Platon traduit par Victor Cousin Tome I

PLAUTE

AMPHITRYON

AMPHITRUO

texte latin seul

texte bilingue

 



 

 

 

ARGUMENT I

Jupiter, à la faveur d'une métamorphose, et tandis qu'Amphitryon faisait la guerre aux Téléboens (01), a usurpé les droits d'époux auprès d'Alcmène. Mercure a pris la figure de l'esclave Sosie, aussi absent. Alcmène est dupe de leur ruse. Au retour, le véritable Amphitryon et le vrai Sosie subissent d'étranges et risibles épreuves. Querelles, brouillerie entre le mari et la femme. Mais enfin Jupiter, faisant entendre sa voix dans les cieux au milieu des tonnerres, s'avoue l'amant adultère.

ARGUMENT II

Jupiter, amoureux d'Alcmène, a pris les traits d'Amphitryon, son époux, pendant que celui-ci combat les ennemis de la patrie. Mercure le sert sous la figure de Sosie, et, quand reviennent le maître et l'esclave, il s'amuse à leurs dépens. Le mari fait une querelle à sa femme. Les deux Amphitryons s'accusent réciproquement d'adultère. Blépharon, choisi pour juge entre l'un et l'autre, n'ose prononcer. Enfin le mystère se découvre : Alcmène accouche de deux jumeaux.

PERSONNAGES

SOSIE.
MERCURE.
JUPITER.
ALCMÈNE.
AMPHITRYON.
THESSALA, esclave.
BLÉPHARON, général thébain.
BROMIA, esclave.

PROLOGUE

MERCURE

Vous voulez, n'est-ce pas, que je vous favorise dans votre commerce, soit pour les ventes, soit pour les achats, et que mon secours vous assure tous les gains possibles; que, grâce à moi, les affaires de toute votre famille s'arrangent bien chez vous et au dehors, que d'amples profits couronnent toujours vos entreprises présentes et futures : vous voulez encore que je ne cesse de vous réjouir vous et les vôtres par d'heureuses nouvelles, et que je vous apporte et vous annonce les plus beaux succès pour la république; car, vous le savez, les autres dieux m'ont commis l'emploi de veiller aux messages et au commerce : eh bien ! si vous voulez que je m'en acquitte à votre satisfaction, et que mes soins tendent constamment à vous enrichir, il faut que tous, vous écoutiez cette comédie en silence, et que vous soyez arbitres justes et équitables. Maintenant, de quelle part je viens, et quel est l'objet de ma venue, je vais vous le dire; je m'expliquerai aussi sur mon nom. C'est Jupiter qui m'envoie; je m'appelle Mercure. Mon père m'a chargé d'une requête auprès de vous, quoiqu'il pensât bien qu'il n'avait qu'à commander, et que vous obéiriez; il sait que vous lui rendez l'hommage de respect et de crainte qui se doivent à Jupiter. Toutefois, il m'a bien recommandé de vous faire cette demande humblement, en termes fort polis et fort doux; car le Jupiter qui m'envoie redoute autant que n'importe lequel d'entre vous, les coups de bâton. Né de race humaine, tant par sa mère que par son père, faut-il s'étonner qu'il soit timide? Et moi aussi, moi, le fils de Jupiter, à vivre avec mon père, j'ai appris à craindre les coups. Je viens donc pacifiquement, porteur de paroles de paix, vous demander une chose honnête et facile. On m'envoie, par un honnête motif, solliciter honnêtement une honnête assemblée. En effet, obtenir d'honnêtes gens une malhonnêteté, cela ne se doit pas; et faire à des gens malhonnêtes une honnête demande, c'est folie. Savent-ils seulement, comprennent-ils ce que c'est qu'honnêteté? Or, prêtez attention à mes discours. Vous devez vouloir tout ce que nous voulons, mon père et moi; c'est bien le moins, après tout ce que nous avons fait pour vous et pour la république. Mais que sert de nous en vanter, comme d'autres font dans les tragédies, comme j'ai vu faire à Neptune, à la Valeur, à la Victoire, à Mars, à Bellone? Se vanter de leurs bienfaits envers vous! Tous ces bienfaits, mon père, souverain des dieux, en est le premier auteur. Mais ce n'est pas son habitude de reprocher aux gens de bien le bien qu'il leur fait. Il est persuadé qu'il n'oblige pas des ingrats, et que vous êtes dignes de ses bontés.
Or çà, je vais vous dire d'abord l'objet de mon ambassade, je vous expliquerai ensuite le sujet de la tragédie. Vous froncez le sourcil? Parce que je vous annonce une tragédie? Je suis dieu; j'ai le pouvoir de la transformer, si vous le souhaitez. D'une tragédie je ferai une comédie, sans y changer un seul vers. Le voulez-vous, ou ne le voulez-vous pas? Mais quel étourdi je fais ! Comme si je ne le savais pas de science divine ! Oui, je connais votre désir à cet égard. Faisons un mélange, une tragi-comédie. Car, qu'une pièce où figurent des princes et des dieux soit tout à fait une comédie, c'est ce qui ne me paraît pas convenable. Eh bien! donc, puisqu'un esclave y joue son rôle, je la convertirai, comme je viens de vous le promettre, en une tragi-comédie.

Voici maintenant ce que Jupiter m'a chargé de vous demander. Il faut que des inspecteurs, à chacun des gradins, surveillent dans toute l'enceinte les spectateurs. S'ils tombent sur une cabale montée, qu'ils saisissent ici même les toges des cabaleurs pour cautionnement. Si quelqu'un a sollicité la palme pour des acteurs ou pour tout autre artiste, soit par des missives, soit par ses démarches personnelles, soit par des intermédiaires; ou si les édiles (02) eux-mêmes prévariquent dans leur jugement, Jupiter ordonne qu'on poursuive les délinquants, comme ceux qui briguent une magistrature pour eux-mêmes ou au profit d'autrui. Il prétend, en effet, que c'est à la vertu que vous devez vos succès, et non à l'intrigue, à la mauvaise foi. Pourquoi donc un comédien ne serait-il pas soumis aux mêmes lois que les plus grands citoyens? Il faut se recommander par son mérite, sans cabale. On a toujours assez d'appui, quand on va son droit chemin, pourvu qu'on ait affaire à des gens de bonne foi. 80Encore une autre ordonnance de Jupiter : qu'il y ait aussi des surveillants auprès des acteurs; et si quelques-uns s'avisent de poster des amis pour les applaudir ou pour nuire à leurs rivaux, qu'on leur enlève leur costume, et qu'on leur tanne le cuir (03). Il n'est pas étonnant que Jupiter prenne intérêt aux comédiens. N'en soyez pas surpris, lui-même il va jouer cette pièce. Vous ouvrez de grands yeux? Comme si c'était la première fois qu'on vous montrât Jupiter faisant le comédien! Ici même, l'an dernier, lorsque les acteurs l'invoquèrent sur la scène, il vint et leur prêta son con-cours. Il est certain d'ailleurs qu'il paraît dans les tragédies. Ainsi Jupiter jouera lui-même aujourd'hui cette comédie, et je la jouerai avec lui.

Maintenant, écoutez bien, je vais exposer le sujet de la pièce.
Cette ville que vous voyez, c'est Thèbes. Cette maison est celle d'Amphitryon, né à Argos, d'un père argien, et mari d'Alcmène, fille d'Èlectryon. Il commande à présent les armées, car le peuple thébain est en guerre avec les Téléboens. En partant, il a laissé son épouse enceinte.

Je n'ai pas besoin de vous dire de quel tempérament est mon père, et tout ce qu'il s'est permis en fait d'aventures galantes, et comme il se passionne pour les beautés qui lui ont tapé dans l'oeil.
Il est devenu l'amant d'Alcmène à l'insu d'Amphitryon; il jouit de son corps, et l'a engrossée par ses embrassements. Il faut que vous sachiez au juste l'état d'Alcmène : elle est doublement enceinte, du fait de son mari et de celui du grand Jupiter. En ce moment mon père est là dedans qui partage sa couche. Aussi, cette nuit a-t-elle été prolongée, tandis qu'il prend son plaisir à sa volonté : mais sous un déguisement; car il feint d'être Amphitryon.

Quant à moi, ne soyez pas surpris de mon accoutrement et de cet habit d'esclave sous lequel je me présente. Il s'agit d'une vieille et ancienne histoire que je vous rajeunirai. Voilà pourquoi j'ai revêtu ce nouveau costume.

Or donc, mon père est là dans cette maison; c'est Jupiter, qui s'est transformé en la ressemblance d'Amphitryon, et tous les esclaves en le voyant croient voir leur maître. Voilà comme il se métamorphose, quand il lui plaît. Moi, j'ai pris la figure de l'esclave Sosie, qui a suivi Amphitryon à l'armée; il fallait bien que je pusse accompagner et servir mon père dans ses amours, sans que les gens de la maison vinssent me demander qui je suis, quand ils me verraient aller et venir à chaque instant, dans la maison. Ils me croiront un esclave, leur camarade, et personne ne me dira : Qui es-tu? que veux-tu?

Mon père, à l'heure qu'il est, ne se fait faute de plaisir; il tient en même lit, dans ses bras, l'objet de son ardeur. Il lui raconte les événements de la guerre. Alcmène croit être auprès de son époux, elle se livre à un amant. Mon père lui dit comment il a défait les ennemis, quelles récompenses il a reçues. Ces récompenses décernées à Amphitryon, nous les avons dérobées : tout est possible à mon père. Aujourd'hui Amphitryon va revenir de l'armée, et avec lui l'esclave dont vous voyez le portrait en ma personne. Mais, pour qu'on puisse aisément nous reconnaître, j'aurai toujours ce petit plumet sur mon chapeau; mon père portera sous le sien un cordon d'or, Amphitryon n'en portera pas. Ces signes ne seront visibles à personne de la maison, vous seuls pourrez les voir.
Mais voici venir l'esclave d'Amphitryon, Sosie; il arrive du port avec sa lanterne. Je vais, pour sa bienvenue, le chasser de ce logis. Le voici. Regardez, vous serez récompensés de votre peine; Jupiter et Mercure joueront la comédie.

AMPHITRYON
ACTE I SOSIE, MERCURE

SOSIE

Quelle audace! Vit-on jamais homme plus téméraire que moi? Quand je sais comment se comporte notre jeunesse aujourd'hui, cheminer seul, la nuit, à l'heure qu'il est ! Mais que deviendrais-je, si les triumvirs (04) me fourraient en prison? Demain on me tirerait de la cage pour me donner les étrivières. Je ne pourrais pas m'expliquer; mon maître ne serait pas là pour me défendre, et personne n'aurait pitié de moi, pendant que huit robustes gaillards battraient mon pauvre dos comme une enclume. Voilà la belle réception que me fera la république à mon retour. C'est la faute de mon maître, aussi. Quelle dureté, à peine dans le port, de m'envoyer, bon gré, mal gré, à cette heure de la nuit ! Ne pouvait-il pas attendre jusqu'au jour pour ce message? Que la servitude chez les riches est une rude condition, et que malheureux est l'esclave d'un grand ! Nuit et jour, à chaque instant, mille choses à dire ou à faire. Jamais de repos. Le maître, exempt de travail, vous taille largement la besogne. Tout ce qui lui passe par la tête lui semble juste et raisonnable. Que ses ordres vous donnent beaucoup de mal, qu'ils excèdent ou non vos forces, il n'en tient compte, il n'y songe seulement pas. Ah ! qu'on a d'injustices à souffrir quand on sert ! et cependant il faut garder, supporter ce fardeau avec tous ses ennuis.

MERCURE (à part).

J'aurais plus de droit de pester contre la servitude, moi, qui hier étais libre, et que mon père a réduit à servir aujourd'hui. II lui sied bien de se plaindre, lui, esclave de naissance, quand me voilà devenu un franc maraud à étriller !

SOSIE

Il m'est venu tout à l'heure à la pensée de prier les dieux, et de leur rendre les actions de grâce qu'ils ont méritées. Par Pollux! s'ils me récompensaient selon mes mérites, ils m'enverraient quelque égrillard qui me labourerait comme il faut le visage; car j'ai si mal reconnu et si peu mis à profit leurs bontés pour moi...

MERCURE (à part).

Il fait là ce que ne font guère les hommes, il se rend justice.

SOSIE

Nous sommes plus heureux que je ne l'espérais et que nous ne l'espérions tous; nous voilà revenus chez nous, sains et saufs. Une terrible guerre a pris fin, l'ennemi est vaincu et taillé en pièces; et nos soldats rentrent victorieux dans leurs foyers. Ce peuple, qui fut cause de tant de funérailles prématurées pour la nation thébaine, vient d'être battu et conquis par la force et le courage de nos troupes, sous le commandement et sous les auspices d'Amphitryon, mon maître. Amphitryon a enrichi ses concitoyens de butin, de terre et de gloire, et a raffermi le trône de Créon, roi des Thébains.

Aujourd'hui, à peine débarqué, il me dépêche (05) en avant pour annoncer à son épouse ces triomphes dus à son habileté de chef, à sa fortune. Essayons un peu de quelle manière je ferai mon récit. Si je mens, ce sera agir comme de coutume et selon mon génie. Au plus fort du combat, je me cachais de toutes mes forces. N'importe, je ferai comme si j'avais été présent à l'action, je répéterai ma leçon. Mais, pour m'exprimer en termes convenables, il est bon que je me prépare. Je débuterai ainsi :

D'abord, lorsque nous fûmes arrivés et que nous eûmes pris terre, Amphitryon, sans perdre de temps, choisit parmi ses principaux officiers une ambassade pour déclarer aux Téléboens ses résolutions. S'ils veulent restituer sans violence ni guerre ce qu'ils ont enlevé, et livrer les biens ravis avec les ravisseurs, il remmènera sans délai son armée hors de leur territoire, et les Argiens (06) les laisseront tranquilles et en paix; mais s'ils s'obstinent à lui refuser la justice qu'il demande, leur ville succombera sous l'assaut de ses armes.

Les chefs de l'ambassade s'acquittent exactement du message; mais les fiers Téléboens, pleins d'une confiance insolente en leur puissance et en leur valeur, répondent par l'injure et la menace à nos ambassadeurs; ils sauront bien se défendre et protéger leur pays : ainsi, que les Thébains se hâtent d'en retirer leurs troupes.

A peine Amphitryon a-t-il reçu cette réponse, il met aussitôt toute son armée en campagne; les Téléboens sortent de leurs murs, couverts de si belles armes ! On déploie de part et d'autre toutes les forces. Les soldats prennent leur poste, les rangs s'alignent; nos légions ont pris leurs dispositions ordinaires, celles de l'ennemi en face se forment en bataille. Alors les généraux s'avancent entre les deux armées, et conviennent ensemble que les vaincus se livreront avec leur ville, leur territoire, leurs autels  et leurs foyers. Aussitôt la trompette sonne des deux côtés, la plaine retentit; des deux côtés on pousse des cris de guerre. Les généraux implorent Jupiter, et exhortent leurs armées. Chacun montre par les coups qu'il porte tout ce qu'il a de vigueur et de courage. Les traits se brisent; le ciel mugit du frémissement de la mêlée, et la vapeur des haleines se condense en nuage. Partout des blessés abat-tus par la violence de la charge. Enfin, nous sommes exaucés, nous avons l'avantage; les rangs de l'ennemi sont moissonnés : nos soldats le pressent et l'accablent; la victoire est à nous.

Mais pas un combattant ne songe à la fuite, pas un ne recule. Tous de pied ferme et de cœur intrépide, ils se font tuer plutôt que de céder; chacun tombe mort à son rang, et le tient encore.
A cette vue, Amphitryon, mon maître, commande soudain un mouvement de droite à sa cavalerie. L'ordre s'exécute à toute bride; les cavaliers fondent sur les bataillons en poussant de grands cris, les rompent, les écrasent sous les sabots des chevaux : juste vengeance de l'injure !

MERCURE (à part).

Jusqu'à présent son récit est exact de tout point. J'étais présent à l'action avec mon père.

SOSIE

Les ennemis se dispersent, les nôtres redoublent d'ardeur en voyant fuir les Téléboens; ils les percent d'une grêle de traits; Amphitryon lui-même tue de sa main leur roi Ptérélas. Ainsi se termina la bataille, qui avait duré depuis le matin jusqu'au soir. J'ai de bonnes raisons de m'en souvenir; car il me fallut rester l'estomac vide toute la journée. C'est la nuit qui arrêta la lutte. Le lendemain, les chefs de la cité viennent au camp, le visage en larmes, les mains voilées de bandelettes (07); ils nous prient de leur pardonner leur faute et se livrent corps et biens, avec leurs dieux, leur ville, leurs enfants, au pouvoir et à la merci du peuple thébain. Ensuite, Amphitryon reçut pour prix de sa valeur la coupe d'or dont le roi Ptérélas avait coutume de se servir à table. Voilà comme je parlerai à ma maîtresse. Mais hâtons-nous d'exécuter les ordres de mon maître et de rentrer chez nous.

MERCURE (à part).

Oh l oh ! il vient de ce côté. Je vais lui barrer le chemin, et j'empêcherai bien le gaillard d'approcher de cette maison de toute la journée. Je porte son masque, il faut que je m'amuse à ses dépens. Et vraiment oui, puisque j'ai pris son port et sa figure, je dois lui ressembler pat les actions et par le caractère. Soyons donc fourbe, rusé, armons-nous de malice, et chassons-le d'ici avec ses propres armes. Mais qu'a-t-il donc? Il regarde le ciel. Que veut-il faire? Voyons.

SOSIE

Oh! c'est sûr, par Pollux ! rien n'est plus sûr; le bon Nocturnus (08) se sera endormi de soûlerie. Grande ni petite Ourse ne bouge dans le ciel; la lune reste comme un terme au point où elle s'est levée; les étoiles d'Orion ne se couchent pas, non plus que Vesper, ni les Pléiades. Les astres demeurent cloués en place; et la nuit ne veut pas faire place au jour.

MERCURE (à part).

Continue ainsi que tu as commencé, ô nuit ! exécute l'ordre de mon père. Tu sers très dignement un très digne maître; tu fais un bon placement.

SOSIE

Je ne vis jamais de nuit aussi longue. Si, une seule ! la nuit où, meurtri de coups, je comptai les heures tant qu'elle dura? Pour celle-là, par Pollux ! sa longueur fut bien plus grande encore (09). Vraiment je crois que Phébus fait un somme pour cuver son vin. Je serais étonné s'il ne s'était un peu trop festoyé à table.

MERCURE (à part).

Qu'est-ce à dire, maraud? crois-tu que les dieux te ressemblent? Je vais te payer pour ces insolences et pour: ces méfaits, coquin. Tu n'as qu'à venir, tu recevras ton compte.

SOSIE

Où sont les libertins qui n'aiment pas à coucher seuls? Voici une nuit excellente pour faire gagner aux filles l'argent qu'elles coûtent.

MERCURE (à part).

Eh bien ! à son compte, mon père en use fort sagement; il goûte à présent dans le lit d'Alcmène tous les plaisirs de l'amour.

SOSIE

Allons nous acquitter du message dont Amphitryon m'a chargé pour Alcmène. (Apercevant Mercure.) Mais qui est-ce qui se tient là devant la maison à cette heure de nuit? Cela ne me dit rien de bon.

MERCURE (à part).

Il n'y a pas de plus grand poltron.

SOSIE (à part).

Je me figure que cet homme est venu tout exprès pour rebattre mon manteau.

MERCURE (à part).

Il a peur. Je veux m'en amuser.

SOSIE (à part).

C'est fait de moi. La mâchoire me démange. Certainement il va me régaler d'une provision de coups pour mon arrivée. Il est trop bon; mon maître m'a fait veiller, lui avec ses gourmades veut me faire dormir. Je suis mort ! Voyez, par Hercule ! qu'il est grand et robuste !

MERCURE (à part).

Parlons haut pour qu'il m'entende; il faut redoubler son effroi. (Haut.) Allons! mes poings, il y a longtemps que vous n'avez été bons pourvoyeurs. Il me semble qu'il s'est passé un siècle, depuis qu'hier vous couchâtes par terre ces quatre hommes bien endormis et nus comme ver.

SOSIE (à part).

Ah ! quelle peur j'ai de changer de nom aujourd'hui ! de Sosie je deviendrai Quintus ! Il dit qu'il a couché par terre quatre hommes : je tremble d'augmenter le nombre.

MERCURE (dans l'attitude d'un homme qui se prépare à frapper).

Or çà, à nous deux; comme cela.

SOSIE (à part).

Le voilà sous les armes; il est tout prêt.

MERCURE (à part).

Il ne s'en ira pas sans se faire rosser.

SOSIE (à part).

Qui donc?

MERCURE

Le premier que je rencontrerai... je lui fais avaler mes poings.

SOSIE (à part).

Non, non, je ne mange pas la nuit, si tard; je viens de souper. Tu feras mieux de servir ce repas à des gens enappétit.

MERCURE (à part).

Ces poings-là sont d'un assez bon poids.

SOSIE (à part).

Je suis perdu! il pèse ses poings.

MERCURE

Si je commençais à le caresser pour l'endormir?

SOSIE (à part).

Tu me ferais grand bien. Voilà trois nuits que je ne dors pas.

MERCURE

Je suis très mécontent de ma main. Elle ne sait plus frapper comme il faut une joue. Il faut qu'un homme ne soit plus reconnaissable, quand on lui a frotté le museau avec le poing.

SOSIE (à part).

Il va me mettre en presse, et me façonner à neuf la figure.

MERCURE (à part).

Il faut qu'il ne reste pas un seul os à une mâchoire, si les coups ont été bien appliqués (10).

SOSIE (à part).

Je suis sûr qu'il a envie de me désosser comme une murène. Va-t'en, vilain désosseur d'hommes. C'est fait de moi, s'il m'aperçoit.

MERCURE (à part).

Ne sens-je pas ici quelqu'un? C'est tant pis pour lui.

SOSIE (à part).

O ciel ! est-ce que j'ai de l'odeur?

MERCURE

Il ne peut pas être éloigné. (Avec une ironie menaçante.) Mais il faut qu'il revienne de loin.

SOSIE (à part).

C'est un sorcier.

MERCURE (à part).

Les poings me démangent.

SOSIE (à part).

Si tu les apprêtes pour moi, attendris-les un peu contre la muraille.

MERCURE (à part).

Des paroles ont volé jusqu'à mes oreilles.

SOSIE (à part).

Que je suis malheureux d'avoir une voix oiseau ! il fallait lui couper les ailes.

MERCURE (à part).

Il vient au galop chercher sa ruine.

SOSIE (à part).

Je ne suis pas le moindrement à cheval.

MERCURE (à part).

Allons! une bonne charge de coups.

SOSIE (à part).

La traversée m'a bien assez fatigué. J'ai encore mal au coeur. A peine si je puis marcher sans rien porter; com­ment veux-tu que j'aille avec ton fardeau?

MERCURE (à part).

Assurément, j'entends ici parler je ne sais qui.

SOSIE (à part).

Je suis sauvé, il ne m'a pas vu. Il dit qu'il a entendu parler je ne sais qui; moi, je m'appelle Sosie.

MERCURE (à part).

Une voix, ce me semble, est venue de ce côté frapper mon oreille.

SOSIE (à part).

J'ai peur de payer aujourd'hui pour ma voix qui le frappe.

MERCURE

Le voici justement qui s'approche.

SOSIE (à part).

J'ai peur, je tremble de tout mon corps. Je ne saurais dire, si on me le demande, en quel lieu de la terre je suis dans ce moment. La terreur me rend perclus, immobile; c'en est fait de Sosie et du message de mon maître. Mais non, parlons vertement à cet homme, pour qu'il me croie du courage; il n'osera pas me toucher.

MERCURE

Où vas-tu, toi qui portes Vulcain dans cette prison de corne?

SOSIE

Qu'est-ce que cela te fait, à toi qui brises les os des gens à coups de poing?

MERCURE

Es-tu esclave ou homme libre?

SOSIE

L'un ou l'autre, selon mon bon plaisir.

MERCURE

Ah! Çà, répondras-tu?

SOSIE

Eh, je te réponds.

MERCURE

Coquin (11) !

SOSIE

A l'instant tu mens.

MERCURE

Je te ferai bientôt convenir que je dis vrai.

SOSIE

Pourquoi faire?

MERCURE

Puis-je enfin savoir où tu vas? à qui tu es? ce qui t'amène?

SOSIE

Je vais là; j'appartiens à mon maître. Es-tu plus savant?

MERCURE

Je contraindrai bien ta coquine de langue à me céder.

SOSIE

Tu crois? Ma langue est honnête fille.

MERCURE

Tu ne cesseras pas d'ergoter? Qu'as-tu à faire auprès de cette demeure?

SOSIE

Et toi-même?

MERCURE

Le roi Créon met ici chaque nuit une sentinelle.

SOSIE

Il fait bien. Nous étions au loin, il a protégé notre logis : mais tu peux t'en aller à présent; dis-lui que les gens de la maison sont de retour.

MERCURE

Je ne sais à quel titre tu peux en être; mais si tu ne t'éloignes au plus vite, notre ami, tu ne seras pas reçu en ami de la maison.

SOSIE

Mais je demeure ici, te dis-je, et je suis serviteur dans ce logis.

MERCURE

Sais-tu bien...? Je ferai de toi un personnage à part, si tu ne t'en vas.

SOSIE

Comment cela?

MERCURE

Oui, on t'emportera : tu ne t'en iras pas, si je prends un bâton.

SOSIE

Tu as beau dire, je soutiens que je suis un des serviteurs de cette maison. 

MERCURE

Prends garde, tu vas être battu; dépêche-toi de partir.

SOSIE

Comment ! tu voudrais, quand j'arrive, m'interdire l'entrée de chez nous?

MERCURE

C'est ici ta demeure?

SOSIE

Je te dis que oui.

MERCURE

Qui donc est ton maître?

SOSIE

Amphitryon, maintenant général des Thébains, époux d'Alcmène.

MERCURE

Quoi? quel est ton nom?

SOSIE

A Thèbes on m'appelle Sosie, fils de Dave.

MERCURE

O comble de l'effronterie ! Venir avec un tissu de fourberies et de mensonges ! Tu t'en repentiras.

SOSIE

Point du tout, je viens avec un tissu. de laine et non de mensonges.

MERCURE

Encore un mensonge, car tu viens avec tes pieds et non avec un tissu de laine.

SOSIE

Oui-dà.

MERCURE

Oui-dà, tu mérites d'être rossé pour tes impostures.

SOSIE

Oui-dà, par Pollux, je m'en passerai.

MERCURE

Oui-dà, tu le seras malgré toi. Tiens, voilà qui est fait; on ne te demande pas ton avis. (Il le bat.)

SOSIE

Grâce ! par humanité !

MERCURE

Oses-tu dire encore que tu es Sosie, quand c'est moi qui le suis?

SOSIE

Je suis perdu !

MERCURE

Tu n'y es pas encore : ce sera bien autre chose. A qui appartiens-tu maintenant?

SOSIE

A toi, puisque ton poing t'a mis en possession de ma personne. O Thébains ! citoyens ! à l'aide !

MERCURE

Tu cries, bourreau? Parle : pourquoi viens-tu?

SOSIE

Pour être la victime de tes poings.

MERCURE

A qui appartiens-tu?

SOSIE

A Amphitryon, te dis-je, moi, Sosie.

MERCURE

Je t'assommerai pour mentir ainsi. C'est moi qui suis Sosie; ce n'est pas toi.

SOSIE (à part).

Plût aux dieux que tu le fusses au lieu de moi, comme je t'étrillerais !

MERCURE

Tu murmures?

SOSIE

Je me tais.

MERCURE

Qui est ton maître?

SOSIE

Qui tu voudras.

MERCURE

Hein? Quel est ton nom?

SOSIE

Pas de nom, sinon celui qu'il te plaira que je porte.

MERCURE

Tu me disais que tu étais Sosie, à Amphitryon.

SOSIE

Je me suis trompé; c'est associé à Amphitryon que je voulais dire.

MERCURE

Je savais bien que nous n'avions pas d'autre esclave Sosie que moi. Tu as perdu l'esprit.

SOSIE (à part).

Que n'en as-tu fait autant de tes poings!

MERCURE

C'est moi qui suis ce Sosie que tout à l'heure tu prétendais être.

SOSIE

Je t'en supplie, permets-moi de te parler en paix, et sans que les poings s'en mêlent.

MERCURE

Eh bien ! faisons trêve pour un moment, et parle.

SOSIE

Je ne parlerai pas que la paix ne soit conclue; tu es trop fort des poings.

MERCURE

Dis tout ce que tu voudras, je ne te ferai pas de mal.

SOSIE

Tu me le promets?

MERCURE

Oui.

SOSIE

Et si tu me trompes?

MERCURE

Qu'alors retombe sur Sosie la colère de Mercure.

SOSIE

Écoute donc. A présent, je peux parler librement sans rien déguiser. Je suis Sosie, esclave d'Amphitryon.

MERCURE

Ça recommence !

SOSIE

J'ai fait la paix, j'ai fait un traité. Je dis la vérité.

MERCURE

Gare aux coups!

SOSIE

Ce que tu voudras, comme tu voudras; tu es le plus fort des poings. Mais tu auras beau faire; par Hercule! je ne me renierai pas.

MERCURE

Je veux être mort si tu m'empêches aujourd'hui d'être Sosie.

SOSIE

Et toi, par Pollux, tu ne m'empêcheras pas d'être moi, et d'appartenir à mon maître. Il n'y a pas ici d'autre esclave nommé Sosie que moi, qui ai suivi Amphitryon à l'armée.

MERCURE

Cet homme est fou.

SOSIE
Tu me gratifies de ton propre mal. Quoi, maudit animal ! est-ce que je ne suis pas Sosie, l'esclave d'Amphitryon? Notre vaisseau ne m'a-t-il pas conduit ici, cette nuit, du port Persique? Mon maître ne m'a-t-il pas envoyé ici? N'est-ce pas moi que voilà debout devant notre maison? N'ai-je pas une lanterne à la main? Ne parlé-je pas? Ne suis-je pas éveillé? Cet homme ne m'a-t-il pas tout à l'heure pilé à coups de poing? Vraiment, oui; ma pauvre mâchoire ne s'en ressent que trop. Mais pourquoi tant tarder? entrons chez nous.

MERCURE

Chez vous?

SOSIE

Oui, bien sûr.

MERCURE

Non, tu n'as dit que des mensonges. C'est moi qui suis Sosie, esclave d'Amphitryon. Notre vaisseau est parti cette nuit du port Persique, et nous avons pris la ville où  régna Ptérélas, et nous avons défait les légions des Téléboens, et mon maître a tué de sa propre main Ptérélas dans le combat.

SOSIE

Je m'en crois à peine, quand je l'entends parler de la sorte. C'est qu'il dit tous les faits, de point en point, exactement. Mais voyons. Sur le butin enlevé aux Téléboens, qu'a-t-on donné à Amphitryon?

MERCURE

La coupe d'or qui servait au roi Ptérélas dans ses repas.

SOSIE

Voilà. Et où est-elle à présent?

MERCURE

Dans un coffret scellé du cachet d'Amphitryon.

SOSIE

Et quel signe porte le cachet?

MERCURE

Un Soleil levant sur un quadrige. Pourquoi toutes ces questions insidieuses, bourreau?

SOSIE (à part).

Voilà des preuves convaincantes. Je n'ai plus qu'à trouver un autre nom. D'où a-t-il vu tout cela? Mais je vais bien l'attraper. Ce que j'ai fait tout seul, sans témoin, dans notre tente, il ne va jamais pouvoir me le dire. (Haut.) Si tu es Sosie, pendant le fort de la bataille que faisais-tu dans la tente? Je m'avoue vaincu si tu le dis.

MERCURE

Il y avait une grande jarre de vin; je remplis de ce vin une tasse.
SOSIE

L'y voilà.

MERCURE

Et tel qu'il était sorti du sein maternel, je l'avalai tout pur.

SOSIE

Je finirai par croire qu'il était caché dans la tasse. Le fait est vrai. J'ai bu une grande tasse de vin pur.

MERCURE

Eh bien! t'ai-je convaincu que tu n'es pas Sosie?

SOSIE

Tu prétends que je ne le suis pas?

MERCURE

Oui, certes, puisque c'est moi qui le suis.

SOSIE

J'atteste Jupiter que je le suis et que je dis vrai.

MERCURE

Et moi, j'atteste Mercure que Jupiter ne te croit pas. Il s'en rapportera plus, j'en suis sûr, à ma simple parole qu'à tous tes serments.

SOSIE

Qui suis-je donc, au moins, si je ne suis pas Sosie? je te le demande.

MERCURE

Quand je ne voudrai plus être Sosie, alors tu pourras l'être. Mais à présent que je le suis, je t'assommerai si tu ne t'en vas, homme sans nom.

SOSIE

Par Pollux! plus je l'examine, et plus je reconnais ma figure. Voilà bien ma ressemblance, comme je me suis vu souvent dans un miroir. Il a le même chapeau, le même habit. Il me ressemble comme moi-même. Le pied, la jambe, la taille, les cheveux, les yeux, la bouche, les joues, le menton, le cou; tout enfin. Qu'est-il besoin de paroles? S'il a le dos labouré de cicatrices, il n'y a pas de ressemblance plus ressemblante. Cependant, quand j'y pense, je suis toujours ce que j'étais. Certes, je connais mon maître, je connais notre maison, j'ai l'usage de ma raison et de mes sens. Ne nous arrêtons pas à ce qu'il peut dire. frappons à la porte.

MERCURE

Où vas-tu?

SOSIE

A la maison.

MERCURE

Quand tu monterais sur le char de Jupiter, pour t'enfuir au plus tôt, tu aurais peine encore à éviter le châtiment.

SOSIE

Ne m'est-il pas permis de rapporter à ma maîtresse ce que mon maître m'a chargé de lui dire?

MERCURE

A ta maîtresse, oui, tant que tu voudras; mais pour la nôtre, ici, je ne souffrirai pas que tu lui parles. Si tu m'irrites, tu n'emporteras d'ici que les débris de tes reins.

SOSIE

J'aime mieux me retirer. O dieux immortels, secourez-moi ! Que suis-je devenu? En quoi m'a-t-on changé? Comment ai-je perdu ma figure? Est-ce que je me serais laissé là-bas par étourderie? car il possède mon image, celle qui fut mienne jusqu'aujourd'hui. Vraiment on me fait de mon vivant un honneur qu'on ne me rendra pas après ma mort (12). Allons au port; je le dirai à mon maître et tout ce qui s'est passé, à moins que pour lui aussi je sois un inconnu. O Jupiter ! porte-moi chance, et puisse-je aujourd'hui, tête chauve, coiffer le chapeau de l'affranchissement ! (Il sort.)

I, 2

MERCURE

Nos affaires vont le mieux du monde, pour le moment. J'ai éloigné de cette maison la peste des pestes. Mon père peut en toute sécurité embrasser la belle. Sosie va raconter à son maître qu'un autre Sosie l'a chassé quand il voulait entrer. Amphitryon criera au mensonge, et ne voudra pas croire que son esclave soit venu ici, comme il le lui avait ordonné. Grâce à moi, ce sera pour tous deux et pour toute la maison une confusion à perdre la tôle, cependant que mon père se rassasiera de plaisir dans les bras de celle qu'il aime. Ensuite tout s'éclairera et Jupiter à la fin réconciliera l'époux avec l'épouse; car Amphitryon va bientôt faire une grande querelle à sa femme; il l'accusera d'adultère. Puis mon père fera succéder le calme à l'orage. Au sujet d'Alcmène, j'aurais dû tout à l'heure vous dire qu'elle donnera aujourd'hui la vie à deux fils jumeaux. Ils viendront au monde, l'un dix mois, l'autre sept après avoir été conçus. Le premier est d'Amphitryon, le second de Jupiter. Ainsi le cadet est plus grand par son père que l'aîné par le sien. Vous comprenez bien cela? Il n'y aura qu'un seul enfantement. Jupiter l'a voulu par intérêt pour Alcmène; ainsi elle se délivre d'un double mal par un seul travail, et elle est garantie contre l'accusation de trahison. Cependant Amphitryon, comme je l'ai déjà dit, saura tout à la fin. Après tout, l'honneur d'Alcmène ne peut assurément pas souffrir d'un tel accident; et il serait injuste à un dieu de laisser peser sur une mortelle le blâme de sa propre faute (13). Trêve à mes discours, j'entends crier la porte (14). Le faux Amphitryon sort avec Alcmène, son épouse d'emprunt.

I, 3  JUPITER, ALCMÈNE, MERCURE

JUPITER

Adieu, Alcmène, continue à veiller pour le bien de notre maison. Mais, ménage-toi, je t'en prie, car ton terme approche. II faut que je parte. J'adopte d'avance l'enfant qui doit naître (15).

ALCMÈNE

Quelle affaire, cher époux, t'éloigne si tôt de la maison?

JUPITER

Ah ! ce n'est pas que le temps me semble long près de toi et à mon foyer; mais dans une armée, en l'absence du général en chef, le mal arrive plus vite que le bien.

MERCURE (à part).

Le rusé trompeur que mon digne père ! Voyez comme il va doucement la cajoler.

ALCMÈNE

Sur ma foi, tu me montres le pouvoir qu'une épouse a sur ton coeur.

JUPITER

Ne te suffit-il pas que tu sois pour moi la plus chère des femmes?

MERCURE (à part).

Par Pollux, si celle de là-haut te savait si galamment occupé, je suis sûr que tu voudrais être Amphitryon plutôt que Jupiter.

ALCMÈNE

J'aimerais mieux des preuves de tendresse que des protestations. A peine ton corps a-t-il échauffé la place que tu avais prise dans le lit conjugal; arrivé hier au milieu de la nuit, tu pars déjà. Est-ce ainsi que l'on se conduit?

MERCURE (à part).

Je vais m'approcher d'elle et lui parler, et servir mon père en adroit parasite (16). (Haut.) Par Pollux, je ne connais pas un mari qui crève d'amour pour sa femme, autant que mon maître s'en meurt pour toi.

JUPITER

Bourreau, ne te voilà-t-il pas? Va-t'en de ma présence ! Pourquoi te mêles-tu de mes affaires? Coquin, tu murmures? Ce bâton...

ALCMÈNE (l'arrêtant).

Ah ! de grâce !

JUPITER
Dis un mot seulement.

MERCURE (à part).

J'ai assez mal débuté dans le métier de parasite.

JUPITER

Tu as tort d'être fâchée, mon Alcmène. Je me suis absenté secrètement de l'armée. J'ai dérobé pour toi ces moments à mon devoir : je voulais que tu fusses la première instruite de mes succès, je voulais te les apprendre. Si je ne t'aimais pas, ferais-je ainsi?

MERCURE (à part).

Que disais-je? - elle s'est effarouchée; mais il sait l'adoucir.

JUPITER

Maintenant je dois retourner en secret à l'armée, avant qu'on s'aperçoive de mon absence. Il ne faut pas qu'on me reproche d'avoir fait passer ma femme avant le bien public.

ALCMÈNE

Ton départ coûte des pleurs à ton épouse.

JUPITER

Calme-toi. N'abîme pas tes yeux. Je serai bientôt de retour.

ALCMÈNE

Ce bientôt est loin encore.

JUPITER

C'est à regret que je te laisse, à regret que je m'éloigne.

ALCMÈNE

Je m'en aperçois; la nuit même de ton arrivée tu me fuis.

JUPITER

Ne me retiens plus. Le temps presse. Je veux sortir de la ville avant le jour. (Lui présentant un coffret.) Voici la coupe qui m'a été donnée comme prix de ma valeur. Elle servait au roi Ptérélas, que j'ai tué de ma main chère Alcmène, je t'en fais don.

ALCMÈNE

Généreux, comme à l'ordinaire. Par ma foi, le présent est digne de la main qui le donne.

MERCURE

Dis plutôt de celle qui le reçoit.

JUPITER

Encore! Est-ce que je ne t'assommerai pas, pendard?

ALCMÈNE

Je t'en prie, Amphitryon, ne t'emporte pas contre Sosie, pour l'amour de moi!

JUPITER

Je t'obéirai.

MERCURE (à part). 

Comme son amour le rend irritable !

JUPITER

Tu ne souhaites plus rien?

ALCMÈNE

Si : qu'absent tu aimes toujours celle qui est toute toi, dans ton absence.

MERCURE

Partons, Amphitryon; le jour paraît.

JUPITER

Marche devant, Sosie; je te suis. (A Alcmène.) Ton dernier voeu?

ALCMÈNE

Eh bien, un prompt retour.

JUPITER

Oui. Tu me verras plus tôt que tu ne crois. Ne sois point en peine. (Alcmène sort.) Maintenant, ô nuit, tu n'as plus à m'attendre; fais place au jour, et laisse briller sa vive et pure lumière sur les mortels. Tout l'excédent de durée que tu as eu sur la nuit prochaine sera ôté au jour, pour que les deux inégalités se compensent. Va, que l'ordre se maintienne entre les jours et les nuits. Allons, sur les pas de Mercure. (Il sort.)

ACTE II, 1 AMPHITRYON, SOSIE

AMPHITRYON

Eh bien, va, suis-moi.

SOSIE

Je te suis, je marche sur tes pas.

AMPHITRYON

Tu m'as l'air d'un maître coquin.

SOSIE

Et pourquoi?

AMPHITRYON

Parce que tu me dis des choses qui ne sont point, qui n'ont jamais été, et qui ne seront jamais.

SOSIE

C'est cela, toujours le même, jamais de confiance dans tes serviteurs.

AMPHITRYON

Qu'est-ce à dire? Comment? par Hercule, coquin, je t'arracherai ta coquine de langue!

SOSIE

Je t'appartiens. Fais de moi ce qu'il te plaira; mais tu auras beau faire, tu ne m'empêcheras pas de dire la chose comme elle est.

AMPHITRYON

Oses-tu bien, scélérat, soutenir que tu es à la maison, quand tu es ici?

SOSIE

C'est la vérité.

AMPHITRYON

Malheur à toi, de par les dieux, et de par mol bientôt !

SOSIE

Mon sort est en tes mains. Je suis à toi.

AMPHITRYON

Quoi! maraud, tu oses te railler de ton maître? Tu oses affirmer une chose jamais vue, impossible : qu'un homme est en deux endroits en même temps !

SOSIE

Je t'assure que je dis la pure vérité.

AMPHITRYON

Jupiter te confonde !

SOSIE

De quoi suis-je coupable envers toi, mon maître?

AMPHITRYON

Tu le demandes, insolent, et tu te joues de moi?

SOSIE

Tu aurais sujet de me maudire, si je faisais de la sorte; mais je ne mens pas, et telle que la chose s'est passée, je la dis.

AMPHITRYON

Il est ivre, je pense.

SOSIE

Ma foi, je le voudrais.

AMPHITRYON

Tu souhaites ce qui est.

SOSIE

Moi?

AMPHITRYON

Toi-même. Où as-tu bu?

SOSIE

Nulle part je n'ai bu.

AMPHITRYON

Quel drôle est-ce là?

SOSIE

Je te l'ai déjà répété dix fois. Je suis à la maison, m'entends-tu? et je suis auprès de toi, moi-même, Sosie. M'expliqué-je assez nettement, assez clairement, maître?

AMPHITRYON

Ah l éloigne-toi de moi!

SOSIE

Qu'y a-t-il?

AMPHITRYON

Je ne sais quel mal te possède.

SOSIE

Pourquoi me dire cela? Je suis sain et d'esprit et de corps, Amphitryon.

AMPHITRYON

Mais tu ne seras pas toujours si dispos. On te traitera selon tes mérites. Que je rentre chez moi sans encombre, 430 et ton sort sera digne de pitié. Allons, suis-moi, toi qui abuses de la patience de ton maître par tes folies, et qui, non content d'avoir négligé ma commission, viens encore te moquer de moi en face... Le bourreau! me conter ce qui est impossible, ce qu'on n'a jamais ouï! Ton dos paiera aujourd'hui pour tous tes mensonges.

SOSIE

Amphitryon, c'est une grande misère pour un bon serviteur, qui dit la vérité à son maître, d'avoir tort par force.

AMPHITRYON

Eh ! que diantre ! comment se fait-il (car je veux bien raisonner avec toi) que tu sois ici et à la maison? Dis-le-moi, je te prie.

SOSIE

Je t'assure que je suis ici et là. Qu'on s'en étonne tant qu'on voudra, on n'en sera pas plus étonné que moi.

AMPHITRYON

Comment?

SOSIE

Non, je le répète, tu ne saurais être étonné plus que moi. Que les dieux me punissent si je m'en croyais d'abord, moi Sosie, jusqu'à ce que ce Sosie, l'autre moi, m'ait forcé de l'en croire. Il m'a dit en détail, de point en point, tout ce qui s'est passé pendant que nous étions chez les ennemis. Il m'a volé ma figure avec mon nom. Deux gouttes de lait ne se ressemblent pas plus qu'il ne me ressemble. Lorsque tu m'as dépêché avant le jour, du port à la maison...

AMPHITRYON

Eh bien, quoi?

SOSIE

J'étais en sentinelle à la porte, longtemps avant d'être arrivé.

AMPHITRYON

Quelles inepties! drôle! Es-tu dans ton bon sens?

SOSIE

Comme tu vois.

AMPHITRYON

Une main malfaisante lui aura jeté je ne sais quel maléfice, depuis qu'il m'a quitté (17).

SOSIE

Maléfice! oui; car je suis terriblement maléficié de coups de poing.

AMPHITRYON

Qui t'a frappé?

SOSIE

Moi-même, moi qui suis maintenant à la maison.

AMPHITRYON

Songe à répondre à toutes mes questions. D'abord je veux savoir quel est ce Sosie. 

SOSIE

C'est ton esclave.

AMPHITRYON

Ce m'est déjà trop d'un drôle comme toi: je n'eus jamais, depuis que j'existe, d'autre esclave que toi du nom de Sosie.

SOSIE

Et moi je te dis, Amphitryon, que tu as ton Sosie, et puis un autre; tu le trouveras en arrivant à la maison; fils de Dave; même père que moi, même figure, même âge. Que te dirais-je? ton Sosie est devenu double.

AMPHITRYON

Ce que tu dis est bien étrange. Mais as-tu vu ma femme?

SOSIE

Ah bien ! Il ne m'a pas été permis de passer la porte.

AMPHITRYON

Qui t'en a empêché?

SOSIE

Ce Sosie dont je te parle, qui m'a battu.

AMPHITRYON

Qui est ce Sosie?

SOSIE

Moi, te dis-je. Combien de fois faut-il te le redire?

AMPHITRYON

Ah ! Çà, ne t'es-tu pas endormi?

SOSIE

Pas du tout.

AMPHITRYON

Peut-être tu as vu ce Sosie en songe?

SOSIE

Je ne m'endors jamais en exécutant les ordres de mon maître. Bien éveillé je l'ai vu, bien éveillé je te vois, bien éveillé je te parle; j'étais bien éveillé, comme il l'était aussi, quand il m'a rossé d'importance.

AMPHITRYON

Qui donc?

SOSIE

Sosie, dis-je, l'autre moi. Voyons, est-ce que tu ne me comprends pas?

AMPHITRYON

Eh ! qui peut rien comprendre, maraud, aux sottises que tu débites?

SOSIE

Eh bien! tu vas le voir.

AMPHITRYON

Qui?

SOSIE

Ce Sosie, ton esclave.

AMPHITRYON

Suis-moi donc; je veux au plus vite pénétrer ce mystère. Aie soin de faire apporter à l'instant du vaisseau tout ce que j'ai commandé.

SOSIE

Je ne manque ni de mémoire ni d'exactitude pour faire tout ce que tu commandes. Je n'ai pas bu tes ordres avec mon vin.
AMPHITRYON

Veuillent les dieux que les faits démentent tes paroles !

II, 2  

ALCMÈNE, AMPHITRYON, SOSIE, THESSALA

ALCMÈNE (ne voyant ni Amphitryon, ni Sosie).

Hélas ! que les plaisirs de la vie sont courts en comparaison de ses chagrins! Telle est la condition humaine; ainsi en ont ordonné les dieux : au bonheur succède la peine, elle vient avec lui, et le mal dépasse toujours le bien qu'on a pu avoir. J'en fais moi-même l'épreuve. J'ai goûté un peu de plaisir, quand j'ai pu revoir mon époux : une seule nuit, et soudain il me quitte sans attendre le jour. Il me semble que je suis dans un désert, depuis qu'il est parti, lui, ce que j'ai de plus cher au monde. Son absence me cause plus de douleur, que sa présence ne me donnait de joie... Du moins sa gloire me console : sa victoire sur les ennemis de l'État charme mon âme. Qu'il s'éloigne de moi, pourvu qu'il rentre avec honneur dans ses foyers. J'aurai le courage, j'aurai la force de supporter cette séparation. Non, je ne me plaindrai pas, si l'on proclame mon époux vainqueur de l'ennemi. Je serai satisfaite. La valeur guerrière est un don céleste. Oui, la valeur est d'un prix à qui tout cède. Liberté, puissance, richesses, existence, famille, patrie, parents, tout est défendu, tout est conservé par la valeur. La valeur renferme tout en elle; c'est avoir tous les biens qu'avoir un coeur valeureux.

AMPHITRYON (sans apercevoir Alcmène).

Mon épouse m'aime comme je la chéris, par Pollux ! Sans doute sa joie sera grande à me voir de retour, sur-tout après de tels succès, après cette victoire remportée sur des ennemis qu'on croyait invincibles. C'est sous mes auspices et sous mon commandement qu'ils ont été vaincus à la première rencontre. Mon arrivée, j'en suis sûr, comblera tous ses voeux.

SOSIE

Et moi, penses-tu que je ne comblerai pas aussi les voeux de ma belle?

ALCMÈNE (apercevant Amphitryon).

C'est mon époux !

AMPHITRYON (à Sosie, sans voir Alcmène).

Viens, suis-moi.

ALCMÈNE

Pourquoi revient-il? Tout à l'heure il se disait si pressé de partir ! Est-ce qu'il a dessein de me surprendre? Veut-il voir comme on le regrette ici? Par ma foi, son retour ne me contrarie pas.

SOSIE (regardant Alcmène).

Amphitryon, mieux vaut que nous retournions au vaisseau.

AMPHITRYON

Pourquoi?

SOSIE

Parce qu'il n'y a point de repas de bienvenue pour nous à la maison. 

AMPHITRYON

D'où te vient cette pensée?

SOSIE

Nous arrivons trop tard.

AMPHITRYON

Comment?

SOSIE (montrant Alcmène enceinte).

Alcmène se tient à la porte. Je vois qu'elle a le ventre plein.

AMPHITRYON

Je l'ai laissée enceinte en partant.

SOSIE

Ah ! pauvre Sosie ! que vas-tu devenir?

AMPHITRYON

Qu'est-ce que tu as?

SOSIE

Je vois, d'après ton compte, que j'arrive tout à point le dixième mois, pour tirer de l'eau (18)

AMPHITRYON

Sois tranquille.

SOSIE

Oui, sois tranquille ! je vais avoir le seau en main, et me mettre à l'oeuvre. Par Pollux ! il me faudra tirer l'âme du puits. Tu verras si je mens.

AMPHITRYON

Viens toujours. Je chargerai un autre de ce soin. Sois sans crainte.

ALCMÈNE (à part).

Le devoir n'exige pas que j'aille au-devant de lui.

AMPHITRYON

Amphitryon salue avec joie son épouse désirée, celle que son mari met au-dessus de toutes les femmes de Thèbes, et à qui l'opinion commune rend pleine justice. T'es-tu bien portée? désirais-tu de me revoir?

SOSIE (à part).

Jamais on ne revint plus désiré. Personne ne le salue non plus que si c'était un chien.

AMPHITRYON

Je nie réjouis et de ta fécondité et de ton heureuse grossesse.

ALCMÈNE

Par Castor ! te moques-tu de m'aborder ainsi, et de me saluer comme si tu ne m'avais pas vue il n'y a qu'un moment? Il semblerait à tes discours que tu me rencontres pour la première fois depuis ton retour de la guerre, et qu'il y a longtemps que nous ne nous sommes vus.

AMPHITRYON

Sans doute, je te vois aujourd'hui, en ce moment, pour la première fois.

ALCMÈNE

Pourquoi dire cela?

AMPHITRYON

Parce que je ne sais dire que la vérité.

ALCMÈNE

On a tort d'oublier ce qu'on sait si bien. Viens-tu éprouver mes sentiments? Pourquoi ce brusque retour? Sont-ce les auspices qui t'ont arrêté? Le mauvais temps t'aura-t-il empêché d'aller rejoindre tes légions, comme tu le disais tantôt?

AMPHITRYON

Tantôt? et quand cela, s'il te plaît?

ALCMÈNE

Tu t'amuses ! oui, tantôt, tout à l'heure.

AMPHITRYON

Comment expliquer ce langage : tantôt, tout à l'heure?

ALCMÈNE

A ton avis, ne puis-je me railler de qui se raille de moi? Tu me soutiens bien qu'on te revoit en ce moment pour la première fois, quand tu viens de me quitter !

AMPHITRYON

Elle déraisonne.

SOSIE

Attends un peu qu'elle ait fini son somme.

AMPHITRYON

Oh! elle rêve tout éveillée.

ALCMÈNE

Non, par ma foi, je ne rêve pas; je suis bien éveillée; je dis l'exacte vérité : je t'ai vu tantôt avant le jour, et Sosie t'accompagnait.

AMPHITRYON

Où?

ALCMÈNE

Ici même, dans ta propre demeure.

AMPHITRYON

Jamais de la vie.

SOSIE (ironiquement).

Prends-y garde. Si le vaisseau nous avait transportés ici tout endormis?

AMPHITRYON

Oui, flatte sa manie.

SOSIE

Que veux-tu? Si l'on contrarie une bacchante qui fait ses bacchanales, sa folie devient fureur, elle redouble les coups; si on lui cède, on en est quitte pour un seul.

AMPHITRYON

Non, non, par Pollux ! je ne souffrirai pas si patiemment le mauvais accueil qu'elle me fait aujourd'hui.

SOSIE

N'irrite pas les frelons.

AMPHITRYON (à Sosie).

Silence... (Se tournant vers son épouse.) Alcmène, une seule question.

ALCMÈNE

Toutes celles que tu voudras. Interroge.

AMPHITRYON

As-tu perdu la raison? ou veux-tu m'humilier?

ALCMÈNE

Cher époux, comment peux-tu me faire une pareille question?

AMPHITRYON

Parce que tu avais coutume autrefois de me bien recevoir à mon arrivée, et de me parler comme une épouse fidèle qui revoit son mari. Mais aujourd'hui, à mon retour ici, je te trouve bien changée.

ALCMÈNE

Je te proteste qu'hier, à ton arrivée, je te dis bonjour, je te demandai des nouvelles de ta santé, cher époux, je te pris la main et je t'embrassai.

SOSIE
Tu lui as dit bonjour hier?

ALCMÈNE

Et à toi aussi, Sosie.

SOSIE

Amphitryon, j'espérais que ta femme te donnerait un fils; mais ce n'est pas d'un enfant qu'elle est grosse.

AMPHITRYON

Hé bien ! de quoi?

SOSIE

C'est de folie.

ALCMÈNE

Non, j'ai toute ma raison, et veuillent les dieux que j'accouche heureusement d'un fils ! Mais toi, tu recevras un fameux châtiment, si Amphitryon fait ce qu'il doit; et tu recueilleras le fruit de tes sinistres paroles, sinistre discoureur.

SOSIE (faisant le geste d'un homme qui frappe).

C'est aux femmes en couches qu'il faut donner des fruits un peu durs à ronger, pour les ranimer si elles tombent en faiblesse (19).

AMPHITRYON

Tu me vis hier ici?

ALCMÈNE

Oui; faut-il le redire cent fois?

AMPHITRYON

Probablement en songe?

ALCMÈNE

Non, je ne dormais pas, et toi non plus.

AMPHITRYON

Malheur à moi!

SOSIE

Qu'est-ce qui t'arrive?

AMPHITRYON

Ma femme est devenue folle.

SOSIE

Elle a des humeurs noires; il n'y a rien qui trouble autant l'esprit humain.

AMPHITRYON

Alcmène, quand as-tu ressenti les premières atteintes de ce mal?

ALCMÈNE

Par ma foi, je ne me sens ni la tête ni le corps malades.

AMPHITRYON

Pourquoi soutenir que tu me vis hier ici, quand nous sommes arrivés cette nuit dans le port? J'ai soupé à bord, j'y ai passé la nuit entière, et je n'ai pas encore mis les pieds chez moi, depuis que je partis avec l'armée pour combattre les Téléboens, et que nous les avons vaincus.

ALCMÈNE

Et moi je te dis que tu as soupé avec moi, et qu'avec moi tu as couché.

AMPHITRYON

Que dis-tu là?

ALCMÈNE

La vérité.

AMPHITRYON

Oh ! pour cela, non, par Hercule. Quant au reste, je n'en sais rien.

ALCMÈNE

Tu es allé à la pointe du jour rejoindre tes légions.

AMPHITRYON

Comment?

SOSIE

Elle a raison. Elle te raconte son rêve, comme il est resté dans sa mémoire. (A Alcmène.) Mais femme, tu aurais dû, en t'éveillant, invoquer Jupiter qui détourne les prodiges, et lui offrir l'encens ou l'orge avec le sel.

ALCMÈNE

Malheur à ta tête!

SOSIE

C'est ton affaire, au surplus, de conjurer le mal.

ALCMÈNE

Il m'outrage encore, et impunément !

AMPHITRYON (à Sosie).

Tais-toi. (A Alcmène.) Et toi, réponds-moi : je t'ai quittée ce matin, à la pointe du jour?

ALCMÈNE

Qui donc, si ce n'est vous deux, m'a raconté les détails du combat?

AMPHITRYON

Tu les connais aussi?

ALCMÈNE

Puisque je les tiens de toi-même : tu as pris une ville t'es forte; tu as tué de ta main Ptérélas.

AMPHITRYON

Moi, je t'ai dit tout cela?

ALCMÈNE

Toi-même; et Sosie était présent.
AMPHITRYON (à Sosie).

Est-ce que tu m'as entendu faire ce récit aujourd'hui? 

SOSIE

Et où veux-tu que je l'aie entendu?

AMPHITRYON

Demande-lui.

SOSIE

Il n'y a rien eu en ma présence, du moins que je sache.

ALCMÈNE

Il est bien étonnant qu'il ne te démente pas ! 

AMPHITRYON

Sosie, or çà, regarde-moi.

SOSIE

Je te regarde.

AMPHITRYON

Je veux que tu dises la vérité, sans aucune complaisance pour moi. M'as-tu entendu raconter aujourd'hui ce que dit Alcmène?

SOSIE

Par Pollux! as-tu aussi perdu l'esprit, de me faire une pareille question, puisque je ne la vois que dans ce moment-ci, avec toi, pour la première fois?

AMPHITRYON

Tu l'entends, femme.

ALCMÈNE

Oui, j'entends un menteur.

AMPHITRYON

Tu n'en crois ni lui, ni même ton époux?

ALCMÈNE

Non; car je m'en crois davantage moi-même, et je sais que les choses sont comme je le dis.

AMPHITRYON

Tu affirmes que je vins hier?

ALCMÈNE

Tu nies que tu m'as quittée ce matin?

AMPHITRYON

Sans doute, et j'assure que je reviens à présent seulement, et que je ne t'avais pas encore vue.

ALCMÈNE

Nieras-tu aussi, je te prie, que tu m'as fait présent d'une coupe d'or qu'on t'avait donnée à l'armée, comme récompense?

AMPHITRYON

Je ne t'ai point fait ce présent par Pollux, ni ne t'en ai parlé. J'en avais, il est vrai, l'intention, comme je l'ai encore. Mais qui te l'a dit?

ALCMÈNE

Toi-même; et c'est de ta main que j'ai reçu la coupe.

AMPHITRYON

Un moment, un moment, je te prie. Voilà qui me surprend, Sosie. Comment sait-elle qu'on m'a donné la coupe d'or là-bas, si tu ne l'as vue tantôt, et si tu ne lui as tout conté?

SOSIE

Je jure, par Pollux ! que je n'ai rien dit, et que je ne l'ai pas vue sans toi.

AMPHITRYON

Quel drôle est-ce là?

ALCMÈNE

Veux-tu qu'on t'apporte la coupe?

AMPHITRYON

Oui.

ALCMÈNE

Eh bien! soit. Thessala, rentre chercher la coupe que mon mari m'a donnée aujourd'hui, et apporte-la.

AMPHITRYON

Sosie, viens de ce côté; car si elle possède la coupe, c'est une merveille qui me surprend plus que toutes les autres.
SOSIE (montrant le coffret qu'il tient).

Est-ce que tu crois cela? Elle est dans ce coffret, scellé de ton cachet.

AMPHITRYON

Le cachet est intact?

SOSIE

Vois.

AMPHITRYON

Il est bien comme je l'ai mis.

SOSIE

Tu devrais lui faire administrer les purifications des ensorcelés (20).

AMPHITRYON

Elle en a besoin, ma foi! Sa tête est remplie de visions.

ALCMÈNE (prenant la coupe que Thessala lui apporte).

Plus de vaines paroles, voici la coupe; tiens.

AMPHITRYON (prenant la coupe des mains d'Alcmène).

Voyons.

ALCMÈNE

Regarde, s'il te plaît, et cesse de nier des faits certains. Tu vas être convaincu par l'évidence. Est-ce là la coupe qu'on t'a donnée?

AMPHITRYON

O grand Jupiter! que vois-je ! C'est bien elle. Sosie, je suis perdu.

SOSIE

Ou c'est la plus fine sorcière, ou la coupe doit être ici. (Montrant le coffret.)

AMPHITRYON

Vite, ouvre le coffret.

SOSIE

A quoi bon l'ouvrir? Le sceau y est. Tout va bien. Tu as fait un second Amphitryon, comme moi un second Sosie. Si la coupe a fait aussi une seconde coupe, nous sommes tous devenus doubles.

AMPHITRYON

Ouvre, je veux voir.

SOSIE

Regarde bien en quel état est le cachet, pour que ensuite tu ne m'accuses pas.

AMPHITRYON

Ouvre donc; car elle prétend nous rendre fous avec ses discours.

ALCMÈNE

D'où peut me venir cette coupe, si ce n'est pas toi qui me l'as donnée?

AMPHITRYON

C'est ce que j'ai besoin d'examiner.

SOSIE (ouvrant le coffret).

Jupiter ! ô Jupiter !

AMPHITRYON

Qu'as-tu?

SOSIE

Il n'y a plus de coupe dans le coffret.

AMPHITRYON

Qu'entends-je?

SOSIE

La vérité.

AMPHITRYON

Malheur à toi si elle ne se retrouve pas!

ALCMÈNE

Mais elle n'est pas perdue.

AMPHITRYON (à Alcmène).

Qui te l'a donnée?

ALCMÈNE

Celui qui me le demande.

SOSIE (à Amphitryon).

Allons, tu veux m'attraper. Tu seras venu ici secrètement par un autre chemin, et tu m'auras devancé; puis tu auras retiré la coupe du coffret, et, après la lui avoir donnée, tu auras remis le cachet sans qu'on te voie.

AMPHITRYON

O misère ! tu encourages sa folie. (A Alcmène.) Et toi, tu soutiens que je vins hier ici?

ALCMÈNE

Oui; et tu me saluas en arrivant; et je te saluai, et je t' embrassai.

SOSIE (à part).

Cet embrassement ne me plaît pas, pour commencer.

AMPHITRYON

Que se passa-t-il ensuite?

ALCMÈNE

Tu allas au bain.

AMPHITRYON

Et après le bain?

ALCMÈNE

Tu te mis à table.

SOSIE

Très bien ! A merveille ! Poursuis l'interrogatoire.

AMPHITRYON

Ne nous interromps pas. (A Alcmène.) Continue.

ALCMÈNE

On servit le souper. Nous soupâmes ensemble; j'étais placée à côté de toi.

AMPHITRYON

Sur le même lit?

ALCMÈNE

Oui.

SOSIE

Aïe ! mauvaise familiarité !

AMPHITRYON

Laisse-la s'expliquer. Et le souper fini?

ALCMÈNE

Tu dis que tu avais sommeil; on enleva la table, et nous allâmes au lit.

AMPHITRYON

Où as-tu couché?

ALCMÈNE

Dans notre appartement, dans le même lit que toi.

AMPHITRYON

Tu as fait mon malheur !

SOSIE

Qu'as-tu?

AMPHITRYON

Elle m'a donné le coup de la mort.

ALCMÈNE

Qu'est-ce donc, je te prie?

AMPHITRYON

Ne me parle pas.

SOSIE

Qu'as-tu?

AMPHITRYON

Malheureux! je suis perdu. On a séduit, déshonoré ma femme en mon absence.

ALCMÈNE

Par Castor! faut-il, cher époux, que je t'entende dire de telles choses?

AMPHITRYON

Moi, ton époux! ah ! ne mens plus en me nommant ainsi d'un faux nom.

SOSIE (à part).

Voilà bien le bourbier ! est-ce qu'il serait devenu la femme au lieu du mari?

ALCMÈNE

Qu'ai-je fait pour m'attirer de pareils outrages?

AMPHITRYON

Tu t'accuses toi-même, et tu demandes de quoi tu es coupable?

ALCMÈNE

Quel crime est-ce à ta femme d'avoir passé la nuit avec toi?

AMPHITRYON

Avec moi? Quelle effronterie ! quelle audace ! Si tu n'as pas de pudeur, tâche d'en emprunter.

ALCMÈNE

La honte que tu me reproches est indigne de ma race. Moi, infidèle ! On peut me calomnier, on ne peut me convaincre.

AMPHITRYON

O dieux immortels ! et toi du moins, Sosie, me reconnais-tu?

SOSIE

A peu près.

AMPHITRYON

N'ai-je pas soupé hier à bord dans le port Persique (21)?

ALCMÈNE

J'ai aussi des témoins pour prouver ce que je dis.

SOSIE

Je n'y comprends rien, à moins qu'il n'y ait un autre Amphitryon qui fasse tes affaires ici en ton absence, et qui remplisse tes fonctions à ton défaut. Le faux Sosie est fort étonnant; mais pour ton Amphitryon, c'est bien un autre prodige. Je ne sais quel enchanteur abuse ta femme.

ALCMÈNE

J'en atteste le pouvoir suprême du roi des dieux, et la chaste Junon, que je révère et que j'honore autant que je le dois, le corps d'aucun mortel, excepté toi, n'a touché mon corps, et ma pudeur n'a souffert aucune atteinte.

AMPHITRYON

Puisses-tu dire la vérité !

ALCMÈNE

Je la dis, mais en vain; tu ne veux pas me croire.

AMPHITRYON

Tu es femme, les serments ne t'effrayent pas.

ALCMÈNE

La hardiesse sied bien à qui n'a point failli. On peut alors se défendre sans timidité, sans faiblesse.

AMPHITRYON

Tu ne manques pas d'audace.

ALCMÈNE

Comme lorsqu'on est sans reproche.

AMPHITRYON

Oui, si l'on en croit tes paroles.

ALCMÈNE

Il est une dot que je me flatte d'avoir apportée, non pas celle qu'on entend ordinairement par ce mot, mais la chasteté, la modestie, la sage tempérance, la crainte des dieux, l'amour de mes parents, une humeur conciliante à l'égard de ma famille, la soumission à mon époux, une âme généreuse et bienveillante.

SOSIE (à part).

Par ma foi, si elle ne ment pas, c'est une femme parfaite.

AMPHITRYON

Quel ensorcellement ! c'est au point que je ne sais plus qui je suis.

SOSIE

Tu es certainement Amphitryon. Prends garde qu'on ne te dépossède de toi-même, car on change étrangement les hommes, depuis notre retour.

AMPHITRYON

Alcmène, je n'en resterai pas là; il faut que tout s'éclaircisse.

ALCMÈNE

Ah, j'en serai fort aise.

AMPHITRYON

Voyons, réponds-moi. Si je t'amène ton parent Naucrate, que le même vaisseau a conduit ici avec moi, et qu'il dénie toutes tes assertions, que mérites-tu? Le divorce ne sera-t-il pas ta juste punition (22)?

ALCMÈNE

Si je suis coupable, rien de plus juste.

AMPHITRYON

Voilà qui est convenu. Toi, Sosie, fais entrer ces captifs. Je vais au vaisseau, et je ramènerai Naucrate. (Il sort.)

SOSIE

Maintenant il n'y a plus que nous. Dis-moi vrai, là, sérieusement, y a-t-il là dedans un autre Sosie qui me ressemble?

ALCMÈNE

Fuis de ma présence, digne serviteur de ton maître.

SOSIE

Je m'enfuis, si tu l'ordonnes. (Il sort.)

ALCMÈNE (seule).

Je ne peux comprendre, en vérité, par quel caprice mon mari m'accuse faussement d'une action si honteuse. Quoi qu'il en soit, je serai instruite de tout par mon parent Naucrate. (Elle sort.)

ACTE III, 1

JUPITER

Je suis ce grand Amphitryon, qui a pour valet Sosie, le Sosie qui devient, quand il faut, Mercure. J'habite les hauts étages (23), et je deviens Jupiter lorsqu'il me plaît. Mais, en descendant ici, tout à coup je deviens Amph­tryon, et je change de costume. Si je parais maintenant, c'est à cause de vous, pour que la comédie commencée ne se termine pas brusquement. Alcmène aussi, que son mari accuse injustement d'adultère, a besoin de mon secours. C'est moi qui ai tout fait; puis-je souffrir qu'elle en soit l'innocente victime? Je vais encore une fois me donner pour Amphitryon, et je sèmerai dans leur maison la confusion la plus grande. A la fin, je dévoilerai le mystère, et j'assisterai Alcmène à son terme, en sorte qu'elle mettra au jour et le fils qu'elle a de son mari, et celui qu'elle a de moi, par un seul enfantement sans douleur (24). J'ai dit à Mercure de me suivre à l'instant même, pour recevoir mes ordres au besoin. Voici Alcmène, je vais lui parler.

 

III, 2 ALCMÈNE, JUPITER

ALCMÈNE (se croyant seule).

Je ne puis rester dans cette maison. Quoi ! me voir accusée d'infidélité, d'adultère, d'infamie par mon mari! Il nie ce qui est, il s'emporte, il m'impute des crimes imaginaires, et il pense que je serai insensible à cet affront. Non par ma foi, je ne me laisserai pas calomnier, outrager de la sorte. Je vais le quitter, ou il me fera réparation, et désavouera par serment les injures qu'il m'a si gratuitement prodiguées (25).

JUPITER (à part).

Il me faudra faire ce qu'elle exige, si je veux que ma tendresse ne soit pas mal accueillie. Ce pauvre Amphitryon, qui n'en peut mais, souffre de ce que j'ai fait, et mon amour vient de le jeter dans de grands ennuis; à mon tour, quoique innocent de ses violences et de ses mauvais propos, j'en essuierai le reproche.

ALCMÈNE

Le voici, je l'aperçois, celui qui pour mon malheur m'accuse d'adultère infâme. 

JUPITER

Je veux te parler, femme; pourquoi te détourner de moi?

ALCMÈNE

Telle est mon humeur : il m'est insupportable de regarder en face mes ennemis.

JUPITER

Comment ! tes ennemis?

ALCMÈNE

Oui, mes ennemis. A moins que tu ne dises encore que je mens.

JUPITER (faisant un geste pour attirer vers lui Alcmène, qui détourne la tête).

Oh, trop de pudeur !

ALCMÈNE

Laisse-moi, ne me touche pas : pour peu que tu aies de sens et de raison, puisque je suis infidèle, comme tu le crois, comme tu le dis, tu ne dois avoir avec moi aucune conversation ou plaisante ou sérieuse. Tu serais plus fou que le plus fou.

JUPITER

Quoi que j'aie pu dire, non, tu n'es pas coupable, je ne le crois pas; et je viens tout exprès pour m'excuser; rien ne pouvait m'être plus pénible que de te voir fâchée contre moi. Alors pourquoi avoir dit ce que j'ai dit? Je vais te l'expliquer. Non, par Pollux ! je ne te croyais pas coupable; mais j'ai voulu éprouver tes sentiments et voir ce que tu ferais, comment tu prendrais la chose. Tout cela n'est qu'un badinage, une plaisanterie. Demande plutôt à Sosie, qui est là. (Montrant la maison.)

ALCMÈNE

Que n'amènes-tu mon parent Naucrate, pour attester que tu n'es point déjà venu?

JUPITER

Il ne faut pas faire d'un badinage une affaire sérieuse.

ALCMÈNE

Mais je sais combien il m'a causé de chagrin.

JUPITER

Par cette main si chère, Alcmène, je t'en prie, je t'en conjure, grâce ! pardonne-moi, ne sois plus fâchée.

ALCMÈNE

Ma vertu réfutait tes injures. Maintenant, tu ne me reproches plus de me déshonorer par ma conduite; moi, je ne veux plus m'exposer à entendre des discours qui me déshonorent. Adieu, reprends tes biens; rends-moi les miens, et donne-moi des femmes pour m'accompagner (26).

JUPITER (la prenant par la main).

Y penses-tu?

ALCMÈNE

Tu ne le veux pas? Je m'en irai accompagnée de ma vertu.

JUPITER

Un moment; je vais, par tous les serments que tu voudras, te jurer que je te tiens pour une chaste épouse. Et si je mens, Jupiter tout-puissant, je t'en cojure, accable Amphitryon de ton courroux éternel !

ALCMÈNE

Ah ! plutôt qu'il le protège !

JUPITER

Tu dois l'espérer, car mon serment n'est pas trompeur. Eh bien 1 tu ne m'en veux plus?

ALCMÈNE

Non.

JUPITER

Quelle bonté ! Ainsi va le cours de la vie humaine : on goûte des plaisirs et c'est le tour des chagrins. On se brouille, puis on se réconcilie. Survient-il quelque fâcherie, comme celle d'aujourd'hui, après le raccommodement on s'en aime deux fois comme avant.

ALCMÈNE

Tu aurais mieux fait d'être plus réservé dans tes propos. Mais puisque tu les désavoues, je n'en ai pas de ressentiment.

JUPITER

Fais préparer les vases purs (27). J'ai promis un sacrifice aux dieux pendant l'expédition, si je revenais sain et sauf; je veux m'acquitter.

ALCMÈNE

Je vais faire tout préparer.

JUPITER

Qu'on fasse venir Sosie, et qu'il aille inviter Blépharon, le pilote de mon vaisseau, à dîner avec nous. (A part.) Il dînera par coeur, et ne saura plus que penser, quand il me verra prendre Amphitryon à la gorge, et le traîner hors d'ici.

ALCMÈNE

Qu'a-t-il donc à parler seul? quel secret? On ouvre: c'est Sosie.

III, 3 SOSIE, JUPITER, ALCMÈNE

SOSIE

Amphitryon, me voici à ta disposition. Ordonne, je suis prêt à exécuter tes ordres.

JUPITER

Tu viens très à propos.

SOSIE

Vous avez fait la paix? Votre air me l'annonce. J'en suis content, ravi. Un bon serviteur doit avoir pour principe de régler ses sentiments sur ceux de ses maîtres, et de composer son visage sur le leur : triste, s'ils sont tristes, gai, s'ils se réjouissent. Mais, dis-moi, vous êtes donc remis en bonne intelligence?

JUPITER

Tu te moques; comme si tu ne savais pas que j'avais plaisanté!

SOSIE

Tu plaisantais? J'ai cru que c'était sérieux et tout de bon.

JUPITER

J'ai donné satisfaction; la paix est faite.

SOSIE

C'est très bien!

JUPITER

Je vais rentrer, pour faire le sacrifice que j'ai promis.

SOSIE

Tu as raison.

JUPITER

Va à mon vaisseau inviter de ma part Blépharon; je veux qu'il dîne avec nous après le sacrifice.

SOSIE

Je serai revenu, que tu me croiras encore bien loin.

JUPITER

Dépêche-toi. (Sosie sort.)

ALCMÈNE

Tu n'as plus rien à me dire? Je vais faire apprêter tout ce qui est nécessaire.

JUPITER

Va, et aie soin qu'on fasse diligence le plus possible.

ALCMÈNE

Tu peux venir quand tu voudras, on ne va pas traîner.

JUPITER
Très bien, c'est parler en femme qui sait son devoir. (Alcmène sort.) Tous deux, la maîtresse et l'esclave, sont abusés. Ils me prennent pour Amphitryon. L'erreur est bonne. Toi, maintenant, le Sosie divin, arrive. Tu m'entends, quoique tu ne sois pas présent en ce lieu. Amphitryon va venir; il faut l'éconduire de chez lui, n'importe comment. Invente un moyen. Je veux qu'il soit bafoué, tandis que je m'arrangerai avec mon épouse d'emprunt. Songe à remplir mes intentions, que tu devines, et viens me servir pendant le sacrifice que je m'offrirai à moi-même. (Il sort.)

III, 4  MERCURE

Gare ! place ! que tout le monde se range sur ma route. Qu'il ne se rencontre pas de mortel assez audacieux pour gêner mon passage. Eh ! mais, par Hercule ! un dieu ne peut-il pas commander d'un ton menaçant qu'on se range devant lui, aussi bien qu'un chétif esclave de comédie? Cet esclave annonce l'heureuse arrivée d'un vaisseau ou la venue d'un vieillard grondeur, et moi j'obéis à Jupiter; c'est par son ordre que je me transporte ici. Combien donc ai-je plus droit de faire faire place nette sur le chemin ! Mon père m'appelle; je suis là, empressé à obéir, comme un bon fils avec son père. Je le sers dans ses amours en parasite alerte (28), de bon conseil et de bonne humeur. Est-il heureux, je suis au comble du bonheur. Il aime, il a raison : c'est très bien fait à lui de suivre son penchant. Tous les hommes doivent en faire de même, à condition de bien s'y prendre. Maintenant il veut qu'on bafoue Amphitryon, je vais le satisfaire. Spectateurs, vous allez voir bafouer notre homme sous vos yeux. Je me mets une couronne sur la tête, et je fais semblant d'être ivre (29). Mon poste est là sur la terrasse, d'où j'aurai belle à le repousser. Qu'il s'approche, je lui enverrai de là-haut de quoi l'humecter sans qu'il ait bu. Et puis son esclave Sosie portera la peine de mes incartades. Ce sera lui qui paiera pour ce que j'aurai fait; tant pis. Je dois obéissance à mon père, ses fantaisies sont ma loi. Mais voici venir Amphitryon; il sera bafoué de la bonne manière, si toute-fois vous voulez nous prêter attention. J'entre, et je prends la parure des buveurs (30); puis, monté là-haut, sur la terrasse, je l'empêcherai bien d'approcher. (Il sort.)

ACTE IV, 1

AMPHITRYON

J'espérais trouver Naucrate dans le vaisseau, il n'y est pas; et personne ni chez lui, ni dans la ville, ne l'a vu. Je me suis traîné dans les places, les gymnases, les parfu­meries et le rendez-vous des négociants, et le marché, et la grande place (31); puis dans les boutiques des médecins et des barbiers, et dans tous les temples; je suis harassé à force de chercher, et pas de Naucrate, nulle part. Rentrons. J'interrogerai encore ma femme, je veux connaître enfin le séducteur qui l'a souillée d'un tel opprobre. Je mourrai plutôt aujourd'hui que de ne point pousser à bout cette enquête. Mais ma porte m'est fermée. A merveille ! ça va de pair avec tout le reste. Frappons. Ouvrez. Holà ! quelqu'un. M'ouvrira-t-on?

IV, 2  MERCURE, AMPHITRYON

MERCURE

Qui est là?

AMPHITRYON

C'est moi.

MERCURE

Moi! qui?

AMPHITRYON

C'est moi, te dis-je.

MERCURE

Il faut, certes, que tu aies sur toi la colère de Jupiter et de tous les dieux, toi qui viens briser notre porte.

AMPHITRYON

Comment?

MERCURE

Eh bien, ils t'apprêtent des misères pour la vie.

AMPHITRYON

Sosie!

MERCURE

Oui, je suis Sosie. Crains-tu pas que j'oublie mon nom? Que veux-tu?

AMPHITRYON

Scélérat, tu me demandes ce que je veux?

MERCURE

Oui, je te le demande. Maître fou, tu as failli briser les gonds de la porte. T'imagines-tu qu'on nous en fournisse aux frais de l'État? Qu'as-tu à me regarder, imbécile? que veux-tu? qui es-tu?

AMPHYTRION

Pendard, tu me demandes qui je suis? vrai gouffre à verges! Par Pollux! les verges te brûleront le dos aujourd'hui pour toutes ces insolences.

MERCURE

Il faut que tu aies été dissipateur dans ta jeunesse.

AMPHITRYON

Pourquoi?

MERCURE

Parce que, dans ton âge mûr, tu viens quêter... des horions.

AMPHITRYON

Ton supplice payera ces beaux discours, mauvais plaisant.

MERCURE

Je t'offre un sacrifice.

AMPHITRYON

Comment?

MERCURE

Oui, un sacrifice pour t'enrichir d'infortune (32).

LACUNE  : TEXTE D'HERMOLAUS BARBARUS

AMPHITRYON (33)

Moi, ta victime, bourreau ! Si les dieux ne dénaturent aujourd'hui ma personne, tu seras chargé de nerfs de boeuf, vraie oblation de Saturne, et je te ferai aussi un sacrifice de coups et de tortures. Sors, maraud !

MERCURE

Vieux fantôme, tu voudrais m'effrayer par tes menaces ! Si tu ne fuis sans plus tarder, si tu frappes encore, si tu fais craquer la porte du bout du doigt, cette tuile ira te casser la tête, et te fera cracher ta langue avec tes dents.

AMPHITRYON

Coquin, tu m'interdiras l'entrée de ma maison? tu m'empêcheras de frapper à ma porte? Je vais la jeter hors des gonds.

MERCURE

Essaye.

AMPHITRYON

A l'instant.

MERCURE (lui jetant une tuile).

Attrape !

AMPHITRYON

Scélérat, à ton maître ! Si tu tombes aujourd'hui entre mes mains, je t'arrangerai si bien que tu t'en ressentiras toute ta vie.

MERCURE

Tu viens de faire tes Bacchanales, bonhomme.

AMPHITRYON

Comment?

MERCURE

Oui, puisque tu me crois ton esclave.

AMPHITRYON

Qu'est-ce à dire? je crois?

MERCURE

Le ciel te confonde ! Je ne connais pas d'autre maître qu'Amphitryon.

AMPHITRYON

Est-ce que j'ai perdu ma figure? Quoi ! Sosie ne me reconnaît pas? Interrogeons-le. Dis-moi, pour qui me prends-tu? Ne suis-je pas Amphitryon?

MERCURE

Amphitryon? tu es fou. Ne disais-je pas bien que tu sortais des Bacchanales, bonhomme, puisque tu me demandes qui tu es? Va-t'en, je te le conseille; ne nous ennuie pas, tandis qu'Amphitryon, au sortir des combats, prend du plaisir avec son épouse.

AMPHITRYON

Avec quelle épouse?

MERCURE

Avec Alcmène.

AMPHITRYON

Qui donc?

MERCURE

Combien de fois veux-tu que je le redise? Amphitryon, mon maître. Cesse de m'ennuyer.

AMPHITRYON

Avec qui est-il couché?

MERCURE

Tu veux qu'il t'arrive malheur de te jouer ainsi de moi.

AMPHITRYON

Dis, mon cher Sosie.

MERCURE

Ah ! des douceurs ! Eh bien ! c'est avec Alcmène.

AMPHITRYON

Dans la même chambre?

MERCURE

Mieux que cela, je pense : couchés corps contre corps.

AMPHITRYON

Ah ! malheur !

MERCURE (à part).

Il s'afflige de ce qu'il prend pour un malheur. Prêter sa femme à un autre, c'est comme si on lui donnait un mauvais terrain à cultiver.

AMPHITRYON

Sosie !

MERCURE

Malepeste ! Eh bien, Sosie?

AMPHITRYON

Est-ce que tu ne me reconnais pas, pendard?

MERCURE

Si, je te reconnais pour un ennuyeux personnage. Ne te fais pas de méchantes affaires.

AMPHITRYON

Encore une fois, ne suis-je pas Amphitryon, ton maître?

MERCURE

Tu es Bacchus, et non pas Amphitryon. Faudra-t-il te le répéter cent fois? Mon maître Amphitryon est à présent dans les bras d'Alcmène. Si tu continues, je le ferai venir, et tu t'en repentiras.

AMPHITRYON

Oui, qu'il vienne. (A part.)

Grands dieux ! faut-il aujourd'hui que, pour prix de mes services, je perde patrie, maison, femme, esclaves, tout, jusqu'à ma figure?

MERCURE

Je vais le chercher. En attendant, songe à ménager notre porte. Si tu nous importunes, tu ne m'échapperas pas, je t'immole. (Il rentre dans l'intérieur de la maison.)

IV, 3 AMPHITRYON, BLÉPHARON, SOSIE

AMPHITRYON (d'abord seul).

Justes dieux ! quel délire trouble toute ma maison ! Quels prodiges depuis mon retour ! Ainsi se vérifierait ce que l'on raconte de ces Athéniens qui demeurèrent transformés en bêtes féroces dans l'Arcadie, et qui devinrent méconnaissables pour toujours à leurs parents.

BLÉPHARON (ne voyant pas Amphitryon).

Que me dis-tu là, Sosie? voilà une merveille étrange. Tu as trouvé chez vous un autre Sosie tout à fait semblable à toi?

SOSIE

Oui. Ah ! çà, et toi? puisque j'ai mon Sosie, et Amphitryon son Amphitryon, que sais-tu si tu n'auras pas fait aussi un autre Blépharon? Oh! fassent les dieux que tu eusses le corps meurtri, les dents cassées, avec le ventre vide, pour être mieux convaincu; car cet autre moi, qui suis là dedans, m'a battu d'une rude manière.

BLÉPHARON

C'est étonnant ! Mais allongeons le pas; car je vois Amphitryon qui attend, et mon estomac se plaint d'inanition.

AMPHITRYON (continuant à parler seul).

Mais pourquoi chercher ailleurs des exemples? Quels prodiges signalent l'origine des Thébains ! Le héros qui cherchait Europe, vainqueur du serpent de Mars, fit naître soudain, d'une semence monstrueuse, une foule de guerriers qui se livrèrent combat; le frère égorgeait le frère, lances et casques mêlés. L'auteur de notre race, uni à la fille de Vénus, ne traîna-t-il pas dans les plaines de l'Épire un corps de serpent? Telle est la volonté suprême du grand Jupiter ! ainsi l'ordonne la fatalité ! Tous les héros thébains sont récompensés de leurs brillants exploits par les maux les plus cruels. Cette destinée s'étend sur moi; mon courage devait passer aussi par des épreuves affreuses, intolérables.

SOSIE

Blépharon?

BLÉPHARON

Qu'est-ce?

SOSIE

Je soupçonne je ne sais quel malheur.

BLÉPHARON

Pourquoi?

SOSIE

Mon maître se promène, comme un client, devant la porte fermée.

BLÉPHARON

Ce n'est rien. Il fait de l'exercice pour se donner de l'appétit.

SOSIE

Il s'y prend bien. Il a fermé la porte, de peur de le laisser échapper.

BLÉPHARON

Qu'est-ce que tu chantes?

SOSIE

Je ne chante ni n'aboie. Crois-moi, écoutons; je ne sais ce qu'il rumine à part lui. Attends un peu, je vais tâcher d'entendre ce qu'il dit.

AMPHITRYON (parlant toujours seul).

Je crains bien que les dieux ne veuillent abolir la gloire que mon triomphe m'avait acquise. Toute ma maison est étrangement bouleversée; ma femme séduite, flétrie, déshonorée. Cela me tue. Et cette coupe? je n'y comprends rien. Le cachet est demeuré intact. Et puis elle rapporte les détails du combat, la défaite de Ptérélas, qui a péri sous mes coups... Ah ! j'y suis; c'est un jeu. Sosie a conduit l'affaire. N'a-t-il pas eu aussi l'insolence de m'arrêter à ma porte?

SOSIE

Il parle de moi, et au-dessous de ce que je voudrais. Ne l'abordons pas, je t'en prie, avant de savoir ce que médite sa colère.

BLÉPHARON

Comme tu voudras.

AMPHITRYON

Si je peux le tenir, ce vaurien, je lui montrerai ce que c'est que de s'attaquer à son maître, de le tromper, de le menacer.

SOSIE

L'entends-tu?

BLÉPHARON

Oui.

SOSIE

Voilà une batterie dressée contre mes épaules. Allons le trouver. Tu sais ce qu'on dit vulgairement?

BLÉPHARON

J'ignore ce que tu diras, mais je sais ce qui t'attend.

SOSIE

Il y a un vieux proverbe qui dit que la faim et l'impatience échauffent la bile.

BLÉPHARON

C'est vrai. Ne tardons plus à le saluer. Amphitryon!

AMPHITRYON

J'entends Blépharon! (A part.) Quel soin l'attire ici? Mais il se présente à propos pour m'aider à con-fondre ma criminelle épouse. (A Blépharon.) Qu'est-ce qui t'amène, Blépharon?

BLÉPHARON

As-tu donc si tôt oublié que tu as envoyé de grand matin Sosie au vaisseau pour m'engager à dîner?

AMPHITRYON

Jamais de la vie. Mais où est-il, ce traître?

BLÉPHARON

Qui?

AMPHITRYON

Sosie.

BLÉPHARON

Le voilà.

AMPHITRYON

Où?

BLÉPHARON

Devant tes yeux. Tu ne le vois pas?

AMPHITRYON

J'y vois à peine, tant je suis en colère, tant il m'a mis hors de moi. (A Sosie.) Tu ne m'échapperas pas; je t'immole. Ne me retiens pas, Blépharon.

BLÉPHARON

Écoute-moi, je t'en prie.

AMPHITRYON

Parle, je t'écoute. (A Sosie.) Et toi des coups de bâton.

SOSIE

Pourquoi? me suis-je fait attendre? je n'ai pas pu aller plus vite, quand même j'aurais eu la voiture de  Dédale.

BLÉPHARON

Ne le frappe pas, je te supplie. Nous n'avons pas pu marcher à plus grands pas.

AMPHITRYON

Qu'il ait marché à pas de géant ou de tortue, je veux absolument l'exterminer, le scélérat ! (Battant Sosie.) Voilà pour la terrasse ! voilà pour les tuiles ! voilà pour la porte fermée ! voilà pour t'être moqué de ton maître ! voilà pour tes insolentes paroles !

BLÉPHARON

Quel mal t'a-t-il fait?

AMPHITRYON

Ce qu'il m'a fait? Il était sur cette terrasse, et moi à la porte, et il m'a chassé de ma maison.

SOSIE

Moi?

AMPHITRYON

Toi. De quoi me menaçais-tu, si je frappais à cette porte? Le nieras-tu, scélérat?

SOSIE

Assurément. Et Blépharon, que j'amène, pourra bien me servir de témoin. Tu m'as dépêché vers lui, pour l'inviter.

AMPHITRYON

Qui t'a envoyé, coquin?

SOSIE

Celui qui m'interroge.

AMPHITRYON

Quand?

SOSIE

Tantôt, tout à l'heure, après t'être réconcilié avec ta femme à la maison.

AMPHITRYON

Que Bacchus te trouble le cerveau !

SOSIE

Plaise aux dieux que je ne rencontre aujourd'hui ni Bacchus ni Cérès ! Tu avais ordonné qu'on préparât les vases pour faire un sacrifice, et tu m'as envoyé chercher Blépharon pour dîner avec toi.

AMPHITRYON

Blépharon, que je meure si je suis entré encore chez moi, ou si je lui ai donné cette commission. (A Sosie.) Dis, où m'as-tu laissé?

SOSIE

Chez toi, avec Alcmène, ta femme. En te quittant, j'ai volé au port, et j'ai invité Blépharon de ta part. Nous voici; je ne t'avais pas vu depuis.

AMPHITRYON

Tête de vaurien ! j'étais avec ma femme ! Je t'assommerai sur la place.

SOSIE

Blépharon!

BLÉPHARON

Amphitryon, laisse-le, pour l'amour de moi, et veuille m'écouter.
AMPHITRYON (lâchant Sosie).

Je le laisse, dis ce que tu as à dire.

BLÉPHARON

Il me racontait tout à l'heure des choses surprenantes. Peut-être un magicien, un enchanteur a-t-il ensorcelé tout ton monde. Prends d'autres informations. Vois ce que c'est, et n'inflige pas de châtiment à ce pauvre malheureux avant de t'être rendu compte.

AMPHITRYON

Tu as raison. Allons; tu me serviras de témoin contre mon épouse.

IV, 4  JUPITER, AMPHITRYON, SOSIE, BLÉPHARON

JUPITER(feignant de ne pas voir les autres personnages).

Quel est le brutal dont la violence arrache ainsi ma porte des gonds? Qui fait tout ce vacarme devant ma demeure? Si je l'y prends, je le sacrifie aux mânes des Téléboens. Rien ne me réussit aujourd'hui. J'ai quitté Blépharon et Sosie pour chercher Naucrate, et sans trouver l'un j'ai perdu les autres; mais je les aperçois. Allons leur demander ce qui les retient.

SOSIE

Blépharon, voilà mon maître qui sort de chez nous. Celui-ci est un sorcier.

BLÉPHARON

O Jupiter ! que vois-je? c'est là Amphitryon ! Ce n'est donc pas celui-ci? Ce ne peut pas être lui (montrant  Amphitryon) et lui (montrant Jupiter), à moins qu'il ne soit double.

JUPITER

Voici Blépharon avec Sosie; il faut leur parler. Te voilà enfin, Sosie? je suis affamé.

SOSIE (montrant Amphitryon).

Ne te le disais-je pas que celui-ci n'était qu'un fourbe?

AMPHITRYON

Non, Thébains, c'est lui (montrant Jupiter), ce traître qui a séduit ma femme, et qui a fait de ma maison un trésor d'adultère. (à Jupiter).Mon maître, si tu as faim, moi j'ai tout mon soûl de coups de poing.

AMPHITRYON

Tu continues, pendard?

SOSIE

Va-t'en aux enfers, sorcier.

AMPHITRYON

Moi, sorcier! voilà pour toi. (Il le frappe.)

JUPITER

Étranger, quel est cet emportement? frapper mon esclave?

AMPHITRYON

Ton esclave?

JUPITER

Oui.

AMPHITRYON

Tu mens !

JUPITER

Sosie, rentre; et tandis que j'immole cet impertinent, fais préparer le dîner.

SOSIE

J'y vais. (A part.) Amphitryon, je pense, traitera civilement Amphitryon, comme l'autre Moi a traité Sosie ce matin. Tandis qu'on se bat, courons au cabaret; je vais nettoyer tous les plats et vider tous les pots. (Il sort.)

JUPITER

Ah ! je mens, à ce que tu dis?

AMPHITRYON

Oui, tu mens, corrupteur de ma maison !

JUPITER

Pour cet indigne propos, je vais te serrer à la gorge, et te forcer à me suivre.

AMPHITRYON

Ah, malheur à moi!

JUPITER

Il fallait te tenir sur tes gardes.

AMPHITRYON

Blépharon, à l'aide !

BLÉPHARON

Ils se ressemblent tant, que je ne sais de quel côté me ranger. Cependant je tâcherai de les séparer. (A Jupiter.) Amphitryon, n'étrangle pas Amphitryon. Ne vous battez pas. Lâche-le, je t'en prie.

JUPITER

Tu l'appelles toujours Amphitryon !

BLÉPHARON

Eh ! oui. Il n'y en avait qu'un, maintenant il est doublé. Si tu prétends l'être, il n'en a pas moins la même figure. Lâche-lui le cou, je t'en conjure.

JUPITER

J'y consens; mais dis-moi, tu crois que c'est là Amphitryon.

BLÉPHARON

Vous semblez l'être tous les deux.

AMPHITRYON

O grand Jupiter ! comment m'as-tu dérobé aujourd'hui ma figure? (S'adressant au faux Amphitryon.) Je te le demande encore : oses-tu dire que tu es Amphitryon?

JUPITER

Oses-tu le nier?

AMPHITRYON

Si je le nie ! puisqu'il n'y a pas à Thèbes d'autre Amphitryon que moi.

JUPITER

Ce n'est pas vrai; il n'y en a pas d'autre que moi. Et je veux que Blépharon soit notre juge.

BLÉPHARON

Je vais tâcher de découvrir la vérité. (A Amphitryon.) Réponds-moi le premier.

AMPHITRYON

Soit.

BLÉPHARON

Avant de livrer bataille aux Taphiens, que m'ordonnas-tu?

AMPHITRYON

De tenir le vaisseau prêt, et de ne pas quitter un moment le gouvernail.

JUPITER

Afin que si les nôtres étaient mis en fuite, un asile sûr m'abritât.

BLÉPHARON

Et puis?

AMPHITRYON

Qu'on eût soin de garder ma bourse bien garnie.

JUPITER

Combien contenait-elle d'argent?

BLÉPHARON

Tais-toi; c'est à moi d'interroger. Combien y avait-il?

JUPITER

Cinquante talents attiques.

BLÉPHARON

C'est cela même. (A Amphitryon.) Et toi, combien de philippes?

AMPHITRYON

Deux mille.

JUPITER

Avec deux fois autant d'oboles.

BLÉPHARON

L'un et l'autre savent parfaitement le compte; il fallait qu'un des deux fût caché dans la bourse.

JUPITER

Fais attention. Tu sais que ce bras a donné la mort au roi Ptérélas, et que j'ai enlevé au vaincu ses dépouilles; j'ai apporté ici dans un coffret la coupe qui lui servait à table, et je l'ai donnée à ma femme, qui a pris le bain avec moi, m'a assisté pendant le sacrifice, et avec qui je me suis mis au lit.

AMPHITRYON

O ciel ! qu'entends-je? Je ne me connais plus. Je dors les yeux ouverts; je rêve tout éveillé; je meurs tout vivant. C'est moi cependant, moi-même qui suis Amphitryon, petit-fils de Gorgophone, général des Thébains, l'ami le plus cher de Créon, le vainqueur des Téléboens, moi qui ai mis en déroute à force de courage les Acarnaniens et les Taphiens avec leur roi, et qui leur ai imposé, pour les gouverner, Céphale, fils du grand Déionée.

JUPITER

C'est moi qui ai réduit par la force des armes les ennemis, meurtriers d'Électryon et des frères de ma femme, et dont les brigandages et les pirateries dévastaient l'Achaïe, l'Étolie, la Phocide et la mer Égée, et les rivages de Crète et d'Ionie.

AMPHITRYON

Dieux immortels ! je m'en crois à peine. Avec quelle exactitude il rapporte toutes les circonstances ! Vois, Blépharon.

BLÉPHARON

Il n'y a plus qu'un seul signe à vérifier : si vous l'avez tous deux, vous serez deux Amphitryons.

JUPITER

Je sais ce que tu veux dire, la cicatrice de la blessure que me fit Ptérélas au bras droit.

BLÉPHARON

C'est cela même.

AMPHITRYON

Très bien.

JUPITER

Tiens, regarde.

BLÉPHARON

Découvrez vos bras, que je voie.

JUPITER

Ils sont découverts, regarde.

BLÉPHARON
O Jupiter souverain ! que vois-je? Tous deux an bras droit, à la même place, le même signe !... Voilà bien la cicatrice qui vient de se fermer, encore un peu rouge et jaunâtre. Tous mes raisonnements sont à terre, mon jugement se tait. Je ne sais que dire. 
FIN DE LA LACUNE

BLÉPHARON, AMPHITRYON, JUPITER (34)

BLÉPHARON

Arrangez-vous ensemble; moi je me retire, j'ai à faire. Jamais je ne vis pareil prodige.

AMPHITRYON

Blépharon, je t'en prie, sois mon défenseur, ne m'abandonne pas.

BLÉPHARON

Adieu. Ton défenseur? à quoi bon? je ne sais duquel des deux je serais le défenseur. (Il sort.)

JUPITER (à part).

Je rentre. Alcmène est en mal d'enfant. (Il sort.)

AMPHITRYON

Malheureux ! je suis perdu ! Que faire, quand mes défenseurs et mes amis m'abandonnent? Non, par Pollux! il ne se jouera pas de moi impunément, quel qu'il soit. Je cours tout droit au roi. Je lui dirai ce qui s'est passé. Je tirerai vengeance de cet enchanteur thessalien, qui a mis sens dessus dessous l'esprit de tous mes gens. Mais où est-il? Il est retourné, je pense, là dedans, auprès de ma femme. Y a-t-il à Thèbes un mortel plus à plaindre que moi? Que devenir? Personne ne me reconnaît; tout le monde se moque de moi comme il lui plaît. Ne délibérons plus. Je forcerai l'entrée de ma maison; et le premier que j'aperçois, servante, valet, femme, séducteur, père, aïeul, n'importe, je le tue sur la place. Jupiter et tous les dieux tâcheraient en vain de me retenir. La résolution en est prise, il faut agir. Courons chez moi. (On entend gronder la foudre, Amphitryon tombe évanoui.)

ACTE V, 1  BROMIA, AMPHITRYON

BROMIA

Plus d'espoir ! Ma force est éteinte ! Je suis morte ! Je ne sais plus à quel dieu me vouer : la mer, la terre, le ciel semblent s'ébranler et fondre sur moi pour m'écraser. Pauvre Bromia ! où te cacher? Quels prodiges arrivés dans notre maison ! C'est fait de moi ! Le coeur me manque. Si l'on me donnait un peu d'eau fraîche ! Je suis toute bouleversée, anéantie. La tête me fait mal, mes oreilles n'entendent plus, mes yeux ne voient plus. Y a-t-il femme plus malheureuse que moi? Qu'ai-je vu? Ma chère mat-tresse ! Quand elle a senti son travail commencer, elle implora les dieux. Quel bruit soudain ! quel fracas ! quels éclats redoublés ! quel tonnerre ! A ces coups effroyables chacun tombe immobile. Alors on entend je ne sais quelle grande voix : « Alcmène, il t'arrive un protecteur : sois sans crainte. C'est un habitant des cieux, propice à toi et à ta famille. Et vous, que la terreur a jetés par terre, levez-vous. » Je me relève sur place; la maison me parut toute en feu, tant elle brillait de lumière. En ce moment, Alcmène m'appelle. Sa voix me fait frissonner. La crainte pour ma maîtresse l'emporte. J'accours pour savoir ce qu'elle veut, et je vois qu'elle a mis au monde deux jumeaux, sans que pas un de nous se fût aperçu de l'enfantement, ou même s'en fût douté. (Apercevant Amphitryon.) Mais qu'est-ce que ceci? Quel est ce vieillard étendu par terre devant notre maison? Jupiter l'a-t-il frappé? En vérité, je le crois. Il est gisant comme s'il était mort. Voyons qui ce peut-être. Ciel ! c'est Amphitryon, mon maître. Amphitryon !

AMPHITRYON

Je suis perdu !

BROMIA

Lève-toi.

AMPHITRYON

Je suis mort !

BROMIA

Donne-moi la main.

AMPHITRYON

Qui est-ce qui me prend la main?

BROMIA

Bromia, ton esclave.

AMPHITRYON

Je tremble de tout mon corps. Jupiter m'a foudroyé. Il me semble que je reviens des bords de l'Achéron (35) Mais pourquoi es-tu sortie?

BROMIA

La même épouvante nous a consternées. Nous venons de voir de grands prodiges s'opérer chez toi. O dieux, Amphitryon, je n'ai pas encore repris l'usage de mes sens.

AMPHITRYON

D'abord tire-moi d'un doute. Reconnais-tu bien ton maître Amphitryon?

BROMIA

Oui.

AMPHITRYON

Regarde encore.

BROMIA

Oui, c'est toi.

AMPHITRYON

Cette fille est la seule de tous mes gens qui n'ait pas perdu l'esprit. 

BROMIA

Aucun ne l'a perdu, je t'assure.

AMPHITRYON

Mais moi, j'ai la tête tournée de la conduite infâme d'Alcmène.

BROMIA

Si tu veux m'entendre, Amphitryon, tu changeras de langage, et tu verras par des preuves évidentes quel ta femme est honnête et vertueuse. D'abord, il faut que tu saches qu'elle vient d'accoucher de deux fils.

AMPHITRYON

Vraiment ! deux fils?

BROMIA

Oui.

AMPHITRYON

Les dieux me sont en aide.

BROMIA

Laisse-moi parler, je t'apprendrai à quel point les dieux te favorisent ainsi que ton épouse.

AMPHITRYON

Parle.

BROMIA

Lorsque le travail de l'enfantement commença, et qu'elle sentit les douleurs que les femmes éprouvent en pareil cas, elle invoqua le secours des dieux immortels, mains purifiées et tête voilée. Aussitôt il s'est fait un grand bruit de tonnerre. Il nous semblait que la maison allait s'écrouler, et elle devint si resplendissante qu'on eût dit qu'elle était d'or.

AMPHITRYON

Au fait, promptement, je t'en supplie. C'est assez t'amuser à mes dépens. Qu'arriva-t-il alors?

BROMIA

Pendant tout ce tumulte, sans faire entendre aucun gémissement, aucun cri, ton épouse est accouchée; elle n'avait point eu de douleurs.

AMPHITRYON

J'en suis bien aise, quelle qu'ait été sa conduite envers moi.

BROMIA

Cesse tes plaintes, et écoute la fin de mon récit. Délivrée, elle nous ordonne de laver les deux nouveau-nés. Nous nous empressons d'obéir! Dieux, que celui que j'ai lavé est grand et robuste ! Jamais il n'a été possible de l'envelopper dans les langes.

AMPHITRYON

Que tout cela me surprend ! Si tu dis vrai, je ne doute pas que les dieux ne soient venus au secours de ma femme.

BROMIA

Tu vas être bien plus émerveillé. Lorsque nous eûmes placé cet enfant dans son berceau, voici que du haut de l'air volent dans la cour deux serpents énormes, dressant leur tête menaçante.

AMPHITRYON

Je frémis.

BROMIA

Tranquillise-toi. Ces deux serpents nous parcourent des yeux tous; puis, apercevant les deux jumeaux, ils vont droit à eux. Moi de tirer le berceau en avant, en arrière, de-ci, de-là, craignant pour les enfants, et très effrayée pour mon propre compte. Les serpents n'en sont que plus acharnés à nous poursuivre. Mais le plus fort des jumeaux, voyant les deux monstres, s'élance de son berceau, se précipite sur eux, et en saisit un de chaque main très vite.

AMPHITRYON

Quelles merveilles ! Tu me racontes une histoire terrible. Je tremble d'épouvante rien qu'à t'entendre. Et après, qu'arriva-t-il? dis-moi.

BROMIA

L'enfant étouffe les deux serpents. Au même moment, une voix sonore appelle ta femme.

AMPHITRYON

Quelle voix?

BROMIA

Celle du souverain des dieux et des hommes, Jupiter. Il déclare qu'il a été l'amant d'Alcmène mystérieusement, et que l'enfant vainqueur des serpents est son fils, tandis que l'autre t'appartient.

AMPHITRYON

Par Pollux ! ce m'est un grand honneur d'être commun en biens avec Jupiter (36). Cours à la maison, fais préparer les vases sacrés; je veux que des victimes nombreuses m'obtiennent sa faveur. On ira chercher le devin Tirésias, et je le consulterai sur ce que je dois faire, après lui avoir conté ce qui vient de se passer. Mais qu'entends-je? Quels éclats de tonnerre ! Justes dieux, ayez pitié de moi.

V, 2 JUPITER (dans les nuages).

Rassure-toi, Amphitryon; je viens te protéger avec tous les tiens. Tu n'as rien à redouter. Laisse-là les devins et les aruspices. Je t'instruirai et du passé et de l'avenir, mieux qu'ils ne pourraient le faire, car je suis Jupiter. D'abord, j'ai pris jouissance du corps d'Alcmène; et de notre union elle a conçu un fils. Toi aussi, tu la rendis mère, avant de partir pour l'armée. Les deux enfants sont nés en même temps. Celui qui est formé de mon sang te couronnera par ses exploits d'une gloire immortelle. Rends à ton épouse ton affection première; elle ne mérite point tes reproches; elle a cédé à ma violence. Je remonte dans les cieux.

 

AMPHITRYON

J'obéirai; accomplis, je te prie, ta promesse. Allons revoir ma femme; le vieux Tirésias peut rester chez lui. Maintenant, spectateurs, en l'honneur du grand Jupiter, faites retentir vos applaudissements.