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table des matières de l'œuvre dE PHILOSTRATE

PHILOSTRATE

 

VIE DES SOPHISTES

 

première partie

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

 

VIE DE POLÉMON

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EXTRAITS DE LA TRADUCTION DES VIES DES SOPHISTES,

DE PHILOSTRATE

Par E.-J. Bourquin, professeur

 

 

 

LIVRE 1er, BIOGRAPHIE XXVe. — POLÉMON, DE LAODICÉE.

Polémon le sophiste n'est point, comme on le croit généralement, originaire de Smyrne, ni de la Phrygie, comme quelques-uns le disent. Il a eu pour berceau Laodicée de Carie,[1] sur le fleuve Lycus, ville située à l'intérieur des terres, mais plus puissante que les cités maritimes.[2] La maison de Polémon a fourni plusieurs consuls, et en fournit encore : lui-même a eu les bonnes grâces de plusieurs cités, et celles de Smyrne particulièrement. Voyant en lui, dès son adolescence, l'étoffe d'un grand homme, les habitants de celte ville accumulèrent sur sa tête tous les honneurs dont ils pouvaient disposer, et rendirent pour lui et pour les siens les décrets les plus flatteurs ; car ils lui accordèrent, ainsi qu'à ses descendants, le privilège de présider aux jeux Olympiques en l'honneur d'Adrien[3] et de monter la galère sacrée : au mois anthestérion,[4] en effet, on fait arriver jusqu'à la place publique une trirème qui semble voguer au large et qui, dans cette course, au sortir de la mer, a pour pilote le prêtre de Bacchus.[5] Voici quels avantages revinrent à Smyrne de l'enseignement de Polémon : d'abord, la ville se vit plus peuplée que jamais, grâce au concours de jeunes gens qui lui arrivaient du continent et des îles ; et ce n'était point une tourbe de débauchés, mais bien l'élite et le plus pur sang de la Grèce ; ensuite, elle retrouva la concorde et l'oubli des dissensions civiles. Auparavant, en effet, Smyrne était divisée, la population des hauteurs ne s'accordant pas avec les riverains de la mer. Mais c'est surtout comme ambassadeur que Polémon rendit à la cité d'inestimables services : il allait, à ce titre, plaider, auprès des empereurs, la cause de ses concitoyens.[6] Ainsi, bien qu'Adrien penchât en faveur d'Éphèse, il sut si bien le rallier aux intérêts de Smyrne, qu'il lui fit octroyer en un seul jour 10.000.000 de drachmes à cette ville : cette somme servit à construire le marché au blé, un gymnase qui est le plus magnifique de l'Asie tout entière, et, enfin, ce temple[7] situé si haut sur le promontoire, et qui paraît faire pendant à celui de Mimas.

Son rôle bienfaisant consistait encore à reprendre les fautes commises dans les affaires publiques ; à éclairer, en maintes occasions, ses concitoyens par de sages avis ; à faire disparaître, enfin, la violence et la morgue, tache qu'il prenait d'autant plus à cœur, que la fierté ionienne semblait plus rebelle à cette réforme. Enfin, voici encore un service qu'il rendait: il terminait, dans le pays même, les procès des particuliers, au lieu de les laisser arriver à une juridiction étrangère; je parle des contestations d'argent; car, pour les procès relatifs aux adultères, aux sacrilèges, aux meurtriers, dont l'impunité est une souillure pour ceux qui négligent de les poursuivre, Smyrne devait, selon lui, les éloigner, ou, pour mieux dire, les rejeter loin d'elle : pour des crimes de ce genre, il fallait un juge armé du glaive.

Beaucoup de personnes lui reprochaient le train dont il se faisait suivre en voyage : tant de bêtes de somme, tant de chevaux, tant de serviteurs, tant de variétés de chiens différents[8] pour les différentes sortes de chasses, tandis que lui-même s'avançait monté sur un char de Gaule ou de Phrygie avec des freins d'argent pour les chevaux; mais ce splendide appareil ne faisait que tourner à la gloire de Smyrne : une maison opulente rehausse l'éclat d'une ville, tout aussi bien que le fait la beauté des places, et la magnificence des édifices ; et si la cité recommande l'homme, l'homme aussi recommande la cité. Polémon ne négligeait point non plus Laodicée : il y allait souvent visiter sa famille, et il venait en aide à la cité dans la mesure de ses moyens.

Voici les faveurs qu'il reçut des princes. L'empereur Trajan lui accorda l'exemption de tout droit pour ses voyages sur terre et sur mer. Adrien étendit ce privilège à tous ses descendants, et l'admit lui-même au collège[9] du Musée, ce qui lui donnait droit à une pension alimentaire en Egypte. A Rome, Polémon ayant sollicité de lui une somme de 250.000 drachmes, l'empereur lui octroya une somme plus forte, sans s'être enquis des motifs de cette demande, et sans avoir parlé de remboursement. Et comme Smyrne accusait Polémon d'avoir détourné à son avantage propre une grande partie de l'argent que l'empereur avait donné à la cité, Adrien envoya une lettre ainsi conçue : « Antonius Polémon m'a rendu compte des sommes que je vous ai données. » On peut voir, dans cette lettre, le pardon d'une faute commise ; mais ce pardon pour une question d'argent, Polémon n'a pu l'obtenir que par un mérite supérieur sur tous les autres points.

A Athènes, lorsque l'empereur consacra, comme un éclatant produit du travail des siècles, le temple de Jupiter Olympien, achevé enfin après 560 ans,[10] il voulut que Polémon prît la parole après le sacrifice. Celui-ci, selon son habitude, parut d'abord se recueillir, en suivant du regard les pensées qui déjà se présentaient à son esprit ; puis il se lança en plein dans son sujet, et, du haut des degrés du temple, se livra à de longs et magnifiques développements : il avait pris pour exorde cette idée : L'inspiration des dieux n'est point étrangère à l'enthousiasme qui me fait parler aujourd'hui.

Adrien réconcilia encore avec Polémon son fils Antonin,[11] alors même qu'il remettait à celui-ci son sceptre, et que, après avoir été mortel, il était en train de devenir[12] dieu. Ce fait a besoin d'être expliqué. Gouverneur de l'Asie tout entière, Antonin était descendu chez Polémon, la maison de celui-ci étant la première de Smyrne, et lui-même le premier de la cité. Mais Polémon, revenant de voyage pendant la nuit, fît du bruit à sa propre porte, s'écria que c'était chose indigne d'être ainsi exclu de chez soi, et força Antonin à chercher un autre logis. L'empereur connaissait ces détails ; toutefois, il se garda bien d'en ouvrir la bouche, de peur de raviver une ancienne blessure ; mais, songeant à ce qui pourrait avoir lieu après sa mort, et sachant bien que les instances et les excitations de certains conseillers peuvent aigrir les caractères même les plus cléments, il conçut des craintes pour Polémon ; aussi, dans ses dispositions testamentaires relatives au choix de son successeur, il inséra ces mots : « Cette idée m'a été suggérée aussi par le sophiste Polémon. » Lui reconnaître ainsi, comme à un bienfaiteur, des droits à la gratitude du prince, c'était, par surcroît, lui ménager à coup sûr le pardon d'Antonin.

Celui-ci, par des plaisanteries, sut marquer à Polémon qu'il n'avait pas perdu le souvenir de ce qui s'était passé à Smyrne, mais en même temps, par les honneurs dont il le combla en toute occasion, il témoigna suffisamment qu'il ne voulait plus le savoir. Voici les plaisanteries dont je viens de parler : embrassant Polémon qui venait d'arriver à Rome: « Donnez, dit Antonin, un logis à Polémon, et que personne ne l'en chasse. » Aux jeux Olympiques d'Asie, qui se célébraient sous la présidence de Polémon, un acteur tragique ayant dit qu'il en appelait, parce que Polémon l'avait exclu de la scène tout au commencement du drame, l'empereur lui demanda : « Et quelle heure était-il, lorsqu'on t'a chassé de la scène? — Il était midi », répondit l'autre. « Eh bien » dit l'empereur avec beaucoup d'esprit, « Polémon m'a chassé de chez lui vers minuit, et moi je n'en ai pas appelé ! »

En voilà assez pour montrer la longanimité de l'empereur et l'arrogance de Polémon. Celui-ci, en effet, était arrogant au point de traiter avec les cités sur le pied d'un maître, avec les princes sur le pied d'un homme qui ne se reconnaît pas leur inférieur, et avec les dieux sur le pied d'un égal. Dans une séance de déclamation improvisée, alors même qu'il venait d'arriver à Athènes pour la première fois, il ne s'assujettit point à faire le panégyrique de la cité, malgré tant de belles choses qui peuvent être dites à l'honneur des Athéniens ; il ne s'étendit point non plus sur sa propre gloire, malgré tout le parti que, dans leurs discours d'apparat, les sophistes tirent de ce genre de développement ; mais sachant bien qu'avec leur naturel, il vaut mieux parler ferme aux Athéniens que de les exalter, voici comment il entra en matière : « On vous dit, Athéniens, fort intelligents pour apprécier les discours : je vais savoir ce qu'il en est. »

Un homme[13] qui gouvernait le Bosphore, et qui n'était étranger à aucune portion de la politesse des Grecs, visitait l'Ionie, et venait d'arriver à Smyrne : non seulement Polémon ne se joignit point à ceux qui allaient lui rendre leurs hommages, mais il opposa des délais à toutes les demandes de ce personnage qui réclamait la faveur d'un entretien : il ne se rendit que lorsque le prince fut venu jusqu'à sa porte, avec une somme de dix talents pour le payer. Atteint de la goutte, Polémon s'était rendu à Pergame, et s'était endormi dans le temple. Esculape lui apparaît, et lui recommande de ne point boire froid : « Eh! que ferais-tu donc, ô mon cher, dit Polémon, si tu avais à guérir une vache[14] ? »

Polémon avait emprunté cette hauteur de sentiments il et cette arrogance au philosophe Timocrate,[15] avec lequel il vécut quatre ans, après que celui-ci fut arrivé en Ionie. Et je ne vois pas d'inconvénient à faire le portrait de Timocrate. Originaire du Pont, il avait pour patrie Héraclée, ville amie de la Grèce. Au début il cultivait, dans la philosophie, la branche médicale, possédant assez bien les doctrines d'Hippocrate et celles de Démocrite ; mais, dès qu'il eut entendu Euphrate de Tyr, il se lança à pleines voiles dans la philosophie de celui-ci. Il était irascible, et à un tel point que, dans la discussion, les poils de sa barbe et les cheveux de sa tête se hérissaient comme la crinière des lions dans leurs fureurs ; son élocution était facile, vigoureuse et prompte : c'est cela qui le mit en haute estime aux yeux de Polémon, fort partisan de cette impétuosité dans le discours.

Timocrate entra en désaccord avec Scopélianus, qu'il accusait d'user de poix et de se livrer aux épileuses, et leur débat divisa la jeunesse qui étudiait alors à Smyrne. Polémon, après avoir entendu l'un et l'autre adversaire, se rangea du côté des partisans de Timocrate, appelant celui-ci le père de son éloquence. Et, quand il se défendit auprès de lui de ce qu'il avait dit contre Favorinus, il eut l'air craintif et embarrassé des enfants qui, après une faute commise, redoutent la férule du maître. Il montra encore plus tard, et cette fois, à l'égard de Scopélianus, une humilité toute semblable : c'est lorsque, désigné pour représenter Smyrne dans une ambassade, il souhaita d'emporter l'éloquence persuasive de cet orateur, comme Patrocle emportait les armes d'Achille.

Mais, dans ses rapports avec Hérode l'Athénien, il mit tour à tour de la modestie et de la hauteur. Je veux expliquer comment les choses se sont passées, car il y a là des circonstances curieuses et mémorables. Hérode aimait le talent de l'improvisation plus qu'il n'eût aimé à être appelé consul, et descendant d'une famille consulaire : n'ayant pas encore fait la connaissance de Polémon, il vint à Smyrne pour entrer en rapport avec lui, dans le temps où il avait, à lui seul,[16] l'administration des cités libres. Il prend Polémon dans ses bras, et lui donne un baiser; à peine leurs lèvres se sont-elles séparées, qu'il s'écrie : « Et quand pourrons-nous t'en tendre, ô mon père ? » II croyait bien que Polémon ajournerait la séance, en disant qu'il appréhendait de se produire en présence d'un homme si habile ; mais l'autre, sans affecter une fausse modestie: « Viens m'entendre aujourd'hui même, et de ce pas. » A cette réponse, Hérode, comme il l'avoue lui-même, demeura stupéfait de voir un homme si prompt à improviser, et si facilement prêt pour cette épreuve.

Il faut voir, dans cette conduite de Polémon, une marque de sa fierté, et aussi, par Jupiter, une manœuvre habile pour frapper l'esprit de son hôte ; mais voici qui dénote chez lui de la sagesse, et un grand respect des convenances : lorsqu'Hérode se présenta pour assister à la déclamation, l'orateur l'accueillit par un long éloge tout à fait digne de l'éloquence et des actions de ce personnage. Quant à la manière[17] dont Polémon débitait ses déclamations, Hérode lui-même peut nous la faire connaître par ce qu'il en dit dans une de ses lettres à Varus, et c'est d'après ce document que je vais la décrire. Il se présentait pour déclamer avec un visage épanoui et plein d'assurance, mais il arrivait en litière, parce que déjà ses articulations étaient malades ; pour méditer son sujet, il ne restait pas au milieu du public, mais il se retirait quelques instants à l'écart. Son débit était éclatant, soutenu, et les sons sortaient de sa bouche avec une merveilleuse puissance. Hérode nous dit qu'il bondissait aussi dans sa chaire[18] au moment critique de la cause, tant il était alors comme dominé par une sorte d'enthousiasme ; et quand il tournait une période, il en énonçait le dernier membre en souriant, comme pour faire voir que l'élocution ne lui coûtait aucun effort, et qu'il caracolait aux beaux endroits, tout aussi bien que le coursier d'Homère.[19]

Je l'ai entendu, ajouta Hérode, la première fois avec les sentiments d'un juge, la seconde fois avec amour, la troisième avec admiration. Et, en effet, il était allé l'entendre trois jours de suite, et il nous donne même les sujets qui furent traités à chacune de ces séances : « 1er sujet : Démosthène se défend avec serment de s'être laissé corrompre par un don de 50 talents, comme Démade l'en accuse, en affirmant que le fait a été dénoncé aux Athéniens par Alexandre, d'après les comptes de Darius. 2e sujet : La guerre du Péloponnèse une fois terminée par un traité, il faut détruire les trophées élevés par les Grecs. 3e sujet : Après Aegos-Potamos, il faut rappeler les Athéniens dans les bourgs. » Hérode nous dit qu'en reconnaissance, il fit tenir à Polémon 150.000 drachmes, à titre de rémunération pour le plaisir de l'avoir entendu. Refus de Polémon. Hérode se croit méprisé. Mais le critique Munatius (c'était un homme de Tralles), se trouvant à la table d'Hérode, lui dit tout à coup : « Polémon, je le pense, aura rêvé que tu lui envoyais 250.000 drachmes, et il se croit lésé de tout ce qui manque à cette somme, dans l'envoi que tu lui as fait. » Hérode nous dit qu'il envoya les 100.000 drachmes supplémentaires, et que Polémon les reçut avec empressement, comme si une dette lui était remboursée.[20] Hérode fit encore à Polémon l'honneur de ne point oser déclamer après lui, ni lui succéder dans l'arène ; et il partit nuitamment de Smyrne, pour ne pas être contraint de le faire, car l'idée seule d'y être forcé lui faisait peur.

Depuis, en toute circonstance, il ne cessa de louer Polémon, et de dire qu'on ne pouvait assez l'admirer. A Athènes, il venait de déclamer avec beaucoup d'éclat sur le sujet des trophées,[21] et comme on l'admirait pour l'allure impétueuse de son style : « Lisez, dit-il, la déclamation de Polémon, et vous saurez ce que c'est qu'un homme[22] ! » A Olympie, la Grèce lui crie : « Tu es un autre Démosthène ! Plût aux Dieux que je fusse l'égal du Phrygien[23] ! » C'est ainsi qu'il désignait Polémon, parce qu'alors Laodicée était incorporée à la Phrygie.

L'empereur Marc-Aurèle lui ayant demandé : « Que penses-tu de Polémon? » Hérode, prenant l'air d'un homme qui écoute,[24] répondit :

« Le pas d'agiles coursiers retentit à mes oreilles,[25] »

allusion aux accents sonores et à la parole retentissante de cet orateur. Et quand le consul Varus[26] lui demanda quels avaient été ses maîtres. « Plusieurs, répondit-il, quand j'étais élève; Polémon, quand j'étais déjà professeur. »

Polémon, à ce qu'il nous dit lui-même, voulut aussi entendre Dion, et fit tout exprès le voyage de Bithynie. Voici un des jugements de Polémon : « On peut emporter sur ses épaules le bagage des prosateurs, mais il faut des chariots pour emporter celui des poètes.[27] »

Voici encore des faits qui sont à la louange de Polémon : en contestation à propos des temples, et de certains droits qui s'y rapportent, Smyrne avait choisi Polémon pour soutenir ses droits lorsqu'il touchait déjà au terme de son existence ; mais, comme il se préparait à partir pour cette œuvre de revendication, il mourut, et la ville dut confier ses intérêts à d'autres défenseurs. Introduits au tribunal de l'empereur, ceux-ci s'embrouillaient dans l'exposé de l'affaire ; alors l'empereur, fixant les yeux sur ces avocats de Smyrne : « Est-ce que Polémon, leur-dit-il, n'avait pas été nommé avec vous, pour défendre votre cause? — Oui, répondirent-ils, si c'est du sophiste que tu veux parler.—Eh bien! dit l'empereur, devant parler en ma présence, et pour d'aussi graves intérêts, il avait sans doute préparé quelque discours au sujet de vos droits. — Probablement, ô prince, mais nous n'en savons rien. » Alors l'empereur ajourna le jugement jusqu'à ce qu'on eût pu faire venir le discours : quand celui-ci eut été lu au tribunal, le prince rendit une sentence conforme. Smyrne sortit du procès en gagnant pleinement sa cause, et se dit que Polémon était ressuscité exprès pour elle.

Puisqu'il est à propos de mentionner, dans la vie des hommes illustres, non seulement leurs paroles sérieuses, mais encore ce qu'ils ont pu dire en se jouant,[28] je rapporterai aussi les bons mots de Polémon, pour qu'on ne puisse pas m'accuser de les avoir négligés. Il était à Smyrne un jeune Ionien, livré à une mollesse plus qu'ionienne, et qui se perdait par l'opulence, détestable conseillère pour les natures dissolues : ce jeune homme s'appelait Varus. Corrompu par ses flatteurs, il s'était intimement persuadé qu'il était le plus beau parmi les beaux, le plus grand parmi les grands, le plus alerte et le plus habile parmi les amateurs de la palestre : s'il se mettait à chanter, les Muses, selon lui, n'auraient pu préluder avec plus de grâce; au sujet de l'art des sophistes, il se faisait aussi la même illusion ; car il croyait passer de bien loin leur éloquence, lorsqu'il s'avisait de déclamer ; il déclamait, en effet, et ceux qui lui empruntaient de l'argent défalquaient, sur l'intérêt de la somme, leur complaisance à l'entendre.

Polémon, dans sa jeunesse et avant sa maladie, avait, pour ainsi dire, contracté l'obligation de payer cette espèce de tribut à Varus, car il lui avait emprunté de l'argent; mais, comme il ne le flattait pas et n'allait point l'entendre, le jeune créancier se montrait exigeant et menaçait de se servir des types. Or les types sont un certain écrit judiciaire portant menace de condamnation par défaut contre le débiteur qui ne paie pas. Les amis de Polémon l'accusaient de se montrer bien sévère et bien peu complaisant : « Eh quoi ! tu peux non seulement échapper à la poursuite, mais encore exploiter ce jeune homme, pour peu que tu consentes à lui complaire, et, au lieu de cela, tu le provoques, tu l'irrites! » Cédant à ces conseils, Polémon se rendit à la séance; mais comme la déclamation s'était prolongée jusqu'à une heure avancée de la soirée, et que le discours ne semblait pas près d'aboutir ; comme ce n'était qu'un tissu de solécismes, de barbarismes, de contradictions, Polémon bondit tout à coup, et, tenant les mains abaissées, s'écria : « Varus, apporte les types. »

Le proconsul faisait torturer un voleur convaincu de plusieurs crimes, et se disait embarrassé pour trouver un châtiment qui répondît aux actions du coupable : « Eh bien ! dit Polémon, qui était survenu, enjoins-lui d'apprendre par cœur des fadaises.[29] » En effet, bien qu'il soit un des hommes qui ont le plus cultivé leur mémoire, ce sophiste n'en regardait pas moins l'exercice d'apprendre par cœur comme le plus pénible des travaux de l'esprit.

Voyant un gladiateur tout trempé de sueur, et glacé de crainte à l'idée d'un combat où il allait jouer sa vie : « Tu es dans les transes, lui dit-il, comme si tu étais sur le point de déclamer. »

A un sophiste, qu'il voyait en train d'acheter des saucisses, des ménis, et autres mets vulgaires : « 0 mon ami, lui dit-il, quand on se nourrit de la sorte, on n'est guère apte à faire revivre l'orgueil d'un Darius ou d'un Xerxès. »

Le philosophe Timocrate lui ayant dit : « C'est un rude bavard que Favorinus. — Oui, ajouta Polémon, c'est une vieille femme de la tête aux pieds, » allusion des plus fines à l'impuissance de Favorinus. Aux jeux Olympiques de Smyrne, un acteur tragique, en prononçant les mots : « O Jupiter[30] ! » avait dirigé sa main vers le sol, puis il la leva vers le ciel quand il fallut dire : « O terre. » Polémon, président des jeux, exclut cet acteur de la scène, en disant : « Celui-là vient de faire un solécisme avec la main. » Assez là-dessus, car ce que j'ai dit suffit pour faire connaître l'esprit enjoué de ce personnage.

L'éloquence de Polémon est chaude, belliqueuse, et sonore comme les accents de la trompette olympique. Elle se recommande aussi par un tour de pensée digne de Démosthène, par une magnificence non dénuée de vigueur, avec un éclat et un enthousiasme qui la font ressembler à la voix des oracles. On[31] méconnaît cet orateur quand on dit que, s'il a traité les accusations comme pas un des sophistes, il a moins réussi dans les défenses. La fausseté de ce reproche est démontrée par telle ou telle de ses déclamations, où il joue le rôle de défenseur, mais surtout par son discours de Démosthène jurant qu'il n'a pas reçu les SO talents. Malgré la difficulté d'une pareille cause à défendre, il a mis dans son discours toute l'élégance" et tout l'art qu'il fallait pour réussir.

Il n'y a pas plus de justesse dans cet autre reproche adressé à Polémon : selon certaines gens, les causes figurées[32] auraient été pour lui une carrière inabordable,[33] où il ne pouvait que broncher, comme un cheval aux prises avec un terrain trop difficile ; et ce serait pour s'excuser de ne pas aborder des sujets de cette nature, qu'il a mis en avant cette maxime d'Homère :

« Je le hais autant que les portes de l'enfer, celui qui cache une pensée dans son cœur, et qui en a une autre sur les lèvres.[34] »

Il peut y avoir là, de la part de Polémon, une allusion indirecte au caractère fallacieux de cette espèce de sujets, mais il les a traités comme les autres, et tout aussi supérieurement. Voyez plutôt l'adultère caché;[35] Xénophon demandant, après la mort de Socrate, qu'on. le fasse périr lui-même; Solon réclamant l'abolition des lois après qu'une garde a été donnée à Pisistrate; et les trois[36] discours où Démosthène: 1° vient, après Chéronée, s'offrir en victime ; 2° fait semblant de se condamner à mort lui-même, après l'affaire d'Harpalus ; 3° conseille de se réfugier sur les galères, à l'approche de Philippe, et alors qu'Eschine a fait passer une loi portant peine de mort contre tous ceux qui auront fait une motion relative à la guerre. En effet, parmi les discours à double entente qu'il a composés, c'est dans ceux-là surtout qu'il tient continuellement, pour ainsi dire, sa parole en bride, et que ses pensées ne cessent de présenter une double face.

Travaillé par les concrétions pierreuses de ses articulations, et obligé bien souvent de recourir aux médecins, il leur disait : « Creusez, entamez les carrières de Polémon. » Voici, à propos de cette maladie, ce qu'il écrivait à Hérode : « Faut-il manger, je n'ai plus de mains ; faut-il marcher, je n'ai plus de pieds, mais s'il s'agit de souffrir, c'est alors que mes pieds, que mes mains se retrouvent. » Il mourut à 56 ans ; pour ceux qui cultivent les autres arts, cet âge est le commencement de la vieillesse ; mais pour le sophiste, c'est la jeunesse encore, car c'est en vieillissant que, dans cette carrière, le talent arrive à sa perfection. Il n'a aucun tombeau à Smyrne, bien qu'on lui en attribue plusieurs en cette ville. Selon les uns, en effet, il aurait été enseveli dans un jardin qui avoisine le temple de la Vertu; selon d'autres, à peu de distance de ce lieu et près de la mer; il y a là un petit temple, et, à l'intérieur de ce temple, une statue de Polémon, dans le costume qu'il portait, lorsque, du haut de la galère, il présidait à la fête. C'est sous cette statue qu'il reposerait. D'autres, enfin, placent sa sépulture dans la cour de sa maison, sous les statues d'airain. Rien de tout cela n'est vrai : si, en effet, Polémon était mort à Smyrne, aucun des temples de cette cité n'aurait paru trop beau pour recevoir ses cendres. Nous sommes fondés à croire plutôt qu'il repose à Laodicée, près de la porte Syrienne, à l'endroit où se trouvent aussi les sépultures de ses aïeux, et qu'il fut enseveli vivant encore : il l'avait ainsi recommandé à ses amis[37] les plus chers. Déjà couché dans le tombeau, il pressait de la voix les ouvriers qui étaient en train de le fermer : « Vile, vite, que le soleil ne me voie pas réduit au silence! » Et, à ses amis tout en larmes, il criait : « Donnez-moi un corps, et je vais déclamer! »

Polémon ne s'est point survécu dans la personne des siens. Ses descendants ont beau être de son sang, ils ne sont guère dignes d'être comparés à un homme de cette valeur, un seul excepté, dont je parlerai un peu plus loin.[38] »


 

LIVRE II, BIOGRAPHIE Xe. — ADRIEN, DE TYR.

C'est à Tyr que naquit Adrien de Phénicie,[39] et c'est i à Athènes qu'il se forma. En effet, comme je l'ai entendu dire à mes maîtres, il arriva dans celte ville au temps d'Hérode. Déjà il faisait voir les plus heureuses dispositions pour la sophistique, et l'on pouvait deviner qu'il s'élèverait très haut. Aussi, s'étant, vers l'âge de dix-huit ans, attaché à Hérode, il tint bientôt dans son estime le même rang que Sceptos et Amphiclès, et il fut admis aux leçons de la petite clepsydre. Voici ce que c'était : à dix de ses disciples, dont il voulait récompenser ainsi le talent, Hérode accordait en quelque sorte un régal supplémentaire après la séance publique : on installait à leur intention une clepsydre réglée pour 100 lignes, qu'Hérode débitait sans s'interrompre, car, pour être tout entier à sa déclamation, il avait prié les auditeurs de ne pas applaudir.

Il avait aussi recommandé à ses disciples de ne point perdre le temps même qu'ils passaient à boire, et de s'occuper encore de leurs études alors qu'ils sacrifiaient à Bacchus. Or Adrien était en train de boire avec ses compagnons de la petite clepsydre, et il lui semblait qu'il fût un des initiés de quelque auguste mystère. La conversation tomba sur la manière propre de chacun des sophistes. Alors Adrien, se mettant en avant : « Je vais, dit-il, représenter à vos yeux les caractères des uns et des autres ; et ce ne sera pas en reproduisant le souvenir de quelques tronçons de discours, de quelques fragments de pensées, de quelques phrases ou de quelques rythmes. Non : je vais me lancer à corps perdu dans l'imitation, et d'emblée, parlant d'abondance, et laissant courir ma langue, je vais vous faire entendre tous les sophistes, chacun avec le style qui lui est propre.[40] »

Et comme il laissait Hérode de côté : « Pourquoi donc, lui demanda Amphiclès, n'as-tu point, dans cette revue, donné place à notre maître ? Tu aimes pourtant son talent, et tu sais que nous l'aimons. — C'est que, répondit Adrien, tous ces autres-là sont de nature à être imités, même par un homme qui vient de boire ; mais quant à Hérode, le roi de la parole, je m'estimerai trop heureux si, à jeun et de sang-froid, je puis atteindre à sa ressemblance. »

Hérode apprit ce trait avec une vive satisfaction, car il fut toujours sensible aux séductions de la gloire.

Bien jeune encore, Adrien souhaita aussi qu'Hérode vînt l'entendre improviser. Hérode y consentit, et loin d'apporter, comme on l'a dit calomnieusement, des dispositions envieuses et narquoises, il écouta son élève avec une bienveillance qu'aucune arrière-pensée n'altérait ; il encouragea le jeune homme, et lui dit en finissant : « On dirait que tu viens d'étaler à nos yeux les morceaux énormes de quelque colosse.[41] » Il lui reprochait par là d'être trop décousu et trop peu serré, ce qui était le défaut de son âge ; mais, en même temps, il le louait de la magnificence de ses accents et de ses pensées. Et, après la mort d'Hérode, Adrien fit son éloge dans un discours tout à fait digne d'un tel personnage ; les Athéniens ne purent retenir leurs larmes en l'écoutant.

Il prit possession de la chaire d'Athènes avec tant d'assurance que, dans l'exorde de sa dissertation, au lieu d'exalter l'habileté des Athéniens, il parla de la sienne propre. Voici, en effet, comment il débuta : « Les lettres vous arrivent une deuxième fois de Phénicie.[42] » Ce préambule dénotait un esprit qui se mettait au-dessus des Athéniens, et qui, au lieu de se reconnaître leur débiteur, prétendait leur faire une grâce.[43]

Il occupa, du reste, cette chaire d'Athènes avec un éclat incomparable : paré d'un habit magnifique, orné de pierres précieuses les plus rares, on le voyait arriver pour ses exercices, monté sur un char dont les chevaux avaient des freins d'argent; et, après la séance, il retournait chez lui comme en triomphe, avec un cortège de Grecs accourus de toutes parts. Les Grecs, en effet, avaient pour sa personne autant d'admiration qu'en ont les habitants d'Eleusis pour un hiérophante[44] présidant avec pompe aux cérémonies sacrées.

Il gagnait aussi leur faveur en s'associant à leurs jeux, à leurs festins, à leurs chasses, et en prenant part aux assemblées solennelles de la Grèce ; car il savait, avec la souplesse d'un jeune homme, se plier aux goûts différents de chacun ; aussi tous le considéraient-ils comme un père plein d'indulgence et de bonté, qui s'accommodait, pour leur plaire, aux juvéniles ardeurs du tempérament grec.[45] J'ai connu, parmi les Grecs, des gens qui étaient émus jusqu'aux larmes, quand on évoquait devant eux le souvenir d'Adrien ; j'en ai vu qui s'étudiaient à reproduire, ceux-ci sa voix, ceux-là sa démarche, ces autres la grâce de son costume.

Voici comment il échappa à une accusation de meurtre intentée contre lui : à Athènes vivait un petit homme qui avait, jusqu'à un certain point, mis le pied dans la carrière de la sophistique ; pour peu qu'on lui offrît une amphore de vin, quelques aliments, des étoffes ou de l'argent, on le trouvait d'une entière complaisance, comme les bestiaux affamés qu'on mène avec un peu de feuillage ; mais, si l'on ne faisait rien pour lui, il s'abandonnait à l'invective et aboyait contre vous.

Or ce manque de dignité l'avait fait mal venir d'Adrien, et il s'était attaché au sophiste Chrestos de Byzance. Adrien supportait sans se fâcher toutes ses attaques, appelant morsures de punaises les injures de pareils hommes ; mais ses disciples, moins endurants, ordonnèrent à leurs esclaves de frapper le petit homme. Une tumeur interne en étant résulté, celui-ci mourut le trentième jour; non sans avoir paru contribuer lui-même à sa propre mort, par l'imprudence qu'il commit, en buvant du vin, malgré sa maladie. Alors les parents du mort, par-devant le proconsul de la Grèce, intentent une action de meurtre au sophiste, qui doit être, suivant eux, considéré comme Athénien, puisqu'il est inscrit à une des tribus, et à l'un des dèmes de la ville. Adrien repoussa l'accusation, se fondant sur ce que l'homme qu'on disait mort n'avait été frappé ni par ses mains ni par celles de ses esclaves. Mais il fut encore aidé dans sa défense par l'attitude d'une foule de Grecs qui, tout en versant des larmes, disaient mille[46] choses en sa faveur, et aussi, par le témoignage du médecin, relativement au vin bu par le malade.

Au temps où l'empereur Marc-Aurèle vint à Athènes à l'occasion des mystères,[47] notre héros était déjà en possession delà chaire de sophistique,[48] et Marc-Aurèle pensa qu'il ne devait pas oublier, parmi les objets de sa visite aux Athéniens, le soin de constater par lui-même le talent d'Adrien. Avant de le préposer à l'éducation de la jeunesse, il n'avait pas, en effet, pris soin de l'entendre pour s'assurer de sa capacité, mais il l'avait choisi sur la foi de la renommée. Or le consulaire Sévère accusait Adrien de traiter les matières sophistiques avec je ne sais quel emportement qu'il devait à ses triomphes[49] dans l'éloquence judiciaire. Marc-Aurèle voulut en avoir le cœur net : il indiqua donc au sophiste, comme sujet à traiter devant lui : Hypéride déclarant qu'il ne veut plus avoir un autre avis que celui de Démosthène, au moment où Philippe s'est rendu maître d'Élatée. Adrien, dans cette épreuve, se montra si pleinement le maître de son sujet, qu'il parut atteindre à l'éloquence éclatante de Polémon lui-même. L'empereur fut si ravi de l'entendre, qu'il le combla de distinctions et de présents ; et, par distinctions, j'entends les droits à être nourri aux frais du public, les privilèges de préséance, les immunités, les sacerdoces et tout ce qui donne du relief aux personnes ; par présents, j'entends l'or, l'argent, les chevaux, les esclaves, et tout ce qui est un signe d'opulence. Or tous ces biens furent prodigués au sophiste, ainsi qu'à toute sa famille.

Honoré plus tard de la chaire supérieure,[50] il sut si bien faire courir les Romains à ses leçons, qu'il inspira le désir de l'entendre à ceux-là même qui ne comprenaient pas le grec:[51] on l'écoutait comme un harmonieux rossignol ; on était ravi de sa parole facile,[52] de la mélodie de ses accents, des rythmes dont il usait, soit dans la prose ordinaire, soit dans la déclamation plus cadencée de l'épilogue.[53] Aussi, au moment même où l'on se pressait aux spectacles ordinaires (c'étaient des pantomimes la plupart du temps), si tout à coup, aux environs du théâtre, l'annonce d'une séance de déclamation venait à se produire, vous auriez vu des sénateurs, vous auriez vu des chevaliers quitter leurs places ; et ce n'étaient point seulement les vrais adeptes de la littérature grecque, mais tous ceux qui, à Rome, avaient, par leur instruction, quelque teinture de la langue hellénique; tous accouraient à l'Athenseum, se pressant à l'envi et gourmandant les retardataires.

Malade, à Rome, et déjà sur le point de mourir, Adrien reçut de Commode sa nomination au poste de secrétaire, et l'empereur s'excusait de ne point l'avoir choisi plus tôt. Alors, selon sa coutume, le sophiste adressa une prière aux Muses, puis il baisa la lettre du prince, et exhala sur elle son dernier soupir. On eût dit que cette marque d'honneur arrivait pour parer ses funérailles.

Il mourut vers l'âge de quatre-vingts ans, et en possession d'une telle renommée que plusieurs l'ont regardé comme un magicien. Qu'un homme instruit ne puisse se laisser entraîner vers les artifices de la magie, c'est ce que je crois avoir démontré suffisamment dans la vie de Denys;[54] pour ce qui est d'Adrien, le surnom de magicien lui est venu, sans doute, de cette foule de choses merveilleuses qu'il nous dit, dans les sujets où il décrit les pratiques des mages.

On lui reproche aussi, mais sans plus de raison, l'impudence de sa conduite. Un de ses élèves lui avait envoyé des poissons posés sur un plat d'argent avec des incrustations d'or. Charmé de ce plat, Adrien le garda et fit répondre à l'auteur de l'envoi : « Merci de ton cadeau, et de tes poissons par-dessus le marché. » Mais, dit-on, ce n'était là de sa part qu'un jeu, à l'adresse d'un disciple dont il connaissait la façon parcimonieuse d'user de sa fortune, et il renvoya le plat d'argent, après avoir donné, sous cette forme spirituelle, une leçon à son élève.

Ce sophiste a de l'abondance dans les pensées, de l'éclat, une grande variété dans l'ordonnance de ses plans, et il est redevable de ces avantages à la tragédie: ce n'est pas à dire pourtant qu'il soit bien réglé, qu'il se conforme strictement aux préceptes de l'art ; mais il emprunte aux anciens sophistes l'appareil de son style, et il vise au sublime plutôt qu'à l'élégance.[55] Mais souvent, à force de se rapprocher inconsidérément de la tragédie, il est resté à côté de la vraie magnificence oratoire.


 

LIVRE II, BIOGRAPHIE XXIe. — PROCLUS, DE NAUCRATIS.

Je ferai aussi une place à Proclus[56] de Naucratis, et je l'ai bien connu, car il fut au nombre de mes maîtres. Proclus tenait en Egypte un rang distingué ; mais, voyant la ville de Naucratis en proie à la discorde, et les lois méconnues par ceux qui l'administraient, il songea, dans l'espoir d'une existence tranquille, au séjour d'Athènes. Il s'embarqua donc en secret pour ce pays, où il se fixa, ayant fait venir avec lui de grandes richesses, de nombreux serviteurs et tout le pompeux attirail de l'opulence.

Bien vu à Athènes dès le temps de son adolescence, il s'y fit encore bien plus estimer lorsqu'il eut atteint l'âge viril. Cette bonne réputation lui vint d'abord de sa façon de vivre, et ensuite, je pense, d'un bon office qu'il rendit à un citoyen d'Athènes, et qui donnait la preuve de son excellent naturel. Voici le fait : en débarquant au Pirée, il demanda à l'un des habitants de ce lieu : « Un tel, d'Athènes, est-il encore au monde, et va-t-il bien? » — La personne dont il demandait des nouvelles était son hôte, avec lequel il avait été en bonnes relations au temps de sa jeunesse, quand il suivait, à Athènes, les cours d'Adrien. « Oui, lui répondit-on, cet homme est encore au monde et au nombre des vivants,[57] mais il lui faut, sans délai, sortir de sa maison, car il a emprunté dessus 10.000 drachmes, et l'on va la mettre aux enchères. » Avant même d'être monté à la ville, Proclus envoya les 10.000 drachmes à son hôte, en lui faisant dire : « Dégage ta maison, pour que je ne te trouve pas dans la tristesse. » Or nous devons regarder cette conduite, non seulement comme un témoignage de son opulence, mais comme la preuve qu'il savait bien user de sa fortune, qu'il avait reçu une éducation excellente, et qu'il remplissait scrupuleusement les devoirs de l'amitié.

Disons aussi qu'il eut plusieurs maisons, deux à la ville, une au Pirée, une autre encore à Eleusis. D'Egypte, il lui arrivait de l'encens, de l'ivoire, de la myrrhe, du papyrus, des livres, et toutes sortes d'autres marchandises de même nature. Il les recédait[58] à ceux qui en font le commerce, et, en agissant ainsi, jamais il ne passa pour un homme qui aime trop l'argent, qui se dégrade, qui a soif de s'enrichir, qui court après le lucre et veut faire travailler ses fonds : on pensa seulement qu'il voulait maintenir sa fortune intacte.

Son fils faisait grosse dépense à entretenir des coqs, des cailles, des chiens[59] et des chevaux; au lieu de le reprendre, il s'associait aux fantaisies du jeune homme, et, comme on l'en blâmait généralement : « Ce goût, répondait-il, lui passera plus vite, s'il l'exerce avec des vieillards, que s'il s'y livre en compagnie de freluquets de son âge. »

Quand il eut perdu sa femme et son fils, il se laissa dominer par une concubine, ce qui prouve que les yeux des vieillards eux-mêmes ne sont point à l'abri de la séduction. Bien que cette femme donnât dans tous les excès de la mollesse, il lui laissa le champ libre, et par là encourut le reproche de mal administrer sa maison.

Voici quel était son usage à propos de ses leçons de déclamation : moyennant 100 drachmes[60] une fois payées, on acquérait à tout jamais le droit de l'entendre. Il avait chez lui une bibliothèque où les élèves étaient admis et venaient chercher le complément des cours. Pour nous empêcher de nous siffler mutuellement et de nous lancer des quolibets, comme cela se fait volontiers dans les écoles des sophistes, on nous faisait entrer en masse; une fois entrés, nous prenions place, les enfants, avec leurs pédagogues, entre les jeunes gens, pour séparer ceux-ci les uns des autres.[61] Il était fort rare que le maître en personne prît la parole pour disserter, et, quand il s'y décidait, il avait des allures d'Hippias et de Gorgias. On remettait sur le tapis la déclamation déjà traitée la veille.

Agé de quatre-vingt-dix ans, Proclus avait une solidité de mémoire supérieure à celle de Simonide lui-même. Son élocution était naturelle, et le tour de ses pensées rappelait la manière d'Adrien.

PARTIE DE L'APPENDICE OU IL EST QUESTION DE POLÉMON.

A la notice fort complète de Philostrate, je n'ajouterai ici que bien peu de détails. Antonius Polémon naquit en 85 après J.-C. On est assez fondé à croire, sans pouvoir l'affirmer toutefois, qu'il compta parmi ses ancêtres ce Polémon auquel Antoine avait donné le royaume de Pont. Disons encore, puisque Philostrate a oublié ce détail, qu'il faut ajouter le rhéteur Apollophanes à la liste des maîtres de Polémon.

Nous avons vu sur quel ton Philostrate a chanté les louanges du sophiste de Laodicée. Il n'a rien négligé, ce me semble, pour mettre en relief cette grande figure, qui, mieux que toute autre, nous représente la sophistique incarnée dans un homme. Hérode lui-même, que tout son siècle a surnommé le roi de la parole, a reconnu, non sans une secrète envie, la supériorité de Polémon. Mais je ne veux pas revenir sur un fait qui a certainement frappé tous les lecteurs : parmi tous les sophistes, c'est Polémon qui semble avoir été le favori de Philostrate.

Cette prédilection est-elle méritée? Si nous nous en tenions aux quelques appréciations que nous avons pu recueillir chez les anciens, la question serait fort douteuse ; si, en effet, saint Jérôme, dans une phrase célèbre,[62] place au premier rang, parmi ceux qu'il considère comme les princes de la déclamation, Polémon et Quintilien, nous voyons d'autre part Verus énoncer sur ce sophiste un jugement fort sévère. Il le compare à un agriculteur qui, ne songeant qu'au solide, donne tous ses soins au blé et à la vigne, sans daigner s'occuper des fruits, des légumes, des fleurs et des arbres d'agrément.[63] Mais heureusement, sans même avoir recours aux critiques anciens, nous pouvons, par nous-mêmes, apprécier la valeur de Polémon : il reste de lui deux déclamations qui présentent tous les caractères de l'authenticité. (Hugo Hinck, Polemonis declamationes, etc., Lipsiae, Teubner, 1873.)

C'est un exercice d'école, dont voici le sujet : le père de Cynégire et le père de Callimaque, tués l'un et l'autre à Marathon, se disputent le droit de prononcer l'oraison funèbre des guerriers tombés sur le champ de bataille. D'après la loi, en effet, ce privilège ne doit être accordé qu'au père du guerrier qui a le plus glorieusement succombé. Polémon plaide alternativement les deux causes. Il faut lire ces deux déclamations, si l'on veut avoir une idée de l'extrême raffinement de pensée dont les exigences de l'auditoire avaient fait une loi aux sophistes d'alors. On trouvera difficilement ailleurs plus d'esprit, plus de trait, et, je dois l'avouer aussi, plus de mauvais goût ; mais on ne pourra s'empêcher de reconnaître, dans cette œuvre plus brillante que solide, un entrain, une fougue, un éclat, une sorte de fantasmagorie de style, si je puis me servir de ce terme, qui justifient, dans une certaine mesure, l'engouement de Philostrate, et qui nous permettent de dire que, si Polémon fut un sophiste, il n'en est pas moins peut-être l'homme qui a le plus agréablement abusé de la parole. C'est, dans un genre faux, un artiste aussi habile qu'il est possible de l'être.

(Voir Kayser, éd. spéciale, 1838, p. 267-268. Voir surtout les deux déclamations indiquées plus haut.)

PARTIE DE L'APPENDICE RELATIVE A ADRIEN.

Il ne me paraît pas démontré, comme le veut Kayser, que Philostrate ait commis une erreur, ou, par inadvertance, ait écrit un chiffre au lieu d'un autre, quand il fait mourir Adrien à l'âge de quatre-vingts ans. Voici le raisonnement de Kayser:[64] Adrien, à l'âge de dix-huit ans, est entré à l'école d'Hérode; celui-ci est mort à soixante-seize ans, en l'année 180 ; Adrien, nommé à son lit de mort, secrétaire de Commode, n'a certainement pas survécu à ce prince, qui fut tué en 190 ; il s'ensuit qu'Hérode, au moment où il reçut Adrien parmi ses disciples, aurait eu vingt-quatre ans à peine; c'est peu croyable. Soit; mais, d'abord, je ne trouve pas du tout la chose impossible; ensuite, Kayser, qui est partout ailleurs d'une exactitude irréprochable, se trompe de deux ans au moins sur la date de la mort de Commode, qui arriva le 31 décembre 192. Hérode aurait donc eu, non pas vingt-quatre ans, mais au moins vingt-six, au moment où Adrien, âgée de dix-huit ans, devenait son élève. N'insistons pas sur ce détail, et que Kayser me pardonne si, après avoir aussi largement puisé au trésor de sa science, j'élève ici un doute sur le bien fondé de l'une de ses remarques.

Adrien, comme on le voit dans la biographie de Damianus,[65] avait été professeur à Éphèse. Ce fut sans doute avant d'obtenir, à Athènes, la chaire de sophistique et la succession de Théodote. La notice de Philostrate nous fait connaître suffisamment le rôle d'Adrien. De tous les sophistes, c'est peut-être celui qui a su le mieux se faire valoir par sa magnificence et par sa bonne mine, par l'habileté de sa conduite et par le charme de sa diction. Malheureusement, il ne reste de lui que fort peu de chose:[66] mais nous avons, tout au moins, l'énoncé d'un certain nombre des sujets qu'il avait traités. Son talent devait être immense, s'il a égalé la bizarrerie des causes fictives dont il paraît avoir fait choix pour réveiller la curiosité blasée de son public.

(Voir Kayser, édition spéciale de 1838, page 147. — Schoell, Hist. de la litt. gr. profane, vol. IV, p. 234-238.)

 

Pas d'appendice pour Proclus de Naucratis, ce sophiste ne nous étant connu que par la biographie de Philostrate.

 


 

[1] Il y avait quatre Laodicées, savoir : deux en Syrie, une en Lycaonie, et une quatrième sur le Lycus, affluent du Méandre. Quoi qu'en dise Philostrate, c'est en Phrygie, et non pas en Carie, que se trouvait cette dernière ville.

[2] Τῶν ἐν θαλάττῃ; il semble qu'il faudrait τίνων τῶν ἐν θαλάττῃ πόλεων, car bien des villes maritimes devaient être plus puissantes que Laodicée.

[3] Je pense qu'il est ici question de jeux institués à Smyrne en l'honneur d'Adrien, et sur le modèle des jeux Olympiques de Grèce.

[4] Anthestérion, partie d'avril et partie de mai. C'était le mois des fleurs et aussi l'époque des jeux solennels en l'honneur de Bacchus.

[5] Les expressions un peu obscures de cette phrase laissent à entendre qu'un canal conduisait, de la mer à l'agora, la galère sacrée. Cependant, je n'affirme rien à cet égard ; nous voyons, en effet, dans la biographie d'Hérode (liv. II, biogr. I, § 7), qu'un trajet analogue fut accompli, dans Athènes, par la galère sacrée, sur la terre ferme, et à l'aide de machines disposées au-dessous du sol.

[6] Il s'agit ici des habitants de Smyrne, dont Polémon avait fait ses concitoyens d'adoption, et non pas des habitants de Laodicée.

[7] Pour ce temple, et pour celui du promontoire de Mimas, Kayser renvoie à Rubenius, Thés. ant. Rom., XI, p. 1358.

[8] Xénophon, Gratius Faliscus, Oppien de Syrie, d'autres encore, nous apprennent quel soin les veneurs de l'antiquité mettaient à composer leurs meutes.

[9] Κύκλῳ. D'après Saumaise, κύκλῳ désignerait ici une table, ou plutôt la compagnie qui prend place autour d'une table. — (Voir Kayser, édition spéciale de 1838, p. 271.)

[10] Philostrate, comme le fait remarquer Kayser (éd. spéc, 1838, p. 272), se trompe de plus d'un siècle dans ce calcul. La construction du temple avait duré environ 700 ans.

[11] Fils adoptif, bien entendu.

[12] C'est le mot de Vespasien mourant : « Je sens que je deviens Dieu. »

[13] On pense que ce personnage s'appelait Rhœmétalcès.

[14] Voir à ce propos une note ingénieuse de Valésius (H. de Valois) et la réponse de Kayser à cette note (Kayser, éd. spéc., 1838, p. 275).

[15] Le texte de Kayser (éd. spéc, 1838), porte : Τιμοκράτους ἔσπασε μόνου espase monou. Mais μόνου ne se retrouve, ni dans l'édition générale de Zurich, ni dans le texte de Westermann (Didot).

[16] Kayser renvoie à Pline, liv. VIII, ép. 24, et nous dit que ces sortes d'administration s'appelaient διορθωτῆρες. Quant au mot αὐτὸς, qui a ici le sens de seul, il s'explique par cette circonstance que, sans doute, au début, Hérode avait partagé avec son père Atticus l'administration des cités libres.

[17] Τὴν δὲ σκηνὴν τἀνδρὸς, ᾗ ἐς τὰς μελέτας ἐχρήσατο, etc. La traduction littérale serait : Quant au jeu de Polémon, dans les déclamations, etc. Il s'agit ici, comme on va le voir, exclusivement de l'action. En d'autres endroits, ἡ σκηνὴ ῥήτορος désigne l'ensemble des facultés et des moyens qui composent le talent oratoire. Ainsi, dans la biographie de Ptolémée (liv. II, biogr. XV, § 1).

[18] Polémon, pour agir ainsi, devait être bien, fortement dominé par une sorte d'enthousiasme, car il souffrait de la goutte.

[19] Je cherche à me rapprocher, autant que possible, d'un texte bien difficile à rendre : κροαίνειν, équivalent poétique de κρούειν, signifie : « faire du bruit en frappant » ; appliqué à un cheval, ce mot pourrait être rendu par galoper ou par piaffer; mais j'ai préféré caracoler, comme indiquant une désinvolture plus fière. — Pour le coursier d'Homère, voir l’Iliade, chant vi, du vers 506 au vers 512. Quant à ce qui est de : ἐν τοῖς τῶν ὑποθέσεων χωρίοις, j'ai cru devoir adopter, comme Westermann, le sens indiqué dans une note manuscrite par Jacobs : « In Iαetioribus argumentorum locis. »

[20] Ainsi, après le nouvel envoi d'Hérode, si ingénieusement provoqué par Munatius, le fier Polémon reçoit, pour chacune de ses trois déclamations, 83,333 drachmes, ou 75,000 francs.

[21] On a vu plus haut que l'une des trois déclamations prononcées par Polémon devant Hérode roulait sur l'opportunité de détruire les trophées de la guerre civile.

[22] Καὶ εἴσεσθε ἄνδρα. J'avais d'abord compris : et vous connaîtrez l'homme, c'est-à-dire vous saurez ce que vaut Polémon. Ce sens est assurément le plus naturel, et je l'acceptais, malgré l'absence de l'article ; mais deux passages de la biographie d'Hérode m'ont fait réfléchir : je vois qu'Hérode, à deux reprises, donne aux mots ἄνδρα, d'abord, et ἀνδρὸς ensuite, le sens de : un homme digne d'être appelé un homme, un véritable homme, et je pense qu'il a voulu exprimer ici la même idée (Biogr. d'Hérode, liv. II, I, § 2;.

[23] Εἶθε γὰρ, ἐφη, ὡς ὁ Φρύξ... L'édit. spéc. de Kayser, 1838, portait : ἤδη γὰρ, ἔφη, ὡς ὁ Φρύξ.

[24] L'auteur dit : σρήσας ὀφθαλμοὺς, ayant levé les yeux, ou, d'après un autre sens de ἵστημι ayant tenu ses regards fixes. — Je rends ici l'intention plutôt que les mots.

[25] Homère, Il., v. x, v. 535. — Ce vers présente une certaine analogie avec le κροαίνειν de tout à l'heure.

[26] Barou. Kayser (éd. sp., 1838) avait écrit : Βαρβάρου.

[27] Les deux pensées de ce court paragraphe n'ont pas de rapport entre elles et n'en ont point non plus avec ce qui précède ou ce qui suit. — Le texte doit être incomplet en cet endroit.

[28] Ces paroles, comme le fait remarquer Kayser (éd. spéc, 1838, p. 181), sont la reproduction presque textuelle d'un passage de Xénophon. — Voir le Banquet, au début.

[29] Mot à mot, des vieilleries : ἀρχαῖα.

[30] Vers d'Euripide. Oreste, 1497 (éd. Dindorf).

[31] Il y a, dans le texte de Westermann, un mentoi, qui n'est pas dans Kayser, et que je trouve inutile. Je crois donc ne pas devoir en tenir compte.

[32] Ὑποθέσεις ἐσχηματισμέναι. Causes figurées, c'est-à-dire sujets à double sens, où l’on doit dire une chose et en faire entendre une autre.

[33] Selon Olearius, le mot ἐκφέρεσθαι renfermerait une allusion aux athlètes évincés du stade.

[34] Ces vers, adressés par Achille à Ulysse, se trouvent au ixe chant de l’Iliade (312-313).

[35] Ὁ μοιχὸς ἐγκεκαλυμμένος. Heysius (Kayser, éd. spéc, 1838) dit a ce propos : « Adulter abditus, sed verius ἐκκεκελυμμένος ex latibulo protractus, quem manebant παρατιλμὸς καὶ ῥαφανίδωσις, pœnae atrocissimae, » etc. Cette explication est ingénieuse, mais aucun des trois textes que j'ai sous les yeux ne donnant ἐκκεκαλυμμένος, je traduis par caché.

[36] Τρεῖς ne se trouve pas dans l'éd. spéc. de Kayser (1838), ni dans la grande édition de Zurich.

[37] Il y a dans Kayser καὶ τοῖς φιλτάτοις. Je supprime ce καὶ avec Westermann.

[38] Hermocrate de Phocée, liv. II, biogr. XXV.

[39] Élève d'Hérode.

[40] Ces imitations devaient ressembler à ce qu'on appelle vulgairement des charges, c'est-à-dire à l'exagération plus ou moins spirituelle de certains défauts ou de certains ridicules. Or Hérode, étant, aux yeux d'Adrien, la perfection même, ne prêtait pas à la charge. D'ailleurs, un simple sentiment de convenance a pu empêcher le fidèle disciple de mettre en scène la personne d'un maître vénéré.

[41] Μεγὰλα σπαράγματα ἂν εἴη, Tel est le texte de Westermann. Quant à Kayser, tout en reconnaissant, dans une note de son édition spéciale de 1838, p. 348, la nécessité de ἂν avant εἴη, il ne met cette particule ni dans cette édition, ni dans sa grande édition de Zurich.

[42] Une seconde fois, parce que, dans les temps les plus reculés, l'alphabet avait été, dit-on, importé en Grèce par le Phénicien Cadmus.

[43] Polémon, prenant pour la première fois la parole devant les Athéniens, s'était exprimé d'une façon tout aussi fière, et nous ne voyons pas que les Athéniens en aient fait plus mauvais accueil à son discours.

[44] L'hiérophante, où révélateur des choses sacrées, toujours choisi parmi les Eumolpides, présidait aux cérémonies de l'initiation. Il était magnifiquement vêtu, portait un diadème, et laissait flotter sa chevelure sur ses épaules. Il était assisté par le δαδοῦχος (porteur de torche), par le κήρυξ (héraut), et par le ὁ ἐπὶ βωμῷ, qui se tenait près de l'autel. (Robinson, Ant. Gr., liv. VI, ch. i.)

[45] Ξυνδιαφέροντα αὐτοῖς τὸ Ἑλληνικὸν σκίρτημα …. Adrien dansait-il avec ses élèves et ses autres amis? La chose n'est pas impossible, et je l'avais pensé d'abord. Mais, après mûre réflexion, je crois plutôt qu'il faut prendre ici σκίρτημα dans un sens figuré, comme le veut Jacobs (note citée par Kayser, éd. spéc. de 1838, page 349) : « Videtur esse (σκίρτημα) juvenilis Graecorum petulantia, quam Hadrianus non solum aequo animo in discipulis ferebat, sed etiam interdum una cum iis exercebat. »

[46] Notons ici une tournure bien remarquable, et renfermant, outre la syllepse, une façon de dire propre à Philostrate : Τὸ Ἑλληνικὸν τίνας οὐχὶ ἀφιέντες ὑπὲρ αὐτοῦ φωνὰς...

[47] On peut voir, dans la biogr. d'Hérode (liv. II, b. I, § 31), un fragment d'une lettre de Marc-Aurèle, où ce prince annonce l'intention de venir à Athènes pour se faire initier aux mystères.

[48] Marc-Aurèle, abandonnant à Hérode le choix des autres professeurs, s'était réservé la désignation du titulaire de la chaire de sophistique. (Voir biogr. de Théodote, liv. II, biogr. II, § 2.)

[49] Διὰ τὸ ἐρρῶσυαι πρὸς τοὺς ἀγῶνας. Je traduis exactement un texte qui pourrait bien être altéré. Il semble en effet qu'il devrait y avoir : διὰ τὸ μὴ ἐρρῶσθαι, etc.

[50] Cette expression singulière désigne évidemment la chaire de Rome. La suite le prouve.

[51] Philostrate a dit presque la même chose de Dion Chrysostome et de Favorinus.

[52] Le texte de Kayser ajoute ici : τὸ σχῆμα, que je supprime avec Westermann.

[53] Sans doute Adrien, comme Philostrate l'a dit de Favorinus, introduisait une sorte de chant, ou de mélopée, à la fin de ses discours. Au reste, voici, à propos de ce passage difficile, une note d'Olearius (éd. spéciale de Kayser, 1838, p. 352) : Ol. Πεζῇ τε καὶ ξὺν ὠδῇ ῥυθμούς. Philostr. « Distingua orationem pedestrem a cantico, cujus usus in epilogo frequens erat. »

[54] Biogr. de Denys de Milet, liv. Ier, biogr. XXII, §§ 3 et 4.

[55] χῳ προσάγων μᾶλλον ἢ κρότῳ. Ai-je bien saisi la nuance délicate qui distingue ces deux mots? Westermann traduit par « magnificentiam et elegantiam ». — Kayser, éd. spéc., page 353, dans une note, se sert aussi de ces deux expressions.

[56] Élève d'Adrien, et l'un des maîtres de Philostrate.

[57] Εἶναι τε καὶ ζῆν. Je n'ai pas cru devoir faire disparaître ce pléonasme.

[58] Proclus faisait donc ce que nous appellerions le commerce de gros. Rien de plus légitime. Toutefois, Philostrate est bien près d'en rougir, et c'est pour cela qu'à la fin de la phrase il affirme sous tant de formes le désintéressement de son maître. — Les derniers mots : ἀλλ' αὐτὸ ἀγαπῶν τὸ ἀρχαῖον, signifient qu'il se contentait de son capital, c'est-à-dire qu'il se bornait à réparer, par le commerce, les brèches que ses dépenses faisaient à sa fortune.

[59] Kayser ajoute καὶ κυνιδίων, et de petits chiens. Ce mot me paraît de trop après κυνῶν. Je le supprime avec Westermann.

[60] Ce prix de 100 drachmes (90 fr.) est d'une extrême modération, surtout si l'on considère que la durée des études était de plusieurs années, et que, sans supplément de prix, Proclus ouvrait sa bibliothèque aux élèves.

[61] Ἐκαθήμεθα ἐσκληθέντες οἱ μὲν παῖδες καὶ οἱ παιδαγωγοὶ μέσοι, τὰ μειράκια δ' αὐτοὶ. Un de nos critiques les plus éminents estime que le texte est altéré en cet endroit, et qu'il y a lieu d'adopter l'explication proposée par Bonfinius (Kayser, éd. spéc. de 1838, p. 366) : « Ex altera quoque parte adolescentes ipsi. Singuli igitur adolescentes soli sedebant, ab utraque parte assidentibus paedagogis cum pueris. »

[62] Praefat. ad comment, in Galat., lib. III.

[63] Frontonis reliquiae, éd. Mai, p. 100.

[64] Éd. spéc. de 1838, p. 347.

[65] Liv. II, biogr. XXIII, § 2.

[66] Dans le volume qui contient les deux déclamations de Polémon (Teubner, Lipsiae, 1873), M. Hugo Hinck nous donne deux fragments d'Adrien, l'un de 35, et l'autre de 18 lignes. Ils méritent d'être lus.