Attar

Farīd al-Dīn Attār

 

MANTIC UTTAÏR ou LE LANGAGE DES OISEAUX.

chapitres XLII à fin

chapitres XXXV  à XLI

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer


 

 

La conférence des oiseaux peinte par Habib Allah


 

Farīd al-Dīn Attār

MANTIC UTTAÏR

ou

LE LANGAGE DES OISEAUX.

 

Traduction de J. H. Garcin de Tassy.

 

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CHAPITRE XLII.

LA CINQUIÈME VALLEE, OU VALLEE DE L'UNITE (TAUHÎD). (V. 3673.)

« Tu auras ensuite à traverser, continua la huppe, la vallée de l'unité, lieu du dépouillement de toutes choses et de leur unification. Tous ceux qui lèvent la tête dans ce désert la tirent d'un même collet. Quoique tu voies beaucoup d'individus, il n'y en a en réalité qu'un petit nombre ; que dis-je ? il n'y en a qu'un seul. Comme cette quantité de personnes n'en fait vraiment qu'une, celle-ci est complète dans son unité. Ce qui se présente à toi comme une unité n'est pas différent de ce qui se compte. Puisque l'être que j'annonce est hors de l'unité et du compte, cesse de songer à l'éternité a priori et a posteriori ; et puis donc que ces deux éternités se sont évanouies, n'en fais plus mention. En effet, quand tout ce qui est visible, sera réduit à rien et anéanti, y aura-t-il quelque chose au monde qui soit digne d'attirer notre attention ? »

RÉPONSE D'UN FOU SPIRITUEL. (V. 3681.)

Un homme éminent dit à un fou spirituel : « Qu'est-ce que le monde ? explique-le-moi. » — « Ce monde, dit le fou, qui est plein d'honneur et d'infamie, ressemble à un palmier fait avec de la cire empreinte de cent couleurs. Si quelqu'un manie cet arbre, il redevient une masse informe de cire. Puisque c'est la cire seule qui compte, va, et sois convaincu que les couleurs que tu admirais ne valent pas une obole. Puisqu'il y a unité, il ne peut y avoir dualité ; là ni le moi ni le toi ne peuvent surgir. »

ANECDOTE SUR LE SCHAÏKH BÛ ALÎ DACCÂC. (V. 3686.)

Une vieille femme alla un jour auprès de Bû Alî et lui offrit une feuille de papier doré en lui disant : « Accepte ceci de moi. » Le schaïkh lui dit : « Je me suis engagé à ne rien accepter de personne, si ce n'est de Dieu. » La vieille répliqua aussitôt à Bû Alî : « Où as-tu appris à voir double ? Tu n'es pas homme à pouvoir, dans ce chemin, lier ou délier. Verrais-tu, en effet, plusieurs objets, si tu n'étais louche ? L'œil de l'homme n'aperçoit là rien d'accessible aux sens. Il n'y a ni caaba ni pagode. Apprends par ma bouche la doctrine véritable, c'est-à-dire l'éternelle existence de l'être (infini). On ne doit voir jamais personne autre que lui, et on ne doit reconnaître comme permanent personne autre que lui. On est en lui, par lui et avec lui, et on peut aussi être en dehors de ces trois phases. Quiconque ne s'est pas perdu dans l'océan de l'unité serait-il Adam lui-même, qu'il n'est pas digne d'appartenir à l'humanité. Qu'on fasse partie des bons ou des méchants, on possède toujours un soleil de grâce dans le giron du monde invisible. A la fin, un jour viendra où ce soleil vous prendra avec lui et rejettera le voile qui le couvre actuellement. Or sache positivement que le bien et le mal sont dévoilés à celui qui est parvenu à ce soleil.[348] Tant que tu vivras, individuellement, le bien et le mal existeront pour toi ; mais, lorsque tu seras perdu (dans le soleil de l'essence divine), tout sera amour. Si tu restes en arrière dans ta propre existence, tu verras beaucoup de bien et beaucoup de mal dans ton long chemin. Tant que tu n'arriveras pas de ce néant à la vision céleste, tu seras retenu par ton individualité. Plût à Dieu que tu fusses actuellement comme tu étais avant d'exister individuellement ! c'est-à-dire, dans le néant de l'existence. Sois entièrement purifié des mauvaises qualités ; puis sois comme la terre, avec du vent dans la main. Ne sais-tu pas qu'il y a dans tout corps des impuretés et des ordures ? Le serpent et le scorpion sont en toi derrière le voile, ils sont endormis et comme anéantis ; mais, si tu les touches tant soit peu, chacun d'eux aura la force de cent dragons. C'est ainsi qu'il y a pour chacun de nous un enfer plein de serpents. Si tu n'agis pas, ils agissent infernalement. Si tu te garantis de ces animaux immondes, tu dormiras paisiblement sur la terre ; sinon, ces serpents et ces scorpions te mordront violemment sous la poussière même du tombeau, jusqu'au jour du compte.

« Mais, ô 'Attar ! cesse tes discours métaphoriques et reprends la description (que donna la huppe) de la mystérieuse vallée de l'unité.

« Lorsque le voyageur spirituel est entré dans cette vallée, il disparaît ainsi que la terre même qu'il foule aux pieds. Il sera perdu, parce que l'Etre unique sera manifeste ; il restera muet, parce que cet être parlera. La partie deviendra le tout, ou plutôt elle ne sera ni partie ni tout. Ce sera une figure sans corps ni âme. De chaque quatre choses, quatre choses sortiront, et de cent mille, cent mille. Dans l'école de ce merveilleux secret, tu verras des milliers d'intelligences les lèvres desséchées par le mutisme. Qu'est ici l'intelligence ? elle est restée au seuil de la porte, comme un enfant aveugle-né. Celui qui a trouvé quelque chose de ce secret détourne la tête du royaume des deux mondes ; mais un tel individu ne se trouve pas dans le monde, et y trouve-t-on l'odeur de ce secret ? L'être que j'annonce n'existe pas isolément ; tout le monde est cet être ; existence ou néant, c'est toujours cet être. »

PRIÈRE DE LOCMÂN SARKHACÎ. (V. 3719.)

Locmân de Sarkhas[349] disait : « Ô Dieu ! je suis vieux, troublé dans mon esprit, égaré loin du chemin. On satisfait un vieil esclave en lui donnant un certificat et en le rendant libre. A ton service, moi aussi, ô mon roi ! mes noirs cheveux sont devenus blancs comme de la neige. Je suis un esclave attristé, donne-moi le contentement. Je suis devenu vieux, donne-moi le certificat d'affranchissement. »— « rô toi qui as été spécialement admis dans le sanctuaire ! lui répondit une voix du monde invisible, quiconque désire se dégager de l'esclavage devra en même temps effacer sa raison et ne se mettre en souci de rien. Laisse donc ces deux choses, et mets le pied en avant. »

« O mon Dieu ! répondit Locmân, je ne désire que toi, et je sais ainsi que je ne dois pas suivre ma raison ni me laisser aller à l'inquiétude. Je l'entends bien de cette manière. »

En conséquence Locmân renonça à sa raison et à tout souci ; il frappait du pied et agitait les mains par folie, et il disait : « Je ne sais à présent ce que je suis. Je ne suis pas esclave, il est vrai, mais que suis-je ? Mou esclavage a été aboli, mais mon affranchissement n'a pas eu lieu ; il n'est demeuré dans mon cœur ni joie ni tristesse. Je suis resté sans qualité et néanmoins je n'en suis pas dépourvu ; je suis contemplatif et je ne jouis pas de la contemplation. J'ignore si tu es moi ou si je suis toi ; j'ai été anéanti dans toi, et la dualité a été perdue. »

L'AMANT QUI RETIRE DE L'EAU SA MAÎTRESSE. (V. 3731.)

La maîtresse d'un homme tomba par hasard dans l'eau ; son amant se hâta de s'y jeter pour l'en retirer. Lorsque les deux amants furent l'un près de l'autre, la maîtresse dit à l'amant : « O ignorant ! puisque je me suis jetée dans une eau courante, pourquoi t'y es-tu jeté aussi ? Je me suis jeté à l'eau, répondit-il, parce que je ne me reconnais pas autre que toi. Il y a déjà bien du temps que, véritablement, je suis toi ; tu es moi, et nous deux ne faisons qu'un. Es-tu moi, ou moi suis-je toi ! y a-t-il quelque chose de la dualité ? ou bien je suis toi, ou toi, moi, ou toi tu es toi-même. Puisque tu es moi et que je suis toi pour toujours, nos deux corps ne sont qu'un même corps : voilà tout. »

Lorsque la dualité a eu lieu, elle t'a trouvé dans le polythéisme. Lorsque la dualité a disparu, elle t'a trouvé dans l'unité. Perds-toi dans l'unité et tu y seras absorbé. Agir différemment, c'est en être séparé.

AUTRE ANECDOTE SUR MAHMUD ET AYÂZ. (V. 3740.)

On raconte qu'un jour Farukh et Maç'ûd assistaient à une revue de l'armée de Mahmud. Il y avait dans le camp des éléphants et des troupes innombrables. Le roi était monté sur une hauteur. Ayâz et Haçan accompagnaient Mahmud et passaient avec lui la revue de l'armée. Les éléphants et les soldats rendaient là face du monde semblable à un chemin intercepté par les fourmis et les sauterelles. L'œil du monde ne vit jamais une telle armée, et personne auparavant n'avait contemplé une telle réunion. Or le grand roi délia sa langue, et parla en ces termes à Ayâz : « Mon enfant, cette grande quantité d'éléphants et d'hommes est à moi, et ainsi tout cela t'appartient, puisque je t'aime au point de te considérer comme mon roi. » Bien que le célèbre Mahmud eût prononcé ces mots, Ayâz resta tout à fait indifférent et impassible. Il ne remercia pas le roi en cet instant et ne fit même aucune réflexion. Haçan étonné lui dit : « Un roi te fait tant d'honneur, à toi, simple esclave, et tu restes ainsi immobile et insouciant ; tu ne te courbes pas, tu ne te prosternes pas en témoignage de ton dévouement ! Pourquoi n'agis-tu pas avec le respect convenable ? ce n'est pas reconnaître comme tu le dois les bontés du roi. »

« Je dois faire deux réponses à ce reproche, dit Ayâz, lorsqu'il eut entendu ces paroles. La première, c'est que si moi, qui n'ai ni consistance ni positionne présente mes respects au roi, je ne puis que tomber sur la poussière devant lui dans une sorte d'avilissement, ou bien lui tenir un discours larmoyant. Entre faire trop ou trop peu à l'égard du roi, il vaut mieux ne rien faire. Qui suis-je pour entreprendre une telle chose en face de tout le monde ? L'esclave est au roi, et le respect qu'il a pour le roi est tout naturel. Qui suis-je, si ce n'est obéissance ? car tout est obéissance envers le roi. Quant à ce que cet heureux monarque fait chaque jour à mon égard, et, surtout, à l'honneur qu'il m'a départi aujourd'hui, si les deux mondes proclamaient à la fois ses louanges, j'ignore si ce serait en rapport avec ce qu'il mérite. Pourquoi paraîtrais-je avec ostentation dans cette revue ? Qui suis-je pour attirer l'attention sur moi ? Si je ne rends pas hommage au roi, et si je ne lui fais pas de protestations de fidélité, c'est que je ne me reconnais pas digne de le faire. »

Lorsque Haçan eut entendu ce discours d'Ayâz, il dit : « Bien, ô Ayâz ! je vois que tu es reconnaissant. Je te donne un certificat pour constater que tu es toujours digne de cent faveurs du roi. a Puis Haçan ajouta : « Donne-moi l'autre réponse que tu m'as annoncée. » — « Il n'est pas bon de la donner franchement devant toi, répondit « Ayâz ; je ne pourrais le faire que si j'étais tout seul avec le roi. Quant à toi, tu n'es pas mahram de ce secret ; puisque tu n'es pas le roi, comment te le dirais-je ? » Le roi renvoya donc promptement Haçan, qui faisait partie de cette armée. Alors, comme dans cette réunion il n'y eut ni nous ni moi, car il n'aurait pas été bon (haçan) que Haçan y eut participé pour la valeur même d'un cheveu, le roi dit à Ayâz : « La réunion est actuellement intime ; dis ton secret, donne-moi cette réponse particulière. » — Toutes les fois, dit alors Ayâz, que par l'excès de sa bonté le roi daigne jeter les yeux sur moi, malheureux, il anéantit complètement mon existence par l'éclat des rayons d'un seul de ses regards. Si je me lève purifié de la poussière du chemin, c'est que j'éprouve de la confusion en voyant le soleil de la gloire du roi. Comme le nom même de l'existence ne me reste pas, comment pourrais-je me prosterner devant toi pour te faire agréer mon service ? Si actuellement tu aperçois quelqu'un, ce n'est plus moi que tu vois, c'est le roi du monde (Mahmud). Que tu m'accordes une ou cent faveurs, c'est à toi-même qu'elles sont faites. De moi, faible ombre qui se perd dans le soleil, quel service peut avoir lieu ? Ayâz est comme une ombre dans ton chemin ; il est perdu dans le soleil de ton visage. Tant que de lui-même il a été esclave, il est resté périssable ; fais à son égard ce que tu voudras ; tu sais ce que tu dois faire, et il attend.[350] »

CHAPITRE XLIII.

LA SIXIÈME VALLEE, OU VALLEE DE L'ETONNEMENT (HAÏRAT). (V. 3779.)

Après la vallée de l'unité vient celle de l'étonnement, où l'on est en proie à la tristesse et aux gémissements. Là les soupirs sont comme des épées, et chaque souffle est une amère plainte. Ce ne sont que lamentations, que douleurs, qu'ardeur brûlante ; c'est à la fois le jour et la nuit, et ce n'est ni le jour ni la nuit. Là, de l'extrémité de chaque cheveu, sans qu'il soit même coupé, on voit dégoutter du sang. Là il y a du feu, et l'homme en est abattu, brûlé et consumé. Comment, dans son étonnement, l'homme pourra-t-il avancer jusqu'en cet endroit ? Il restera stupéfait et se perdra dans ce chemin. Mais celui qui a l'unité gravée dans le cœur oublie tout et s'oublie lui-même. Si on lui dit : « Es-tu ou n'es-tu pas ; as-tu ou n'as-tu pas le sentiment de l'existence ; es-tu au milieu ou n'y es-tu pas, ou es-tu sur le bord ; es-tu visible ou caché ; es-tu périssable ou immortel ; es-tu l'un et l'autre ou ni l'un ni l'autre ; existes-tu enfin ou n'existes-tu pas ? » il répondra positivement : Je n'en sais rien, je l'ignore et je m'ignore moi-même. Je suis amoureux, mais je ne sais de qui ; je ne suis ni fidèle ni infidèle. Que suis-je donc ? J'ignore même mon amour ; j'ai à la fois le cœur plein et vide d'amour. »

LA PRINCESSE AMOUREUSE DE SON ESCLAVE. V. 379a.

Un roi dont l'empire s'étendait sur les horizons avait une fille belle comme la lune, qui demeurait dans son palais. Par sa Beauté, elle faisait honte aux fées mêmes. Son admirable menton ressemblait au puits de Joseph[351] ; les boucles de ses cheveux blessaient cent cœurs ; chacun de ses cheveux s'emparait d'une veine animée.[352] La lune de son visage était semblable au paradis et ses sourcils ressemblaient à deux arcs. Lorsqu'elle lançait des flèches de ces arcs, l'intervalle des deux arcs[353] récitait lui-même ses louanges. Ses yeux, langoureux comme des narcisses, jetaient les épines des cils dans le chemin de beaucoup de sages. Le visage de cette belle, semblable à 'Âzrâ à la face de soleil, déflorait la lune du firmament.[354] L'ange Gabriel[355] était dans l'admiration constante des perles de ses dents et du rubis de ses lèvres, qui étaient la nourriture de l'âme. Lorsque le sourire animait ses lèvres, l'eau de la vie périssait desséchée, tant elle en était altérée et demandait l'aumône à ces mêmes lèvres. Quiconque regardait son menton tombait tête première au fond du puits qui s'y trouvait, et, étant la proie de son visage pareil à la lune, il atteignait aussitôt sans corde le fond de ce puits.

Il y avait aussi au service du roi un esclave beau comme la lune ; mais quel esclave ! car sa beauté était telle que le soleil et la lune en éprouvaient amoindrissement et diminution. Il n'avait pas de pareil dans l'étendue du monde, et aucune renommée de beauté n'était semblable à la sienne. Dans les rues et les marchés, des milliers de personnes restaient stupéfaites à la vue du soleil de ce visage.

Par hasard, la belle princesse ayant un jour aperçu ce jeune esclave du roi, son cœur lui échappa de la main et elle tomba dans le sang. Sa raison la quitta et s'en alla : l'amour la domina. Son âme douce (schîrîn) comme Schîrîn fut troublée par l'amertume. Elle réfléchit quelque temps en elle-même, et à la fin elle prit pour occupation l'impatience. Son cœur, plein de désirs, fut à la fois liquéfié par l'amour et brûlé par l'absence.

Elle avait dix jeunes filles d'honneur, bonnes musiciennes, qui chantaient admirablement ; toutes jouaient du chalumeau, elles avaient la voix du rossignol, et leur chant, digne de David, dilatait l'âme. Elle leur fit aussitôt part de son état, et leur dit qu'elle était prête à renoncer à sa renommée, à son honneur et à sa vie. Comment la vie de celui en qui l'amour sensible s'est manifesté serait-elle ici bonne à quelque chose ? « Si je parle de mon amour à ce jeune homme, ajoutât-elle, il se rendra coupable de quelque faute, car il n'agira pas avec prudence. Mon honneur en éprouvera aussi du dommage, car comment une personne comme moi peut-elle se mettre en rapport avec un esclave ? Mais, d'un autre côté, si je ne lui fais pas connaître le sentiment que j'éprouve, je mourrai dans les gémissements derrière le rideau du harem. J'ai lu cent volumes sur la patience ; je suis cependant sans patience et découragée. Que dois-je faire ? Ce que je voudrais, ce serait de jouir de la présence de cet esclave, de ce cyprès élancé, sans qu'il en eût connaissance, de manière à atteindre à mon but et que l'affaire de mon âme eût lieu selon le désir de mon cœur. »

Lorsque les filles d'honneur à la voix douce eurent entendu ce discours, elles dirent toutes à leur maîtresse : « N'attriste pas ton cœur, nous t'amènerons de nuit cet esclave en cachette, de telle façon qu'il n'en saura rien lui-même. »

Une de ces jeunes filles vint en secret auprès de l'esclave et lui demanda (comme pour se divertir avec lui) de lui apporter deux coupes de vin. Elle jeta (dans une des deux coupes) une drogue narcotique, et en effet lorsque l'esclave eut bu ce vin, il perdit le sentiment, et la jolie fille d'honneur put ainsi mener à bien son entreprise. Depuis ce moment du jour jusqu'à la nuit, cet esclave à la poitrine d'argent resta dans l'ivresse et fut sans nouvelles des deux mondes. Quand la nuit arriva, les autres jeunes filles vinrent nonchalamment auprès de l'esclave, puis elles le mirent sur son lit et le transportèrent secrètement devant la princesse. Elles le firent aussitôt asseoir sur un trône d'or et mirent des perles sur sa tête. A minuit, lorsque ce jeune homme, encore à moitié ivre, ouvrit entièrement ses yeux, semblables à des narcisses, il vit qu'il était dans un palais aussi beau que le paradis, et qu'il avait tout autour de lui des sièges dorés. Dix bougies parfumées d'ambre étaient allumées, l'odoriférant bois d'aloès brûlait dans des cassolettes comme du bois ordinaire. Ces belles filles d'honneur entonnèrent à l'unisson un chant qui fit donner congé de la raison à l'esprit, et de l'âme au corps. Dans cette nuit, le soleil du vin circula à la lumière des bougies. Au milieu de toute cette joie et des désirs qui l'agitaient, le jeune esclave perdit la raison, il fut tout ébloui de la beauté du visage de la princesse. Déconcerté et stupéfait, il ne lui resta ni raison ni vie ; il n'était réellement plus dans ce monde et il n'était cependant pas dans l'autre. Le cœur plein d'amour et la langue muette, son âme, dans les délices, tomba en extase. Il avait les yeux attachés sur les joues de sa belle, et ses oreilles, au son du chalumeau. Ses narines respiraient l'odeur de l'ambre et sa bouche trouvait dans le vin un liquide de feu. En effet la princesse lui présente une coupe de vin, et en la lui remettant elle lui donne un baiser. L'œil de l'esclave reste attaché au visage de la belle princesse ; il est émerveillé à cette vue. Comme sa langue ne pouvait exprimer ce qu'il ressentait, il répandait des larmes et se frappait la tête. A chaque instant, cette princesse, belle comme une peinture, répandait des milliers de larmes sur le visage de l'esclave. Tantôt elle imprimait sur ses lèvres un baiser doux comme du sucre, tantôt elle y glissait inhumainement du sel, tantôt elle mettait en désordre ses longs cheveux, tantôt elle se perdait dans ses beaux yeux.[356] Ce jeune homme, ivre, était donc devant cette charmante princesse, les yeux ouverts, ni maître de lui ni hors de lui. Il resta ainsi dans cette sorte de vision jusqu'à ce que l'aurore parût tout à fait à l'orient. En ce moment, quand souffla le zéphyr matinal, le bel esclave tomba dans un état de désolation inexprimable ; mais, lorsqu'il se fut rendormi par l'effet d'une nouvelle potion narcotique, on le transporta promptement de nouveau où il était auparavant. Puis, lorsque cet esclave à la poitrine d'argent fut un peu revenu à lui, il se mit à crier sans savoir de quoi il s'agissait. Mais, dira-t-on : « La chose était finie, à quoi bon crier ? » Le sang semblait avoir quitté son cœur, et cependant il en était inondé et en avait au-dessus de la tête. De sa main il déchira le vêtement qui couvrait son corps ; il mit ses cheveux en désordre et jeta de la terre sur sa tête. On demanda à ce jeune homme pareil à une bougie ce qui lui était arrivé, et il m'est impossible, répondit-il, de l'exprimer convenablement, car ce que j'ai vu positivement, étant ivre et désolé, jamais personne ne le verra, même en songe. Ce qui m'est arrivé personnellement, à moi étonné, n'a jamais eu lieu à l'égard de personne. Je ne saurais dire ce que j'ai vu ; aucun secret n'est plus étonnant. »

Cependant chacun lui disait : « Reviens un peu à toi et dis-nous au moins une chose des cent choses (admirables que tu as vues). »

Il répondait : « Je suis déconcerté comme un homme en émoi, parce que j'ai vu tout cela dans un autre corps.[357] Je n'ai rien entendu, quoique j'aie tout entendu ; je n'ai rien vu, quoique j'aie tout vu. »

Quelqu'un lui dit d'un ton d'insouciance : « As-tu donc vu tout cela en songe, puisque tu es si troublé que tu semblés avoir perdu l'esprit ? » — « Ah ! répondit-il, j'ignore si ce que j'ai vu je l'ai vu ou en songe ou réveillé. J'ignore si je l'ai vu dans l'ivresse, ou si je l'ai entendu raconter étant en pleine possession de mes facultés. Il n'y a pas dans le monde d'état plus étonnant qu'un état de choses qui n'est ni manifeste ni caché. Je ne puis ni parler ni me taire, ni même être étonné dans cette incertitude. Ce que j'ai vu n'est en aucune façon effacé de mon esprit, et cependant je n'en retrouve aucune trace.

« J'ai vu une belle dont personne n'atteignit jamais la perfection. Qu'est le soleil devant sa face, si ce n'est un atome ? Mais Dieu connaît, au surplus, la vérité. Puisque je suis dans l'ignorance à ce sujet, que dirai-je davantage, si ce n'est que je l'ai vue en effet. Toutefois, que je l'aie vu ou que je ne l'aie pas vue, je suis troublé au milieu de tout cela. »

LA VIEILLE MÈRE ET LA JEUNE FILLE DÉFUNTE. (V. 3872.)

Une mère pleurait sur le tombeau de sa fille. Un passant qui la vit s'écria : « Cette femme est vraiment supérieure aux hommes, car elle sait ce que nous ne savons pas ; c'est-à-dire, loin de qui l'on reste éloigné et perdu, et comment on devient ainsi impatient. Heureuse la personne qui connaît l'état des choses et qui sait sur qui elle doit pleurer ! Quant à moi, pauvre affligé, ma situation est bien pénible. Jour et nuit je suis assis dans le deuil. J'ignore si je dois me livrer à la douleur ou sur qui je dois pleurer comme la pluie. Je ne sais pas même de qui je suis éloigné, tant mon trouble est grand, hors de moi comme je le suis. Cette femme remporte la boule de l'excellence sur des milliers de personnes comme moi, parce qu'elle a trouvé l'odeur de l'être qu'elle a perdu.[358] Pour moi, je n'ai pas trouvé cette odeur, aussi le chagrin a-t-il répandu mon sang et m'a-t-il fait périr dans ma stupéfaction. En un tel lieu, où le cœur n'a pas accès, lieu qui est même invisible, la raison a lâché ses rênes et l'on n'a plus trouvé la porte du logis de la pensée. Quiconque arrivera en ce lieu y aura la tête perdue ; il ne trouvera pas d'ouverture à cette enceinte de quatre murs. Mais, si quelqu'un venait à trouver son chemin, il trouverait en un instant et entièrement le secret qu'il cherche. »

LA CLEF PERDUE. (V. 3885.)

Un soufi entendit, tout en marchant, des cris que poussait un individu qui avait perdu une clef et qui disait : « Quelqu'un n'a-t-ii pas trouvé ici une clef ? Ma porte est fermée et je suis dans la poussière du chemin. Si ma porte reste fermée, que faut-il que je fasse ? Dois-je continuer de me tourmenter ? Que faut-il donc que je fasse ? »

« Pourquoi t'affliger ? lui dit le soufi ; puisque tu connais ta porte, reste auprès d'elle bien qu'elle soit fermée. Si tu demeures longtemps assis à côté de cette porte fermée, il n'est pas douteux que quelqu'un ne finisse par te l'ouvrir. Ton affaire est facile et la mienne est difficile, car mon âme se consume dans sa stupéfaction. Il n'y a à mon affaire ni tête ni pied ; il n'y a ni porte ni clef. Plût à Dieu que je pusse aller en toute hâte et trouver la porte ouverte ou fermée ! »

L'homme n'a en partage que l'imagination ; personne ne connaît le véritable état des choses. A celui qui vous dit : « Que ferai-je ? » dites : « Ne fais pas ce que tu as fait ; n'agis pas comme tu as agi jusqu'à présent. » Celui qui entre dans la vallée de l'étonnement entre à chaque instant dans une douleur telle qu'elle suffirait à affliger cent mondes. Mais jusques à quand supporterai-je l'affliction et le trouble d'esprit ? Puisque je me suis égaré, où porterai-je mes pas ? Je l'ignore, mais plût à Dieu que je le susse ! et si je le savais je serais dans la stupéfaction. Ici la plainte de l'homme est une action de grâce, l'infidélité est devenue la foi et la foi l'infidélité.

ANECDOTE SUR LE SCHAÏKH DE NASBABÂD.[359] (V. 3899.)

Un sentiment profond d'amour pour Dieu s'empara du schaïkh de Nasrâbâd, et il fit quarante fois à pied le pèlerinage de la Mecque. Quand ses cheveux furent blanchis par l'âge, on voyait son corps amaigri revêtu seulement de l’izâr ; mais la chaleur était dans son esprit et dans son cœur. Il s'était ceint du zunnar et il tenait la main ouverte. Il fit alors, sans prétention ni forfanterie, le tour du pyrée des Guèbres.[360] On lui dit : « O grand personnage du temps ! n'as-tu pas honte d'agir ainsi ? Après avoir fait tant de pèlerinages et tant d'excellentes choses, le résultat de tout cela aboutirait-il donc à l'infidélité ? Un tel acte provient de ton inexpérience ; mais à cause de toi les spiritualistes auront un mauvais renom. « Quel est donc ce schaïkh (dira-t-on) qui est auprès de ce chemin ? Ne sais-tu donc pas que ceci est un pyrée ? »

« Ma situation, répondit le schaïkh, est devenue difficile. Le feu est à ma maison et mon mobilier est perdu. Ce feu a livré ma moisson au vent ; il a livré au vent de la destruction mon nom et mon honneur. J'en suis devenu fou ; je ne sais quel stratagème employer actuellement. Lorsqu'un tel feu parvient à mon âme, comment mon corps et mon honneur pourront-ils y résister ? Et tant que je serai absorbé par de telles pensées, je serai également dégoûté du pyrée et de la caaba. Si l'étonnement (spirituel) s'empare tant soit peu de toi, cent afflictions t'assailliront comme elles m'assaillent moi-même. »

LE DISCIPLE QUI VOIT EN SONGE SON SCHAÏKH. (V. 3913.)

Un novice dont le cœur était pur comme le soleil vit un jour son maître en songe, et il lui dit : « Mon cœur est plongé dans le sang par l'effet de l'étonnement. Fais-moi connaître la position où tu te trouves. Depuis ton absence j'ai allumé la bougie de mon cœur ; depuis que tu m'as laissé, j'ai brûlé de chagrin. Je viens chercher ici le secret de mon étonnement ; dis-moi donc quelle est à présent ta position. »

« Plus que toi, lui répondit le pîr, je suis dans l'abattement et l’étonnement, et je mords avec mes dents le dos de ma main. Je suis ici au fond de la prison et du puits, bien plus ébahi que toi. Oui, j'éprouve ici cent fois plus de saisissement sur ma fin dernière que je n'en éprouvais dans le monde. »

CHAPITRE XLIV.

LA SEPTIEME VALLEE, OU VALLEE DU DENUEMENT (FACR) ET DE LA MORT (FANÂ). (V. 3920.)

Après la sixième vallée, vient celle du dénuement et de la mort, vallée dont il est impossible de faire l'exacte description. Ce qu'on peut considérer comme l'essence de cette vallée, c'est l'oubli, le mutisme, la surdité et l'évanouissement. Là tu vois disparaître, par un seul rayon du soleil spirituel, les milliers d'ombres éternelles qui t'entouraient.

Lorsque l'océan de l'immensité vient à agiter ses vagues, comment les figures qui sont tracées sur sa surface pourraient-elles y subsister ? Or les figures qu'on voit sur cet océan ne sont autre chose que le monde présent et le monde futur, et quiconque déclare qu'ils n'existent pas acquiert par là un grand mérite. Celui dont le cœur s'est perdu dans cet océan y est perdu pour toujours, et y demeure en repos. Dans cette mer paisible il ne trouve pas autre chose que l'anéantissement. S'il lui est jamais permis de revenir de cet anéantissement, il connaîtra ce que c'est que la création, et bien des secrets lui seront dévoilés. Lorsque les voyageurs expérimentés du chemin spirituel et les hommes d'action sont entrés dans le domaine de l'amour, ils se sont égarés dès le premier pas, et ainsi à quoi leur a-t-il servi de s'y être engagés, puisque aucun d'eux n'a pu faire le second pas ? Or, puisque tous se sont égarés dès le premier pas, on peut les considérer comme appartenant au règne minéral, quoiqu'ils soient des hommes. Le bois d'aloès et le bois de chauffage mis au feu se réduisent tous les deux également en cendre. Sous deux formes ils ne sont, en effet, qu'une pareille chose, et cependant leurs qualités sont bien distinctes. Un objet immonde a beau tomber dans un océan d'eau de rose, il restera dans l'avilissement à cause de ses qualités propres. Mais si une chose pure tombe dans cet océan, elle perdra son existence particulière, elle participera à l'agitation des flots de cet océan ; en cessant d'exister isolément, elle sera belle désormais. Elle existe et n'existe pas. Comment cela peut-il avoir lieu ? Il est impossible à l'esprit de le concevoir.

AVIS D'UN SCHAÏKH À SES DISCIPLES. (V. 3936.)

L'amoureux de Tûs,[361] cet océan des secrets spirituels, disait un jour à l'un de ses disciples : « Fonds-toi sans cesse par l'effet de l'amour, jusqu'à ce que tu sois aussi mince qu'un cheveu. Lorsque tu seras mince comme un cheveu, il te conviendra d'être placé au milieu des cheveux de ton amie. En effet quiconque sera mince comme un cheveu dans sa vue deviendra, sans doute, un cheveu dans sa chevelure. Si tu as les yeux tournés vers la voie spirituelle et que tu sois clairvoyant, contemple de même cette voie en détail.[362] »

Celui qui a quitté le monde pour suivre cette voie trouve la mort, et après la mort, l'immortalité. Si, ô mon cœur ! tu es sens dessus dessous, traverse le pont Sirât et le feu brûlant ; ne te livre pas au chagrin, car l'huile dans la lampe produit en se brûlant une fumée noire comme un vieux corbeau ; mais, lorsque l'huile a été consumée par le feu, elle cesse d'avoir son existence grossière. Si elle traverse un feu brûlant, elle deviendra comme le corps immatériel du Coran.[363] Si tu veux arriver en cet endroit et parvenir à ce lieu élevé, débarrasse-toi d'abord de toi-même, puis fais sortir du néant un autre Borâc. Revêts-toi du manteau du néant et bois à la coupe de l'annihilation, puis couvre ta poitrine de l'amour du rapetissement et mets sur ta tête le burnous de la non existence. Place le pied dans l'étrier du renoncement absolu, et pousse décidément ton coursier inutile vers le lieu où il n'y a rien. Au milieu et hors du milieu, dessus, dessous, dans l'unité, serre tes reins avec la ceinture du néant. Ouvre tes yeux et regarde, mets à tes yeux du collyre bleu. Si tu veux être perdu, tu le seras en un moment, puis tu le seras d'une seconde manière ; mais marche néanmoins tranquillement jusqu'à ce que tu parviennes au royaume de l'anéantissement. Si tu possèdes le bout d'un cheveu de ce monde-ci, tu n'auras aucune nouvelle de ce monde-là. S'il te reste le moindre égoïsme, les sept océans seront pour toi pleins de malheurs.

ANECDOTE SUR LES PAPILLONS. (V. 3958)

Une nuit, les papillons se réunirent, tourmentés du désir de s'unir à la bougie. Tous dirent : « Il faut trouver quelqu'un qui puisse nous donner des nouvelles de l'objet de notre amoureuse recherche. » Un papillon alla jusqu'à un château lointain, et il aperçut dans l'intérieur la lumière de la bougie. Il revint et rapporta ce qu'il avait vu[364] ; il se mit à faire la description de la bougie selon la mesure de son intelligence. Mais le sage papillon qui présidait la réunion exprima l'opinion que le papillon explorateur ne savait rien sur la bougie. Un autre papillon alla passer auprès de la lumière et s'en approcha. Il toucha de ses ailes la flamme, la bougie fut victorieuse et il fut vaincu. Il revint lui aussi, et il révéla quelque chose du mystère en question. Il expliqua un peu en quoi consistait l'union avec la bougie ; mais le sage papillon lui dit : « Ton explication n'est pas plus exacte que celle qu'a donnée ton compagnon. »

Un troisième papillon se leva ivre d'amour ; il alla se jeter violemment sur la flamme de la bougie : lancé par ses pattes de derrière, il tendit en même temps celles de devant vers la flamme. Il se perdit lui-même et s'identifia joyeusement avec elle ; il s'embrasa complètement et ses membres devinrent rouges comme le feu. Lorsque le sage papillon (chef de la réunion) vit de loin que la bougie avait identifié l'insecte à elle et lui avait donné la même apparence, il dit : « Le papillon a appris ce qu'il voulait savoir ; mais lui seul le comprend, et voilà tout. » Celui en effet qui n'a ni trace ni indice de son existence sait réellement plus que les autres au sujet de l'anéantissement. Tant que tu n'ignoreras pas ton corps et ton âme, connaîtras-tu jamais l'objet de ton amour ? Celui qui t'a donné le moindre indice de la chose plonge profondément par là ton âme dans le sang ; mais, puisque le souffle même n'est pas admis ici, personne, à plus forte raison, ne peut l'être.

RÉPARTIE D'UN SOUFI MALTRAITÉ. (V. 3976.)

Un soufi cheminait à l'aventure, lorsqu'un vaurien au cœur de pierre le frappa fortement par derrière. Il se retourna avec un cœur plein de sang et dit : « Celui qui vient de recevoir de toi un coup par derrière est mort depuis environ trente ans et a renoncé au monde. Le monde de l'existence est anéanti pour lui ; il y a renoncé. »

« O toi qui n'as que des prétentions et non des œuvres ! lui répondit le vaurien, comment un mort peut-il parler ? Sois honteux de ce que tu dis. Puisque tu parles, tu n'es pas identifié avec Dieu. Tant que tu restes quelque chose de séparé, tu n'es pas mahram.[365] Si tu es seulement séparé par un cheveu de l'objet de ton amour, c'est une distance de cent mondes. « Si tu veux parvenir à cette station, tu y parviendras avec difficulté tant que tu seras seulement même un cheveu. Jette au feu tout ce que tu as, jusqu'à ta chaussure. Lorsque tu n'auras plus rien, ne pense pas même au linceul, et jette-toi tout nu dans le feu. Lorsque tu seras réduit en cendres ainsi que ton bagage, tu n'auras plus le moindre sentiment de ton existence ; mais s'il te restait seulement, comme à Jésus, une simple aiguille, sache que tu aurais encore cent voleurs qui t'attendraient sur ton chemin. Quoique Jésus eût jeté son bagage dans le chemin, son aiguille put encore lui déchirer le visage.[366] Lorsque l'existence disparaît, les richesses et l'empire, l'honneur et les dignités ne servent à rien. Laisse donc là tout ce que tu possèdes et retire-toi dans la solitude. Lorsque ton intérieur (darûn) sera recueilli dans le renoncement, tu seras alors en dehors (birûn) du bien et du mal. Lorsqu'il n'y aura plus pour toi ni bien ni mal, tu aimeras véritablement, et enfin tu seras digne de l'anéantissement, résultat de l'amour.

LE PRINCE ET LE MENDIANT. (V. 3992.)

Il y avait une fois un roi dont le visage était beau comme la lune, éclatant comme le soleil, et qui avait un fils aussi charmant que Joseph. Personne n'eut jamais un fils aussi beau et ne fut jamais en possession d'une telle importance ni d'une telle dignité. Tous l'aimaient et auraient été volontiers la poussière de ses pieds ; les seigneurs de sa cour étaient les esclaves de son visage. S'il sortait pendant la nuit de derrière son rideau, on croyait qu'un nouveau soleil se montrait dans le désert. Il n'y a pas moyen (rûé) de décrire son visage (rûé), car le jour n'est pas même un poil (mûé) de ce visage (rûé). Si l'on avait fait une corde de ses noirs cheveux, des milliers de cœurs seraient gaiement descendus dans le puits.[367] Les cheveux de cette bougie allumée incendiaient le monde et produisaient sur l'univers entier (à cause de leur longueur) une longue sensation. Il serait impossible de faire, même dans l'espace de cinquante ans, la description de l'hameçon des boucles de cheveux de ce Joseph de beauté. Lorsqu'il regardait de son œil semblable au narcisse, il mettait en feu le monde entier. Son sourire répandait du sucre, et cent mille roses s'épanouissaient sans attendre le printemps. Sa bouche était si petite qu'on ne saurait en parler, car on ne peut rien dire de ce qui n'est pas appréciable.[368] Lorsqu'il sortait de derrière le rideau de ses appartements, chacun de ses cheveux opérait mille meurtres. Le jeune prince faisait le malheur de l'âme (jân) du monde (jahân) entier. Il était au-dessus de tout ce que je pourrais dire.

Lorsqu'il poussait son cheval du côté de la plaine, on tenait devant et derrière lui des épées nues, et on faisait à l'instant retirer du chemin quiconque regardait du côté de ce jeune prince. Or il y avait un malheureux derviche qui, dans sa simplicité, avait perdu la tête par amour pour ce jeune prince. Il ne retirait de ce fol amour qu'abattement et trouble ; sa vie s'en allait, et il n'avait pas le courage de parler. Comme il ne trouva personne qui eût de la sympathie pour son malencontreux amour, il sema dans son cœur le grain de l'affliction. Il était assis jour et nuit dans la rue du jeune prince, et il avait fermé ses yeux aux créatures du monde. Il pleurait en vain sans obtenir ce qu'il désirait, gardant le silence ; il dépérissait, car il ne dormait ni ne mangeait. Personne dans le monde n'aurait pu être son confident, et c'est ainsi qu'il tenait caché son secret jour et nuit. Son visage était (jaune) comme l'or, et ses larmes (blanches) comme l'argent ; il était assis jour et nuit, le cœur brisé en deux. Ce qui cependant faisait vivre cet impatient derviche, c'est que de temps en temps le jeune prince passait loin de lui. Lorsqu'il paraissait, tout le bazar était en émoi ; tout le monde était sur pied, mais chacun s'enfuyait pour ne pas se trouver sur son passage. Ses gens se tenaient en avant et en arrière et tuaient bien des indiscrets. Le bruit qui se faisait retentissait dans les nuages et s'entendait jusque dans la lune. Les gens du prince occupaient près d'une parasange. Lorsque le derviche entendait leurs cris, il retournait la tête, et les pieds lui manquaient. Il s'évanouissait, il était ensanglanté et perdait le sentiment de son existence. Dans ce moment, il lui aurait fallu cent mille yeux pour verser à son gré des larmes de sang. Tantôt le teint de ce malheureux était livide, tantôt du sang coulait de ses yeux. Quelquefois ses larmes étaient glacées par ses soupirs, d'autres fois elles étaient brûlées par sa douleur. Il était tué à moitié, demi-mort, demi-vivant, et à cause de sa misère il n'avait pas à manger la moitié d'un pain. Comment un tel prince aurait-il pu porter du soulagement à un individu tombé dans un tel état ? Cet homme simple, qui n'était qu'une ombre ou la moitié d'un atome, voulait prendre ce soleil sur sa poitrine.

Un jour que le prince était à la tête de l'armée, ce mendiant jeta un cri. Il poussa donc ce cri étant hors de lui et il dit : « Mon âme est embrasée et ma raison s'est retirée de moi. Pendant combien de temps consumerai-je encore mon âme ? Mais désormais je n'ai plus ni patience ni force pour souffrir. »

Ainsi parla cet homme désolé, et à chaque instant il frappait par affliction sa tête sur la pierre du chemin. Lorsqu'il eut dit ces mots, son esprit défaillit, et le sang sortit de ses yeux et de ses oreilles. Un serviteur du prince s'en aperçut, et, voulant faire périr le derviche, il alla auprès du roi, à qui il dit : « Sire, un libertin inconsidéré manifeste son amour envers le prince votre fils. » Le roi fut tellement affecté de cette nouvelle que la chaleur de l'indignation mit son cerveau en ébullition et qu'il dit : « Levez-vous et allez empaler cet audacieux. Liez-lui les pieds et mettez-le la tête en bas sur le pal. » Aussitôt les cavaliers du roi partirent ; ils firent un nœud coulant autour du cou de ce mendiant, puis ils l'entraînèrent vers le pal, tandis qu'une troupe de gens cherchaient à l'arracher de leurs mains. Toutefois personne ne connaissait le sujet de sa douleur ni n'intercédait pour lui. Lorsque le vizir l'eut conduit sous la potence, il poussa un cri que lui arracha le feu du chagrin et il dit au vizir : « Donne-moi, pour Dieu ! quelque répit, afin qu'au moins je fasse ma prière sous la potence. » Le vizir, bien que d'humeur chagrine, lui donna le sursis qu'il demandait. Le faquir posa donc sa tête sur la terre. Puis, au milieu de ses génuflexions, il dit : « O Dieu ! puisque le roi me fait mourir, moi qui suis innocent, donne à moi, ignorant, avant de quitter la vie, la bonne fortune de voir la beauté de ce jeune homme. Fais que je voie au moins une fois sa face et que je puisse lui offrir à cette occasion ma vie en sacrifice. Si je vois parfaitement la face de ce prince, je pourrai donner volontiers cent mille âmes. O mon Dieu et mon roi ! ton serviteur te sollicite ; il est amoureux, et il consent à ce que ta le fasses périr dans la voie de l'amour. Je suis cordialement attaché à cette porte, et je suis un véritable amant, bien loin d'être infidèle. Puisque tu exauces cent mille désirs, exauce celui-ci et accomplis mes souhaits. »

Ce derviche repoussé du chemin (de l'amour) n'eut pas plutôt exprimé ce qu'il souhaitait, que la flèche de son désir arriva à son but. Le vizir devina sa prière secrète, et son cœur ressentit de la douleur par la douleur de ce derviche. Il alla auprès du roi et il pleura. Il dit au roi le véritable état de ce pauvre derviche, qui avait donné son cœur. Il lui parla des gémissements qu'il avait fait entendre dans sa prière et des vœux qu'il avait exprimés dans ses prosternations. Alors la compassion s'empara aussi du cœur dû roi ; il fut satisfait de ces explications et disposa son esprit à pardonner au derviche. Il dit aussitôt au prince son fils : « Ne détourne pas la tête loin de ce malheureux qui s'est avili.[369] Lève-toi et accours, auprès de la potence, devant cet homme qui t'a livré son cœur et qui est ensanglanté. Parle à ce derviche qui te désire. Il a perdu son cœur à cause de toi, rends-le-lui. Sois bienveillant envers lui, car il a supporté ta colère ; bois avec lui, car il a goûté ton poison. Prends-le du côté du chemin où il se trouve, et conduis-le du côté du jardin ; amène-le avec toi et conduis-le devant moi. »

Le jeune prince, autre Joseph, partit pour aller auprès du derviche. Ce soleil à la face de feu se mit en marche pour être en tête-à-tête avec un atome. Cet océan plein des perles les plus belles voulut aller à la recherche d'une goutte d'eau.

Frappez-vous la tête de joie, agitez les pieds et battez des mains.[370]

Bref, le jeune prince alla donc sous la potence, lui dont la vue excitait un trouble pareil à celui de la résurrection. Le prince vit le derviche dans le plus grand abattement, le visage renversé sur la poussière. La poussière s'était changée en boue par l'effet du sang de ses deux yeux ; un monde entier était plein de ses soupirs. Étant anéanti, perdu, réduit à rien, aurait-il pu se trouver dans un plus fâcheux état ? Lorsque le jeune prince eut vu le derviche ainsi tombé dans le sang, des pleurs lui vinrent aux yeux. Il voulut cacher ses larmes à l'armée, mais ce fut inutile. Quand donc il se mit ainsi à pleurer, cent mondes furent gagnés au derviche. En effet, lorsqu'on parvient au véritable amour, l'objet passif de l'amour devient le sujet actif. Oui, si tu es en possession du véritable amour, ton ami viendra te trouver lui-même.

A la fin le jeune prince aussi beau que le soleil appela avec bienveillance le derviche. Celui-ci n'avait jamais entendu la voix du prince ; mais il l'avait souvent vu de loin. Lorsqu'il eut levé la tête de dessus la poussière du chemin, il vit face à face le visage du prince ; il y eut alors un feu brûlant et un océan d'eau, car il avait beau brûler, il ne communiquait aucune chaleur (au cœur du prince). Ce derviche privé de son cœur était comme un feu qui aurait eu pour voisinage l'Océan. Il porta son âme sur ses lèvres et dit : « O prince ! puisque je suis dans cet état, tu peux bien me priver tout à fait de la vie. Tu n'avais pas besoin d'amener avec toi cette armée. »

Ainsi parla-t-il, et on vit qu'il allait cesser d'exister. En effet, il jeta un cri, il livra son âme et mourut. Lorsqu'il sut qu'il était uni à son bien-aimé, il fut tout à fait annihilé et anéanti. Ceux qui parcourent l'hippodrome de l'amour spirituel savent ce que produit parmi eux l'anéantissement dans l'amour.

O toi dont l'existence est mêlée avec le néant, et dont le bonheur est mêlé à la douleur ! tant que tu ne seras pas resté pendant quelque temps dans l'inquiétude, comment pourras-tu apprécier le repos ? Tu t'agites comme l'éclair, la main ouverte, et tu es arrêté par des balayures devant un peu déneige. Y songes-tu ? Entre vaillamment (dans le chemin spirituel), brûle la raison et livre-toi à la folie. Si tu veux user de cette alchimie, montre-toi au moins une fois. Réfléchis un peu, et, à mon exemple, renonce à toi-même ; occupe-toi quelques instante, au dedans de ton âme, de tes propres pensées, en sorte que tu parviennes à la fin à la pauvreté spirituelle (facr) et à la perfection du goût de l'abnégation. Quant à moi, qui ne suis resté ni moi ni un autre que moi, ce qu'il y a de bien et de mal en moi vaut mieux que ma raison. Je me suis entièrement égaré loin de moi ; je ne trouve à mon état d'autre remède que le désespoir. Lorsque le soleil de la pauvreté spirituelle a brillé sur moi, il a brûlé les deux mondes plus facilement qu'un grain de millet. Lorsque j'ai vu les rayons de ce soleil, je ne suis pas resté isolé ; mais la goutte d'eau est retournée à l'Océan. Quoique dans mon jeu j'aie quelquefois gagné et quelquefois perdu, cependant j'ai fini par tout jeter dans l'eau noire. J'ai été effacé, j'ai disparu ; il n'est rien resté de moi-même ; je n'ai plus été qu'une ombre, il n'est pas resté de moi le moindre atome. J'étais une goutte perdue dans l'océan du mystère, et actuellement je ne retrouve pas même cette goutte. Quoiqu'il ne soit pas donné à tout le monde de disparaître ainsi, j'ai pu me perdre dans l'anéantissement avec beaucoup d'autres qui ont été comme moi. Y a-t-il dans le monde, du poisson à la lune, quelqu'un qui ne désire pas être ici perdu ?

DEMANDE D'UN DISCIPLE À SON SCHAÏKH ET RÉPONSE DE CELUI-CI. (V. 4098.)

Un pieux adepte fit un jour à Nûrî cette demande : « Comment pourrai-je jamais arriver à l'union (mystérieuse avec Dieu) ? » — Il y a à traverser pour cela, répondit-il, sept océans de lumière et sept de feu, et à parcourir un chemin fort long. Lorsque tu auras franchi ces sept océans, alors un poisson[371] t'attirera à lui en un instant, poisson tel que, quand il respire de sa poitrine, il attire les premiers et les derniers.[372] Ce poisson merveilleux n'a ni tête ni queue ; il se tient au milieu de l'océan paisible de l'indépendance, il entraîne, comme un crocodile, les deux mondes en un instant ; il attire sans exception toutes les créatures.

CHAPITRE XLV.

ATTITUDE DES OISEAUX. (V. 4104).

Lorsque tous les oiseaux eurent entendu le discours de la huppe, ils baissèrent la tête et eurent le cœur ensanglanté. Ils comprirent tous que cet arc difficile à tendre ne convenait pas à un poignet impuissant. Ils furent donc en grand émoi à cause du discours de la huppe, et un bon nombre d'entre eux moururent même dans le lieu de leur réunion. Quant aux autres, ils se décidèrent au même moment, sans être revenus de leur stupéfaction, à se mettre en route. Ils voyagèrent des années entières par monts et par vaux, et une grande partie de leur vie s'écoula durant ce voyage. Comment pouvoir développer convenablement ce qui leur arriva pendant le chemin ? Il faudrait le suivre soi-même un jour pour y jeter un coup d'œil et en voir les sinuosités. Alors on saurait ce que firent ces oiseaux ; on apprendrait tout ce qu'ils souffrirent.

A la fin, un bien petit nombre seulement de toute cette troupe arriva au lieu sublime auquel elle tendait. Ces milliers d'oiseaux disparurent presque tous ; quelques-uns seulement parvinrent au but. Les uns furent submergés dans l'Océan, les autres furent anéantis et disparurent. If autres périrent sur la cime de hautes montagnes, dévorés par la soif, en proie à toutes sortes de maux ; d'autres, par l'effet de la chaleur du soleil, eurent leurs plumes brûlées et leur cœur calciné comme la viande grillée ; d'autres furent tristement dévorés en un instant par les tigres et les panthères du chemin ; d'autres moururent de fatigue dans le désert, les lèvres sèches, accablés qu'ils étaient par la chaleur. D'autres s'entre-tuèrent follement pour un grain ; d'autre, éprouvèrent toutes sortes de peines et de fatigues, et finirent par rester en route sans pouvoir atteindre leur but. D'autres, stupéfaits par la vue des phénomènes de la route, s'arrêtèrent ensemble au même endroit ; d'autres, occupés seulement de curiosité et de plaisir, périrent sans songer à l'objet de leur recherche.

Il ne parvint donc à peine au but que quelques-uns de ces milliers d'oiseaux. Les oiseaux qui s'étaient mis en route remplissaient le monde entier, et il n'en arriva que trente, encore étaient-ils tous ébahis, sans plumes ni ailes, fatigués et abattus, le cœur brisé, l'âme affaissée, le corps abîmé ; mais ils virent cette majesté qu'on ne saurait décrire et dont l'essence est incompréhensible, cet être qui est au-dessus de la portée de l'intelligence humaine et de la science. Alors brilla l'éclair de la satisfaction, et cent mondes furent brûlés en un instant. Ils virent réunis des milliers de soleils plus resplendissants les uns que les autres ; des milliers de lunes et d'étoiles toutes également belles ; ils virent tout cela et ils en furent étonnés ; ils furent agités comme le vacillant atome, et ils s'écrièrent : « O toi, qui es merveilleux comme le soleil ! toi dont la majesté l'anéantit comme un simple atome, comment pouvons-nous nous montrer ici ? Ah ! pourquoi avons-nous inutilement enduré tant de peines dans le chemin ? Nous avons entièrement renoncé à nous-mêmes, et maintenant nous ne pouvons pas obtenir ce que nous espérions. Ici cent sphères sont un atome de poussière, ici peu importe que nous existions ou que nous cessions d'exister. »

Alors tous ces oiseaux qui déjà étaient abattus, et semblables au coq à demi tué, furent anéantis et réduits à rien, jusqu'à ce qu'un temps opportun arrivât. Enfin, dans ce moment propice, un noble chambellan d'entre les grands officiers de la majesté suprême vint tout à coup. Il vit que, du grand nombre d'oiseaux qui avaient entrepris le voyage, il n'en était resté que trente, vieillis, sans plumes ni ailes, abattus et le corps dans le plus affreux état, sans tête ni pattes, que dis-je, sans corps.

« Çà donc, ô oiseaux ! leur dit-il, d'où venez-vous, pourquoi vous êtes-vous arrêtés ici ? Quel est votre nom ? O vous qui êtes destitués de tout ! quel est le lieu ordinaire de votre résidence ? Comment vous appelle-t-on dans le monde, et que peut-on faire d'une impuissante poignée de terre comme vous ? »

« Nous sommes venus ici, répondirent-ils, afin de reconnaître le Simorg pour notre roi. L'amour que nous ressentons pour lui a troublé notre raison. Pour lui, nous avons perdu notre esprit et notre repos. Il y a longtemps que nous avons entrepris notre voyage. Nous étions alors des milliers, et trente seulement d'entre nous sont arrivés à cette cour sublime. Nous sommes venus de bien loin, espérant pénétrer auprès de cette majesté suprême. Comment ce roi pourrait-il dédaigner la peine que nous avons éprouvée ? Ah non ! il ne manquera pas de nous regarder à la fin d'un œil de bienveillance. »

« O vous qui avez la tête troublée ! leur répondit le chambellan, vous qui vous êtes baignés dans le sang de votre cœur comme la rose, que vous soyez ou que vous ne soyez pas dans l'univers, le roi n'en existe toujours pas moins éternellement. Des milliers de mondes pleins de créatures sont comme une fourmi à la porte de ce roi. Vous n'avez que des gémissements à faire entendre. Retournez donc en arrière, ô vile poignée de terre !-n

Tous ces oiseaux furent tellement désespérés de ce discours qu'ils devinrent immobiles de stupeur. Ils dirent néanmoins : « Ce grand roi nous rejettera-t-il ignominieusement dans le chemin ? Mais l'ignominie peut-elle avoir lieu de sa part à l'égard de quelqu'un, et, si elle a lieu, ne se change-t-elle pas en honneur ? »

DISCOURS ALLÉGORIQUE DE MAJNÛN. (V. 4154.)

Majnûn dit une fois : « Si tous les habitants de la terre célébraient continuellement mes louanges, je voudrais ne les accepter de personne ; je me contente en ce genre des injures de Laïla. En effet, une de ses injures vaut mieux pour moi que cent compliments d'une autre personne. Je préfère son nom au royaume des deux mondes. »

« Je t'ai dit, mon cher, ma façon de penser. Si l'avilissement a lieu, quel mal en résultera-t-il ? »

« L'éclair de la gloire se montre, ajouta le chambellan, et il enlève la raison de toutes les âmes. Quel avantage y a-t-il que l'âme soit brûlée par cent douleurs ? quel avantage y a-t-il en cet instant à la grandeur ou à la bassesse ? »

Ces oiseaux, enflammés d'amour, dirent encore : « Nos âmes sont dévorées par le feu. Comment le papillon pourra-t-il se sauver du feu, puisque le feu lui plaît pour sa demeure ? Quant à nous, nous voulons être anéantis par le feu. Si l'ami que nous recherchons ne nous gratifie pas de son union, et si nous ne pouvons actuellement avoir accès auprès de celui que désire notre cœur, nous ne saurions cependant nous informer ailleurs du chemin qui doit nous y conduire. »

FIN DE L'HISTOIRE DES OISEAUX. (V. 4164.)

Tous les oiseaux du monde voulurent élucider l'histoire du papillon. « O faible insecte ! lui dirent-ils, jusques à quand te joueras-tu de ta noble vie ? Puisque ton union avec la bougie ne peut avoir lieu, ne livre pas follement ta vie pour une chose impossible. »

Le papillon, troublé et malheureux de ce discours, répondit : « J'apprécie ce que vous me dites, mais mon cœur est pris pour toujours. Si je ne parviens pas jusqu'à la bougie, je lui demanderai au moins (ce dont j'ai besoin). » Tous les hommes sont entrés dans l'amour de l'être (par excellence), et ils ont été ainsi complètement plongés dans la peine, qui en est le résultat.

Bien que la satisfaction dépassât toute limite, il y eut une nouvelle manifestation de la faveur céleste.

Le chambellan de la grâce vint leur ouvrir la porte, puis il ouvrit encore cent rideaux, les uns après les autres. Alors un monde (nouveau) se présenta sans voile à ces oiseaux : la plus vive lumière[373] éclaira cette manifestation. Tous s'assirent sur le masnad de la proximité, sur la banquette[374] de la majesté et de la gloire. On mit devant eux un écrit en leur disant de le lire jusqu'au bout. Or cet écrit devait leur faire connaître par allégorie leur état désolé.

JOSEPH RECONNU PAR SES FRERES. (V. 4176.)

Joseph, que les astres adoraient,[375] fut vendu par ses dix frères. L'Egyptien Malik le leur acheta à bon marché ; mais il voulut avoir un reçu d'eux. Il exigea donc ce reçu des frères de Joseph sur le lieu même, et il fit certifier la vente par les dix frères. Quand 'Azîz d'Egypte[376] l'eut acheté à son tour, le fatal reçu tomba entre les mains de Joseph. A la fin, lorsque Joseph fut revêtu du pouvoir royal, ses dix frères vinrent en Egypte. Ils ne le reconnurent pas, et ils se prosternèrent devant lui. Ils s'offrirent en esclavage pour obtenir les moyens d'exister ; ils renoncèrent à l’eau (l'honneur) pour avoir du pain. Joseph le véridique leur dit alors : « O hommes ! j'ai en ma possession un écrit en langue hébraïque. Personne ne sait le lire ; si vous pouvez le déchiffrer je vous donnerai beaucoup d'or. » Tous lisaient en effet l'hébreu, et ils répondirent, contents et empressés : « Sire, montre-nous cet écrit. »

Qu'il est aveugle dans son esprit celui qui, par orgueil, ne reconnaîtra pas là son histoire par rapport à Dieu !

Joseph leur remit donc leur propre écrit, et aussitôt un tremblement convulsif s'empara de leur corps. Ils ne purent lire une seule ligne de cet écrit, ni en déchiffrer la moindre particularité. Tous restèrent dans la douleur et l'affliction, préoccupés de l'affaire de Joseph. Leur langue devint muette tout à coup, et leur âme fut tourmentée par ce fâcheux incident.

« Vous paraissez interdits, leur dit Joseph ; pourquoi rester muets lorsqu'il s'agit de lire cet écrit ? »

« Nous aimons mieux être mis à mort tout de suite, répondirent-ils tous ensemble, plutôt que de lire cet écrit et d'avoir ensuite la tête tranchée. »

Ainsi, lorsque les trente oiseaux amaigris eurent lu le contenu de l'écrit qui leur avait été remis pour leur instruction, ils y trouvèrent complètement consigné tout ce qu'ils avaient fait.

Ce fut en effet très dur pour les frères de Joseph, alors esclaves, d'avoir à regarder cet écrit. Ils étaient allés et avaient fait un long voyage pour retrouver ce Joseph qu'ils avaient jeté dans le puits. Ils avaient brûlé dans l'ignominie l'âme de Joseph, et ils le voyaient actuellement briller en un rang éminent.

Tu ne sais donc pas, ô insignifiant faquir ! que tu vends un Joseph à chaque instant ? Lorsque Joseph sera ton roi et qu'il sera le premier et le chef, tu finiras par venir devant lui comme un mendiant affamé et nu.[377]

L'âme de ces oiseaux s'anéantit entièrement de crainte et de honte, et leur corps, brûlé, devint comme du charbon en poussière. Lorsqu'ils furent ainsi tout à fait purifiés et dégagés de toute chose, ils trouvèrent tous une nouvelle vie dans la lumière du Simorg.[378] Ils devinrent ainsi de nouveaux serviteurs, et furent une seconde fois plongés dans la stupéfaction. Tout ce qu'ils avaient pu faire anciennement fut purifié et même effacé de leur cœur. Le soleil de la proximité darda sur eux ses rayons, et leur âme en fut resplendissante. Alors dans le reflet de leur visage ces trente oiseaux ( morg) mondains contemplèrent la face du Simorg spirituel.[379] Ils se hâtèrent de regarder ce Simorg, et ils s'assurèrent qu'il n'était autre que sî morg.[380] Tous tombèrent alors dans la stupéfaction ; ils ignoraient s'ils étaient restés eux-mêmes ou s'ils étaient devenus le Simorg. Ils s'assurèrent enfin qu'ils étaient véritablement le Simorg et que le Simorg était réellement les trente oiseaux (sî morg). Lorsqu'ils regardaient du côté du Simorg ils voyaient que c'était bien le Simorg qui était en cet endroit, et, s'ils portaient leurs regards vers eux-mêmes, ils voyaient qu'eux-mêmes étaient le Simorg. Enfin, s'ils regardaient à la fois des deux côtés, ils s'assuraient qu'eux et le Simorg ne formaient en réalité qu'un seul être. Ce seul être était Simorg, et Simorg était cet être. Personne dans le monde n'entendit jamais rien dire de pareil. Alors ils furent tous plongés dans l'ébahissement, et ils se livrèrent à la méditation sans pouvoir méditer. Comme ils ne comprenaient rien à cet état de choses, ils interrogèrent le Simorg sans se servir de la langue ; ils lui demandèrent de leur dévoiler le grand secret, de leur donner la solution du mystère de la pluralité et de l'unité des êtres.[381] Alors le Simorg leur fit, sans se servir non plus de la langue, cette réponse : « Le soleil de ma majesté, dit-il, est un miroir ; celui qui vient s'y voit dedans, il y voit son âme et son corps, il s'y voit tout entier. Puisque vous êtes venus ici trente oiseaux, vous vous trouvez trente oiseaux (sî morg) dans ce miroir. S'il venait encore quarante ou cinquante oiseaux, le rideau qui cache le Simorg serait également ouvert. Quoique vous soyez extrêmement changés, vous vous voyez vous-mêmes comme vous étiez auparavant. »

Comment l'œil d'une créature pourrait-il arriver jusqu'à moi ? Le regard de la fourmi peut-il atteindre les Pléiades ? A-t-on jamais vu cet insecte soulever une enclume, et un moucheron saisir de ses dents un éléphant ? Tout ce que tu as su ou vu n'est ni ce que tu as su ni ce que tu as vu, et ce que tu as dit ou entendu n'est pas non plus cela. Lorsque vous avez franchi les vallées du chemin spirituel, lorsque vous avez fait de bonnes œuvres, vous n'avez agi que par mon action, et vous avez pu ainsi voir la vallée de mon essence et de mes perfections. Vous avez bien pu, vous qui n'êtes que trente oiseaux, rester stupéfaits, impatients et ébahis ; mais moi je vaux bien plus que trente oiseaux (sî morg), car je suis l'essence même du véritable Simorg. Anéantissez-vous donc en moi glorieusement et délicieusement, afin de vous retrouver vous-mêmes en moi.

Les oiseaux s'anéantirent en effet à la fin pour toujours dans le Simorg ; l'ombre se perdit dans le soleil, et voilà tout.

J'ai discouru tant que ces oiseaux ont été en marche ; mais mon discours est arrivé à ce point qu'il n'a plus ni tête ni queue ; aussi dois-je le terminer ici. La voie reste ouverte, mais il n'y a plus ni guide, ni voyageur.

AUTRE ANECDOTE SUR HALLÂJ. (V. 4233.)

Lorsque Hallâj fut entièrement consumé par le feu qu'on avait allumé pour lui, un soufi brûlant d'amour de Dieu arriva par hasard, un bâton à la main, et s'assit sur le tas de cendres auquel avait été réduit Hallâj. Puis il ouvrit la bouche et agita pour parler sa langue pareille à la flamme, au point que la cendre en fut remuée. Il dit alors aux personnes présentes. Répondez-moi d'une manière précise et dites-moi où est Hallâj, qui a dit : « Je suis la vérité (Dieu) ? »

Tout ce que tu as dit et tout ce que tu as entendu, tout ce que tu as su et tout ce que tu as vu, tout cela n'est pas même le commencement de ce que tu dois savoir. Anéantis-toi, puisque l'habitation ruinée du monde n'est pas ta place. Il te faut chercher le tronc de l'arbre ; il doit te suffire, peu importe que les branches existent ou n'existent pas. Le soleil véritable brille toujours, ne le considère ni comme un atome ni comme une ombre.

L'IMMORTALITÉ APRÈS L'ANEANTISSEMENT. (V. 4241.)

Lorsque cent mille générations (représentées par ces oiseaux) hors du temps antérieur et postérieur furent arrivées, alors ces oiseaux mortels se livrèrent spontanément à un total anéantissement, et lorsque tous ces oiseaux qui étaient hors d'eux-mêmes furent revenus à eux, ils parvinrent à l'immortalité après l'anéantissement. Jamais homme, ni jeune ni vieux, ne put parler convenablement de la mort ni de l'immortalité. De même que ces choses sont loin de ta vue, ainsi leur description est au-delà de toute explication et île toute définition. Mais mes lecteurs veulent au moins l'explication allégorique de l'immortalité qui succède à l'anéantissement. Comment les satisfaire ? Il faudrait écrire sur ce sujet un nouveau livre.

Tant que tu es dans l'existence ou dans le néant, comment pourrais-tu mettre le pied en ce lieu ? Mais lorsque, ô ignorant ! tu n'es plus arrêté dans ta route par l'existence ou par le néant, tu entres comme dans un songe et tu vois ce qui a eu lieu au commencement et à la fin ; et, en connaissant la fin, vois-en l'avantage. Un germe est nourri au milieu de cent honneurs et soins pour devenir un être intelligent et agissant. On l'a instruit de ses propres secrets, on lui a donné les connaissances nécessaires ; puis la mort est venue tout effacer, et elle a jeté cette grandeur dans l'abaissement. Cet être est devenu la poussière, du chemin et a été plusieurs fois anéanti. Mais au milieu de cet anéantissement il a appris cent secrets qu'il ignorait. Alors on lui a donné l'immortalité tout entière, et il a reçu l'honneur au lieu de l'avilissement, qui était son partage. Sais-tu ce que tu possèdes ? Rentre enfin en toi-même et réfléchis. Tant que ton âme n'est pas au service du roi éternel, comment t'acceptera-t-il ici ? Tant que tu ne trouveras pas l'abaissement du néant, tu ne verras jamais l'élévation de l'immortalité. On te jette d'abord dans la route spirituelle avec avilissement, puis on t'élève avec honneur.

LE VIZIR COMPATISSANT. (V. 4263.)

Il y avait un roi qui possédait le monde entier ; les sept climats, en effet, lui obéissaient. Il était un autre Alexandre par son pouvoir : ses armées remplissaient le monde de l'un à l'autre Caf.[382] Son éclat donnait à la lune celui de ses deux faces, qu'elle courbait vers la terre devant ce roi, lequel avait un ministre distingué par son mérite, qui s'étendait aux plus petites choses. Cet excellent ministre avait un enfant, sur le visage duquel toute la beauté du monde semblait s'être fixée. Personne ne vit jamais un être aussi charmant ni ayant autant de dignité. Cet enfant, qui donnait de l'éclat au jour même, ne pouvait sortir de jour, à cause de l'effet que produisait sa grande beauté. Si par hasard cette lune se montrait en effet de jour, l'agitation du moment de la résurrection se manifestait. Il n'a jamais paru dans le monde un être aussi parfait ; on ne vit jamais dans le laps des siècles une créature plus aimable. Le visage de cet enfant était pareil au soleil, et les boucles de ses cheveux avaient l'odeur et la couleur du musc : elles étaient comme une ombrelle noire pour son soleil. N'eussent été ses lèvres, l'eau de la vie aurait été tarie.[383] Au milieu de ce soleil qui charmait les cœurs, sa bouche était aussi petite qu'un atome, et jetait ainsi le trouble parmi les hommes. Trente étoiles[384] s'y cachaient dans l'intérieur. Lorsqu'une telle étoile se montrait dans le monde, comment trente étoiles pouvaient-elles se cacher dans un atome ? Ses boucles de cheveux retombaient sur l'élégant coussin sur lequel il se reposait, et descendaient gracieusement sur ses épaules ; la frisure (schikan) de la chevelure de cet enfant au corps d'argent mettait instantanément en déroute (schikan) les rangs des hommes de cent mondes. Ses boucles de cheveux ombrageaient aussi ses joues, et chaque cheveu en particulier offrait cent merveilles. Ses sourcils avaient la forme d'un arc, jamais bras n'en souleva un pareil. Ses narcisses (yeux) étaient ravissants ; et pour charmer les cœurs ils avaient exécuté cent sorcelleries par chaque cil. Ses rubis (lèvres) étaient la source de la fontaine de la vie, doux comme du sucre et plus frais que l'herbe verte. La beauté vermeille de son visage et ses moustaches naissantes représentaient le perroquet de la source de l'océan de la perfection. Quel est l'insensé qui oserait parler de ses dents ? Qui est-ce qui a préféré le diamant de la mine à leur excellence ? Son éphélide musquée était le point du jîm de jamâl[385] (beauté) ; le passé et le futur avaient fait de lui le présent. Si je faisais la description de la beauté de ce charmant enfant pendant une vie entière, pourrais-je jamais la terminer ? Bref, le roi était fou de cet enfant et hors de lui par l'effet de sa vive affection. Ce roi, excellent et tout-puissant, devint comme le croissant de la lune à cause de l'amour qu'il ressentait pour cette pleine lune. Il était tellement absorbé par ce sentiment qu'il n'avait pas la conscience de sa propre existence. S'il restait un instant loin de lui, son cœur troublé faisait couler de ses yeux un ruisseau de sang. Sans lui, il n'avait pas un moment de repos ; et, hors de son amour, il n'avait pas de patience pendant le moindre espace de temps. Il ne passait pas un instant sans lui ni jour ni nuit ; il était son compagnon intime jour et nuit. Il le faisait asseoir auprès de lui tout le jour jusqu'à la nuit, et il disait ses secrets à ce visage de lune. La nuit noire avait beau arriver, mais ni sommeil ni repos n'existaient pour le roi. Cet enfant dormait devant le roi, et le roi regardait avec admiration son beau visage. Il était éclairé toute la nuit par le flambeau de cet être séduisant. Le roi regardait donc ce visage de lune et répandait chaque nuit des larmes de sang. Tantôt il jetait des roses sur son visage, tantôt il enlevait la-poussière de ses cheveux. Tantôt, par l'effet de son affliction amoureuse, il faisait tomber sur ses joues, comme la pluie du haut des nuages, des larmes abondantes. Tantôt il fêtait cette lune, tantôt il la plaisantait agréablement. Il ne la laissait pas aller un instant loin de lui, car sa présence lui était nécessaire.

Il est étonnant que cet enfant pût ainsi rester auprès du roi, mais c'est qu'il avait le pied lié (pour ainsi dire) par la crainte du Khosroès. En effet, s'il avait un instant quitté sa ceinture, le roi lui aurait, par jalousie, retranché la tête du corps. Si le père ou la mère de cet enfant voulaient le voir un instant, ils n'osaient le faire, pour ne pas déplaire au roi, et pour éviter les observations multipliées auxquelles leur visite aurait pu donner lieu.

Or il y avait dans le voisinage du roi une jeune fille au visage de soleil, aussi belle qu'une peinture. Le tout jeune homme en devint amoureux ; il fut ardent comme le feu à son égard. Une nuit, il s'arrangea pour passer la nuit avec elle, et il prépara une fête aussi belle que son visage. Il s'assit en secret avec elle sans le roi ; car, par hasard, le roi était ivre cette nuit. A minuit, le roi encore demi-ivre descendit de son lit, un poignard à la main. Il chercha le jeune homme et ne le trouva pas. Il arriva enfin là où il était avec la jeune fille, et il comprit facilement qu'ils étaient amoureux, l'un de l'autre. A cette vue, le feu de la jalousie fit irruption dans le cœur de ce roi célèbre. En ce moment, lui, grand monarque, ivre et amoureux, étonné que cet enfant pût aimer quelqu'un autre que lui, dit en lui-même : « Puisqu'il a choisi cette personne de préférence à un roi tel que moi, il est un insensé. Tout ce que j'ai fait à son égard, personne ne le fit jamais envers qui que ce fût ; et c'est ainsi qu'il agit en échange du bien que je lui ai fait. Schirin agit de même en préférant Koh-kan.[386] Les clefs de mes trésors sont en ses mains ; les gens les plus élevés du monde sont au-dessous de lui ; il est constamment mon confident et mon intime ; il connaît mes peines et leur remède, et voilà qu'à présent il s'assied en secret avec une mendiante ; mais je veux à l'heure même délivrer de lui le monde.[387] » Le roi parla ainsi et donna ordre de lier fortement ce jeune homme. Sa couleur argentée devint, au milieu de la poussière du chemin, par l'effet de la canne du roi, pareille à l'indigo.[388] Puis le roi ordonna de dresser l'échafaud et de faire mourir ce jeune homme au milieu de la plate-forme. « Arrachez-lui d'abord la peau, dit-il, puis empalez-le, sens dessus dessous, afin que lorsqu'on aura été dans l'intimité du roi on ne fasse jamais plus attention à personne autre. » On chercha d'abord en vain le jeune homme ; mais à la fin on le trouva où il était et on l'enleva, lui malheureux et désolé, pour enfoncer sa tête ivre au pal.

Le vizir, instruit de la position de son fils, jeta de la terre sur sa tête et dit : « ô âme de ton père ! quel est donc ce mécompte qui a eu lieu dans ton chemin ? par quelle coïncidence le roi est-il devenu ton ennemi ? »

Or dix jeunes esclaves du roi étaient chargés d'exécuter la sentence de mort. Le vizir arriva, le cœur triste et navré ; il donna à chacun d'eux un diamant,[389] si beau qu'il pouvait servir de lampe pendant la nuit. « Le roi s'est enivré cette nuit, leur dit-il, et ce jeune homme n'est pas coupable comme il le croit. Lorsque cet illustre souverain sera revenu à lui, il se repentira d'avoir donné cet ordre, et en sera très agité. Alors laissera-t-il vivant un seul des cent esclaves qui auraient contribué à l'exécuter ? » Mais, dirent-ils alors : « Si le roi vient et qu'il ne trouve personne pour obtempérer à ses ordres, il fera aussitôt couler un ruisseau de notre sang, puis il nous placera sur le pal la tête en bas. »

Alors le vizir fit sortir un meurtrier de la prison, puis il lui fit arracher la peau comme à une gousse d'ail. Il l'attacha sens dessus dessous au pal, et par son sang il rendit la terre couleur de rose. Il fit cacher le jeune homme (objet de l'animadversion du roi) en attendant que le bonheur (du monde[390]) se montrât de nouveau pour lui de derrière le rideau.

Le lendemain, quand le roi fut remis de son ivresse, son cœur brûlait néanmoins encore de colère. Il appela donc les jeunes exécuteurs et leur dit : « Comment avez-vous traité ce chien ?— Nous l'avons, répondirent-ils, solidement empalé au milieu de la plate-forme. Nous lui avons arraché entièrement la peau, et il est actuellement sens dessus dessous sur le pal. »

Lorsque le roi eut entendu la réponse de ces dix jeunes esclaves, il en fut content. Il donna à chacun d'eux une belle robe d'honneur, il les éleva en grade et leur accorda des distinctions. Puis il dit : « Laissez le coupable pendant quelque temps encore sur le pal, dans l'état avilissant et malheureux où il est, afin que ses contemporains prennent exemple par ce qui est arrivé à cet impur et inutile serviteur. »

Les gens de la ville n'eurent pas plutôt entendu le récit de cet événement qu'ils en furent tout attristés. Ils vinrent en grand nombre pour voir le patient, mais personne ne le reconnut, ils aperçurent un corps ensanglanté dont on avait arraché la peau et qu'on avait empalé sens dessus dessous. Tous ceux, grands ou petits, qui le virent en cet état, versèrent des larmes de sang abondantes comme la pluie. Le deuil de ce beau jeune homme eut lieu tout le jour jusqu'à la nuit ; la ville fut pleine de douleur, de regret et de soupirs.

Après quelques jours, le roi, privé de son ami, se repentit de son action. Sa colère se calma et son amour reprit plus de violence. L'amour fit une fourmi de ce roi à cœur de lion. Un tel roi, avec un tel jeune homme semblable à Joseph, assis jour et nuit en agréable tête-à-tête, ce roi, dis-je, qui était toujours en gaieté par le vin de l'union, comment aurait-il pu rester dans l'affreuse ivresse de l'absence ! A la fin il ne put se contenir un instant de plus, et ne fut désormais occupé qu'à pleurer continuellement. Il brûlait son âme par la douleur de l'absence ; il était impatient et sans repos à cause du désir qui occupait son cœur. Il se livra au repentir le plus amer ; il remplit ses yeux de sang et jeta sur sa tête la poussière du chemin. Il prit des vêtements bleus (de deuil) et les serra contre sa poitrine. Il s'assit au milieu de la cendre et du sang. A partir de ce temps, il ne mangea ni ne but, et le sommeil quitta ses yeux ensanglantés. Lorsque la nuit vint, le roi sortit et fit retirer d'autour du pal les étrangers. Il alla tout seul sous l'échafaud de l'adolescent, réfléchissant à ce qui s'était passé. Lorsque le souvenir lui vint en détail de cette malheureuse affaire ses soupirs s'élevèrent (pour ainsi dire) de l'extrémité de chacun de ses poils. Une douleur illimitée s'empara de son cœur ; à chaque instant un deuil nouveau eut lieu pour lui. Il pleura beaucoup sur la tête de ce jeune homme qu'il avait fait mourir, et, de son sang, à plusieurs reprises il se frotta le visage. Il se jeta par terre et il déchira d'une main le dos de son autre main. Si quelqu'un avait pu tenir compte de ses larmes, il aurait vu qu'elles étaient beaucoup plus nombreuses que les gouttes d'eau de cent averses de pluie. Il resta ainsi seul toute la nuit jusqu'au jour, comme une bougie, dans les larmes et le brûlement. Lorsque le zéphyr du matin soufflait, le roi se retirait avec ses confidents. Il se retirait du milieu de la poussière et de la cendre dans une douleur incessante. Après quarante jours et quarante nuits, le roi, d'éminente dignité, se montra comme Moïse[391] et ne cessa d'aller sous l'échafaud, malade qu'il était de souci. Personne n'osa pendant ces quarante jours et ces quarante nuits ouvrir la bouche pour lui parler. Après quarante nuits et quarante jours passés sans boire ni manger, il vit en songe ce jeune homme dont le visage, pareil à la lune, était inondé de pleurs et le corps plein de sang de la tête aux pieds.

« O charmant jeune homme ! lui dit le roi, toi dont la vue dilate mon âme, pourquoi es-tu ainsi plongé dans le sang de la tête aux pieds ? » — « Je suis dans le sang, répondit-il, à cause de ton amitié, ou plutôt parce que tu y as été infidèle. Tu m'as fait écorcher tout vif, moi innocent. Est-ce être fidèle à l'amitié, ô roi ! Un ami agit-il ainsi avec son ami ? Je veux être infidèle, si jamais infidèle a agi comme toi. Qu'ai-je fait pour être empalé, pour avoir la tête tranchée et être mis sens dessus dessous ? Je détourne actuellement mon visage de toi, et jusqu'à la résurrection je demanderai justice contre toi. Quand le tribunal de la justice suprême sera ouvert, le Très-Haut exigera qu'il me soit fait justice contre toi. »

Lorsque le roi eut entendu le discours de cette lune, il se réveilla tout de suite le cœur ensanglanté. L'émotion dominait son cœur et son âme ; à chaque instant sa peine était plus vive. Il finit par perdre la raison et l'intelligence, il devint languissant, et le chagrin ne le quitta plus. Il ouvrit la maison de la folie et se mit à pousser de nombreux soupirs, « ô toi, disait-il, qui es l'objet de mon inutile affection ! mon esprit et mon cœur ont été ensanglantés à cause de toi. O toi qui m'as fait perdre la raison, et qui ensuite as été tristement mis à mort par mes ordres ! qui est-ce qui, comme moi, s'est frappé lui-même ? qui est-ce qui a fait de sa propre main ce que j'ai fait moi-même ? Il convient que je sois plongé dans le sang, puisque j'ai fait périr l'objet de mon amour. Regarde à la fin où tu es, ô mon enfant ! et ne tire pas une barre (d'encre) sur mon amitié. Ne me rends pas le mal pour le mal que je t'ai fait, car je me le suis fait en réalité à moi-même. Je suis stupéfait et attristé à cause de toi ; je mets de la poussière sur ma tête en me tenant sur la poussière du chemin où je t'ai perdu, ô ma vie ! où te chercherai-je ? Aie compassion de mon cœur ébahi. Si tu as été cruellement traité par moi et si je t'ai manqué de fidélité, toi qui es fidèle, ne me traite pas méchamment. Si j'ai fait couler par sottise le sang de ton corps, combien de fois n'as-tu pas fait couler celui de mon cœur, ô mon enfant ? J'étais ivre quand je commis ce crime ; comment se fait-il que le destin m'ait poussé à une telle chose ? Actuellement que tu as disparu tout à coup de devant moi, comment pourrai-je vivre sans toi dans le monde ? Puisque, privé de toi, je ne suis plus moi-même, je n'ai plus à vivre que quelques moments. Privé qu'il est de toi, le roi fait arriver son âme au bord "de ses lèvres, afin de l'offrir pour le prix de ton sang. Je ne crains pas la mort, mais je crains le malheur dans lequel je me suis plongé. Si je sollicitais éternellement le pardon pour ce crime, je n'oserais l'espérer. Plût à Dieu qu'on me coupât la gorge avec un cimeterre, et que la peine et l'affliction que j'éprouve s'éloignassent de mon cœur !

« O mon Créateur ! mon âme a brûlé dans ce trouble profond ; elle a été entièrement consumée par la douleur. Je n'ai ni la force ni le courage de supporter la séparation ; aussi mon Ime brûle-t-elle de désir. Ote-moi la vie par compassion, ô distributeur de la justice ! car je ne puis plus la supporter. » Le roi parla ainsi, puis il garda le silence et tomba en défaillance au milieu de son silence. À la fin, le courrier de la faveur divine arriva, et l'action de grâce put avoir lieu après la plainte. En effet le vizir était caché au lieu même où le roi se livrait à une douleur qui dépassait toute limite. Il avait tenu le jeune homme tout prêt pour cette éventualité, et, au moment qu'il jugea favorable, il le fit paraître devant le roi du monde. L'adolescent sortit de derrière le rideau comme la lune de dessous le nuage, et il se présenta au roi avec sa tunique et son épée. Il se prosterna par terre devant le roi, et il répandit des larmes aussi abondantes que la pluie.

Comment peindrai-je le moment où le roi vit cette lune ? Il tomba dans la poussière et le jeune homme dans le sang. Qui peut savoir comment eurent lieu ces choses étonnantes ? Tout ce que je pourrais dire de plus ne doit pas plus se dire, qu'on ne peut percer la perle qui est au fond de l'abîme. En effet, lorsque le roi fut ainsi délivré de la peine de la séparation, il entra avec son esclave dans une pièce retirée. Personne désormais n'est au courant des choses secrètes « qui se passent entre eux, car les rivaux n'ont pas accès en ce lieu. Ce n'est qu'un aveugle qui a pu voir et un sourd qui a pu entendre. Qui suis-je pour développer ce que celui-ci dit et que cet autre entendit, et pour tracera l'esprit l'explication de cette histoire ? Comment expose-rais-je la chose, moi qui ne suis pas parvenu au degré suprême de la connaissant ? Je frappe mon corps, harassé à cette poursuite, tandis que, si mes chefs (spirituels[392]) le voulaient bien, ils me donneraient cette explication.

Actuellement j'ai terminé mon discours ; je n'ai pas autre chose à dire. Salut

ÉPILOGUE. (V.4424.)

O Attar (parfumeur) ! tu as répandu constamment dans le monde-le contenu de la vessie du musc des secrets. Les horizons du monde sont remplis de tes parfums (‘atr), et les amants qui habitent le monde sont pleins de trouble à cause de toi. Tantôt tu pousses les soupirs du pur amour, tantôt tu fais entendre des plaintes auprès du rideau qu'assaillent les véritables amantes. Tes vers leur offrent un capital ; puissent-ils s'en parer comme d'un bijou ! Ceci est ton sceau comme la lumière est le sceau du soleil, c'est à savoir : « le Langage des oiseaux (Mantic uttaïr) » et « les Séances des oiseaux (Macâmât uttiyûr[393]). » Ce sont les séances (ou les stations) du chemin de la stupéfaction, ou, peut-être mieux, le diwân (recueil de poésies) du vertige.

Entre avec amour dans ce diwân, livre avec abandon Ion âme, -et introduis-toi dans ce palais. Dans un tel hippodrome, où l'âme ne s'est pas montrée, dans cet hippodrome qui ne fut même jamais visible, si tu n'entres pas avec affection, tu n'en apercevras pas même la poussière. Lorsque le Duldul[394] de ton amour vient à galoper, si tu désires quelque chose, agis en conformité de ton désir. Tant que le dégoût (des choses du monde) ne sera pas ta nourriture, comment ton cœur ébahi pourra-t-il vivre ? Excite en toi le sentiment de l'amour, car il est le remède à tes maux, il est le remède de l'âme dans les deux mondes. O toi qui es en marche dans le chemin spirituel ! ne lis pas mon livre comme une production poétique ou de magisme, mais lis-le comme se rapportant à l'amour spirituel, et juge, par une seule sensation de ton amour, de ce que peuvent être mes cent douleurs amoureuses. Celui-là lancera jusqu'au but la, boule du bonheur, qui lira (mon livre) animé de cet amour. Laisse là l'abstinence et la vulgarité ; il ne faut ici que l'amour, oui, l'amour et le renoncement. Quiconque possède cet amour, qu'il n'ait pas d'autre remède que de renoncer à son âme. Il faut que l'homme (de la voie spirituelle) soit altéré, affamé et sans sommeil, et tellement altéré qu'il ne puisse de toute éternité parvenir à apaiser sa soif.

Celui qui n'a pas goûté le parfum de mon discours n'a pas eu le moindre accès dans le chemin des amants. Celui au contraire qui l'aura lu avec soin deviendra un homme d'action, et celui qui l'aura bien compris sera digne d'entrer dans la voie que j'annonce. Les gens extérieurs sont comme noyés par l'effet de mon discours, mais les gens du sens spirituel sont en possession des secrets qu'il contient. Mon livre est l'ornement du siècle ; il est à la fois un cadeau pour les gens distingués et pour le vulgaire. Si un homme froid comme glace voyait ce livre, il s'élancerait vivement comme le feu hors du voile qui lui cache le mystère. Mes vers ont une particularité étonnante, qui est de donner de plus en plus du profit à mesure qu'on les lit. Si tu as l'occasion de les parcourir souvent, ils te plairont certainement chaque fois davantage. Le voile de cette épouse du harem ne sera écarté que graduellement dans la place d'honneur de la grâce. Un état extatique tel que le mien ne sera jamais tracé par le calam sur du papier jusqu'à la résurrection. J'ai répandu les perles de l'océan de la contemplation ; je m'en suis parfaitement acquitté, et mon livre en est la preuve ; mais si je me louais trop moi-même, quelqu'un approuverait-il l'éloge que je ferais de moi ? Celui qui est impartial à mon égard reconnaîtra mon mérite, car la lumière de ma pleine lune n'est pas cachée. J'ai dû signaler avec quelque détail ma position ; et celui qui apprécie l'éloquence me traitera sans doute avec justice. Je resterai, sinon par moi-même, du moins par les perles poétiques que j'ai répandues sur la tête des hommes, jusqu'à la résurrection. J'ai laissé un souvenir sur la langue des mortels jusqu'au jour du compte, et mon livre sera ce souvenir. Les coupoles du ciel viendraient à se dissoudre qu'il ne se perdrait cependant pas un point de ce poème mémorable. Celui à qui ce livre pourra montrer la voie rejettera bien loin de lui le voile qui lui cache la vérité. S'il éprouve du bien-être par la lecture attentive de ce poème, il devra se souvenir de l'écrivain dans ses prières. J'ai parsemé çà et là les roses de ce jardin (spirituel). Souvenez-vous de moi en bien, ô mes amis ! Chaque spiritualiste a manifesté ses vues d'une manière particulière, puis il a bientôt disparu. Moi aussi, comme mes devanciers, j'ai manifesté l'oiseau de mon âme[395] à ceux qui sont endormis. Si le sommeil qui a rempli ta longue vie t'a privé de ce discours, ton âme sera cependant un instant réveillée par le secret qu'il révèle. Je sais, sans aucun doute, que mon désir s'effectuera, que mon chagrin et mon inquiétude cesseront. Je me suis brûlé comme la mèche afin d'éclairer comme elle un monde de gens. Mon cerveau s'est enfumé comme la niche dans laquelle est placée la lampe ; le flambeau de l'éternité brille devant moi. Jusques à quand la lampe (matérielle) brûlera-t-elle ? Le jour je n'ai pas faim, la nuit je n'ai pas de sommeil ; il n'est pas resté d'eau à mon cœur à cause du feu qui dévore mon âme. Je me suis dit à moi-même : « O toi qui parles beaucoup ! au lieu de tant parler, frappe ton corps et cherche les secrets. » Mon cœur répond : « Je suis plongé dans le feu, ne m'accuse pas ; je brûle si je ne parle pas. L'océan de mon âme agite ses flots de mille manières ; comment pouvoir rester un seul moment silencieux ? Je ne m'enorgueillis pas à ce sujet au-dessus de personne, mais ces pensées m'occupent entièrement..Quoique cet amour ne quitte pas mon cœur, que puis-je dire, puisque je ne suis pas initié à la chose ? Mais quels sont tous ces vains récits, et que prétendent ces hommes souillés d'égoïsme ? Que sortira-t-il d'un cœur qui a été occupé de ces vanités, si l'on met en oubli mon discours ? Il faut se déterminer à renoncer cent fois à la vie et à demander pardon de toutes ces vanités. Si tu veux que l'océan de l'âme reste dans une agitation salutaire, il faut savoir renoncer à la vie et garder le silence. »

LE THÉOLOGIEN À L'AGONIE. (V. 4479.)

Un savant théologien étant à l'agonie dit : « Ah ! si j'avais su auparavant quel plus haut degré d'honneur il y a à écouter qu'à parler, au-rais-je perdu ma vie à discourir ? Un discours serait-il aussi excellent que l'or, qu'il vaudrait mieux ne pas le dire. »

L'action est le propre des hommes dignes de leur mission. Au lieu de parler, ne vaut-il pas mieux se livrer à l'amour (divin) ? Si tu avais, comme les hommes spirituels, un tendre amour pour la religion, tu trouverais vrai ce que je dis. Puisque ton cœur est étranger à l'amour, tout ce que je dis te paraît fabuleux. Endors-toi avec abandon comme un homme qui rejette les pratiques extérieures de la religion, et je te débiterai mes agréables récits. Si Attar t'en a fait qui t'aient charmé, le sommeil te viendra agréablement. Dors donc à ton aise : j'ai répandu assez d'huile sur du sable ; j'ai attaché assez de perles au cou des pourceaux. Assez souvent j'ai préparé cette table, et je m'en suis cependant levé affamé. Assez souvent j'ai admonesté mon âme, et elle n'a pas obéi ; je lui ai donné des médicaments, et ils n'ont pas produit d'effet. Comme rien n'a pu me réussir, j'ai lavé mes mains de moi-même[396] et je suis resté à l'écart. Il a fallu que l'attraction divine m'appelât d'en haut, car autrement ce que j'ai fait n'aurait pas été régulier. Comme à chaque instant mon âme (animale) prend plus de force, il n'est pas à espérer qu'elle devienne meilleure. Ce n'est pas parce qu'elle n'écoute rien qu'elle se fortifie, car si elle écoute tout à la fois, elle n'est pas meilleure. Jusqu'à ce que je meure étouffé par mes soupirs, hélas, Seigneur ! elle ne s'amendera pas. Gare à elle !

ANECDOTE SUR ALEXANDRE. (V. 4495.)

Lorsqu’Alexandre mourait dans son expédition en faveur de la religion,[397] Aristote lui dit : « O monarque de la foi ! pendant toute ta vie tu n'as cessé de donner des instructions impérieuses ; mais aujourd'hui tu es toi-même un avertissement pour le monde. »

O mon cœur ! reçois cet avertissement au milieu de ce tourbillon de malheur. Reste attentif et vigilant, car la mort est à tes trousses. Je t'ai fait entendre le langage des oiseaux et tous leurs discours. C'est à toi de comprendre, è ignorant ! Les oiseaux sont du nombre des amants, lorsqu'ils s'envolent de leur cage avant la mort. Chacun d'eux s'est expliqué et énoncé différemment, car chacun a une manière particulière de s'exprimer. Il a trouvé avant le Simorg la pierre philosophale, celui qui a compris le langage de tous ces oiseaux.

Comment connaîtras-tu le bonheur des spiritualistes au milieu de la sagesse des Grecs ? Tant que tu ne te sépareras pas de cette prétendue sagesse, comment auras-tu la sagesse de la foi ? Quiconque mentionnera cette sagesse dans le chemin de l'amour dont je parle ignore cet amour célébré dans le diwân de la foi. Je préfère ici le kaf de « l'impiété (kufr), » relativement à la contemplation, au de « la philosophie (falsafa[398]) ; » car si l'on écartait le rideau qui couvre l'impiété, il te serait facile de t'en garantir, tandis que, si l'on discute selon la science de la dialectique, on ne peut guère s'adresser qu'aux savants.

Si tu veux éclairer ton cœur par cette sagesse, pourquoi tout brûler comme Omar ? Puisque le flambeau de la foi a brûlé la sagesse des Grecs, il ne faut pas vendre le flambeau de ton esprit pour cette science. La sagesse spirituelle suffit à l'homme de la foi : jette donc de la poussière sur les Grecs dans ton ardent amour pour la foi.

Jusques à quand continueras-tu ton discours, ô Attar ? Tu n'es pas l'homme de cette admirable chose. Tâche de sortir sans souillure de ta propre existence, sois poussière par ton anéantissement sur la face de la terre. Tant que tu ne seras pas foulé aux pieds par les gens les plus vils, tu ne seras pas la couronne de la tête de tout le monde. Anéantis-toi, afin que tous les oiseaux du chemin spirituel te mènent à leur suite jusqu'au noble but de leur voyage. Le discours que tu tiens doit te servir de directeur dans la voie ; car ce discours n'est pas à la portée de tout le monde. Quoique je ne sois rien à l'égard des oiseaux du chemin, j'en fais mention, et voilà tout. A la fin la poussière de cette caravane viendra jusqu'à moi, et, de ces êtres qui sont partis, l'amour m'arrivera.

ANECDOTE SUR LES DISCOURS ÉDIFIANTS. (V. 4516.)

Un homme religieux âgé dit un jour à un soufi : « Pourquoi rapportes-tu si souvent les discours des hommes de Dieu ? » — Il répondit : « Ce que disent des hommes (engagés dans la voie spirituelle) sera toujours agréable à ma bouche. Quoique je ne sois pas de leur nombre, je répète ce que je leur ai entendu dire, et je suis content d'agir ainsi ».

Si je n'ai du sucre que le nom, cela vaut encore mieux que d'avoir du poison dans le gosier. Tout mon diwan est de la folie (dîwânaguî) ; la raison n'a rien à faire avec mes discours. Je ne sais ce que je dois dire ; chose étonnante, je cherche des choses qui ne sont pas perdues. Dans ma folie j'ai laissé la fortune, et j'ai récité la leçon des désœuvrés insouciants. S'ils me disent : cru toi qui t'es égaré dans le chemin ! demande « r de toi-même excuse pour tes propres fautes. » J'ignore comment la chose pourra se faire convenablement, et si je puis m'excuser de cent vies (mal employées). S'il m'était donné de marcher ferme dans le chemin spirituel, le schîn de mes vers deviendrait à jamais pour moi le sin du mystère.[399] Si j'étais entré une bonne fois dans ce chemin, comment aurais-je été ainsi absorbé dans mes vers ? M'occuper à faire des vers fut un vain prétexte pour ne pas entrer résolument dans cette voie, comme c'est une folie que de se regarder soi-même. N'ayant trouvé dans le monde aucun mahram, j'ai récité mes vers à voix basse. Si tu crois être en possession du secret, cherche-le encore, appliques-y ton existence, verse ton sang et cherche-le sans cesse. Je n'ai répandu des larmes de sang qu'afin d'exciter un sourire d'amour. Si tu as le sentiment instinctif de la magie difficile de mos vers, agrée l'odeur pénétrante[400] de mon langage. Celui qui est charmé de tout ce qui est remarquable considérera comme de la thériaque ce langage élevé. Quoique je sois parfumeur ('attar) et marchand de thériaque, je brûle mon cœur et j'en donne le sang comme du vin[401] ; mais les gens à qui j'ai affaire sont dépourvus de science et de goût, et c'est pour cela que je suis forcé de ronger solitairement mon foie. Lorsque je prends du pain sur ma nappe, j'emploie pour bouillon les pleurs de mes yeux, et j'y sers mon cœur grillé, afin d'avoir un instant Gabriel pour mon hôte. Or, puisque Gabriel est mon commensal, comment pourrais-je rompre le pain avec les méchants ? Je ne veux le pain d'aucun méchant ; ceci est mon pain et ce qui l'accompagne. La richesse de mon cœur augmente ma vie ; la vérité est mon trésor impérissable. Comment celui qui peut posséder ce trésor ira-t-il supplier un homme bas et vil ? Grâce à Dieu, je ne suis pas courtisan ; je ne me suis lié avec aucun indigne. Mettrai-je perfidement des chaînes à mon cœur, et donnerai-je le nom de « Seigneur » à toute dualité ? Je n'ai mangé la nourriture d'aucun injuste, et je n'ai pas attaché mon nom[402] à un livre (quelconque). Mon but élevé est de louer l'Etre éternel ; pour la nourriture de mon corps la force de mon âme suffit. Mes chefs (spirituels) m'ont fait venir devant eux. Jusques à quand prendront-ils de l'importance à mon égard ? Afin d'être libre des choses du monde, je suis resté joyeux au milieu de cent épreuves. Je ne fais aucune attention au cercle des gens mal intentionnés envers moi, qu'ils me louent ou qu'ils me blâment. Je suis tellement absorbé par mon amour spirituel, que je secoue la main de tous les horizons. Si tu entendais le récit de mes regrets et de mes douleurs, tu en serais plus étonné que moi-même. Mon âme et mon corps s'en sont allés, ou, pour mieux dire, il ne leur reste en partage que le chagrin et les regrets. »

DISCOURS D'ON SOUFI MOURANT. (V. 4551.)

Un philosophe religieux dit au moment où il était en proie aux angoisses de la mort : « Puisque je n'ai pas de viatique pour mon chemin, j'ai pétri honteusement une poignée d'argile, puis j'en ai fait une brique. J'ai pris aussi une fiole pleine de mes larmes, et j'ai gardé des haillons pour m'en faire un drap mortuaire. Vous me laverez d'abord avec l'eau de mes larmes, et vous placerez ensuite cette brique sous ma tête. J'ai trempé de mes pleurs ce drap mortuaire et je l'ai couvert, hélas ! d'écriture. Lorsque vous en aurez enveloppé mon corps pur, mettez-le en toute hâte en terre. Si vous agissez ainsi, il ne pleuvra sur mon tombeau, du sein des nuages, que des regrets, jusqu'à la résurrection. Sais-tu pourquoi de tels regrets auront lieu ! c'est qu'un moucheron ne peut vivre avec le vent. L'ombre recherche l'union avec le soleil ; elle ne peut la trouver, et la folie de l'amour devient ainsi absurde. Or, si l'absurdité est manifeste, on ne doit pas s'en occuper ; toutefois, quelle chose meilleure pourrait occuper l'esprit de celui qui ne se livrerait pas à ces pensées ? Je vois les difficultés s'accroître fortement pour moi à chaque instant ; comment mon esprit s'en dégagera-t-il ? Qui est-ce qui est resté seul et isolé comme moi ? Qui est resté (comme moi) les lèvres sèches, quoique submergé dans l'Océan ? Personne n'est mon confident ni mon intime, personne ne partage mes peines et n'est mon mahram. Mes vues désintéressées ne m'attirent cependant pas la sympathie d'aucun de ceux que je loue, et, au milieu des ténèbres qui m'environnent, je ne jouis pas de la bienveillante familiarité d'un ange.[403] Je n'ai ni le cœur d'un ami ni mon propre cœur ; je ne suis enclin ni au bien ni au mal ; je n'ai pas envie de goûter les mets du roi et de m'exposer ainsi aux soufflets du portier. Je ne puis me résoudre à rester seul un instant, et à demeurer éloigné de cœur des gens du monde un seul moment. Ma position est sens dessus dessous, comme le dit de lui-même le pîr (dont l'histoire suit) : »

PAROLES D'UN PÎR. (V. 4570.)

Un homme foncièrement religieux disait un jour : « J'ai constamment vécu hors de moi pendant trente années entières, livré à un chagrin occulte, comme Ismaël (Isaac), lorsque son père voulut lui trancher la tête. Que deviendra l'homme qui a passé sa vie entière comme l'instant pénible qu'eut à supporter Ismaël ? Quelqu'un sait-il comment on peut passer la vie, nuit et jour, au milieu de cette prison et de cette peine ? Tantôt je brûle dans l'attente comme la bougie ; tantôt je pleure comme la pluie au commencement du printemps. Lorsque tu vois la clarté de la bougie, tu es content, et tu ne t'aperçois pas que ce n'est que du feu. Quiconque se bornera à me regarder à l'extérieur, comment pourra-t-il jamais s'introduire dans l'intérieur de mon cœur ? Agité comme la boule du mail dans la courbure du maillet, je ne distingue pas la fin du commencement, ni le commencement de la fin. Je ne vois pas d'utilité à mon existence, car ce que j'ai fait et ce que j'ai dit n'est rien. Hélas ! je n'ai de secours de personne, ma vie s'est perdue dans l'inaction. Lorsque j'aurais pu agir, je ne l'ai pas su, et de quelle utilité m'a été ma science, puisque lorsque j'ai su agir, je ne l'ai pu. Actuellement la faiblesse et le désespoir sont seuls mon partage ; j'ignore tout à fait comment m'y prendre pour sortir de cette situation. »

AUTRE ANECDOTE SUR SCHABLI. (V. 4582.)

Lorsque Schabli fut mort,[404] un homme de bien le vit en songe et lui dit : « O fortuné ! comment Dieu t'a-t-il traité ? » — Il répondit : Quoique j'eusse dans mon compte des choses fâcheuses, comme Dieu a vu que j'étais ennemi de moi-même, il a considéré mon abattement, ma faiblesse et mon désespoir. Il en a eu donc pitié, et dans sa générosité il m'a entièrement pardonné.

O mon Créateur ! je suis à ton égard un malheureux voyageur, et tel envers toi qu'une fourmi boiteuse qui serait tombée dans un puits. J'ignore si je suis de tes élus ; j'ignore où je suis, qui je suis et ce que je suis. Je suis faible, malheureux et dans le dénuement. Je suis un indigent sans repos et en même temps sans énergie. J'ai passé ma vie plongé dans le sang de mon cœur et je n'ai pas profité de cette vie qui m'a été départie. J'ai reçu la rétribution de tout ce que j'ai fait ; ma vie est arrivée à son terme et mon âme est sur mes lèvres. J'ai perdu à la fois les choses spirituelles et les choses temporelles. Je n'ai possédé ni la forme extérieure ni le sens véritable des choses. Je ne suis resté ni infidèle ni musulman. Je suis demeuré stupéfait entre la foi et l'infidélité. Que dois-je donc faire, n'étant ni musulman ni infidèle ? Que dois-je donc faire ? car la tête me tourne et je suis troublé. Je n'ai pu franchir la porte étroite du mystère, et j'ai appuyé mon visage sur le mur de la réflexion. Oh ! ouvre à moi, qui suis désespéré, cette porte ; indique à moi, qui suis égaré, un chemin.

Le serviteur de Dieu qui n'a pas de viatique pour la voie (spirituelle) ne doit pas cesser de pleurer et de gémir. Tu peux anéantir tes fautes par le feu de tes soupirs, et laver avec tes larmes ton noir diwân.[405] Dis de venir à celui qui peut verser des rivières de pleurs, car il est digne de ce rang élevé ; mais dis à celui dont les yeux ne peuvent verser des larmes de sang, qu'il n'a rien à faire avec moi.

ANECDOTE ALLÉGORIQUE. (V. 4600.)

Un pîr qui cheminait rencontra par hasard dans sa route des spiritualistes parmi lesquels il était question d'argent comptant, qu'ils paraissaient s'arracher l'un à l'autre. Ce pîr demanda tout aussitôt à ces gens de lui dire ce que c'était que cet argent. Un d'entre eux lui répondit : « O pîr voyageur ! sache qu'un malheureux a passé ici. Il a poussé de son cœur un chaste soupir et il est mort ; il a versé de chaudes larmes sur la terre et il est mort. Actuellement nous nous arrachons l'un à l'autre, dans le chemin du chagrin, ces larmes chaudes et ces froids soupirs. »

O Dieu ! je répands beaucoup de larmes, je pousse beaucoup de soupirs, et la chose me vient en aide, puisque je ne possède rien. Si les pleurs et les soupirs ont cours là (où tu es), ton serviteur a ici cette marchandise. Purifie donc l'emplacement de mon âme par mes soupirs, et nettoie, au moyen de mes pleurs, mon diwân. Je suis resté le pied lié dans le puits[406] et dans la prison (du monde) ; qui est-ce qui m'en retirera, si ce n'est toi ? Mon corps emprisonné a été souillé ; mon cœur, tourmenté par le chagrin, a été flétri. Si je suis venu dans ta voie aussi abattu, pardonne-moi, car j'arrive du puits et de la prison.

UN SAGE AU JOUR DE LA RÉSURRECTION. (V. 4611.)

Un sage disait : « Si Dieu glorieux m'interroge dans la plaine de la résurrection en ces mots : O toi qui parais harassé de fatigue ! qu'as-tu apporté du chemin que tu as parcouru ? — Je répondrai : O Dieu ! que peut-on apporter d'une prison ? Je suis arrivé ici de la prison (du monde) où j'étais plongé dans le malheur, je suis arrivé dans l'ébahissement, perdu complètement de la tête aux pieds. Je n'ai que du vent dans la main[407] et je suis la poussière du seuil de ta porte ; je suis l'esclave et le prisonnier de ton chemin. J'espère que tu ne me vendras pas,[408] et que tu me revêtiras du manteau de ta faveur. Tu me purifieras de toute souillure et tu joindras ma cendre à l'islamisme.[409] Quand mon corps sera caché dans la poussière et la brique, daigne ne t'occuper ni du bien ni du mal que j'aurais pu faire. Puisque tu m'as créé gratuitement, tu dois me pardonner gratuitement. '

ANECDOTE SUR NIZÂM UL-MULK. (V. 4620.)

Lorsque Nizâm ul-Mulk fut à l'agonie, il dit : « O mon Dieu ! je m'en vais entre les mains du vent. »

O mon Créateur et mon Seigneur ! je te prie par les mérites de celui que je sais avoir dit tes paroles (Mahomet), de celui dont j'ai accepté la loi, que j'ai soutenu et aimé. Je me suis attaché à acheter ta faveur, et je ne t'ai jamais vendu pour personne ; j'ai cherché avec empressement à acheter ta faveur, et je ne t'ai pas vendu comme tant d'autres. Ah ! rachète-moi à ton tour au dernier moment. Tu es l'ami de ceux qui n'ont pas d'amis ; secours-moi. O mon Dieu ! en ce dernier instant, accorde-moi ton assistance, car, alors, il n'y aura pour moi personne autre que toi. Mes vertueux amis auront les yeux pleins de larmes de sang lorsqu'ils auront éloigné leurs mains de ma poussière.[410] Dans ce moment, tends-moi une main généreuse pour que je puisse saisir vivement le pan de la robe de ta bonté.

ANECDOTE SUR SALOMON. (V. 4629.)

Salomon, malgré sa parfaite sagesse, fit humblement un jour cette demande à une fourmi boiteuse[411] : « Parle, lui dit-il, toi qui es plus imprégnée que moi des doctrines spirituelles ; quelle est l'argile qui se mêle le mieux au chagrin ? » La fourmi boiteuse donna aussitôt cette épouse : « C'est, lui dit-elle, la dernière brique de l'étroite tombe ; car, en effet, la dernière brique qu'on placera en terre (pour la sépulture) mettra fin à toutes les espérances, même aux plus innocentes. »

O pure essence ! lorsque, étant sous la terre, je n'attendrai plus rien des créatures et que la brique couvrira mon visage, oh ! alors ne détourne pas de moi ta face bienveillante. Lorsque moi, désolé, je porterai en terre mon visage, n'y porte absolument rien contre moi. Oh ! oui, j'espère, ô mon Dieu ! que tu n'apporteras à mon visage rien de fâcheux, malgré les grandes fautes que j'ai commises. Toi, ô mon Créateur ! tu es le généreux par excellence, pardonne ce qui s'est passé, oh ! pardonne-le !

ANECDOTE SUR BÛ SA'ÎD MAHNAH. (V. 4638.)

Bû Sa'îd Mahnah, étant un jour au bain, s'aperçut que son baigneur était un homme étranger aux choses spirituelles. Cet homme nettoya le schaïkh le mieux qu'il put, il réunit tout ce qu'il avait enlevé et le montra au dévot. « O schaïkh, lui dit-il, âme pure, qu'y a-t-il dans le monde de comparable à la générosité[412] ? » — « C'est, répondit le schaïkh, de cacher l'ordure et de ne pas la mettre devant les yeux des gens. » Cette réponse était au-dessus de l'intelligence du baigneur ; toutefois il tomba aux pieds du saint et il confessa son ignorance. Alors le schaïkh le servit à son tour et lui demanda pardon.

O Créateur ! ô Conservateur ! ô Dispensateur ! ô Roi qui accomplis mes désirs et qui es généreux ! puisque ta libéralité envers les créatures du monde n'est qu'une rosée de l'océan de ta bonté, tu es l'aide[413] absolu par ton essence même, et ta générosité est telle qu'on ne saurait la décrire. Pardonne ma légèreté et ma hardiesse, et ne me remets pas sous les yeux mon impureté.[414]

 

FIN.


 

 

[348] Les traductions hindoustanie et turque éclairassent le sens du second hémistiche du vers 3697, elles portent en effet : . Par cette expression, que « le bien et le mal sont dévoilés, » l'auteur veut dire qu'on connaît alors leur véritable essence, c'est-à-dire leur nullité ou plutôt leur indifférence.

[349] Ville du Khorassan, entre Nichapour et Marw.

[350] Le vers 3778 est rédigé tout différemment dans un de mes meilleurs manuscrits : « Lorsqu'il est hors de lui, l'esclave périssable n'existe plus ; fais ce que tu voudras, car tu sais qu'il n'existe plus (pour ainsi dire). »

[351] A cause de la fossette qui l'ornait.

[352] C'est-à-dire, « faisait périr quelqu'un d'amour. »

[353] Allusion au mi'râj pendant lequel Mahomet ne fut séparé de Dieu, selon le Coran, que de deux portées d'arc.

[354] A la lettre : « enlève le pucelage de la lune du firmament, » c'est-à-dire, « l'emporte sur elle en beauté. » Dans ce vers 3798, il y a un jeu de mots entre 'Azrâ, une des héroïnes des légendes les plus populaires de l'Orient musulman qui servent de thème à un grand nombre de romans, et 'azrâ, mot arabe qui signifie vierge.

[355] Au second hémistiche du vers 3799, l’ange Gabriel est nommé l'esprit saint. Tel est, en effet, le nom qui est donné à cet archange dans le Coran, et qui le fait confondre par les musulmans avec l'Esprit-Saint, troisième personne de la sainte Trinité.

[356] L'expression « ses deux charmes, » du second hémistiche du vers 3846, est prise ici métaphoriquement pour « les yeux, » ainsi que le témoignent, du reste, les traductions hindoustanie et turque, qui rendent ainsi cet hémistiche : .

[357] Au second hémistiche du vers 386o, un de mes meilleurs manuscrite porte une leçon que paraît confirmer la version turque : . Ce qui signifierait : « J'ignore si j'ai vu la chose moi-même ou si c'est un autre que moi qui l'a vue. »

[358] C'est-à-dire, « parce qu'elle sait bien ce qu'elle a perdu. »

[359] Dans le titre de la traduction turque, ce schaïkh est appelé Haçan Basri, c'est-à-dire de Basra ou Bassorah, et il est nommé le schaïkh de Basra dans le premier hémistiche de l'anecdote : .

[360] Le second hémistiche du vers 3902 est ainsi rédigé dans un de mes meilleurs manuscrits : et j'ai adopté dans ma traduction cette leçon, que confirme la version turque. Cette anecdote ne se trouve pas dans la version hindoustanie.

[361] C'est-à-dire, « Nâcir addin Tûcî (ou de Tûs, ville du Khorassan), » auteur d'un ouvrage célèbre qu'on pourrait intituler, en français, La Morale en action, le quel porte de son nom le titre persan de Akhalâqu-i Nâçiri. Cet ouvrage est l'objet d'un mémoire de E. Frissel dans les Transactions de la société littéraire de Bombay, t. I, p. 17 et suiv.

[362] A la lettre : « cheveu à cheveu. »

[363] Ce vers et les douze suivants manquent dans plusieurs manuscrits.

[364] A la lettre : « son livre, » ou, comme on le dirait, « l'album où il avait écrit ses impressions. »

[365] A la lettre : « tant que tu souffles, tu n'es pas même souffle (avec Dieu) ; tant que tu restes un cheveu (quelque chose), tu n'es pas mahram. »

[366] D'après une légende hétérodoxe admise par les musulmans, le Christ fut enlevé au ciel et non crucifié. Ces derniers ajoutent qu'il emporta une aiguille et un pot cassé. (Voyez à ce sujet le Burhân-i câti.)

[367] Allusion au puits où fut descendu Joseph par ses frères, au moyen d'une corde.

[368] Le vers 4002 est élucidé par les versions hindoustanie et turque, qui le traduisent ainsi qu'il suit :  

[369] A la lettre : « qui est tombé de son pied. »

[370] Le vers 4062 paraît être une citation et s'adresser au derviche.

[371] Image de Dieu et du Christ, représenté par les premiers chrétiens par un poisson.

[372] Cf. saint Matth, xx, 8, etc.

[373] C’est-à-dire proprement, lumière de lumière.

[374] Banquette est l'équivalent de masnad. J'emploie à dessein ce mot, au lieu de trône, par lequel on rend plus ordinairement sarîr, pour faire entendre qu'ils partagèrent le siège du Simorg, qui, d'après l'usage général de l'Orient, devait pouvoir contenir plusieurs personnes.

[375] A lettre : « pour lequel les astres brûlèrent le tipand. »

[376] Le Putiphar de l'Écriture.

[377] Ce passage, à partir du vers 4200 jusqu'au vers 4300, a été publié et traduit par Silv. de Sacy dans les Notices et extraits des manuscrits, t. XII, p. 307 et suiv., mais on verra que mon texte et ma traduction diffèrent quelquefois, et je crois avec raison.

[378] « In lumine tuo videbimus lumen. » (Ps. xxxv, 10.)

[379] Comme l’a fait observer Silv. de Sacy, Notices et extraits des manuscrits, t. XII, p. 311, les trente oiseaux représentent les choses visibles, les créatures, et le Simorg, les invisibles, le Créateur.

[380] Les trente oiseaux, c'est-à-dire, « eux-mêmes. »

[381] A la lettre : « du nous et du tu. »

[382]  (mont Caf, d'où Caucase) est le nom que les musulmans donnent aux montagnes qu'ils supposent entourer le monde et borner les deux horizons ; être la résidence des divs, des djinns (génies) et des paris (fées), et spécialement du Simorg, ainsi qu'on le voit dans ce poème. Selon le Gul o sanaubar, roman hindoustani, dont j'ai donné la traduction dans la Revue orient. et amer. 1861, la capitale de la région de Koh-câf est Wâcâf, et il faut traverser les sept océans pour y arriver.

[383] A la lettre ; « aurait eu les lèvres sèches. »

[384] C'est-à-dire, « ses dents. »

[385] Pour comprendre le jeu de mots de ce passage, il faut se rappeler que le mot arabe beauté, commence par la lettre jîm.

[386] Koh-kan, signifie proprement tranche-montagne, et c'est le surnom qu'on a donné à Farhad, auteur, dit-on, des sculptures de Bé-sitûn (ou Béhistûn), et amant de Schirin ou Irène, femme de Khusrau Parviz, roi de Perse, et fille de l'empereur byzantin Maurice.

[387] Les traductions hindoustanie et turque ne laissent aucun doute sur le sens du second hémistiche du vers 4320.

[388] A cause des coups qu'il en avait reçus.

[389] Le mot du texte persan, signifie proprement perle ; mais le contexte prouve qu'il est plutôt pris ici dans le sens de diamant.

[390] Mot persan synonyme du mot arabe monde, et, comme ce dernier, il prend plusieurs autres significations dérivées de la première, y compris, je pense, celle de bonheur.

[391] Moïse resta pendant quarante jours, loin des Israélites, dans la contemplation de Dieu, et ce fut durant ce temps qu'eut lieu l'adoration du veau d'or. (Cf. Ex. xxiv, 18, et Coran, ii, 48.)

[392] Quoique Mahomet ait dit : « il n'y a pas de vie monastique « dans l'islamisme, » on n'ignore pas que, outre les faquirs ou derviches indépendants quant à leur conduite particulière, mais qui appartiennent tous à des confréries soumises à des supérieurs, il y a chez les musulmans de véritables moines qui vivent en communauté. (Voyez mon Mémoire sur la religion musulmane dans l'Inde.)

[393] Dans plusieurs manuscrits, le Mantic uttaïr se divise en deux parties, dont la seconde porte ce dernier titre.

[394] Nom du coursier que Mahomet donna à Alî.

[395] C'est-à-dire, « j'ai fait connaître ma pensée. »

[396] C'est-à-dire « j’ai renoncé à agir. »

[397] On sait que les musulmans, fondés sur un texte du Coran (xviii, 82), pensent qu'Alexandre était un conquérant missionnaire qui avait pris les armes pour étendre le culte du vrai Dieu. Cette idée est développée par des récits légendaires dans les romans orientaux sur ce personnage célèbre.

[398] Le vers 4503 n'est intelligible que dans le texte. Le kaf, est la première lettre du mot impiété, infidélité, et le , la première du mot grec arabisé signifiant philosophie. De là le jeu de mots d'Attar.

[399] Pour comprendre le jeu de mois du second hémistiche du vers &5s5, il faut penser qu'en disant que le schîn qui commence le mot schi'r, poésie, vers, se changerait en sîn du mot sir (pour sirr), qui signifie secret, mystère ; le poète a voulu dire que, s'il lui avait été donné d'entrer dans la voie spirituelle, il aurait renoncé à la poésie pour s'occuper des mystères du spiritualisme. C'est M. Derenbourg qui me suggère cette explication.

[400] A la lettre, « de sang, » sanguine, comme on le dirait en anglais.

[401] C'est-à-dire, je crois, « en prenant beaucoup de peine, je donne au lecteur mes « vers, comparables à la vigne, ou plutôt au « jus de la vigne. »

[402] Ou plutôt, « mon surnom poétique, ta- « khallus. »

[403] Je me hasarde à traduire ce qui veut dire proprement âme, esprit, par ange, les anges étant nommés les esprits célestes et le nom de l'esprit de sainteté, étant donné dans le Coran à l'ange Gabriel.

[404] A la lettre, « partit de ce lieu désolé, » c'est-à-dire, « du monde. »

[405] C'est-à-dire, « le livre de tes bonnes et de tes mauvaises actions. »

[406] Allusion à l'usage oriental de retenir les prisonniers au fond de citernes ou de puits secs.

[407] C'est-à-dire, « je suis dépourvu de bonnes œuvres. »

[408] C'est-à-dire, « que tu ne me délaisseras pas. » Allusion à la vente de Joseph par ses frères.

[409] C'est-à-dire, « que tu me considéreras comme étant mort musulman. »

[410] C'est-à-dire, « quand ils m'auront mis en terre. »

[411] Allusion à la tradition rabbinico-musulmane, mentionnée dans le Coran, qui fait entretenir Salomon avec une fourmi.

[412] Le baigneur voulait par là demander indirectement d'être récompensé par le schaïkh.

[413] Attendant (en anglais) est le même mot qui a été employé plus haut dans le sens de baigneur.

[414] Jeu de mots entre , prononcé schokhî « légèreté » et schukhî « impureté. » Ceci est un exemple à signaler de l'avantage de l'ancienne prononciation persane conservée dans l'Inde, où l'on distingue l’o de l’û et l’é de l’î.