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Térence

EUNUCHUS - L'EUNUQUE

introduction

texte bilingue - texte latin seul - traduction française seule

 

NOTICE SUR L'EUNUQUE

La composition.

Dans sa première pièce, l'Andrienne, imitée de Ménandre, Térence avait renforcé le sujet qu'il trouvait un peu maigre, en y introduisant deux personnages empruntés à une autre pièce du même auteur, la Périnthienne. Il procéda de même quand il voulut transporter sur la scène romaine l'Eunuque de Ménandre. Il nous dit lui-même dans le Prologue qu'il a emprunté au Colax (le Flatteur) de Ménandre les deux personnages du soldat Thrason et de son parasite Gnathon. Comment s'y est-il pris pour rattacher ces personnages à l'intrigue, sans en rompre l'unité? La contexture de son oeuvre le laisse voir assez nettement et permet de saisir aisément en quoi consistait cette contamination que ses ennemis lui reprochaient.

Il est en effet assez facile de reconstituer à quelques détails près l'Eunuque de Ménandre. En voici le résumé. Phédria, amant de la courtisane Thaïs, a pour rival un soldat. Celui-ci a été reçu la veille chez la courtisane, et Phédria laissé à la porte. Tandis qu'il se plaint à son valet Parménon de l'avanie qu'on lui a faite, Thaïs vient à sa rencontre et lui donne les raisons de sa conduite. Jadis un marchand a fait présent à sa mère, courtisane comme elle, d'une petite fille, Pamphila, enlevée à Sunium par des pirates. Cette enfant, élevée avec Thaïs, a reçu une éducation parfaite. Or la mère de Thaïs étant morte, la fillette a été mise en vente et achetée justement par le soldat, qui veut l'offrir à Thaïs, mais à la condition qu'il sera l'amant préféré. Thaïs demande en conséquence à Phédria de s'effacer pendant deux jours; car elle tient beaucoup à recevoir la fillette qui a passé pour sa soeur; elle est seule dans une ville étrangère : elle veut s'assurer la protection d'amis puissants, en rendant la jeune fille à sa famille, une des premières d'Athènes. Phédria promet de laisser la place au soldat pendant deux jours. Tel était chez Ménandre le contenu du premier acte. Au second acte, Phédria part pour la campagne en ordonnant à son valet de conduire chez Thaïs une esclave et un eunuque qu'elle lui a demandés. A ce moment, un serviteur du soldat amène Pamphila chez Thaïs. Mais Pamphila a été aperçue au passage par le frère de Phédria, Chéréa; elle est si belle que le jeune homme en a été bouleversé et s'est mis à la suivre. Arrêté en route par un ami de son père, il se désespère d'avoir perdu sa trace. A la description qu'il en fait à Parménon, celui-ci reconnaît Pamphila et propose en plaisantant à son jeune maître de prendre la place de Dorus l'eunuque. Il pourra ainsi approcher la beauté dont il est affolé. L'impétueux jeune homme saisit l'idée au vol et contraint Parménon à la mettre à exécution. Au troisième acte Parménon amène les deux esclaves à Thaïs au moment où elle va sortir pour aller dîner chez le soldat. En partant, elle recommande à sa servante Pythias de retenir Chrémès, le frère de Pamphila, qu'elle attend, ou de le faire conduire chez Thrason. Cependant, Chéréa met à profit l'absence de Thaïs pour abuser de la jeune fille qu'on lui a confiée, puis il s'échappe, et il exhale dans un monologue les transports de joie qu'il éprouve.

Au quatrième acte, Phédria revient de sa maison de campagne où il n'est même pas entré, tant il est impatient de revoir sa belle ! Il apprend de Pythias l'attentat de l'eunuque. Celui-ci avoue qu'il a dû céder la place à Chéréa. Phédria confus se retire et les servantes décident de cacher la chose à Thaïs qui, revenue de chez le soldat avec Chrémès, lui révèle que Pamphila est sa soeur.

A l'acte V, Thaïs presse de questions Pythias qui lui dévoile enfin ce qui s'est passé en son absence. Elle se désole de voir ses espérances déçues, quand le faux eunuque, que la honte d'être vu sous l'habit de Dorus fait fuir de rue en rue, arrive devant sa maison, laquelle est juste en face de celle de Thaïs. Celle-ci lui reproche l'indignité de sa conduite, d'autant plus révoltante que Pamphila est citoyenne. En apprenant cette nouvelle, le jeune homme déclare qu'il mourra, s'il ne l'obtient pour épouse, et désormais au mieux avec Thaïs, il entre chez elle pour assister à la reconnaissance de la jeune fille par son frère Chrémès et la nourrice Sophrona. Cependant, pour se venger de Parménon, la servante Pythias lui fait croire que Chéréa surpris en flagrant délit dans la maison de Thaïs va subir le châtiment des adultères. Parménon épouvanté révèle au père de Chéréa tout ce qui s'est passé. Le père vole au secours de son fils, et il est si heureux de le voir sain et sauf qu'il accorde son consentement au mariage de Chéréa et de Pamphila.

Tel était à peu près l'Eunuque de Ménandre. L'intrigue en était, ce semble, suffisamment compliquée, puisqu'elle était formée de deux intrigues d'amour étroitement dépendantes l'une de l'autre. C'est en effet le succès de Chéréa et son mariage avec Pamphila qui permettra à Phédria d'évincer son rival et de s'assurer pour lui seul le coeur de sa belle; et c'est l'amour de Phédria pour Thaïs qui fournira à Chéréa l'occasion et le moyen d'approcher de Pamphila et de couronner son amour par un mariage. Ces deux actions mêlées ont un même ressort qui est le dessein de Thaïs de rendre la fillette à sa famille pour s'en faire un appui. C'est pour y réussir qu'elle écarte Phédria pour deux jours, ce qui permet à Chéréa de s'introduire chez elle; et quand celui-ci, en violant la jeune fille, semble avoir déconcerté ses projets, elle répare le mal par son habileté et sa douceur, et conquiert le jeune séducteur en lui faisant entrevoir un mariage possible avec la jeune fille reconnue pour citoyenne. Puis aidée par la ruse de sa servante Pythias, elle décide le père à donner son consentement au mariage de son fils. Quand enfin elle a réussi à s'assurer avec l'amitié de Chrémès l'appui du vieux Lachès, elle se donne tout entière à son Phédria.

Cependant cette intrigue si habilement conduite et dénouée par Thaïs ne sembla pas suffisante au poète pour retenir un public romain. La fine peinture de moeurs de l'original grec était un attrait assez mince aux yeux de spectateurs capables de quitter le théâtre pour courir à un combat de gladiateurs ou à la danse d'un funambule. Aussi, pour corser l'intérêt de sa pièce et y ajouter un agrément propre à retenir ses auditeurs, il y introduisit deux personnages comiques, un soldat fanfaron et son parasite. Il y avait dans l'Eunuque de Ménandre un soldat, rival de Phédria, qui ne paraissait pas sur la scène. Térence eut l'idée de lui faire prendre une part active à l'action et d'en tirer un élément comique. Il n'eut pas grand effort à faire pour cela. Il se trouvait dans le Colax de Ménandre un soldat fanfaron qui jouait un rôle semblable à celui du rival de Phédria. Il le prit avec le flatteur attaché à sa personne et les transporta tous les deux dans sa pièce, et voici le rôle qu'il leur fit jouer. Au second acte un esclave du rival de Phédria amenait la jeune fille à Thaïs : c'est Gnathon, le parasite, que Térence chargea de cette commission, et au lieu d'un personnage muet ou à peu près, c'est un personnage original et plein de verve qui amuse le spectateur de ses saillies. Le rôle de Gnathon est ici une pièce essentielle à l'action; partout ailleurs les deux personnages du parasite et du soldat ne s'y rattachent que d'une manière assez lâche, et toujours au début ou à la fin d'un acte. C'est ainsi qu'au commencement de l'acte III on les voit devant la maison de Thaïs, où ils viennent chercher la courtisane pour l'emmener dîner, alors qu'invitée auparavant elle aurait pu se rendre seule au festin. Térence les ramène encore à la fin de l'acte IV pour donner l'assaut à la maison de Thaïs et à la fin de l'acte V, où Thrason sollicite la faveur de n'être point chassé de chez elle. Mais, bien qu'on puisse les détacher de l'intrigue principale, sans qu'elle en souffre, ils y ajoutent un agrément fort appréciable. La balourdise de Thrason, sa vanité, ses soi-disant bons mots, ses fanfaronnades démenties par une couardise manifeste; l'esprit, la finesse, la verve, le cynisme du parasite mettent dans la pièce une variété, une gaieté, un comique qui doublent et rehaussent l'intérêt de l'intrigue et de la peinture des caractères.

On voit par cette analyse en quoi consiste cette contamination que ses rivaux jaloux reprochaient à Térence, et qui nous paraît au contraire une heureuse innovation, à condition que le raccord soit fait habilement, et, à part quelques inadvertances, il l'est presque toujours. Térence ajoute du sien pour relier entre elles les scènes empruntées à des originaux différents, et l'on ne voit pas que dans ce qui lui est personnel, il soit inférieur à ses modèles. Il se permet même de faire des changements qui n'étaient pas nécessaires : c'est ainsi que, si l'on en croit Donat, il a inventé le personnage d'Antiphon et substitué au monologue de Chéréa triomphant un dialogue étincelant de vivacité et d'esprit. Il a pris encore d'autres libertés. Il a changé, sans que l'on voie bien pourquoi, les noms des personnages de l'Eunuque et du Colax. Le scholiaste de Perse nous apprend en effet que Phédria s'appelait dans la pièce grecque Chaerestratos, Parménon Davos et Thaïs Chrysis. Nous savons par Donat que le père de Chéréa, que nos manuscrits appellent Lachès ou Déméa, portait chez Ménandre le nom de Simo. Un fragment du Colax appelle Bias et Struthias le soldat Thrason et le parasite Gnathon. Enfin il a laissé tomber un certain nombre de détails, par exemple les projets de vengeance du vieillard contre a courtisane, que Ménandre avait mis dans la bouche de Davos. Il en a changé d'autres : par exemple, il a substitué un Rhodien au Chyprien dont le soldat prétend avoir rabattu les prétentions. Il en a peut-être ajouté de son cru, comme le mot de Thrason sur la tactique de Pyrrhus. Enfin il a quelquefois affaibli la force des expressions de Ménandre, ce qui expliquerait le mot de César dimidiate Menander, mot d'ailleurs injuste; car si l'on en juge par les fragments que les papyrus nous ont conservés, la force comique manque tout autant à Ménandre qu'à Térence, et, pour la vivacité et le naturel du dialogue et la peinture naïve des caractères, on ne voit pas que le poète latin soit beaucoup inférieur à son modèle grec.

Les caractères.

Thaïs. L'Eunuque nous offre une galerie de portraits fort intéressants à regarder. Voici d'abord celle qui conduit la pièce, la courtisane Thaïs. Ce n'est pas une courtisane ordinaire, telle qu'on en voit chez Plaute, effrontée, menteuse, avide sans mesure. Femme de tête et de cœur, elle était née pour faire le bonheur d'un époux et la prospérité d'une famille. Mais elle est fille de courtisane, et on l'a élevée pour être courtisane. Aussi la fidélité n'est pas à ses yeux la première des vertus féminines; quoiqu'elle aime Phédria, elle admet Thrason à partager ses faveurs. Elle reçoit et sollicite le présents sans s'inquiéter de ce qu'ils coûtent; car elle aime le luxe et même le faste : cela fait partie de son métier. Et elle sait garder ce qu'on lui donne, et elle retire prudemment ses bijoux, quand un jaloux brutal pourrait avoir la tentation de les lui reprendre. Elle est toujours près de ses intérêts, et si elle tient à rendre Pamphila aux siens c'est non seulement par affection pour la fillette, mais aussi pour se ménager la protection d'une famille puissante. Elle manoeuvre pour atteindre ce but avec une habileté consommée, joignant l'esprit et le sang-froid à la prudence, à la persévérance, au courage et à une résolution que rien n'intimide. Mais l'intérêt personnel n'a pas tari les sources d'affection qui sont en elle : elle aime Pamphila, sa compagne d'enfance, elle aime Phédria d'une affection sincère. A la sensibilité elle joint la distinction, les manières, la dignité douce d'une femme de naissance libre. Que le valet Parménon se permette de lui décocher des traits mordants, elle daigne à peine y faire attention. Lorsque Chéréa, qui l'a si gravement offensé, se trouve en sa présence, au lieu de s'emporter en reproches outrageants, elle lui remontre doucement l'indignité de sa conduite, et gagne sa sympathie par sa douceur indulgente. L'impétueux jeune homme ne résiste pas au charme : Te quoque jam, Thaïs, ita me di bene ament, amo. Personne d'ailleurs n'y échappera, pas plus le vieux père que le jeune Chéréa, pas plus le pauvre Thrason rebuté que le favori Phédria.

Phédria. Phédria en effet n'est plus lui-même depuis qu'il l'a connue. Auparavant, dit Parménon, il était avisé, austère, tempérant; maintenant il n'a plus d'autre volonté que celle de Thaïs, d'autre pensée qu'elle, d'autre souci que de lui plaire. Il tremble d'émotion à sa vue : c'est l'amoureux possédé, envoûté par celle qu'il aime. Il est jaloux du militaire, et cependant Thaïs n'à qu'à l'en prier, pour qu'il cède la place à son rival pendant deux jours. L'amour poussé à ce point ne connaît plus ni dignité, ni fierté, et ses velléités de révolte n'aboutissent qu'à une soumission plus complète. Le jeune homme n'en est pas moins sympathique : la profondeur de son amour nous touche; nous le plaignons et l'aimons. Il est cependant une chose que nous avons peine à excuser dans sa conduite, c'est le marché qu'il conclut avec le parasite, négociateur de Thrason. On nous dit bien que tout est permis à l'égard du soldat fanfaron, qui est toujours un objet de risée dans la comédie ancienne. Nous jugeons la conduite de Phédria comme Thaïs jugeait celle de Chéréa : si le soldat mérite d'être bafoué et plumé, il n'est pas digne d'un fils de famille de se prêter à ce jeu cruel et malhonnête. Aussi en dépit de la sympathie que nous avons pour lui dans le cours de l'action, nous sommes à la fin surpris et choqués et du partage d'amour qu'il accepte et du prix dont il le fait payer. Notre délicatesse a des scrupules que Ménandre et Térence n'ont pas connus. 

Chéréa. Si Phédria est faible, il n'en est pas de même de son frère Chéréa. On l'a comparé à Chérubin; mais Chérubin n'est encore qu'un enfant dont les désirs précoces papillonnent autour des femmes. Chéréa est déjà un homme, et un homme passionné pour la beauté féminine. Mais l'amour n'a pas sur lui le même effet que sur Phédria. Il exalte en lui toutes les forces de sa nature. Dès qu'il a vu la jeune fille, il va droit à sa conquête comme une flèche à son but. Il saisit au vol l'idée de se déguiser en eunuque, et il porte dans l'accomplissement de son entre-prise une résolution, un sang-froid, un esprit imperturbables. Avec une brutalité inconsciente, il va jusqu'au bout de son dessein, et en dépit de cette brutalité criminelle, il est avec Thaïs le personnage le plus sympathique de la pièce. Pourquoi? C'est d'abord qu'il a une excuse : il a cru violer une esclave. C'est une excuse qui n'en serait pas une aujourd'hui, mais qui comptait chez les anciens. C'est ensuite que son enthousiasme pour la beauté est contagieux, c'est que la fougue de ses sentiments nous entraîne, c'est qu'il aime avec ferveur ses amis, ses parents, tous ceux qui lui ont rendu service; c'est qu'il a de l'esprit, un esprit vif et spirituel, une intelligence alerte, c'est enfin qu'il est beau, qu'il est jeune et qu'il répare ses torts avec enthousiasme, dès qu'il apprend que Pamphila est citoyenne. « Je mourrai, s'écrie-t-il, si je ne l'ai pour femme. » Aussi quand il se proclame le plus heureux des hommes, tous les spectateurs sont heureux avec lui.

Chrémès. Autant Phédria et Chéréa sont sympathiques, autant Chrémès l'est peu. Il a beau appartenir à une des premières familles de la ville, il n'en est pas moins un rustre sans intelligence, sans éducation, sans dignité sans courage. Il est méfiant comme un paysan; il méconnaît les généreuses intentions de Thaïs et craint qu'elle ne lui escroque sa maison de campagne. Il n'en accepte pas moins d'aller dîner avec elle chez le soldat. Il se grise et se laisse mettre à la porte comme un lâche. Mis en demeure de défendre sa soeur, il cherche à s'esquiver, et ne devient hardi que quand il a reconnu dans son adversaire un poltron plus couard encore que lui. Thaïs cherchait un protecteur : ce n'est pas Chrémès qui sera pour elle un appui bien solide.

Parménon. L'esclave Parménon qui sert les deux jeunes gens amoureux Phédria et Chéréa, est un type de valet intéressant. Il n'a pas l'honnêteté du Géta des Adelphes; mais il n'a pas non plus la coquinerie du Syrus de la même pièce. Il tient le milieu entre les deux : il donne de bons conseils à Phédria, il en donne de mauvais à Chéréa. Il est intelligent et clairvoyant, et connaît fort bien le caractère de ses jeunes maîtres, la faiblesse de l'un, la sensualité fougueuse de l'autre. Il a l'esprit délié et mordant et il exerce sa verve sur le soldat et le parasite auxquels il témoigne hardiment un égal mépris; il l'exerce même aux dépens de Thaïs, mais sans parvenir à l'émouvoir. Il se laisse tromper, il est vrai, par une servante futée ; mais c'est qu'il n'a pas la conscience tranquille, et il est de taille à prendre sa revanche à l'occasion.

Pythias. Cette servante, si experte à berner les gens, Pythias, est la digne acolyte de la courtisane. Elle sait, comme elle, se montrer aimable et prévenante, même avec un rustaud comme Chrémès, et elle défend les intérêts de sa maîtresse comme les siens propres; mais elle n'est pas, comme elle, indulgente et généreuse. Elle est au contraire vindicative et rancunière; elle garde une dent à Chéréa qui a trompé sa vigilance, et, si elle ne peut se venger de lui, elle se venge amplement sur le pauvre Parménon, qu'elle effraie pour son jeune maître, puis pour lui-même, et nous rions de bon coeur avec elle des tours qu'elle lui joue. C'est une figure sympathique qui accompagne bien celle de Thaïs.

Laissons de côté les personnages secondaires comme Dorias, Antiphon, Doms, Lachès. Leurs physionomies, quoique marquées chacune de quelques traits justes et particuliers, ne sont que des esquisses. Au contraire les figures du soldat et du parasite ont été dessinées avec complaisance et figurent avec honneur dans cette galerie d'originaux.

Thrason. Les soldats fanfarons devaient être rares dans une cité comme Rome, où l'on se connaissait en courage; mais ils furent nombreux en Grèce, aux temps d'Alexandre et de ses successeurs. Maints capitaines enrichis au service des rois asiatiques venaient dépenser leur fortune dans les villes de plaisir comme Athènes ou Corinthe. Leur faste, leur vanité, leurs rodomontades fournirent aux poètes comiques des peintures plaisantes, qu'ils rendirent plus plaisantes encore en les exagérant jusqu'à la charge, et en prêtant à ces bravaches une sottise et une poltronnerie qui faisaient un contraste irrésistiblement comique avec leurs prétentions. Plaute ne craint pas de leur mettre à la bouche les vanteries les plus insoutenables. Son Anthémonidès, dans le Carthaginois, prétend avoir tué en un jour soixante mille hommes volants. Pyrgopolinice, le miles gloriosus, se dit petit-fils de Vénus, et les enfants qu'il fait aux femmes affolées de sa beauté vivent mille ans, dix siècles bien comptés. Térence n'a point versé dans ces exagérations. Tout ridicule qu'il est, son Thrason se rapproche davantage de la réalité. Il se vante bien d'être le favori du grand roi, mais il insiste moins sur ses exploits que sur ses mots d'esprit. C'est un trait de caractère qui le distingue des autres soldats fanfarons, et Térence a tiré les plus heureux effets du contraste qui se voit entre les prétentions à l'esprit et la sottise épaisse de son héros. Il en a tiré de plus comiques encore de l'opposition de sa forfanterie à sa couardise. Dans l'assaut qu'il vient donner à la maison de Thaïs, il se place derrière les rangs de ses hommes, comme le faisait Pyrrhus, dit-il; et dès qu'il s'aperçoit que Thaïs. est résolue à lui tenir tête, il opère aussitôt une prudente retraite. Rebuté par Thaïs, menacé par Phédria, le lamentable personnage est trahi par son flatteur et livré pieds et poings liés à son rival pour être grugé et bafoué. Mais sa vanité n'est pas atteinte par tant d'humiliations, et parce que Phédria consent à lui céder un coin dans la maison de la courtisane, il se rengorge et se félicite : « Je n'ai jamais été nulle part, dit-il, sans être adoré de tout le monde. »

Gnathon. Un sot de cette espèce est fait pour être la proie des parasites et des flatteurs. Le parasite qui s'est attaché à la fortune de Thrason n'est pas un parasite ordinaire, un de ces pauvres diables qui, pour remplir leur ventre, sont prêts à supporter toutes les avanies et même: les coups. Gnathon, le parasite du soldat, est un fils de famille qui a fricassé son patrimoine et que la nécessité a réduit au métier de pique-assiette; mais c'est un homme d'esprit et il pratique ce métier d'une façon nouvelle. « Il est, dit-il, une espèce d'hommes qui prétendent être les premiers en tout et qui ne le sont pas : c'est à eux que je m'attache. Je ne me mets pas à leur service pour qu'ils rient de moi : c'est moi qui leur ris le premier, en m'extasiant en même temps sur leur génie. Quoi qu'ils disent, j'applaudis; s'ils disent le contraire, j'applaudis encore. On dit non, je dis non; on dit oui, je dis oui; enfin je me suis fait moi-même une loi d'être toujours de leur avis. » Et il est si fier d'avoir trouvé cette méthode nouvelle qu'il veut tenir école et fonder la secte des Gnathoniciens. Il est curieux de suivre son manège et les ressources d'esprit qu'il y déploie. Thrason ne fait rien, ne dit rien qui ne provoque l'admiration du flatteur. Gnathon n'attend même pas que Thrason ait fini de parler; il l'approuve avant de connaître sa pensée; si Thrason ne trouve pas l'expression qu'il cherche, il la lui suggère; s'il demande un conseil, il le donne en lui laissant croire que par lui-même il aurait trouvé mieux. Il se fait conter des choses qu'il a entendues mille fois; il en rit comme s'il les entendait pour la première fois, et il les ramène dans la conversation pour les admirer à nouveau. Il développe, explique, appuie les paroles du soldat; mais il le fait souvent avec des mots à double entente, dont la mordante ironie échappe au pauvre sot, mais qui satisfait le spectateur, heureux de se trouver plus clairvoyant. Soutenir longtemps un pareil rôle est une besogne des plus fatigantes. Aussi Gnathon s'en lasse à la fin. « Il y a assez longtemps, dit-il, que je roule ce rocher. » Il se paye du mal qu'il s'est donné en trahissant cyniquement celui qu'il a si longtemps flatté, et en passant lui-même à l'ennemi. Parménon avait raison de s'écrier en parlant du maître et du parasite. « Quel misérable idiot, et quel coquin ! »

Historique de la pièce.

A quelle date fut joué l'Eunuque et quel rang occupe-t-il dans la série des pièces de l'auteur? C'est une question controversée, parce que les didascalies de la pièce nous donnent des renseignements contradictoires. Si l'on s'en rapporte aux noms des consuls et des édiles, elle aurait été représentée en 593, et ce serait la quatrième des comédies de Térence, puisque l'Andrienne avait été jouée en 588, l'Héautontimorumenos en 591, et l'Hécyre écrite, mais non jouée, en 589. Mais les mêmes didascalies attribuent au contraire le deuxième rang à l'Eunuque, et toutes sont d'accord sur ce point. Suivant M. Fabia (Introduction à son édition de l'Eunuque, p. 60-62) ce sont les indications numériques qui doivent prévaloir sur les indications nominales des édiles et des consuls, parce que les rédacteurs de nos didascalies tenaient compte, non seulement de la première représentation, mais aussi des représentations postérieures. Il est arrivé ainsi que les rédacteurs ont substitué les noms des magistrats sous lesquels eurent lieu les reprises à ceux qui étaient en charge lors de la première représentation. Au contraire aucune substitution ni confusion n'était possible pour les numéros d'ordre, puisque, fixée par la date de la première représentation, ils n'avaient rien à faire avec les reprises. Il faut donc admettre avec M. Fabia que l'Eunuque est la deuxième pièce de Térence; Dès lors il faut en placer la première représentation, soit; aux jeux Romains de 588, soit aux jeux Mégalésiens de 589, six mois ou un an après celle de l'Andrienne. La date de 593 que donnent nos didascalies est sans doute la date de la reprise. S'il faut s'en rapporter à la didascalie des manuscrits de Calliopius, qui nomment un troisième consul, L. Mummius, Achaicus consul de l'année 608, une autre reprise aurait eu lieu en cette année 608.Avec Ambivius Turpion qui joua dans les deux représentations données du vivant de l'auteur, les didascalies mentionnent un autre directeur de troupe, L. Hatilius Praenestinus, et Donat nomme également un autre acteur qu'Ambivius, L. Minucius Prothymus. Ces noms se rapportent vraisemblablement à des reprises posthumes.

Le succès de l'Eunuque fut très vif; et la pièce, jouée deux fois du vivant de l'auteur, lui rapporta plus qu'aucune comédie n'avait jamais rapporté, la somme de huit mille sesterces. Elle fut reprise après sa mort, et Donat nous apprend qu'on exécuta souvent à part des cantica détachés de l'Eunuque et que beaucoup de ses vers étaient passés en proverbe. Quand on cessa de la jouer. on continua de la lire et les citations et allusions de Cicéron, d'Horace, de Quintilien, de saint Augustin prouvent que l'Eunuque fut toujours une des lectures favorites des lettrés.

L'Eunuque a suscité en France plusieurs imitations ou adaptations. La plus célèbre est l'imitation de La Fontaine (1654) « médiocre copie, comme il le dit lui-même, d'un excellent original ». Les personnages y ont changé de condition, la scène du viol y est devenue une simple déclaration d'amour, et la pièce finit par un double mariage, celui de Chéréa et de Pamphile et celui de Phédria et de Thaïs. Les caractères ont perdu la vigueur et la vie, et le dialogue, la naïveté, la vivacité du modèle.

Citons encore le Muet, donné à la Comédie-Française en 1691, par Brueys et Palaprat, et l'Eunuque, de Michel Carré, joué à l'Odéon en 1845.Toutes ces imitations suppriment la scène du viol, sous prétexte que notre délicatesse n'en saurait supporter l'idée; mais si l'attentat de Chéréa se borne à une déclaration ou à un baiser, que devient la suite de la pièce?