se comprendre.

2. Ce fut donc la découverte du feu qui amena les hommes à se réunir, à faire société entre eux, à vivre ensemble, à habiter dans un même lieu. Doués d'ailleurs de plusieurs avantages que la nature avait refusés aux autres animaux, ils purent marcher droits et la tête levée, contempler le magnifique spectacle de la terre et des cieux, et, à l'aide de leurs mains si bien articulées, faire toutes choses avec facilité : aussi commencèrent-ils les uns à construire des huttes de feuillage, les autres à creuser des cavernes au pied des montagnes ; quelques-uns, à l'imitation de l'hirondelle qu'ils voyaient se construire des nids, façonnèrent avec de l'argile et de petites branches d'arbres des retraites qui parent leur servir d'abri. Chacun examinait avec soin l'ouvrage de son voisin, et perfectionnait son propre travail par les idées qu'il y puisait, et les cabanes devenaient de jour en jour plus habitables.

3. Or, comme les hommes étaient d'une nature docile et propre à imiter, ils se glorifiaient chaque jour de leurs découvertes, et se communiquaient réciproquement les améliorations qu'ils y apportaient. C'est ainsi que, grâce à l'émulation qui tenait continuellement leur esprit en haleine, ils rectifiaient à l'envi les ouvrages qu'ils entreprenaient. Ils plantèrent d'abord des perches fourchues, qu'ils entrelacèrent de branches, et dont ils remplirent les vides avec de la terre grasse, pour en faire des murs.

4. D'autres firent sécher des mottes d'argile, en construisirent des murs, sur lesquels ils posèrent en travers des pièces de bois, et, les recouvrant de roseaux et de feuilles, ils se mirent dessous à l'abri de la pluie et du soleil. Plus tard, comme dans les mauvais temps d'hiver, ces toits ne résistaient pas aux pluies, ils firent des combles qu'ils recouvrirent de terre grasse, et, donnant de l'inclinaison aux couvertures, ils établirent des larmiers pour l'écoulement des eaux.

4. Telle lut l'origine des premières maisons. Nous pouvons nous en convaincre par celles que nous voyons encore aujourd'hui chez les nations étrangères. En Gaule, en Espagne, en Lusitanie, en Aquitaine, elles sont construites avec les mêmes matériaux et recouvertes de chaume ou de bardeaux de chêne. La Colchide, dans le royaume de Pont, est pleine de forêts. Voici de quelle manière les habitants construisent leurs habitations. Ils prennent des arbres qu'ils étendent sur terre à droite et à gauche sans les couper, en laissant entre eux autant d'espace que le permet leur longueur ; à leurs extrémités ils en placent d'autres en travers qui closent l'espace qu'on veut donner à l'habitation. Posant des quatre côtés d'autres arbres qui portent perpendiculairement les uns sur les autres aux quatre angles, et formant les murs de ces arbres mis à plomb avec ceux d'en bas, ils élèvent des tours, et remplissent de petits morceaux de bois et d'argile les intervalles qui répondent à la grosseur des arbres. Ensuite, pour le toit, raccourcissant ces arbres vers leurs extrémités, et continuant de les poser en travers les uns sur les autres, ils les rapprochent du centre par degrés, des quatre côtés, et en font des pyramides qu'ils recouvrent avec des feuilles et de l'argile. Tels sont les toits à quatre pans que ces barbares donnent à leurs tours.

5. Les Phrygiens, qui habitent dans des campagnes tout à fait dépourvues de forêts, et qui, par conséquent manquent d'arbres, choisissent des tertres naturels, les creusent au milieu, et pratiquent des chemins pour arriver à l'espace qu'ils ont élargi autant que l'a permis la nature du lieu. Au-dessus ils élèvent des cônes avec des perches liées entre elles, les couvrent de roseaux et de chaume, et entassent des monceaux de terre sur ces habitations, auxquelles ce genre de toit donne de la chaleur en hiver et de la fraîcheur en été. Quelques peuples couvrent leurs chaumières avec des herbes de murais. Chez d’autres nations et dans certaines localités, on emploie les mêmes moyens pour construire des cabanes. A Marseille nous pouvons remarquer qu'au lieu de tuiles, c'est de la terre pétrie avec de la paille qui recouvre les toits. A Athènes, l'Aréopage a été conservé jusqu'à ce jour avec son toit d'argile comme un modèle de l'antiquité, et dans le Capitole on peut regarder comme un souvenir, comme un échantillon des moeurs antiques, la chaumière de Romulus, qu'on a conservée avec sa couverture de chaume dans le lieu destiné aux choses sacrées.

6. D’après ces observations, nous pouvons juger que telle fut la manière de bâtir des anciens. Mais un travail journalier donna aux mains plus d'adresse, plus d'habileté pour bâtir, et un exercice assidu amena ces esprits subtils à travailler d'une manière plus éclairée. Il arriva alors que l'art venant à les animer, ceux qui eurent le plus de goût pour la construction des bâtiments en firent une profession particulière. Ce fut ainsi que procéda la nature ; elle ne s'était pas contentée de départir à l'homme le sentiment qu'elle avait aussi donné aux autres animaux : elle lui avait mis dans l'esprit l'arme de la prudence et de la raison, et avait assujetti à sa puissance tous les autres êtres animés. De la construction de leurs demeures les hommes arrivèrent par degrés aux autres arts et aux autres sciences, et leurs moeurs, devenues plus douces, perdirent tout ce qu'elles avaient d'agreste et de sauvage. 

7. Construisant alors avec plus de hardiesse, et donnant à leurs pensées l'élan que leur inspirait la variété des arts, ce ne furent plus des chaumières, mais bien des maisons assises sur des fondements solides, avec des murs de briques et de pierres, avec des toits couverts de bois et de tuiles, qu'ils se mirent à élever. Ensuite les observations qu'ils puisèrent dans le travail, les conduisirent du tâtonnement et de l'incertitude à la connaissance exacte des règles de ta symétrie ; et ayant remarqué avec quelle abondance la nature produisait les matériaux nécessaires pour la construction, avec quelle profusion elle les prodiguait, ils arrivèrent par la pratique, et avec le secours des autres arts, à ajouter au nécessaire tous ces ornements, toutes ces commodités qui contribuent tant aux agréments de la vie. Quant aux choses que réclame un édifice pour être commode, à leurs qualités, à leurs propriétés, je les expliquerai le mieux qu'il me sera possible.

8. Si quelqu'un venait à désapprouver l'ordre dans lequel j'ai placé ce livre, et à penser qu'il eût mieux valu que je le misse à la tête de mon ouvrage, qu'il se garde de croire que ce soit une erreur de ma part. Voici ma raison. En faisant un traité complet d'architecture, j'ai cru devoir parler dans le premier livre des connaissances, de l'instruction que cette science exige ; déterminer les parties qui la composent, et dire quelle est son origine : c'est ce que j'ai fait en proclamant les qualités qui doivent se rencontrer dans un architecte. Ainsi, après avoir parlé dans le premier livre des études qui préparent à cette science, je parlerai dans le second des matériaux que fournit la nature, et de l'usage qu'on en doit faire. Il n'y sera plus question de l'origine de l'architecture, mais bien de celle des bâtiments ; et je dirai comment on est parvenu à donner à l'art de bâtir les développements et le degré de perfection où nous le voyons aujourd'hui.

9. Ce livre se trouvera donc parfaitement à son rang, à sa place. Je vais maintenant rentrer dans mon sujet, et, afin que le lecteur ne rencontre dans mon ouvrage rien d'obscur et d'inintelligible, raisonner sur les matériaux qui conviennent à la construction des bâtiments, sur la manière dont ils me paraissent avoir été produits par la nature, et sur la réunion des principes qui entrent dans leur composition : car il n'est point de matière, point de corps, il n'est rien qui se forme sans le concours des divers principes ; et comment faire comprendre, comment en physique clairement expliquer la nature des choses, si les principes qui les composent, leur formation, leur substance, ne sont démontrés par de bonnes raisons ?

2. Des principes des choses, selon l'opinion des philosophes.

1. Thalès est le premier qui ait pensé que l'eau était le principe de toutes choses. Héraclite d'Éphèse, qui, à cause de l'obscurité de ses écrits, fut appelé par, les Grecs Σκοτεινὸς, croyait que c'était le feu. Démocrite et son sectateur Épicure prétendirent que c'étaient les atomes, que chez nous on appelle corpuscules insécables et quelquefois indivisibles. L'école de Pythagore ajouta à l'eau et au feu deux autres principes, l'air et la terre. Démocrite, bien qu'il n'ait point donné de nom propre aux principes qu'il admet, et se soit contenté de les proposer comme des corps indivisibles, me semble néanmoins avoir désigné les mêmes choses, puisque ces principes, lorsqu'ils sont séparés, loin d'être susceptibles d'altération, ou d'augmentation, ou de division, conservent au contraire une solidité perpétuelle, infinie, éternelle.

2. Puisque de la réunion de ces principes naissent et sont composées toutes choses, et que ces atomes sont différents dans les corps que la nature a multipliés à l'infini, j'ai pensé qu'il était à propos de faire connaître leurs variétés, leurs différentes propriétés, et les avantages qu'on en pouvait retirer pour la construction des édifices, afin que, d'après la connaissance qu'ils en auront, ceux qui pensent à bâtir ne tombent point dans l'erreur, et ne se pourvoient que de matériaux qui conviennent à l'usage qu'ils en veulent faire.

3. Des briques.

1. Je vais premièrement parler des briques et de l'espèce de terre qui doit entrer dans leur fabrication. Ce n'est point avec une terre pleine de gravier, de cailloux ou de sable qu'elles doivent être faites, parce que d'abord elle les rend trop lourdes, et qu'ensuite, lorsque dans les murs elles viennent à être battues par la pluie, elles tombent par morceaux en se détrempant ; la paille ne se lie pas bien, non plus, avec cette terre trop grossière. On doit les faire avec une terre blanche semblable à la craie, ou avec de la terre rouge, ou même avec du sablon mile. Ces espèces de terre, à cause des parties grasses qui les composent, sont compactes, chargent moins les constructions, et se pétrissent facilement.

2. Les briques doivent se mouler au printemps et en automne, afin qu'elles puissent sécher graduellement. Celles qu'on prépare en été deviennent défectueuses, en ce que le soleil, frappant leur superficie de sa chaleur trop intense, les fait paraître entièrement sèches, tandis que l'intérieur, qui est resté humide, venant plus tard à sécher, se contracte et fait gercer la partie qui était sèche, et ces fissures rendent les briques fragiles. Les meilleures briques sont celles qui ont au moins deux années de fabrication : il leur faut tout ce temps pour bien sécher. Quand on vient à les employer nouvellement faites et sans être sèches, l'enduit dont on les recouvre et qui prend une très grande solidité, conservant le même volume, il arrive que les briques perdent de leur épaisseur en séchant, ne peuvent plus remplir la capacité de l'enveloppe que forme l'enduit, s'en détachent par le rétrécissement, n'y adhèrent plus, et cessent complètement de faire corps avec lui. Séparé de la brique, l'enduit n'ayant plus, à cause de son peu d'épaisseur, assez de solidité pour résister seul, se brise, et les murailles.s'affaissant inopinément, s'écroulent. Aussi à Utique, ce n'est qu'après qu'il a été constaté par le magistrat que la brique est parfaitement sèche et faite depuis cinq ans, qu'on l'emploie dans la construction des murailles.

3. On fait trois sortes de briques : l'une, appelée en grec λύδιος, est celle dont nous nous servons ; sa longueur est d'un pied, sa largeur d'un demi-pied. Les deux autres sont employées par les Grecs dans leurs édifices : l'une se nomme πεντάδωρον, l'autre τετράδωρον. Par le mot δῶρον,  les Grecs désignent la palme, parce qu'en grec δῶρον signifie présent, et qu'un présent se porte toujours dans la main. Ainsi les briques qui ont en tout sens cinq palmes, quatre palmes, s'appellent πεντάδωρον, τετράδωροον. Les constructions publiques se font avec le πεντάδωρον, et celles des particuliers avec le τετράδωρον.

4. Outre ces différentes espèces de briques, on fait des demi-briques, dont voici l'usage : quand on élève une muraille, d'un côté on pose une rangée de briques, de l'autre une rangée de demi-briques. Toutes ces briques qui, de chaque côté, sont alignées au cordeau, s'enchaînent les unes avec les autres dans ces assises qui alternent ; et, se rencontrant par le milieu sur chaque joint montant, elles donnent aux deux parements du mur une grande solidité jointe à une certaine symétrie qui n'est point désagréable à l'oeil. On fabrique à Calentum, dans l'Espagne Ultérieure ; à Marseille, dans la Gaule, et en Asie, à Pitane, des briques qui, une fois sèches, surnagent quand on les jette dans l'eau. Cette propriété semble leur venir de la terre spongieuse avec laquelle elles sont faites. Cette terre légère que l'air a durcie, ne prend, n'absorbe aucune humidité. Ainsi ces briques, dont la propriété est d'être légères et poreuses, et de ne se laisser pénétrer par aucun corps humide, sont forcées par les lois de la nature de rester, comme la pierre ponce, au-dessus de l'eau, quel que soit leur poids. Aussi sont-elles d'une grande utilité, en ce qu'elles ne chargent point les constructions, et qu'une fois employées, elles ne se détrempent pas par les plus grandes pluies.

4. Du sable.

1. Dans les constructions en moellon, le point le plus important est de s'assurer si le sable est d'une qualité propre à entrer dans la confection du mortier, s'il ne renferme point de matières terreuses. Il y a quatre espèces de sable fossile : le noir, le blanc, le rouge et le carboncle. De ces espèces la meilleure sera celle qui, frottée dans la main, aura produit un bruit sonore. Celui qui est terreux, qui n'est point rude au toucher, est mauvais ; mais celui qui, ayant été lancé contre un vêtement blanc, en est ensuite secoué ou enlevé à l'aide d'une baguette, sans y faire de tache, sans y laisser trace de terre, est excellent.

2. S'il n'y avait point de sablière d'où l'on pût retirer du sable fossile, on irait prendre au fond des rivières du gravier, dont on ferait disparaître tout corps étranger au sable ; les bords de la mer pourraient encore être mis à contribution. Pourtant le sable marin a le défaut de sécher difficilement, et d'empêcher qu'on ne bâtisse sans intermittence une muraille qui ne pourrait porter une grande charge, si on ne la maçonnait à plusieurs reprises pour lui donner le temps de se consolider ; il n'entre point dans la construction des voûtes. Il y a de plus que les murs dont le crépi a été fait avec de la chaux mêlée de ce sable, se remplissent de salpêtre, sont toujours humides, et finissent par s'en dégarnir.

3. Le mortier de sable fossile sèche, au contraire, promptement ; il dure longtemps dans les crépis et est très solide dans les plafonds, surtout quand le sable est nouvellement extrait des sablières : car s'il reste longtemps dehors sans être mis en oeuvre, le soleil et la lune l'altèrent, le givre le dissout, et il devient terreux. Lorsque dans cet état il est employé dans la maçonnerie, les moellons ne peuvent tenir ; ils se détachent, ils tombent ; les murs ne sont point capables de soutenir un grand poids. Toutefois le sable fossile nouvellement extrait, bien qu'il convienne parfaitement à la maçonnerie, n'est pas aussi avantageux pour les crépis, parce qu'il est si gras et sèche si vite, que, mêlé à la chaux avec de la paille, il fait un mortier qui ne peut durcir sans se gercer. Mais le sable de rivière à cause de sa maigreur, quand il a été, comme le ciment, bien corroyé, bien battu, donne au crépi une grande solidité.

5. De la chaux.

1. Après avoir explique de quelle utilité pouvaient être les différentes espèces de sable, il faut maintenant nous occuper de la chaux, et voir si elle doit être faite avec des pierres blanches ou des cailloux. Celle qu'on fait avec une pierre dure et compacte est bonne pour la maçonnerie ; celle que fournit une pierre spongieuse vaut mieux pour les enduits. Quand la chaux sera éteinte, il faudra la mêler avec le sable : si c'est du sable fossile, dans la proportion de trois parties de sable et d'une de chaux ; si c'est du sable de rivière ou de mer, dans la proportion de deux parties de sable sur une de chaux : c'est là la juste proportion de leur mélange. Si au sable de rivière ou de mer on voulait ajouter une troisième partie de tuileaux pilés et sassés, on obtiendrait un mélange d'un usage encore meilleur.

2. Pourquoi la chaux, en se mêlant à l'eau et au sable, donne-t-elle à la maçonnerie tant de solidité ? En voici, je crois, la raison. Les pierres, comme tous les autres corps, sont composées des éléments ; celles qui contiennent ou plus d'air, ou plus d'eau, ou plus de terre, ou plus de feu, sont ou plus légères, ou plus molles, ou plus dures, ou plus fragiles. Remarquons que si des pierres, avant d'être cuites, ont été pilées et mêlées à du sable, puis employées dans une construction, elles ne prennent aucune consistance et ne peuvent en lier la maçonnerie ; mais que si, jetées dans un four, elles viennent à perdre leur première solidité par l'action violente du feu auquel elles sont soumises, alors, par suite de cette chaleur qui en consume la force, elles se remplissent d'une infinité de petits trous. Ainsi l'humidité répandue dans ces pierres ayant été absorbée, et l'air qu'elles contenaient s'étant retiré, ne renfermant plus alors que la chaleur qui y reste cachée, qu'on vienne à les plonger dans l'eau avant que cette chaleur ne soit dissipée, elles reprennent leur force : l'eau qui y pénètre de tous côtés produit une ébullition ; puis le refroidissement fait sortir de la chaux la chaleur qui s'y trouvait.

3. Voilà pourquoi le poids des pierres à chaux, au moment où on les jette dans le four, ne peut plus être le même quand on les en retire : si on les pèse après la cuisson, on les trouvera, bien qu'elles aient conservé le même volume, diminuées environ de la troisième partie de leur poids. Ainsi, grâce à tous ces trous, à tous ces pores, elles se mêlent promptement au sable, y adhèrent fortement, s'attachent en séchant aux moellons, et donnent à la maçonnerie une grande solidité.

6. De la pouzzolane.

1. Il existe une espèce de poudre à laquelle la nature a donné une propriété admirable. Elle se trouve au pays de Baïes et dans les terres des municipes qui entourent le mont Vésuve. Mêlée avec la chaux et le moellon, non seulement elle donne de la solidité aux édifices ordinaires, mais encore les môles qu'elle sert à construire dans la mer acquièrent sous l'eau une grande consistance. Voici comment j'en explique la cause. Sous ces montagnes et dans tout ce territoire, il y a un grand nombre de fontaines bouillantes ; elles n'existeraient pas, sil ne se trouvait au fond de la terre de grands feux produits par des masses de soufre, ou d'alun, ou de bitume en incandescence. La vapeur qui s'exhale de ces profonds réservoirs de feu et de flamme, se répandant brûlante par les veines de la terre, la rend légère, et le tuf qui en est produit est aride et spongieux. Ainsi, lorsque ces trois choses que produit de la même manière la violence du feu, viennent par le moyen de l'eau à se mêler et à ne plus faire qu'un seul corps, elles se durcissent promptement ; et prennent une solidité telle, que ni les flots de la mer ni la poussée des eaux ne peuvent les désunir.

2. Une chose peut faire juger que de grands feux se trouvent dans ces localités, ce sont les grottes creusées dans les montagnes de Cumes et de Baïes pour servir d'étuves. Une vapeur chaude produite par la violence du feu, s'élevant des entrailles de la terre, qu'elle pénètre, vient se répandre dans ces lieux, et est d'une très grande utilité pour ceux dont elle provoque la sueur. On rapporte aussi qu'anciennement le Vésuve sentit croître dans ses flancs des feux excessifs, et vomit la flamme sur les campagnes d'alentour. De cet embrasement sont provenues ces pierres spongieuses qu'on appelle pierres ponces pompéianes, auxquelles, le feu, en les cuisant, a ôté leur qualité première, pour leur donner, selon toute probabilité, celle qu'elles ont aujourd'hui.

3. L'espèce de pierre ponce qu'on retire de ce lieu ne se rencontre qu'aux environs de l'Etna, dans les montagnes de Mysie, et sans doute dans quelques autres lieux dont la position est analogue : les Grecs l'appellent κεκαυμένη. Si donc on trouve dans ces endroits des fontaines d'eau bouillante ; s'il y a dans les grottes de ces montagnes des vapeurs chaudes ; si, comme nous l'apprend l'antiquité, des flammes se sont autrefois répandues sur ces contrées, tout porte à croire que la violence du feu a enlevé au tuf et à la terre, comme il le fait à la chaux dans les fours, leurs principes humides.

4. D'où il faut conclure que des matières entièrement différentes, quand elles ont été soumises à l'action du feu, et qu'elles ont acquis une même propriété, c'est-à-dire cette sécheresse chaude qui leur fait si promptement absorber l'eau dont on les mouille, s'échauffent par la force de la chaleur que contiennent tous les corps, se lient avec ténacité, et ne tardent pas à acquérir une dureté extraordinaire. Ce raisonnement trouvera sans doute des contradicteurs : car, puisqu'il existe en Étrurie un grand nombre de fontaines d'eaux chaudes, pourquoi n'y trouve-t-on pas cette poudre qui donne sous l'eau tant de solidité à la maçonnerie ? Qu'on veuille bien, avant de me condamner, entendre mon opinion à ce sujet.

5. Dans toutes les contrées, dans tous les pays, les terres, non plus que les pierres, ne sont pas de même nature : ici vous trouvez une terre franche, là un terrain où abonde le sable ou le gravier ; ailleurs du sablon. Autant de contrées, autant de terrains qui vous offrent des différences totales. C'est ce dont vous pouvez parfaitement vous convaincre en examinant cette partie de l'Italie et de l'Étrurie qu'embrasse le mont Apennin : on y trouve presque partout de la pouzzolane ; au delà, vers la mer Adriatique, il n'y en a point du tout. En Achaïe, en Asie et dans les pays d'outre-mer, on en ignore jusqu'au nom. Il peut donc arriver que tous les lieux où l'on voit jaillir de nombreuses fontaines d'eaux chaudes ne présentent pas les mêmes particularités : la nature, sans consulter la volonté de l'homme, étale partout où il lui plaît une fécondité aussi riche que variée.

6. Ainsi, aux lieux où les montagnes sont formées non de terre, mais de rochers, la violence du feu, en pénétrant au travers, les brûle et consume tout ce qu'il y a de mou, de tendre, sans avoir d'action sur les parties dures : de sorte que dans la Campanie, la terre brûlée devient cendre ; en Étrurie, les roches calcinées produisent le carboncle. Ces deux matières sont excellentes pour la maçonnerie ; mais l'une vaut mieux pour les constructions qui se font sur terre, l'autre pour celles qui se font dans la mer. Or, cette matière dont la nature est plus molle que celle du tuf, plus solide que celle de la terre, quand elle est brûlée par la force de la vapeur, forme clans quelques endroits cette espèce de sable qu'on appelle carboncle.

7. Des carrières de pierres.

1. Je viens de parler de la chaux et du sable, de leurs différentes espèces et de leurs qualités ; l'ordre des matières veut que je parle maintenant des carrières d'où l'on extrait les pierres de taille et les moellons qui servent à la construction des bâtiments. Toutes les pierres sont loin de présenter les mêmes qualités. Il y en a de tendres, comme celles que l'on trouve aux environs de Rome, dans les carrières de Rubra, de Pallia, de Fidènes, d'Albe ; d'autres le sont moins, comme celles de Tibur, d'Amiterne, de Soracte et d'autres endroits. Quelques-unes sont dures comme des cailloux. Il y en a encore de plusieurs autres espèces, comme le tuf rouge et le tuf noir de la Campanie, le tuf blanc de l'Ombrie, du Picenum, de Venise, qui, comme le bois, se coupent avec la scie dentée.

2. Toutes ces pierres tendres ont cela d'avantageux que, débarrassées de toute matière dure, elles se taillent avec facilité, et résistent fortement, si elles sont employées dans des lieux couverts ; mais exposées à l'air, les gelées et les neiges qui s'y amassent les dissolvent et les font tomber en poussière. Sur le bord de la mer, ce sont les exhalaisons salines qui les rongent et les pulvérisent ; elles ne résistent pas non plus, à l'agitation des vagues. Les pierres de Tibur et toutes celles qui leur ressemblent résisteront bien à un poids considérable et aux injures de l'air ; mais elles ne sont pas à l'épreuve du feu, qui ne les a pas plutôt touchées qu'elles éclatent et se brisent par morceaux, parce que dans leur composition naturelle il entre peu d'eau, peu de terre avec beaucoup d'air et de feu. Aussi, comme elles contiennent moins d'eau et de terre, le feu, lorsque par la force de sa chaleur, il en fait sortir l'air, le feu y pénètre aussitôt, remplit tous les vides, se dilate et embrase les matières de même nature que la sienne.

3. On trouve encore dans le territoire de Tarquinies plusieurs carrières appelées Anitiennes, dont les pierres ont la même couleur que celles d'Albe. La plus grande partie de ces pierres se travaille auprès du lac de Vulsinies, et dans le gouvernement de Statonia. Elles ont un grand nombre de qualités : la saison des gelées, le contact du feu n'ont sur elles aucune influence ; elles restent solides et durent fort longtemps, parce que leur essence se compose d'une petite quantité d'air et de feu, d'une médiocre quantité d'eau et de beaucoup de terre : ainsi la compacité de leurs parties leur donne une dureté capable de braver la rigueur du temps et la violence du feu.

4. On peut en avoir une idée par les monuments qui ont été faits avec ces pierres auprès de la ville municipale de Férente : on y voit de grandes statues d'une rare beauté, ainsi que de petits bas-reliefs, des fleurs et des feuilles d'acanthe délicatement sculptées ; malgré leur ancienneté, ces objets paraissent aussi frais que s'ils venaient d'être faits. Elles offrent encore un très grand avantage aux ouvriers en bronze qui en font les moules dans lesquels ils fondent la matière qu'ils travaillent. Si ces carrières étaient près de Rome, les pierres qu'on en tire seraient certainement employées dans tous les ouvrages.

5. Mais la proximité des carrières de Rubra, de Pallia et de quelques autres endroits, fait qu'on est obligé de se servir de leurs produits ; toutefois, pour que de leur emploi il ne résulte aucun inconvénient, il y a des précautions à prendre : ainsi deux ans avant de mettre les pierres en oeuvre il faut les extraire de la carrière, non en hiver, mais en été, et les laisser exposées à l'air dans un lieu découvert. Celles que, pendant ces deux ans, le mauvais temps aura endommagées, seront jetées dans les fondements ; les autres, que n'aura point altérées l'épreuve à laquelle elles auront été soumises, pourront servir à la maçonnerie faite hors de terre. Cette méthode s'applique non seulement aux constructions en pierres de taille, mais encore aux constructions en moellon.

8. Des différentes espèces de maçonnerie.

1. Les différentes espèces de maçonnerie sont : la maillée, qui aujourd'hui est partout en usage, et l'ancienne, qu'on appelle, irrégulière. La plus belle des deux est la maillée ; mais elle est sujette à se lézarder, parce que de tous côtés les lits et les joints se séparent. La maçonnerie irrégulière, au contraire, dont les moellons sont placés les uns sur les autres de manière à s'enchaîner entre eux, ne flatte pas autant l'oeil que la maillée, mais elle est plus solide.

2. L'une et l'autre espèce de maçonnerie demandent des pierres de très petit module, afin que les murs faits à force de mortier de chaux et de sable, puissent durer plus longtemps : car les pierres qui sont d'une substance molle et sans densité attirent et absorbent l'humidité du mortier ; mais que le mortier soit répandu avec profusion dans l'ouvrage, le mur ayant plus d'humidité, ne séchera pas aussi vite, et les matériaux seront mieux liés ; l'humidité du mortier vient-elle à être attirée par les pores des pierres, la chaux se sépare du sable et se dissipe, les moellons n'ont plus rien qui les unisse, et les murailles affaiblies tombent en ruine.

3. C'est ce qu'il est facile de remarquer dans quelque, monuments des environs de Rome Les parements des murs avaient été faits avec du marbre et des pierres de taille ; le dedans avait été rempli de blocaille : le temps, la sécheresse du moellon ont fait disparaître la force du mortier, et les joints se séparent, et tout s'écroule, tout tombe.

4. Pour éviter cet inconvénient, conservez un vide au milieu des parements de la muraille, à laquelle vous donnerez deux pieds d'épaisseur ; remplissez-le de pierres rouges carrées, ou de briques, ou de cailloux dispose comme la pierre de taille, et avec des crampons de fer et du plomb, liez les deux parements. Par ce moyen, votre ouvrage qui n'aura point été fait tout à la fois, mais par reprises, pourra sans altération durer éternellement, parce que les lits intérieurs de pierres et les joints étant parfaitement coordonnés, parfaitement liés entre eux, empêcheront que le mur ne s'affaisse, et les parements si bien attachés l'un à l'autre ne pourront être ébranlés.

5. Pour la même raison, nous ne devons point rejeter l'espèce de maçonnerie employée par les Grecs, quand ils ne se servent pas de cette pierre tendre que l'on polit pour la mettre en oeuvre. Ils se contentent, au lieu de pierres de taille, de cailloux ou de pierres dures qu'ils arrangent comme des assises de briques en les posant en liaison les unes sur les autres, ce qui donne à cette espèce de maçonnerie une solidité que rien ne peut ébranler. Elle se fait de deux casanières : l'une que l'on appelle ἰσόδομον, l'autre ψευδισόδομον.

6. L'ἰσόδομον est celle dont les assises sont toutes d'une égale hauteur ; la ψευδισόδομον, celle dont les assises présentent une épaisseur inégale. Ces deux espèces sont solides, en ce que les pierres, à cause de leur compacité et de leur dureté, loin de pouvoir absorber l'humidité du mortier, la lui conservent au contraire extrêmement longtemps, et les lits de pierres, étant parfaitement unis et dressés au niveau, empêchent que les matériaux ne s'écroulent, et cas assurent à jamais la solidité par le poids égal qui règne dans toute la longueur des murs, et qui prévient tout tassement inégal.

7. Il est une troisième manière, que l'on appelle ἔμπλεκτον, dont se servent nos villageois. Les pierres qui forment les parements sont unies. On remplit le milieu avec du mortier, dans lequel on jette pêle-mêle des pierres, sans autre liaison que celle que leur donne le hasard. Mais nos maçons, pour accélérer leur travail, font des assises composées de plusieurs pierres superposées, et n'ont égard qu'aux parements, dont ils garnissent l'intérieur avec des fragments de moellons qu'ils mêlent avec le mortier. Aussi y a-t-il dans cette espèce de maçonnerie trois couches de mortier, deux pour l'enduit des parements, et la troisième au milieu pour le blocage. Les Grecs ne font point ainsi : ils posent leurs pierres à plat, et font dans toute la longueur du mur des assises en liaison, qui ne laissent point au milieu de vide à remplir ; ces pierres qui de chaque parement vont se réunir à l'intérieur pour former l'épaisseur des murs, dans toute leur étendue, les rendent déjà fort solides ; mais ils placent encore de deux en deux des pierres à double parement, appelées διατόνοι , qui, en traversant les murs dont elles lient les deux faces, en assurent parfaitement la solidité.

8. Si quelqu'un veut faire l'application des règles posées dans cet ouvrage pour le genre de maçonnerie qu'il aura choisi, il sera à même de lui donner toutes les conditions de durée. Ce n'est pas la maçonnerie à laquelle une pierre tendre, facile à tailler, donne une apparence de beauté, qui peut durer le plus longtemps sans tomber en ruine. Aussi, lorsque des experts sont nommés pour apprécier des murs extérieurs, ils ne les estiment pas air prix de construction ; mais après avoir examiné le mémoire de l'architecte, ils déduisent du prix qu'ils ont coûté autant de quatre-vingtièmes qu'il y a d'années d'écoulées depuis l'achèvement des murs, et ne font payer que ce qui reste, de toute la somme, leur avis étant qu'ils ne peuvent durer au delà de quatre-vingts ans.

9. Quant aux murs de briques, pourvu qu'ils aient conservé leur aplomb, ils n'éprouvent aucune réduction de prix ; ce qu'ils ont coûté à faire dans le principe est ce qu'ils sont estimés valoir encore. Voilà pourquoi, dans quelques villes, les édifices tant publics que particuliers, et même les maisons royales sont, comme ou peut le voir, construites en briques : tel est à Athènes le mur qui regarde le mont Hymette et le Pentélique ; tels, à Patras, les temples de Jupiter et d'Hercule, bien que, dans ces édifices, les architraves et les colonnes soient de pierre. En Italie, à Aretium, on voit encore un ancien mur de briques parfaitement bâti ; et, à Tralles, le palais des rois Attaliques, que l'on donne toujours pour demeure à celui qui remplit les fonctions de grand prêtre de la ville. A Lacédémone il y avait, sur certaines murailles, des peintures que l'on a enlevées en sciant les briques. Enchâssées dans du bois, elles ont été apportées au lieu où se tiennent les comices, pour honorer l'édilité de Varron et de Muréna.

Le palais de Crésus est aussi construit avec les briques. Les habitants de Sardes l'ont consacré aux citoyens qui, par leur grand âge, ont acquis le privilège de vivre en repos dans un collège de vieillards appelé Gérusie. Dans la ville d'Halicarnase, celui du puissant roi Mausole, bien que les marbres de Proconnèse y brillent de tous côtés, a des murailles de briques qui, offrant encore aujourd'hui une solidité remarquable, sont recouvertes d'un enduit si poli qu'elles semblent avoir la transparence du verre. Et certes ce ne fut pas le manque de ressources qui força le roi de faire construire de si pauvres murailles, lui dans les coffres duquel venaient s'entasser d'immenses tributs, lui le naître de toute la Carie.

11. Quant à son habileté et à ses connaissances en architecture, elles nous seront prouvées par les monuments qu'il éleva. Ce roi était né à Mylasse ; mais voyant dans Halicarnasse un site que la nature elle-même avait fortifié, une place avantageuse pour le commerce, un port commode, il y établit sa demeure. Ce lieu ressemblait à un amphithéâtre. La partie basse, voisine du port, fut destinée à devenir la place publique. A la moitié de la colline, qui était de forme arrondie, il fit ouvrir une large et vaste place, au milieu de laquelle fut construit cet admirable mausolée qu'on a mis au nombre des sept merveilles du monde. La partie la plus élevée fut couronnée par le temple de Mars, où l'on voyait une statue colossale, appelée ἀκρόλιθον, ouvrage du célèbre sculpteur Télocharès, ou de Timothée, comme le pensent quelques historiens. A la pointe droite de la colline, il fit bâtir les temples de Vénus et de Mercure auprès de la fontaine Salmacis.

12. C'est à tort qu'on attribue, aux eaux de cette fontaine le pouvoir de rendre malades d'amour ceux qui en boivent. Pourquoi cette fausse opinion s'est-elle répandue dans le monde ? On ne sera peut-être pas fâché de le savoir. Ce qu'on dit de la propriété que doit avoir cette fontaine, de rendre efféminés et lascifs ceux qui y boivent, ne peut être fondé que sur ce que les eaux en sont d'une grande limpidité et d'un goût délicieux. Or, lorsque Mélas et Arevanias emmenèrent d'Argos et de Trézéne des habitants pour fonder en ce lieu une colonie commune, ils en chassèrent les barbares cariens et lélègues. Ceux-ci, s'étant réfugiés dans les montagnes, se réunissaient par bandes pour faire des incursions dans le pays, et le ravageaient par leurs cruels brigandages. Plus tard, un des colons, dans l'espoir de faire quelques profits, pourvut de tout ce qui était nécessaire une taverne qu'il bâtit auprès de cette fontaine, des eaux de laquelle il avait reconnu la bonté. Par l'exercice de son métier, il réussit à avoir ces barbares pour pratiques. S'y rendant d'abord un à un, ils finirent par se mêler aux réunions des Grecs ; puis, s'étant insensiblement dépouillés de leur naturel dur et farouche, ils s'habituèrent sans contrainte à prendre la douceur de leurs moeurs. Ce ne fut donc pas à une prétendue corruption qu'on y aurait puisée, que cette fontaine dut sa renommée, mais bien aux relations auxquelles elle donna lieu, relations qui firent pénétrer dans l'âme adoucie des barbares les charmes de la civilisation.

13. Il me reste maintenant, puisque je me suis laissé entraîner à énumérer les constructions de Mausole, à en donner une description entière et exacte. J'ai dit que du côté droit se trouvaient le temple de Vénus et la fontaine dont je viens de parler. On voit du côté gauche le palais que ce roi fit construire selon son goût. Il a vue, vers la droite, sur la place publique, sur le port et sur joute la ligne des murailles, et, vers la gauche sur un autre port caché au pied de la montagne, et disposé de manière à ce qu'on ne puisse ni voir, ni connaître ce qui s'y passe ; le roi seul, de son palais, peut, sans que personne le sache, donner aux matelots et aux soldats les ordres qu'il lui plaît.

14. Après la mort de Mausole, Artémise, son épouse, monta sur le trône. Les Rhodiens, indignés de voir une femme régner sur toutes les villes de la Carie, arment une flotte, et mettent à la voile pour aller s'emparer de ce royaume. A cette nouvelle, Artémise équipe une flotte, la cache dans ce port avec des matelots et des soldats, et ordonne au reste des citoyens de se tenir sur les remparts. Les Rhodiens ayant mis en ligne dans le grand port leur flotte tout appareillée, la reine fait donner du haut des murs un signal pour faire entendre que la ville va leur être livrée : tous sortent de leurs vaisseaux pour entrer dans la ville. Artémise fit incontinent ouvrir le petit port, d'où l'on vit son armée navale gagner la mer pour de là se porter dans le grand. Ses soldats et ses matelots paraissent, s'emparent des vaisseaux vides des Rhodiens, et les emmènent en pleine mer. Les Rhodiens, n'ayant aucun moyen de fuir, furent passés au fil de l'épée sur la place publique, où ils se trouvèrent cernés.

15. Cependant Artémise fait monter sur les vaisseaux des Rhodiens ses soldats et ses matelots, et cingle vers Rhodes. Les habitants, à la vue de leurs vaisseaux couronnés de lauriers, s'imaginant que c'étaient leurs concitoyens qui revenaient victorieux, reçurent leurs ennemis. Alors la reine, après s'être emparée de l'île, après en avoir fait mettre à mort les principaux habitants, éleva au milieu de la ville de Rhodes un trophée de sa victoire, et fit faire deux statues de bronze, l'une représentant la cité des Rhodiens, l'autre sa propre image qui imprimait au front de sa rivale les stigmates de la servitude. Dans la suite, les Rhodiens, arrêtés par leurs scrupules, parce qu'il est défendu d'enlever les trophées consacrés, construisirent autour de ce lieu un édifice, et, comme les Grecs l'entourèrent d'une barrière pour le mettre à l'abri des curieux, ils le firent appeler ἄβατον.

16. Puis donc que des rois si puissants n'ont point dédaigné de faire bâtir des murs de brique, eux que leurs revenus et les dépouilles de l'ennemi mettaient à même d'en avoir en moellon, en pierre de taille et même en marbre, je ne pense pas qu'il faille condamner l'usage de la brique dans la construction des édifices, pourvu qu'il soit bien appliqué. Je vais dire pourquoi le peuple romain n'a point voulu l'admettre dans Rome, sans oublier les raisons qui l'ont fait rejeter.

17. La loi ne permet point de donner aux murs extérieurs plus d'un pied et demi d'épaisseur, et les autres, pour qu'il y ait moins d'espace de perdu, ne doivent pas être plus épais. Or, de telles murailles ne peuvent pas supporter plus d'un étage ; autrement il importerait qu'elles eussent dans leur épaisseur deux ou trois rangs de briques. Et dans une ville aussi majestueuse et aussi peuplée, il eût fallu un développement immense d'habitations. Aussi, comme l'espace que comprend l'enceinte de la ville n'est point assez vaste pour loger une si grande multitude, force a été d'avoir recours à la hauteur des édifices. Et, grâce au mélange d'assises de pierres, de chaînes de briques, de rangées de moellon, les murs ont pu atteindre une grande élévation ; les étages se sont assis les uns sur les autres, et les avantages se sont multipliés en raison de l'augmentation du nombre des logements. Les murs ayant donc, par la superposition des étages, pris un grand développement en hauteur, le peuple romain s'est créé de belles habitations sans difficulté.

18. Après avoir expliqué comment dans Rome, le peu d'espace a fait bannir l'usage de la brique pour la construction des murs, je vais marquer pour le cas où on l'emploierait hors de la ville, le moyen de la faire durer longtemps sans réparation. Sur le haut des murs, au-dessous du toit, il faut construire avec des tuiles une bordure d'un pied et demi de hauteur, et lui donner la saillie d'une corniche : parce moyen on pourra éviter les accidents qu'ils éprouvent ordinairement. En effet, la couverture venant à perdre des tuiles, brisées ou emportées par le vent, la pluie ne manque pas de se répandre par là sur les flancs de la muraille ; mais l'entablement dont nous venons de parler empêchera qu'elle ne soit endommagée : la saillie de la corniche rejettera loin de son parement toutes les gouttes d'eau qui tomberont, et de cette manière la garantira, sans qu'elle perde rien de sa solidité.

19. A l'égard de la tuile, il est impossible de juger au premier coup d'oeil si elle est bonne ou mauvaise pour la construction ; on ne peut en apprécier la bonté que lorsqu'elle a été exposée sur un toit au mauvais temps et à la chaleur. Car, soit qu'elle n'ait point été faite avec de bonne terre, soit qu'elle n'ait point été assez cuite, on en reconnaîtra bientôt la mauvaise qualité, quand elle aura été éprouvée par la gelée et par le givre. Celles donc qui n'auront pu subir cette épreuve ne seront pas propres à soutenir le poids d'une construction. Aussi n’y aura-t-il guère que les murs construits avec les vieilles tuiles d'un toit qui pourront avoir une longue durée.

20. Quant aux murs de cloison, je voudrais qu'on n'y eût même jamais pensé : car autant ils sont commodes sous le rapport du peu de temps et de place qu'exige leur construction, autant ils sont dangereux et préjudiciables, en ce qu'ils semblent être des fagots tout prêts pour l'incendie. Aussi vaut-il mieux, à mon avis, les construire avec des tuiles, quoique cela soit plus dispendieux, qu'avec du bois, qui offre, il est vrai, plus d'économie, mais aussi plus de danger. Il y a plus, c'est que, si vous les recouvrez d'un enduit, il s'y fera des crevasses le long des montants et des traverses : car sous le crépi dont on les couvre, ces bois prennent l'humidité qui les gonfle ; puis, quand ils viennent à sécher, ils se rétrécissent, et par cet amincissement font fendre l'enduit, quelque solide qu'il soit. Mais, si quelques personnes sont forcées d'avoir recours à ces murs par le désir d'avoir plus tôt fait, ou par le manque de ressources, on par la nécessité de soutenir un plafond qui menace de se fendre, voici ce qu'elles devront faire. Que les fondements soient continués jusqu'à une certaine hauteur au-dessus du sol, afin qu'ils ne soient en contact ni avec le mortier ni avec le pavé du plancher. Car s'ils s'y trouvent engagés, ils pourrissent à la longue ; ils finissent par s'affaisser ; ils perdent leur aplomb, et les crevasses font disparaître la beauté de l'enduit. Ce que j'avais à dire sur les murailles et sur la bonne ou mauvaise qualité des matériaux généralement employés à leur construction, je l'ai dit aussi bien que j'ai pu. Il me reste maintenant, comme l'indique la nature du sujet, à parler des planchers, des matériaux propres à leur confection, et des moyens de se les procurer tels, qu'ils puissent être de longue durée.

9. Des bois de construction.

1. Le bois de construction doit être coupé depuis le commencement de l'automne jusqu'au temps qui précède les premiers souffles du favonius. Au printemps, tous les arbres reçoivent leurs principes fécondants, et emploient la vertu de leur substance à produire toutes ces feuilles, tous ces fruits que nous voyons chaque année. Si les circonstances mettent dans la nécessité de les couper dans cet état de dilatation et d'humidité, leurs tissus devenant lâches et spongieux, perdent toute leur force : ils sont comme le corps de la femme pendant une grossesse ; depuis le moment de la conception jusqu'à celui de l'accouchement, il n'est point réputé eu bonne santé. Qu'on mette en vente une esclave enceinte, sa santé ne sera point garantie : en effet, le foetus, en se développant, attire à lui, pour se nourrir, les sucs nourriciers de la mère, et plus le fruit se fortifie en avançant vers la maturité, moins il laisse de force au corps qui le produit. Mais après les couches, les parties nutritives qui auparavant servaient à l'accroissement d'un corps étranger, ri étant plus employées à alimenter cette production, le corps de la femme les reçoit dans ses veines vides et ouverte, reprend de la solidité, grâce aux sucs qu'il aspire, et redevient aussi bien portant qu'auparavant.

2. Ainsi, lorsque l'automne a mûri les fruits et flétri le feuillage, les arbres retiennent eu eux tous les sucs que leurs racines puisent dans la terre, et recouvrent leur première compacité. C'est alors que le froid de l'hiver en resserre, en raffermit la substance. Voilà pourquoi le temps indiqué ci-dessus est le plus convenable à la coupe des bois de construction.

3. Cependant avant d'abattre les arbres, il faut les cerner dans leur épaisseur jusqu'à la moitié du coeur, et les laisser sécher sur pied, en ouvrant aux sucs cette voie d'écoulement. Ainsi l'humidité inutile qu'ils renferment venant à sortir à travers l'aubier, empêchera qu'ils ne pourrissent, et que leur qualité ne se détériore. Quand l'arbre sera bien sec, et qu'il n'en sortira plus d'humidité, il faudra l'abattre ; il sera très bon à mettre en oeuvre.

4. Les excellents résultats de ce procédé peuvent être remarqués jusque dans les arbustes. Si à une certaine époque on en arrête la sève, en les perçant par le bas, on les verra répandre par les trous qu'on y aura pratiqués la liqueur surabondante et vicieuse que contenait le coeur du bois, et se ranimer pour longtemps en perdant leur humidité. Or, l'humeur aqueuse qui ne trouve pas d'issue, s'épaississant dans l'intérieur des arbres, s'y putréfie et les jette dans un état de faiblesse et de langueur. Si donc on les laisse sécher sur pied, nul doute qu'étant abattus pour le service, avant qu'ils ne soient morts, et après qu'ils auront subi cette opération, ils ne renferment les conditions de durée nécessaires pour l'usage auquel ils sont destinés dans les édifices.

5. Il s'en faut beaucoup qu'on rencontre les mêmes propriétés dans le chêne, l'orme, le peuplier, le cyprès, le sapin, et dans les autres arbres qui sont principalement employés dans les édifices : car on ne peut pas faire avec le chêne ce qu'on fait avec le sapin, ni avec le cyprès ce qu'on fait avec l'orme. Les arbres n'ont point reçu de la nature les mêmes qualités ; chaque espèce, composée de principes qui lui sont propres, présente à la main d'oeuvre des effets particuliers.

6. Le sapin, qui contient beaucoup d'air et de feu, et fort peu d'eau et de terre, étant composé de principes naturellement très légers, n'est point pesant. Sa nature est d'être ferme et tendu ; il a de la peine à plier sous le faix et reste droit dans les contignations ; mais sa trop grande chaleur engendre et nourrit les tarmites qui causent son dépérissement ; et ce qui fait encore qu'il s'allume si promptement, c'est que l'air qui le remplit, laissant facilement pénétrer le feu dans les pores de son tissu, en chasse la flamme avec beaucoup de force.

7. Lorsque le sapin est encore sur pied, la partie voisine du sol, recevant immédiatement des racines l'humidité terrestre, est unie et sans noeuds ; la partie supérieure, au contraire, fortement échauffée, offre des noeuds d'où l'on voit s'élancer des branches dans les airs : coupée à la hauteur de vingt pieds, et parfaitement dolée, elle est appelée fusterna, à cause de la dureté de ses noeuds. Quant à la partie inférieure, si, après avoir été coupée, elle présente quatre séparations formées par autant de veines, on la dépouille de son aubier, et on la fait servir aux ouvrages intérieurs de menuiserie ; elle prend le nom de sapinea.

8. Le chêne est abondamment pourvu de principes terrestres ; il ne contient que peu d'eau, d'air et de leu. Employé dans la terre il dure éternellement ; la raison en est que, étant en contact avec l'humidité sans être poreux, il ne peut grâce à sa compacité, recevoir rien de liquide dans son tissu ; mais qu'il vienne à être mis en oeuvre dans un lieu sec, il se déjettera, se tourmentera, se fendra.

9. L'esculus, que tous les principes contribuent également à former, est d'une grande utilité pour les édifices ; toutefois, s'il est exposé à l'humidité, ses pores la font pénétrer jusque dans sa dernière couche ligneuse, l'air et le feu l'abandonnent, et l'action de l'humidité le décompose. Le cerrus, le liège, le hêtre, ne contenant qu'un léger mélange d'eau, de feu et de terre avec beaucoup d'air, donnant par leurs pores un libre passage à l'humidité qui les pénètre promptement, ont bientôt fait de se pourrir. Le peuplier blanc, le peuplier noir, le saule, le tilleul, l'agnus castus, avec leur grande abondance de feu et d’air, leur médiocre quantité d'eau, leur peu de terre, formant une substance très tendre, ont une légèreté qui se prête admirablement à la main d'oeuvre. Aussi, comme ils ne sont point durcis par un mélange de terre, leur porosité leur donne de la blancheur, et la sculpture y trouve une matière bien facile à travailler.

10. L'aune, qui croît sur le bord des rivières, et dont le bois paraît n'être d'aucune utilité, possède de rares qualités : car l'air et le feu entrant pour beaucoup dans son essence, la terre pour peu, l'eau pour moins encore, il en résulte que sa substance ne renferme que fort peu d'humidité. Que dans un marais on vienne à asseoir les fondements d'un édifice sur des pilotis faits de ces arbres enfoncés très près les uns des autres, ces arbres se remplissant de l'humidité qu'ils n'ont pas, soutiennent la charge des constructions les plus massives et les conservent sans s'altérer. Ainsi le bois qui n'oppose à l'air aucune résistance, employé dans l'eau, dure fort longtemps. C'est une remarque qu'il est facile de faire à Ravenne, dont tous les édifices, soit publics, soit particuliers, sont fondés sur des pilotis de cette nature.

11. L'orme et le frêne ont beaucoup d'humidité avec fort peu d'air et de feu ; mais comme, dans leur composition il n'entre que médiocrement de terre, ils offrent de la flexibilité dans les ouvrages auxquels ils servent, et' l'humidité abondante qu'ils contiennent, loin de leur permettre de résister à la charge, les fait promptement fléchir ; toutefois, lorsque le temps les a desséchés, ou que, ayant été cernés par le pied, ils ont perdu cette humidité qu'ils renfermaient lorsqu'ils étaient encore debout, non seulement ils deviennent plus durs, mais encore la fermeté de leur bois leur donne une grande solidité dans les assemblages par tenons et par mortaises.

12. Le charme, à cause du peu de feu et de terre qu'il renferme, et de la grande quantité d'air et d'eau qui entre dans sa composition, n'est point cassant et se met très utilement en oeuvre. Les Grecs ont donné à ce bois le nom de zugÛa, parce qu'il leur sert à faire pour leurs bêtes de somme des jougs qu'ils appellent dans leur langue ζυγὰ.. C'est encore une chose remarquable, que de voir le cyprès et le pin, qui contiennent une humidité abondante et les autres principes dans urne proportion égale, se courber ordinairement quand ils sont mis en oeuvre à cause de leur excessive humidité, et se conserver néanmoins fort longtemps sans altération, parce que cette humidité répandue dans tous leurs tissus, a un goût d'amertume dont la force éloigne la vermoulure et les insectes qui peuvent leur nuire, De là vient que les ouvrages que l'on fait avec leur bois ont une durée sans limites.

13. Le cèdre et le genièvre présentent les mêmes qualités et les mêmes avantages ; et de même que le cyprès et le pin produisent de la résine, de même on voit sortir du cèdre une huile qu'on appelle cedrium ; les objets qui en sont frottés, les livres, par exemple, sont entièrement à l'abri des teignes et de la piqûre des vers. Les feuilles de cet arbre ressemblent à celles du cyprès, et les fibres de son bois sont droites. Dans le temple d'Éphèse, la statue de Diane et les lambris ont été faits avec du cèdre, et sa durée l'a fait admettre dans tous les autres temples fameux. Cet arbre croît principalement eu Crète, en Afrique et dans quelques contrées de la Syrie.

14. Le larix, qui n'est connu que de ceux qui habitent les bords du Pô et les rivages de la mer Adriatique, n'a rien à craindre de la vermoulure et des teignes, grâce à la violente amertume de ses sucs. Il y a plus, il ne jette point de flamme et ne peut brûler par lui-même ; semblable, à la pierre qu'on met à cuire dans des fours pour en faire de la chaux, il a besoin du feu d'un autre bois pour brûler ; encore ne produit-il ni flamme ni charbon, mais il finit à la longue par se consumer : cela vient de ce que le feu et l'air n'entrent presque pour rien dans sa composition, tandis que l'humidité et la terre donnent à sa substance serrée une telle solidité, une telle compacité, que le feu ne peut y pénétrer ; qu'elle résiste à sa violence et ne se laisse endommager que très difficilement : son poids l'empêche de flotter sur l'eau, et pour le transporter on a recours à des bateaux ou à des radeaux de sapin.

15. La propriété de ce bois a été découverte d'une manière qu'il est bon de connaître. J. César se trouvait à la tête de son armée auprès des Alpes, et avait donné l'ordre aux municipes de fournir des vivres. Là s'élevait un château fort appelé Larignum ; ceux qui le défendaient, pleins de confiance dans une position si bien fortifiée par la nature, refusèrent d'obéir. Le générai fait aussitôt avancer ses troupes. Or, devant la porte du château était une tour faite de ce bois. C'étaient de gros arbres mis en travers les uns sur les autres, eu forme de bûcher, et élevés à une hauteur déterminée, de manière que ceux qui étaient dessus pouvaient avec de longs hâtons et des pierres en empêcher l’approche. Mais quand on se fut aperçu que l'ennemi n'avait pour toute arme que de longs bâtons dont la pesanteur ne permettait pas qu'ils fussent lancés bien loin du mur, ordre fut donné de jeter au pied de la tour des fagots formés de petites branches, et des torches enflammées ; ce qui fut à l'instant exécuter par les soldats.

16. La flamme qui enveloppa immédiatement la tour, s'élevant jusqu'au ciel, fit croire qu'on allait bientôt la voir crouler tout entière. Mais quand, faute d'aliment, la flamme se fut calmée et éteinte, et que la tour eut apparu sans avoir été endommagée, César étonné fit faire une tranchée autour de la place, hors de la portée des traits des assiégés qui, forcés par la peur, se rendirent aux Romains. On leur demanda d'où venait ce bois sur lequel le feu n'avait aucune action. Ils montrèrent ces arbres dont la contrée est couverte, et qui avaient fait appeler ce château Larignum, du nom de larix qu'ils portent eux-mêmes. On transporte par le Pô ce bois à Ravenne, dans ta colonie de Fano, à Pisaure, à Ancône et dans les autres municipes de cette contrée. Si l'on pouvait le faire venir jusqu'à Rome, il serait d'une bien grande utilité pour les bâtiments ; dût-on ne l'employer qu'en planches pour les auvents des maisons qui bornent les îles qu'elles semblent former, il empêcherait que, dans un incendie, le feu ne passât d'un groupe à l'autre, puisqu'il est à l'épreuve de la flamme et qu'il ne peut se convertir en charbon.

17. Ces arbres ont les feuilles semblables à celles du pin ; le bois a le fil long, se prête aux travaux de menuiserie aussi bien que le sapinea, et produit une résine liquide de la même couleur que le miel attique ; elle guérit les phtisiques.

18. Je viens de traiter des différentes espèces d'arbres, des propriétés qu'elles semblent avoir reçues de la nature, et des principes qui les composent ; il me reste à examiner pourquoi le, sapin qu'on appelle à Rome supernas, est d'une si mauvaise qualité, quand celui qu'on nomme infernas est, par sa durée, d'une si grande utilité pour les édifices. Et, à ce sujet, je vais expliquer comment les différentes propriétés des lieux semblent communiquer aux arbres leurs défauts ou leurs qualités, afin que ceux qui étudient la matière, la trouvent tout aplanie.

 

10. Du sapin supernas et de l'infernas, avec la description de l'Apennin.

1. L'Apennin commence à la mer Tyrrhénienne, et s'étend jusqu'aux Alpes et jusqu'à l'extrémité de l'Étrurie. Les sommets de ce mont décrivant un demi-cercle, et touchant presque par le milieu de leur courbure le rivage de la mer Adriatique, s'étendent dans leur circuit jusqu'au détroit, La partie citérieure de leur courbure qui regarde l'Étrurie et la Campanie, est exposée à toute l'ardeur du soleil, qui, depuis son lever jusqu'à son coucher, y darde ses rayons brûlants. Sa partie ultérieure qui descend vers la mer Supérieure, et qui est tournée vers le septentrion, est partout couverte de bois sombres et touffus. Les arbres qui y poussent, nourris de principes humides, atteignent à une hauteur immense, et leurs veines remplies d'une humidité abondante, s'enflent et se gonflent ; mais quand, après avoir été coupés et équarris, ils ont perdu leur faculté végétative, si leurs veines sont restées dans cet état d'engorgement, et qu'en séchant elles ne se soient point resserrées, leur substance devient lâche et spongieuse, et incapable de durer longtemps dans les édifices où elle est employée.

2. Ceux, au contraire, qui naissent dans les lieux tournés vers la ligne que suit le soleil, dans sa marche, n'ayant point de vides dans leurs tissus, se raffermissent en séchant, parce que le soleil, qui pompe l'humidité de la terre, attire aussi celle des arbres. C'est pourquoi les arbres qui croissent dans les lieux découverts, présentant une substance serrée, compacte, ferme, sans humidité qui la rende spongieuse, lorsqu'ils sont débités pour être mis en oeuvre, sont d'un grand avantage par leur durée. Voilà pourquoi les sapins infernates, qui sont pris dans les lieux bien aérés, sont meilleurs que les supernates, qui viennent de lieux ombragés.

3. J'ai traité, avec tout le soin dont je suis capable, des matériaux qui sont nécessaires à la construction des édifices, des principes que la nature a fait entrer dans la composition de leurs substances, des bonnes et des mauvaises qualités attachées à chaque espèce, afin que les constructeurs ne les ignorent pas. Ceux qui pourront suivre exactement ces préceptes, seront plus à même de choisir avec discernement les matériaux qui conviendront à leurs ouvrages. Voilà donc tout ce qui tient aux préparatifs suffisamment expliqué ; les autres livres renfermeront les règles qu'il faut observer dans la construction des édifices. Je vais, comme la raison l'exige, commencer dans le livre suivant par les temples des dieux immortels, et en faire connaître les symétries et les proportions.