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QUINTUS DE SMYRNE,
POSTHOMERICA CHANT ΧIII.
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
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GUERRE DE TROIE, DEPUIS LA MORT D'HECTOR JUSQU'A LA RUINE DE CETTE VILLE,
Poème en quatorze Chants, par Quintus de Smyrne,
faisant suite à l'Iliade, et traduit pour la première fois du Grec en Français, par R. TOURLET, Médecin, et Membre de la Société Académique des Sciences, séante au Louvre.
………..Non ego te meis Horat. Carm. Lib. IV. ad Lol. Od. X.
TOME PREMIER. A PARIS, Chez LESGUILLIEZ, frères, Imprimeurs, rue de la Harpe, N°. 151. An IX —1800. QUINTUS DE SMYRNEARGUMENT DU CHANT XIII.
Après avoir introduit le cheval dans leur ville, les Troyens consacrent la nuit aux danses, aux festins. Pendant leur ivresse et leur sommeil, Sinon ayant élevé le flambeau qui devait rappeler les Grecs de Ténédos, avertit Ulysse et ses compagnons de sortir de leur embuscade. Désordre de la ville surprise. Troyens tués par différents chefs des Grecs. Priam égorgé par Néoptolême. Andromaque emmenée captive ; ses plaintes. Anténor est épargné pour avoir reçu autrefois chez lui Ulysse et Ménélas. Enée, après des efforts inutiles pour défendre sa patrie, charge son vieux père Anchise sur ses épaules et s'enfuit avec son fils Ascagne, au travers des flammes et des traits. Calchas invite les Grecs à respecter les jours de ce prince, qui suivant l'Oracle, doit un jour fonder une ville puissante. Ménélas parvenu au palais de Priam, surprend Déiphobe endormi auprès d'Hélène; il lui adresse de vifs reproches et le tue. Hélène épouvantée s'enfuit, et se cache dans des appartements éloignés, où son mari offensé la trouve bientôt; il veut la percer. Vénus lui arrête le bras, et le porte à rendre son cœur à l'infidèle. Après avoir hésité un moment, il se reproche sa faiblesse; mais la compassion pour Hélène émeut tous les cœurs : Agamemnon lui-même, engage son frère à pardonner une faute qui ne doit être imputée qu'à Pâris. Dans l'Olympe, les Dieux affligés de la ruine de Troie, s'enveloppent de nuages. Junon seule paraît satisfaite. Minerve quoique ennemie des Troyens, s'irrite de ce que son temple est profané par le fils d'Oïlée, qui déshonore Cassandre, au pied de l'autel. L'incendie se propage. Destruction entière de la ville. La clarté que produit la flamme, se portant sur l'Ida, y attire les peuples voisins qui viennent déplorer les malheurs de Priam. Ethra, épouse d'Egée et mère de Thésée, avait été prise et conduite à Lacédémone par Castor et Pollux. Devenue esclave d'Hélène qu'elle suivit à Troie, et errant au hasard dans les rues, elle rencontre ses deux petits fils, Acamas et Démophoon qui la reconnaissent pour leur aïeule, et la transportent sur leurs vaisseaux, pour retourner avec eux dans leur patrie. Laodice, fille de Priam, sur le point d'être emmenée captive d'Acamas, demande aux Dieux que la terre l'engloutisse, et sur le champ elle est exaucée. Electre, l'une des Pléiades, et mère de Dardanus, voyant la ville de son fils détruite, se sépare de ses sœurs, et se condamne, dans sa tristesse, à une éternelle obscurité.
CHANT XIII.
Les Troyens signalèrent leur joie, par des repas somptueux ; toute la ville retentissait du son des flûtes et des hautbois, du bruit des danses, des chants, et des voix confuses d'une multitude de convives égayés par le vin et l'abondance des mets. Bientôt les excès de la table appesantissent leurs sens : leur vue se trouble, leurs bouches ne forment plus que des sons vagues et mal articulés. Déjà les murs, les palais, tous les objets leur semblent se déplacer et se mouvoir autour d'eux. (L'usage immodéré des dons précieux de Bacchus, répand toujours des nuages sur les yeux et dans les esprits des mortels). « C'est donc en vain, disaient-ils dans le délire qui égarait leur raison, c'est en vain que nos ennemis ont couvert la mer de vaisseaux, et nos plaines de soldats; maintenant ils renoncent à leur conquête, et s'enfuient comme des enfants ou des femmes pusillanimes, que les moindres obstacles arrêtent et déconcertent ». Ainsi parlaient dans leur ivresse ces infortunés, qui touchaient, sans le savoir, aux portes de la mort. Vers le milieu de la nuit, le perfide Sinon voyant que les citoyens et les soldats, dispersés dans les quartiers de la ville, sont tous assoupis par les fumées du vin, élève le flambeau funeste qui sert de signal à la flotte des Grecs. En même temps il regarde avec inquiétude, s'il n'est point aperçu. Il craint surtout ce dernier instant où peut encore échouer son entreprise. Mais les yeux des Troyens étaient fermés par le sommeil, qui pour la dernière fois s'appesantissait sur leurs paupières, Pendant que les Danaëns, avertis, se préparent à faire voile de Ténédos, le fourbe s'approche du cheval, où est renfermée l'élite des troupes Grecques, et leur parle à demi-voix, pour n'être pas entendu de l'ennemi. Les héros veillaient, attendant impatiemment l'heure du combat. A peine ont-ils reconnu Sinon, qu'ils prêtent l'oreille à ce que va dire Ulysse. « Sortons s'écrie celui-ci; c'est le moment de marcher à la victoire ». Tous veulent s'élancer avec précipitation, mais il les retient ; et secondé par Epée, il ouvre d'abord de chaque côté les flancs du colosse ; puis avançant la tête, il écoute et porte ça et là ses regards, pour s'assurer si quelque sentinelle n'est point réveillée. Tel un loup pressé par la faim dévorante, sort des forêts, trompe la vigilance des bergers et des chiens ; et d'un saut léger, franchissant la barrière, se jette sur les troupeaux. Tel Ulysse, suivi de tous les guerriers, descend à l'aide des échelles que l'industrieux fils de Panope avait préparées pour faciliter leur sortie ; telles encore des guêpes irritées par la secousse violente de la hache qui frappe le tronc où elles ont établi leur demeure, s'échappent de toutes parts et volent par essaims. De même les héros, bouillant d'ardeur, abandonnent leur sombre retraite, et parcourant la ville, ils égorgent l'ennemi plongé dans le sommeil. Cependant un vent favorable élevé par Thétis enfle les voiles, et la flotte vogue sur les plaines liquides au gré des Achéens. Arrivés aux bords de l'Hellespont, ils jettent l'ancre, plient les voiles, et sortent des navires, assurés du succès, et non moins tranquilles que des troupeaux rassasiés qu'on ramène du pâturage, le soir au déclin d'un beau jour. Ils s'approchent en silence des portes d'Ilion, pour s'y réunir aux chefs de l'entreprise. Ceux-ci, sans attendre l'armée, avaient déjà porté en différents endroits l'épouvante et la mort; semblables à ces animaux affamés, qui, pendant le sommeil du pasteur ravagent la bergerie. Les Grecs trouvent à leur arrivée, la ville jonchée de cadavres et lés maisons en feu. Ce spectacle les anime de nouveau ; ils volent au combat. Le cruel Mars et la barbare Enyo soufflent au milieu d'eux la fureur et la rage ; bientôt les rues sont inondées du sang des Troyens et de leurs Alliés. Les uns déjà immolés sont étendus sur la place ; les autres tombent et expirent en même tems; ceux-ci courent éperdus autour des maisons, retenant avec les mains leurs entrailles qui s'échappent; ceux-là, surpris dans leurs lits, et les pieds mutilés par le fer, se traînent parmi les morts, en poussant des cris lamentables. Le glaive meurtrier coupe les bras et la tête de ceux qui, renversés dans la poussière, veulent encore disputer leur vie. Là, ceux qui veulent échapper à la mort, sont percés dans les reins de coups de lance, qui pénètrent jusqu'à la poitrine. Plus loin, d'autres sont atteints à l'aine et dans les parties les plus sensibles, où les blessures sont toujours funestes. Les hurlements des animaux domestiques se mêlent dans les airs aux accents lugubres des mourants. Les toits retentissent des gémissements de toutes les femmes éplorées, qui jettent des cris non moins aigus, que les grues timides à la vue de l'oiseau sacré de Jupiter. Les unes s'élancent hors de leurs couches, tout en désordre, et revêtues d'une simple tunique, sans ceintures les autres encore plus épouvantées, fuient sans vêtement, sans voile, et n'opposant aux regards que leurs mains tremblantes. Ailleurs, livrées au désespoir, elles s'arrachent les cheveux et se frappent la poitrine. Quelques-unes pressées par la nécessité, oublient la timidité naturelle à leur sexe et combattent avec acharnement pour leurs époux et pour les tendres fruits de leurs amours. Les enfants éveillés par cet horrible tumulte crient d'une voix plaintive, et versent des larmes ; mais ces larmes ne coulent point pour des maux qu'ils ne peuvent point connaître (01). Les Parques se repaissaient de victimes. Ensevelis dans le sommeil, ou abusés par les songes de la nuit, des milliers de citoyens étaient massacrés à la fois, comme on égorge en un seul jour de nombreux troupeaux de porcs engraissés pour les tables d'un grand roi. D'autres sont frappés du coup mortel, au milieu même de leurs repas, et leur sang coule avec le vin, qui se répand des coupes renversées. Le moins courageux d'entre les Grecs plonge son fer dans le sein d'un ennemi. Tels, cachés dans un bois touffu, durant les ardeurs du Soleil, les lynx voraces attendent le moment où le berger va porter quelque laitage dans sa cabane ; a peine s'est-il éloigné, qu'ils s'élancent sur les brebis, se rassasient de leur chair, s'abreuvent de leur sang, et ne laissent du troupeau entier que des membres déchirés, plus propres à affliger le pasteur, qu'à lui servir de nourriture ; tels, dans cet affreux et dernier combat, les Danaëns cruels fondent sur les sujets de l'infortuné Priam, et les percent de mille coups. Mais eux-mêmes voient périr une foule de leurs guerriers. Ici, les débris de tables rompues ou les vases lancés contre eux les meurtrissent et les terrassent ; là, ils sont brûlés par des tisons ardents, ou percés par les broches encore fumantes des viandes qu'on a présentées au feu. Tantôt, ils sont abattus sous les cognées et les haches dont le tranchant leur coupe les mains qui tombent avec leurs armes; tantôt, ils sont renversés, la tête brisée à coups de pierre par leurs propres compagnons qui ne les connaissent plus dans la mêlée. Ailleurs enfin, semblables à ces animaux féroces qu'on a surpris et blessés dans les étables, ils sont investis dans les maisons où ils se sont jetés, et où la fureur du désespoir anime en vain leur résistance. La perte des Grecs fut encore plus grande autour du palais de Priam ; les Troyens s'y étaient ralliés en foule, et quoiqu'à demi-vaincus par les vapeurs du vin, ils s'armèrent encore de leurs épées et de longues piques, et taillèrent en pièces un grand nombre de chefs et de soldats. La ville commençait à être éclairée par les torches ardentes que portaient les Argiens, pour ne plus se méprendre sur les victimes qu'ils voulaient immoler. Alors Diomède rencontrant dans la mêlée Corœbe, fils de Mygdon, lui plonge sa lance dans l'estomac. Ce jeune et trop malheureux guerrier, tombé parmi les morts sur la terre ensanglantée, ne put jouir des délices d'un hymen, que par ses succès contre les ennemis de Troie, il se flattait de faire agréer à Priam. Le fils de Tydée tue aussitôt après Eurydamas, gendre d'Anténor, distingué entre tous les Troyens par sa rare prudence. Il s'élance sur Ilionée et lui arrache son glaive. Le vieillard, tremblant et saisi d'effroi, embrasse d'une main les genoux, et de l'autre, retient le bras du vainqueur. Celui-ci, ralentissant sa colère, ou arrêté par quelque génie, permet encore à Ilionée de prononcer ces mots : « Je te conjure, qui que tu sois d'entre les Grecs; épargne des jours que le temps a respectés : il y aurait pour toi de l'honneur à vaincre un rival de ta force et de ton âge ; mais ma défaite ne peut rien ajouter à ta gloire. Tourne tes armes contre des Troyens plus jeunes, que moi. Peut-être le poids des années te réduira-t-il un jour à l'état de faiblesse où tu me vois en ce moment ». « Misérable vieillard, répondit l'implacable fils de Tydée, c'est parce que je compte sur de longs jours, que je veux exterminer tous les ennemis de ma patrie et de mon sang. Meurs : mes forces seront justement employées contre ceux qui me haïssent ». En achevant ces paroles, il lui enfonce son épée dans la gorge, et par cette blessure toujours mortelle, s'échappe avec le sang la vie du malheureux Ilionée. Diomède victorieux décharge sa colère sur d'autres chefs des Troyens. Les principaux furent Synabas et Eurycoon, le fils de Périmneste. D'un autre côté, le roi Agamemnon surprenait Damastoride, et Ajax terrassait Amphimédon. Idoménée tua Mimas, et le brave Mégès vainquit Déjopéte ; mais le terrible fils d'Achille perce lui seul de sa lance une foule innombrable de Troyens. Il renverse le vaillant Agénor, égorge Pammon, Polite et Tésiphon, tous trois fils de Priam : non moins redoutable que ne l'avait été son père, il porte de tous côtés le carnage et la mort, et massacre tous ceux qu'il trouve sur ses pas. Après mille sanglants exploits, il avance d'un air menaçant vers le roi Priam. Cet infortuné prince, retiré prés d'un autel de Mercure, et résolu de ne plus survivre à ses enfants, voit sans frayeur fondre sur lui son cruel meurtrier, et lui adresse ces dernières paroles: « Approche, fils du cruel Achille, ne crains pas de m'enlever une vie que moi-même je déteste ; que le Soleil cesse d'éclairer de ses rayons celui qui fut le plus malheureux des rois, qui ne vécut que pour être témoin de la mort violente de ses fils et de toutes les horreurs d’une guerre funeste. Pourquoi mes yeux ne se fermèrent-ils pas à la lumière, avant que je pusse voir mon peuple massacré et ma ville réduite en cendres? que n'ai-je péri de la main de ton père, lorsque je lui portai la rançon des dépouilles de mon fils Hector ? Mais les Parques inexorables avaient ourdi d'une autre manière la trame de mes destinées. Achève leur ouvrage, et que ton bras me précipite aux sombres bords, où j'oublierai enfin les chagrins et les soucis qui empoisonnèrent mes longs et tristes jours ». « Oui, reprit l'impitoyable Néoptolême, je ferai ce que ma gloire et mon intérêt me commandent Ma vie m'est trop chère pour laisser respirer le chef de mes ennemis ». Il dit : et tranche la tête du vieillard blanchie par les ans. Elle tombe sous le fer de Pyrrhus, ainsi que l'épi coupé par la faux du moissonneur, et roule loin du corps sanglant qui reste confondu parmi d'autres cadavres étendus sur la poussière. Ce fut ainsi que Priam perdit avec la vie le souvenir de ses longs malheurs, et tel fut le déplorable sort de ce prince jadis puissant, grand par son origine, comblé des richesses de la fortune, et entouré d'une famille nombreuse. La prospérité des humains est rarement constante. Trop souvent les revers et l'opprobre terminent une carrière heureusement commencée. D'autres Grecs, animés par la haine, et voulant se venger des maux que leur avait faits Hector, arrachent son fils de la main d'Andromaque, et précipitent du haut des tours cet enfant trop faible encore pour se défendre par les armes. Tels des loups ravisseurs enlevant une génisse encore à la mamelle, la traînent dans des sentiers escarpés, et tandis que la mère privée de son tendre nourrisson, pousse des gémissements plaintifs, tout à coup des lions farouches fondent sur elle, et la déchirent; tels les barbares ennemis de la race de Priam, entraînent avec les autres captives, la fille du puissant roi Eétion, après avoir assouvi leur fureur sur l'objet de ses plus chères délices ; sourds aux cris d'une princesse qui pleurait à la fois un père, un époux, et un fils, appelant la mort que les rois préfèrent, à la honte de servir ceux dont ils devraient attendre des hommages. « Cruels Argiens, s'écriait-elle d'une voix déchirante, brisez ma tête contre les rochers, ou livrez mon corps aux flammes dévorantes. Ces supplices seront moins affreux pour moi que la douleur qui m'accable. L'impitoyable fils de Pélée ôta le trône et la vie à mon père, dans les plaines de Thèbes. Depuis, il immola dans les champs Phrygiens l'époux que j'adorais, et qui faisait tout mon bonheur. Un fils me restait encore ; et cet unique objet de mes espérances, l'injuste destin vient de le ravir à ma tendresse. Délivrez-moi au plutôt d'une vie qui m'est odieuse: Pourrais-je ne pas la détester, après que les Dieux m'ont privée de tout appui? Non, ne me comptez plus au nombre de vos captives. Ne pensez-pas que la veuve d'Hector veuille survivre aux destinées de Troie ». Ainsi Andromaque soupirait après le moment du trépas. La vie n'est plus qu'un fardeau pour ceux qui, du faîte de la gloire tombent dans l'humiliation de la servitude. Tandis que cette princesse se voyait condamnée aux rigueurs de l'esclavage, on égorgeait sous leurs toits, un nombre infini de Troyens. Dans ce tumulte épouvantable, la maison d'Anténor (02) fut seule épargnée. Ce prince avait autrefois reçu dans la ville et retiré chez lui Ulysse et Ménélas. Ces guerriers, par reconnaissance, et pour ne pas provoquer l'indignation de Thémis, laissèrent à leur hôte la liberté et la tranquille jouissance de toutes ses possessions. Alors le brave fils d'Anchise tenta les derniers efforts pour sauver sa patrie ; mais ses armes et son courage furent inutiles; après avoir renversé de sa main une foule d'ennemis, sentant ses forces épuisées, voyant le massacre des troupes de Priam, les palais embrasés, les richesses livrées au pillage, les femmes traînées hors des maisons avec leurs enfants, la ville enfin près d'être ensevelie sous ses ruines, il ne songea plus qu'à se dérober promptement au danger dont il était lui-même menacé. Ainsi sur une mer orageuse, le pilote expérimenté, las de lutter contre les vents et la tempête, s'élance dans un esquif, et abandonne le gouvernail du navire, prêt de s'abîmer dans les flots. Enée pressé de toutes parts, d'une main charge et emporte sur ses épaules, son père, cassé de vieillesse, et de l'autre, il entraîne par le bras son fils en bas âge, qui à demi-suspendu, touchant à peine la terre, marche à pas inégaux, le visage baigné de ses pleurs. Dans sa retraite précipitée, le héros foule à regret les corps de ses concitoyens expirants. Cypris, sa mère, favorise sa fuite, sauve ainsi par lui un petit fils, et un mortel jadis honoré de ses faveurs. A l'approche du fils d'Anchise, le feu perd son activité ; la fumée et les flammes lui ouvrent un passage ; les traits et les dards qu'on fait pleuvoir sur lui, s'amortissent d'eux-mêmes, et tombent à ses pieds. « Cessez, dit alors Calchas aux Grecs acharnés, cessez de décocher contre Enée des flèches inutiles. Respectez l'oracle des Dieux. Cet illustre fugitif, abandonnant les bords du Xanthe doit un, jour fonder sur les rives du Tibre (03) une ville dont les siècles futurs attesteront la gloire. Il régnera sur un peuple immense, et un prince sorti de son sang, étendra son empire du couchant à l'aurore. Lui-même enfin, placé au rang des Dieux, recevra les honneurs dus au fils de l'immortelle Vénus. Quel crime serait le nôtre, d'attenter à la vie d'un héros, qui, préférant en ce moment à toutes les richesses, et l'auteur de ses jours, et le fruit de son hyménée, vous offre le plus parfait modèle d'un père tendre et d'un fils généreux ». On obéit à la voix de Calchas, comme à un ordre du Ciel. Le prince Troyen ne trouvant plus d'obstacle, s'éloigne de sa patrie, et va chercher au hasard, celle que les destins lui préparent. Cependant les Grecs continuent de signaler leur haine par la destruction de Troie et le massacre de ses habitants. Ménélas tue de sa main Déiphobe, assoupi par le sommeil et l'excès du vin, à côté d'Hélène, qui s'enfuit éplorée et se cache au fond du palais. Le fils d'Atrée satisfait de voir couler le sang de son rival; « tu expires sous mes coups, dit-il, et l'Aurore n'éclairera point ton réveil: âme vile (04), en vain tu te glorifiais de ton union avec la fille de Jupiter. Ta mort vient de rompre ces nœuds sacrilèges. Que n'ai-je auparavant eu le plaisir de rougir ma lance du sang de Pâris! mais l'infâme ravisseur a déjà subi la peine due à son crime; et toi, non moins coupable que lui, tu ne pouvais éviter le même sort. Non, ni la distance des lieux, ni l'obscurité de la nuit ne sauraient dérober les méchants aux poursuites de Thémis. Armée de toute la puissance du maître de la foudre, elle fixe continuellement ses regards sur les hommes, pour maintenir les lois et punir les forfaits ». A peine a-t-il achevé ces mots qu'enflammé d'une fureur nouvelle, et poussé par l'impitoyable Dicé (05), il se hâte de laver dans le sang de ses ennemis, et leur crime et sa propre injure. Les Troyens s'étaient attirés tous ces maux par leurs injustices; d'abord, en retenant parmi eux la fille de Tyndare, et depuis, en violant un traité solennel (06) consacré par la foi des serments, et par l'immolation des victimes. Les furies vengeresses s'acharnèrent avec raison contre ces impies ; les uns avaient déjà péri dans les combats; les autres furent massacrés dans la ville, au milieu des festins et jusques dans les bras de leurs compagnes désolées. Ménélas renversant tout ce qu'il rencontre sur ses pas, trouve enfin dans l'endroit le plus retiré du palais, Hélène confuse et tremblante à la vue d'un époux irrité. Il se prépare à la sacrifier à la colère qui le transporte ; mais Vénus arrête son bras, le fer lui échappe des mains, et refuse de se plonger dans le sein d'une mortelle ravissante par les grâces et la beauté. Un charme puissant fascine les yeux du fils d'Atrée; une douce émotion s'empare de son âme, et en bannit la noire jalousie. Tant d'appas effacent de sa mémoire les longues infidélités d'une épouse qu'il se sent forcé d'aimer. Immobile d'étonnement, il demeure comme un arbre desséché que n'agite plus le souffle de Borée, ni le vent du Midi. Ainsi, la Déesse, mère des amours sait changer à son gré le cœur des Dieux et des hommes. Cependant le fils d'Atrée se reproche sa faiblesse; il fait de nouveau briller le glaive aux yeux de la victime ; mais il craint de l'immoler, et ses feintes menaces ne tendent qu'à exciter pour elle la compassion des Argiens. En effet, le roi Agamemnon s'empresse de détourner le coup fatal, et s'efforce d'apaiser son frère par ces paroles : « Modère, ô Ménélas, de trop vifs ressentiments; ne sois pas le meurtrier d'une épouse pour laquelle nous souffrons depuis tant d'années tous les maux de la guerre. Elle a été plus malheureuse que criminelle, et le perfide qui, pour te la ravir, abusa des droits sacrés de l'hospitalité, dont Jupiter est le vengeur, doit seul être accablé du poids de ta haine et de l'exécration du Ciel ». Ainsi parle le chef des Grecs ; et Ménélas profitant de ses sages conseils, retient son indignation. Tous les Immortels affligés du spectacle déplorable qu'offre la ruine de Troie, s'enveloppent de nuages épais et pleurent la triste destinée de cette ville, jadis si florissante. La seule Junon paraît s'en réjouir. Minerve même, quoiqu'ennemie de la cité de Priam, ne peut voir sans douleur que l'impie Ajax ose profaner son sanctuaire, en déshonorant Cassandre. La Déesse indignée frémit d'un attentat qui alarme sa pudeur; sa statue détourne les yeux vers la voûte sacrée ; elle s'agite, et le temple même est ébranlé jusques dans ses fondements. Malgré les signes effrayants du courroux céleste, le téméraire fils d'Oïlée, aveuglé par sa passion, consomme son crime. Une mort affreuse fut bientôt le juste châtiment de son impiété. Déjà l'incendie avait fait de rapides progrès. Les maisons embrasées s'écroulaient les unes sur les autres, et les cendres s'élevaient dans les airs avec une épaisse fumée. Le palais d'Antimaque, les lits somptueux, et les riches meubles des enfants de Priam, la citadelle qu'avoisinaient l'autel de Mercure et les temples de Minerve et d'Apollon, tout était devenu la proie d'un feu destructeur. La ville entière n'était plus qu'un vaste bûcher. Les citoyens périssent de la main des Grecs impitoyables, ou trouvent le trépas sous les débris des édifices. Pressés par le fer de l'ennemi, les uns se donnent à eux-mêmes la mort; les autres dans l'excès du désespoir, avant de finit leur propre vie, égorgent leurs femmes et leurs enfants innocents. Quelques-uns sortant d'un profond sommeil, et ne sachant pas que l'ennemi est dans la ville, se hâtent d'éteindre les flammes; mais surpris par les Grecs, ils tombent percés de coups, et laissent échapper les vases qu'ils tiennent en main. D'autres fuyant, d'un côté, le danger qui les menace, sont renversés plus loin par des poutres à demi brûlées. Ici, des mères que la crainte avait d'abord fait fuir, rappelées bientôt par la tendresse veulent sauver leurs enfants encore au berceau, et sont écrasées par la chute des toits embrasés. Là, les chevaux s'échappent des maisons en feu, et dans leur effroi renversent parmi les morts, les vivants qu'ils foulent de leurs pieds. Dans ces derniers moments de carnage et d'incendie, on n'entend dans les rues et dans les places publiques, que les gémissements et les cris confus d'une foule de victimes, que la mort entraîne dans son noir empire par mille voies différentes. Des tourbillons de flammes s'élevant jusqu'aux nues, avaient répandu au loin une prodigieuse clarté. Les peuples voisins accoururent en foule jusques sur le sommet de l'Ida, sur les hauteurs de Samothrace, et de Ténédos. Les navigateurs s’approchant des parages de Troie dirent, saisis d'étonnement : « Les Grecs ont donc enfin terminé la guerre désastreuse qu'ils avaient entreprise, pour ravoir cette Hélène si célèbre par sa beauté. La superbe Ilion n'est plus : elle a été réduite en cendres et aucun des Immortels n'a secouru ses habitants infortunés. Ainsi l'impérieux destin se joue des choses humaines ; il se plaît à élever au plus haut degré de gloire et de puissance ce qu'il y a de plus faible, et anéantit ce qui parait grand et durable. Ainsi la vie des hommes et les siècles entiers n'offrent que d'éternelles vicissitudes de biens et de maux, de revers et de prospérités ». Tous les malheurs réunis consommaient la ruine de la capitale de l'empire Phrygien. Tels, sur la mer agitée, lorsque les vents déchaînés brisent les navires, ou les engloutissent dans le sein de l'onde amère, lorsque la constellation de l'Autel (07) regardant l’Auster orageux, parait dans le Ciel en opposition avec le formidable Arcture : tels les Danaëns, traînant à leur suite tous les fléaux, achevaient la destruction totale de la ville. Un feu dévorant secondait leur fureur, et de même que dans une forêt embrasée, sont consumés en un instant tous les animaux qui l'habitent ; de même les Troyens, abandonnés par les Dieux; périssent dans leur patrie, victimes du sort inexorable, dont nul mortel ne peut éviter les coups. Ce fut alors que la mère du grand Thésée, échappée au massacre et à l'incendie, fut conduite par quelque divinité sur les pas d'Acamas et de Démophoon. Ceux-ci ne l'apercevant d'abord qu'à la lueur des édifices enflammés, crurent reconnaître, à sa démarche noble et à sa taille élevée, l'épouse de Priam, ils s'approchent pour la saisir et pour l'emmener sur leurs vaisseaux, avec les autres captives, lorsqu'elle s'écrie : « Valeureux chefs d'Argos, ne me traitez pas en ennemie; Troie ne fut point mon berceau : ma patrie est la vôtre. Pithée me donna le jour dans Trœzêne. Egée, mon époux, me laissa pour fruit de notre hymen Thésée, dont le nom fut cher à toute la Grèce. Je vous conjure par le grand Jupiter, et par le sang de mes aïeux, si les enfants de ce héros ont accompagné les Atrides dans cette guerre, et si le sort a épargné leurs jours, que je sois conduite devant eux, et que je les voie de mes yeux. Comme vous, ils sont dans la fleur de l'âge, et suivent la carrière de la gloire ». Ces paroles rappelaient aux deux guerriers le souvenir des exploits de leur père, comment il avait jadis enlevé la fille de Tyndare, que recouvrèrent peu d'années après les fils de Jupiter, en prenant d'assaut la ville d'Aphidna, et comment leurs nourrices les avaient alors soustraits au fer ennemi, tandis qu'Ethra leur aïeule, fut emmenée captive, et devint l'esclave d'Hélène, en même temps qu'elle était sa belle-mère. Démophoon, impatient de se faire connaître à son aïeule : « O Ethra, lui dit-il, les Immortels ont déjà rempli vos désirs. Nous sommes les enfants de votre fils chéri ; que nous vous portions dans nos bras jusques sur nos navires ; vous retournerez avec nous dans les lieux: qui vous virent naître, et dans la ville qui obéissait à vos lois ». A ces mots, elle se jette dans les bras de Démophoon et couvre de baisers sa poitrine, ses épaules, sa tête, son visage qu'ombrageait à peine un léger duvet. Elle embrasse de même le jeune Acamas, et des pleurs d'attendrissement coulent de leurs yeux. C'est ainsi qu'après une longue absence, un père chéri dont on avait annoncé la mort à des enfants désolés, reparaissant-au sein de sa famille, une joie inattendue pénètre tous les cœurs, les accents de l'allégresse se mêlent aux soupirs et aux douces larmes qu'excitent la tendresse et l'amour. Cependant Laodice, fille de Priam, levant des mains suppliantes vers le Ciel, demandait aux Dieux tout-puissants d'être plutôt engloutie dans les abîmes, que de subir le joug honteux de l'esclavage. Ses vœux furent exaucés : la terre ouvrit son sein, et la reçut dans ses retraites les plus cachées. Dans ce moment, Electre se couvrit d'un voile sombre, et s'ensevelissant dans une éternelle obscurité, elle se sépara pour toujours des autres Pléiades ses sœurs et ses compagnes. En effet, celles-ci se montrent encore en un seul groupe aux yeux des mortels ; mais Electre n'est plus aperçue depuis l'affreuse catastrophe qui détruisit la ville fondée par son fils Dardanus. Elle n'avait pu en empêcher la perte, et Jupiter, même aurait inutilement déployé toute sa puissance contre l'irrévocable arrêt du Destin. Ainsi fut saccagée par les Grecs la superbe Ilion, soit qu'il ne plût pas aux Dieux, ou qu'il leur fût impossible, de la préserver de sa ruine. NOTES DU CHANT XIII.(01) Des maux qu'ils ne peuvent connaître, Stace a rendu mot pour mot en vers latins ce passage de Quintus; nous avons observé plus d'une fois, dans le cours de cet ouvrage, que Virgile avait pris aussi dans notre poète plusieurs morceaux. Voici le texte de Statius au dixième livre de sa Thébaïde : Atria foemineis trepidant ululata querelis ; Flent pueri, et flendi nequeunt cognoscere causas, Attoniti, et tantum matrum lamenta timentes, (02) Anténor. On a vu dans le chant précédent qu'Ulysse et Diomède s'étaient glissés furtivement dans la ville de Troie. Plusieurs historiens ont supposé qu'Anténor les avait reçus, et qu'il avait trahi sa patrie. Je n'examinerai point si ce reproche qu'on fait à Anténor est vrai ou faux. Mais il me paraît évident que cette prétendue trahison ne fut point la cause de la déférence que lui témoignèrent les Grecs, en épargnant sa maison. Notre poète parle d'un autre fait qu'Anténor, lui-même, rapporte en ces termes, dans Homère, chant troisième, v. 206. « Ulysse vint autrefois en cette ville, pour te redemander, ô Hélène : député par les Grecs à cet effet, il était accompagné du belliqueux Ménélas ; je leur donnai l'hospitalité et je les traitai amicalement dans ma maison, etc. » Quoiqu'il en soit, cet Anténor est le même qui, après la ruine de Troie, bâtit sur les bords du golfe Adriatique une ville du nom de son ancienne patrie, qui porta aussi le nom d'Anténorea, et dans la suite, le nom de Patavium, et ensuite celui de Padua, Padoue, la patrie de Tite-Live, de Valérius Flaccus, etc. Virgile suppose que ce fut dans cette ville qu'Anténor fut inhumé: mais il paraît supposer aussi qu'il dût son salut à sa fuite de Troie, et non aux ménagements que les Grecs eurent pour lui. Antenor potuit, mediis elapsus achivis Illyricos penetrare sinus ; atque intima tutus Regna liburnorum, etfontem superare timavis Unde perora novem vasto cum murmure montis It mare promptum, et pelago premit arva sonanti. Hic tamen ille urbem Patavi sedesque locavit Teuerorum, et genti nomen dedit armaque fixit Troïa : nunc placida compostus pace quiescit. Virgile, Enéide, Lib. I. v. 246 et suivants. (03) Tybre ou Thymbré. Quoique le texte soit altéré dans cet endroit, j'ai voulu le traduire tel qu'il est, mais on a vu dans la préface que je ne partage pas l'opinion des auteurs sur ce passage, et surtout que je n'adopte pas les conséquences qu'ils en ont tirées. (04) Ame vile. C'est ainsi que j'ai rendu le mot, chien, qui, lorsqu'il est pris pour une injure, ne peut, dans notre langue, s'employer au style noble; dans ce cas qui se trouve fréquemment, je me suis servi du mot lâche, être vil, etc. ou autres, suivant l'exigence de la phrase ou de la pensée. (05) Dicé. Déesse de la vengeance ou plutôt de la justice vengeresse, ce qui la distingue de Thémis : ses ministres s'appelaient Dicastes. (06) Traité solennel, etc. Homère, aux chants troisième et quatrième de son Iliade, rapporte toutes les circonstances de ce pacte et de sa rupture, auxquelles notre poète fait ici allusion. Les deux armées avaient conclu une suspension d'hostilités; il était convenu que Pâris et Ménélas seuls videraient leur querelle personnelle, les armes à la main, sans qu'aucun guerrier des deux armées prit part à l'action ; qu'Hélène demeurerait au vainqueur. Toutes les conditions de ce traité furent arrêtées, munies de la foi des serments, et accompagnées de la solennité des sacrifices. Les deux rivaux se battirent en effet, et Pâris fut vaincu; mais au moment où l'on s'occupait de l'exécution des articles convenus, Pandarus, l'un des Troyens, blessa Ménélas d'un trait, rompit ainsi la trêve et viola la foi des serments. (07) L'autel. Une des constellations méridionales près du Scorpion. Les poètes ont feint que sur cet autel Jupiter avait reçu le serment de fidélité des Dieux. Les anciens pilotes regardaient son apparition comme un augure favorable pour la navigation ; mais il paraît que cet augure se tirait de circonstances particulières, an moment où ce signe paraissait. Du moins on peut le conclure de ce passage d’Arat, dont la traduction est attribuée à Cicéron. ..................................................Cernes Ara quam flatu permulcet spiritus mustri. Exiguo superum quae limina tempore tranat. Nam procul arcturo est adversa parte locata ...................................................................... Signa dedit nautis cuncri quae noscere possent Commiserans hominum metuendos undique casus. Nam cum fulgentem cernes sine nubibut atris Aram sue media cœli regione locatam A summa parte obscura caligine tectam Tum validis fugito devitans viribus austrum, Quam si prospiciens vitaveris omnia caute Armamenta locans tulo labere per undas. Sin gravis inciderit vehementi flamine ventus perstringet celsos defixo robore malos: Ut res nulla feras possit mulcere procellas ni parte ex aquilonis opacam pellere nubem Caeperit et subitis auris diduxerit ara.
Fin du Treizième Chant
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