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QUINTUS DE SMYRNE,

 

POSTHOMERICA

CHANT VIII.

chant VII - CHANT IX

 

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

GUERRE

DE TROIE,

DEPUIS LA MORT D'HECTOR

JUSQU'A

LA RUINE DE CETTE VILLE,

 

Poème en quatorze Chants,

par

Quintus de Smyrne,

 

faisant suite à l'Iliade,

et traduit pour la première fois

du Grec en Français,

par

R. TOURLET,

Médecin, et Membre de la Société

Académique des Sciences, séante au Louvre.

………..Non ego te meis
Chartus inornatum sil bo,
Tot ve tuos patiar labores
Impune, Quinti, carpere lividas
Obliviones…...……………….

Horat. Carm. Lib. IV. ad Lol. Od. X.

 

TOME PREMIER.

A PARIS,

Chez LESGUILLIEZ, frères, Imprimeurs, rue de la Harpe, N°. 151.

An IX —1800.

DE SMYRNE

GUERRE DE TROIE,

Depuis la mort d'Hector jusqu'à la ruine de cette ville.

 

 


 

ARGUMENT DU CHANT VIII.

 

Le fils d'Achille exhorte les troupes et marche à leur tête contre les Troyens; l'action s'engage. Divers guerriers sont tués par Pyrrhus, par Enée, par Diomède, par Agamemnon, par Eurypile. Celui-ci rencontrant enfin Pyrrhus en vient aux mains avec lui. Menaces que se font les deux guerriers. Description de leur combat. Eurypile est tué. Le fils d'Achille fond de nouveau sur les Troyens. Mars vient à leur secours à l'insu des autres Immortels. Le devin Hélénus reconnaissant la voix du Dieu, engage les Troyens à ne plus craindre et à se montrer digne d'un tel défenseur. Ils retournent au combat avec furie. Mars intimide les Grecs, Pyrrhus seul fait une ferme résistance. Le Dieu veut l’attaquer ; mais Pallas armée descend de l'Olympe pour attaquer elle-même le Dieu de la guerre. Jupiter les arrête tous deux par la crainte de la foudre. Les Troyens privés d'Eurypile, rentrent dans leurs murs, ils sont attaqués par les Grecs. Ganymède demande à Jupiter la conservation de sa patrie; il est exaucé. La ville est tout à coup enveloppée de sombres nuages qui la dérobent à la vue des assaillants. Nestor représente aux princes Grecs qu'ils doivent se retirer. Les chefs dociles à ce conseil font donner la sépulture aux morts, et retournent à leurs vaisseaux.

 

CHANT VIII.

 

Le Soleil franchissant les bornes de l'horizon où sont les retraites de l'Aurore, lance à peine sur la terre ses rayons naissants, que les deux peuples rivaux s'arment et se préparent à de nouveaux combats. Le belliqueux Néoptolême exhorte les Grecs à faire contre les troupes de Priam un dernier effort. Le puissant fils de Télèphe ranime l'ardeur des siens ; il se flatte de renverser les palissades, de brûler les vaisseaux, d'immoler tous les Argiens à sa colère ; de si hautes espérances devaient bientôt s'évanouir comme une légère vapeur, et les destins sinistres, qui marchaient sur ses pas, se jouaient de ses vains projets.

L'intrépide fils d'Achille jetant les yeux sur ses Thessaliens, les harangue de la sorte :« Braves soldats, écoutez-moi; il faut finir, par le massacre entier de nos ennemis, une guerre fatale à toute la Grèce. Bannissez la frayeur ; le courage inspire de la force aux hommes ; la timidité n'est propre qu'à les affaiblir. Soyez prêts pour l'attaque ; ne donnez pas aux Troyens le temps de respirer : qu'ils croient qu'Achille vit encore et combat contre eux. »

En achevant ces mots, il prend les armes éclatantes de son invincible père. Du sein des mers, Thétis lève la tête et contemple d'un œil satisfait son petit fils : porté sur les immortels coursiers d'Achille, il avance jusqu'aux retranchements; tel sortant des extrémités de l'Océan, Phébus ramène sur la terre ses plus vives flammes, lorsque son char s'approche de celui de Syrius, (1) astre brûlant, funeste à la vie des humains : tel le redoutable descendant de Pelée marche contre les sujets de Priam pour les forcer à abandonner le rivage.

Automédon, fier de servir sous un guerrier qui ressemble au vainqueur d'Hector, le voit avec plaisir monter les superbes coursiers dont il avait la conduite, et ceux-ci portent avec grâce un héros égal à leur ancien maître. Tous les braves Argiens, réunis autour de Néoptolême, sortent de leurs vaisseaux et du rempart qui les défend avec la même promptitude que les guêpes irritées volent par essaims contre ceux qui les ont attaquées dans leur asile.

Leur marche bruyante ébranle au loin la terre. Leurs armes réfléchissent sur la plaine la clarté du Soleil. Dans un instant les champs Phrygiens sont couverts d'une multitude de guerriers, comme dans la saison des pluies, et des orages le Ciel est tout à coup obscurci par un nuage épais qu'amènent les fureurs de Borée.

La poussière élevée sous leurs pieds monte jusqu'aux nues; l'air retentit du bruit des armes, du roulement des chars, du hennissement des chevaux, chacun sent renaître pour le combat une nouvelle ardeur. De même que par des efforts contraires, deux vents déchaînés sur les plaines humides, excitent la tempête jusqu'au fond de l'abîme écumeux; Amphitrite courroucée soulève de son sein des montagnes liquides, et des vagues mugissantes annoncent au loin le désordre; ainsi les deux armées qu'animent la Discorde et Bellone, s'approchent, se mêlent et se choquent avec l'éclat du tonnerre, qu'un coup de vent chasse du sein des nues, lorsque le Ciel irrité, s'arme contre l'injustice des hommes. Déjà les lances se rencontrent, les boucliers se heurtent, chacun s'élance sur un adversaire ; le terrible fils d'Achille commence le carnage par Alcidamas et Ménalès, tous deux fils du vaillant Alexinome, nés auprès d'un lac magnifique dans la vallée de Caune, au-dessous d'Ombrus, couvert de neige, aux pieds du mont Tarbèle ; il tue Cassandrius, léger à la course, fils de Ménétès, que la belle Creuse avait mis au monde sur les bords du Lindus où les limites des Cariens belliqueux touchent aux extrémités de la Lycie. Morys, guerrier venu de Phrygie, lui fournit une autre victime. Polynus et Hippomédon tombent en même tems sous sa lance, percés l'un au cœur et l'autre vers l'épaule ; il égorge à la fois une multitude de Troyens, dont il couvre le champ de bataille; leurs phalanges plient et se rompent sous ses coups, de même que des arbres desséchés cèdent à l'activité des flammes animées par le souffle impétueux d'Aquilon.

D'un côté Enée renverse le Grec Aristoloque, d'un coup de pierre qui brise son casque, et lui fracasse la tête. Les membres de ce guerrier cessent aussitôt d'être animés par la vie. D'un autre côté, Diomède frappe d'un coup mortel Eumée, né dans les murs de Dardane, ville puissante et célèbre par les amours d'Anchise (2) avec la déesse de Cythère. Ailleurs, le roi Agamemnon, étend sur la poussière le vaillant Stratus, malheureux de finir ses jours loin de la Thrace sa patrie. Plus loin, Mérione terrasse Clémon, fils de Pisenor, ami fidèle de l'illustre Glaucus et habitant des bords de Lemyre ; tous les Phéniciens voisins de ce fleuve, tous les peuples du promontoire de Massicute, ceux de la montagne et du temple de Chimère (3) lui obéissaient depuis la mort sanglante de Glaucus (4) qui, parvenu à l'Empire, ne put longtemps faire reconnaître ses lois.

Le combat s'anime de plus en plus, et l'on voit périr en peu de tems une foule de guerriers. Eurypile, le plus terrible de tous les chefs de l'armée de Priam, porte le coup fatal à une multitude d'ennemis. Les deux compagnons Héléphynor, Euryte et Ménétius distingué par son riche baudrier furent les premières victimes de sa colère ; il tua encore Harpalus. Ulysse occupé plus loin dans la mêlée, ne put alors prêter son bras à ce guerrier qu'il chérissait.

Mais le généreux Antiphus brûle de venger un ami et décoche sur son meurtrier un trait qui volant sans l'atteindre, frappe derrière lui Ménalion, né des amours d'Euryale avec la belle Clyté, sur les rives du Caïque. Eurypile irrité de la perte d'un compagnon fidèle, se jette sur Antiphus; mais celui-ci se dérobant à sa fureur va d'une course rapide se réunir à la troupe des siens. L'infortuné n'échappait à la lance du redoutable fils de Télèphe, que pour être un jour la proie d'un barbare Cyclope (5) : ainsi l'avaient ordonné les implacables destins.

Le descendant d'Hercule appesantit sur d'autres Grecs son bras homicide, et de même qu'on voit tomber sous la cognée, les arbres d'une forêt touffue qui, dépouillés de leurs ornements, et privés de vie, sont étendus çà et là sur la terre ; ainsi les Achéens tombent en grand nombre sous le fer du formidable Eurypile. Celui-ci trouve enfin sur ses pas l'intrépide fils du courageux Eacide. Les deux héros se regardent en se menaçant de leurs lances, et d'abord le fils de Télèphe insulte son adversaire en ces mots :

« Qui es tu, et d'où viens-tu pour me combattre? Les destins te traînent-ils au trépas? Ignores-tu que rien n'échappe à ma vengeance, qu'il en a coûté la vie à tous ceux qui ont osé se présenter contre moi, et que leurs cadavres abandonnés sur les rivages du Xante, ont rassasié les plus vils animaux? Qui es-tu enfin, et quels sont ces coursiers, dont la beauté flatte ton orgueil ».

« Pourquoi ces demandes, répondit Néoptolême? pourquoi ces questions vaines, lorsqu'il s'agit de signaler sa bravoure? Tu veux savoir mon origine? eh de qui n'est-elle pas connue? Je suis le fils de ce héros dont le glaive fit trembler Télèphe à qui tu dois le jour, et le conduisit aux portes de la mort qu'il n'évita que par les secours les plus prompts. Ces coursiers sont ceux de mon invincible père. Harpie (6) les a conçus de zéphyr ; à peine effleureraient-ils de leurs pieds la surface des mers, qu'ils peuvent parcourir avec la rapidité des vents. Tu sais mon nom, tu vois mes coursiers, approche et tu connaîtras ma lance ; elle vient des hautes cimes du Pélion, et le tronc dont elle fut séparée, y conserve encore sa racine ».

Il dit : et mettant pied à terre, il fait briller cette lance formidable. En même temps Eurypile, armant ses fortes mains d'une pierre énorme, la jette contre le bouclier de Néoptolême; celui-ci, loin d'en être ébranlé, demeure aussi immobile que la pointe d'un roc avancé qui résiste à la violence d'un torrent impétueux. Une telle intrépidité n'étonne pas Eurypile, que soutiennent encore et son courage et les destins. La colère transporte les deux combattants ; ils s'élancent l'un sur l'autre, et leurs mouvements précipités font retentir au loin leur armure. Telles deux bêtes féroces pressées par la faim se disputent les entrailles d'un cerf ou d'une génisse ; elles roulent des yeux enflammés par la fureur, et troublent par leurs élans le silence des vallées d'alentour : tels et avec une rage égale combattirent ces héros fameux, dont le succès semblait devoir décider le sort des deux armées: Prompts comme les vents, ils tournent de tous côtés leurs lances avides de sang. La barbare Enyo augmente leur férocité ; ils se portent l'un à l'autre sur leurs boucliers, sur leurs cuissards des coups terribles, et se font de larges blessures. La Discorde triomphe : ils redoublent leurs efforts : la sueur qui sort avec abondance de leurs membres vigoureux ne les affaiblit point Le sang des Dieux dont ils sont sortis leur conserve une force digne de leur origine.

Du haut de l'Olympe les Immortels eux-mêmes témoins de ce combat donnent des éloges, les uns à la bravoure du jeune Pyrrhus, les autres au courage du fils de Télèphe. Tous deux paraissent non moins inébranlables que les cimes escarpées des hautes montagnes, et leurs boucliers frappés par les lances résonnent avec un bruit épouvantable. Enfin le fer poussé avec violence pénètre dans la gorge d'Eurypile ; un sang noir en jaillit à grands flots, et son âme s’enfuit par sa blessure. La mort, de son bandeau lugubre couvre ses yeux ; il tombe avec ses armes, semblables au pin qui, déraciné par l'impétuosité de Borée, couvre de ses branches et de son tronc un espace immense. Les champs de Troie retentissent de sa chute; la pâleur défigure son visage et en efface les couleurs. « Tu n'es plus, dit alors son rival triomphant, toi, qui te vantais de nous exterminer tous et de brûler nos vaisseaux. Les Dieux t'en ôtent le pouvoir avec la vie ; tu meurs de la lance de mon père, à laquelle il n'est point d'homme, fût-il tout couvert d'airain, capable de résister ».

A ces mots, il retire du corps d'Eurypile à la vue des Troyens effrayés, le fer encore tout fumant ; il le dépouille de ses armes qu'il fait emporter sur les navires. En même temps remonté sur son char, il pousse ses coursiers plus vite que la foudre qui, lancée du Ciel enflammé fend les arbres, frappe la cime des mots orgueilleux, et glace d'effroi les Dieux mêmes, excepté Jupiter. Ainsi le héros fond sur les ennemis épouvantés, et renverse tous ceux qu'il peut atteindre. En un moment la terre est rougie de sang et jonchée de cadavres ; les soldats de Priam tombent sous les coups de Néoptolême et des autres Argiens en aussi grand nombre qu'on voit les feuilles détachées des arbres dans des forêts élevées.

Les mains des Grecs victorieux sont trempées de sueur et dégoûtent du sang des hommes et des chevaux ; les roues des chars agités en sont toutes empreintes : dès lors les Troyens mis en fuite, comme des génisses poursuivies par le lion ou le sanglier cruel, se seraient renfermés dans leur ville, si pour les protéger, Mars lui-même à l'insu des autres Immortels ne fût promptement descendu de l'Olympe.

Il part, et avec lui la terreur et le désordre ; il vole sur ses coursiers (7), Aéthon et Phlogius, que la furieuse Erinnys avait eu d'Aquilon ; leurs narines étincèlent, leur course impétueuse ébranle l'atmosphère; les plaines bondissent sous leurs pas précipités; le dieu est rendu aux champs de Troie ; il approche de la mêlée et agitant sa lance, il crie aux Troyens de retourner à l'ennemi.

Sa voix extraordinaire les étonne d'abord ; ils ne voyaient ni le Dieu, ni le char cachés par une nuée ; mais Hélénus reconnaît l'organe divin qui a frappé les oreilles de ses concitoyens; saisi d'un noble transport : « Soldats timides, s'écrie-t-il, qu'avez-vous à craindre du descendant de Pelée? n'est-ce pas un mortel, et que peut-il contre Mars? Oui, c'est Mars qui vous rappelle ; c'est sa voix qui vous anime contre les Achéens. Amis, souvenez-vous de votre bravoure, n'attendez-pas un défenseur plus puissant que le dieu de la guerre, et montrez-vous dignes d'un tel appui ».

A ce discours, les Troyens enhardis reviennent sur leurs pas. Tels on voit des chiens qui fuyaient devant un loup féroce, retourner contre lui lorsqu'ils sont excités par les cris répétés du berger : tels rassurés par le devin Hélénus, les soldats de Priam se jettent sur l'ennemi qu'ils avaient évité d'abord. On se mêle de nouveau : chacun s'acharne sur un adversaire; les lances, les épées, les flèches frappent l'armure des guerriers avec un bruit effrayant ; partout le fer s'ouvre un passage; le sang ruissèle; on s'égorge, on se renverse, la victoire est long-tems balancée : ainsi que des travailleurs de même âge et de même force labourant un champ fertile, poursuivent à l'envi les sillons qu'ils ont ouverts, sans que l'un puisse devancer l'autre ; avec la même opiniâtreté, les deux nations rivales se disputent en cette journée la gloire de vaincre.

Le parti des Troyens est appuyé par l'invincible Mars, celui des Grecs par la valeur du puissant Eacide. Le carnage augmente ; la farouche Enyo se montre dans les rangs, les épaules et les bras, ensanglantés, tous les membres couverts de sang et de poussière; le spectacle de tant de morts était pour elle une douce jouissance; mais elle voulut la goûter sans rompre l'équilibre du combat, quelque envie qu'elle eût d'y prendre part ; elle n'osa se décider entre Thétis et le dieu Mars.

Ce fut dans cette action meurtrière que Néoptolême tua l'illustre Périmède, qui habitait près d'une forêt consacrée à Apollon, protecteur de Smynthe ; le belliqueux Phalerus, Périlas le fort; le vaillant Cestrus; Ménalque enfin habile à manier la lance, le même qu'Iphianasse avait enfanté du fameux artiste Médon, aux pieds du mont Cylla; ce malheureux père resté dans ses foyers, n'y revit jamais son fils, et après sa mort les tuteurs de sa veuve dispersèrent des biens immenses, le fruit de ses travaux et de son industrie.

Déiphobe, à la tête d'une troupe de Troyens, renverse Lycon, et perce au-dessous du ventre le guerrier Méneptolême ; la lance plongée dans les viscères les force de s'échapper par la blessure. Enée secondant le fils de Priam, terrasse Damas qui avait fixé son séjour en l'Aulide, et qui suivit Arcésilas à l'expédition de Troie, pour ne plus revoir le pays de sa naissance. Euryale, autre chef des Troyens, lance contre Astrée un dard aigu, dont la pointe pénétrant jusque dans l'estomac, y fait couler le sang et lui cause la mort. Plus loin le vaillant Agénor blesse dans la poitrine (8) Hippomène, le brave compagnon de Teucer ; son âme sortit avec des torrents d'un sang noir et fumant, et il entra pour toujours dans l'empire de la nuit.

Le fils de Télamon, touché de la perte de son ami, décoche contre Agénor un trait, qui, évité par celui-ci, atteint Déiphonte à l'œil gauche, lui traverse la prunelle, et sort par l'oreille droite ; ses pieds chancelants le soutenaient encore ; mais Teucer d'un second trait lancé avec force, lui déchire les veines et les muscles de la gorge : la mort suivit de près cette horrible blessure.

Tous sont livrés à une égale furie : l'un porte à l'autre le coup funeste ; la mort dévorante, les parques cruelles se réjouissent; la Discorde jette des cris perçants, Mars lui répond d'une voix plus terrible : ce Dieu inspire aux Troyens le courage, et intimide les Grecs, dont bientôt il rompt les phalanges profondes. Le seul fils d'Achille résiste encore, et accumule autour de lui des victimes : tel un garçon dans ses jeunes ans, frappant une multitude d'insectes ramassés autour du laitage, s'applaudit de les voir tomber et mourir épars de tous côtés; tel le fils de l'implacable Achille semble se jouer au milieu du carnage, et mépriser le Dieu qui défend les Troyens ; partout il se montre et repousse les efforts des peuples réunis, non moins inébranlable que la cime d'un mont escarpé que tourmente en vain le déchaînement rapide des enfants d'Eole.

Déjà Mars sortant du nuage qui l'environnait, s'avançait contre le héros, lorsque Pallas descendit du céleste séjour sur les montagnes ombragées de l'Ida. A son approche les ondes sonores du Xante frémissent, et la frayeur glace le cœur des nymphes, qui tremblent pour la ville de Priam ; la terre s'agite sous les pas de la déesse, des éclairs éblouissants partent de son armure ; sur son égide, des dragons furieux exhalent les flammes, son casque menaçant touche aux nues. Pallas ainsi armée, marche contre le Dieu des combats.

Mais le bras tout-puissant du fils de Saturne, désarme les deux immortels; il fait du haut du Ciel gronder son tonnerre ; aussitôt Mars a quitté le champ de bataille, et retiré dans la Thrace, il cesse de défendre les Troyens. La déesse belliqueuse abandonne aussi les plaines de Phrygie pour rentrer dans la cité d'Athènes, consacrée à son culte.

Les troupes commandées par Eurypile, avaient perdu leur unique défenseur, et les Grecs acharnés suivaient les traces de leurs ennemis, d'aussi près que les vents suivent les navires qui fendent les flots de la mer; aussi rapidement qu'un feu actif pénètre dans des bois desséchés, ou que des chiens avides de proie courent les cerfs à travers les collines et les montagnes ; pressés par la lance meurtrière du fils d'Achille, les Troyens prennent la fuite et se retirent dans la cité de Priam.

Alors satisfaits d'avoir forcé l'ennemi de rentrer dans la ville, ainsi que des bergers renferment leurs troupeaux dans les étables, les Grecs s'arrêtent pour prendre quelque repos ; tels des bœufs qui ont traîné avec peine un fardeau énorme vers un lieu escarpé, sont haletant sous le joug, et se reposent un moment pour reprendre leurs forces: tels les Achéens fatigués par une action longue et pénible, respirent pendant un court espace, mais sans quitter leurs armes.

Peu après les Grecs décidés à attaquer les tours, les environnent de toutes parts. Les habitants effrayés ferment les portes, en les appuyant avec des leviers et se préparent à soutenir l'attaque.

Comme en un jour d'orage, lorsque des nuages épais ne laissent plus voir que les pluies et la foudre, les bergers retenus malgré eux, attendent sous leurs humbles toits, que la tempête soit apaisée, et que les torrents grossis aient abaissé leurs flots tumultueux ; ainsi les Troyens intimidés demeurent dans l'enceinte de leurs murs. Ils y sont bientôt investis par une multitude d'assaillants: tels on voit les corneilles rassemblées en pelotons, et les étourneaux à longues ailes s'abattre sur l'olivier, pour y chercher une nourriture délicieuse, sans qu'on puisse par des cris, ni les éloigner, ni les empêcher de contenter la faim qui presse leur instinct avide ; tels les Grecs entourent la ville de Priam, se jettent en foule sur les portes et s'efforcent d'abattre cet ouvrage immense du puissant Neptune. Les Troyens, malgré leur troublee, employèrent pour défendre leurs remparts, toutes les ressources à la fois : de leurs mains infatigables, ils lançaient et les pierres pesantes et les flèches acérées. Apollon donnant à leurs coups la force de porter au loin, continuait ainsi de favoriser les sujets de Priam, quoiqu’Hector ne fût plus.

Alors le Grec Mérione décochant sur Philodamas, ami du brave Polite, une flèche meurtrière, le blesse au-dessous de la joue. Le fer lui perce la gorge, et il est précipité du haut des murailles, plus rapidement qu'on ne voit tomber du haut d'un rocher le vautour atteint d'un trait du chasseur ; la vie cesse d'animer les membres de ce guerrier, et sa chute s'annonce au loin par le bruit de ses armes.

Le vaillant fils de Molus s'applaudissant de sa première victoire, fait voler une autre flèche, dont il se flatte de percer Polite même ; mais celui-ci se renverse si à propos, qu'elle ne touche aucune partie de son corps ; tel le nocher attentif, pendant que le vaisseau cingle à pleines voiles au milieu des mers, fixe des yeux la pointe d'un rocher qui s'élève a fleur d'eau, pour en détourner le navire ; il dirige habilement le gouvernail, et une légère impulsion suffit pour écarter le plus grand des périls : avec une .égale adresse, le fils de Priam esquive le trait et échappe à la mort.

Partout le carnage se renouvelle: déjà sont ensanglantées les murailles, les tours et les redoutes; et ceux qui les défendent, tombent sous les dards aigus des vaillants Achéens : mais ceux-ci ont la douleur de voir la terre inondée du sang de leurs compagnons. L'acharnement des deux peuples, rend l'action vive et sanglante ; la furieuse Bellone appelle, par des cris de joie, la Discorde, sœur et amie de la guerre.

En ce moment les Grecs, par leurs efforts courageux, eussent brisé les portes et renversé les murs de Troie, si du haut des Cieux Ganymède, témoin du danger qui menaçait sa patrie, n'eût adressé ces vœux au maître de l'Olympe : « Grand Jupiter ! si je suis sorti de ton sang, si c'est par tes ordres qu'enlevé à la terre qui me vit naître, je demeure parmi les Dieux, et participe à leur immortalité, sois touché de ma juste douleur. Souffrirai-je l'embrasement qui va consumer une ville que je dois chérir? Verrai-je toute ma race exterminée par le fer ennemi. Quel spectacle plus affreux que celui de la désolation de ses propres foyers »?

Ainsi s'exprime en soupirant, le généreux Ganymède, et le Dieu propice à sa prière, couvre la ville d'un nuage sombre ; d'épaisses ténèbres dérobent à la vue des assaillants les murs même qu'ils veulent attaquer. En même temps partent du Ciel les éclairs et la foudre. Les Danaëns tremblent au bruit du tonnerre, et Nestor leur crie de toute sa force :

« Ecoutez-moi, braves chefs de l'Achaïe, le maître de l'Olympe se déclare en faveur de Troie, nos efforts contre cette ville deviendraient téméraires. Cessons un combat trop inégal, et fuyons promptement vers le rivage ; obéissons à tant de signes manifestes, il est juste de céder à celui qui surpasse en force et les Dieux puissants, et les faibles mortels ; n'a-t-il pas jadis dans son courroux, fait pleuvoir sur les Titans superbes, ce feu qui embrasa le séjour des humains, qui fit bouillonner du fonds de l'abime, et dans toute son étendue les vastes réservoirs de l'Océan; qui tarit la source des rivières, qui détruisit tout ce que la terre nourrissait dans son sein, et tout ce que contenait l'immensité des mers et des fleuves, qui enfin engloutit ces géants orgueilleux, sous un amas de bitume et de cendres fumantes au milieu des secousses horribles qui menaçaient l'Univers d'une ruine prochaine.

« Redoutons le pouvoir du fils de Saturne, et puisque maintenant il combat contre nous, retournons à nos vaisseaux ; la fortune aujourd'hui ennemie, demain nous deviendra plus favorable. L'ordre du destin n'est pas que nous soyons dès à présent maîtres de la ville fameuse. L'oracle de Calchas doit s'accomplir. Ce devin célèbre a prédit en présence des Achéens, que dix années s'écouleraient ayant que Troie fut réduite en cendres ».

Ainsi parle le fils de Nélée : tous les chefs dociles à sa voix, se retirent avec leurs troupes, ils croient voir dans ces menaces du Dieu du tonnerre, une nouvelle preuve de la vérité des oracles anciens que Nestor venait de leur expliquer. Avant de s'éloigner, ils rendirent les honneurs funèbres à ceux de leurs guerriers qui avaient été tués dans la mêlée, et inhumèrent leur corps à quelque distance du champ de bataille. L'obscurité ne régnait plus qu'autour de la ville, et des murs encore teints du sang des combattants, que la fureur de Mars avait immolés. Arrivés à leurs vaisseaux, les Argiens y déposent leurs armes et entrent dans les eaux pures de l'Hellespont pour détacher la sueur, la poussière, et le sang dont ils étaient couverts.

Cependant le Soleil poussait vers le noir chaos ses coursiers infatigables, et la nuit étendant sur la terre son crêpe lugubre, suspendait les travaux des mortels. Les Grecs prodiguèrent à Néoptolême de pompeux éloges, et comparèrent sa valeur à celle de son courageux père. Le héros, au comble de la joie, soupa dans les tentes, et au milieu des principaux chefs. La fatigue ne l'avait point affaibli, Thétis avait ôté à ses membres la lassitude, et il parut aussi robuste qu'avant le combat. On le conduisit après le festin, sous la tente d'Achille, où il se livra à un doux sommeil; les autres guerriers prirent auprès des vaisseaux le repos de la nuit, relevant avec soin les sentinelles, de peur que les sujets ou les alliés de Priam ne brûlassent la flotte et ne fermassent à l'armée des Grecs, le retour dans leur patrie. D'un autre côté les Troyens craignant tout d'un ennemi puissant et actif, se reposaient tour-à-tour, et veillaient à la garde des postes et des remparts.


 

NOTES DU CHANT VIII.

(1) Syrius ou mieux Sirius. Cette étoile qui fait partie de la canicule, se trouve dans la gueule du chien.

Nec calido latravit Sirius astro. Stat.

Totus ob ore mie ans jacitur mortalibus ardor. Arat.

.....................................Syrius ardor.

Nascitur………………… Virg.

(2) Amours d’Anchise. Anchise, jeune encore, et paissant les troupeaux, fut aimé de Vénus qui lui donna un fils sur les bords du Simoïs ; comme il se vanta ensuite d'avoir eu les faveurs de cette déesse, il fut frappé d'aveuglement.

Tunc ille ÆEneas, quem dardanio Anchisæ

Alma venus phrygii genuit, simœntis ad undas.

Virg. Eneid. Lib. I.

(3) Chimère. Cette montagne de la Lycie vomissait les flammes r dit-on ; des lions en habitaient le sommet ; des chèvres paissaient vers le milieu, et au pied se voyaient beaucoup de serpents, ce qui donna lieu aux poètes d'en faire un monstre, vomissant les flammes, qui avait la tête d'un lion, le ventre d'une chèvre, et la queue d'un dragon.

Quoque chimæra jugo mediis in partibus hircis ;

Pectus et ora, leo, caudam serpencit habebas.

Ovid. Métamorph. Lib. VI.

Bellérophonte, fils de Glaucus, tua ce monstre.

Massicute ou Massicyte. Ptolémée dit que cette montagne sépare la Pamphylie de la Lycie ; il dit aussi qu'elle est un commencement du fameux mont Taurus... Lemyre ou Lamyre, dont il est question ici, était un fleuve de Lycie, près d'une ville du même nom.

(4) Depuis la mort sanglante de Glaucus: Dans Homère (Iliade, ch. VI). Glaucus fait lui-même sa généalogie. « Dans Ephyre en Argos, dit-il, vivait Sisyphe, l'Eolien, ce Sisyphe -donna naissance à Glaucus, qui engendra Bellérophonte. Celui-ci ayant refusé d'écouter les amours d'Antia, épouse de Prétus, roi d'Argos, la reine pour s'en venger, dit à Prétus que Bellérophonte avait voulu la violer. Prétus pour se défaire de Bellérophonte, l'envoya à son beau-père, roi de Lycie, avec une lettre fermée, par laquelle il l'exhortait à mettre à mort ce prétendu rival. Le roi de Lycie ne voulant pas commettre ce crime, commanda à Bellérophonte, de tuer la Chimère, ce que celui-ci exécuta ; il l'employa avec succès dans la guerre qu'il fit aux Solymiens, et finit par lui donner en mariage sa fille et une partie de son royaume ; Bellérophonte eut de cette fille Hippoloque, qui fut mon père ».

Voici donc deux Glaucus, l'un fils de Sisyphe, l'autre, fils de Bellérophonte, et le même qui se trouva au siège de Troie où il échangea son armure avec celle de Diomède.

Le fils de Sisyphe est selon les mythologues, ce Glaucus dont parle Virgile dans ces deux vers :

Et mentem Venus ipsa dedit, quo tempore Glauci

Potniades malts membra absumpsere quadrigas.

Géorg. Lib. III. v. 267.

On dit en effet que ce Glaucus, dont les juments se nourrissaient de chair humaine, fut lui-même mis en pièces par elles.

Mais cette mort sanglante ne peut être celle du Glaucus dont il est question dans notre poète ; car le lien de cette scène est Potnie, (selon Virgile). Or, cette ville est placée, par Strabon, en Béotie, et par Pline, en Magnésie, ou en Ionie, près du Méandre, à 16 milles d'Ephèse. Pline, Lib. 5. Cap. 29. Magnésie était en effet renommée pour ses chevaux.

Et Magnetes equis, minyægens cognita remis dit le poète Lucain, l. 6.

Pline, lib. 5. c. 8. dit que les ânes qui paissent en Magnésie, entrent en fureur, ce qui revient au récit de Virgile ; mais on a vu par le passage d'Homère, que le premier Glaucus vivait en Argos, et non pas qu'il fut roi de Lycie, ou cependant Quintus le fait régner, sans doute après Bellérophonte son père.

Cette mort sanglante ne peut donc convenir qu'au second Glaucus, fils d'Hippoloque ; il fut tué en effet par Ajax en combattant pour enlever les dépouilles d'Achille, et ne put régner sur la partie de la Lycie à laquelle la qualité d'héritier de Bellérophonte son père pouvait lui donner des droits.

(5) Barbare Cyclope. Antiphus fut en effet un des quatre compagnons d'Ulysse, dévorés par le cyclope Polyphème. Voyez Homère au dixième chant de l'Odyssée, et Virgile, Enéid., lib. 3.

(6) Harpie. Homère donne à cette harpie, le nom de Podarque, et aux deux chevaux les noms de Xanthus et Balius.

(7) Je ne connais point de poète qui ait donné aux chevaux de Mars, ces noms qui signifient bouillant, etc. etc. Mais ceux d'Apollon, pris pour Phébus ou le Soleil, portaient aussi chez les poètes les noms de Phlegon ; Œthon, Pyronus, etc.

(8) La poitrine. Quintus dit à la clavicule ; c'est sans doute vers la partie antérieure qui se joint au sternum ; et par conséquent au lieu de clavicule, j'ai pu traduire poitrine. Les accidents qui résultèrent de cette blessure, marquent assez qu'elle fut faite vers la poitrine.

 

Fin du huitième Chant.