La
conjuration de Catilina vue par Plutarque (vie de Cicéron)
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X.
Cependant le parti des nobles ne montra pas moins d'ardeur que le peuple
pour le porter au consulat. L'intérêt public réunit, dans cette
occasion, tous les esprits ; et voici quel en fut le motif. Le
changement que Sylla avait fait dans le gouvernement, et qui d'abord avait
paru fort étrange, semblait, par un effet du temps et de l'habitude,
prendre une sorte de stabilité, et plaire assez au peuple. Mais des
hommes animés par leur cupidité particulière, et non par des vues du
bien général, cherchaient à remuer, à renverser l'état actuel de la république.
Pompée faisait la guerre aux rois de Pont et d'Arménie, et personne à
Rome n'avait assez de puissance pour tenir tête à ces factieux, amoureux
de nouveautés. Leur chef était un homme audacieux et entreprenant, et
d'uu caractère qui se pliait à tout ; c'était Lucius Catilina. À
tous les forfaits dont il s'était souillé, il avait ajouté l'inceste
avec sa propre fille, et le meurtre de son frère. Dans la crainte d'être
traduit devant les tribunaux pour ce dernier crime, il avait engagé Sylla
à mettre ce frère au nombre des proscrits, comme s'il eût encore été
en vie. Les scélérats de Rome, ralliés autour d'un pareil chef, non
contents de s'être engagé mutuellement leur foi par les moyens
ordinaires, égorgèrent un homme et mangèrent tous de sa chair.
Catilina avait corrompu la plus grande partie de la jeunesse romaine, en
lui prodiguant tous les jours les festins, les plaisirs, les voluptés de
toute espèce, et n'épargnant rien pour fournir avec profusion à cette dépense.
Déjà toute l'Étrurie et la plupart des peuples de la Gaule cisalpine étaient
disposés à la révolte ; et l'inégalité qu'avait mise dans les
fortunes la ruine des citoyens les plus distingués par leur naissance et
par leur courage, qui, consumant leurs richesses en banquets, en
spectacles, en bâtiments, en brigues pour les charges, avaient vu passer
leurs biens dans les mains des hommes les plus méprisables et les plus
abjects ; cette inégalité, dis-je, menaçait Rome de la plus
funeste révolution. Il ne fallait pas, pour renverser un gouvernement déjà
malade, que la plus légère impulsion que le premier audacieux oserait
lui donner. Catilina, afin de s'entourer d'un rempart bien plus fort, se
mit sur les rangs pour le consulat. Il fondait ses plus grandes espérances
sur le collègue qu'il se flattait d'avoir : c'était Caïus
Antonius, homme également incapable par lui-même d'être le chef d'aucun
parti bon ou mauvais, mais qui pouvait augmenter beaucoup la puissance de
celui qui serait à la tête de l'entreprise. Le plus grand nombre des
citoyens honnêtes, voyant tout le danger qui menaçait la république,
portèrent Cicéron au consulat ; et le peuple les ayant secondés
avec ardeur, Catilina fut rejeté, et Cicéron nommé consul avec Antoine,
quoique, de tous les candidats, Cicéron fût le seul né d'un père qui
n'était que simple chevalier, et n'avait pas le rang de sénateur.
XII. Le peuple ignorait encore les complots de Catilina ; et Cicéron,
dès son entrée dans le consulat, se vit assailli d'affaires difficiles,
qui furent comme les préludes des combats qu'il eut à livrer dans la
suite. D'un côté, ceux que les lois de Sylla avaient exclus de toute
magistrature, et qui formaient un parti puissant et nombreux, se présentèrent
pour briguer les charges ; et, dans leurs discours au peuple, ils s'élevaient
avec autant de vérité que de justice contre les actes tyranniques de ce
dictateur ; mais ils prenaient mal leur temps pour faire des
changements dans la république. D'un autre côté, les tribuns du peuple
proposaient des lois qui auraient renouvelé la tyrannie de Sylla ;
ils demandaient l'établissement de dix commissaires qui seraient revêtus
d'un pouvoir absolu, et qui, disposant en maîtres de l'Italie, de la
Syrie et des nouvelles conquêtes de Pompée, auraient le pouvoir de
vendre les terres publiques, de faire les procès à qui ils voudraient,
de bannir à leur volonté, d'établir des colonies, de prendre dans le trésor
public tout l'argent dont ils auraient besoin, de lever et d'entretenir
autant de troupes qu'ils le jugeraient à propos. La concession d'un
pouvoir si étendu donna pour appui à la loi les personnages les plus
considérables de Rome. Antoine, le collègue de Cicéron, fut des
premiers à la favoriser, dans l'espérance d'être un des décemvirs. On
croit qu'il n'ignorait pas les desseins de Catilina, et qu'accablé de
dettes, dont ils lui auraient procuré l'abolition, il n'eût pas été fâché
de les voir réussir ; ce qui donnait plus de frayeur aux bons
citoyens.
Cicéron, pour prévenir ce danger, fit décerner à Antoine le
gouvernement de la Macédoine, et refusa pour lui-même celui de la Gaule,
qu'on lui assignait. Ce service important lui ayant gagné Antoine, il espéra
d'avoir en lui comme un second acteur qui le soutiendrait dans tout ce
qu'il voudrait faire pour le salut de la patrie. La confiance de l'avoir
sous sa main, et d'en disposer à son gré, lui donna plus de hardiesse et
de force pour s'élever contre ceux qui voulaient introduire des nouveautés.
Il combattit dans le sénat la nouvelle loi, et étonna tellement ceux qui
l'avaient proposée, qu'ils n'eurent pas un seul mot à lui opposer. Les
tribuns firent de nouvelles tentatives, et citèrent les consuls devant le
peuple. Mais Cicéron, sans rien craindre, se fit suivre par le sénat ;
et, se présentant à la tête de son corps, il parla avec tant de force
que la loi fut rejetée, et qu'il ôta aux tribuns tout espoir de réussir
dans d'autres entreprises de cette nature : tant il les subjugua par
l'ascendant de son éloquence !
XIII. C'est de tous les orateurs celui qui a le mieux fait sentir aux
Romains quel charme l'éloquence ajoute à la beauté de la morale ;
de quel pouvoir invincible la justice est armée, quand elle est soutenue
de celui de la parole. Il leur montra qu'un homme d'État qui veut bien
gouverner doit, dans sa conduite politique, préférer toujours ce qui est
honnête à ce qui flatte ; mais que dans ses discours, il faut que
la douceur du langage tempère l'amertume des objets utiles qu'il propose.
Rien ne prouve mieux la grâce de son éloquence que ce qu'il fit dans son
consulat, par rapport aux spectacles. Jusqu'alors les chevaliers romains
avaient été confondus dans les théâtres avec la foule du peuple ;
mais le tribun Marcus Othon, pour faire honneur à ce second ordre de la république,
voulut les distinguer de la multitude, et leur assigna des places séparées,
qu'ils ont conservées depuis. Le peuple se crut offensé par cette
distinction ; et lorsque Othon parut au théâtre, il fut accueilli
par les huées et les sifflets de la multitude, tandis que les chevaliers
le couvrirent de leurs applaudissements. Le peuple redoubla les sifflets,
et les chevaliers leurs applaudissements. De là on en vint réciproquement
aux injures, et le théâtre était plein de confusion. Cicéron, informé
de ce désordre, se transporte au théâtre, appelle le peuple au temple
de Bellone, et lui fait des réprimandes si sévères, que la multitude étant
retournée au théâtre, applaudit vivement Othon, et dispute avec les
chevaliers à qui lui rendra de plus grands honneurs.
XIV. Cependant laconjuration de Catilina, que l'élévation de Cicéron au
consulat avait d'abord frappée de terreur, reprit courage ; les
conjurés, s'étant assemblés, s'exhortèrent mutuellement à suivre leur
complot avec une nouvelle audace, avant que Pompée, qu'on disait déjà
en chemin, suivi de son armée, ne fût de retour à Rome. Ceux qui
aiguillonnaient le plus Catilina, c'étaient les anciens soldats de Sylla,
qui, dispersés dans toute l'Italie, et répandus, pour la plupart, et
surtout les plus aguerris, dans les villes de l'Étrurie, rêvaient déjà
le pillage des richesses qu'ils avaient sous les yeux. Conduits par un
officier, nommé Mallius, qui avait servi avec honneur sous Sylla, ils
entrèrent dans la conjuration de Catilina, et se rendirent à Rome, pour
appuyer la demande qu'il faisait une seconde fois du consulat ; car
il avait résolu de tuer Cicéron, à la faveur du trouble qui accompagne
toujours les élections. Les tremblements de terre, les chutes de la
foudre, et les apparitions de fantômes qui eurent lieu dans ce temps-là,
semblaient être des avertissements du ciel sur les complots qui se
tramaient. On recevait aussi, de la part des hommes, des indices véritables,
mais qui ne suffisaient pas pour convaincre un homme de la noblesse et de
la puissance de Catilina. Ces motifs ayant obligé Cicéron de différer
le jour des comices, il fit citer Catilina devant le sénat, et
l'interrogea sur les bruits qui couraient de lui. Catilina, persuadé que
plusieurs d'entre les sénateurs désiraient des changements dans l'État,
voulant d'ailleurs se relever aux yeux de ses complices, répondit très
durement à Cicéron : « Quel mal fais-je, lui dit-il, si,
voyant deux corps dont l'un a une tête, mais est maigre et épuisé, et
l'autre n'a pas de tête, mais est grand et robuste, je veux mettre une tête
à ce dernier ? » Cicéron, qui comprit que cette énigme désignait
le sénat et le peuple, en eut encore plus de frayeur ; il mit une
cuirasse sous sa robe, et fut conduit au champ de Mars, pour les élections,
par les principaux citoyens, et par le plus grand nombre des jeunes gens
de Rome. Il entr'ouvrit à dessein sa robe au-dessus des épaules, afin de
laisser apercevoir sa cuirasse, et de faire connaître la grandeur du
danger. À cette vue, le peuple indigné se serra autour de lui : et
quand on recueillit les suffrages, Catilina fut encore refusé, et l'on
nomma consuls Silanus et Muréna.
XV. Peu de temps après, les soldats de l'Étrurie s'étant rassemblés
pour se trouver prêts au premier ordre de Catilina, et le jour fixé pour
l'exécution de leur complot étant déjà proche, trois des premiers et
des plus puissants personnages de Rome, Marcus Crassus, Marcus Marcellus
et Scipion Métellus, allèrent, au milieu de la nuit, à la maison de Cicéron,
frappèrent à la porte, et ayant appelé le portier, ils lui dirent de réveiller
son maître, et de lui annoncer qu'ils étaient là. Ils venaient lui dire
que le portier de Crassus avait remis à son maître, comme il sortait de
table, des lettres qu'un inconnu avait apportées, et qui étaient adressées
à différentes personnes ; celle qui était pour Crassus n'avait
point de nom. Il n'avait lu que celle qui portait son adresse ; et
comme on lui donnait avis que Catilina devait faire bientôt un grand
carnage dans Rome, qu'on l'engageait même à sortir de la ville, il ne
voulut pas ouvrir les autres ; et soit qu'il craignît le danger dont
Rome était menacée, soit qu'il cherchât à se laver des soupçons que
ses liaisons avec Catilina avaient pu donner contre lui, il alla
sur-le-champ trouver Cicéron, avec Scipion et Marcellus. Le consul, après
en avoir délibéré avec eux, assembla le sénat dès le point du jour,
remit les lettres à ceux à qui elles étaient adressées, et leur
ordonna d'en faire tout haut la lecture. Elles donnaient toutes les mêmes
avis de la conjuration ; mais après que Quintus Arrius, ancien préteur,
eut dénoncé les attroupements qui se faisaient dans l'Étrurie ;
qu'on eut su, par d'autres avis, que Mallius, à la tête d'une armée
considérable, se tenait autour des villes de cette province pour y
attendre les nouvelles de ce qui se passerait à Rome, le sénat fit un décret
par lequel il déposait les intérêts de la république entre les mains
des consuls, et leur ordonnait de prendre toutes les mesures qu'ils
jugeraient convenables pour sauver la patrie. Ces sortes de décrets sont
rares : le sénat ne les donne que lorsqu'il craint quelque grand
danger.
XVI. Cicéron, investi de ce pouvoir absolu, confia à Quintus Métellus
les affaires du dehors, et se chargea lui-même de celles de la ville :
depuis, il ne marcha plus dans Rome qu'escorté d'un si grand nombre de
citoyens, que lorsqu'il se rendait sur la place, elle était presque
remplie de la foule qui le suivait.
Catilina, qui ne pouvait plus différer, résolut de se rendre promptement
au camp de Mallius ; mais, avant de quitter Rome, il chargea Marcius
et Céthégus d'aller, dès le matin, avec des poignards, à la porte de
Cicéron comme pour le saluer, de se jeter sur lui et de le tuer. Une
femme de grande naissance, nommée Fulvie, alla la nuit chez Cicéron pour
lui faire part de ce complot, et l'exhorta à se tenir en garde contre Céthégus.
Les deux conjurés se rendirent en effet, dès la pointe du jour, à la
porte de Cicéron ; et comme on leur en refusa l'entrée, ils s'en
plaignirent hautement, et firent beaucoup de bruit à la porte ; ce
qui augmenta encore les soupçons qu'on avait contre eux. Cicéron étant
sorti, assembla le sénat dans le temple de Jupiter Stator, qu'on trouve
à l'entrée de la rue Sacrée, en allant au mont Palatin. Catilina s'y
rendit, dans l'intention de se justifier ; mais aucun des sénateurs
ne voulut rester auprès de lui ; ils quittèrent tous le banc sur
lequel il s'était assis. Il commença néanmoins à parler ; mais il
fut tellement interrompu, qu'il ne put se faire entendre. Cicéron alors
se lève, et lui ordonne de sortir de la ville. « Puisque je n'emploie,
lui dit-il, dans le gouvernement que la force de la parole, et que vous
faites usage de celle des armes, il faut qu'il y ait entre nous des
murailles qui nous séparent. » Catilina sortit sur-le-champ de Rome, à
la tête de trois cents hommes armés, précédé de licteurs avec leurs
faisceaux ; on portait devant lui les enseignes romaines, comme s'il
eût été revêtu du commandement militaire ; et il se rendit en cet
état au camp de Mallius. Là, après avoir assemblé une armée de vingt
mille hommes, il parcourut les villes voisines, pour les porter à la révolte.
Cette démarche étant une déclaration formelle de guerre, le consul
Antoine fut envoyé pour le combattre.
XVII. Ceux qui, corrompus par Catilina, étaient restés à Rome, furent
assemblés par Cornélius Lentulus, surnommé Sura, afin de les encourager
à suivre leur entreprise. C'était un homme de la plus haute naissance,
mais que l'infamie de sa conduite et ses débauches avaient fait chasser
du sénat ; il était alors préteur pour la seconde fois, comme il
est d'usage pour ceux qui veulent être rétablis dans leur dignité de sénateur.
Quant à l'originalité du surnom de Sura, on raconte que pendant qu'il était
questeur de Sylla, ayant consumé en folles dépenses une grande partie
des deniers publics, Sylla, irrité de ce péculat, lui demanda compte, en
plein sénat, de son administration. Lentulus, s'avançant d'un air
d'indifférence et de dédain, dit qu'il n'avait pas de compte à rendre,
mais qu'il présentait sa jambe : ce que font les enfants, quand ils
ont commis quelque faute en jouant à la paume. Cette réponse lui fit
donner le surnom de Sura, qui, en latin, veut dire jambe. Cité un jour en
justice, il corrompit quelques-uns de ses juges, et ne fut absous qu'à la
pluralité de deux voix : «J'ai perdu, dit-il, l'argent que j'ai
donné à l'un des juges qui m'ont absous, car il me suffisait de l'être
à la majorité d'une voix.
Avec un tel caractère, Lentulus fut bientôt ébranlé par Catilina ;
et des charlatans, de faux devins, achevèrent de le corrompre par les
fausses espérances dont ils le berçaient. Ils lui débitaient des prédictions
des livres sibyllins, et de prétendus oracles qu'ils avaient forgés
eux-mêmes, et qui annonçaient qu'il était dans les destinées de Rome
d'avoir trois Cornélius pour maîtres : «Deux, lui disaient-ils,
ont déjà rempli leur destinée, Cinna et Sylla ; vous êtes le
troisième que la fortune appelle à la monarchie ; recevez-la sans
balancer, et ne laissez pas échapper, comme Catilina, l'occasion
favorable qui se présente. »
XVIII. D'après ces hautes promesses, Lentulus ne forma plus que de vastes
projets ; il résolut de massacrer tout le sénat, de faire périr
autant de citoyens qu'il pourrait, de mettre le feu à la ville, et de n'épargner
que les fils de Pompée, qu'il enlèverait et garderait chez lui avec
soin, pour avoir en eux des otages qui lui faciliteraient sa paix avec
leur père ; car c'était un bruit général, et qui paraissait
certain, que Pompée revenait de sa grande expédition d'Asie. L'exécution
de leur complot était fixée à une nuit des fêtes Saturnales. Ils
avaient déjà caché dans la maison de Céthégus des épées, des étoupes
et du soufre : ils avaient divisé la ville en cent quartiers, à
chacun desquels était attaché un de leurs complices désigné par le
sort, afin que le feu prenant à la fois en plusieurs endroits, la ville fût
plus tôt embrasée. D'autres devaient être placés auprès de tous les
conduits d'eau, pour tuer ceux qui viendraient en puiser.
Pendant qu'ils faisaient ainsi leurs dispositions, il se trouvait à Rome
deux ambassadeurs des Allobroges, peuple durement traité par les Romains,
et qui supportait impatiemment leur domination. Lentulus, persuadé que
ces deux hommes pourraient leur être utiles pour exciter les Gaules à la
révolte, les fit entrer dans la conjuration, et leur donna des lettres
pour leur sénat, dans lesquelles ils promettaient aux Gaulois la liberté.
Ils leur en remirent d'autres pour Catilina, qu'ils pressaient
d'affranchir les esclaves, et de s'approcher promptement de Rome. Ils
firent partir avec ces ambassadeurs un Crotoniate, nommé Titus, qu'ils
chargèrent des lettres destinées à Catilina ; mais toutes les démarches
de ces hommes inconsidérés, qui ne parlaient jamais ensemble de leurs
affaires que dans le vin et avec les femmes, vinrent bientôt à la
connaissance de céron, qui, opposant à leur légèreté une vigilance,
un sang-froid et une prudence extrêmes, les observait sans cesse, et
avait d'ailleurs répandu dans la ville un grand nombre de gens affidés
pour épier tout avec soin, et venir lui rendre compte. Il avait même des
conférences secrètes avec des personnes sûres, que les conjurés
croyaient être leurs complices, et qui l'informèrent des relations que
les conjurés avaient eues avec les ambassadeurs. Il mit donc des gens en
embuscade pendant la nuit ; et les deux Allobroges étant secrètement
d'intelligence avec lui, il fit arrêter le Crotoniate, et saisir les
lettres dont il était chargé.
XIX. Cicéron, dès le matin, assembla le sénat dans le temple de la
Concorde, fit la lecture des lettres qu'on avait saisies, et entendit les
dépositions. Julius Silanus déclara que plusieurs personnes avaient
entendu dire à Céthégus qu'il y aurait trois consuls et quatre préteurs
d'égorgés. Pison, homme consulaire, fit une déposition à peu près
semblable ; et Caïus Sulpicius, l'un des préteurs, qui fut envoyé
dans la maison de Céthégus, y trouva une grande quantité d'armes et de
traits, surtout d'épées et de poignards, fraîchement aiguisés. Le
Crotoniate, sur la promesse de l'impunité que lui fit le sénat s'il
voulait tout avouer, convainquit si bien Lentulus, qu'il se démit
sur-le-champ de la préture, quitta, dans le sénat même, sa robe de
pourpre, en prit une plus conforme à sa situation présente, et fut remis
avec ses complices à la garde des préteurs, dont les maisons leur
servirent de prison. Comme il était déjà tard, et que le peuple
attendait en foule à la porte du sénat, Cicéron sortit du temple, et
fit part à tous les citoyens de ce qui s'était passé. Le peuple le
reconduisit jusqu'à la maison voisine d'un de ses amis, parce qu'il avait
laissé la sienne aux femmes romaines, pour y célébrer les mystères
secrets de la déesse qu'on appelle à Rome la Bonne-Déesse, et à qui
les Grecs donnent le nom de Gynécée ; car tous les ans la femme ou
la mère du consul font à cette divinité, dans la maison du premier
magistrat, un sacrifice solennel, en présence des vestales.
Cicéron étant entré dans la maison de son ami, et n'ayant avec lui que
très peu de personnes, réfléchit sur la conduite qu'il devait tenir
envers les conjurés. La douceur de son caractère, la crainte qu'on
ne l'accusât d'avoir abusé de son pouvoir, en punissant, avec la dernière
rigueur, des hommes d'une naissance si illustre, et qui avaient dans Rome
des amis puissants, le faisaient balancer à leur infliger la peine que méritait
l'énormité de leurs crimes : d'un autre côté, en les traitant
avec douceur, il frémissait du danger auquel la ville serait exposée ;
les conjurés, comptant pour peu d'avoir évité la mort, s'irriteraient
de la peine plus légère qu'on leur ferait subir ; et ajoutant à
leur ancienne méchanceté ce nouveau ressentiment, ils se porteraient aux
derniers excès de l'audace : il passerait lui-même pour un lâche
dans l'esprit du peuple qui déjà n'avait pas une grande idée de sa
hardiesse.
XX. Pendant qu'il flottait dans cette incertitude, les femmes qui
faisaient le sacrifice dans sa maison virent le feu de l'autel, qui
paraissait presque éteint, jeter tout à coup, du milieu des cendres et
des écorces brûlées, une flamme brillante. Ce prodige effraya les
autres femmes ; mais les vierges sacrées ordonnèrent à Térentia,
femme de Cicéron, d'aller sur-le-champ trouver son mari, et de le presser
d'exécuter sans retard les résolutions qu'il voulait prendre pour le
salut de la patrie ; en l'assurant que la déesse avait fait éclater
cette lumière si vive comme un présage de sûreté et de gloire pour
lui-même. Térentia, qui naturellement n'était ni faible, ni timide, qui
même avait de l'ambition, et comme le dit Cicéron lui-même, partageait
plutôt avec son mari le soin des affaires publiques, qu'elle ne lui
communiquait ses affaires domestiques, alla sans retard lui porter l'ordre
des vestales, et le pressa vivement de punir les coupables. Elle fut
secondée par Quintus, frère de Cicéron, et par Publius Nigidius, son
compagnon d'étude dans la philosophie, et qu'il consultait souvent sur
les affaires politiques les plus importantes.
Le lendemain on délibéra, dans le sénat, sur la punition des conjurés.
Silanus opina le premier, et ouvrit l'avis de les conduire dans la Prison
publique, pour y être punis du dernier supplice. Tous ceux qui parlèrent
après lui adoptèrent son opinion, jusqu'à Caïus César, celui qui fut
depuis dictateur. Il était jeune encore, et commençait à jeter les
fondements de sa grandeur future ; déjà même, par ses principes
politiques et par ses espérances, il se frayait insensiblement la route
qui le conduisit enfin à changer la république en monarchie. II sut
cacher sa marche à tout le monde ; Cicéron seul avait contre lui de
grands soupçons, sans aucune preuve suffisante pour le convaincre.
Quelques personnes assurent que le consul touchait au moment de la
conviction, mais que César eut l'adresse de lui échapper. D'autres prétendent
que Cicéron négligea et rejeta même à dessein les preuves qu'il avait
de sa complicité, parce qu'il craignit son pouvoir, et le grand nombre
d'amis dont il était soutenu ; car tout le monde était persuadé
que ses amis parviendraient plus aisément à sauver César avec ses
complices, que la conviction de la complicité de César ne servirait à
faire punir les coupables.
XXI. Quand il fut en tour d'opiner, il dit qu'il n'était pas d'avis qu'on
punît de mort les conjurés, mais qu'après avoir confisqué leurs biens,
on mît leurs personnes dans telles villes de l'Italie que Cicéron
voudrait choisir, pour les y tenir dans les fers jusqu'à l'entière défaite
de Catilina. Cet avis, plus doux que le premier, et soutenu de toute l'éloquence
de l'opinant, reçut encore un grand poids de Cicéron lui-même, qui, s'étant
levé, embrassa dans son opinion la première partie de l'avis de Silanus
et la seconde de celui de César. Ses amis, jugeant que l'opinion de César
était la plus sûre pour le consul, parce qu'en laissant vivre les
coupables il aurait moins à craindre les reproches, adoptèrent ce
dernier avis ; et Silanus lui-même, revenant sur son opinion,
s'expliqua, en disant qu'il n'avait pas entendu conclure à la mort, parce
qu'il regardait la prison comme le dernier supplice pour un sénateur.
Quand César eut fini de parler, Catulus Lutatius fut le premier qui
combattit son opinion ; et Caton, qui parla ensuite, ayant insisté
avec force sur les soupçons qu'on avait contre César, remplit le sénat
d'une telle indignation et lui inspira tant de hardiesse, que la sentence
de mort fut prononcée contre les coupables. César s'opposa à la
confiscation des biens, et représenta qu'il n'était pas juste de rejeter
ce que son avis avait d'humain, pour n'en adopter que la disposition la
plus rigoureuse. Comme le plus grand nombre se déclarait ouvertement
contre son avis, il en appela aux tribuns, qui refusèrent leur opposition ;
mais Cicéron prit de lui-même le parti le plus doux, et se relâcha sur
la confiscation des biens.
XXII. Il se rendit alors, à la tête du sénat, aux lieux où étaient
les complices ; car on ne les avait pas tous mis dans la même maison ;
chaque préteur en avait un sous sa garde. Il alla d'abord au mont Palatin
prendre Lentulus, qu'il conduisit par la rue Sacrée, et à travers la
place, il était escorté des principaux de la ville qui lui servaient de
gardes, et d'une foule immense de peuple qui, le suivant en silence,
frissonnait d'horreur sur l'exécution qu'on allait faire. Les jeunes gens
surtout assistaient, avec un étonnement mêlé de frayeur, à cette espèce
de mystère politique que la noblesse faisait célébrer pour le salut de
la patrie. Lorsqu'il eut traversé la place et qu'il fut arrivé à la
prison, il livra Lentulus à l'exécuteur, et lui ordonna de le mettre à
mort ; il y amena ensuite Céthégus et les autres conjurés qui
subirent tous le dernier supplice. Cicéron, en repassant sur la place,
vit plusieurs complices de la conjuration qui s'y étaient rassemblés, et
qui, ignorant la punition des conjurés, attendaient la nuit pour enlever
les prisonniers, qu'ils croyaient encore en vie. Cicéron leur cria à
haute voix : Ils ont vécu ; manière de parler dont se servent
les Romains, pour éviter les paroles funestes, et ne pas dire : Ils
sont morts.
La nuit approchait, et Cicéron traversait la place pour retourner chez
lui, non au milieu d'un peuple en silence et marchant dans le plus grand
ordre, mais entouré de la multitude des citoyens, qui, confondus
ensemble, le couvraient d'acclamations et d'applaudissements, et
l'appelaient le sauveur, le nouveau fondateur de Rome. Toutes les rues étaient
garnies de lampes et de flambeaux que chacun allumait devant sa maison ;
les femmes éclairaient aussi du haut des toits pour lui faire honneur et
pour le contempler, conduit en triomphe, avec une sorte de vénération,
par les principaux personnages de Rome, qui tous avaient ou terminé des
guerres importantes, ou donné à la ville le spectacle des plus
magnifiques triomphes, ou conquis à l'empire romain une vaste étendue de
terres et de mers. Ils marchaient à la suite de Cicéron se faisant
mutuellement l'aveu que le peuple romain devait aux victoires d'une foule
de généraux et de capitaines de l'or et de l'argent, de riches dépouilles,
et une grande puissance ; mais que Cicéron était le seul qui eût
assuré son salut et sa tranquillité ; en éloignant de sa patrie un
si affreux danger. Ce qu'on trouvait de plus admirable, ce n'était pas
d'avoir prévenu l'exécution d'un horrible complot, et d'avoir fait punir
les coupables ; mais d'avoir su, par les moyens les moins violents,
étouffer la plus vaste conjuration qui eût jamais été formée, et de
l'avoir éteinte sans sédition et sans trouble. Car le plus grand nombre
de ceux que Catilina avait rassemblés autour de lui n'eurent pas plutôt
appris le supplice de Lentulus et de Céthégus, qu'ils abandonnèrent
leur chef ; et lui-même ayant combattu contre Antoine avec ceux qui
lui étaient restés fidèles, fut défait et périt avec toute son armée. |