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Térence

EUNUCHUS - L'EUNUQUE

traduction française

introduction - texte latin seul - texte bilingue 

 

 

DIDASCALIE DE L'EUNUQUE

Voici l'Eunuque de Térence, représenté aux jeux Mégalésiens, sous les édiles curules L. Postumius Albinus et L. Cornelius Merula. La pièce fut jouée par Ambivius Turpion et L. Atilius de Préneste. Flaccus, esclave de Claudius, en fit la musique, avec les deux flûtes droites. Pièce grecque de Ménandre; c'est la deuxième de l'auteur, composée sous les consuls M. Valerius et C. Fannius.

SOMMAIRE DE SULPICE APOLLINAIRE

Le soldat Thrason a amené avec lui une jeune fille qui passe faussement pour la soeur de Thaïs, circonstance qu'il ignore, et il en fait cadeau à Thaïs même. Cette jeune fille était citoyenne d'Athènes. L'amant de Thaïs, Phédria, lui fait amener aussi un eunuque qu'il avait acheté, et il part lui-même pour la campagne, parce qu'elle l'a prié de céder la place à Thrason pour deux jours. Un éphèbe, frère de Phédria, éperdument amoureux de la fillette donnée en présent à Thaïs, s'habille en eunuque sur le conseil de Parménon; puis, introduit dans la maison, il viole la jeune vierge. Mais un citoyen d'Athènes, reconnu pour être son frère, la marie au jeune homme qui l'a violée. Thrason, à force de prières, obtient de Phédria de partager avec lui.

PERSONNAGES

PROLOGUE.
PHÉDRIA, jeune homme, amant de Thaïs.
PARMÉNON, esclave de Phédria.
THAÏS, courtisane.
GNATHON, parasite de Thrason.
CHÉRÉA, jeune homme, frère de Phédria, amant de Pamphila.
THRASON, soldat, rival de Phédria.
PYTHIAS, servante de Thaïs.
CHRÉMÈS, jeune homme, frère de Pamphila.
ANTIPHON, jeune homme.
DORIAS, servante.
DORUS, eunuque.
SANGA, esclave.
SOPHRONA, nourrice de Pamphila.
LACHÈS (ou DÉMÉA), vieillard, père de Phédria et de Chéréa.
(Le MUSICIEN.)
STRATON
SIMALION
DONAX
SYRISCUS (Personnages muets)

PROLOGUE

S'il est des écrivains qui s'efforcent de plaire au plus grand nombre possible d'honnêtes gens, et d'en choquer le moins possible, l'auteur déclare qu'il est de ce nombre. Maintenant s'il y a un homme qui pense qu'on a parlé de lui en termes un peu rudes, qu'iI se dise bien que ce n'est pas une attaque, mais une riposte, puisqu'il est le premier offenseur (20). C'est lui qui, par une traduction exacte, mais mal écrite, a fait de bonnes pièces grecques de mauvaises pièces latines. Il vient aussi de publier le Fantôme (21) de Ménandre, et dans le Trésor (22) il a donné d'abord la parole au défendeur qui expose les raisons qu'il a de prétendre à ce trésor, au lieu de faire parler d'abord le demandeur pour expliquer comment le trésor est à lui et comment il s'est trouvé dans le tombeau de son père. Et maintenant qu'il ne s'abuse pas et n'aille pas se dire : « Désormais me voilà quitte; il n'a plus rien à me reprocher. » Qu'il ne s'y trompe pas, je l'en avertis, et qu'il cesse ses provocations. J'ai bien d'autres choses à dire, dont je lui ferai grâce à présent, mais que je sortirai plus tard, s'il continue ses attaques comme il a commencé.
La pièce que nous allons jouer, l'Eunuque de Ménandre, ayant été achetée par les édiles, il a si bien fait qu'il a obtenu la faveur de la voir à la répétition. Les magistrats venus, on commence à jouer. Mais lui de crier : « C'est un voleur, non un poète, qui a donné la pièce, mais il n'a pas donné le change. Il existe un Flatteur de Naevius et de Plaute, une vieille pièce; c'est là qu'il a pris les personnages du parasite et du soldat. » Si notre poète a péché en cela, il a péché par ignorance, et n'a pas eu l'intention de commettre un plagiat : vous pourrez tout à l'heure en juger vous-mêmes. Le Flatteur est de Ménandre : il y a dans cette pièce, un parasite, le Flatteur, et un soldat fanfaron. Le poète ne disconvient pas qu'il ait transporté ces personnages de la pièce grecque dans son Eunuque; mais qu'il ait su que ces pièces (23) avaient déjà été traduites en latin, cela, il le nie formellement. Que si l'on refuse à notre auteur le droit de se servir de personnages déjà présentés, aura-t-on davantage celui de mettre en scène un esclave qui court, de représenter d'honnêtes matrones, de méchantes courtisanes, un parasite glouton, un soldat fanfaron, un enfant substitué, un vieillard dupé par un esclave, l'amour, la haine, les soupçons. Bref, on ne peut plus rien dire qui n'ait été dit avant nous. L'équité veut donc que vous jugiez en connaissance de cause et que vous excusiez les nouveaux poètes, s'ils font ce que les anciens ont fait souvent. Prêtez-nous votre attention, et écoutez en silence, afin de bien saisir de quoi il s'agit dans l'Eunuque.

 

ACTE PREMIER SCÈNE I

PHÉDRIA, PARMÉNON

PHÉDRIA
Que faire donc? ne pas y aller, même à présent qu'elle m'appelle elle-même? Ne vaudrait-il pas mieux me résoudre à ne plus supporter les affronts de ces créatures? Elle m'a fermé sa porte, elle me rappelle... et j'y retournerais? Non, dût-elle m'en supplier (24).
PARMÉNON
Ma foi, si tu le peux, rien de mieux ni de plus courageux. Mais si tu commences et ne vas pas bravement jusqu'au bout, si un jour tu ne peux plus durer, et que, sans qu'on te demande, sans avoir fait la paix, tu reviennes à elle de toi-même, lui laissant voir par là que tu l'aimes et ne peux plus y tenir, c'est une affaire faite et réglée, tu es un homme perdu : elle se jouera de toi, quand elle te verra vaincu. Réfléchis donc encore et encore, tandis qu'il en est temps, maître. Tu ne peux pas gouverner par raison une chose qui n'a en soi ni raison ni mesure. Vois les misères de l'amour : outrages, soupçons, brouilleries, trêve, guerre et raccommodement ensuite. Si tu prétends fixer par la raison des choses aussi mobiles, tu n'y réussiras pas plus que si tu essayais de déraisonner raisonnablement. Tout ce que le dépit te fait dire en ce moment : « Moi, retourner chez elle, qui le... qui me... qui ne.. ! Laisse-moi faire. J'aimerais mieux mourir... Elle verra qui je suis, » tout ce feu, j'en jure par Hercule, une seule petite larme menteuse, qu'elle s'arrachera à grand'peine à force de se frotter les yeux, suffira pour l'éteindre. Et elle sera la première à t'accuser, et toi le premier à te laisser punir.
PHÉDRIA
Sa conduite me révolte. Je vois à présent toute sa perfidie et toute ma misère. Elle me dégoûte et je brûle d'amour. J'ai beau m'en rendre compte et le comprendre, tout vivant et clairvoyant que je suis, je cours à ma perte et je ne sais quel parti prendre.
PARMÉNON
Quel parti? Il n'y en a qu'un pour un prisonnier comme toi, c'est de te racheter au meilleur marché possible; et, si tu ne le peux pas à bon compte, au prix que tu pourras; et de ne pas te laisser abattre.
PHÉDRIA
Est-ce là ce que tu me conseilles?
PARMÉNON
Oui, si tu es sage. N'ajoute pas aux ennuis que l'amour traîne à sa suite; quant à ceux qu'il porte avec lui, sup­porte-les comme il convient. Mais la voici elle-même qui sort, cette grêle de notre héritage : ce que nous devrions récolter, c'est elle qui l'intercepte.

SCÈNE II

THAÏS, PHÉDRIA, PARMÉNON

THAÏS
Que je suis malheureuse ! J'ai peur que Phédria ne soit fâché d'avoir été laissé à la porte hier, et qu'il n'ait mal interprété ma conduite.
PHÉDRIA
Des pieds à la tête, Parménon, je tremble, je frissonne en l'apercevant.
PARMÉNON
Remets-toi. Approche-toi du feu, tu auras bientôt trop chaud.
THAÏS
Qui parle ici? Comment? c'est toi qui étais là, mon Phédria? Pourquoi restais-tu là? Pourquoi n'entrais-tu pas tout droit?
PARMÉNON (à part).
Oui, mais de la porte fermée, pas un mot.
THAÏS
Pourquoi ne réponds-tu pas?
PHÉDRIA
C'est sans doute parce que ta porte m'est en effet toujours ouverte, ou que je suis le premier dans tes bonnes grâces.
THAÏS
Laisse donc cela.
PHÉDRIA
Comment? laisser cela? O Thaïs, Thaïs, si seulement tu m'aimais comme je t'aime, et que l'amour fût égal entre nous, pour que tu souffres de ce que tu m'as fait autant que j'en souffre, ou que moi je n'attache aucune importance à ton procédé !
THAÏS
Ne te tourmente pas, je t'en prie, mon coeur, mon Phédria. Non, par Pollux, si j'ai agi comme je l'ai fait, ce n'est point que j'aime ou chérisse quelqu'un plus que toi : ce sont les circonstances qui m'y ont obligée.
PARMÉNON
Je le crois; il n'y a rien là que d'ordinaire : c'est par amour, pauvre femme, que tu l'as consigné à la porte.
THAÏS
C'est ainsi que tu le prends, Parménon? Va. (A Phédria.) Mais écoute pourquoi je t'ai fait venir ici.
PHÉDRIA
Soit.
THAÏS
Dis-moi d'abord, ce garçon-là est-il capable de garder un secret?
PARMÉNON
Moi! parfaitement; mais attention, toi. Si j'engage ma parole, c'est à une condition : si ce que j'entends est vrai, je sais le taire et le garde à merveille; mais si c'est faux, vain ou controuvé, c'est aussitôt divulgué. Je suis plein de fentes et je fuis de partout. Par conséquent si tu veux le secret, ne dis rien que de vrai.
THAÏS
Ma mère était de Samos; elle habitait Rhodes.
PARMÉNON
Cela peut se taire.
THAÏS
Là, un marchand fit présent à ma mère d'une petite fille enlevée d'ici, de l'Attique.
PHÉDRIA
Une citoyenne?
THAÏS
Je le crois, sans en être sûre. Elle-même disait bien le nom de son père et de sa mère; quant à sa patrie et aux autres renseignements, elle ne savait rien et ne pouvait rien savoir à cause de son jeune âge. Le marchand ajoutait un détail : il avait entendu dire aux pirates auxquels il l'avait achetée qu'elle avait été enlevée à Sunium. Quand ma mère l'eut reçue, elle eut grand soin de lui donner une éducation complète et l'éleva comme si elle était sa fille. On croyait généralement qu'elle était ma soeur. Pour moi, je vins ici avec un étranger qui était alors ma seule liaison, celui qui m'a laissé tout le bien que je possède.
PARMÉNON
Voilà deux mensonges, ils vont couler dehors.
THAÏS
Pourquoi dis-tu cela?
PARMÉNON
Parce que tu ne te contentais pas d'un seul amant, et parce qu'il n'a pas été le seul à te donner. En voici un autre qui t'a apporté une bonne et large part.
THAÏS
C'est vrai; mais laisse-moi en venir où je veux. Sur ces entrefaites, le soldat qui s'était épris de moi partit pour la Carie; c'est à ce moment là que je te connus. Tu sais avec quelle intimité je te traite depuis ce moment, et comme je te confie toutes mes pensées.
PHÉDRIA
Cela non plus, Parménon, ne le taira pas.
PARMÉNON
Oh ! pour sûr.
THAÏS
Soyez à ce que je dis, je vous en prie. Ma mère est morte là-bas dernièrement. Un sien frère, un peu trop attaché à l'argent, voyant que cette fillette était d'un extérieur charmant, et savait jouer de la lyre, la met aux enchères dans l'espoir d'en tirer un bon prix et la vend. Par un heureux hasard mon ami se trouvait là : il l'achète  pour me la donner, sans se douter de rien et sans savoir un mot de tout ceci. Il est revenu; mais s'apercevant que j'avais des relations avec toi aussi, il s'évertue à trouver des prétextes pour ne pas la donner. S'il était sûr, dit-il, que je le préfère à toi et s'il ne craignait pas, quand je l'aurai reçue, d'être planté là, il ne demanderait pas mieux que de me la donner; mais c'est cela qu'il craint. Pour moi, autant que je puis deviner, il a des intentions sur la jeune fille.
PHÉDRIA
N'y a-t-il rien de plus?
THAÏS
Rien, je m'en suis assurée. Et maintenant, mon Phé­dria, j'ai beaucoup de raisons pour souhaiter de la lui retirer; d'abord parce qu'elle a passé pour ma soeur; ensuite je veux la ramener et la rendre à sa famille. Je suis seule; je n'ai personne ici, ni ami, ni parent. C'est pourquoi, Phédria, je voudrais me faire quelques amis par une bonne action. Aide-moi, je t'en prie, dans mon entreprise, pour eu faciliter la réussite. Permets que pendant ces quelques jours il ait le pas sur toi dans la maison. Tu ne réponds rien?
PHÉDRIA
Perfide ! que puis-je te répondre, après ce que tu fais-là?
PARMÉNON
Bien, notre maître; je t'approuve. Tu as enfin senti l'outrage; tu es un homme.
PHÉDRIA
Je ne savais pas où tu voulais en venir. « Une petite fille a été enlevée d'ici; ma mère l'a élevée comme si elle était à elle. Elle a passé pour ma soeur, je veux la reprendre à cet homme pour la rendre à sa famille. » Ainsi tous ces discours reviennent en somme à ceci : on me ferme la porte, on reçoit l'autre. Pourquoi? sinon parce que tu tiens plus à lui qu'à moi, et parce que tu as peur que cette jeune fille qu'il a amenée ne te souffle ce beau galant.
THAÏS
Moi ! j'ai peur de cela?
PHÉDRIA
Alors quel autre souci te presse? Dis-le. Est-ce qu'il est le seul à te faire des cadeaux? As-tu jamais senti que ma libéralité soit tarie pour toi? Quand tu m'as dit que tu avais envie d'une petite servante négresse, n'ai-je pas tout laissé pour t'en chercher une? Tu m'as dit ensuite que tu voulais un eunuque, parce que les grandes dames seules en ont; j'en ai trouvé un. Pas plus tard qu'hier j'ai payé vingt mines (25) pour les deux. En dépit de tes mépris, je n'ai pas oublié tes désirs, et pour récompense, tu me rebutes.
THAÏS
Eh bien ! sois satisfait, Phédria. Il est vrai que je désire emmener chez moi la jeune fille et que c'est, à mon avis, le meilleur moyen d'y parvenir; mais plutôt que de te mécontenter, je ferai comme tu l'ordonneras.
PHÉDRIA
Ah ! si cette parole était sortie de ton coeur, si tu disais vrai « plutôt que de te mécontenter » ! Si je pouvais croire que tu sois sincère, je serais capable de tout souffrir.
PARMÉNON
Il mollit, vaincu par un mot, et combien vite !
THAÏS
Moi ! je ne parle pas sincèrement? Suis-je assez malheureuse ! M'as-tu donc jamais exprimé un désir, même en plaisantant, que je ne l'aie satisfait? Et moi je ne puis obtenir de toi que tu m'accordes du moins deux jours, deux jours seulement.
PHÉDRIA
Si ce n'était que deux jours; mais ces deux jours pourraient bien en devenir vingt.
THAÏS
Non vraiment, pas plus de deux jours, ou bien...
PHÉDRIA
Voilà un « ou bien » qui ne me plaît pas.
THAÏS
Qu'à cela ne tienne; accorde-moi seulement ces deux jours.
PHÉDRIA
Je vois bien qu'il faut en passer par ce que tu veux.
THAÏS
J'ai bien raison de t'aimer, bon comme tu es.
PHÉDRIA
Je vais aller à la campagne : là je me dessécherai pendant ces deux jours. Oui, c'est décidé. Il faut complaire à Thaïs. Toi, Parménon, fais amener ici les deux esclaves.
PARMÉNON
Oui.
PHÉDRIA
Adieu, Thaïs, pour ces deux jours.
THAÏS
Adieu à toi aussi, mon Phédria. As-tu encore quelque chose à me dire?
PHÉDRIA
Que puis-je avoir à te dire, sinon que près de ce soldat tu en sois loin, que jour et nuit tu m'aimes, que tu me désires, que tu rêves de moi, que tu m'attendes, que tu penses à moi, que tu m'espères, que tu places ton bonheur en moi, que tu sois toute. avec moi, enfin que ton âme soit à moi, puisque la mienne est à toi (26).
THAÏS (seule)
Que je suis malheureuse ! Peut-être n'a-t-il pas grande confiance en moi et me juge-t-il sur le caractère des autres. Mais moi, par Pollux, qui sais bien ce qui en est, je suis sûre que je n'ai rien dit de controuvé ni de faux et que personne n'est plus cher à mon coeur que mon Phédria. Tout ce que j'en ai fait, je l'ai fait pour la jeune fille; car je suis presque sûre d'avoir déjà retrouvé son frère, un jeune homme de grande famille, et il a promis de venir me voir chez moi aujourd'hui. Je vais rentrer au logis et attendre sa venue.

ACTE II SCÈNE I

PHÉDRIA, PARMÉNON

PHÉDRIA
Aie soin, comme je te l'ai commandé, de conduire ces esclaves.
PARMÉNON 
J'en aurai soin.
PHÉDRIA 
Mais promptement.
PARMÉNON 
Ainsi ferai-je.
PHÉDRIA 
Mais sans retard.
PARMÉNON 
Ainsi ferai-je.
PHÉDRIA
Te l'ai-je suffisamment recommandé?
PARMÉNON
Ah ! quelle insistance ! comme si c'était chose difficile. Puisses-tu, Phédria, tomber sur une bonne aubaine aussi sûrement que ton cadeau sera en pure perte !
PHÉDRIA
Moi aussi, je suis perdu du même coup, et cela me touche de bien plus près. Ne te fais pas tant de souci pour cela.
PARMÉNON
Je n'ai garde, et je vais au contraire exécuter tes ordres. Mais as-tu autre chose à me commander?
PHÉDRIA
Fais valoir de ton mieux notre présent par tes discours, et fais de ton mieux aussi pour évincer de chez elle ce rival.
PARMÉNON
J'y aurais songé, même si tu ne m'en avais pas touché un seul mot.
PHÉDRIA
Pour moi, je vais aller à la campagne et j'y resterai.
PARMÉNON
C'est mon avis.
PHÉDRIA
Mais dis-moi.
PARMÉNON 
Que veux-tu?
PHÉDRIA
Crois-tu que je pourrai avoir assez de fermeté et de patience pour ne pas revenir avant le terme?
PARMÉNON
Toi? Non, par Hercule, je ne le crois pas; car ou tu vas revenir tout à l'heure, ou bientôt, avant le jour, l'insomnie te chassera par ici.
PHÉDRIA
Je travaillerai et me fatiguerai tant, que je dormirai bon gré, mal gré.
PARMÉNON
Tu veilleras fatigué : c'est tout ce que tu y gagneras.
PHÉDRIA
Va ! tu ne sais pas ce que tu dis, Parménon. Il faut, par Hercule, que je secoue cette mollesse d'âme : je m'écoute trop. En fin de compte, ne pourrais-je pas me passer d'elle, s'il le fallait, même trois jours entiers?
PARMÉNON
Oh ! trois jours entiers ! Songe à ce que tu dis.
PHÉDRIA
Ma résolution est prise. —
PARMÉNON (seul).
Dieux bons ! quelle maladie est-ce là? Se peut-il que l'amour change les gens au point de les rendre méconnaissables? Personne n'avait plus de bon sens, de sérieux, de retenue que lui. Mais quel est cet homme qui vient par ici? Eh mais ! c'est Gnathon, le parasite du soldat. Il amène avec lui la jeune fille destinée à Thaïs. Peste! le joli minois ! je serai bien étonné si je ne fais pas aujourd'hui une piteuse figure dans cette maison avec mon eunuque décrépit. Elle efface Thaïs elle-même.

SCÈNE II

GNATHON, PARMÉNON

GNATHON
Dieux immortels ! quelle supériorité d'un homme sur un autre homme ! Quelle distance entre un homme d'esprit et un sot ! Ce qui m'a précisément suggéré cette réflexion, le voici. J'ai rencontré aujourd'hui à mon arrivée un quidam qui est d'ici comme moi et de ma condition, un homme distingué qui a fricassé lui aussi son patrimoine. Je le vois hirsute, sale, défait, dépenaillé, vieilli. « Dans quel équipage te voilà l » lui dis-je. — C'est que j'ai eu le malheur de perdre ce que je possédais. Tu vois où j'en suis réduit. Toutes mes connaissances, tous mes amis me tournent le dos. » Ici, en le comparant à moi, je n'ai pu que le mépriser. « Comment ! » ai-je dit, « homme sans ressort, en es-tu venu au point de ne plus trouver en toi-même aucune ressource? As-tu perdu ton esprit avec ton bien? Jette les yeux sur moi qui suis de la même condition que toi. Quel teint ! quel éclat ! quelle toilette ! quelle mine ! J'ai tout et je ne possède rien, et j'ai beau ne rien posséder, rien ne me manque. — Malheureusement, moi, je ne puis ni faire le bouffon, ni supporter les coups. — Quoi ! tu t'imagines que c'est ainsi qu'on procède? Erreur totale ! C'est autrefois, dans le passé, dans l'autre siècle, que la race des parasites gagnait ainsi sa vie. Mais il y a une nouvelle manière de piper les oiseaux, et c'est justement moi qui suis l'inventeur de cette méthode. Il est une espèce d'hommes qui prétendent être les premiers en tout et qui ne le sont pas; c'est à eux que je m'attache; je ne me mets pas à leur service pour qu'ils rient de moi : c'est moi qui leur ris le premier, en m'extasiant en même temps sur leur génie. Quoi qu'ils disent, j'applaudis; s'ils disent ensuite le contraire, j'applaudis encore. On dit non, je dis non; on dit oui, je dis oui; enfin je me suis fait moi-même une loi d'être toujours de leur avis. Cette façon de gagner sa vie est aujourd'hui de beaucoup la plus fructueuse (27).
PARMÉNON
Voilà, par Hercule, un habile homme ! Qu'on lui donne un sot, il en fait un fou fieffé.
GNATHON
Tout en causant de la sorte, nous arrivons au marché. Là tous les fournisseurs accourent joyeusement à ma rencontre, poissonniers, bouchers, cuisiniers, poulaillers, pêcheurs, gens à qui j'avais fait gagner de l'argent au temps de mon opulence et après ma ruine, à qui j'en fais gagner souvent encore. Ils me saluent, m'invitent à dîner, me félicitent de mon retour. Quand ce pauvre meurt-de-faim voit qu'on me rend tant d'honneurs et que je gagne si aisément ma vie, il se met à me conjurer de lui permettre de s'instruire à mon école. Je lui ai dit de me suivre. Je veux qu'à l'exemple des écoles philosophiques qui prennent le nom de leurs fondateurs, les parasites, prennent, s'il est possible, celui de Gnathoniciens. 
PARMÉNON
Voyez un peu où conduisent l'oisiveté et le métier de pique-assiette.
GNATHON
Mais je tarde trop à mener cette fille chez Thaïs et à prier celle-ci de venir souper. Tiens ! c'est Parménon, l'esclave de notre rival, que j'aperçois devant chez elle. Il a l'air triste : tout va bien; il est clair qu'on leur bat froid ici. Je veux m'amuser aux dépens du faquin.
PARMÉNON
Ces gens-là se figurent qu'avec leur présent Thaïs est à eux.
GNATHON
Gnathon présente ses salutations empressées à son grand ami Parménon. Comment se porte-t-on?
PARMÉNON
Sur ses jambes.
GNATHON
Je vois. Mais n'aperçois-tu rien ici qui t'offusque?
PARMÉNON
Toi.
GNATHON
Je le crois. Mais n'y a-t-il rien autre?
PARMÉNON
Pourquoi cette question?
GNATHON
Parce que tu es triste.
PARMÉNON
Pas le moins du monde.
GNATHON
Ne te chagrine pas. Mais comment trouves-tu cette esclave?
PARMÉNON
Pas mal, vraiment.
GNATHON (à part)
Mon homme est sur des charbons ardents.
PARMÉNON (à part)
Comme il s'abuse !
GNATHON
Quel plaisir penses-tu que ce présent va faire à Thaïs?
PARMÉNON
Tu veux dire par là qu'on nous a donné congé. Tu sais, tout en ce monde a ses vicissitudes.
GNATHON
Je vais te donner, Parménon, six grands mois de repos. Tu n'auras plus à monter et à descendre la ville en courant, ni à veiller jusqu'au jour. Tu vas être bienheureux. 
PARMÉNON
Moi? Ah ! Ah !
GNATHON
Voilà comme j'ai coutume d'en user avec mes amis.
PARMÉNON
C'est fort bien.
GNATHON
Je te retiens. Tu avais peut-être affaire ailleurs?
PARMÉNON
Nulle part.
GNATHON
Eh bien ! en ce cas rends-moi un petit service : fais-moi recevoir chez elle.
PARMÉNON
Va seulement, va : aujourd'hui tu trouveras la porte ouverte, avec la fille que tu amènes.
GNATHON
As-tu quelqu'un de la maison à faire appeler dehors?
PARMÉNON (seul).
Laisse passer ces deux jours. Aujourd'hui tu as la chance d'ouvrir cette porte à mon nez du bout de ton petit doigt; mais, je te le promets, je ferai en sorte que tu y donneras bien des coups de pied inutilement.
GNATHON (sortant de chez Thaïs).
Encore ici sur tes jambes, Parménon? Hé ! t'aurait-on laissé ici en sentinelle, pour empêcher quelque messager du soldat de courir en cachette chez Thaïs?
PARMÉNON
Comme c'est spirituel ! Ah ! les belles choses que celles qui plaisent au soldat ! Mais j'aperçois le fils cadet de notre maître qui vient par ici. Je me demande pourquoi il a quitté le Pirée; car il y est à présent comme garde public (28). Ce n'est pas pour rien, et il marche bien vite. Qu'a-t-il à regarder autour de lui?

SCÈNE III

CHÉRÉA, PARMÉNON

CHÉRÉA
Je suis mort ! Il n'y a plus de jeune fille, il n'y a plus de Chéréa, puisque je l'ai perdue de vue. Où la chercher? où retrouver sa trace? qui interroger? quel chemin prendre? Je ne sais que faire. Un seul espoir me reste : en quelque lieu qu'elle soit, elle ne peut rester longtemps cachée, Quelle ravissante figure ! A partir de ce moment j'efface toutes les autres femmes de mon souvenir. Je suis dégoûté de ces beautés banales (29).
PARMÉNONA 
L'autre maintenant ! Le voilà qui tient je ne sais quels propos d'amour. Pauvre vieux père ! Si celui-là s'en mêle, tu pourras dire que les sottises du premier n'auront été que jeu et bagatelle à côté de ce que fera cet enragé.
CHÉRÉA
Que tous les dieux et déesses confondent le vieux qui m'a retenu aujourd'hui, et moi aussi qui me suis arrêté et qui ne l'ai pas envoyé paître ! Mais voici Parménon. Bonjour.
PARMÉNON
Pourquoi es-tu si triste? pourquoi si agité? D'où viens-tu?
CHÉRÉA
Moi? Par Hercule, je ne sais ni d'où je viens, ni où je vais, tant je suis hors de moi !
PARMÉNON
La raison, s'il te plaît?
CHÉRÉA
Je suis amoureux.
PARMÉNON
Ah!
CHÉRÉA
C'est maintenant, Parménon, que tu vas montrer quel homme tu es. Tu te rappelles ce que tu m'as promis souvent : « Chéréa, trouve seulement un objet que tu aimes, je te ferai voir alors à quoi je suis bon. » Voilà ce que tu disais, quand j'allais en cachette piller le buffet paternel et entasser dans ta cellule des provisions de toute sorte.
PARMÉNON
Allons ! grand enfant.
CHÉRÉA
Par Hercule, c'est arrivé. Fais voir maintenant, s'il te plaît, l'effet de tes promesses. L'affaire vaut la peine que tu y déploies tous tes moyens. Ce n'est pas une jeune fille comme celles d'ici, dont les mères s'appliquent à rabaisser les épaules et à sangler la poitrine pour leur faire la taille mince. L'une d'elles est-elle un peu étoffée, on dit que c'est un athlète, et on lui coupe les vivres. Elles ont beau avoir une excellente constitution : le régime les rend minces comme des joncs. Aussi les aime-t-on en conséquence.
PARMÉNON
Et la tienne, comment est-elle?
CHÉRÉA
Une beauté sans pareille.
PARMÉNON
Peste !
CHÉRÉA
Un teint naturel, un corps solide et plein de suc.
PARMÉNON
Son âge?
CHÉRÉA
Son âge? Seize ans.
PARMÉNON
La fleur même de la jeunesse.
CHÉRÉA
Il faut que tu me la fasses avoir, par force, par ruse, par prière, peu m'importe, pourvu que je la possède.
PARMÉNON
Mais à qui est-elle, cette fille?
CHÉRÉA
Par Hercule, je l'ignore.
PARMÉNON
D'où est-elle?
CHÉRÉA
Je l'ignore tout autant.
PARMÉNON
Où habite-t-elle?
CHÉRÉA
Je ne le sais pas non plus.
PARMÉNON
Où l'as-tu vue?
CHÉRÉA
Dans la rue.
PARMÉNON
Comment as-tu fait pour la perdre?
CHÉRÉA
C'est justement de quoi je pestais en arrivant tout à l'heure. Je ne crois pas qu'il y ait un homme au monde à qui toutes les bonnes fortunes tournent plus mal qu'à moi. Quelle malchance ! C'est désolant !
PARMÉNON
Qu'est-il arrivé?
CHÉRÉA
Tu veux le savoir? Tu connais le cousin et contemporain de mon père, Archidémide?
PARMÉNON
Bien sûr.
CHÉRÉA
Tandis que je suivais la jeune fille, il se trouve sur mon chemin.
PARMÉNON
Rencontre fâcheuse assurément.
CHÉRÉA
Dis plutôt désastreuse. Fâcheux s'applique à d'autres choses. Je puis bien jurer que, depuis six ou sept mois, je ne l'avais jamais rencontré, et je tombe sur lui au moment où j'en avais le moins envie et le moins besoin. Ah! n'y a-t-il pas là quelque chose qui tient du prodige? Qu'en dis-tu?
PARMÉNON
En effet.
CHÉRÉA
Du plus loin qu'il me voit, il court aussitôt vers moi, courbé, tremblant, les lèvres pendantes et geignant: « Holà ! hé ! Chéréa, c'est à toi que j'en ai », s'écrie-t-il. Je m'arrête. « Sais-tu ce que je te voulais ? — Dis. — C'est demain qu'on juge mon procès. — Et alors? — Aie soin de dire à ton père qu'il n'oublie pas de venir m'assister demain matin. » Pendant qu'il me dit cela, une heure s'est écoulée. Je lui demande s'il a autre chose à me dire. « Rien », dit-il. Je le quitte. Je regarde par ici pour voir la jeune fille. Elle venait justement de tourner de ce côté, vers notre rue.
PARMÉNON (à part).
Je serais bien étonné si la fille dont il parle n'était pas celle qu'on vient de donner à Thaïs.
CHÉRÉA
J'arrive ici : plus de jeune fille.
PARMÉNON
Il y avait sans doute des gens qui l'accompagnaient?
CHÉRÉA
Oui, un parasite avec une servante.
PARMÉNON
C'est bien elle. La question est réglée; n'y pense plus : c'est une affaire enterrée.
CHÉRÉA
Tu n'es pas à ce que je dis.
PARMÉNON
J'y suis parfaitement.
CHÉRÉA
Sais-tu qui elle est? réponds. Ou bien l'as-tu vue?
PARMÉNON
Je l'ai vue, je la connais, je sais où on l'a emmenée.
CHÉRÉA
Ah ! cher Parménon, tu la connais, et tu sais où elle est?
PARMÉNON
Elle est ici chez la courtisane Thaïs où on vient de la mener : c'est un cadeau qu'on lui fait.
CHÉRÉA
Quel est l'homme assez puissant pour faire un tel cadeau?
PARMÉNON
Le soldat Thrason, le rival de Phédria.
CHÉRÉA
A ce compte, mon frère a un rôle difficile.
PARMÉNON
Et si tu savais quel présent il oppose à celui-là, que dirais-tu alors?
CHÉRÉA
Quel présent? je t'en prie par Hercule.
PARMÉNON
Un eunuque.
CHÉRÉA
Est-ce, dis-moi, cet être hideux qu'il a acheté hier, ce vieil homme-femme?
PARMÉNON
C'est lui-même.
CHÉRÉA
Le pauvre garçon sera pour sûr jeté à la porte avec son cadeau. Mais je ne savais pas que cette Thaïs fût notre voisine.
PARMÉNON
Il n'y a pas longtemps.
CHÉRÉA
Je joue de malheur. Faut-il que je ne l'aie jamais vue ! Or çà, dis-moi, est-elle aussi belle qu'on le dit?
PARMÉNON
Certainement.
CHÉRÉA
Mais ce n'est rien auprès de la nôtre?
PARMÉNON
C'est autre chose.
CHÉRÉA
Je t'en supplie par Hercule, Parménon, arrange-toi pour que je la possède.
PARMÉNON
J'y ferai de mon mieux, je m'y emploierai, je te seconderai. Y a-t-il autre chose pour ton service?
CHÉRÉA
Où vas-tu de ce pas?
PARMÉNON
A la maison, pour exécuter les ordres de ton frère et mener ces esclaves à Thaïs.
CHÉRÉA
Il a de la chance, ton eunuque, d'être placé dans cette maison. PARMÉNON
Pourquoi?
CHÉRÉA
Tu le demandes? Il sera là le compagnon d'esclavage de cette beauté suprême, il la verra sans cesse, lui parlera, vivra avec elle sous le même toit; il mangera parfois avec elle, à l'occasion il couchera près d'elle.
PARMÉNON
Et si c'était toi qui devenais aujourd'hui cet heureux mortel?
CHÉRÉA
Par quel moyen, Parménon? Réponds.
PARMÉNON
Tu pourrais prendre ses habits.
CHÉRÉA
Ses habits? Et après?
PARMÉNON
Je te mènerais à sa place.
CHÉRÉA
J'entends.
PARMÉNON
Je te ferais passer pour lui.
CHÉRÉA
Je comprends.
PARMÉNON
C'est toi qui jouirais de ces privautés que tu lui prêtais tout à l'heure : tu mangerais à sa table, tu serais près d'elle, tu la coudoierais, tu folâtrerais avec elle, tu dormirais près d'elle, d'autant mieux qu'aucune de ces femmes ne te connaît et ne sait qui tu es. D'ailleurs tu es de figure et d'âge à te faire passer facilement pour un eunuque.
CHÉRÉA
C'est parler d'or. De ma vie je n'ai vu donner un meilleur conseil. Allons, entrons chez nous tout de suite; équipe-moi, emmène-moi, conduis-moi le plus tôt possible.
PARMÉNON
Y penses-tu? Je plaisantais, moi.
CHÉRÉA
A d'autres !
PARMÉNON
Je suis perdu. Qu'est-ce que j'ai fait, misérable? Où me pousses-tu? Tu vas me faire tomber. Je te le dis sérieusement : laisse-moi.
CHÉRÉA
Marchons.
PARMÉNON
Tu t'entêtes?
CHÉRÉA
C'est résolu.
PARMÉNON
Prends garde qu'il n'y fasse trop chaud.
CHÉRÉA
Il n'y a rien à craindre; laisse-moi faire.
PARMÉNON
Mais c'est sur mon dos qu'on battra les fèves (30).
CHÉRÉA
Bah !
PARMÉNON
Nous allons faire une infamie.
CHÉRÉA
Une infamie ! de m'introduire dans une maison de courtisane, de rendre la pareille à des coquines qui se moquent de nous et de notre jeunesse et qui ne cessent de nous faire enrager de toutes les façons, et de les tromper de la même manière qu'elles nous trompent? Vaudrait-il mieux que je m'attaque à mon père, pour le jouer par mes ruses? On le saurait qu'on me blâmerait. Mais pour ce tour-ci, tout le monde pensera que c'est bien fait.
PARMÉNON
Je ne dis plus rien. Si tu es décidé à le faire, fais-le; mais ne va pas rejeter la faute sur moi.
CHÉRÉA
Ne crains rien.
PARMÉNON
Tu le veux?
CHÉRÉA
Si je le veux ? Je l'exige, je l'ordonne, et jamais je ne me déroberai à ma responsabilité. Suis-moi.
PARMÉNON
Fassent les dieux que cela tourne à bien !

ACTE III SCÈNE I 

GNATHON, THRASON, PARMÉNON

THRASON
Vraiment, Thaïs me fait de grands remerciements?
GNATHON
Des remerciements sans bornes.
THRASON
Réellement? elle est contente?
GNATHON
Moins du présent lui-même que de ce qu'il vient de toi : c'est cela qui est pour elle un vrai triomphe.
PARMÉNON (à part)
Je viens voir par ici quand il sera temps d'amener mes gens. Mais voici le soldat.
THRASON
C'est bien certainement un privilège que je tiens du ciel : tout ce que je fais me gagne les coeurs.
GNATHON
C'est ce que j'ai remarqué, par Hercule.
THRASON
Le roi lui-même m'adressait toujours les plus grands remerciements, quoi que j'eusse fait; pour les autres, il n'en usait pas de même.
GNATHON
Si grand que soit l'honneur qu'un autre s'est acquis à force de peine, l'homme d'esprit se l'approprie souvent par de simples discours. C'est ton cas.
THRASON
Tu l'as dit.
GNATHON
Ainsi le roi n'avait d'yeux...
THRASON
Certainement.
GNATHON
Que pour toi?
THRASON
C'est la vérité : il me confiait toute son armée, ses projets.
GNATHON
C'est merveilleux.
THRASON
Et puis, si parfois il en avait assez de la société des hommes, ou si les affaires l'ennuyaient, quand il voulait respirer, comme si... Tu saisis?
GNATHON
Oui, comme s'il voulait recracher ces ennuis de son esprit.
THRASON
C'est cela. Alors il m'emmenait seul à sa table.
GNATHON
Oh ! oh! ce roi-là était un homme de goût.
THRASON
Oui, c'est ainsi qu'il est : il s'accommode de fort peu de gens.
GNATHON
On peut même dire de personne, s'il fait de toi sa société. 
THRASON
Ils me jalousaient tous et me déchiraient en dessous; moi je n'en avais cure. Eux étaient misérablement jaloux, l'un d'eux même jusqu'à l'excès ; c'était le chef des éléphants indiens. Un jour qu'il m'agaçait particulièrement : « Dis-moi, Straton, lui demandai-je, est-ce parce que tu commandes à des bêtes que tu es si faraud? »
GNATHON
Bien et sagement répondu, ma foi. Du coup, grands dieux ! tu l'avais assommé. Et lui?
THRASON
Muet sur le coup.
GNATHON
Il n'en pouvait être autrement.
PARMÉNON (à part)
Grands dieux ! quel misérable idiot, et quel coquin !
THRASON
Et le coup dont je touchai le Rhodien en pleine table, te l'ai-je jamais conté?
GNATHON
Jamais, mais conte-le, je t'en prie. (A part.) Je l'ai entendu plus de mille fois.
THRASON
Je me trouvais à table avec ce Rhodien que je te dis, un tout jeune homme. J'avais par hasard avec moi une courtisane. Il se met à la lutiner et à se moquer de moi. « Dis donc, effronté, m'écriai-je, tu es toi-même un lièvre, et il te faut un râble? (31) »
GNATHON
Ah! ah! ah!
THRASON
Qu'en dis-tu?
GNATHON
Spirituel, plaisant, magnifique, rien au-dessus. Mais dis-moi, est-ce que le mot était bien de toi? Je le croyais ancien.
THRASON
Tu l'avais entendu?
GNATHON
Souvent, et il est souvent cité parmi les meilleurs.
THRASON
Il est de moi.
GNATHON
C'est malheureux qu'il soit tombé sur un jeune étourdi et un fils de famille.
PARMÉNON (à part)
Que les dieux te confondent !
GNATHON
Et lui? je te prie.
THRASON
Assommé. Tous les assistants mouraient de rire. Enfin depuis ce temps-là, tout le monde me redoutait.
GNATHON
Ce n'était pas sans motif.
THRASON
Mais, à propos, dis-moi, me justifierai-je auprès de Thaïs qui me soupçonne d'aimer cette esclave?
GNATHON
Garde-t'en bien. Augmente au contraire ses soupçons.
THRASON 
Pourquoi?
GNATHON
Tu le demandes? Tu sais, si un jour elle parle de Phédria, si elle fait son éloge, pour te piquer au vif...
THRASON
J'entends.
GNATHON
Pour éviter cela, tu n'as que ce moyen. Dès qu'elle dira : Phédria, riposte aussitôt : Pamphita. S'il lui arrive de dire : « Envoyons chercher Phédria pour souper », dis, toi ; « Appelons Pamphila pour nous jouer quelque chose. » Si elle vante la beauté de Phédria, toi de ton côté vante celle de la jeune fille. Rends-lui la pareille par une riposte qui la pique.
THRASON
Cela pourrait être utile; mais il faudrait qu'elle m'aimât, Gnathon.
GNATHON
Puisqu'elle souhaite et qu'elle aime tes cadeaux, c'est qu'elle t'aime depuis longtemps; ce n'est pas d'aujourd'hui qu'il t'est facile de lui causer des tourments. Elle craint toujours que le tribut qu'elle reçoit à présent, tu n'ailles dans un moment de dépit le porter à une autre.
THRASON
Tu as raison; cela ne m'était pas venu à l'esprit.
GNATHON
Tu veux rire. C'est que tu n'y avais pas pensé; mais tu l'aurais trouvé toi-même, Thrason, beaucoup mieux que moi.

SCÈNE II

THAÏS, THRASON, GNATHON PARMENON, PYTHIAS

THAÏS
Il m'a semblé entendre tout à l'heure la voix du militaire. Effectivement le voici. Bonjour, mon cher Thrason.
THRASON
O ma Thaïs, mon amour. Où en sommes-nous? Nous aime-t-on un peu pour cette joueuse de cithare?
PARMÉNON (à part).
Qu'il est galant ! Quel début pour son arrivée !
THAÏS
C'est surtout pour toi-même que je t'aime.
GNATHON
Alors, allons souper. Viens-tu?
PARMÉNON (à part)
Allons! voici l'autre. Dirait-on que cet être-là est né d'une créature humaine?
THAÏS
Quand tu voudras. Je suis prête.
PARMÉNON (à part)
Je vais les aborder et faire semblant de sortir à l'instant même. (Haut) Tu sors, Thaïs?
THAÏS
Tiens, Parménon ! Tu arrives à point; je devais aller aujourd'hui...
PARMÉNON
Où?
THAÏS (bas).
Eh bien ! tu ne vois pas cet homme-là?
PARMÉNON
Je le vois, et je le vois sans plaisir. Quand il te plaira de les recevoir, les présents de Phédria sont là à ta disposition.
THRASON
Pourquoi restons-nous là? Pourquoi ne part-on pas?
PARMÉNON
Je t'en prie, par Hercule, permets-nous, sans te fâcher, de présenter à Thaïs les cadeaux que nous voulons lui faire, de l'aborder et d'avoir avec elle un moment d'entretien.
THRASON
Des présents magnifiques, sans doute, bien différents des nôtres !
PARMÉNON
On verra bien. Hé là-bas, faites sortir un peu vite les esclaves que je vous ai dit. Avance ici, toi. Elle vient du fond de l'Ethiopie, celle-ci.
THRASON  
Il y en a là pour trois mines.
GNATHON
Tout au plus.
PARMÉNON
Et toi, Dorus, où es-tu? Approche ici. Tiens ! voici ton eunuque. Vois comme il est beau, et en pleine jeu­nesse.
THAIS
Que les dieux m'aiment ! Il est fort bien.
PARMÉNON
Qu'en dis-tu, Gnathon? Y trouves-tu quelque chose à redire? Et toi, Thrason? Ils ne disent mot : l'éloge est suffisant. Examine-le sur les belles-lettres, sur la gymnastique, sur la musique. Tout ce qu'un jeune homme de condition libre doit savoir, je garantis qu'il le sait à merveille.
THRASON
Cet eunuque-là, au besoin, même sans avoir bu, je le...
PARMÉNON
Et celui qui envoie ces présents n'exige pas que tu vives exclusivement pour lui, et que pour lui tu fermes ta porte aux autres. Il ne raconte pas ses batailles, il n'étale pas ses balafres, il ne t'obsède pas comme certain personnage. Mais quand cela ne te dérangera pas. quand il te plaira, quand tu en auras le temps, il sera satisfait, si tu veux bien alors le recevoir.
THRASON
On voit bien que c'est l'esclave d'un maître gueux et misérable.
GNATHON
Oui, par Hercule; car quiconque aurait les moyens de s'en procurer un autre, ne pourrait, à coup sûr, supporter longtemps celui-la.
PARMÉNON
Tu oses parler, toi que je mets au-dessous de la plus vile racaille? Quand on a pu se résoudre à être le flatteur d'un tel homme, on est sûrement homme à aller prendre sa pitance sur un bûcher (32).
THRASON
Partons-nous enfin?
THAÏS
Je vais auparavant faire entrer ces esclaves et en même temps donner quelques ordres; après quoi je sors aussitôt.
THRASON (à Gnathon).
Moi, je m'en vais; toi, attends-la ici.
PARMÉNON
Les convenances ne permettent pas à un général d'armée de se montrer dans la rue avec sa maîtresse.
THRASON
Je n'ai qu'une chose à te dire : tu ressembles à ton maître.
GNATHON
Ah! ah! ah!
THRASON
De quoi ris-tu?
GNATHON
De ce que tu viens de dire, et puis ton mot sur le Rhodien qui me revient à l'esprit. Mais voici Thaïs qui sort.
THRASON
Prends les devants; aie soin que tout soit prêt au logis.
GNATHON
Soit.
THAÏS
Fais exactement ce que je te dis, Pythias : si par hasard Chrèmès vient ici, prie le d'abord de m'attendre ; si cela le gêne, dis-lui de repasser; et s'il ne le peut, amène-le-moi.
PYTHIAS
Je n'y manquerai pas.
THAÏS
A propos, qu'est-ce que je voulais dire encore? Ah ! prenez grand soin de cette jeune fille. Ne quittez pas la maison.
THRASON
Partons.
THAÏS
Suivez-moi, vous autres.

SCÈNE III

CHRÉMÈS, PYTHIAS

CHRÉMÈS
Oui, plus j'y pense, plus je suis convaincu que cette Thaïs me jouera quelque méchant tour, tant je la vois mettre d'adresse à ébranler ma vertu, dès le premier jour où elle me fit dire de passer chez elle ! « Qu'avais-tu à faire avec elle? » me dira-t-on. Je ne la connaissais même pas. À peine étais-je entré qu'elle trouva un prétexte pour me faire rester. Elle venait, disait-elle, d'offrir un sacrifice, et elle avait à me parler d'une affaire sérieuse. Je soupçonnais déjà que tous ces préliminaires cachaient une méchante ruse. Elle se met à table avec moi, se prodigue en amabilités et cherche à lier la conversation. Lorsqu'elle la voit languir, elle en arrive à me demander depuis quand mon père et ma mère sont morts. — Depuis longtemps, dis-je. — Si je n'ai pas une campagne à Sunium, et à quelle distance de la mer. Je suppose que cette propriété lui plaît et qu'elle se flatte de me l'arracher. Enfin si l'on ne m'y a pas enlevé une soeur en bas âge, s'il y avait quelqu'un avec elle et ce qu'elle avait sur elle le jour où elle disparut, si personne ne pourrait la reconnaître. Pourquoi toutes ces questions? Prétendrait-elle qu'elle est l'enfant enlevée autrefois dans son bas âge? Elle est assez hardie pour cela. Mais si cette enfant vit encore, elle a seize ans, pas davantage, et Thaïs est un peu plus âgée que moi. Elle vient encore une fois de me prier instamment de venir. Ou bien qu'elle explique ce qu'elle veut, ou qu'elle cesse de m'importuner. Par Hercule, je ne reviendrai pas une troisième fois. Holà ! Holà ! Y a-t-il quelqu'un? C'est moi, Chrémès.
PYTHIAS
Oh ! la mignonne tête !
CHRÉMÈS (à part).
Je vous dis, moi, qu'on veut m'enjôler.
PYTHIAS
Thaïs te prie instamment de revenir demain.
CHRÉMÈS
Je pars pour la campagne.
PYTHIAS
Reviens, je t'en prie.
CHRÉMÈS
Impossible, te dis-je.
PYTHIAS
Alors reste ici chez nous, jusqu'à ce que ma maîtresse revienne.
CHRÉMÈS
Pour cela, non.
PYTHIAS
Pourquoi, cher Chrémès?
CHRÉMÈS
Va te promener.
PYTHIAS
Si c'est là ton dernier mot, de grâce, passe à l'endroit où elle est.
CHRÉMÈS
J'y vais.
PYTHIAS
Va, Dorias; conduis-le vite chez le soldat.

SCÈNE IV

ANTIPHON

ANTIPHON
Hier au Pirée, nous nous sommes entendus, à quelques jeunes gens, pour faire un pique-nique aujourd'hui. C'est Chéréa que nous avons chargé de l'organiser, nous lui avons remis nos anneaux; le lieu, l'heure étaient convenus. Or l'heure est passée et il n'y a rien de prêt au lieu du rendez-vous. Lui-même est introuvable. Je ne sais que dire ni que penser. À présent les autres m'ont chargé de le chercher, et je vais justement voir s'il est chez lui. Mais qui sort là de chez Thaïs? Est-ce lui? N'est-ce pas lui? C'est lui-même. Mais quelle sorte d'homme est-ce là? Quel est cet accoutrement? Que diable lui est-il arrivé? Je ne reviens pas de ma surprise et je ne sais que conjecturer. En tout cas je veux m'éloigner un peu pour apprendre de quoi il retourne.

SCÈNE V 

CHÉRÉA, ANTIPHON

CHÉRÉA
Y-t-il quelqu'un ici? Personne. Me suit-on de la maison? Non, personne. Puis-je enfin laisser éclater ma joie? O Jupiter ! Oui, je me sens capable en ce moment d'accueillir la mort, de peur que la vie ne gâte mon bonheur par quelque chagrin. Mais ne rencontrerai-je pas à présent quelque curieux qui me suive partout où j'irai, qui m'accable, qui m'assassine de questions pour savoir la cause de mon excitation et de ma joie, où je vais, d'où je viens, où j'ai déniché cet accoutrement, quel est mon dessein, Si je suis dans mon bon sens ou en butte à la folie?
ANTIPHON
Je vais l'aborder et lui donner la satisfaction que je vis qu'il désire. Qu'as-tu, Chéréa, pour être si excité? Que signifie cet accoutrement? Quelle est la cause de ta joie? Que veux-tu faire? Es-tu dans ton bon sens? Qu'as-tu à me regarder? Pourquoi ne réponds-tu pas?
CHÉRÉA
Salut à toi, ami, dont la présence est pour moi comme un jour de fête. Tu es l'homme que je désirais le plus rencontrer en ce moment.
ANTIPHON
Raconte, je te prie, ce qui t'arrive.
CHÉRÉA
C'est moi, par Hercule, qui te prie de m'écouter. Connais-tu la femme qui demeure ici, la maîtresse de mon frère?
ANTIPHON
Oui, c'est Thaïs, je crois.
CHÉRÉA
C'est elle-même.
ANTIPHON
C'est bien ce qu'il me semblait.
CHÉRÉA
On lui a fait aujourd'hui présent d'une jeune fille. Je ne veux pas en ce moment célébrer ni vanter sa figure, Antiphon. Tu sais toi-même si je sais apprécier la beauté. J'en suis resté ébloui.
ANTIPHON
Vraiment?
CHÉRÉA
Tu lui décerneras la palme quand tu l'auras vue. Bref, je suis tombé amoureux d'elle. Par un heureux hasard il y avait chez nous un eunuque que mon frère avait acheté pour Thaïs et qu'on n'avait pas encore mené chez elle. C'est alors que Parménon m'a suggéré une idée que j'ai saisie au vol.
ANTIPHON
Quelle idée?
CHÉRÉA
N'interromps pas; tu le sauras plus vite : de changer d'habit avec l'eunuque et de me faire conduire ici à sa place.
ANTIPHON
A la place de l'eunuque?
CHÉRÉA
Oui.
ANTIPHON
Quels avantages pensais-tu donc en retirer?
CHÉRÉA
Tu le demandes? La voir, l'entendre, satisfaire mon désir d'être avec elle, Antiphon. La chose n'en valait-elle pas la peine et l'expédient était-il maladroit? On me livre à Thaïs. Dès qu'elle m'a reçu, toute joyeuse, elle m'emmène chez elle et me recommande la jeune fille.
ANTIPHON 
A qui? à toi?
CHÉRÉA
A moi.
ANTIPHON
Après tout, elle pouvait se fier à toi.
CHÉRÉA
Elle m'enjoint de ne laisser approcher d'elle aucun homme, et me donne l'ordre exprès de ne pas la quitter et de rester seul avec elle dans l'appartement le plus reculé. Je fais signe que oui, les yeux modestement baissés vers la terre.
ANTIPHON
Pauvre garçon!
CHÉRÉA 
« Moi, dit-elle, je sors pour dîner en ville. » Elle emmène avec elle ses femmes, ne laissant, pour servir la jeune fille, que quelques jeunes esclaves nouvellement achetées. Elles se mettent aussitôt à lui préparer un bain. Je leur dis de se dépêcher. Durant ces préparatifs, assise dans sa chambre, la jeune fille regarde un tableau représentant Jupiter au moment où, selon la légende, il fait tomber une pluie d'or dans le sein de Danaé. Je me mis, moi aussi, à le regarder; et parce que Jupiter avait joué bien avant moi un jeu exactement pareil, je prenais un plaisir bien plus vif à voir qu'un dieu se fût métamorphosé en homme et se fût introduit furtivement par l'impluvium sous un toit étranger pour aller séduire une femme. Et quel dieu ! celui qui du grondement de son tonnerre secoue la voûte du ciel. Et moi, chétif mortel, je ne suivrais pas son exemple ! Eh bien ! si, je l'ai suivi et sans scrupule. Pendant que je fais ces réflexions, on appelle au bain la jeune fille. Elle va, se baigne et revient; puis les femmes la mettent au lit. Je reste là debout, attendant les ordres qu'elles peuvent avoir à donner. L'une d'elles s'approche : « Tiens, Dorus, dit-elle, prends cet éventail, et fais-lui comme cela un peu de vent, pendant que nous sommes au bain; après nous, tu te baigneras si tu veux.» Je prends l'éventail d'un air chagrin.
ANTIPHON
Ma foi, j'aurais bien voulu voir ta mine impudente et le maintien que tu avais alors : un grand âne comme toi tenant un petit éventail !
CHÉRÉA
A peine a-t-elle dit cela que toutes ensemble elles se précipitent hors de la chambre; elles s'en vont au bain et mènent grand bruit, comme il arrive, quand les maîtres sont absents. Cependant le sommeil s'empare de la jeune fine; je la regarde du coin de l'oeil, comme cela, à la dérobée à travers l'éventail. En même temps je regarde autour de moi s'il n'y a rien à craindre d'ailleurs. Je vois qu'il n'y a rien. Je mets le verrou à la porte.
ANTIPHON
Et après?
CHÉRÉA
Et après? Tu es un grand nigaud.
ANTIPHON
J'en conviens.
CHÉRÉA
Une occasion qui s'offrait à moi, si belle, si rapide, si désirée, si inattendue ! La laisser échapper ! Par Pollux, j'aurais été réellement celui dont je jouais le personnage.
ANTIPHON
Oui, par Hercule, c'est vrai. Mais pendant ce temps-là qu'est devenu notre pique-nique?
CHÉRÉA
Il est prêt.
ANTIPHON
Tu es un brave garçon. Où? Chez toi?
CHÉRÉA
Non, chez l'affranchi Discus.
ANTIPHON
C'est bien loin. Il faut nous hâter d'autant plus. Change de costume.
CHÉRÉA
Où changer? Je suis perdu; car je suis à présent à la porte de chez nous. J'ai peur d'y trouver mon frère, peur aussi que mon père ne soit déjà revenu de la campagne.
ANTIPHON
Allons chez moi : c'est l'endroit le plus proche où tu puisses te changer.
CHÉRÉA
C'est bien dit, allons ! Et quant à cette fille, je veux aussi me consulter avec toi sur les moyens de m'en assurer la possession.
ANTIPHON
Soit.

ACTE IV SCÈNE I

DORIAS

DORIAS
En vérité, d'après ce que j'ai vu, j'ai bien peur, malheureuse, que ce soldat ne fasse un sot esclandre aujourd'hui ou qu'il ne batte Thaïs. Lorsque le jeune Chrémès, le frère de la jeune fille, est arrivé, Thaïs a demandé au soldat de le laisser entrer. Lui aussitôt de se mettre en colère, sans oser pourtant dire non. Elle insiste ensuite pour qu'il l'invite au dîner. Ce qu'elle en faisait était pour retenir le jeune homme, parce que ce n'était pas le moment de lui dire ce qu'elle voulait lui révéler au sujet de sa soeur. Il fait l'invitation de mauvaise grâce. Le jeune homme reste et elle engage aussitôt la conversation avec lui. Mais le soldat s'imagine que c'est un rival qu'on lui amenait à sa barbe, et pour vexer Thaïs à son tour : « Holà ! petit garçon, s'écrie-t-il, va chercher Pamphila, pour qu'elle nous divertisse. » Thaïs s'écrie: « Jamais de la vie ! Elle, dans un festin? » Le soldat s'obstine, et voilà une querelle. Cependant ma maîtresse retire ses bijoux à la dérobée et me les donne à emporter. C'est signe que, dès qu'elle le pourra, elle s'esquivera delà-bas: j'en suis sûre.

PHÉDRIA, DORIAS

PHÉDRIA (à part).

En me rendant à la campagne, je m'étais mis, chemin faisant, comme c'est l'ordinaire, quand on a quelque chagrin en tête, à penser à une chose, puis à une autre, et toujours dans un sens fâcheux. Bref, en rêvant ainsi, j'ai passé notre maison sans y prendre garde. J'en étais déjà loin, quand je m'en suis aperçu. Je reviens sur mes pas, en maugréant franchement contre moi-même. Arrivé juste au chemin de desserte, je m'arrête et me mets à réfléchir : « Quoi ! pendant deux jours il me faudra demeurer seul ici, sans elle? — Eh bien, après? Ce n'est rien. — Comment, rien? S'il ne m'est pas permis de l'approcher, m'est-il donc aussi défendu de la voir? Si l'un m'est interdit, l'autre du moins me sera permis. En tout cas, aimer de loin, c'est encore quelque chose. » Je tourne le dos à notre campagne, à bon escient cette fois. Mais qu'arrive-t-il, que Pythias sort brusquement tout effarée?

SCÈNE III 

PYTHIAS, DORIAS, PHÉDRIA

PYTHIAS
Malheureuse ! où le trouverai-je, ce scélérat, ce coquin? Où le chercherai-je? avoir osé commettre un crime si hardi !
PHÉDRIA (à part).
Aïe! qu'arrive-t-il? je suis inquiet.
PYTHIAS
Et il ne lui a pas suffi, le scélérat, d'avoir outragé la pauvre enfant, il lui a encore déchiré tous ses habits, et lui a arraché les cheveux.
PHÉDRIA (à part).
Hein !
PYTHIAS
S'il me tombait en ce moment sous la main, comme je lui sauterais aux yeux avec mes ongles, à cet empoisonneur!
PHÉDRIA (à part).
A coup sûr, il est arrivé ici quelque malheur en mon absence. Abordons-la. Que t'arrive-t-il? Pourquoi cette agitation? Qui cherches-tu, Pythias?
PYTHIAS
Ah! Phédria, c'est à moi que tu demandes qui je cherche? Va-t'en où tu le mérites avec tes jolis cadeaux.
PHÉDRIA
Qu'est-ce à dire?
PYTHIAS
Tu le demandes? Il en a fait de belles, l'eunuque que tu nous as donné ! La jeune fille que le soldat avait donnée à ma maîtresse, il l'a violée.
PHÉDRIA
Que dis-tu?
PYTHIAS
Je suis perdue.
PHÉDRIA
Tu es ivre.
PYTHIAS
Puissent l'être comme moi ceux qui me veulent du mal !
DORIAS
Mais, dis-moi, ma bonne Pythias, qu'était-ce donc que ce monstre?
PHÉDRIA
Tu es folle. Comment un eunuque aurait-il pu faire ce que tu dis?
PYTHIAS
Quel homme c'est, je n'en sais rien; mais ce qu'il a fait, le résultat suffit à le révéler. La jeune fille est en larmes, et, quand on lui demande ce qu'elle a, elle n'ose pas répondre. Quant à cet honnête homme, il est introuvable, et même je soupçonne, malheureuse, qu'il a emporté quelque chose en quittant la maison.
PHÉDRIA
Je serais fort étonné que cet être mollasse puisse se sauver bien loin; mais peut-être est-il retourné chez nous à la maison.
PYTHIAS
Va voir, je te prie, s'il y est.
PHÉDRIA
Je vais te le faire savoir à l'instant. (Il sort.)
DORIAS
Quel malheur! En vérité, ma chère, je n'ai jamais entendu parler d'un si infâme attentat.
PYTHIAS
Moi, par Pollux, je m'étais bien laissé dire qu'ils étaient de grands amateurs de femmes, mais qu'ils ne pouvaient rien. Mais je n'ai pas pensé à cela, sans quoi je. l'aurais enfermé quelque part et je ne lui aurais pas confié cette fille.

SCÈNE IV

PHÉDRIA, DORUS, PYTHIAS, DORIAS

PHÉDRIA (à Dorus).
Sors, coquin. Quoi ! tu t'arrêtes encore, toi qui es si leste à fuir ! Avance, emplette maudite !
DORUS
De grâce !
PHÉDRIA
Oh ! regarde-le, quelle grimace il fait, le pendard ! Pourquoi es-tu revenu ici? Pourquoi as-tu changé d'habit? Qu'as-tu à dire? Si j'avais tardé un moment, Pythias, je ne le trouvais plus au logis, tant il avait déjà bien préparé sa fuite !
PYTHIAS
Est-ce que tu tiens le coquin, s'il te plaît?
PHÉDRIA
Certes, je le tiens.
PYTHIAS
Ah! tant mieux !
DORIAS
C'est heureux vraiment, par Pollux.
PYTHIAS
Où est-il?
PHÉDRIA
Cette demande ! Tu ne vois pas?
PYTHIAS
Je ne vois pas, qui? je te prie.
PHÉDRIA
Le drôle que voici apparemment.
PYTHIAS 
Quel est cet homme?
PHÉDRIA
Celui qu'on a mené chez vous aujourd'hui.
PYTHIAS
Lui ! Aucune de nous ne l'a jamais vu de ses yeux.
PHÉDRIA
Jamais vu !
PYTHIAS
De bonne foi, tu croyais que c'est celui-ci qu'on nous a amené?
PHÉDRIA
Oui, car je n'en ai jamais eu d'autre.
PYTHIAS
Allons donc ! Celui-ci n'est même pas à comparer; l'autre avait une belle figure et l'air d'un homme libre.
PHÉDRIA
Il t'a paru tel tout à l'heure, parce qu'il était revêtu d'un habit bariolé. Tu le trouves laid à cette heure parce qu'il ne l'a plus.
PYTHIAS
Finis, je t'en prie; comme s'il n'y avait entre eux qu'une légère différence ! On nous a amené aujourd'hui un tout jeune homme que tu aurais vraiment du plaisir à voir, Phédria. Celui-ci est un vieillard flétri, caduc, somnolent, avec un teint de fouine.
PHÉDRIA
Hein ! que débites-tu là? Tu me ferais croire que je ne sais plus moi-même ce que j'ai acheté. Parle, toi : t'ai-je acheté?
DORUS
Oui.
PYTHIAS
Dis-lui de me répondre à mon tour.
PHÉDRIA
Interroge-le.
PYTHIAS
Es-tu venu aujourd'hui chez nous? II dit que non. Mais c'est un autre qui est venu, un jeune homme de seize ans, que Parménon a amené avec lui.
PHÉDRIA
Ah çà ! explique-moi d'abord ceci : cet habit que tu ses portes, d'où le tiens-tu? Tu ne réponds pas, monstre d'homme? Tu ne veux pas parler?
DORUS
Chéréa est venu.
PHÉDRIA
Mon frère?
DORUS
Oui.
PHÉDRIA
Quand?
DORUS
Aujourd'hui.
PHÉDRIA
Y a-t-il longtemps?
DORUS
Tout à l'heure.
PHÉDRIA
Avec qui?
DORUS
Avec Parménon.
PHÉDRIA
Le connaissais-tu déjà?
DORUS
Non, et je n'en avais jamais entendu parler.
PHÉDRIA
Par où savais-tu que c'était mon frère?
DORUS
Je l'ai entendu dire à Parménon. C'est Chéréa qui m'adonné cet habit.
PHÉDRIA (à part).
C'est fait de moi.
DORUS
Il s'est revêtu du mien; après quoi ils sont sortis ensemble tous les deux.
PYTHIAS
Es-tu maintenant assez convaincu que je ne suis pas ivre et que je ne t'ai rien dit que de vrai? N'est-il pas maintenant trop certain que la jeune fille a été violée?
PHÉDRIA
Allons ! grosse bête, tu crois à ce qu'il dit?
PYTHIAS
Je n'ai que faire d'y croire : le fait est assez parlant.
PHÉDRIA
Recule un peu là-bas. M'entends-tu? encore un peu. Suffit. Répète-moi cela : Chéréa t'a-t-il ôté ton habit?
DORUS
Oui.
PHÉDRIA
Et il s'en est revêtu?
DORUS
Oui.
PHÉDRIA
Et on l'a mené ici à ta place?
DORUS
Oui.
PHÉDRIA
Grand Jupiter ! Voilà un effronté coquin.
PYTHIAS
Malheur de ma vie ! Tu ne crois pas encore à présent qu'on nous ait indignement jouées?
PHÉDRIA
Apparemment tu crois ce qu'il dit. (A part.) Je ne sais que faire. (Bas, à Dorus.) Nie tout maintenant. (Haut.) Ne pourrai-je t'arracher aujourd'hui la vérité? As-tu vu mon frère Chéréa?
DORUS
Non.
PHÉDRIA
Il n'avouera que sous le bâton, je le vois bien. Suis-moi par ici. Tantôt il dit oui, tantôt il dit non. Demande-moi grâce.
DORUS
Je te demande grâce tout de bon, Phédria.
PHÉDRIA
Rentre à présent. (Il le bat.)
DORUS
Aïe ! aïe !
PHÉDRIA (à part).
Je ne vois pas d'autre moyen de me tirer de là honnêtement. (Haut, à Dorus qui est rentré.) C'est fait de toi, maraud, si tu te joues encore de moi au logis. — 
PYTHIAS
Je suis aussi sûre que c'est un tour de Parménon que je suis sûre de mon existence.
DORIAS
Il n'y a point de doute.
PYTHIAS
Par Pollux, je trouverai bien aujourd'hui le moyen de lui rendre la pareille. Mais pour le moment, que crois-tu qu'il faut faire, Dorias?
DORIAS
C'est au sujet de cette jeune fille que tu me poses cette question?
PYTHIAS
Oui. Faut-il parler ou me taire?
DORIAS
Ma foi, si tu es sage, tu ne sauras rien de ce que tu sais et de l'eunuque et du viol de la jeune fille. Par ce moyen tu te tireras de tout embarras et tu lui feras plaisir. Dis seulement que Doms s'est enfui.
PYTHIAS
C'est ce que je ferai.
DORIAS
Mais n'est-ce pas Chrémès que je vois? Thaïs sera bien tôt ici.
PYTHIAS
Comment cela?
DORIAS
Parce que, quand je suis partie de là-bas, la brouille avait déjà commencé entre eux.
PYTHIAS
Emporte ces bijoux, toi; je vais savoir de Chrémès ce qu'il en est.

SCÈNE V 

CHRÉMÉS, PYTHIAS

CHRÉMÈS
Eh mais ! j'en tiens, ma foi ! Le vin que j'ai bu a le dessus. A table, il me semblait que j'étais d'une belle sobriété; une fois debout, ni mes pieds ni ma tête ne font plus bien leur service.
PYTHIAS
Chrémès !
CHRÉMÈS
Qui va là? Tiens, Pythias ! Oh ! comme tu me parais à cette heure plus jolie que tantôt !
PYTHIAS
Ce qui est certain, c'est que toi, tu es beaucoup plus gai.
CHRÉMÈS
Par Hercule ! le proverbe dit vrai : « Sans Cérès et Bacchus, Vénus est transie. » Mais Thaïs est arrivée longtemps avant moi?
PYTHIAS
Est-ce qu'elle est déjà partie de chez le soldat?
CHRÉMÈS
Il y a beau temps, un siècle. Il y a eu entre eux de grandes contestations.
PYTHIAS
Elle ne t'a pas dit alors de la suivre?
CHRÉMÈS
Non. Elle m'a seulement fait un signe en s'en allant.
PYTHIAS
Eh bien ! n'était-ce pas suffisant?
CHRÉMÈS
Je ne savais pas que c'était cela qu'elle voulait dire; mais le soldat a corrigé mon défaut d'intelligence en me jetant à la porte. Mais la voici elle-même. Je me demande où je l'ai dépassée.

SCÈNE VI

THAÏS, CHRÉMÈS, PYTHIAS

THAÏS
Il va venir, j'en suis sûre, pour me l'enlever. Qu'il vienne ! Mais s'il la touche seulement du doigt, je lui arrache les yeux. Je peux bien supporter ses sottises et ses fanfaronnades, tant qu'il s'en tient aux paroles; mais s'il en vient aux effets, gare aux coups !
CHRÉMÈS
Thaïs, il y a un moment que je suis ici, moi.
THAÏS
O mon cher Chrémès, c'est toi-même que j'attendais. Sais-tu que tu es la cause de ce tapage et que c'est justement toi que toute cette affaire regarde.
CHRÉMÈS
Moi! Comment? comme si cela...
THAÏS
Parce que c'est en voulant te rendre et te ramener ta soeur, que j'ai souffert ces avanies et beaucoup d'autres pareilles.
CHRÉMÈS
Où est-elle?
THAÏS
Au logis, chez moi.
CHRÉMÈS
Ah!
THAÏS
Eh bien ! qu'est-ce (33)? Elle a été élevée d'une façon digne de toi et d'elle-même.
CHRÉMÈS
Que dis-tu?
THAÏS
La pure vérité. Je t'en fais présent, sans réclamer aucune récompense en échange.
CHRÉMÈS
Je t'en ai et t'en rends toute la reconnaissance qui t'est due.
THAÏS
Mais prends garde, Chrémès, de la perdre avant que je l'aie remise entre tes mains; car c'est elle que le soldat vient en ce moment m'arracher de force. Va, Pythias, et apporte de la maison la cassette où sont les preuves.
CHRÉMÈS
Vois-tu, Thaïs...?
PYTHIAS
Où se trouve-t-elle?
THAÏS
Dans le coffre. Va donc, tu es insupportable.
CHRÉMÈS
Quelles troupes considérables le soldat amène avec lui !  Oh ! oh!
THAÏS
Serais-tu poltron? dis-moi, mon cher.
CHRÉMÈS
Fi donc ! Moi poltron l Il n'y a pas d'homme au monde qui le soit moins.
THAÏS
A la bonne heure !
CHRÉMÈS
Ah ! c'est que j'ai peur que tu ne me prennes pour un autre.
THAÏS
C'est bien. Songe d'ailleurs que celui à qui tu as affaire est étranger, moins puissant que toi, moins connu et qu'il a ici moins d'amis. 
CHRÉMÈS
Je sais cela. Mais c'est folie de laisser faire un mal qu'on peut empêcher. Mieux vaut, selon moi, nous prémunir contre cet homme que de nous en venger, quand il nous aura maltraités. Rentre, toi, barricade ta porte en dedans, tandis que moi, je cours d'ici au forum. Je veux avoir ici des gens qui nous prêteront main-forte dans cette bagarre.
THAÏS
Reste.
CHRÉMÈS
Non; cela vaut mieux.
THAÏS
Reste.
CHRÉMÈS
Laisse-moi. Je serai ici dans un moment.
THAÏS
Tu n'as nul besoin de ces gens-là, Chrémès. Tu n'as qu'à dire ceci : « C'est ma soeur, je l'ai perdue toute petite. Je viens de la reconnaître. » Là-dessus montre les pièces à conviction.
PYTHIAS
Les voici.
THAÏS
Prends-les. S'il veut employer la force, conduis-le devant les juges. As-tu compris?
CHRÉMÈS
Oui.
THAÏS
Tâche de lui dire cela sans te déconcerter.
CHRÉMÈS
Je le ferai.
THAÏS
Relève ton manteau. (A part.) Me voilà bien. Celui que je prends pour défenseur aurait lui-même besoin d'un patron.

SCÈNE VII

THRASON, GNATHON, SANGA, CHRÈMÈS, THAÏS

THRASON
Moi ! je souffrirais un affront si insigne, Gnathon l Plutôt mourir. Simalion, Donax, Syriscus, suivez-moi. Je vais d'abord prendre la maison d'assaut.
GNATHON
Bien.
THRASON
J'enlèverai la fille.
GNATHON
Parfait.
THRASON
Et elle, je la rosserai.
GNATHON
A merveille !
THRASON
Ici, au centre, avec ton levier, Donax. Toi, Simalion, à l'aile gauche; toi, Syriscus, à l'aile droite. A moi, les autres ! Où est le centurion Sanga et le manipule des voleurs (34)?
SANGA
Voilà : présent !
THRASON
Comment, lâche? est-ce avec le torchon que tu as apporté ici que tu prétends te battre?
SANGA
Moi ! Je connaissais la valeur du général et l'impétuosité des soldats. Comme il y aura forcément du sang répandu, avec quoi aurais-je essuyé les blessures?
THRASON
Où sont les autres?
SANGA
Comment, diantre, les autres? Il ne reste que Sannion qui garde le logis.
THRASON
Range-moi ces hommes-ci en bataille. Je me tiendrai, moi, derrière les premières lignes : de là je donnerai le signal à tous.
GNATHON (à part).
Voilà qui est sage. Après avoir rangé les autres, il s'est mis lui-même en lieu sûr.
THRASON
Telle était la tactique habituelle de Pyrrhus (35).
CHRÉMÈS
Vois-tu, Thaïs, ce qu'il va faire? J'avais bien raison, quand je te conseillais de barricader ta porte.
THAÏS
Tu peux être sûr que cet homme que tu prends en ce moment pour un brave n'est qu'un grand poltron : n'aie pas peur.
THRASON
Que t'en semble, Gnathon?
GNATHON
Je donnerais tout au monde pour te voir une fronde à la main. Tu les frapperais de loin, sans bouger d'ici, à couvert. Ils prendraient la fuite.
THRASON
Mais voici Thaïs : c'est elle-même que j'aperçois.
GNATHON
Que tardons-nous à charger?
THRASON
Attends. Le sage doit tout tenter avant de recourir aux armes. Que sais-tu si elle ne se rendra pas à mes ordres, sans que j'emploie la force?
GNATHON
Dieux de dieux ! la précieuse qualité que la sagesse ! Je ne m'approche jamais de toi que je ne m'en retourne plus instruit.
THRASON
Thaïs, réponds-moi d'abord. Quand je t'ai donné cette jeune fille, n'as-tu pas promis d'être à moi seul ces deux jours-ci?
THAÏS
Eh bien ! après?
THRASON
Tu le demandes, toi qui viens d'amener chez moi, à ma barbe, ton amoureux..? 
THAÏS
Le moyen de raisonner avec un pareil homme?
THRASON
Et qui t'es dérobée de chez moi avec lui?
THAÏS
Il m'a plu ainsi.
THRASON
Alors rends-moi Pamphila, à moins que tu n'aimes mieux que je l'enlève de force.
CHRÉMÈS
Qu'elle te la rende ! Touche-la seulement, toi le dernier de...
GNATHON
Ah ! que fais-tu? Tais-toi.
THRASON
De quoi te mêles-tu? Je ne toucherai pas une femme qui est mon bien?
CHRÉMÈS
Ton bien, coquin !
GNATHON
Prends garde, je t'en prie : tu ne sais pas quel homme tu insultes.
CHRÉMÈS (à Gnathon)
Tu ne vas pas me laisser tranquille? (A Thrason.) Et toi, sais-tu quel jeu tu joues? Si tu causes ici le moindre 800 esclandre aujourd'hui, je te ferai souvenir toute ta vie
de cette place, de ce jour et de moi.
GNATHON
Je te plains de te faire un ennemi d'un si puissant personnage.
CHRÉMÈS (à Gnathon)
Je te casserai la tête aujourd'hui, tu si ne t'en vas pas.
GNATHON
Vraiment, canaille? Est-ce ainsi que tu le prends?
THRASON
Qui es-tu? Que veux-tu? Quel intérêt prends-tu à cette jeune fille?
CHRÉMÈS
Tu vas le savoir. Pour commencer, je déclare quelle est de condition libre.
THRASON
Hein !
CHRÉMÈS
Citoyenne d'Athènes.
THRASON
Ouais !
CHRÉMÈS
Ma propre sœur.
THRASON
Il a du front.
CHRÉMÈS
Maintenant, soudard, je te défends expressément de lui faire la moindre violence. Thaïs, je vais chercher Sophrona, la nourrice, je la ramène et je lui montrerai les preuves qui sont dans cette cassette.
THRASON
Tu veux m'empêcher de toucher à une fille qui m'appartient?
CHRÉMÈS
Oui, je t'en empêcherai.
GNATHON
Tu l'entends; il se met en flagrant délit de vol. Que te faut-il de plus?
THRASON
Dis-tu comme lui, Thaïs?
THAÏS
Cherche qui te réponde. (Elle sort.)
THRASON
Alors, que faisons-nous?
GNATHON
Rentrons. Tu la verras bientôt venir d'elle-même te supplier.
THRASON
Tu crois?
GNATHON
J'en suis sûr. Je connais l'humeur des femmes. Veux-tu, elles ne veulent pas. Tu ne veux plus, c'est elles qui veulent.
THRASON
C'est bien juger.
GNATHON
Dois-je maintenant licencier les troupes?
THRASON
Si tu veux.
GNATHON
Sanga, il faut, comme il convient à de braves soldats, songer à présent à la maison et à la cuisine.
SANGA
Il y a longtemps que mon esprit est à mes casseroles.
GNATHON
Tu es un brave garçon.
THRASON
Vous suivez-moi par ici.

ACTE V SCÈNE I

THAÏS, PYTHIAS

THAÏS
En finiras-tu, coquine, avec tes explications entortillées? « Je sais... je ne sais pas... il est parti... on m'a dit... je n'étais pas là. » Te décideras-tu à me dire clairement ce qui en est? La jeune fille a ses habits déchirés, elle pleure et garde un silence obstiné. L'eunuque a disparu. Pourquoi? Que s'est-il passé? Parle donc.
PYTHIAS
Hélas! que veux-tu que je te dise? Il paraît que ce n'était pas un eunuque.
THAÏS
Qui était-ce donc?
PYTHIAS
Ce maudit Chéréa.
THAÏS
Qui, Chéréa?
PYTHIAS
Ce maudit jeune homme, frère de Phédria.
THAÏS
Que dis-tu, empoisonneuse?
PYTHIAS
Et j'en ai acquis la preuve certaine.
THAÏS
Pourquoi, je te le demande, est-il venu chez nous? Pourquoi l'y a-t-on amené?
PYTHIAS
Je ne sais pas; je crois seulement qu'il était amoureux de Pamphila.
THAÏS
Hélas! c'est pour moi un coup mortel, et je suis bien malheureuse si ce que tu dis est vrai. N'est-ce pas pour cela que la fillette pleure?
PYTHIAS
Je le suppose.
THAÏS
Que dis-tu, misérable? Est-ce là l'ordre sévère que je t'avais donné en sortant?
PYTHIAS
Que pouvais-je faire? Je l'ai suivi, ton ordre : je ne l'ai confiée qu'à lui seul.
THAÏS
Coquine ! tu as confié la brebis au loup. Je meurs de honte d'avoir été jouée de la sorte. Quelle espèce d'homme est-ce là?
PYTHIAS
Chut ! maîtresse, ne dis mot, je te prie. Nous sommes sauvées. Nous tenons notre homme.
THAÏS
Où est-il?
PYTHIAS
Mais là, à ta gauche. Ne le vois-tu pas?
THAÏS
Si, je le vois.
PYTHIAS
Fais-le saisir au plus vite.
THAÏS
Et qu'en ferons-nous, sotte que tu es?
PYTHIAS
Ce que tu en feras? Belle demande ! Vois, de grâce, s'il n'a pas, quand on le regarde, l'air d'un effronté. N'est-ce pas vrai? Et puis quelle assurance !

SCÈNE II 

CHÉRÉA, THAÏS, PYTHIAS

CHÉRÉA (à part).
Quand nous sommes arrivés chez Antiphon, son père et sa mère étaient tous les deux au logis, comme s'ils s'étaient donné le mot. Dès lors, pas moyen d'entrer sans être vu d'eux. Comme j'étais là devant leur porte, je vois venir vers moi quelqu'un de ma connaissance. Aussitôt je détale à toutes jambes et je me jette dans une ruelle déserte, puis dans une autre, et dans une autre encore. J'étais le plus malheureux des hommes, fuyant toujours pour n'être pas reconnu. Mais n'est-ce pas Thaïs que je vois ici? C'est elle-même. Je me demande ce que je vais faire. Après tout, que m'importe? Que peut-elle me faire?
THAÏS
Abordons-le. (Feignant de le prendre pour le véritable eunuque.) Bonjour, Dorus, l'homme de bien. Dis-moi. tu as donc pris la fuite?
CHÉRÉA
Oui, maîtresse, je l'avoue.
THAÏS
Es-tu content de ce que tu as fait?
CHÉRÉA
Non.
THAÏS
Penses-tu en être quitte sans punition?
CHÉRÉA
Pardonne-moi cette première faute. Si j'en commets jamais une autre, tue-moi.
THAÏS
Craignais-tu par hasard ma sévérité?
CHÉRÉA
Non.
THAÏS
Que craignais-tu donc?
CHÉRÉA
Que cette femme ne m'accusât auprès de toi.
THAÏS
Qu'avais-tu fait?
CHÉRÉA
Une bagatelle.
PYTHIAS
Oh ! une bagatelle ! l'impudent ! C'est pour toi une bagatelle de violer une citoyenne?
CHÉRÉA
Je la croyais esclave comme moi.
PYTHIAS
Esclave comme toi ! je ne sais qui me retient de te sauter aux cheveux, monstre. Et il vient encore braver les gens et se moquer d'eux !
THAÏS
Tu es folle : laisse-nous tranquilles.
PYTHIAS
Pourquoi donc? Je serais encore en reste, je pense, avec ce pendard, si je faisais comme je dis, surtout quand il se reconnaît ton esclave.
THAÏS
Laissons cela. Tu as agi, Chéréa, d'une manière indigne de toi. Admettons que je mérite amplement cet affront, en tout cas ce n'était pas à toi de me le faire. En vérité, je ne sais quel parti prendre à l'égard de cette jeune fille. Tu as si bien déconcerté tous mes plans que je ne peux plus la rendre à sa famille, comme je le devais et comme je le désirais, afin de me l'attacher par un bienfait complet.
CHÉRÉA
Eh bien ! j'espère que désormais il y aura entre nous (36), Thaïs, une éternelle amitié. Souvent une aventure de ce genre, en dépit d'un mauvais début, a formé les liens d'une étroite intimité. Et qui sait si quelque dieu ne s'en est pas mêlé?
THAÏS
Par Pollux ! c'est bien ainsi que je le prends et que je le désire.
CHÉRÉA
Oui, prends-le ainsi, je t'en prie. Sois sûre d'une chose, c'est que je ne l'ai pas fait pour t'outrager, mais par amour.
THAÏS
Je le sais, et c'est pour cela, par Pollux, que je te pardonne plus facilement. Je n'ai pas le coeur dur, Chéréa, et je ne suis pas novice au point d'ignorer le pouvoir de l'amour.
CHÉRÉA
Toi aussi, Thaïs, je t'aime à présent, les dieux m'en sont témoins.
PYTHIAS
Alors, par Pollux, prends garde à lui, maîtresse, crois-moi.
CHÉRÉA
Je n'oserais pas.
PYTHIAS
Je n'ai pas en toi la moindre confiance.
THAÏS
En voilà assez.
CHÉRÉA
Maintenant sois mon auxiliaire en cette affaire, je t'en prie. Je me recommande à toi et m'en remets à ta discrétion. Prends ma cause en main, Thaïs, je t'en conjure. J'en mourrai, si je ne l'épouse.
THAÏS
Pourtant si ton père...
CHÉRÉA
Ah! il consentira, j'en suis sûr, pourvu qu'elle soit citoyenne.
THAÏS
Si tu veux attendre quelques instants, le frère de la jeune fille va venir ici. Il est allé chercher la nourrice qui a allaité l'enfant, quant elle était au berceau. Tu assisteras toi-même à la reconnaissance, Chéréa.
CHÉRÉA
Oui, je reste.
THAÏS
Veux-tu que nous allions l'attendre au logis plutôt  qu'ici devant la porte?
CHÉRÉA
Si je le veux! Oui, certes.
PYTHIAS
Que vas-tu faire là, je te prie?
THAÏS
Que veux-tu donc dire?
PYTHIAS
Tu le demandes? Tu songes à le recevoir dans ta maison après ce qu'il a fait?
THAÏS
Pourquoi non?
PYTHIAS
Crois-m'en sur ma parole : il y fera quelque nouvelle algarade.
THAÏS
Ah! tais-toi, je t'en prie.
PYTHIAS
On voit que tu connais mal son audace.
CHÉRÉA
Je ne ferai rien, Pythias.
PYTHIAS
Par Pollux, je ne te crois pas, Chéréa, à moins qu'on ne te confie rien.
CHÉRÉA
Eh bien ! Pythias, charge-toi de me garder.
PYTHIAS
Non, par Pollux; je n'oserais ni te donner quoi que ce soit à garder, ni te garder toi-même. Va te promener.
THAÏS
Voici très à propos le frère en personne.  
CHÉRÉA
Je suis perdu, par Hercule. De grâce, Thaïs, entrons chez toi. Je ne veux pas qu'il me voie dans la rue avec cet accoutrement.
THAÏS
Pourquoi donc? Est-ce que tu es honteux?
CHÉRÉA
Justement.
PYTHIAS
Justement? Oh ! la jeune pucelle !
THAÏS
Entre le premier, je te suis. Toi, Pythias, reste là pour introduire Chrémès.

SCÈNE III 

PYTHIAS, CHRÉMÈS, SOPHRONA

PYTHIAS
Qu'est-ce que je pourrais bien imaginer, voyons, quoi, quel moyen de payer de retour le scélérat qui nous a amené ce faux eunuque?
CHRÉMÈS
Remue-toi donc un peu plus vite, nourrice.
SOPHRONA
Je me remue.
CHRÉMÈS
Je le vois; mais tu n'avances pas du tout.
PYTHIAS
As-tu déjà montré les preuves à la nourrice?
CHRÉMÈS
Toutes.
PYTHIAS
S'il te plaît, que dit-elle? Les reconnaît-elle?
CHRÉMÈS
Oui, sans hésitation.
PYTHIAS
Ce que tu dis-là, par Pollux! me fait plaisir; car je m'intéresse à la fillette. Entrez : voilà un moment que ma maîtresse vous attend au logis. — Mais j'aperçois notre homme de bien, Parménon, qui s'en vient par ici. Ah ! dieux ! voyez avec quel flegme il s'avance. J'espère lui donner de la tablature par un tour de ma façon. Mais rentrons pour avoir des nouvelles sûres de la reconnaissance; après quoi, je ressortirai pour faire une bonne peur au scélérat.

SCÈNE IV

PARMÉNON, PYTHIAS

PARMÉNON
Je reviens voir où en sont ici les affaires de Chéréa. S'il a conduit sa barque avec adresse, juste ciel, quel honneur, quelle gloire véritable pour Parménon ! Ne parlons pas de cet amour si difficile et si coûteux, de cette fille qu'il aimait chez une courtisane avare, et que je lui ai procurée sans ennuis, sans frais ni dépenses. Mais j'ai un autre titre de gloire, et celui-là, à mon avis, mérite la palme, c'est que j'ai trouvé le moyen de faire connaître au jeune homme le caractère et les habitudes des courtisanes, afin que, les connaissant de bonne heure, il les prenne en dégoût pour toujours. Quand elles sent dehors, rien de plus propre, de mieux tenu, de plus élégant; lorsqu'elles dînent avec un amoureux, elles font la petite bouche. Mais il faut voir comme elles sont malpropres, crasseuses, misérables, comme elles sont débraillées et affamées, lorsqu'elles sont seules à la maison, comme elles dévorent un pain noir trempé dans du bouillon de la veille. Connaître tout cela, c'est la sauvegarde des jeunes gens.
PYTHIAS
Par Pollux ! tu nie payeras, coquin, ce que tu viens de dire et ce que tu as fait : tu ne nous auras pas jouées impunément (37). (Haut et feignant de ne pas voir Parménon.) Juste ciel ! Quelle chose affreuse ! O le malheureux garçon ! Scélérat de Parménon qui l'a conduit ici !
PARMÉNON (à part).
Qu'y a-t-il?
PYTHIAS
Il me fait pitié, et pour ne pas voir, malheureuse, je me suis sauvée dehors. Quel exemple horrible ils vont, disent-ils, faire sur ce garçon !
PARMÉNON
O Jupiter ! Quel désordre est-ce là? En est-ce fait de moi? Il faut que je l'aborde. Qu'y a-t-il, Pythias? Que dis-tu? Sur qui va-t-on faire un exemple?
PYTHIAS
Tu le demandes, effronté coquin? Ce jeune homme que tu as amené pour un eunuque, tu l'as perdu en voulant nous tromper,
PARMÉNON
Que veux-tu dire? Qu'est-il arrivé? Parle.
PYTHIAS
Voici : cette jeune fille dont on a fait aujourd'hui présent à Thaïs, sais-tu qu'elle est citoyenne d'ici et que son frère appartient à la plus haute noblesse?
PARMÉNON
Non, je n'en sais rien.
PYTHIAS
Eh bien, elle vient d'être reconnue pour telle. C'est elle que ce misérable a violée. Quand son frère l'a su, comme il est très violent...
PARMÉNON
Qu'a-t-il fait?
PYTHIAS
D'abord il l'a garrotté atrocement.
PARMÉNON.
Il l'a garrotté?
PYTHIAS
Oui, malgré Thaïs, qui le priait de n'en rien faire.
PARMÉNON
Que dis-tu là?
PYTHIAS
A présent il menace de lui faire ce qu'on fait d'ordinaire aux adultères (38), chose que je n'ai jamais vue et n'ai pas envie de voir.
PARMÉNON
Quelle audace de se porter à un si horrible attentat !
PYTHIAS
Qu'y a-t-il là de si horrible?
PARMÉNON
N'est-ce pas monstrueux? A-t-on jamais vu saisir quelqu'un comme adultère dans la maison d'une courtisane?
PYTHIAS
C'est ce que j'ignore.
PARMÉNON
Eh bien ! pour que vous n'en ignoriez, Pythias, je vous dis et je vous déclare que ce jeune homme est le fils de mon maître.
PYTHIAS
Hein ! vraiment?
PARMÉNON
Que Thaïs ne permette pas qu'on lui fasse aucune violence ! Et au fait, pourquoi n'entré-je pas moi-même?
PYTHIAS
Prends garde, Parménon, à ce que tu vas faire. Tu pourrais bien ne lui servir de rien et te perdre toi-même; car on est convaincu que tout ce qui est arrivé est ton ouvrage.
PARMÉNON
Que dois-je donc faire, malheureux? Quel parti prendre? Mais j'aperçois notre vieux maître qui revient de la campagne. Lui dirai-je? ne lui dirai-je pas? Oui, je lui dirai tout, bien que j'aie en perspective une verte correction. Mais il faut absolument qu'il vienne au secours de son fils.
PYTHIAS
C'est penser sagement. Moi, je rentre. Toi, conte-lui toute l'affaire, exactement comme elle s'est passée.

SCÈNE V

LACHÈS, PARMÉNON

LACHÈS
Ce qu'il y a d'avantageux dans la proximité de ma campagne, c'est que je ne m'ennuie jamais ni aux champs ni à la ville. Dès que la satiété me prend, je change de place. Mais n'est-ce pas là notre Parménon? Oui, c'est lui. Qui attends-tu ici devant cette porte, Parménon?
PARMÉNON
Qui est là? Ah ! Te voilà revenu en bonne santé : j'ensuis ravi.
LACHÈS
Qui attends-tu?
PARMÉNON
Je suis mort. La peur m'enchaîne la langue.
LACHÈS
Eh bien ! qu'y a-t-il? Qu'as-tu à trembler? Tout va-t-il bien? Réponds-moi.
PARMÉNON
D'abord, maître, je te prie d'être bien convaincu d'une chose qui est la vérité même, c'est que dans tout ce qui est arrivé il n'y a pas de ma faute. 
LACHÉS
Qu'y a-t-il?
PARMÉNON
Tu as bien raison de me le demander. J'aurais dû commencer par te le dire. Phédria a acheté un eunuque pour en faire cadeau à cette femme.
LACHÈS
A quelle femme?
PARMÉNON
A Thaïs.
LACHÈS
Il a acheté un eunuque? Je suis perdu. A quel prix?
PARMÉNON
Vingt mines.
LACHÈS
C'est fait de moi.
PARMÉNON
De son côté Chéréa est amoureux d'une joueuse de cithare de cette maison.
LACHÈS
Hein ! quoi? lui amoureux ! Sait-il déjà, celui-là, ce que c'est qu'une courtisane? Est-ce qu'il est venu en ville? Malheur sur malheur !
PARMÉNON
Maître, ne me regarde pas : ce n'est pas moi qui l'aiconseillé.
LACHÈS
Ne me parle pas de toi. Je me charge, pendard, si les dieux me prêtent vie, de te... Mais achève d'abord tout ce que tu as à me dire.
PARMÉNON
Il s'est fait conduire chez Thaïs à la place de l'eunuque.
LACHÈS
A la place de l'eunuque?
PARMÉNON
Oui, et quand il a été là-dedans, on l'a saisi comme adultère, et garrotté.
LACHÈS
Je suis assassiné !
PARMÉNON
Vois où va l'audace de ces drôlesses.
LACHÈS
As-tu encore quelque autre malheur ou dommage à m'apprendre?
PARMÉNON
C'est tout.
LACHÈS
Qu'est-ce que j'attends pour me précipiter là dedans?
PARMÉNON
Il n'est pas douteux que cette aventure ne me vaille une verte correction. Mais puisqu'il a fallu en venir là, je suis content d'une chose, c'est que grâce à moi il arrivera malheur à ces coquines. Il y a déjà longtemps que le bonhomme cherchait un prétexte pour leur donner une bonne leçon : le voilà trouvé.

SCÈNE VI

PYTHIAS, PARMÉNON

PYTHIAS
Par Pollux ! depuis longtemps il ne m'est rien arrivé qui m'ait causé plus de plaisir que la venue du bonhomme entrant chez nous avec sa frayeur imaginaire. J'étais seule à rire, parce que je savais la cause de ses alarmes.
PARMÉNON
Qu'est-ce encore que ceci?
PYTHIAS
A présent je sors pour aller trouver Parménon. Mais où est-il, je vous prie?
PARMÉNON
C'est moi qu'elle cherche.
PYTHIAS
Ah! le voilà. Abordons-le.
PARMÉNON
Qu'y a-t-il, pécore? Que veux-tu? De quoi ris-tu? En finiras-tu?
PYTHIAS
J'en mourrai. Tu vois une pauvre femme qui n'en peut plus de rire à tes dépens.
PARMÉNON
Et pourquoi?
PYTHIAS
Tu le demandes? Non, par Pollux, je n'ai jamais vu et ne verrai de ma vie quelqu'un de plus sot que toi. Ah! je ne saurais dire le divertissement que tu nous as donné là-dedans. Et moi qui avais d'abord poussé la candeur jusqu'à te croire aussi habile homme que beau parleur ! Hé, quoi ! Devais-tu croire d'emblée ce que je disais? N'était-ce pas assez du scandale que tu avais fait faire au jeune homme, sans aller par-dessus le marché le dénoncer à son père? En quelle disposition d'esprit crois-tu qu'il ait été, quand son père l'a surpris revêtu de cet habit? Eh bien ! comprends-tu à cette heure que tu es perdu?
PARMÉNON
Hein ! Qu'as-tu dit, coquine? Tu as donc menti? Tu ris encore? Trouves-tu si plaisant, scélérate, de te moquer de nous?
PYTHIAS
Excessivement plaisant.
PARMÉNON
Oui, pourvu que ton impudence reste impunie.
PYTHIAS
Vraiment?
PARMÉNON
Je te le rendrai, par Hercule!
PYTHIAS
D'accord. Mais c'est pour plus tard sans doute, Parménon, que tu me menaces, tandis que toi, c'est à l'heure même qu'on va te pendre, toi, qui décries ce jeune étourdi par des tours scandaleux et le dénonces ensuite. Le père et le fils vont faire un exemple sur ta personne.
PARMÉNON
Je n'existe plus.
PYTHIAS
Voilà la récompense que tu as gagnée avec ton cadeau. Adieu !
PARMÉNON
Malheureux ! je me suis perdu aujourd'hui en me dénonçant moi-même, comme la souris (39).

SCÈNE VII

GNATHON, THRASON

GNATHON
Que faisons-nous à présent? Dans quel espoir, dans quelle intention venons-nous ici? Quel est ton projet, Thrason?
THRASON
Moi? de me rendre à discrétion et de faire ce que Thaïs voudra.
GNATHON
Comment?
THRASON
Pourquoi ne serais-je pas son esclave? Hercule fut bien celui d'Omphale.
GNATHON
L'exemple me plaît. (A part.) Comme j'aimerais te voir amollir la tête à coups de sandales ! (Haut.) Mais la porte a résonné chez Thaïs.
THRASON
Ah ! qu'est-ce encore que ceci? En voilà un que je n'avais pas encore vu. Qu'a-t-il à se précipiter ainsi?

SCÈNE VIII

CHÉRÉA, PARMÉNON, GNATHON, THRASON

CHÉRÉA
O mes amis, y a-t-il aujourd'hui sur la terre un homme plus heureux que moi? Non, par Hercule, il n'y en a point. Les dieux ont montré sur moi toute l'étendue de leur puissance : en un instant, ils m'ont comblé de biens.
PARMÉNON (à part).
Qu'a-t-il a être si joyeux?
CHÉRÉA
O cher Parménon, toi qui es la cause, l'auteur, l'artisan de toutes mes félicités, sais-tu la joie qui me transporte? Sais-tu que ma Pamphila a été reconnue citoyenne?
PARMÉNON
On me l'a dit.
CHÉRÉA
Sais-tu qu'elle est ma fiancée?
PARMÉNON
Tant mieux, en vérité.
GNATHON (à Thrason).
Entends-tu ce qu'il dit?
CHÉRÉA
De plus, j'ai la joie de voir Phédria, mon frère, tranquille dans ses amours. Nous ne faisons plus qu'une maison. Thaïs s'est confiée à mon père, dont elle devient la cliente et la protégée. Elle s'est donnée à nous.
PARMÉNON
Alors Thaïs est toute à ton frère?
CHÉRÉA
Bien entendu.
PARMÉNON
A ce compte, nous avons un autre sujet de joie : le soldat est mis à la porte.
CHÉRÉA
Maintenant, quelque part que soit mon frère, remue-toi pour le prévenir au plus vite.
PARMÉNON
Je vais voir à la maison. --
THRASON
Eh bien ! Gnathon, doutes-tu que je sois à présent coulé à fond?
GNATHON
Il n'y a pas, je crois, à en douter.
CHÉRÉA
Par où commencer? Qui louer avant tout? ce garçon qui m'a conseillé l'entreprise, ou moi qui ai osé la risquer? ou bien comblerai-je d'éloges la fortune qui a tout conduit et qui en un seul jour a mené à bonne fin tant et de si grandes choses, ou l'amabilité et l'indulgence de mon père? O Jupiter, je t'en conjure, conserve-nous ces biens.

SCÈNE IX

PHÉDRIA, CHÉRÉA, THRASON, GNATHON

PHÉDRIA
Grands dieux ! j'ai peine à croire ce que vient de me raconter Parménon. Mais où est mon frère?
CHÉRÉA
Devant toi.
PHÉDRIA
Je suis bien content.
CHÉRÉA
Je le crois de reste. Il n'y a pas, mon frère, de créature plus digne d'être aimée que ta chère Thaïs, tellement elle est dévouée à toute notre famille !
PHÉDRIA
Eh ! c'est à moi que tu fais son éloge !
THRASON
Hélas ! moins il me reste d'espérance, plus je l'aime. Je m'adresse à toi, Gnathon; je n'espère plus qu'en toi.
GNATHON
Que veux-tu que je fasse?
THRASON
Obtiens par prière ou par argent que je reste enfin chez Thaïs : je ne demande qu'un petit coin.
GNATHON
C'est difficile.
THRASON
Tu n'as qu'à vouloir, je te connais. Si tu réussis, tu peux me demander n'importe quel présent ou récompense : tu l'obtiendras.
GNATHON
Bien sûr?
THRASON
Oui.
GNATHON
Si je réussis, j'exige que ta maison me soit ouverte en ton absence comme en ta présence et que, sans être invité j'y aie mon couvert en tout temps.
THRASON
Je te donne ma parole qu'il en sera ainsi.
GNATHON
Je vais me mettre à l'oeuvre.
PHÉDRIA
Qui est-ce que j'entends ici? O Thrason...
THRASON
Je vous salue.
PHÉDRIA
Tu ignores peut-être ce qui vient de se passer ici.
THRASON
Je le sais.
PHÉDRIA
Comment se fait-il alors que je t'aperçoive en ce quartier?
THRASON
C'est que je comptais sur vous pour...
PHÉDRIA
Sais-tu comment tu dois y compter? Eh bien! je te déclare, soudard, que si, à partir de ce jour, je te rencontre jamais dans cette rue, tu auras beau dire : « Je cherchais quelqu'un..., j'avais à passer par ici », tu es un homme mort.
GNATHON
Ah ! ce n'est pas ainsi qu'il convient d'en user.
PHÉDRIA
C'est dit.
GNATHON
Je ne vous savais pas d'une humeur si hautaine.
PHÉDRIA
C'est comme cela.
GNATHON
Écoutez d'abord : j'ai quelques mots à dire. Quand vous aurez entendu, vous ferez comme il vous plaira.
CHÉRÉA
Écoutons.
GNATHON
Toi, retire-toi un peu là-bas, Thrason. Pour commencer, il est une chose que je désire vivement vous persuader, c'est que tout ce que j'en fais, je le fais surtout dans mon intérêt. Mais si vous y trouvez aussi votre profit, vous feriez une folie de ne pas en profiter.
PHÉDRIA
De quoi s'agit-il?
GNATHON
Je suis d'avis que vous devez souffrir le soldat pour rival.
PHÉDRIA
Hein ! Que nous le souffrions !
GNATHON
Réfléchis un peu. Toi, par Hercule, Phédria, tu aimes à vivre avec elle, et tu aimes à bien vivre. Or, tu n'as pas grand'chose à lui donner, et Thaïs a besoin de recevoir beaucoup. Pour défrayer tes amours sans qu'il t'en coûte rien et fournir à toutes ces dépenses, il n'est personne qui convienne mieux et fasse mieux ton affaire que Thrason. D'abord, il a de quoi donner, et personne ne donne plus généreusement. Et puis c'est un niais, un sot, un lourdaud qui ronfle nuit et jour, et tu n'as pas à craindre qu'une femme en devienne amoureuse. Enfin, tu le mettras facilement à la porte, quand tu voudras.
CHÉRÉA
Que faisons-nous?
GNATHON
J'ajoute qu'il a encore une qualité que pour ma part je mets au-dessus de toutes les autres : c'est que personne ne reçoit mieux que lui, ni plus grandement.
CHÉRÉA
Il est certain que de toute façon nous avons besoin de cet homme-là.
PHÉDRIA
C'est ce que je crois aussi.
GNATHON
Et vous avez raison. J'ai encore une grâce à vous demander, c'est de me recevoir dans votre compagnie. Voilà assez longtemps que je roule ce rocher.
PHÉDRIA
Nous te recevons.
CHÉRÉA
Et de bon coeur.
GNATHON
Eh bien ! en échange, Phédria et toi, Chéréa, je vous le livre : grugez-le, bernez-le.
CHÉRÉA
Cela nous va.
PHÉDRIA
Il le mérite bien.
GNATHON
Thrason, tu peux approcher, quand tu voudras.
THRASON
Où en sommes-nous, je te prie?
GNATHON
Eh bien ! ces gens-là ne te connaissaient pas. Mais je leur ai dépeint ton caractère, et je t'ai loué selon tes actes et tes mérites, et j'ai tout obtenu.
THRASON
C'est fort bien; je t'en sais un gré infini. Du reste, je n'ai jamais été nulle part sans me faire adorer de tout le monde.
GNATHON
Ne vous ai-je pas dit qu'il a une élégance attique?
PHÉDRIA
Tu n'as rien dit que de vrai. Passez par ici.
LE CHANTEUR
Vous, portez-vous bien et applaudissez.