ALLER A LA TABLE DES MATIÈRES DE QUINTUS SE SMYRNE
QUINTUS DE SMYRNE,
POSTHOMERICA CHANT ΧIV.
Traduction d'E.A. Berthault (1884) Repris du le site méditerranées
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QUINTUS DE SMYRNELa fin de l'Iliade XIV Le départ Du sein de l'Océan, l'Aurore au trône d'or s'élançait dans le ciel ; le Chaos engloutit la Nuit. Les Argiens avaient détruit les armes à la main la puissante Ilion et pillé ses immenses richesses. Semblables à des fleuves torrentueux qui se précipitent des montagnes avec fracas, grossis par la pluie, et roulant dans leurs tourbillons les arbres élevés nés dans la forêt, les Danaens, après l'incendie de Troie, emportaient toutes les richesses dans leurs vaisseaux rapides ; ils emmenaient aussi les Troyennes, les unes qui n'avaient pas encore connu l'hymen, les autres qui avaient goûté depuis peu l'amour de leurs maris, d'autres couvertes de cheveux blancs, d'autres enfin plus jeunes au sein desquelles on avait arraché les petits enfants, tandis que, pour la dernière fois, leurs lèvres demandaient le lait maternel. Parmi eux, Ménélas conduisait sa femme loin de la ville embrasée ; il avait accompli la grande oeuvre qu'il méditait ; son âme était pleine de joie et aussi d'amertume. Le vaillant Agamemnon emmène Cassandre, le noble fils d'Achille Andromaque ; Odysse entraîne Hécube : ses yeux ruisselaient de larmes abondantes, ses membres tremblaient, son coeur était glacé de crainte ; elle arrachait ses cheveux de sa tête blanche, les couvrait de la cendre qu'elle avait prise au foyer domestique à la mort de Priam, dans l'incendie de Troie, et elle gémissait profondément, car le jour odieux de l'esclavage avait lui pour elle. Les uns d'un côté, les autres d'un autre entraînaient vers les vaisseaux leurs captives en pleurs, qui poussaient des sanglots et des cris, unissant leurs plaintes à celles de leurs petits enfants. Ainsi quand d'une étable à une autre étable les bergers, à l'approche de l'hiver, conduisent les truies avec leurs tendres petits, on entend au loin leurs plaintes confuses : ainsi gémissaient les Troyennes prises par les Danaens ; la reine et la servante subissaient la même nécessité. Hélène ne pleurait pas ; mais la pudeur brillait dans ses yeux noirs, et couvrait ses joues d'une aimable rougeur, tandis que son coeur était agité par la crainte ; peut-être les Achéens près des vaisseaux l'insulteraient ; elle tremblait, son coeur était ému ; sous les plis d'un voile, elle suivait les pas de son mari, le front couvert de honte, comme Cypris, quand les habitants du ciel la virent dans les bras d'Arès, déshonorant sa couche, enlacée dans les liens de l'industrieux Héphestos ; la déesse demeurait étendue, le coeur tremblant, craignant les dieux assemblés et le sage Héphestos ; car il est fâcheux pour les femmes d'être surprises en faute par leurs maris. Telle était Hélène semblable à Cypris par sa beauté et sa douce pudeur ; elle allait avec les Troyennes captives aux solides vaisseaux des Argiens. Mais tout alentour les peuples restaient étonnés, contemplant la beauté éclatante et douce de cette femme sans tache, et personne, même à voix basse, n'osa lui adresser un reproche ; on la regardait avec joie comme une déesse, et tous désiraient la voir. Ainsi, quand des matelots, errant sur la mer sans borne, voient enfin au gré de leurs voeux apparaître la terre, échappés à la mer et à la mort, ils tendent les mains vers la patrie, et se réjouissent jusqu'au fond de leur coeur ; ainsi tous les Danaens se réjouissaient. Ils n'avaient plus souvenir des durs travaux ni de la guerre ; Cythérée leur avait inspiré ce sentiment pour faire honneur à la belle Hélène et à Zeus son père. Alors, en voyant le ravage de sa chère cité, le Xanthe, à peine respirant du carnage, pleura avec les Nymphes le malheur qui fondait sur Troie et qui avait détruit la ville de Priam. Quand la grêle tombe sur une moisson mûre, hache et brise les épis ; au milieu des souffles impétueux du vent les épis sont couchés à terre, les grains se perdent sur le sol, la douleur du laboureur est grande et amère : ainsi un grand deuil accabla le coeur du Xanthe à la ruine d'Ilion ; une grande tristesse l'assombrissait, quoiqu'il fût immortel. L'Ida gémissait alentour avec le Simoïs jusque dans leurs cavernes profondes ; tous pleuraient la ville de Priam. Les Argiens cependant montèrent sur leurs navires, pleins d'une grande joie, célébrant l'éclat de leur victoire, la bonté des dieux, leur propre courage et l'heureuse invention d'Epéos. Leurs chants s'élevaient dans le ciel, comme le cri des geais, quand un beau jour paraît dans les airs calmes après un hiver cruel ; ainsi ils se réjouissaient jusqu'au fond du coeur près de leurs navires ; et dans le ciel se réjouissaient aussi les dieux qui avaient favorisé les Argiens belliqueux ; les autres au contraire, ceux qui avaient secouru les Troyens, s'irritaient en voyant brûler la ville de Priam ; mais soumis aux lois du destin, ils ne pouvaient la défendre malgré leur désir. Le fils de Cronos lui-même ne peut rien contre le destin ; cependant il est supérieur à tous les dieux, et c'est grâce à lui que toutes choses existent. Les Argiens brûlaient sur des branches les cuisses des boeufs et, entourant les autels, ils versaient des libations de vin sur les victimes fumantes, rendant grâces aux dieux pour la grande oeuvre qu'ils avaient achevée. Dans un joyeux festin, ils rendaient honneur à tous les guerriers que le cheval de bois avait renfermés ; ils admiraient l'illustre Sinon qui avait subi les mutilations des ennemis ; tous l'honoraient par leurs chants et leurs présents magnifiques ; il se réjouissait jusqu'au fond de son coeur de la victoire des Argiens, oubliant son mal, et fier de ses blessures. Car un homme sage et vaillant préfère la gloire à l'or, à la beauté et à tous les autres biens que connaissent ou connaîtront les hommes. Les Argiens intrépides festoyèrent donc sur leurs vaisseaux et disaient : «Nous avons terminé cette guerre si longue ; nous avons remporté une grande gloire ; nous avons détruit nos ennemis et leur ville ; ô Zeus, accorde aussi à nos désirs la joie du retour». Ils parlaient ainsi ; mais Zeus ne leur accorda pas à tous la joie du retour ! Parmi eux un chantre habile se leva ; ils ne craignaient plus la guerre au bruit affreux ; ils ne pensaient plus qu'aux travaux de la paix et à la joie. Il chantait donc au gré de leurs désirs, comment l'armée s'était réunie sur le sol sacré d'Aulis, comment par sa force invincible le vaillant fils de Pélée avait au milieu des mers renversé douze villes, puis sur la terre détruit onze autres villes ; comment il avait vaincu le roi Télèphe et le vaillant Eétion, comment il avait tué le terrible Cycnos et combien d'exploits les Achéens avaient accomplis tant qu'avait duré sa colère ; comment il avait traîné Hector autour des murs de sa patrie, comment il avait dans la bataille tué Penthésilée et le fils de Tithon ; comment le vaillant Ajax avait vaincu le belliqueux Glaucos, comment le fils du léger Achille avait égorgé l'illustre Eurypyle, comment les flèches de Philoctète avaient blessé Pâris, combien de guerriers étaient entrés dans le perfide cheval, comment les Achéens avaient ruiné la ville du divin Priam et festinaient maintenant loin des horribles batailles. Et d'autres aussi chantaient au gré de leurs désirs. La moitié de la nuit s'était écoulée dans la joie du festin : ils finirent de boire et de manger, pour goûter un tranquille repos ; la fatigue de la veille les accablait. Aussi, malgré le désir qu'ils avaient de festoyer toute la nuit, ils s'interrompirent, et le sommeil les accabla malgré eux. Ils se couchèrent çà et là ; mais, dans sa tente, le fils d'Atrée s'entretenait avec sa belle épouse ; le sommeil n'avait pas encore fermé leurs yeux ; Cypris voltigeait autour de leurs âmes, ils se souvenaient de leurs anciennes amours et oubliaient leurs chagrins. Hélène la première adressa ces paroles à Ménélas : «O Ménélas, ne garde pas de colère contre moi ; ce n'est pas de bon gré que j'ai quitté ta maison et ton lit ; la violence d'Alexandre et les fils de Troie m'en ont arrachée en ton absence ; et moi, je voulais périr d'une mort misérable par un lacet fatal, ou par l'épée meurtrière ; car j'étais bien triste à cause de toi et de ma fille unique. En son nom, au nom de notre hymen, en ton nom aussi, je t'en conjure, oublie le noir chagrin que je t'inspire». Elle parla ainsi et le sage Ménélas lui répondit : «Ne me parle plus de tout cela ; réprime tes douleurs ; que les sombres profondeurs de l'oubli les ensevelissent. Il ne faut plus nous souvenir de nos malheurs». Il parla ainsi ; elle fut saisie de joie, la crainte sortit de son âme ; elle espéra que son mari ne serait plus irrité. Elle l'entoura de ses bras ; de leurs yeux coulaient de douces larmes ; et, livrés à de mutuels embrassements, ils retrouvèrent les souvenirs de leur hyménée. Ainsi le lierre et la vigne entrelacent leurs rameaux, et la force du vent ne peut les détacher; ainsi tous deux se serraient, désireux d'amour. Un tranquille sommeil les saisit enfin. A ce moment l'âme vaillante du divin Achille se dressa au chevet de son fils ; il semblait vivre encore, comme aux jours où il était la terreur des Troyens et la joie des Achéens ; il embrassait le cou et les yeux entr'ouverts de son fils et doucement lui disait : «Salut, mon enfant ! N'afflige pas ton coeur de la pensée de ma mort ; je suis le commensal des dieux bienheureux. Cesse donc de me pleurer et ne garde en ton âme que l'ardeur d'un guerrier. Marche toujours en avant des Argiens, ne cède à personne la gloire du courage ; mais dans l'assemblée, montre de la déférence aux vieillards, afin que tous louent ton bon sens. Honore les hommes honnêtes et sages : car l'homme de bien aime l'homme de bien, le méchant aime le méchant. Si tu prends parti pour les honnêtes gens, tu mèneras une vie honnête. On n'arrive pas à la vertu, si l'on n'a pas l'esprit droit ; la vertu est un arbre dont il est difficile d'atteindre le sommet, car ses rameaux touchent le ciel ; mais ceux qui ont force et courage peuvent obtenir ses fruits par leurs efforts, et atteindre la gloire qui le couronne. Sois courageux et sage, que le malheur ne t'abatte point, que la prospérité ne t'aveugle pas ; sois bon pour tes amis, tes enfants, ta femme ; souviens-toi que les hommes ne sont jamais loin des portes de la mort et de la maison des Parques ; ils sont semblables aux fleurs des champs, aux fleurs du printemps ; les uns meurent, les autres naissent. Sois donc toujours bon, et va rappeler aux Argiens, mais surtout à l'Atride Agamemnon, s'ils ne m'ont pas oublié, quels travaux j'ai accomplis autour de la ville de Priam, quel butin j'ai amassé avant d'y aborder en récompense, je veux et désire avant toutes choses qu'on me réserve dans le partage des dépouilles Polyxène au beau péplum et qu'on l'immole à ma mémoire ; je suis irrité contre les Danaens plus que je l'étais pour Briséis ; je troublerai l'eau de la mer, j'exciterai tempête sur tempête, je les punirai de leur oubli, et je les condamnerai à rester sur ce rivage jusqu'au jour où ils m'offriront des libations pour favoriser leur retour ; quand ils auront immolé la jeune fille, ils pourront l'ensevelir non loin de moi, j'y consens». Ayant ainsi parlé, il disparut semblable à une vapeur légère, et rentra dans les Champs Elysées où les immortels trouvent un accès et une issue faciles. Néoptolème à son réveil se rappela son père, et son coeur généreux fut rempli de joie. Quand l'Aurore, chassant la Nuit, s'élança dans le ciel immense, et fit reparaître aux yeux la terre et l'azur, les fils des Achéens quittèrent leurs couches, dans l'espoir du retour ; et ils tiraient en grande hâte leurs vaisseaux vers la mer ; mais le vaillant fils d'Achille arrêta leur empressement, les appela à l'assemblée et leur exposa le voeu de son père : «Apprenez de moi, fils des Argiens belliqueux, la volonté de mon père ; il me l'a fait connaître hier pendant la nuit, tandis que je dormais sur ma couche ; il m'a dit qu'il était au nombre des dieux immortels ; et il veut que les Argiens et le roi Atride lui choisissent dans le butin une récompense honorable : c'est Polyxène au beau péplum ; il désire qu'elle soit immolée sur son tombeau et enterrée non loin ; si vous méprisez son voeu pour vous lancer sur la mer, il menace d'exciter contre vous les vents furieux et de retenir ici longtemps l'armée et les vaisseaux». Il parla ainsi ; on obéit à ce désir comme à celui d'un dieu ; et, en effet, déjà les flots se soulevaient plus profonds et plus rapides qu'auparavant, le vent soufflait avec fureur et la grande mer s'agitait sous la main de Posidon, car il voulait faire honneur à Achille ; et, à sa voix, toutes les tempêtes se déchaînaient sur les vagues. Aussi les Danaens, offrant leurs prières à Achille, se disaient les uns aux autres : «Il est bien vrai qu'Achille était issu du grand Zeus ; c'est pourquoi maintenant il est dieu, quoique d'abord il ait vécu plusieurs années parmi nous. Mais en dépit des années le sang des dieux ne s'altère pas». En parlant ainsi, ils courent au tombeau d'Achille ; ils y amènent la jeune fille comme des bergers traînent aux autels d'un dieu une génisse qui, arrachée à sa mère dans les forêts, témoigne son effroi par ses longs mugissements ; ainsi la fille de Priam poussait de longs cris, entre les mains de ses ennemis, et ses larmes coulaient à flots, comme, sous le poids d'une lourde pierre, les fruits de l'olivier que l'hiver n'a pas encore brunis, laissent échapper une huile abondante ; le pressoir résonne tandis que les laboureurs tournent la vis entourée de cordes ; ainsi la fille de l'infortuné Priam traînée au tombeau du terrible Achille poussait de tristes gémissements et versait des torrents de larmes, son sein en était couvert et sa peau semblable à un ivoire précieux en était inondée. A cette vue l'âme de la misérable Hécube, accablée par tant de douleurs, éprouva une douleur plus terrible encore ; elle se rappelait un songe affreux qui l'avait effrayée pendant son sommeil, la nuit précédente ; elle avait cru se voir près du tombeau du divin Achille, pleurant, et laissant tomber jusqu'à terre ses cheveux tandis que de son sein coulait sur la poussière un lait mêlé de sang qui arrosait le tombeau. Parfois une chienne inquiète, les seins gonflés de lait, pousse de longs hurlements, devant une maison : car ses petits, avant d'avoir vu le jour, ont été jetés çà et là par le maître pour servir de proie aux oiseaux ; elle se plaint en aboyant et en hurlant, mais ses plaintes se perdent dans les airs ; ainsi Hécube affligée pousse de longs gémissements sur le sort de sa fille : «Hélas! par où commencer, par où finir mes plaintes ? Je suis accablée de maux sans nombre ! Faut-il pleurer mes fils, mon mari, victimes d'un sort inouï, ma patrie, mes filles infortunées, ou le jour affreux de mon esclavage ? Les Parques horribles m'ont entourée de maux. Ma fille, des malheurs affreux, inouïs, te menacent aussi ; l'Hyménée s'est enfui le jour de tes fiançailles ; une mort inévitable, horrible, sacrilège, t'est réservée : Achille, même après sa mort, aime à goûter notre sang. Plût aux dieux qu'avec toi, ma fille, la terre s'entr'ouvrît pour me cacher dans son sein aujourd'hui ; je ne verrais pas ta mort». Tandis qu'elle parlait ainsi, des larmes coulaient à flots de ses paupières : car ses douleurs s'accumulaient sur ses douleurs. Cependant les Danaens étaient arrivés au pied du tombeau du divin Achille : alors son fils chéri tira son épée tranchante ; d'une main, il saisit la jeune fille ; de l'autre, il toucha la terre du tombeau, et il adressa ces paroles à son père : «Écoute, ô mon père, les prières de ton fils et des autres Argiens ! ne sois plus irrité contre nous : nous t'offrirons tout ce que ton coeur désire. Sois-nous propice, et accorde à nos prières la douceur du retour !» En parlant ainsi, il plonge l'épée meurtrière dans la gorge de la jeune fille ; aussitôt la douce vie l'abandonne, au milieu d'un gémissement suprême ; elle tombe sur la terre ; son cou blanc est inondé d'un sang rouge ; ainsi la neige des montagnes est rougie par le sang vermeil d'un sanglier ou d'un ours qu'une lance a blessé. Les Argiens emportent son corps dans la ville à la maison du divin Anténor ; car ce héros avait élevé Polyxène pour la marier plus tard à son divin fils Eurymaque. Il ensevelit la noble fille de Priam près de sa maison, devant l'autel sacré de Ganymède, en face du temple d'Atrytone. Alors l'onde se calma, la tempête horrible se tut, et la paix régna sur les flots. Les Danaens sans retard retournent pleins de joie vers leurs navires, célébrant la race sacrée des bienheureux et l'illustre Achille, puis ils préparent le repas, coupent les cuisses des boeufs en l'honneur des dieux ; partout éclate la joie du festin sacré ; dans des coupes d'or et d'argent, ils boivent à longs traits le vin généreux, et leur âme se réjouit dans l'espoir du retour. Quand ils furent rassasiés de boire et de manger, le fils de Nélée leur dit, répondant à leurs voeux : «Ecoutez-moi, mes amis, vous qui avez échappé aux menaces de cette guerre si longue ; je vais vous parler un langage agréable. Le moment du retour est venu ! Partons ! Le noble coeur d'Achille a oublié sa colère, Posidon a calmé l'onde troublée, les vents soufflent doucement, la mer n'est plus agitée. Poussez donc vos navires dans les flots, et ne pensons plus qu'au retour !» Son langage les charmait et tous se disposaient au départ. Mais alors un prodige admirable se manifesta à leurs yeux ; la femme du lamentable Priam fut changée subitement en chienne, à la vue des peuples étonnés ; un dieu pétrifia ses membres, et sa statue demeure un éternel sujet d'admiration pour tous les hommes à venir. Sur les conseils de Calchas, les Achéens la transportèrent, sur un vaisseau rapide, au delà de l'Hellespont. Puis ils tirent en hâte leurs navires ; ils y placent les richesses qu'en marchant sur Ilion ils avaient conquises dans les villes voisines, ou qu'ensuite ils avaient arrachées d'Ilion ; leur joie était grande, car elles étaient immenses ! derrière eux était une foule de captives, le coeur plein de tristesse ! Enfin ils montent sur leurs navires ; mais Calchas n'accompagnait pas leur foule empressée ; il les suppliait de ne point partir, et craignait pour eux une mort terrible autour des écueils de Capharée. Mais ils ne l'écoutèrent pas : un destin funeste égarait leur esprit. Seul Amphilocos, fils courageux de l'irréprochable Amphiaraos, habile dans la science des présages, demeura avec le prudent Calchas ; tous deux, loin de leur patrie, devaient, suivant la loi du destin, habiter les villes des Pamphyliens et des Ciliciens. Les dieux devaient accomplir plus tard toutes ces choses. Cependant les Achéens délient les cordages qui retenaient leurs navires à la terre et lèvent les ancres ; l'Hellespont résonnait du bruit de leur départ, et les navires bondissaient sur les flots. De tous côtés, autour des proues étaient suspendues les armes des vaincus, et tous les trophées de la victoire ; c'étaient les têtes des Troyens, leurs lances, leurs boucliers qui longtemps les avaient défendus contre les ennemis. Du haut de leurs proues, les rois versaient des libations de vin dans la mer azurée, priant les dieux de leur accorder un heureux retour ; mais leurs prières se dissipaient dans l'air et s'envolaient inutilement loin des navires, parmi les nuages et le vent. Pendant ce temps, les captives désolées tournaient les yeux vers Ilion et, avec de longs sanglots, se plaignaient furtivement, le coeur plein de tristesse ; les unes tenaient les bras autour de leurs genoux, les autres pressaient sur elles leurs enfants qui ne gémissaient pas encore sur leur esclavage et sur les malheurs de leur patrie ; ils ne pensaient qu'à leur sein : car l'âme des petits enfants est exempte de soucis. Toutes, les cheveux dénoués, se déchiraient la poitrine de leurs ongles, tandis que des larmes desséchées laissaient leurs traces sur leurs joues, et que d'autres larmes coulaient de leurs paupières ; elles regardaient leur misérable patrie qui brûlait encore de toutes parts, entourée de fumée et tournant leurs regards sur l'illustre Cassandre, elles l'admiraient, au souvenir de ses sages prédictions ; mais elle, se moquait de leurs plaintes, quoiqu'elle fût affligée aussi des malheurs de sa patrie. Les Troyens qui avaient échappé à la guerre cruelle, rassemblés dans la ville, travaillaient autour de leurs morts pour les ensevelir ; Anténor présidait à ce triste ouvrage. Et leur petit nombre construisait le bûcher de cette grande foule. Cependant les Argiens, l'esprit joyeux, tantôt fendaient de leurs rames l'eau sombre, tantôt ouvraient les voiles aux vents ; ils laissèrent bientôt derrière eux la Dardanie et le tombeau d'Achille. Mais, quoique leur âme fût joyeuse, ils s'affligeaient en se rappelant leurs compagnons morts et ils jetaient tristement les yeux sur la terre étrangère qui peu à peu semblait s'éloigner de leurs vaisseaux. Ils dépassèrent bientôt ainsi les côtes de Tenédos, celles de Chrysa demeure de Phébos, les montagnes de Cilla, Lesbos exposée aux vents, puis le promontoire de Lectos, où vient se baigner le pied de l'Ida. Les voiles enflées bruissaient et autour des proues frémissait l'eau sombre; les flots immenses étaient noirs, tandis que la route frayée par les vaisseaux blanchissait d'écume. Certainement les Argiens auraient atteint la terre sacrée de l'Hellade, et traversé sans encombre la mer profonde, si Athéné, fille de Zeus tonnant, n'eût été irritée contre eux. Lorsqu'ils furent arrivés dans l'Eubée tempétueuse, alors la déesse, qui méditait leur ruine, afin de punir terriblement le roi des Locriens, vint, à l'insu des autres dieux, vers le puissant Zeus et elle lui dit, le coeur débordant de colère : «Zeus, mon père, les hommes commettent des actions que les dieux ne peuvent tolérer ; ils n'ont que du mépris pour toi et pour les autres Bienheureux ; car le châtiment ne poursuit pas les coupables ; l'homme de bien est plus exposé au malheur que le criminel, et ses maux ne finissent pas. Aussi personne n'aime plus la justice, et les hommes ne respectent plus rien. Pour moi, je ne veux plus demeurer dans l'Olympe, ni être appelée ta fille, si je ne punis pas le crime des Achéens ; dans mon temple, le fils d'Oilée a commis un sacrilège : il n'a pas eu pitié de Cassandre qui tendait vers moi ses mains innocentes ; il n'a pas craint ma puissance, ni respecté ma divinité ; son crime ne peut pas rester impuni. Permets-toi donc d'agir à mon gré, pour que les autres hommes tremblent devant la colère des dieux». Zeus répondit à ce discours par ces mots bienveillants : «Ma fille, mon amour pour les Achéens ne m'arrêtera pas ; je te donnerai même, puisque tu le veux, toutes les armes que jadis, pour m'honorer, les Cyclopes ont fabriquées pour moi de leurs mains infatigables. Au gré de ta colère, excite contre les Argiens l'horrible tempête». En parlant ainsi, il déposa près de la noble vierge l'éclair rapide, la foudre meurtrière, le tonnerre épouvantable. Elle se réjouit jusqu'au fond du coeur, et aussitôt saisit son égide terrible, brillante, lourde, solide, effroyable aux dieux ; au milieu est fixée la tête affreuse de la cruelle Méduse ; alentour sont des dragons épouvantables qui vomissent un feu dévorant ; l'arme meurtrière résonne sur les épaules de la déesse, comme l'éther immense mugit sous l'écho du tonnerre. Elle prend ensuite les armes de son père, ces armes qu'aucun dieu n'a jamais tenues, excepté le grand Zeus ; elle ébranle tout l'Olympe, précipite les nuages sur les montagnes, répand la nuit sur la terre, couvre la mer d'horribles ténèbres. Zeus se réjouit à la voir ; le ciel profond s'ébranlait sous les pieds de la déesse ; l'éther gémissait, comme si Zeus l'invincible s'élançait au combat. En même temps, sur la mer sombre, elle envoie, du haut du ciel, l'immortelle Iris pour ordonner à Eole de déchaîner les vents aux tourbillons impétueux [...] s'élancer des âpres rochers de Capharée, soulever contre les Achéens les flots menaçants, et exhaler leur fureur en souffles puissants. Aussitôt qu'elle a reçu cet ordre, elle s'élance sur la croupe des nuages ; on eût dit une flamme ardente et une eau sombre mêlées à l'air : elle arriva bientôt en Éolie où sont les caverneuses demeures des vents impétueux, creuses, sonores ; non loin est le palais d'Eole, fils d'Hippotas. Elle le trouve entouré de sa femme et de ses douze enfants ; elle lui dit les terribles projets qu'Athéné a formés contre le retour des Danaens ; il obéit, et, sortant de son palais, de ses mains puissantes il enfonce son trident dans les flancs de la montagne, où les vents sonores habitaient un vaste souterrain : un tumulte effroyable se faisait sans cesse entendre alentour. Le coup entr'ouvre la montagne ; les vents s'élancent rapidement, le dieu leur ordonne à tous de soulever une affreuse tempête et de couvrir le promontoire de Capharée sous les flots de la mer agitée. Les vents avaient pris la course avant même qu'Eole eût fini de parler ; sous leurs bonds furieux la mer mugissait terriblement ; les vagues, semblables à des montagnes, se dressaient les unes sur les autres, et les coeurs des Achéens se brisaient dans leurs poitrines ; car tantôt l'onde soulevée portait les navires jusqu'au ciel, tantôt elle les précipitait comme au fond d'un abîme dans les gouffres obscurs de la mer, et sa rage faisait tourbillonner le sable parmi les flots béants. Les malheureux, dans le délire de la peur, ne pouvaient porter les mains aux rames, ni faire glisser au pied des mâts les voiles déchirées par les vents, ni diriger leur course au milieu de l'horrible tempête ; les pilotes n'avaient plus ni force ni adresse pour manoeuvrer le gouvernail ; car l'ouragan cruel avait tout anéanti ; aucun espoir de salut ne restait, car la nuit noire, l'affreuse tempête et la colère cruelle des dieux s'unissaient contre eux. Posidon avait soulevé la mer sans pitié, pour honorer la fille illustre de son frère, qui elle-même dans le ciel exerçait sa fureur en lançant la foudre ; et Zeus, dans l'Olympe, faisait retentir le tonnerre pour honorer sa fille : les îles et les continents étaient inondés par la mer, surtout les rivages de l'Eubée où la déesse préparait aux Argiens désastres sur désastres. Ce n'étaient que gémissements et pleurs sur les navires, et le bois des vaisseaux fracassés éclatait avec bruit : ils se heurtaient les uns les autres, se brisaient, et les efforts des matelots étaient inutiles : quelques-uns essayaient avec des avirons d'écarter les vaisseaux qui les menaçaient, mais les malheureux tombaient avec leurs avirons dans le profond abîme, et périssaient d'une mort cruelle, car de toutes parts des poutres brisées les frappaient, et leurs corps étaient mis en pièces ; les autres gisaient au fond de leurs navires, semblables à des cadavres ; d'autres nageaient soutenus par des rames polies, d'autres s'appuyaient sur des planches ; et les eaux s'entr'ouvraient sous eux en bouillonnant. La mer, le ciel et la terre semblaient confondus. Du haut de l'Olympe, Athéné faisait retentir le tonnerre, et se montrait digne de la vigueur de son père. Autour d'elle, l'éther mugissait. Enfin, déchaînant contre Ajax sa colère et la mort, elle lança la foudre contre son navire et le brisa en mille pièces; la terre et le ciel frémissaient, et Amphitrite débordait en tourbillons. Les hommes tombent en foule du navire ; autour d'eux s'élançaient les vagues énormes ; les foudres illuminées d'éclairs sillonnaient les ténèbres ; et les malheureux buvant l'eau amère perdaient la vie et étaient emportés çà et là. Les captives périssaient aussi, mais elles se réjouissaient ; les unes se plongèrent dans les eaux furieuses, tenant dans leurs bras leurs enfants, pauvres femmes ! les autres portaient une main irritée contre leurs ennemis et hâtaient leur commun trépas, pour venger leur malheur et punir les Danaens. A ce spectacle, la noble Tritogénie se réjouissait. Cependant Ajax tantôt se soutenait aux flancs de son navire, tantôt de ses mains fendait les flots salés, semblable par sa force étonnante à un Titan infatigable ; l'eau salée s'ouvrait sous les mains puissantes du héros audacieux ; et les dieux eux-mêmes, en le voyant, admiraient son courage et sa force. Tantôt le flot soulevait le guerrier magnanime comme au sommet d'un mont aérien ; tantôt il le précipitait au fond des tourbillons ; mais ses mains courageuses ne se fatiguaient pas. Les éclairs autour de lui sifflaient en s'éteignant dans la mer. car la fille du grand Zeus avait décidé de l'épargner encore, quoiqu'elle fût irritée ; elle voulait lui faire souffrir bien des maux et l'accabler de douleurs. Aussi, parmi les flots, de longues angoisses le pressaient, et les Destins l'accablaient de tourments ; mais la nécessité lui donnait des forces, et il se vanta d'échapper à la mort, même si tous les dieux unissaient leurs forces et soulevaient contre lui seul tous les flots de la mer. Mais il ne devait pas échapper à la colère des dieux. Le puissant Posidon, indigné contre lui, s'irrita en le voyant saisir de ses mains les rochers de Gyra, et frappa à la fois d'un grand coup la terre et la mer ; de toutes parts alentour s'ébranlèrent les rochers de Capharée; les rivages, cédant sous le choc, mugissaient, inondés par les flots que déchaînait le roi des mers; et celui-ci, déracinant le rocher pesant auquel le héros s'attachait, le précipita dans la mer. Ajax, roulé avec le bloc énorme, sentit ses mains se briser, le sang couler de ses doigts, tandis que les flots rugissants, lassant sa résistance, couvraient d'une blanche écume sa tête et sa barbe hérissée. Cependant il aurait encore évité la mort cruelle, si Posidon, déracinant la montagne, ne l'avait pas lancée sur lui tout entière. Ainsi jadis, sur l'énorme Encelade, la belliqueuse Pallas avait entassé la Sicile ; aujourd'hui encore, l'île est embrasée par l'invincible Géant, qui sous la terre vomit des flammes ; ainsi la haute montagne, arrachée de sa base, couvre le roi des Locriens et étouffe le robuste guerrier ; la Mort sombre s'empare de lui ; il est vaincu par la terre et la mer coalisées. Les autres Achéens étaient ballottés sur la mer immense ; les uns sur leurs navires étaient frappés d'épouvante ; les autres étaient tombés dans les flots, et le danger suprême les entourait tous ; les navires bondissaient çà et là sur la mer, ou flottaient renversés, ou portaient les débris de leurs mâts fracassés par le vent, ou étaient défoncés par la tempête, ou étaient engloutis dans le profond abîme, sous les torrents de la pluie, qui se mêlait aux eaux de la mer et au souffle des vents ; le ciel se fondait et coulait comme un fleuve, et la mer divine tourbillonnait au-dessous. Et plus d'un Achéen disait : «Sans doute, une pareille tempête détruisit les hommes, quand, au temps de Deucalion, tombèrent des torrents de pluie, que la terre se changea en mer et que les flots se répandirent partout». Ainsi parlaient-ils, frappés d'épouvante. Beaucoup périrent, et les eaux de la mer étaient couvertes de cadavres, comme le rivage où le flot les rejetait en grand nombre ; les débris des navires couvraient aussi le sein de la mugissante Amphitrite, et à peine çà et là paraissaient les flots. Tous n'eurent pas le même sort ; les uns périrent dans la vaste mer, parmi les ondes irritées ; les autres trouvèrent une mort douloureuse parmi les rochers, où leurs vaisseaux se brisaient, attirés par la ruse de Nauplios. Ce prince, irrité de la mort de son fils, vit avec joie, malgré sa tristesse, la tempête et la mort des Argiens ; il se réjouit de la vengeance qu'un dieu lui accordait ; il contemplait avec plaisir la foule de ses ennemis noyés dans l'abîme, et il adressait à son père des prières ardentes pour qu'il les détruisît tous avec leurs vaisseaux. Posidon l'entendit et engloutit une partie des vaisseaux ; mais l'autre partie surnageait sur les flots sombres. Alors Nauplios, tenant dans ses mains une torche ardente, l'éleva dans les airs et, par cette ruse, trompa les Achéens, qui croyaient toucher à un port salutaire ; mais ils furent broyés avec leurs vaisseaux sur les rochers aigus et, grâce à la haine du roi, trouvèrent un sort lamentable sur les écueils, au milieu de la nuit rapide. Peu d'entre eux échappèrent à la mort, sauvés par un dieu ou quelque génie favorable. Athéné, joyeuse de leur ruine, craignait cependant pour le sage Odysse ; il devait vivre pour souffrir encore bien des maux, victime de la colère de Posidon. Ce dieu invincible était irrité contre les murailles et les tours que les Argiens belliqueux avaient construites en face de Troie pour les protéger des périls de la guerre ; il souleva contre elles cette mer immense dont les flots descendent de l'Euxin dans l'Hellespont et la précipita sur les rivages de Troie ; et Zeus faisait tomber des torrents de pluie pour honorer l'illustre Posidon. Apollon aussi ne restait pas oisif ; du haut des montagnes de l'Ida, il réunit ensemble les torrents qui les arrosent ; tout à la fois l'oeuvre des Achéens était inondée par la mer, par les torrents sonores et par la pluie de Zeus irrité ; les flots sombres de la mugissante Amphitrite repoussaient les torrents et ne les laissèrent pas entrer dans la mer avant que leur fureur eût détruit les remparts des Danaens. Posidon lui-même entr'ouvrit la terre à leurs pieds et en fit sortir une eau mêlée de boue et de sable ; il ébranla de sa main puissante le promontoire de Sigée ; les rivages résonnèrent, la Dardanie trembla dans ses fondements, le mur immense disparut soudain, englouti dans la terre entr'ouverte ; on n'aperçut plus que le sable du rivage sur le bord de la mer qui se retirait et sur la plage mugissante qui formait la ceinture de la terre. Telle fut l'oeuvre des dieux irrités.
Sur leurs vaisseaux, les Argiens naviguaient,
dispersés par la tempête ; ils abordaient ici et là, aux rivages où les dieux
les poussaient, restes malheureux du naufrage meurtrier !
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