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Nonnos,

 

Dionysiaques

CHANT XLVIII.

Relu et corrigé

Oeuvre numérisée en collaboration avec Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

NONNOS

DIONYSIAQUES.

CHANT QUARANTE-HUITIÈME.


Cherchez dans les quarante-huitième livre les géants exterminés, Pallène réduite, le sommeil et la maternité d'Aura.


Cependant Bacchus a quitté le seuil de l'antique Phoronée, le pays des nobles coursiers : et, monté sur le char traîné par les léopards, il atteint, dans ses joyeux voyages, le sol de la Thrace. Les fureurs d'Argos n'ont pu adoucir la colère renouvelée de l'argienne Junon : elle n'a pas oublié la frénésie des Achéennes, et s'arme encore contre le dieu. Elle adresse sa prière astucieuse à la Terre, la mère universelle. Elle lui crie les exploits de Jupiter et les triomphes de Bacchus qui a exterminé des nuées d'Indiens innombrables; alors, au souvenir des générations des Indes si promptement anéanties par le rejeton de Sémélé, la mère qui donne la vie redouble ses gémissements, et excite contre lui les tribus indigènes de ses fils les géants à la tête haute, qui courent les montagnes :

« Mes enfants, leur dit-elle, combattez le dieu des guirlandes avec vos sourcilleux rochers; atteignez le destructeur de ma race, ce vainqueur des Indiens, ce fils de Jupiter, et que je ne voie pas régner avec lui ce roi illégitime dans l'Olympe. Enchaînez Bacchus; enchaînez-le; qu'il vienne assistera l'hyménée, quand j'unirai à Porphyrion (01) Hébé, à Chthonios (02) Cypris, et que je célébrerai l'hymen de Minerve avec Encélade (03) et de Diane avec Alcyonée. Amenez-moi Lyéos, et que la captivité d'un fils réduit à l'esclavage afflige à son tour l'héritier de Saturne; blessez de votre fer exterminateur cette image de Zagrée ; immolez-la. Les dieux et les hommes diront que la Terre, dans son courroux, a deux fois lancé ses forces contre la race céleste, les Titans d'autrefois contre l'ancien Bacchus, et contre le nouveau les géants d'aujourd'hui. »

A ces paroles, elle soulève toutes les tribus des géants ; leurs phalanges se rangent en bataille : celui qui demeure dans la colline de Nyssa et celui qui a détaché, à l'aide du fer, les flancs des plus hauts précipices, s'arment ensemble de leurs rochers: l'on court au combat avec un tertre raboteux qui borde les campagnes, l'autre en arrachant le dos d'un isthme qu'entoure la mer. Pélorée (04), de ses bras démesurés, brandit le Pélion à la hante cime, et dégarnit les antres où Philyre (05) a fixé son séjour. Le vieux Chiron, qui (06) unit la nature d'un nomme imparfait aux formes d'un coursier de son âge, se désole en perdant l'asile de sa grotte.

Bacchus fond sur Alcyonée à l'aigrette aérienne ; il ne porte qu'une guirlande de vignes, exterminatrice des géants, tandis que l'immense Alcyonée se précipite sur Bacchus armé des pics de la Thrace ; il balance contre le dieu qu'on ne peut blesser une cime nuageuse de l'Hémus chargé de frimas, et lui jette un promontoire ; mais c'est en vain ; les collines en touchant l'infrangible nébride, tombent en poussière; un nouveau Typhée a mis à nu les sommets de l’Hémathie ; il est semblable à ce premier Typhée, lequel, armé des flancs déchirés de la terre qui le fit naître, a jadis de ses traits pierreux assailli même Jupiter.

Mais le dieu qui ne porte ni un robuste javelot, ni un glaive sanglant, et qui combat avec les filaments de son arbuste, fait tomber les mains multipliées du géant; son feuillage au vin généreux vient à bout des plus terribles tribus des serpents nés dans les creux du sol. Les têtes aux cheveux de vipère de son antagoniste, frappées et moissonnées, palpitent sur la poussière. D'innombrables phalanges succombent dans ce massacre des géants, des fleuves d'un âge éternel ont coulé; et les torrents rougissent sous les flots d'un carnage récent ; les dragons nés dans les flancs de la terre se réunissent pour menacer la chevelure du dieu qui voit aussi des serpents sur sa tête. L'un d'eux porte la flamme au centre de sa gorge béante ; alors, à demi consumé dans son gosier qui s'embrase, il siffle, et, au lieu de son venin pernicieux, il ne vomit que la fumée. Bacchus combat aussi avec le feu ; il lance sur l'ennemi sa torche meurtrière : la flamme bondissante court d'elle-même dans le chemin des airs, et attache ses dévorantes étincelles aux membres des géants.

Tantôt le dieu saisit l'épée d'un guerrier qui expire sur la poudre, et fond sur les Géants dont il moissonne la chevelure serpentine et venimeuse. Tantôt il ne poursuit l'ennemi que d'une main désarmée, et, dans sa rage belliqueuse, il lance sur eux le lierre à longues tiges qui monte au haut des arbres les plus verdoyants.

Le tumulte s'étend au loin. Le dieu plane sur les têtes de l'ennemi, et secoue son brandon belliqueux ; sa trombe terrestre, image de la foudre, arme de Jupiter, échauffe les têtes des géants. Ses jets éclatent; une flamme vagabonde qui brûle les airs s'attache au front d'Encélade ; mais Encélade ne succombe pas, il ne fléchit pas le genou devant la vapeur d'un feu terrestre ; car il lui faut la foudre.

Et sans doute le dieu, de son thyrse meurtrier, les eût immolés tous; mais il se retire volontairement du combat, et veut laisser vivre encore des ennemis réservés à la gloire de son père.

Rien alors n'eût arrêté ses pas pressés de l'amener en Phrygie si un autre exploit ne l'eût retenu. Il voulut mettre à mort le seul bourreau de tant de victimes, le père barbare de Pallène (07), qui, dans son amour illégitime pour sa fille et pour un hymen impie, la refusait à ses nombreux prétendants. Il les déchirait, les broyait de ses mains, et l'arène des bruyantes épreuves rougissait du sang des compétiteurs. Bacchus vint enfin, champion de la justice. Il offrit au malheureux amant de Pallène, toujours voisine de l'hyménée, des dons di-vers pour en obtenir la main si disputée de sa redoutable fille. A la demande du dieu, le guerrier inhumain répond en proclamant une latte conjugale. Il conduit sa fille dans la lice inhospitalière ; elle s'y présente intrépidement, armée de sa lance, et elle porte sur ses épaules un bouclier virginal.

Cypris préside à l'épreuve : Éros se tient nu au centre, et tend à Bacchus la couronne nuptiale. C'est la lutte qui doit parer la fiancée. Pitho prend ses voiles les plus blancs et les plus moelleux, comme si elle présageait la victoire du futur époux. La nymphe rejette de ses mains robustes son manteau, dépose la forte lance qu'elle porte à ses noces; et la charmante fille de la Thrace, sans bandeau sur ses cheveux, sans chaussure à ses pieds, s'avance gracieuse et désarmée; une écharpe vermeille se presse autour des rondeurs de son chaste sein ; elle est sans voile. Les boucles de ses longs cheveux que rien ne couvre tombent sur ses épaules; les replis de ses hanches se montrent à découvert jusqu'à ses genoux, nus aussi ; un tissu d'une blancheur éclatante s'attache à ses flancs en dérobant tout ce que doit cacher la pudeur ; et son corps s'est imprégné d'une huile onctueuse ; ses bras surtout, afin que les mains inévitables du dieu glissent sur ses membres quand il voudra la saisir.

Elle s'approche de l'amant, son futur époux, et sa bouche profère de cruelles menaces; puis elle jette la chaîne de ses deux bras autour du cou de son antagoniste. Mais Bacchus écarte les doigts délicatement nuancés de la nymphe, dégage sa tête des liens dont une faible femme vient de l'entourer, arrondit ses bras autour des flancs de Pallène, et la secoue sous l'effort alternatif de ses pieds. Il s'empare des poignets de rose, ressent une amoureuse joie à serrer une main de neige ; et, dans ce délicieux combat, se trouve plus heureux encore de presser ce corps charmant que si déjà il l'eût fait rouler sur la poussière. Bientôt il s'affaisse dans sa ruse comme un homme hors d'haleine, et retarde la victoire en la laissant incertaine. Alors la ravissante Pallène, par une habile manœuvre, soulève Bacchus, mais ne peut de ses mains de femme faire quitter la terre à un tel fardeau ; elle se fatigue, et abandonne les membres robustes du dieu qu'on ne peut vaincre. Celui-ci fait aussitôt une chaîne de ses bras autour de la charmante jeune fille, et, comme si ce n'était qu'un thyrse, il la prend courbée et arrondie sur ses épaules; puis sa main retient, en la ménageant, la vigoureuse nymphe, et il l'étend tout entière sur le sol ; ensuite il considère d'un regard furtif sa douce figure, ses formes moelleuses ou s’attache la poussière, et les anneaux souillés de sa tête échevelée. Enfin il la relève et la replace sur ses pieds. Mais cette fois Bacchus ne la ménage plus, il appuie sur les flancs de Pallène l'effort d'un genou arrondi ; et cherche à la faire rouler sur le sol sous un élan redoublé en frappant ses jambes, ses talons ou ses jarrets. Bientôt il change d'attaque, se retourne vers les flancs, courbe la tête de Pallène, serre sous ses doigts les reins qu'il entoure par derrière et au milieu. Alors, se laissant tomber exprès, comme s’il était vaincu par ces bras débiles, il éprouve un doux soulagement à sa passion; car il jouit de supporter sur cette heureuse poussière l'amoureux fardeau des amours, demeure étendu et ne cherche pas à s’en dégager. Bien plus, il enchaîne la nymphe des liens des plus délicieux et les plus tendres. Pallène redouble le mouvement impétueux de ses pieds, redresse ses jarrets ; et elle eût échappé aux viriles étreintes de son adversaire, si, par un bond plus énergique, il ne l'eût maîtrisée en se retournant, et n'eût renversé et couché sur le sol la nymphe de rose; elle s’appuie alors sur l'arène, détend les bras, et, tandis qu'elle repose sur le sol, le dieu presse d'une chaîne vigoureuse cette tête qu'il unit à la sienne.

Le père se précipite alors au milieu de l'arène, et dégage sa fille qui veut combattre encore; de peur de la voir étouffée sous ce rude embrassement, il interrompt cette lutte provocatrice de l'hymen, et reconnaît l'amoureuse victoire de Bacchus. Selon les décrets de Jupiter, Éros, après les succès de la lice, couronne de la guirlande avant-courrière de roses son frère qui va vaincre aussi dans la douce lutte du mariage ; et ce fut ainsi que, dans une épreuve pareille, Hippomène (08) vainqueur fit rouler devant les pieds agiles d'Atalante les fruits d'or auxquels il dut son hyménée.

Après ce triomphe qui lui donne une épouse, Bacchus, tout couvert encore de la noble sueur de ses exploits, anéantit de la pointe de son thyrse ce Sithon (09) l'assassin des prétendants, et il donne à Pallène, pour prix de ses amours ce même lierre homicide, roulant encore sur la poussière. Les hymnes s’élèvent de toutes parts ; les silènes jettent d'incessantes clameurs autour de la couche; les bacchantes gambadent. Les satyres enivrés glorifient dans leurs chants d'amour cette alliance qui succède au combat : les phalanges des néréides sur les penchants de l'isthme voisin entourent Bacchus de leurs chœurs virginaux et de leurs voix harmonieuses. Le vieux Nérée, l'hôte de Bacchus, danse auprès des ondes de la Thrace. Galatée, en jouant sur une mer amoureuse, célèbre Pallène unie au dieu du vin. Thétis bondit, bien qu'elle ignore encore l'amour ; Mélicerte applaudit à l'hymen de Pallène, et couronne les flancs fertilisés du promontoire maritime qui en est le témoin. Une hamadryade de l'Athos allume la torche nuptiale de Thrace aux flammes de Lemnos voisine ; et l'époux joyeux console par ces tendres discours les regrets que l'épouse donne à son père :

« Jeune fille, ne pleure pas ton père aux malheureux amours; jeune fille, ne pleure pas l'ennemi de ta virginité : quel père s'est jamais uni à l'enfant qu'il fit naître? Cesse de gémir en vain sur le trépas de Sithon dont se réjouit Dicé. Libre désormais et affranchie, elle allume de ses mains de vierge le flambeau de l'hymen, bien qu'il lui soit étranger; elle célèbre ton union en voyant expirer un autre Oenomaos. Oenomaos meurt, et Hippodamie se console de la perte de son père avec l'époux qu'elle vient d'élire. Quant à toi, jette aux orages le souvenir honteux de la passion d'un père à qui tu viens d'échapper, et jouis de ton alliance avec le dieu du rai-sin. Ai-je besoin de l'apprendre que l'odieux amour de Sithon, et ses refus de ton mariage quand il égorgeait ses gendres sous sa pique sanguinaire, allaient te laisser vieillir dans l'inexpérience de Vénus, et interdisaient pour jamais l'approche de ta couche virginale? Vois ce qui reste de tous les prétendants que Cypris avait parés pour toi, et qu'a immolés la terrible Erinnys. Vois toutes ces têtes, trophées de ton palais, dégouttant encore du sang de ces inhospitaliers h y menées. Pour moi je crois que Mercure, l'arbitre des jeux de l'arène, t'a fait naître quand il a partagé la couche de la séduisante Pitho, puisqu'il t'a enseigné cette lutte qui mène aux amours. Non, tu n'es pas la fille mortelle de Sithon : le dieu de la Thrace, le céleste Mars, t'aura donné la vie ; et je dois penser que Vénus elle-même t'a portée dans ses flancs. Ah ! puisque tu possèdes les goûts de Mars et tout l'éclat de Vénus, ne crains pas de subir les liens qui enchaînent les deux auteurs de tes jours.

Telles furent les paroles du consolateur qui sait guérir tous les maux. Le dieu essuya les larmes attrayantes de Pallène, et s'arrêta longtemps auprès d'elle dans les douces jouissances de ce récent et fécond hymen.

Enfin il quitte le Borée de la Thrace, le palais de Pallène, et arrive chez Rhéa dans cette plaine de Phrygie où Cybèle à l'auguste maternité fait son séjour. Là croissait dans les montagnes qui entourent le Rhyndaque la vierge Aura, la chasseresse de la roche de Dindyme. Compagne de la déesse amie des flèches, elle ignorait encore l'amour, et ne partageait pas les pensées des jeunes filles indolentes. Nymphe aux pieds légers, ennemie des hommes et des plaisirs de Vénus, nouvelle Diane du Lélanton (10), elle est née du vieux Lélante uni jadis à la Titanide Péribée (11), fille de l'Océan. Aura grandissait gracieuse, aux bras de rose, dépassait toute la jeunesse de son âge, et ne se plaisait que dans les collines ; souvent, dans ses chasses, elle devance une ourse furieuse, lance son rude javelot contre une lionne, et épargne les lièvres et les faons. Elle porte un carquois ensanglanté, décoche ses flèches meurtrières contre les lions, hôtes voraces des montagnes; et, fidèle à son nom, elle s'élance aussi légère dans sa courte que les souffles de la montagne (12).

Un jour qu'à l'heure enflammée où l'ardeur du soleil consume, elle se reposait des fatigues de la chasse, et dormait couchée sur le gazon de Cybèle, appuyant sa tête contre la tige d'un chaste laurier, dans un sommeil de midi, elle eut un songe charmant, avant-coureur prophétique de l'avenir : elle voit le dieu brûlant, l'impétueux Éros qui, près du bois où elle a dirigé ses pas, tend son arc, et lance de petites flèches contre les hôtes des forêts. Cypris, avec le fils de Myrrha, est là riant des prouesses de son enfant : et c'est la vierge Aura qui porte le carquois du chasseur Éros sur ses épaules habituées à l'arc de Diane. Le dieu immole les monstres jusqu'à lasser sa corde sous tant de traits exterminateurs des terribles léopards et des ourses faméliques ; il a pris une lionne vivante et montre à sa folâtre mère l'animal enchaîné sous le ceste, universel séducteur. Aura crut même voir dans l'ombre le malicieux Éros l'excitant elle-même à tendre les bras à Adonis et à Cythérée, tandis qu’il faisait ployer le genou asservi de l'orgueilleuse lionne, sa proie; et il lui sembla qu'il prononçait ces mots : « Mère des Amours et des couronnes, je t'amène la vierge Aura pour incliner sa tête devant toi. Et vous, danseuses de l'amoureuse Orchomène, glorifiez le ceste, écharpe de l'hymen qui vient de faire fléchir l'esprit superbe d'une lionne invincible. » Tel est le rêve prophétique qui s'est manifesté à Aura; et ce n'était pas une vaine allusion à Éros, car, s'il prend les hommes dans ses filets, il sait aussi s'emparer des femmes :

La nymphe s'éveille, s'emporte contre ce laurier intelligent, s'irrite contre Cypris et l'Amour, plus encore contre ce sommeil téméraire, s'en prend au songe, gronde le feuillage, et dit enfin tout bas :

« Ces rêves, j'aurais pu les avoir si j'avais sommeillé sous un myrte. Mais toi, Daphné, pourquoi me nuire? Qu'y a-t-il de commun entre ta tige et Cypris? Je me suis laissée aller au sommeil à l'ombre voisine de tes rameaux, sur la foi de ton virginal arbuste, tu as trompé d'un seul coup mon attente et ta renommée. Quoi ! Daphné, en changeant de forme tu aurais donc changé de penchant ? Tu n'es plus l'arbre d'une fille sensée ; ce songe est digne d'une femme sans honneur ou d'une nouvelle épouse : serait-ce donc que Pitho ou ton Apollon ont greffé ton laurier de leur main? ou bien, après la mort, te soumettrais-tu aux unions de Vénus? »

Ainsi disait-elle, dans son courroux contre l'arbuste, Éros, et le sommeil. Cependant la reine des bois, après avoir chassé sur la montagne, accablée sous l'ardeur de l'air embrasé, demande son char pour aller avec ses chastes nymphes rafraîchir ses membres échauffés dans les bains que versent les collines : c'était le milieu du brillant été, car le soleil, nourrissant de tous les feux du midi sa dévorante violence, brillait sur le dos du lion. Diane attelle ses cerfs à leurs doubles harnais pour sa course des forêts. La vierge Aura monte sur le siège, tient le fouet et les rênes, et lance le char de cornes prompt comme les vents. Les filles de l'Océan éternel, suivantes et compagnes de Diane, se précipitent avec elle sans voiles. L'une devance sa maîtresse dans sa rapidité ; l'autre, garantissant la robe, se maintient à côté d'elle; celle-ci, derrière le char aux larges roues, touche le train, et court aussi vite que lui. Le visage de la déesse éclate et resplendit au-dessus de ses compagnes, comme, lorsque sur son disque céleste dardant les flammes de ses vigilants taureaux, la lune projette ses rayons dans un ciel sans nuage, monte à son plein au centre des astres nourris de ses feux, et fait pâlir devant sa clarté toute la céleste phalange. Telle brille Diane dans sa marche à travers les forêts, jusqu'à ce qu'elle ait atteint la rive où le fleuve Sangaris roule les eaux bruyantes de ses courants divins.

C'est là qu'Aura cesse d'agiter des deux côtés ses lanières; elle ôte aux cerfs leurs rênes d'or, et fixe le char illuminateur de sa maîtresse sur la rive. Diane descend alors du siège élevé, Oupis détache l'arc des épaules, Hécaerge (13) le carquois, Loxo s'incline et délie les brodequins qui s'élèvent jusqu'aux genoux; les filles de l'Océan délient les bandeaux de l'élégante chevelure (14). Là, dans la chaleur du midi, la déesse garde au sein des flots sa sainte et virginale pudeur. Elle avance dans les courants d'un pas timide, relève ses voiles à mesure qu'ils touchent les ondes, abaisse ses flancs accroupis sur ses pieds qui les pressent, et cache peu à peu tout son corps sous les eaux envahissantes. La vierge Aura tend les mains, déploie les pieds, et nage à côté de Diane qui nage avec elle (15).

C'est alors que par hasard Aura promène un regard indiscret à travers les eaux ; d'un œil téméraire elle a considéré le chaste corps de la divinité qu'il est défendu de voir, et parcouru les beautés de sa pudique maî-tresse. Déjà la déesse de la chasse, à demi visible dans sa nudité, essuyait sur la rive du fleuve les gouttes humides de ses cheveux, quand la rustique Aura, qui est près d'elle, touche le sein de Diane, et dit d'une voix impie :

« Diane, tu n'as d'une chaste vierge que la renommée, car ta poitrine est flétrie et efféminée comme celle de Vénus, et tu n'as pas les puissantes mamelles de Pallas ; pourtant tes joues lancent des étincelles de rose : si donc tu as toute l'apparence de la déesse des Amours, pourquoi ne pas présider au mariage d'accord avec la molle Cythérée? Pourquoi ne pas accueillir dans ta couche un époux ? Choisis Mercure, si tu veux, pour laisser à Mars Minerve; ou bien, si la passion intrépide du carquois et des flèches te possède, prends à ton gré les traits et l'arc des Amours. Certes ta beauté cède à la mienne; oui, je l'emporte sur toi. Regarde comme mes membres sont larges et solides; voit ces formes viriles, et ces jambes plus rapides que le Zéphyr. Vois comme mes bras sont nerveux comme mon sein robuste se gonfle avant sa maturité. On croirait vraiment que le tien est prêt de laisser échapper le lait. Comme ta main est délicate : Pourquoi donc ta poitrine n'a-t-elle pas ces globes arrondis, naturel témoignage de ton intacte virginité? »

A ces reproches, Diane garde un douloureux silence. Les flots de la colère montent dans son cœur, et ses yeux lancent de sanglantes étincelles. Elle sort précipitamment des eaux, reprend ses vêtements, serre de nouveau ses membres purifiés sous sa ceinture, puis, toute à son chagrin, elle se rend auprès de Némésis. Elle la trouve sur la cime du Taurus, là où, près du Cydnus, elle sut arrêter les orgueilleuses menaces de Typhon ; une roue qui tourne d’elle-même est aux pieds de la déesse, emblème de sa puissance, car elle est la dominatrice universelle qui renverse, après les avoir élevés, tous les grands de la terre; et, dans sa marche vengeresse, sa justice fait tourner comme dans un cercle, toute l'existence. C'est elle qui tient l'homme au faite de la puissance sous son frein irrésistible, type sublime de celle roue rapide qui précipite le superbe pour le punir de sa méchanceté; un griffon ailé (16), oiseau persécuteur vole autour de son trône, et se balance sur ses quatre pieds, avant-coureur de la divinité; car dans ses voyages elle parcourt elle-même les quatre divisions du monde. A peine elle a vu la pâleur des traits de Diane qu'elle a reconnu son chagrin et son ressentiment. Elle l'interroge alors, et lui adresse ces paroles amicales :

« Diane, ton visage annonce ta colère : quel est donc le fils impie de la terre qui t'a déplu? Y a-t-il encore là-bas quelque Typhée? Titye (17) est-il revenu avec ses regards insolents saisir l'inviolable vêtement de ta mère ? Artémis, où est ton arc, où sont les flèches d'Apollon ? Orion (18) t’offense t-il encore ? Non, celui qui osa jadis toucher à tes voiles git dans les flancs de sa mère, cadavre inanimé; et, si jamais un mortel effleure ton manteau d'une main passionnée, tu n'as qu'à susciter un nouveau scorpion vengeur de ta chasteté. Si le téméraire Otos, si le téméraire Ephialte, briguent encore ton amour et ton impossible alliance, extermine l'ennemi de ton impérissable virginité. Si une femme t'importunait comme ta mère Latone, elle me paierait cher les pleurs qu'elle t'aurait fait verser. Oui, si quelque mortelle à la nombreuse progéniture chagrine ta Latone, cette autre Niobé pleurera ses enfants de ses larmes de pierre. Qui m'empêche de donner un nouveau rocher au Si-pyle? Serait-ce plutôt que ton père t'engage comme Minerve à l'hyménée, et qu'il t'aurait promise à Mercure, ainsi qu'il promit la chaste Pallas à Vulcain? »

A peine la bienfaisante déesse (19) a-t-elle fini de parler que la reine de la chasse se hâte de lui dire :

« Vierge dominatrice, à toi qui diriges les générations des hommes; non, ce n'est ni Jupiter, ni Niobé, ni le téméraire Otos, qui causent mon chagrin. Titye n'a point retenu par les larges replis de sa robe ma Latone; et le fils de la terre, Orion, n'a pas reparu pour m'offenser. Mais c'est la fille du Lélanton, Aura, la méchante vierge, dont les railleries et les piquants discours m'ont affligée. Oserai-je te raconter mon injure ? J'ai honte de répéter tout ce qu'elle reproche à ma beauté, et ses insultes à mon sein. Oui, je souffre autant que ma mère ; si Niobé dans la Phrygie offensa Latone et ses deux enfants, c'est en Phrygie aussi que l'impie Aura m'offense ; la fille de Tantale, mère infortunée, a eu pour châtiment cette forme étrangère d'un rocher qui la re-couvre, et elle pleure encore de ses yeux de marbre; moi seule, j'aurai une honte et une douleur impunies; car la vierge Aura n'a pas baigné sa pierre de ses larmes, et elle n'a pas vu une source témoigner à jamais de sa langue indiscrète. Honore toi-même ton origine titanide; accorde-moi, comme tu le fis pour Latone, de voir Aura changée en un immobile rocher ; n'abandonne pas à son chagrin une déesse de ton sang ; fais que je ne voie plus Aura la malapprise rire de Diane, ou bien qu'elle succombe sous ta faux d'airain. »

Dicé la rassure:

« Chaste fille de Latone, lui dit-elle, reine de la chasse, sœur de Phébus, je ne châtierai pas de ma faux une Titanide ; je ne ferai pas d'Aura une roche de Phrygie, car elle est aussi de la race antique des Titans, et le vieux Lélante, en l'apprenant, pourrait m'adresser de justes reproches. Mais voici ce que je puis pour toi : la rustique Aura a ri de ta virginité; elle cessera d'être vierge; et tu la verras dans le ravin où s'écoulent les eaux de la montagne pleurer par des torrents de larmes sa ceinture et sa pureté. »

C'est ainsi qu'elle console Diane, qui abandonne ces monts, portée par le char attelé de quatre cerfs, et retourne en Phrygie. La vierge Adrastée soumet à leur bride les griffons qui luttent entre eux de vitesse pour atteindre Aura la rude ennemie. Son char léger traverse rapidement les airs, elle retient les rênes obliques qui dirigent les oiseaux aux quatre pieds, et s'arrête sur le sommet du Sipyle non loin du visage pétrifié de la fille de Tantale ; elle s'approche de l'orgueilleuse Aura, frappe du fouet de ses serpents l’altière et malheureuse nymphe, la punit par un retour de sa justice, et dompte son indomptable fierté. L'Argienne Adrastée redouble les coups de ses lanières vipérines contre la ceinture de la vierge ; et, malgré son inexpérience des amours, pour plaire à Diane et satisfaire son courroux, elle prépare à son frère Bacchus un autre amour après l'union avec Pallène et la mort d'Ariadne ; car il les a laissées, l'une dans sa patrie, l'autre dans la terre étrangère, où elle sert d'effigie de marbre à la Junon Achéenne, et surtout après Béroé qu'il adora si vainement.

Némésis s'élève alors au-dessus du Taurus et de ses neiges pour retourner sur les bords du Cydnus. Aussitôt le tendre Éros d'un trait profond a enflammé Bacchus pour Aura. Puis il arrondit ses ailes, et remonte rapidement vers l'Olympe.

Dès lors le dieu des montagnes brûle d'un feu plus ardent, car il n'a nul adoucissement à ses maux. Il n'a pas même l'espérance pour remède à sa peur. Éros le consume de sa plus vive ardeur en faveur d'Aura la re-belle et la dernière aimée. Bacchus éperdu, cache son chagrin, et ne cherche pas dans les bois à entretenir Aura de son amour, car il craint de la mettre en fuite. Y a-t-il rien de plus cruel, en effet, que d'aimer seul sans être aimé? Si la vierge chasse au fond des forêts, si les vents amoureux soulèvent ses voiles, tout attendri à l'aspect de sa beauté, Bacchus erre auprès d'elle, et sent pénétrer plus profondément dans son âme le trait de l'amour; enfin, hors de lui, dans sa passion insensée pour Aura, il jette au vent ces bouillantes paroles :

« Ah! je ressemble à l'infortuné Pan, puisque une vierge que les vents entraînent me fuit. Légère, elle s'échappe dans les solitudes, plus mobile que l'invisible Écho. Non, l'amour n'est pas pour tous le même ; Écho n'a pas communiqué sa façon d’aimer aux autres vierges. Où trouver le remède à mes maux? L'attendrirai-je par mes gestes amoureux? Ah ! l'insensible Aura s'est-elle jamais attendrie d'un regard? Et de doux regards peuvent-ils plier à l'amour et à Vénus le cœur d’une ourse? Qui pourrait émouvoir une lionne? Parle-t-on aux chênes ou aux mélèzes inanimés? Peut-on persuader et séduire une roche ? Eh ! comment charmer l'esprit de l'intraitable Aura? Oui, comment la charmer? Comment jamais expliquer les joies du mariage et le ceste protecteur des amours à une nymphe inséparable de sa ceinture, qui ne sait ni le doux aiguillon d'Éros ni le nom de Cypris ? Minerve se laisserait plutôt fléchir; et l’intrépide Diane s'éloignerait de moi moins que la pudique Aura. Ô Pan, tu es plus heureux que Bacchus, puisque cette consolation de l'amour qui m'est refusée, tu la trouves dans une voix attrayante. L’inconstante Écho échange au moins avec toi le dernier son de tes paroles, quand elle répète le bruit de ta voix. Pourquoi la vierge Aura ne me fait-elle pas aussi entendre un mot! Ah! qu'elle prononce un mot de ses lèvres chéries; oui, même ce seul mot: Bacchus, c'est en vain que tu aimes, abandonne la vierge Aura. »

Ainsi disait-il, en traversant, aux premiers souffles du printemps, une prairie émaillée; il s'arrête alors près d'un myrte embaumé, pour laisser passer la chaleur du midi, et se couche sous l'arbuste, accablé d'amour et du fatigue aux murmures des haleines du Zéphyre. Une vierge hamadryade, sans voile sur ses cheveux, s'avance près de lui, en dehors de la tige contemporaine qui l'abrite, et, fidèle à Cypris comme à l'amoureux Bacchus, elle dit :

« Bacchus n'aura jamais Aura pour compagne, s'il ne l'enchaîne sous de solides entraves; s'il n'entoure ses bras et ses mains de liens amoureux, ou s'il ne profite de son sommeil pour l'attacher à l'hyménée et lui dérober sa virginité. »

A ces mots, l'hamadryade se cache au sein des rameaux de son âge, et regagne son asile végétal. Bacchus, agité, se livre aux rêves que fait naître l'amour ; et, jalouse encore après le trépas, l'âme vaporeuse d'Ariadne qui n'est plus s'arrête près de lui, vient se mêler à ses songes, et lui dit :

« Bacchus, l'amour d'Aura l'emporte ; tu ne penses plus à ton premier hymen, tu oublies Ariadne. O mon Thésée, que m'a enlevé un vent ennemi ! O mon Thésée que m'a ravi Phèdre ! Il était donc dans ma destinée de ne trouver que des parjures ! Après Thésée, qui admit à sa couche tant de rivales, me fallait-il encore voir en toi un perfide époux ! Eh quoi ! un inconstant m'abandonne pendant mon sommeil ! Au lieu de Thésée, je m'unis à Bacchus que l'amour vient de maltraiter, et il est infidèle aussi. Hélas ! que n'ai-je eu un époux mortel et périssable ! Que n'étais-je une de ces femmes de Lemnos qui se sont armées contre l'amour passionné de Bacchus ! Si ta nouvelle favorite te demande un gage de ta tendresse, donne-lui, déloyal, donne-lui ma quenouille, ce présent d'amour que te fit la fille de Minos en s'unissant à toi. Offre-le à la rustique nymphe qui se plait dans les rochers. Ariadne, dira-t-on, livra le fil à Thésée et sa quenouille à Bacchus. Tu vas donc, comme le fils de Saturne, passer d'un amour à l'autre ; et, imitateur des tendresses de ton père, tu ne te lasseras jamais de tant d'hommages successifs rendus à Vénus. J'ai appris ton hymen récent avec Pallène de Sithonie, ton union avec Althée (20). Je me tais sur Coronis (21), dont l'amour a fait naître les trois Grâces inséparables. Mais vous, Mycènes, redites ma destinée et le regard inhumain de Méduse. Plages de Naxos, proclamez la jalouse Ariadne contrainte d'aimer. O Thésée, mon époux, la Bile de Minos, que Bacchus offense, te rappelle ; Mais non ! pourquoi penser à Athènes encore ? Hélas ! en amour, n'ai-je pas autant à me plaindre de Bacchus que de Thésée ? »

Elle dit, et s'envole comme une vaporeuse fumée ; l'intrépide Bacchus secoue l'aile du sommeil ; il s'élance, compatit aux douleurs de l'Ariadne de ses songes, et cherche un stratagème qui amène le succès de ses amours. Il rappelle son ancienne union avec la nymphe d'Astacie, et comment, abusant la jeune fille par un breuvage trompeur, il dut à l'ivresse et au sommeil son hyménée.

Pendant que Bacchus préparait la ruse de son triomphe, la fille de Lélante courait impétueuse à la recherche d'une source pour étancher sa dévorante soif. Altérée dans son élan rapide à travers la montagne, elle n'échappa point à Bacchus. Il se précipite à la base d'un rocher, y frappa le sol de son thyrse ; la colline s'ouvre aussitôt et enfante de son sein parfumé les flots rougis et spontanés de la vendange. Pour être agréable au dieu, les suivantes du Soleil entaillent de fleurs les abords de la fontaine; les haleines embaumées de la prairie nouvelle viennent frapper les airs ; c'est le narcisse, sous le nom du gracieux adolescent que la Lune cornue donna à son époux Endymion, auprès du Latmos ombragé, et qui jadis, épris de la vaine et charmante image reproduite dans des eaux menteuses, mourut à l'aspect imaginaire de sa beauté. C'est la plante qui rappelle l'Amycléen Hyacinthe ; et les rossignols voltigeant par troupes sur les arbustes fleuris y chantent à l'abri d'un feuillage printanier.

Là court Aura pour étancher sa soif brûlante: Éros étend un nuage sur ses paupières ; et d’abord c'est en vain qu'elle a cherché l'eau des pluies de Jupiter, ou une fontaine, ou un ruisseau venu de la montagne ; mais ensuite, lorsqu'elle atteint la source perfide de Bacchus (22), Pitho fait tomber de ses yeux l'ombre nuageuse, et lui adresse ces mots avant-coureurs de l'hymen :

« Viens, jeune fille, reçois sur tes lèvres les courants de la nuptiale fontaine, et accueille en ton sein ton époux. »

Aura, réjouie à l'aspect de la source, se penche et s'abreuve à longs traits de la liqueur de Bacchus : elle a bu, et elle s'écrie :

« Naïades, quel prodige! D'où vient cette eau délicieuse? Qui donc a fait jaillir un tel breuvage ? Quelle étoile céleste l'a créé ? Mais quoi ! je viens de boire, et ne puis reprendre ma courte; mes pieds s'appesantissent; un doux sommeil me gagne et ma bouche incertaine ne balbutie que des accents inachevés. »

Elle dit; ses pieds chancellent; sa marche vacillante s'égare ça et là en mille circuits, ses cheveux battent sur ses tempes, sa tête s'affaisse et va presque lécher son épaule : puis elle s'endort sur le sol sous un arbre aux larges rameaux, et abandonne à la terre sa virginité sans surveillance. Le brûlant Éros a vu Aura ralentir sa marche ; il s'élance des cieux, sourit, partage les pensées de Bacchus, et lui dit : « Bacchus, la vierge Aura t'attend, et tu l'ignores. » Après ces mots, il remonte dans l'Olympe en secouant ses ailes ; mais, en partant, il a gravé ces paroles sur des feuilles printanières : « Deviens époux pendant que la vierge sommeille encore, et taisons-nous de peur de l'éveiller. »

Bacchus voit la nymphe étendue sur la terre, sous l'aile appesantie d'un sommeil nuptial; sans bruit et sans chaussure, il rampe à petits pas, gagne la couche muette de l'insensible Aura, détache de ses doigts timides le large carquois de la jeune fille, caché dans le creux d'un rocher son arc, de crainte qu'en se réveillant elle ne l'en frappe. Il attache ses pieds sous des courroies indissolubles, passe une corde autour de ses mains afin qu'elle ne puisse lui échapper, et profite du profond sommeil qui la livre à son amour pour accomplir furtivement leur union (23). L'époux parut sans l'hyménée. La malheureuse Aura, immobile, enivrée, reçut sur le sol même son amant dans ses bras. Le Sommeil qui la pressait sous ses ailes ténébreuses fut l'auxiliaire de Bacchus; car lui-même il a connu Vénus, s’est réuni à la Lune, et il accompagne les plaisirs nocturnes d'Éros. Cette union fut une sorte de songe. La colline tressaille et danse en bondissant; visible à demi, l'hamadryade agite le mélèze son contemporain. Seule dans la montagne, la vierge Écho (24) ne prend aucune part à ces joies, et se cache invisible dans le creux d'une roche, pour ne pas assister aux plaisirs du fougueux Bacchus.

Après l'accomplissement do son silencieux hyménée, le dieu de la vigne s'avance d'un pas précautionné, baise les lèvres de sa charmante épouse, délie ses pieds et ses mains immobiles, prend l'arc et le carquois derrière le rocher et les replace auprès d'elle; puis il retourne aux satyres, tout brûlant encore de son hymen, et jette au vent de l'oubli sa victoire sur la dormeuse Aura.

La nymphe, échappée enfin à l'amour, se dégage et secoue ce sommeil, témoin d'une clandestine union ; elle s'étonne de ses vêtements en désordre ; sa chaste ceinture et son sein profanés lui disent assez que sa primitive vertu vient de lui être ravie. Elle le voit et s'irrite, reprend le voile, dont elle ombrage de nouveau sa poitrine, et serre encore à la façon des vierges les contours de son sein sons les nœuds accoutumés de sa ceinture; elle hurle, s'abandonne aux accès de la rage, poursuit les cultivateurs, cherche à se venger de son perfide époux en attaquant dans sa colère jusque sur les rives ombragées les pasteurs de brebis, et immole d'un fer impitoyable les bouviers; car elle a su que le gracieux Tithon, époux de l'Aurore et son malheureux amant, avait été bouvier lui-même, et que la Lune, conductrice des taureaux, a pour époux le berger du Latmos, Endymion, qui prend soin des bœufs aussi. Elle ne fait grâce surtout ni aux chevriers, ni à leurs troupeaux, parce qu'elle voit Pan, amant infortuné, partager la forme et l'apparence d'une chèvre aux poils épais, et qu'elle s'imagine que, dans sa fureur pour Écho, Pan lui a fait subir, endormie, la même violence. Elle s'appesantit sur les laboureurs ; car ils adorent Vénus, et Iasion, l'époux de la féconde Cérès, fut laboureur aussi ; elle met à mort le chasseur, puisqu'une ancienne légende lui a dit que Céphale, citoyen de l'immortelle Athones, a été chasseur et époux de l'Aurore aux doigts de rose. Elle persécute les ouvriers des vendanges de Bacchus, parce qu'ils expriment le jus qui donne l'ivresse ; et que des amoureux méchants et ivres sont les compagnons de Lyéos. Elle a bien appris l’amour malheureux d'Hymnos, le berger qu'immola une autre vierge, mais elle ignorait la ruse de Bacchus et le breuvage trompeur qui provoqua cette union. Elle rougit de sang les collines, et dévaste les cabanes des montagnards jusqu'à la cime des ravins (25).

Bientôt elle s'excite elle-même dans son délire, et, dans l'excès de sa frénésie, elle pénètre dans le temple de Cypris. Là, elle détache l'écharpe de la robe nouvelle que porte la déesse, le dépouille de son ceste et fustige ses membres délicats (26) ; puis elle enlève la statue de la protectrice des amours, l'approche du Sangaris, et livre aux naïades nues une Vénus nue aussi qu'elle fait rouler dans les flots. Après sa vengeance sur la déesse et sa divine statue, elle brise sur la poussière une effigie du tendre Éros. Enfin elle dépeuple le séjour de Vénus Cybèle (27); et, à bout de fureurs, elle revient inaperçue dans ses forêts accoutumées ; elle y reprend l'épieu et les plaisirs habituels de la chasse, verse de ses humides paupières les plus abondantes larmes sur sa virginité, sanglote, et se lamente ainsi :

« Quel est donc le dieu qui m'a ravi ma virginale pureté? Si, pendant que je donnais sur cette couche solitaire, le rusé Jupiter a changé de forme pour m'outrager, et n'a pas redouté notre Rhéa si voisine, après mes triomphes sur les hôtes des bois, je m'en prendrai au pôle des astres ; si c'est Phébus Apollon qui a abusé de mon sommeil, je ravagerai toute cette pierreuse Pythie qui attire tant d'hommages. Si c'est le Cyllénien Mercure, je ruinerai de fond en comble son Arcadie, et je ferai de sa Pitho aux voiles d'or ma servante. Si Bacchus, survenu tout à coup au milieu des erreurs des songes de l'hymen, à souillé ma chasteté, j'irai où est le temple de Cybèle, et je chasserai des hauteurs du Tmole l'insolent Bacchus. Je suspendrai à mes épaules le carquois exterminateur, je m'armerai contre Paphos et la Phrygie, et tendrai mon arc à la fois et contre Bacchus et contre Cypris. Ah! Diane, c'est toi surtout qui m'irrites : comment ne m'as-tu pas immolée, vierge encore, tandis que je sommeillais? ou comment tes flèches vertueuses ne m'ont-elles pas protégée contre mon ravisseur ? »

Elle dit, et d'abondantes larmes interrompent sa tremblante voix. La malheureuse Aura voit ses flancs fécondés s'arrondir sous un double fardeau. Alors elle s'anime contre sa grossesse et s'emporte contre son fruit, qu'elle le doive à la nature seule, à l'hymne d'un mortel ou à un dieu imposteur. Elle se souvient de Plouto de Bérécynte (28), épouse de Jupiter, la mère infortunée qui donna le jour à Tantale; et, dans une fureur insensée, elle cherche à déchirer ses entrailles pour détruire sa postérité avant de la mûrir et de la faire croître. Elle tire son poignard, et veut que sa main en dirige sans pitié la pointe sur sa poitrine nue ; souvent elle pénètre dans la grotte d'une lionne récente mère pour glisser volontairement dans les filets des Parques; mais la lionne épouvantée s'enfuit devant elle, à travers les montagnes, ou se cache dans les replis des rochers, pour ne pas périr elle-même, abandonnant son lionceau sur sa couche solitaire. Tantôt elle prend le glaive pour enfoncer de ses mains un fer empressé dans ce sein qui se gonfle de lait, et éviter ainsi l'injure que ses flancs lui préparent, comme les insultantes railleries et la joie de Diane. Puis elle souhaite savoir qui fut son époux, car elle désire présenter aussi à un mari indigné un fils en morceaux, épouse et parricide à la fois, et elle veut que l'on dise : « Aura, dans son triste hymen, est une Procné nouvelle, meurtrière de ses enfants. »

Diane a remarqué cependant cette future maternité ; elle s'approche d'un visage souriant, et irrite la malheureuse Aura par ces impitoyables paroles :

« J'ai vu le Sommeil préparer la couche de Vénus ; j'ai vu les flots trompeurs d'une source amoureuse, nuptiale et brunie: là, les jeunes filles qu'abuse le breuvage confient à un rêve conjugal, vainqueur de leur innocence, leur chère ceinture. J'ai vu l’asile, oui, je l'ai vu, où, près d'un rocher témoin du mariage, une femme subit tout à coup l'hymen dans un sommeil mensonger; je connais l'impudique montagne de Cypris où se réfugient les amants qui viennent d'attenter à la chasteté des femmes. Dis-moi, ennemie de l'hyménée, pourquoi donc aujourd'hui cherches-tu la solitude? Pourquoi marches-tu si lentement, toi si légère autrefois? On t'a contrainte au mariage, et tu ne connais pas ton époux. Ah ! tu ne peux dissimuler ta clandestine union : ton sein et le lait qui le gonfle révèlent ton malheur. Dis-moi, dormeuse et chasseresse, vierge et épouse, d'où vient la pâleur qui succède à l'éclat de ton teint? Qui donc a souillé ta couche? Qui t'a ravi ta virginité? Naïades d'une eau rougie, ne cherchez plus le vainqueur d'Aura. Oui, femme au lourd fardeau, je connais ton furtif époux. J'ai su cette rencontre que tu cherches à déguiser. Je connais ton amant. Accablée de sommeil, immobile, tu as reçu Bacchus dans tes bras. Jette donc ton arc; renonce au carquois, préside aux mystères du ton fougueux Lycos. Prends les tambourins et les flûtes de corne aux sons harmonieux. Dis-moi, je t'en conjure par ce lit rustique qui vit ton hymen, quels dons tu as reçus du dieu ton époux? T'a-t-il donné la nébride pour orner ta couche future; t'a-t-il offert les roptres d'airain pour jouets de tes enfants? Je croirais qu'il t'a fait présent du thyrse exterminateur des lions, et qu'il va bientôt l'apporter ces cymbales qu'agitent les nourrices pour apaiser les cris et les larmes de leurs nourrissons. »

Ainsi raillait Diane. Elle retourne aussitôt lancer ses flèches contre les hôtes des bois ; elle court, et laisse les vents aériens dissiper ses soucis.

Bientôt sur le sommet des pics rocailleux de la montagne, loin de tout témoin, Aura subit les cruelles douleurs de l'enfantement et fait entendre les rugissements terribles d'une lionne en gésine. Les roches les répètent, l'écho en retentit et répond par un mugissement semblable aux cris de la nymphe; elle se serre de ses mains comme d'un couvercle, pour étouffer sa souffrance, et le fardeau mûri qui va s'échapper. Elle arrête ainsi le fruit prêt à se produire, car elle ne veut pas invoquer dans ses douleurs Diane qu'elle hait ; et elle re-fuse les filles de Junon (29), de peu que, nées de la marâtre de Bacchus, elles ne s'appesantissent sur ses couches. Alors, dans les douleurs poignantes et inconnues qui l'assiègent, elle s'écrie d'une voix affligée et honteuse :

« Ah ! puissé-je voir ainsi Diane et l'intrépide Minerve, toutes deux sous le poids de la grossesse ! « Ainsi puissé-je voir Écho, la vierge obstinée, souffrir autant que moi pour avoir partagé le lit de Pan ou de ce Bacchus, cause de mes malheurs! Heures, qui présidez à l'enfantement, accusa aussi les douleurs de Diane (30), annoncez ses couches, et dites à Minerve : — Vierge aux yeux bleus, mère nouvelle qui n'eus pas de mère, toi, dont la virile mamelle va verser le lait d'une femme, et toi, Diane, vous allez devenir, en enfantant, la consolation d'Aura. »

Ainsi disait-elle au milieu des cris de ses mortelles douleurs. Diane en suspend le terme, et prolonge les tortures de la malheureuse nymphe. C'est alors que Nicée chargée de diriger les mystères de Bacchus, voit la honte, les peines, les fureurs d'Aura, et lui dit d'une voix compatissante et discrète :

« Aura, qui partages mes maux, pleure à ton tour ton innocence. Ton sein a porté un fardeau douloureux. Il faut donc qu'après ton union tu subisses les traits aigus de l'enfantement ; il faut que tu tendes à tes fils une mamelle inexpérimentée. Mais où as-tu trouvé le breuvage qui perdit ma chasteté ? d'où t'est venu le vin qui t'a rendue mère? Ennemie du mariage, tu souffres tout ce que j'ai souffert. Reproche donc aussi au sommeil ses amours virginaux et perfides. Une ruse a triomphé de nous deux. Un seul époux a fait d'Aura et de la vierge Nicée les mères de ses enfants. Ah ! je n'ai plus mon arc meurtrier des bêtes des forêts, je n'ai plus ma corde. J'aurais encore comme jadis, lancé une flèche; mais, infortunée, je suis une ouvrière du métier (31), et j'ai cessé d’être une vaillante Amazone. »

C'est en ces mots que Nicée plaint les douleurs d'Aura; car elle sait par son expérience tout ce qu'il en coûte pour enfanter. Diane entend les profonds gémissements d'Aura; la fière déesse revient auprès d'elle, rit de ses souffrances, la provoque et lui crie :

« Vierge, qui donc t'a rendue mère de ces enfants qui vont naître? Toi qui ne connaissais pas le mariage, d'où vient le lait de ton sein ? J'ignorais, et n'ai jamais vu qu'une vierge pût donner le jour à un fils ; mon père a-t-il donc altéré l'ordre de la nature, et les femmes pourraient-elles enfanter sans union? Car toi-même, chaste nymphe, tu mets au monde des enfants, et cependant tu hais Vénus. Est-ce que les jeunes accouchées n'implorent plus Diane pour diriger leurs pénibles couches, puisque je te vois seule te passer du secours de la déesse de la chasse? C'est ainsi qu'Ilithyie ne vit pas ton Bacchus, le fléau de ta race, s'échapper du sein qui l'a porté, et que la foudre l'aida à naître imparfait. Ne t'irrite pas d'être accouchée parmi les roches; Rhéa, la reine des roches, a connu ces mêmes douleurs. Qu'y a-t-il là d'étrange ? C'est dans les montagnes que la montagnarde Aura va donner des fils au dieu montagnard. »

Elle dit : la Nymphe souffrante s'afflige, s'indigne, et, même dans les douleurs, elle révère Diane. Infortunée ! elle va enfanter, et voudrait être vierge ! L'enfant se hâte de venir au jour; Diane n'a pas achevé ces discours provocateurs, qu'un double fardeau s'échappe spontanément des flancs délivrés ; et deux jumeaux donnent à la haute montagne de Rhéa le nom de Dindyme (32). A la vue de cette jeune et brillante postérité, Diane s'adresse une fois encore à Aura :

« Sage femme, nourrice, épouse malheureuse, qui donnes la vie à deux jumeaux, vierge mère, tends à tes fils une mamelle inaccoutumée; ton enfant balbutie, et te demande son père. Déclare à tes parents ton époux clandestin. Diane ne connaît ni le mariage ni l'art de nourrir. Ton lit sera cette montagne; et au lieu des robes accoutumées, les peaux tachetées des cerfs seront les langes de tes nourrissons. »

A ces mots la déesse se perd dans les profondeurs des forêts. Bacchus alors appelle Nicée, son épouse cybélide, qui lui reproche encore leur union ; il lui montre en souriant la jeune accouchée, et, fier de ce nouvel hymen avec une autre habitante des bois, il dit :

« Ainsi donc, Nicée, tu trouves enfin une consolation à tes amours. Ainsi Bacchus a renouvelé sa perfidie. Il est le ravisseur d'une autre vierge ; et Aura, qui fuyait autrefois parmi les collines jusqu'au nom même d'Éros, vient de rencontrer au sein des montagnes un sort pareil au tien. Tu n'es plus la seule à subir un sommeil qui mène à l'amour; tu n'es plus la seule qui se soit abreuvée d'un vin, séducteur furtif de l'innocence; cette boisson inconnue vient de jaillir encore d'une source nouvelle. Aura s'est désaltérée à cette onde nuptiale. Mais toi qui as éprouvé la violence des douleurs de l'enfantement, je t'en supplie par Téléte ta fille, l'amie de mes chœurs, hâte-toi d'enlever mon fils, de peur que, dans son courroux, mon Aura ne le détruise de ses mains téméraires ; je sais que, dans son incessante fureur, elle doit anéantir un de ces jumeaux. Mais porte tes secours à Iacchos (33); conserve le meilleur des deux enfants, afin que ta Télète puisse servir à la fois et le fils et le père. »

Après ces paroles, Bacchus se retire finement Il triomphe de son double hymen de Phrygie, de son ancienne comme de sa nouvelle épouse. Mais la jeune mère, qui gémit près de la roche, témoin de ses couches, soulève ses enfants, et s'écrie dans ses amères douleurs :

« Cette union vient des airs et c'est aux airs que j'en rejette le fruit. J'avais épousé les vents, et n’ai pas connu le lit d'un mortel. Les vents portent mon nom ; ils ont fait mon hyménée. Qu'ils aient donc en hom-mage les produits de mon sein ! Fuyez, jeunes enfants d'un père artificieux ; je ne vous ai pas portés dans mes flancs. Que me sont les maux des femmes? Venez maintenant, lions, venez librement au grand jour dans les pâturages de la forêt, venez-y sans crainte ; Aura ne s'arme plus contre vous. Lièvres aux yeux roulants (34), vous l'emportez sur mes chiens. Loups, ne fuyez plus, je verrai la panthère bondir sans s'effrayer auprès de ma couche. Menez-moi l'ourse qui vit auprès d'elle : qu'elles ne craignent rien; les flèches aux pointes d'acier d'Aura se sont bien adoucies depuis qu'elle enfante. Ah ! j'ai honte de porter le nom d'épouse, après le nom de vierge ! Faudra-t-il donc aussi tendre à des nourrissons cette mamelle autrefois si nerveuse, presser sous mes doigts un lait adultère, et dans les fond, moi si cruelle pour leurs hôtes, me voir nommer la tendre mère Aura? »

Elle dit, prend dans ses mains les jumeaux, et la dépose dans un antre, pour en faire la proie d'une lionne en gésine ; mais la panthère de Bacchus lèche les deux beaux enfants de ses lèvres voraces, et, dans son instinct, leur offre une mamelle intelligente: les dragons respectueux les entourent et les défendent de leurs gueules venimeuses; car l'époux d'Aura veille sur les nouveau-nés, et adoucit même les animaux.

La fille de Lélante accourt en délire : elle a le cœur inhumain d'une lionne à l'épaisse crinière; elle saisit l'un des enfants de ses dents sauvages, et, sans être aperçue, le jette au sein des airs. Le nouveau-né tombe d'en haut, la tête en avant sur le sol, et soulève un tourbillon de poussière ; elle s'en empare encore, l'engloutit dans sa gorge maternelle, et se repaît de cet aliment chéri. La vierge Diane, épouvantée, arrache alors à la mère impie son autre fils, traverse la forêt, et emporte l'enfant dans ses bras mal accoutumés à ces soins. Après son union avec Bacchus, après ses couches et ce délire, la rustique Aura veut éviter les railleries sur son hymen ; car elle honore encore la renommée de son antique pudeur. Elle s'approche du Sangaris (35). Et là, avec l'arc suspendu à ses épaules, elle jette dans les ondes du fleuve le carquois qu'elle a négligé, s'élance la tête la première dans les profondeurs des flots, et refuse à ses regards confus la lumière du jour. Le fleuve l'engloutit, et le fils de Saturne la change en fontaine. Le flot qui jaillit est son sein, l'eau son corps, les fleurs ses cheveux. La corne de son arc devient la corne du fleuve au front de taureau ; les joncs sont la corde métamorphosée; ses flèches, des roseaux, car elles sifflent comme eux ; son carquois plonge au fond des gouffres limoneux du Sangaris, et murmure en se frayant une voie au travers des ondes.

Diane apaise enfin son ressentiment; elle cherche autour du bois les vestiges du dieu ami des coteaux, soulève le jeune nouveau-né d'Aura, prend ce fardeau inconnu à ses bras, et, toute honteuse, elle tend l'enfant mâle à Bacchus, son frère.

Cependant le père donne son fils à Nicée pour veiller sur lui; celle-ci l'a reçu, a exprimé pour lui de l'extrémité d'une mamelle salutaire la liqueur vivifiante, et l'a fait grandir. Bientôt Bacchus enlève sur son char, enfant encore, ce Bacchus qui porte le nom de son père, et le présente à Minerve, au sein des mystères de l'Attique, tandis qu'il balbutie le cri d'Évohé. Pallas, dans son temple hospitalier, le reçoit sur ses bras qui ne connaissent pas l'hymen, lui tend son sein, ce sein que pressa seule la lèvre d'Érechthée, et elle laisse jaillir spontanément de sa mamelle virginale un lait étranger à sa chasteté. La déesse le confie aux bacchantes d'Éleusis. Les nymphes de Marathon prennent le lierre, entourent le jeune Iacchos de leurs danses ; elles élèvent la torche nocturne de l'Attique (36) en l'honneur de la divinité qui vient de naître, et l'invoquent comme un dieu, après le rejeton de Proserpine et le fils de Sémélé. Elles établissent des sacrifices pour l'antique Lyéos, pour Bacchus venu plus tard, et elles chantent pour le troisième Iacchos un hymne nouveau. Athènes s'anime à ce triple culte ; et ses citoyens instituèrent plus tard des chœurs pour glorifier Zagrée, Bromios et Iacchos à la fois.

Bacchus cependant n'a pas oublié ses amours de Cydonie. Il songe à cette première épouse qu'il a perdue, et il place dans l'Olympe la couronne circulaire d'Ariadne qui n'est plus, en témoignage de sa tendresse, et pour proclamer à jamais l'hymen qui les a unis de ses plus éclatantes couronnes.

Enfin le dieu de la vigne monte dans le Ciel sa patrie, s'assoit à la table du dieu qui l'enfanta ; et, après les aliments mortels, après le breuvage du vin qu'il a inventé, il boit lui-même dans de plus nobles coupes le nectar céleste, en compagnie de Mercure et à côté d'Apollon (37).


NOTES DU QUARANTE-HUITIÈME CHANT.


(01) Porphyrion. — Ce géant, qu'il ne faut pas confondre avec Porpbyréon, le fils d'Athamas et et de Thémisto, que nous avons rencontré vers la fin neuvième livre, est nommé par Pindare le roi des Géants, βασιλεὺς Γιγάντων (Pyth., VIII, v. 21). Jupiter ne put en venir à bout qu'aidé des flèches, et après lui avoir inspiré un violent amour pour Junon; or cette légende mythologique m'a autorisé à remplacer l'Hébé du texte de Nonnos Ἥβην par Ἥρην.

Sed quid, Typhoeus et validus Mimas,
Aut quid minaci Porphyrion statu,...

dit Horace dans la belle ode où il a le plus imité Pindare : Descende caelo. (Ode IV, liv. 3.)

Des trois déesses que la Terre destine à ses enfants pour butin de leur victoire, Claudien, dans sa Gigantomachie, en fait la proie d'un seul géant :

hic sibi promittit Venerem speratque Dianae
coniugium castamque cupit violare Minervam.


(02) Chthonios. — Chthonios est synonyme de celui qui est né de la Terre. C'est le nom donné à l'un des cinq Spartes préservés par Cadmus après l'aventure du dragon de Dircé. C'est aussi un Centaure tué par Nestor aux noces de Perithoüs.

Chthonius quoque, Teleboasque
ense jacent nostro.
(Ovide, Métam., l. XII, v. 441.)

A propos de: ces géants, Nonnos va leur donner pour séjour la sainte colline de Nyssa, où Homère fait poursuivre par Lycurgue les nourrices de Bacchus, ἠγάθεον Νυσσήϊον.

(03) Encelade. — Encelade, le fracas intérieur, est le plus puissant des Titans, sur lequel Minerve fit tomber l'Etna. (Apollodore, liv. I.) Nonnos à cette occasion, a préféré la foudre et la leçon de Virgile (semiustum fulmine (En., liv. III,) à celle d'Euripide, qui représente Encelade vaincu par Pallasallas (Ion., v. 171) :

Et là suait Euryle à détacher les roches
Qu'Encelade jetait.

(04) Pélorée. — Pélorée, le Prodigieux; ce nom de géant passa au Thessalien qui vint annoncer le premier au roi Pélasge un prodige, la naissance de Tempé, vallée délicieuse de l'Hémonie : elle parut tout à coup après un grand tremblement de terre, lorsque, les montagnes qui servaient de digue aux eaux dont elle était recouverte s'étant fendues, le lac s'écoula tout entier dans le Pénée (Athénée, liv. XIV, ch. x); et l'Hémonie ou l'Hemathie, je crois l'avoir dit, est ici cette partie de la Macédoine qui touche à l'Hémus, comme le veut son nom :

Bis sanguine nostro
Emathiam, et latos Haemi pinguescere campos.
(Virgile, Géorg., l I. v. 492.)

L'épisode des géants, comme ses minutieuses particularités, me remettent en mémoire le portrait de l'Érudit dans la Bruyère : « Hermagoras est instruit de la guerre des géants; il en raconte les progrès et les moindres détails; rien ne lui échappe. » J'admire que Nonnos, après la lutte olympienne de Typhée, les batailles du lac Astacide, de l'Oronte, de l'Indus, les exploits multipliés de Morrhée et des Cyclopes, enfin la guerre de Persée, ait trouvé des couleurs encore pour l'attaque des Géants de la Thrace et pour le combat singulier de Pallène. Certes voilà de l'abondance. C'est le récit oriental tel qu'il est compris de nos jours, j'allais dire le conte arabe, où les images redoublées cachent le vide et déguisent l'uniformité; ou plutôt c'est l'Euphrate de Callimaque, qui, dans ses grands courants, entraîne avec lui bien des rebuts du sol et mêle à ses eaux des amas de vase :

Ἀσσυρίου ποταμοῖο μέγας ῥόος, ἀλλὰ τὰ πολλὰ
Λύματα γῆς καὶ πολλὸν ἐφ' ὕδατι συρφετὸν ἕλκει.
 (Hymn à Apoll., v. 115.)

(05) Phylire. - Océanide, mère du Centaure Chiron. Elle eut tant de honte de voir Saturne, surpris auprès d'elle par Rhéa, s'enfuir sous la forme d'un cheval, qu'elle se cacha dans les montagnes les plus isolées, où elle fut changée en tilleul (Philyra) : et son nom me rappelle les énormes tilleuls que j'ai vus dans les montagnes de la Thrace, dignes frères de ces tilleuls sauvages de nos Pyrénées dont la fleur d'un parfum plus pénétrant et la feuille plus découpée parent la délicieuse vallée du Lys, à Bagnères de Luchon.

(06) Chiron. — L'auteur des vingt narrations, commentaire mythologique de l'oraison funèbre du grand saint Basile, prononcée par saint Grégoire de Nazianze, un certain Nonnos, qui pourrait bien être le même que celui-ci, malgré ce que j'en ai dit ailleurs, traite ainsi le sujet de l'antre de Thessalie dans sa quatrième histoire :

« Achille, après sa naissance, fut livré par Thétis à Chiron pour le nourrir et lui apprendre à tirer de l'arc. Ce Chiron était un hippocentaure, habitant une espèce de grotte naturelle dans la Thessalie. Il prit Achille dans ses bras, le fit asseoir derrière sa tête sur ses reins de cheval, l'exerça, et lui enseigna l'art de lancer les flèches; il ne lui donna ni pain ni lait ; mais seulement la moelle des cerfs et autres bêtes fauves. De là lui vint le nom d'Achille, privé d'aliments ; » car, ajoute l'impératrice Eudoxie en répétant l'aventure, «  chile signifie nourriture. » χίλος γὰρ ἡ τροφή.

C'est une noble image et bien digne de l'épopée que nous présente Apollonius de Rhodes, lorsqu'il nous fait voir le fils de Philyre, Chiron, descendant des hauteurs du Pélion sur le rivage de la mer, pour souhaiter un heureux retour aux Argonautes; et près de lui son épouse, portant le jeune Achille, qu'elle montre de loin à Pélée, quand celui-ci part pour la périlleuse conquête de la toison d'or (Argon., liv. I, v. 557). Ces deux vers d'Apollonius de Rhodes ont été admirablement amplifiés par Valérius Flaccus (Argon., liv. I, v. 255). Et quel merveilleux pédagogue enfin que ce Chiron, si l'on en croit deux vers d'un poème sur la guerre des Titans que nous a conservés saint Clément d'Alexandrie ! « Il guida les races humaines vers la justice, et leur enseigna la sainteté du serment, le culte des dieux de l'Olympe et les sacrifices. »

Εἰς τε δικαιοσύνην θνητῶν γένος ἤγαγε δείξας
᾿Όρκον, καὶ θυσίας ἰλαρὰς, καὶ σχήματ' Ὀλύμπου.
(S. CI. Alex., Strom., l. I, p. 360.)

(07) Pallène. — Pallène est une petite presqu'île de la Macédoine, située entre les golfes de Therma et de Torone : c'est la patrie de Protée, patriamque revisit Pallenen. (Virgile, Géorg., liv. IV, v. 390.)

Cette lutte de Pallène contre Bacchus, ou de la vigne contre les rochers de la Macédoine et de la Thrace, est digne de remarque. On y retrouve deux variétés des exercices que comprenait le pancrace : le perpendiculaire et l'horizontal. Je prie le lecteur de ne jamais perdre de vue dans cet épisode l'allégorie : il courrait risque, sans cela, de se choquer de bien plus d'une expression équivoque et de quelques images trop libres qu'il m'a été impossible de déguiser.

Le P. Pomey, dans son Panthéon mythologique, place au rang des emprunts faits à la Bible, très fréquents, dit-il, chez les anciens poètes, ce combat de Bacchus et de Pallène à la fin des Dionysiaques, tout semblable à la lutte de l'ange contre Jacob. Il rapproche ensuite Bacchus de Moïse, et va jusqu'à les confondre. Sans énumérer toutes les similitudes qu'il signale entre eux, en voici quelques-unes :

Les deux cornes de leurs deux fronts.

Le titre de législateur (Θεσμοφόρον), qu'Orphée donne aussi au dieu du vin. (Hymne 41.)

Les sources que les bacchantes font jaillir sous leurs thyrses, comme Moïse par sa baguette.

L'Hydaspe passé à pied sec, comme la me Rouge.

Je m'arrête, car je ne pourrais tout dire saut paraître partager l'opinion d'identité des deux personnages, que le savant jésuite a professée après Vossius.

(08) Hippomène. - Hippomène, fils de Macarée ou de Mégarée d'Oncheste, en Béotie, fuyait dans les bois la présence des femmes. Il y rencontra Atalante, en fut épris, la vainquit à la course, et l'épousa avec le secours des trois pommes d'or, mais surtout à l'aide de ce premier amour de la belle chasseresse, qu'Ovide nous révèle dans en vers charmants :

... Utque rudis, primoque cupidine tacta,
Quod facit ignorans, amat, et non sentit amorem.
(Métam., l. X, v. 637.)

(09) Sithon. — Sithon, roi de Thrace, qui laissa ce synonyme à son pays, personnifie surtout la contrée montagneuse sur laquelle il régnait. Il était fils de Mars ou de Neptune et de la nymphe Anchirhoé (voisine des courants).
Ici, je le répète, l'allégorie est claire. De nos jours ou dirait, le symbolisme : Sithon, le mont homonyme de Thrace, refuse la ville née de ses rochers, et qu'il se réserve, à la culture de la vigne éprise de ces penchants garantis du nord, si bien exposés au soleil du matin ; et Pallène, dans sa nudité, que recouvrent seulement les armes de sa belliqueuse patrie, lutte contre le génie civilisateur, et reçoit enfin, avec les bienfaits de Bacchus, le titre de son épouse. N'oublions pas que chez les Orphiques dont les dogmes étaient originaires de la Thrace, la puissance de Bacchus était irrésistible; Proclus le proclame le sixième monarque du monde : « après Phanès, la Nuit, Ouranos et Saturne, Jupiter, dit-il, est aujourd'hui en possession du sceptre de l'univers ; mais un jour il sera contraint lui-même de le remettre à Bacchus. » (Procl., Tim., liv. V.)

(10) Lélanton. — S'il s'agit de Lélanton plaine qui domine Chalcis, dans l'île d'Eubée, cette désignation topographique nous entraînerait bien loin du Rhyndaque, que j'ai vu couler en Bithynie, et dont Aura porte le nom, Ῥυνδακὶς Αὔρη (v. 242). Les campagnes de Lélante étaient célèbres par leur fertilité, ἀγαθὸν πεδίον Ληλάντιον (Callimaque, Dél., v. 289), et par leurs eaux minérales (Strabon, p. 446). qui guérirent Sylla de la goutte. Ne se pourrait-il pas que la similitude eût fait donner le nom de Lélante à ces sources bienfaisantes, voisines du Rhyndaque qui attirent encore aux pieds de l'Olympe les malades de l'Asie Mineure? et qu'alors j'eusse vu, sans m'en douter, s'étendit devant moi à Brousse cette seconde plaine de Lélante, dont le problème devait plus tard torture mon esprit et résister à mes conjectures?

(11) Péribée. - Péribée, la Célèbre. C'est un surnom répandu et diversement mérité parmi les héros mythologiques. Ainsi se nommait la mère de Pénélope, ou du moins l'une des épouses d'Icare.

(12) Aera. - Le jeu de mots sur le nom Aura qui se fait jour ici ne saurait être imputé à Nonnos . Il est du fait d'Ovide, et constitue le passage de l'épisode si dramatique de Procris et de Céphale :

 Vocibus ambiguis deceptam praebuit aurem
nescio quis nomenque aurae tam saepe uocatum
esse putat nymphae, nympham mihi credit amari.
(Ovide, Métam., l. VII, v. 822.)

(13) Hécaerge — nous avons vu Oupis et Loxo, surnoms et compagnes à la fois de Diane, dans le cinquième chant; Oupis est, en outre le surnom de Minerve, comme on le lit dans une hymne intitulé Épigramme de Markellos.

« Oupis de Ramnuse, qui vois tout ce que ne voient pas les mortels. » (Anth. Jacobs Delect., c. IX,)

Selon une tradition, deux vierges hyperboréennes Opis ("regard" ou "visage") et Argé / Hécaerge, (tire au loin), (ou Hyperoché et Laodicé), étaient venues à Délos avec Léto, Apollon et Artémis, et moururent dans l’île. Par la suite, comme les deux jeunes filles n'étaient jamais revenues, les Hyperboréens envoyèrent leurs offrandes à Délos par l'entremise d'intermédiaires et enveloppées dans de la paille de blé.

Οὖπίς τε Λοξώ τε καὶ εὐαίων Ἑκαέργη,
θυγατέρες Βορέαο
(Callimaque, Dél., v. 292.)

(14) Le cortége de Diane. - Le cortége qui accompagnait Diane au bain fait le pendant du cortège de Médée quand elle se rend dans le temple d'Hécate. (Apollonius de Rhodes, liv. III, v. 870, etc.), et son char de cornes est le κερόεις ὄχος de Callimaque (Hymne à Diane, v. 113). Les cerfs dont il était attelé, dit Spanheim, en raison de la légèreté de leur course et de leur long âge, figuraient l'union constante du Soleil avec la Lune, et sont le symbole de l'éternité.

(15) Les bains de Diane. — La pudeur classique de Diane se manifeste ici dans toute sa pureté avant de faire place à l'orgueil blessé de la déesse; et cette pudeur est l'arme que la nature a donnée à la beauté pour la protéger contre la licence. Ces façons ont toujours aux yeux des hommes une grâce particulière, et je n'ai jamais oublié les traits que m'a fait lire en vers politiques un romancier grec du douzième siècle.

« Tu caches ta poitrine et ton visage, tu doubles ton écharpe et en resserres les noeuds ; puis, des doigts délicats de tes pieds, tu effleures la terre et remues comme par hasard la poussière qui s'y trouve. »

Καὶ τῶν ποδῶν σου τοῖς ἁπαλοῖς δακτύλοις
Τὴν προστυχοῦσαν ἐγχαράττεις γῆς κόνιν.

Ne sont-ce pas là les procédés habituels de la villageoise embarrassée et timide quand on lui demande le chemin de son hameau ?

D'un autre côté, les singuliers reproches que la campagnarde Aura adresse à Diane, et cet incident de leur bain commun, est puisé dans les moeurs et coutumes caractéristiques de l'Orient, tels qu'ils nous sont conservés encore. Les femmes turques, dont les bains publics sont la distraction journalière, y passent de longues heures ; et leurs conversations sont souvent de la nature de celle qu'Aura veut engager avec la chaste déesse. Il ne faut pas avoir vécu bien longtemps à Constantinople pour reconnaître ici le caquetage et la coquetterie des Hammam. Ces détails, comme l'épisode de Pallène, m'ont coûté trop de peine pour ne pas m'épargner tout remords de les avoir insuffisamment gazés. J'ai sans doute mal soutenu cette rude épreuve du traducteur. Fallait-il donc dire avec Boitet, pour effrayer les yeux et les oreilles

de nos lectrices ? « Pallène couvrit son sein d'une fraisette, le liant d'un cordon incarnat; puis elle se couvrit le ventre d'un voile blanc et se frotta d'huile. » Ou bien ajouter pour voiler à la fois les Nymphes et le tableau? « L'une portait « des chemises et les autres de petites commnodités propres pour le bain ? »

Mais si j'ai voulu constamment éviter le style trivial de mon unique prédécesseur, je crains, d'un autre côté, d'avoir parfois encouru le blâme d'un excès de pompe et d'enflure. C'est sans doute le défaut particulier de mon auteur, et je comprends qu'il peut de temps en temps provoquer chez les autres, envers lui comme envers moi-même, un certain déplaisir voisin de l'ennui.

(16) Le griffon. — Voici le portrait du griffon de Némésis, tel que Philé l'a tracé au seizième siècle dans ses iambes reproducteurs des merveilleuses histoires d'Élien.
« Le griffon ailé est grand ; il a quatre pieds armés d'ongles crochus. Il est rouge sur la poitrine, blanc sur le dos. Partout ailleurs, sa peau est noire. Ses yeux, qui regardent en face, lancent le feu. Quand on voit de loin sa tête et sa a bouche, on le prend pour un aigle. Il aime les lieux déserts, terribles à voir et extraordinairement escarpés. » (Philé, v. 81.)

Chez Buffon, le griffon est un vautour. Cuvier y voit le percnoptère d' Aristote : « Et comme aucune de ses dénominations n'est univoque ni exacte, nous avons préféré le nom simple de griffon. » (Buffon, Hist. nat., Oiseaux.)

(17) Titye. — Titye, que nous avons déjà vu dans le vingtième chant (v. 83) rapproché d'Orion, comme ici, est le célèbre géant de l'Odyssée qu'Ulysse a aperçu aux enfers (XI, 575), et dont il raconte le crime et la punition.

Les géants et la vigne plantée rappellent la Genèse : « Gigantes autem erant super terram in diebus illis (ch. VI, v. 4); « Coepitque Noe, vir agricola, exercere terram, et plantavit vineam » (ch. IV, v. 20).

Je le redis en terminant, j'ai mis une grande réserve à faire intervenir la Bible parmi toutes ces légendes mythologiques; mais ici j'ai cédé à ces deux souvenirs de la Genèse; car ils m'ont surpris au début de ce dernier chant au moment où j'assiste à la lutte des Géants primitifs, quand je vois Pallène céder ses rochers à la culture de la vigne, et Nonnos s'apprêter à mettre au service de l'Évangile son hexamètre mythologique.

(18) Orion. — Orion, qui fait ici ses dernières apparitions après avoir figuré maintes fois dans les Dionysiaques, a montré chez Horace toute son énergique insolence.

Notus et integrae
Tentator Orion Dianae
Virginea domitus sagitta.
(Od. IV, l. Ill, v. 70.)

Chez Nonnos, il est timide, il ne fait que toucher le bord de la robe de Diane, ainsi que chez Aratus qui demande pardon à la déesse de répéter cette antique légende (Phénom., v. 631), et comme chez Nicandre.

κακὸν μόρον Ὠαριόνι
Ἀχράντων ὅτε χερσὶ Θεῆς ἐδράξατο πέπλων.

(19) Némésis - Dicé. — Némésis - Adrastée est Dicé, divinité inconnue aux Romains, qui n'avait pas de nom dans leur langue :

Et Latiae Nemesis non cognita linguae.
(Ausone, Mos., v. 379.)

Vengeance, châtiment et justice à la fois, elle nous présente une grande image. « Ultrix facinorum impiorum, bonorumque praemiatrix traditur ex abdita quadam aeternitate omnia despectare. » (Ammien Marcellin, liv. XIV.) Nonnos fait du Taurus, la plus haute des montagnes connues de l'antiquité, ou du moins réputée telle, la demeure de la sublime déesse. Elle est Titanide (vers 433), et alors c'est aussi Thémis, Titanide elle-même (Hésiode, Théog., v. 135). En outre de la roue emblématique et des griffons, génies vengeurs, que lui attribuent les mythographes, et qu'elle partage avec Phébus, et frenis Grypha jugalems (Claudien), Nonnos lui donne la faux, comme si elle était chargée des fonctions suprêmes du Temps.

Un hymne à Némésis de Mésoinèdès, l'affranchi de l'empereur Adrien, nous est parvenu dans les manuscrits de la Bibliothèque impériale, noté avec les tons de l'ancienne musique; et Synèse, qui en cite un fragment, dit qu'on les chantait au son de la lyre. Θεοῦ τε καὶ ἀνθρώπων Νέμεσιν· αὔτη μέν τοι σαφῶς ἐστὶ περὶ ἧς πρὸς λύραν ᾄδομεν (Syn, Epitr.95). Voici cet hymne, qui ne manque ni d'élégance ni d'inpiration :
« O Némésis aux grandes ailes arbitre de la « vie, déesse aux yeux terribles, fille de la Justice, qui sais par un frein de diamant contenir le vain orgueil des mortels ; tu hais leur pernicieuse insolence, et tu chasses au loin la noire envie. Sous ta roue mobile et sans vestiges s'agite la diverse fortune des hommes. Tu suis leurs pas, sans en être aperçue. Tu courbes leur tête superbe, et mesures toujours leur vie a ton gré. Sans cesse tu fronces tes sourcils abaissés sur ton sein, tenant en tes mains ta balance. Sois-nous propice, bienheureuse reine de la justice, Némésis aux grandes ailes, arbitre de la viel Oui, tu es la vérité, compagne de la Justice; cette Justice incorruptible aux ailes déployées, qui sait arracher l'héroïque vertu aux vengeances humaines et au Tartare !
»

(20) Althée. — Ici je cherchais d'abord à substituer au nom d'Althée le nom de Nicée; car Althée, mère de Méléagre, et ses fureurs, m'effrayaient; et il me semblait étrange qu'en repassant les amours de Bacchus, Ariadne pût oublier Nicée, que nous allons retrouver en effet, et dont nous nous sommes tant occupés aux quinzième et seizième chants. Mais j'ai découvert au bout de mes recherches dans un vers d'Euripide une autre Althée, assez obscure : et Apollodore m'a dit ensuite que Bacchus en avait eu une fille, une certaine Déjanire, beaucoup moins célèbre que l'épouse d'Hercule.

Τί ταῦτα; μῶν κρότος Σικιννίδων
Ὅμοιος ὑμῖν νῦν τε χώτε Βακχίῳ
Κῶμοι συνασκίζοντζες Ἀλθαίας δόμους.

« Qu'est-ce donc ? » dit Silène, « serait-ce le bruit des danses des Cyclopes, comme si vous alliez protéger les amours de Bacchus dans la maison d'Althée? » (Cyclop., v. 39.)

(21) Coronis. - Coronis, mère des Grâces. Le culte des Grâces se retrouve souvent mêlé à celui de Bacchus; mais cette généalogie, qui leur donnerait Coronis pour mère, est inconnue. En tout cas, ce ne peut être Coronis, fille de Phlégyas, aimée d'Apollon; encore moins la fille de Coronée, roi de la Phocide, que Minerve changea en corneille pour la sauver de Neptune (Ovide, Métam., liv. II, v. 543). Mais ce pourrait être Coronée, nymphe, homonyme ou phéronyme, comme dit Nonnos, de la ville de Coronée, en Béotie, où Pausanias a vu lui-même honorer les statues des Grâces. Ἀνέθεσαν δὲ καὶ Χαρίτων ἀγάλματα ἐπ' ἐμοῦ. ( Liv. IV, ch. 34.)

(22) La fontaine de Bacchus. - La fontaine où va s'enivrer Aura et le ravin où elle s'endort sont de tout point semblables aux antres de Bacchus: τοῖς Βακχικοῖς ἄντροις ὁμοίως ὕλῃ καὶ χλωρότητι, tels que Plutarque nous les représente.

« Et estait la fondrière semblable aux spélonques de Bacchus, ainsi tapissés de feuillages de ronces et de toutes sortes de fleurs ; et en sortait une doulce et souefve haleine, qui apportait une fort plaisante odeur et température de l'air, telle comme le vin sent à ceulx qui aiment à le boire. » (Plutarque, Délais de la justice divine, § 47 )

Dans la description de Nonnos, nous voyons paraître pour la dernière fois Hyacinthe, et pour la première fois Narcisse, accompagnés de fort jolis vers. Ainsi disait Claudien.

Te quoque flebilibus maerens, Hyacinthe, figuris
Narcissumque metunt, nunc inclita germina ueris,
praestantes olim pueros. Tu natus Amyclis,
hunc Helicon genuit.
(Enl. de Pros., liv. II, v. 131.)

On remarquera que Nonnos s'éloigne de la croyance mythologique en plaçant la scène en Asie et en donnant Endymion pour père à Narcisse. Hygin et Ovide ont nommé le Céphise; Pausanias ne se prononce pas ; mais son bon sens, révolté de l'absurdité de cet amoureux de lui-même, substitue à l'image de Narcisse l'image de sa soeur, et il fait mourir le bel adolescent de regrets incestueux et non de vanité.

(23) Union de Bacchus et d'Aura. — Ici et un peu plus bas, je supprime quelques détails que la gaze artificielle du langage ne saurait jamais voiler suffisamment. Ils n'ont pour excuse aucune équivoque mystique, pour bouclier aucune allégorie. L'union de Bacchus et d'Aura, soit de la vigne et des brises printanières, pouvait s'en passer; et tout scandaleux qu'ils sont, ils n'apprennent rien. J'aime mieux m'arrêter sur Iasion, que nous avons déjà vu époux de Cérès dans le cinquième livre des Dionysiaques, et qui reparaît ici sous le même titre, avec certains traits à l'appui, pour mieux désigner l'allégorie. « Iasion, » dit Héraclide de Pont, « était un agriculteur zélé, qui, sachant augmenter le produit de ses champs, passait naturellement pour le favori de Cérès ; car Homère (Odyssée, v. 125) n'a pas voulu retracer ici les amours déréglées et libertines des dieux, mais bien faire voir à ceux qui désirent étudier pieusement la nature (τοῖς εὐσεβῶς ἐρευνᾷν ἐθέλουσι) que les plus saintes déesses se soumettent à leurs contemplations. » (All. Hom., p. 78).

Héraclide a oublié d'ajouter, pour corroborer son système, que Cérès, unie légitimement à Iasion, lui donna pour fils Plutus, la richesse.

Δημήτηρ μὲν Πλοῦτον ἐγείνατο, διᾶ θεαών
Ἰασίω ἥρωι.
(Hésiode, Théog., v. 969).

(24) L'écho, dernier son. — On aura sans doute remarqué l'épithète Ὑστερόφωνος (V. 494), que Nonnos consacre à Écho, et qui rend en un seul mot le vers entier d'Ausone :

Extremos pereunti modos a fine reducens.
(Épigr. XI.)

Non cependant qu'Écho rende jamais
Nos doux propos et nos plaintes entières;
Le Sort, vengeur des maux qu'elle avait faits,
L'a condamnée à rendre désormais
Les derniers mots des syllabes dernières.
(Malfilâtre, Narc., l. VI.)

(25) Aura, la peste.— Aura, qui vient de jouer, tant bien que mal, son rôle de femme, reprend ici le caractère de souple aérien, aura, ou pour mieux dire de vent pernicieux.

Il fait naître, il nourrit ce monstre délesté,
Des fléaux le plus grand, des maux le plus funeste,
Que la Fontaine enfin tremble à nommer... la peste !
(Delille, Air, les Trois règnes.)

Aura ravage les hameaux, les campagnes; elle élève ses fureurs jusqu'aux chaumières des pâtres dans les montagnes, mais le fléau n'est plus que tempête ou folle brise quand il soulève les robes neuves de la statue de Vénus, la flagelle et la précipite dans le Sangaris.

(26) La statue de Vénus fustigée. — Nous avons vu déjà dans le trentième chant (vers 108), Alcimachie de Lemnos fustiger l'image de Junon ; Aura fait subir ici le même traitement à Vénus; et, en sa qualité de Brise, elle soulève les vêtements qui recouvraient la statue. « Les statues des déesses, nous dit M. Quatremère de Quincv (Jupiter Olymp., p. 8), étaient quelquefois revêtues de robes. » Aegium, en Achaïe, suivant Pausanias, la statue d'llithyie était couverte, du talon à la tête, d'un léger tissu, à l'exception de la figure, de l'extrémité des pieds et des mains (liv. VII, ch. 23). Mais c'est d'un usage peu commun, puisque Pausanias le remarque, et qu'Hégésippe, dans l'Anthologie, en fait un honneur particulier à la tille de Damarète :
« La fille de Damarète, qui demeure, vierge encore, dans le palais de son père, Egélochie vient d'habiller la statue de Diane, qu'on voit dans les carrefours; et la déesse, sous les couleurs de la toile, brille encore comme l'éclat du feu.
» (Anth. Jac., liv. I, 27.)

(27) Vénus-Cybèle. Il y avait dans les montagnes de Phrygie un temple consacré à Vénus-Cybèle, sorte de synonyme de la Vénus-Junon; et toutes les trois réunies sont des emblèmes de l'humidité génératrice des montagnes : Cybèle la montagne, Junon l'air humide, Vénus la génération.

« Cette Vénus, dit Plutarque, on l'appelait aussi Junon, principe humide, germe universel, et cause de tous les biens dont jouit l'humanité. » (Plutarque, Vie de Crassus.)

Elle doit à ses dons les titres glorieux
De mère, de soutien des hommes et des dieux.
(Lucrèce, Pongerville, l. II, v. 598.)

(28) Plouto. - Plouto est, invariablement, la mère de Tantale, quel qu'eu soit le père ; car cette paternité flotte entre le Tmole, Saturne et Jupiter. Nonnos en fait une nymphe de Bérécynte, attachée, comme Aura, au culte de Cybèle. D'autres la disent en outre Océanide. Dans tous les cas, c'est une mère allégorique. Son nom signifie la richesse. Le Tmole, le Sipyle, et les autres montagnes qui faisaient partie du royaume de Tantale abondaient en filons du précieux métal que les flots de l'Hernros et du Pactole en détachaient.

« Tantale, dit Suidas, fut si fameux par ses richesses qu'elles passèrent en proverbe » ; et ce proverbe, Τάνταλα Ταντάλου ταλαντίζε, la balance de Tantale pèse les talents, sonne à mon oreille comme des écus comptés. C'est ainsi que l'opulent Phrygien, qui entassait les talents, fut réputé fils de Jupiter et de Plouto. Plouto fut doublement malheureuse mère (αἰνοτόκεια, v. 428), puisqu'elle donna le jour à l'impie Tantale, père de Niobé.

(29) Les sages-femmes. — Les filles de Junon sont les sages-femmes; et le mot m'échappe plus bas, quoique je l'aie éludé constamment dans tout le cours du poème, où l'image et la profession se produisent fréquemment ; si je l'adopte après une si longue réserve, c'est pour en faire d'abord une autre injure à Aura, et ensuite une appellation équivoque dans la bouche de Diane.

(30) Diane-Ilithyie. — Dans son ressentiment contre Diane, Aura fait allusion aux attributs d'Artémis-Ilithyte; c'est la Diva triformis d'Horace :

Quae laborantes utero puellas
Ter vocata audis.
(L. III, od. 22)

Il est à remarquer, néanmoins, que dans son métier de sage-femme, Diane a gardé quelque chose de virginal, et qu'elle châtie les jeunes filles qui abandonnent son culte, en leur envoyant les douleurs des heures de l'enfantement :

Χαλεπὸν βέλος Εἰλειθυίης,
Ἀλλὰ τεὴ βασίλεια μογόστοκος Ἄρτεμις ἐστιν,
(Théocrite, Idyll. XXVII, v. 29.)

(31) Nicée. — Nicée, l'ouvrière, s'exerçait du temps de Bacchus aux ouvrages les plus communs de l'art de tisser (çistopùonow, v. 826), et elle méritait encore le nom d'Olbta, heureuse, que quelques anciens géographes lui ont donné. A l'époque de Nonnos, elle venait de subir le plus terrible tremblement de terre, tandis que saint Grégoire fdi¬citait ainsi Nazianze d'y avoir échappé :

Σεισμῶν μὲν κρθερῶν ἔφυγες στονόεσσαν ἀπειλὴν
Ἡνίκα Νικαίης ἄστυ μίγη δαπέδω.

Et saint Jérôme a presque traduit pour moi ce distique de son ami : Nicaea, quae saepe ante corruerat, terra motu est funditus eversa.
Mais hélas ! quand je l'ai vue, cette malheureuse Nicée, languir dans la solitude, couchée silencieusement sur la rive déserte du lac Ascagne, elle portait en outre les cicatrices des guerres des Sarrasins, des Croisés et des Turcs ; et les nobles murailles de sa vaste enceinte, effacées pour jamais de l'histoire, contenaient à peine quatre cents habitants.

(32) Le mont Dindyme. — Dindyme est la montagne des Deux-Jumeaux, voisine de Cyzique, oà Jason institua le culte de Cybèle.

Ite per alta
Dindyma; ubi adsuetis biforem dat tibia cantum,
Tympana vos buxusque vocant Berecynthia matris
Idaeae. Sinite arma viris, et cedite ferro.
(Virgile, Én, l. IX, v. 620.)

La position géographique de Dindyme n'a jamais été mieux déterminée que dans ces vers d'Apollonius de Rhodes. II en fait une sorte de station pittoresque, suivant la mode descriptive qu'il a léguée à nos modernes voyageurs.

« Du haut de la montagne de Dindyme, dit-il, les Argonautes avaient devant eux et comme sous leurs mains, les hauteurs de Macris « (aujourd'hui l'île de Marmara), et au de là toute la Thrace; puis dans les nuages, l'embouchure du Bosphore et les collines de Mysie; de l'autre côté, c'était le cours du fleuve Ésèpe, la ville  et la plaine Népéenne d'Adrastée. » (Arg., I, v. 1115)

Il est évident, d'après le relevé des terres adjacentes, que le mont Dindyme est la colline jumelle (Δίδυμον) de la hauteur nommée maintenant Ourso, nom plus génois que turc, où l'on peut reconnaître facilement l'Arcton oros de Strabon (p. 575), le mont aux Ours. L'Ourso domine les ruines de Cyzique, entre les bourgades Kayanli et Koukolo. Quant à Adrastée, qu'Appien nomme mal à propos Dindyme, c'est le nom de la montagne située en face de Cyzique, sur le continent. Mithridate l'occupa avec cent cinquante mille hommes, Appien dit trois cent mille, pendant qu'il bloquait la ville avec quatre cents vaisseaux.

Enfin, je serais bien tenté de porter la désignation géographique de Dindyme, ou du moins sa domination, un peu plus loin encore, et d'en voir une prolongation jusque dans les collines qui entourent la moderne Mikalitsa, où je retrouverais l'antique Mycalèse, Mouhalitch en turc, à laquelle se rattache plus d'un souvenir de ma vie orientale. J'invoquerais alors ce vers cité par Eusèbe dans sa Préparation évangélique (liv. V, ch. 16).

Ἐν Διδύμον γύαλοις Μυκαλήσιον ἔνθεον ὕδωρ.

Et j'adresserais ainsi de loin un hommage à cette belle source de Mikalitsa, qui m'a donné, pour me délasser de mes fatigues asiatiques, une eau si limpide et si fraîche.

(33) Iacchos. - Je laisse le célèbre archéologue danois s'exprimer sur Iaechos, en assez bons termes italiens.

Il nome Iaccho sorti dal risuono dell' inno, quando, con tede flammanti dal Ceramico la pompa della Teleta s' invia a traversare Cefiso, invocando Dioniso, arcano nunze, immortel in mortali sembianze, nato e spento e rinascente, primiero de' creati, e sempre fanciullo, nipote e figlio de Giove. Indi qualcune un nuovo lacco ha finto, figlio di Aura, qual terzo Dioniso. » (Zoega, t. II, p. 172.)

Suivant Nonnos, Bacchus traverse Athènes en voyageur pompeux, mais il n'établit point dans la ville ses mystères; son culte ne s'y serait point pratiqué : or, ce qui était vrai à l'époque de Bacchus ne l'est plus au temps d'Alexandre, et pourtant Arrien a dit : « Les Athéniens adorent le Bacchus fils de Jupiter et de Proserpine, tout différent de l'autre ; ils célèbrent et chantent avec lui  Iacchus le Mystique, et non le Thébain.» (Alex., liv. II, ch. 16).

Je n'ajouterai plus au sujet de Iacchos que la note marginale relevée par d'Ansse de Villoison sur un exemplaire des Dionysiaques, à propos de ce passage :

«  Nonnus certe accurate tres Bacchus distinguit : Proserpine, Semeles et Aurae filios. Alii Iacchum cum Semeles filio confundunt. Optime Nonnus, qui tres Bacchos tribus Atheniensium Dionysiacis applicavit, quum tot fuisse auctores  passim testantur. »

(34) Les lièvres aux yeux roulants. - C'est-à-dire, « tournoyant incessamment de costé et d'autre, à guise de ces petits tenons ou vrilles des vignes que les Grecs appellent ἕλικες, d'où cette métafore est tirée. » (BI. de Vigenère, Phil., p. 508, Vénus Éléphantine.) On pourrait chicaner Vigenère sur cette étymologie; j'aime mieux dire que cette épithète (ἑλίκωπες) a passé des guerriers d'Homère ( Iliade, I, 389) à ces coquettes aux yeux noirs, qui, selon Suidas, font rouler leurs prunelles pour attirer les regards des hommes : Nonnos l'applique aux lièvres, et si nous révèle ainsi qu'il a aimé la chasse, et connu les secrets qu'elle dévoile à ses amants les mieux épris. J'en conclus qu'il ne s'était pas borné à poursuivre sur les bords du Nil la chevrotante bécassine ou la caille voyageuse, mais qu'il avait aussi dans les collines de Sunium ou de l'Hymette mis en fuite les lièvres aux yeux ronds.

(35) Le Sangaris. — Ce fleuve voisin où Aura va perdre la vie et cacher pour jamais sa honte, on le passait jadis à pied sec, comme le veut le nom primitif de Xérabatès que lui assigne Plutarque (Traité des fleuves) ; mais il a des flots bien retentissants dans ces beaux vers de Paul le Silentiaire, l'un des plus élégants disciples de Nonnos.

« C'est là ce Mygdonien Sangaris que l'on a vu jadis s'enorgueillir de ses courants indomptables sur le sol de Bithynie, et dont la surface est maintenant enchaînée sous la ceinture d'un pont en pierres de taille. »

Τὸν πρὶν ἀνεκήτοισιν ἀγηνορέοντα ῥέθροις
Μύγδονα Σαγγάριον τις ἰδὼν Βιθύνιδι γαίῃ.
Νῶτα λιθοτμήτοισι διαζωθέντα γεφύραις.
(P. le Sil., Descr. de Sainte-Sophie, v. 930.)

(36) La torche de l'Attique.— La torche mystique de l'Attique était de pin ou de mélèze (πεύκη); elle avait, comme les arbres résineux qui la fournissent, une vertu purifiante que lui reconnaissent encore les Levantins, et dont j'ai moi-même, à Constantinople éprouvé les effets, lorsque dans le faubourg de Péra, le concierge du palais de France, les mêlant aux branches du cyprès, me soumettait, en temps de peste, à ses fumigations à mon retour de la grande ville. La torche mystique était commune aux deux cultes réunis de Bacchus et de Cérès; on la passait de main en main dans le temple.

Et quasi cursores, vitai lampada tradunt.
(Lucrèce, l. II, v.70.)

et on la secouait eu courant et en silence, parce que sa flamme et son parfum purifiaient à la fois.

Tuque, Actaea Ceres, cursu cui semper anhelo
Votivam tam quasamus lampada mystae.
(Stace, Silv., l IV-VIII, v. 60 )

(37) Apothéose de Bacchus. — Avant de procéder à l'apothéose de Bacchus, qui va terminer le poème, je me hâte de placer ici le peu que j'ai à dire de sa mort. Eusèbe, sur la foi d'Ion poète peu connu, prétend qu'il alla mourir à Delphes des blessures reçues dans sa guerre contre Persée (Chron. II). Plutarque affirme qu'on y montrait les restes de Bacchus Λείψανα, et que les Thyades y sacrifiaient (Is. et Os., p. 365). Ce point de doctrine mythologique a été fort controversé depuis soixante ans. De nombreux archéologues ont soutenu que, comme le premier Bacchus Zagrée, mort avant lui, le second Bacchus était mort avant la naissance de lacchos, le troisième. D'aussi nombreux glossateurs l'ont nié, et le docte Lobeck a dit à cet égard dans plusieurs dissertations tout ce que pouvait suggérer la Muse armée, expression d'Himérius pour désigner l'érudition (Him., XXXIII, § 1), que Lamartine vient de traduire librement par Les érudits, ces poètes des ténebres. (His. de Russie, t. I, p. 2). Or, comme mon poète qui fait vivre éternellement Bacchus le Thébain, ne me laisse pas à cet égard tout l'exercice de mon éclectisme, je ne me prononce pas en si grave sujet, et voici simplement ce que j'en sais :

Un jour que je cherchais inutilement à la bibliothèque de l'Arsenal dans les notices italiennes de Lorenzo Crasso, ou latines du Danois Olaüs Borrichius, quelque lumière sur la biographie de Nonnos, le hasard me fit rencontrer sur les Bacchanales un petit poème français, qui remonte à cette époque où les Dionysiaques ont joui pour la première fois d'une certaine faveur. J'y ai copié ce fragment, qui nous distraira un moment de nos recherches érudites, plus que ne le sauraient faire sans doute toutes les thèses soutenues par les étudiants d'Heidelberg, à l'ombre de la merveilleuse tonne palatine, sur le trépas du dieu du vin. Mon lecteur a vu peut-être à Rome de ses yeux, comme je l'ai considérée moi-même, cette vaste cuve de porphyre qui pare les salles antiques du Vatican, et qu'on nomme la tombe de Constantin. Elle orna longtemps la jolie rotonde de Sainte-Agnès ou la chapelle de Sainte- Constance, fille de l'auguste empereur, qu'on visite à un mille au delà de la porta Pia. C'est là le porphyre large et pesant que mon poète anonyme signale comme la tombe de Bacchus. Et j'en ai trouvé le pendant à côté de la mosquée d'Osman à Constantinople, où l'on dit que ce marbre funéraire a gardé les restes du grand Constantin, et ceux de Théodose (a). Les Bacchanales ou Lois de Bacchus, prince de Nysa en Arabie, roi d'Égypte et des Indes, et dieu des buveurs.

A la suite de cinquante stances burlesques, qui contiennent dans diverses ordonnances ou décrets du prince-roi, le code entier de l'Art de boire, on lit :

Après que ce dieu des boissons
Eut achevé ses ordonnances,
Et publié par ses leçons
Tant d'admirables cognoissances,
Il conquist les Égyptiens,
Les Perses et les Indiens,
Bastit villes et citadelles;
Enfin tout le monde a pu voir,
Par tant de marques immortelles,
Son courage et son grand savoir.

Mais cependant qu'il s'occupait
A tant de merveilles Insignes,
Le meschant Lycurgue couppait
En Europe toutes les vignes.
Ce sanglant affront l'irrita.
Et fit que soudain il quitta.
Le soin de toutes ses victoires,
Pour aller venger de ses mains
Les déplorables accessoires
Que causait ce prince inhumain.

Il assembla tous les buveurs
Qui florissaient lors en Asie,
Fit un camp volant des meilleurs,
Qu'il amèna droit en Phrygie.
Il laisse à gauche Négrepont,
Passe le destroit d'Hellespont,
Et s'en vint fondre sur la Thrace;
Défait Lycurgue et tous les siens,
Qui venaient de faire main basse
Des pampres grecs et thraciens.

Ayant destruit ce meschant roy.
Il repeupla tous les vignobles,
Confirma sa divine loy,
Et lit d'autres choses très-nobles;
Puis il reprit vers l'Orient,
Pour boire de ce vin friand
Que Nyse produit et débitte;
De Nyse vers sa femme Isis,
Qui régentoit dedans l'Égypte,
Où tous les nez sont cramoisis.

Glorieux de ses beaux exploits,
Il vint festiner dans le Caire,
Où c'est qu'il beut diverses fois
Beaucoup plus qu'à son ordinaire.
Le climat est chaud par excès,
Et les vins, qui le sont assez,
Mirent ses humeurs hors du centre;
Par les vapeurs de son cerveau
Et la crapule de son ventre,
Il prit une lièvre de veau.

Ce mal le réduit tout en feu,
Ce feu l'inquiète et l'altère;
Il rit et boit encore un peu.
Bref, pour achever ce mystère,
Il se couche tout doucement
Dans un superbe monument
Fait d'un porphyre blanc et rouge;
Et fermant ses gros yeux de boeuf,
Le teint pâle comme une courge,
Il trespassa rond comme un oeuf.

La nouvelle de son décès
Vole à Rome en partant du Caire;
On le regrette dans l'excès,
Mais on veut ce beau reliquaire :
Le sénat députe des gens
Hardis, sages et diligens,
Suivis des légions romaines ;
L'on équippe un vaisseau latin,
Lequel revient dans six semaines,
Chargé de ce rare butin.

Les buveurs toscans et romains
Vindrent voir cette sépulture,
Jetant dessus à pleines mains
Force lieurs et force verdure;
Ils Accouraient de toutes parts,
Vêtus de peaux de léopards,
Avec du lierre sur leurs testes,
Armés de javelots tranchans,
Et brayant ainsi que des bestes
Parmi les rues et les champs.

L'on voyait marcher deux à deux
Les Cabires et Corybantes,
Et voltiger au milieu d'eux
Les Ménades et les Bacchantes,
Sonnant hautbois et chalumeaux,
Portant feuillages et rameaux
D'if, de pin, de chesne et de lierre,
Criant : Évohé ! Évohé !
Vive Denis notre bon père,
A qui nous avons tout voué!

Sycé, d'un chappeau de figuier,
Couvrait sa figure jolie;
Silène venait le dernier,
Monté sur l'âne de Nauplie,
Le royal garçon Anubis
Portait le tyrse et les habits;
Cisse portait la dive couppe;
Deux panthères et quatre lynx
Traînaient, au milieu de la trouppe,
Le char de ce grand roy des vins.

L'on ne voyait en ce convoy
Que triomphe et magnificence,
Pour célébrer de ce grand roy
Les merveilles et la puissance.
Les peuples les plus écartés
Accoururent de tous côtés
Pour offrir des vins et des larmes ;
Chascun appendait humblement
Son flacon, son verre et ses armes,
Autour de ce beau monument.

Albano se vêtit de noir,
Frescati fit couper ses treilles,
Siène rompit son entonnoir,
Montepulciano ses bouteilles ;
La Gaule celtique en pleura,
La Narbonnaise en soupira,
La Castille en prit un grand rhume,
Candie n'eut que den vins verts.
Bref, le trépas de ce grand nume
Désola partout l'univers.

Jamais on ne vit tant de pleurs
Pour peste, famine ni guerre.
A ce prodige de malheurs
Les hommes séchaient sur la terre;
Mais ce deuil fut bienlot passé :
Ce roi qu'on croyait in pace
N'estait qu'endormy dans l'yvresse;
II s'éveilla le lendemain,
Et combla d'extrême allégresse
Les cœurs du triste genre humain.

Ce Liber, père des repas,
Qu'on adore au siècle où nous sommes,
En trépassant ne mourut pas
Ainsi qu'on voit mourir les hommes !
Un assoupissement vineux
Poussa son esprit lumineux
Dans un doux repos de vingt heures;
Après quoy ce dieu s'envola
 Dans les éternelles demeures,
Chantant ut ré mi fa sol la.

Il mit entre Mars et Vénus
Sa sphère toujours rubiconde;
De ce bel astre sont venus
Tous les ceps que l'on voie au monde.
Le lit où il prist son repos
Lorsqu'il ressuscita nos pots,
Se voit encor proche de Rome;
Ce porphyre large et pesant
Dans lequel il passa son somme.
Preuve ce que j'en vay disant.

Dès qu'il eut mis sa chaise à bras
Au lumineux rang des planètes,
L'on fit establir icy-bas
En son nom des jeux et des festes.
Ses autels furent révérés,
Ses pressoirs furent restaurés,
Ses cuves devinrent plus amples,
Le monde but de mieux en mieux ;
Enfin on lui bastit des temples
Plus que pour tous les autres dieux.

Et après ces stances lyriques ou dithyrambiques, si l'on veut, j'ai encore transcrit trois lignes de prose qui expliquent leur enthousiasme. « L'auteur, pour conclusion, s'est dispensé de mettre icy son nom, de peur d'être connu, comme il le confesse ingénument, et d'être meilleur biberon que poète ; aussi il n'a pas tant fait de vers qu'il a vuidé de verres, ni tant rimé qu'il a beu. »

(38) La dernière de toutes ces notes. — Nonnos a réservé pour la fin de sa longue épopée, et comme pour la mieux couronner, le plus charment de ses épisodes. Ou pour bien dire, Aura n'est pas ici l'objet d'une digression ou un personnage accessoire, elle appartient en plein au sujet, puisqu'elle donne le jour au troisième Bacchus, et perpétue les Dionysiaques.

« La nymphe Vent doux, ou Aura, dont Bасchus est amoureux, et tous les autres êtres physiques ou moraux qui figurent dans le poème, appartiennent, fond et accessoire, à l'allégorie, et rien n'y est du domaine de l'histoire. Mais si l'histoire y perd un héros, l'antiquité poétique y gagne de son coté, et recouvre un des plus beaux monuments de son génie. Ce nouveau poème nous apprend à juger de son caractère original, et nous donne la mesure des élans de la poésie. On voit encore ici comment, sur un canevas aussi simple qu'un calendrier, on a su broder les fictions les plus ingénieuses, dans lesquelles tout est personnifié, et où tout prend de l'âme, de la vie et du sentiment. C'est aux poètes de nos jours à voir par ces exemples de quelle hauteur ils sont tombés. » Sans tourner, comme Dupuis, mon admiration de Nonnos en bile contre les poètes modernes, j'ajouterai que, sous le rapport purement littéraire, ce chant, qui contient plus de vers que léchant le plus prolongé de l'Iliade, est aussi le plus digne d'attention. L'élégie antique ne nous a pas laissé beaucoup de soupirs plus passionnés que les plaintes de Bacchus, l'églogue sicilienne beaucoup d'interpellations plus champêtres et plus simples que les comparaisons de la rustique Aura , ni la satire des épigrammes plus piquantes et plus spirituelles que les railleries de Diane. A ces tableaux, si vous réunissez la noble peinture de la déesse Némésis, les horribles ravages de la peste, et bien des traits de naturel, tels que ces nourrices qui font du bruit autour des enfants pour apaiser leurs cris, ou Diane, qui oublie ses plus vifs chagrins à la chasse, vous conviendrez que l'Égyptien a su répandre sur la fin de son oeuvre une heureuse variété.

Je voudrais encore une fois, avant de finir, mettre en garde contre certaines images de la lutte de Pallène ou du sommeil d'Aura. La mythologie originelle, plus voisine des Grecs, les leur rendait peut-être acceptables même dans les siècles de, la décadence; mais notre pudeur, alarmée par les mots ambigus, aux ombres d'indécence, et notre goût de plus en plus difficile, nous les fait réprouver entièrement.

Ici, plus qu'ailleurs, foisonnent les épithètes mixtes, dans le genre de celles que Ronsard s'amusait à créer après Homère : Achille, Viste-pied et l'Avette, Dérobe-fleur, Toutes ne sont pas sans grâce ; or comme on les retrouve dans leurs nouvelles significations répétées par Coluthus, Manéthon, Tryphiodore, Coïntos de Smyrne, Maximus, Musée même, et avant tout par les épigrammatistes de l'anthologie, il faut en conclure que les Dionysiaques passaient alors, je le répète, pour un grand lexique de poésie, ou pour une sorte de magasin mythologique. Ajoutons que, malgré toute la pureté de son goût antique, André Chénier, qui parfois, pour l'élégance du rythme me rappelle Nonnos, a donné comme lui dans l'abus de l'épithète. C'est ainsi que, dans ses vers; Hylas

Se courbe, et s'appuyant à la rive penchante,
Dans le cristal sonnant plonge l'urne pesante.

J'ai cherché à pallier ce défaut dans mon interprétation, quand je le pouvais sans altérer la physionomie de mon poète; car j'ai visé surtout à l'exactitude, bien que le traducteur de grec soit aujourd'hui une espèce de voyageur revenant des rives inconnues, et que le plus grand nombre des lecteurs se sente obligé d'admettre sa version, faute de pouvoir en contrôler sur place la vérité. Je ne demande même pas que. pour juger mon auteur, on se reporte au temps où il écrivait, car il a bien des défauts du nôtre ; mais son imagination hardie, trop hardie peut-être, la création des expressions combinées, des doubles mots, comme dit Aristote, qui font le propre du dithyrambe, peuvent présenter un intérêt piquant et neuf aux amis du style et des lettres.

Nonnos, on doit le redire à sa louange, ne s'est jamais servi de ces termes raffinés et obscurs que les vêtes grecs de la seconde époque recherchaient et qui ont rendu leurs oeuvres épineuses (ἀκανθολόγοι). C'est aux sources les plus limpides du beau langage qu'il a puisé; et quand il a tenté de nouvelles alliances de mots, il s'est bien plutôt rapproché de Pindare, qui sans jamais offenser le noble idiome, recevait ses créations de l'abondance inspirée des images, qu'il n'a imité Nicandre, Lycopbron ou Callimaque, dont la diction est trop chargée de locutions et de tournures propres à leur siècle. On voit que le Panopolitain s'est efforcé, par une syntaxe aisée et un style pour ainsi dire transparent, de dégager la langue des ornements énigmatiques dont elle s'était embarrassée en vieillissant, et de la ramener à sa clarté primitive.

Je n'admets pas non plus, je l'avoue, qu'on lui fasse un crime d'avoir imité Homère. Virgile a-t-il fait autrement ? Qu'on lise les trois chapitres où Macrobe accumule les phrases et les hémistiches que Virgile doit à Ennius, à Lucrèce, Catulle, Varius, Accius, etc., etc. Cela veut-il dire que l'Énéide cessera jamais de charmer notre esprit et d'enrichir notre mémoire?

Arrêtons-nous, avant de clore ces commentaires, pour jeter en arrière un coup d'oeil sur cette poésie hellénique, la plus riche qui boit au monde, bien que le temps nous en ait, en partie, dérobe les trésors. La parole grecque, ne l'oublions pas, fut l'instrument des hommes les mieux épris de la forme et du beau. Elle reçut sa prose des vers les plus parfaits que le génie poétique ait créés; et ce privilège, qu'elle doit à Homère, elle en a fait jouir, depuis trois mille ans, tous le idiomes nés à son ombre, mais qui ne peuvent se vanter ni d'une telle origine, ni d'une semblable durée. Chez elle, la muse a enfanté les lois, animé les héros, chassé les tyrans : chez elle, le langage passionné, même quand il domine, est toujours sobre et retenu, et c'est ce qui fait de la colère d'Achille et du drame grec les chefs-d'oeuvre de l'esprit humain. Plus tard, quand l'idiome s'affaisse sous la servitude, Athènes devient néologue, mais elle reste puriste par instinct; cette lente corrosion du temps qui affaiblit son génie ménage encore sa langue. Elle sait l'étendre jusqu'aux confins du désert, en la léguant à l'Égypte; et Nonnos. fondant en un seul poétique dialecte les dialectes divers de ses devanciers, la perpétue dans sa pureté, son élégance et son éclat.

Encore un mot en faveur de l'humble traducteur. Certes, si. au milieu de tant de pénibles et vétilleuses recherches, le succès me fait défaut, le coeur au moins ne m'a jamais manqué; j'ai poursuivi les lacunes, les interversions, les ténèbres ou les énigmes avec assez d'obstination pour les combler, les résoudre ou les dissiper l'une après l'autre; mais quand, pour reproduire les accents de la langue mélodieuse, je me sentais empêché par mon insuffisance, je regrettais de n'avoir pas donné à l'étude des loisirs écoulés sans profit, et je répétais amèrement cette noble aspiration de Sénèque, qui va bien plus haut que mon labeur.

« La vieillesse nous talonne, et nous reproche tant d'années consumées dans de vaines occupations. Hâtons-nous ! et pour que le travail répare le dommage d'un temps mal employé jusqu'ici, ajoutons la nuit au jour, retranchons les affaires. Inquiétons-nous moins de nos patrimoines éloignés de leurs maîtres; et que l'âme tout entière, réfléchissant en elle-même, cherche à connaître, quand l'âge lui échappe avec une telle rapidité. » (Sénèque, Quest. natur., liv. III, § 1.)

Et maintenant, quel sera le sort de tant de pages? et quel fruit reviendra-t-il aux lettres de tous mes efforts? Je ne le sais pas bien moi-même. Mais j'ai voulu payer un dernier tribut de reconnaissance à la belle langue qui fit les délices de mes voyages, que j'ai balbutiée aux rives du Bosphore, sur les ruines de Troie, avec les victimes de Scio ou les bergers de Mycènes, et dont la parole harmonieuse verse encore sur le déclin de ma vie ses enseignements et ses consolations.
 

(a) « Arcadius, son fils aîné, reçut le corps de Théodose le huitième de novembre 396, et le fit mettre avec une magnificence digne d'un si grand empereur dans le sépulcre de Constantin. » (Fléchier, Histoire de Théodose, liv. IV, § 9.)