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Nonnos,

 

Dionysiaques

CHANT XLVII.

Relu et corrigé

Oeuvre numérisée en collaboration avec Marc Szwajcer

 

 

 

 

NONNOS

DIONYSIAQUES.

 

CHANT QUARANTE-SEPTIÈME.


 

Vous voici au quarante-septième livre, où sont la fin d'Icarios, Persée, et Ariadne à la molle tunique.


 

Déjà un bruit qui grossit de lui-même, avant-coureur du dieu de la vigne, annonce çà et là dans la cité que Bacchus voyage en Attique ; et la féconde Athènes s'anime aux danses de Lyéos, qui ne connaît pas le sommeil. Partout retentit la joie. Les citoyens réunis revêtent d'une main empressée les rues des plus riches tapis. Par la puissance de Bacchus, Athènes s'entoure spontanément des rameaux de la vigne; et les femmes suspendent les phalles mystiques (01) sur leurs poitrines ornées de bronze. Les jeunes vierges dansent, et couronnent de la fleur du lierre leurs cheveux bouclés selon la coutume de l'Attique (02).

L'Hissus, en l'honneur du dieu, roule autour de la ville une onde sonore, et les bords du Céphise retentissent des cris d'Évohé, que leur jettent à l'envi les chœurs et les danses rivales. L'arbuste parait, et du sein de la terre, le raisin, mûri dans sa douce croissance, vient de lui-même rougir la patrie de l'olive, Marathon. Les chênes murmurent; la saison des fleurs fait naître la double nuance des boutons entr’ouverts de la rose (03), et le lis brille sans culture sur la colline (04).

La flûte d'Athènes résonne à coté de la flûte de Phrygie; le roseau d'Acharnes (05), sous les mains qui le pressent, fait entendre ses doubles accents. La bacchante indigène, mariant son chant aux cris de la bruyante bacchante de Mygdonie, s'avance avec elle et appuie son bras sur la jeune et chaste nymphe que le Pactole a vu naître. Une double torche promène ses feux nocturnes en l'honneur de l'antique Zagrée et du nouveau Bacchus. L'oiseau babillard qu'amène le Zéphyre, jetant aux orages le souvenir de Térée, fait retentir les voûtes de son chant, tandis qu'en mémoire d'Ityle et de la broderie de Philomèle, le rossignol de l'Attique, au plumage varié, lui répond et gémit.

La ville entière prend part aux fêtes; Bacchus y applaudit, et s'arrête dans la maison d'Icarios, qui l'emporte sur tous les autres agriculteurs dans l'art d'élever les arbres divers. Le vieux jardinier danse sur ses pieds champêtres, quand il voit Bacchus entrer chez lui, et il reçoit à sa table frugale le roi de la vigne aux nobles ceps. Érigone allait leur verser le lait des chèvres qu'elle vient de traire, mais le dieu s'y oppose; il offre au bienveillant vieillard des outres pleines d'un vin réparateur. Il tient dans sa main une coupe embaumée remplie du plus doux breuvage, la présente à Icarios, et lui dit d'une voix amicale :

 « Vieillard, reçois ce présent que ne connaît pas Athènes. Ô vieillard, je vante ton bonheur; car tes concitoyens chanteront un jour ces vers à ma louange - Icarios a su l'emporter sur Celée comme Érigone sur Métanire. Triptolème inventa l’épi mais Icarios inventa le raisin. Icarios est le seul rival du céleste Ganymède (06). - Mais quoi ! je veux rivaliser avec la primitive Cérès quand elle donna à un ouvrier du sol comme toi, l'épi source de vie. Ah ! tu es plus heureux que Triptolème, car les épis ne chassent pas les soucis dévorant ; et la grappe, mère du vin, guérit tous les maux des hommes. »

Il dit, et donne au vieillard hospitalier une délicieuse coupe remplie de cette boisson qui éveille l’esprit. Le vieux cultivateur des vergers se montre insatiable de la limpide liqueur; il boit sans cesse, et la main de sa fille, qui puise au lieu du lait les flots du vin, lui a tant de fois tendu l'écuelle qu'elle a enivré son père. Enfin assouvi de ce repas qui vit naître la coupe, courbé, chancelant sur ses pieds qui l’égarent, le jardinier danse d'un élan alternatif, et entonne pour Bacchus l'hymne de Zagrée. En lui donnant les tiges du raisin, présents bacchiques des festins, le dieu des vignes lui apprit en même temps l'art de les faire croître, de les tailler, de les chausser et de coucher les plans dans leurs fosses (07).

Le vieil agronome, ami des vergers, enseigna aux laboureurs ses voisins l'art d'élever l'arbuste de Bacchus, il leur communiqua ses bienfaits et le fruit de la vigne ; versant à grands flots le vin dans la large écuelle des bergers, il réjouit leurs repas de libations plus copieuses, et vida les flancs parfumés des outres. C'est alors qu'après avoir englouti un ruisseau de ce doux breuvage qui délie la langue, l'un des buveurs parla ainsi au père d'Érigone :

« Dis-moi, vieillard : où donc as-tu trouvé sur la terre ce nectar de l'Olympe ? Ce n'est pas le Céphise qui t'a donné cette eau brunie. Ce ne sont pas les naïades qui t'ont fait ce délicieux présent; les fontaines ne font pas jaillir des flots si doux, et l’Ilissus ne rougit pas le cours de ses ondes. Ce n'est pas l'olive athénienne qui produit ce breuvage national. Ce n'est pas ici la boisson de la butineuse abeille qui amène avec elle une si prompte satiété. C'est une eau beaucoup plus douce que le doux miel, et d'une tout autre nature, que tu apportes. Tu as là un breuvage bien plus agréable que le lait et que le cycéon (08), même quand on le mélange à l'hydromel. Si les Saisons aux  doigts vermeils avaient jamais exprimé pour les hommes le suc des fleurs de nos fertiles jardins, j'appellerais cette boisson douée de tous les parfums des roses et du printemps, la liqueur d'Adonis et de Cythérée. Ce remède étranger dissipe les chagrins car il fait envoler mes soucis sur l'aile des brises (09).  Ne serait-ce pas un don céleste que tu aurais reçu de l'immortelle Hébé, ou bien que t'aurait fait Minerve protectrice de ta ville? Qui aurait pu dérober aux cieux l'aiguière où puise Ganymède pour abreuver Jupiter et les immortels? Tu es plus heureux que l'hospitalier Celée (10); aurais-tu donc, comme lui reçu quelque généreux habitant de l'Olympe? Je croirais qu'une autre divinité est venue se réjouir sous ton toit, et a livré en présent à l'Attique cette boisson de l'amitié, pour prix de ton repas, ainsi que Cérès lui offrit l'épi. »

Il dit, s'émerveille, et, dans ses transports, il entonne une chanson campagnarde en l'honneur du doux breuvage. Les cultivateurs redoublent les rasades, et éteignent leur raison dans des flots de vin. Leurs yeux s'égarent, leurs joues pâles s'empourprent sous d'abondantes gorgées. Leur poitrine s'échauffe, leur tête s'alourdit; les nerfs de leur front se gonflent et palpitent. La terre tourne sous leurs regards, les chênes dansent, les collines bondissent; remplis d'une liqueur inaccoutumée qui les trompe, ils tombent d'eux-mêmes et roulent sur le sol.

Alors, dans le délire de l'ivresse, la troupe meurtrière des paysans se précipite en fureur sur le malheureux Icarios, comme s'il venait de leur verger un breuvage empoisonné. L'un prend la hache ferrée ; l'autre arme ses mains d'une bêche; celui-ci, de la faucille qui tranche l'épi ; celui-là soulève une pierre immense ; un troisième s'élance brandissant sa houlette : tous ils frappent le vieillard; et l'un d'eux, prenant le coutre de la charrue voisine, perce Icarios de sa pointe acérée.

Il cède, accablé sous tant de blessures. Le laborieux jardinier succombe, et, en tombant sous la table, il brise la cruche où est le vin; alors, mort à demi, il roule dans les flots de la rouge liqueur; sa tête se penche; meurtri des coups que ses compagnons redoublent à l'envi, il mêle la couleur de son sang au vin qui rougit aussi, et ces mots échappent à peine à sa bouche expirante.

« Le vin de mon Bromios, consolateur du chagrin des hommes et bon pour tous, est impitoyable pour moi seul ; il apporte la joie aux humains, il n'apporte à Icarios que le trépas. Il est aussi le doux ennemi de ma fille. Car ce même Bacchus, qui n'a jamais de chagrin, va donner un grand chagrin à Érigone. »

Il continuait; mais la mort devance sa voix. Il est là, les yeux ouverts, cadavre gisant loin de sa chaste fille. Ses meurtriers, accablés de vin et comme morts, dorment profondément sur la terre nue. Enfin ils se réveillent, et reconnaissent en sanglotant celui qu'ils ont immolé ; ils ont repris leurs sens, et l'emportent sur leurs épaules jusqu'aux penchants de la forêt; là, ils lavent ses blessures dans les courants limpides d'une source des montagnes. Puis ce cadavre qu'ils viennent de déchirer dans leur rage insensée, ils l'ensevelissent de leurs mains homicides.

L'âme d'Icarios, semblable à une légère fumée, apparaît à Érigone, au sein des pâturages, sous l'apparence mortelle d'un homme qui vient d'être frappé, vaine image d'une forme vaporeuse. L'infortunée a trouvé le vêtement taché de son père, preuves d'un trépas que d'ailleurs rien ne manifeste; il est teint d'un sang souillé de poussière et percé des coups redoublés du fer ; ce père lui tend les bras et lui montre en s'approchant ses membres blessés. La jeune fille sanglote à cette vision lugubre, quand elle aperçoit, la malheureuse, tant de plaies sur une tête chérie, et le sang qui coule encore de la gorge entr'ouverte.

Le père, qui n'est plus qu'une ombre, dit alors à a fille éplorée :

« Réveille-toi, infortunée, et demande ton père; réveille-toi, et cherche mes assassins enivrés. Je son ton misérable père que des cultivateurs barbares viennent d'immoler, et le vin en est cause. O mon enfant, tu es heureuse encore, car tu n'as pu entendu les coups retentir sur la tête de ton père expirant ; tu n'as pas vu mes cheveux blancs souillés d'un sang noir ; tu n'as pas vu mon cadavre sous ses récentes blessures palpiter sur la poussière et tu n'as pas vu ces massues parricides. Une divinité t’a tenue éloignée de moi, et a préservé tes regards de l'aspect d'un père mourant. Vois mon vêtement rougi du sang de mes veines. Hier les paysans enivrés par des coupes abondantes et par cette liqueur qu'ils ne connaissaient pas, m'ont entouré, déchiré sous leur fer ; j'ai appelé nos bergers ils n'ont pas entendu ma voix. Écho seule a répété mes derniers cris, et a répondu par ses gémissements aux miens. Tu n'iras plus avec ta houlette, au sein des forêts et dans les champs, conduire ton troupeau vers les pâturages fleuris, en compagnie de ton vieux père. Tu n'amèneras plus, à l'aide d'une pioche salutaire, l'eau des rigoles pour abreuver les arbres de nos fertiles jardins ; pleure ton père qui meurt, mais ne te lasse pas de mon fruit aux gouttes de miel. Hélas! tu vas vivre orpheline, et tu ne connaîtras pas l'hyménée. »

A ces mots, l'apparition s'est envolée; la vierge se réveille, meurtrit ses joues de rose, déchire son jeune sein de ses ongles en signe de deuil, arrache les boucles de sa longue chevelure ; puis, à la vue de son troupeau qui l'attend auprès de la roche, elle s'écrit d'une voix plaintive :

« Où donc est le cadavre d'Icarios? Chères collines parlez; taureaux qui le savez, dites-moi la destinée de mon père? Quels furent ses assassins? Où donc est-il, mon père bien aimé? Est-il allé chez quelque voisin apprendre à multiplier les beaux rejets de la vigne nouvelle? Est-il resté auprès de quelque bouvier, ami des arbres comme lui, pour s'y livrer aux douceurs du repos? Répondez à mes inquiétudes, et j'attendrai son retour. S'il respire encore, je recommencerai à arroser les plantes de son jardin, et continuerai à vivre auprès de lui, mais, s'il n'existe plus, s'il ne doit plus planter ses arbustes, je veux mourir aussi comme le père que j'ai perdu. »

Elle dit, et court vers les penchants de la forêt pour y chercher les traces du père qu'on vient de lui ravir. Mais ni le hardi chevrier, ni le pasteur qui soigne et conduit les bœufs dans les bois, ne peuvent, dans leur sympathie, répondre à ses questions, et lui révéler même un faible vestige de ce père disparu. Le vieux berger ne peut lui montrer le cadavre d'Icarios et c'est en vain qu'elle se désole. Enfin un jardinier la rencontre lui dit d'une voix lugubre la triste nouvelle, et lui fait voir près d'elle la tombe récente de son père.

A ce récit, la vierge s'abandonne aux accès d'une pieuse fureur. Échevelée, les pieds nus, elle s'assoit sur le tombeau chéri, arrache ses cheveux et mouille ses vêtements de larmes incessantes. Longtemps ses lèvres muettes ont gardé le silence. Une chienne intelligente (11) a suivi ses pas, accompagné ses gémissements de hurlements plaintifs, et pleuré autant qu'elle pleure. Dans son délire, Érigone s'élance sur le haut d'un arbre, attache autour d'un rameau une courroie qu'elle passe autour de son cou, et meurt au milieu des airs dans un bond suicide, tandis que ses deux pieds s'agitent d'un dernier balancement. Elle meurt comme elle l'a voulu ; auprès d'elle la chienne se tourmente, fait entendre un hurlement de regret, et les yeux du fidèle animal répandent des larmes instinctives.

Cependant la vierge n'est pas restée seule ni privée de surveillants. La chienne ne la quitte pas ; elle s'établit autour de l'arbre pour la garantir des bêtes sauvages, du léopard ou du lion ; ses gestes muets révèlent aux passants la nymphe que la courroie retient au haut des rameaux. Ils la plaignent, se glissent de la pointe de leurs pieds jusqu'à la cime, détachent des larges branches la chaste jeune fille et creusent tout auprès la terre du fer de leur bêche. Avec eux travaille la chienne au cœur sensé ; elle gratte ingénieusement le sol de ses ongles aigus, et ses pieds affligés repoussent la terre qu'ils ont approfondie. Les passants ensevelissent ce cadavre récent, et chacun retourne aussitôt à son ouvrage, l'âme remplie d'un chagrin que tous ont partagé. Seule la chienne est demeurée près de la tombe par amour pour Érigone, et bientôt elle y succombe au trépas qu'elle a cherché.

Le père des dieux en eut pitié. Il place Érigone dans le cercle étoilé auprès de la crinière du Lion. L'agreste jeune fille y tient un épi, car elle n'a pas voulu du raisin meurtrier de son père. Le vieil Icarios se rapproche de sa fille dans la sphère, et y reçoit le nom de l'éclatant bouvier qui touche au char de la petite Ourse : la chienne devient un signe étincelant qui poursuit le lièvre ; et c'est une étoile flamboyante à l'endroit où la Nef maritime navigue autour de l'Olympe dans le ciel étoilé.

C'est là ce qu'imagina la fable athénienne dans son mélange habituel de vérité et de mensonge (12). Ce qu'il y a de vrai, c'est que le souverain du monde attacha l'âme d'Érigone à l'astre céleste de la Vierge aux épis et plaça, pour l'accompagner dans la sphère, la chienne auprès du chien de pareille forme qu'on nomme Sirios. Il confondit l'âme d’Icarios avec celle du Bouvier; tels furent les honneurs rendus par le maître des dieux à l’Attique, où croît le raisin, en hommage à Pallas et à Bacchus à la fois.

Bientôt le dieu abandonne les courants de l'Ilissos favori des abeilles, et se rend avec toutes ses joies dans l’île de Naxos chargée de vignes (13) : l'intrépide Éros secoue ses ailes autour de lui; et Cythérée, qui prépare son hymen, devance et guide sa marche. Thésée venait d'y abandonner dormant encore sur le rivage la vierge qui avait quitté pour lui sa patrie; et le barbare, oubliant ses promesses, avait fui sur les ondes. Bacchus voit Ariadne sommeiller solitaire : l'amour se joint à l'admiration ; et dans sa surprise, il adresse à voix basse ces paroles aux bacchantes de ses chœurs.

« Bassarides, n'agitez pas les roptres. Point de bruit des pieds ni de la flûte. Laissez reposer Cypris ; ou, si elle n'a pas le ceste qui qui révèle Vénus, je croirai que la Grâce s'est enfin unie au Sommeil qui l'adore. Ah ! puisque l'aube paraît et l'aurore est proche, vous pouvez réveiller Pasithée.  Mais qui donc, à Naxos, aurait dépouillé Charis de tous ses voiles? Serait-elle Hébé ? Mais à qui Hébé eût-elle confié la coupe qu'elle remplit pour les dieux ? Serait-ce la Lune, qui, lassée de guider ses taureaux se couche dans tout son éclat près des ondes ? Mais comment dort-elle loin de son fidèle Endymion ? Est-ce Thétis aux pieds d'argent que je surprends sur sa rive ? Mais elle ne laisse pas voir son  corps de roses. Oserai-je dire que Diane vient se reposer à Naxos des travaux de la chasse, et se rafraîchir dans de la mer après les fatigues de ses victoires sur les hôtes des bois? Oui, la lassitude amène toujours un doux sommeil ; mais qui donc a vu jamais Diane sans voile au bord des eaux ? Arrêtez, bacchantes; paix Maron ; ne dansez pas ici ; ami Pan, cesse de chanter, ne va pas troubler le sommeil matinal de Minerve ; mais à qui donc Pallas eût-elle laissé sa lance? Et qui pourrait porter le casque d'airain et l'égide de Tritogénie (14) ? »

Ainsi disait Bacchus. Cependant l'infortunée Ariadne aux tristes amours secoue les ailes du sommeil sur le sable de la rive; elle se réveille et ne voit ni la flotte, ni son époux qui l'a trompée. Alors la nymphe de Cydonie gémit comme l'alcyon à qui la destinée ne laisse pour souvenir de ses amours que les bruits du rivage. Elle appelle le héros, furieuse auprès des ondes, elle court à la recherche du vaisseau. Elle s'irrite contre ce sommeil envieux, plus encore contre Vénus et contre la mer qui l'a fit naître ; elle invoque Borée, elle conjure ses baleines, elle conjure Orithyie de ramener à Naxos son époux et de lui faire revoir la nef bien-aimée.  Elle implore le violent Éole; il exauce sa prière : il envoie un vent défavorable, et lui ordonne de souffler;  mais Borée, tout amant malheureux qu'il est, ne compatit pas au malheur d'Ariadne. Et sans doute les brises jalouses s'irritent aussi contre la jeune fille, puisqu'elless entraînent le vaisseau vers l'Attique.

Éros lui-même admire Ariadne. Il croit voir dans la joyeuse Naxos Cypris pleurer et n'en être que plus belle ; la douleur l'embellit. Alors il compare tout bas cette affliction au plus tendre sourire de Vénus; et les regards les plus séduisants de Pitho, des Grâces et d'Éros ne valent pas à ses yeux une des larmes d'Ariadne. Enfin elle interrompt en ces mots ses longs gémissements :

« Un doux sommeil m'a gagnée pendant que mon cher Thésée s'échappait. Ah! pourquoi ce sommeil m'a-t-il abandonnée? Je voyais eu donnant la Cétropie en songe. Dans le palais de Thésée, les chants et les danses de l'hymen résonnaient pour Ariadne; et ma main ravie ornait de feuilles et de fleurs printanières l'autel des Amours. Je portais la couronne nuptiale, et Thésée, auprès de moi, revêtu des habits de l'époux, sacrifiait à Vénus. Hélas! quel songe charmant! mais il a fui, et m'a laissée vierge encore. Pardonne Pitho ! Voilà ce que m'avaient donné les ténèbres d'une nuit favorable à l'hyménée, voilà ce qu'emporte l'envieuse Aurore avec sa lumière. A mon réveil, je n'ai plus trouvé mes délices. Eh quoi ! les fantômes eux-mêmes envient-ils l'amour? puisqu'après m'être unie à mon époux dans la plus tendre imposture d'un rêve, je vois fuir mon Thésée adoré ? Le doux sommeil lui-même m'a trahie. Parlez, rochers, parlez à la malheureuse amante! dites qui m'a ravi le citoyen d'Athènes ! Ah ! Sommeil, accorde-moi une nouvelle grâce, douce mais vaine : envoie-moi au songe pareil à l'autre, afin que, dans une délicieuse erreur, je connaisse une fois encore les charmes de Vénus; et viens l'appesantir sur mes yeux jusqu'à ce que j'aie éprouvé les douceurs enivrantes de l'hymen, au moins en rêve (15). Ah! si le souffle de Borée régnait, j'irais vers Orithyie. Mais elle me hait sans doute, car elle est de Marathon, comme mon cher Thésée. Si Zéphyre tourmente les airs, montrez à l'épouse de Zéphyre, à Iris, la mère du Désir, Ariadne offensée. Si c'est Notos ou Euros le téméraire, j'irai me plaindre à Aurore de leur violence : elle est leur mère, et a souffert de l'amour. Ah ! Thésée, mon artificieux époux, dis-moi, quand je t'interroge, si les haleines qui t'emportent loin de Naxos dirigent ta navigation vers l'Attique ; alors je vais monter chez Éole, et accuser près de lui les vagues et l'injustice des vents. Si, me déposant dans les solitudes de Naxos, moi qui abandonnai pour toi ma patrie, un barbare nautonier a fait voile sans ton aveu, il est coupable envers Thésée, Thémis et Ariadne. Ah ! que jamais ce matelot ne connaisse les haleines d'un vent favorable! qu'il soit accueilli par les plus fougueux orages; que jamais Mélicerte, le dieu du calme, ne lui soit propice ! que Notos souffle quand il a besoin de Borée, et Euros quand il lui faut Zéphyre! enfin, lorsque les brises du printemps régneront pour tous les navigateurs, que l'Océan réserve pour lui seul toutes les tempêtes de l'hiver. Oui, ce nautonier est criminel ; mais ne suis-je pas coupable moi-même d'aimer un sujet de la chaste Minerve? Ah! malheureuse, pourquoi l'ai-je chéri? Autant Vénus lui avait donné de charmes, autant il a été cruel. Ce n'est pu ce qu'il m'avait dit quand il tenait encore mon fil à la main. Ce n'est pas ce qu'il m'avait dit auprès de notre labyrinthe (16) ; et pourquoi l’impitoyable taureau ne l'a-t-il pas immolé? Ab! tais-toi, misérable, et ne va pas, dans ta folie, maudire ton charmant ami. O mes amours! Thésée part seul pour l'heureuse Athènes ! et je sais pourquoi, dans sa colère, Éros a laissé inaccomplie la promesse du parjure Thésée. Au lieu de la Junon que l'on nomme Nuptiale, Thésée invoqua Minerve, l'ennemie du mariage ; il prononça le serment de notre union devant la chaste déesse ; il attesta Pallas Eh ! qu'y a-t-il de commun entre Pallas et Cythérée ? Oui, je devine pourquoi il me délaisse. Sans doute il navigue suivi des vœux d'une autre jeune fille, et il va chercher un autre hymen à Marathon, pendant que je suis à Naxos encore. Oui, Thésée, perfide époux, mon asile nuptial, c'est Naxos, et j'ai perdu à la fois mon père et mon mari. Hélas ! Amour, je ne vois plus Minos, et je n'aperçois pas Thésée. J'ai quitté Gnosse, et n'ai pas vu Athènes. Je vis séparée de mon père et de mon pays. Malheureuse ! je n'ai pour prix de ma tendresse que 'immensité des mers. Où fuir? Quel dieu m'emportera à Marathon? Ariadne y accuserait ensemble Cypris et Thésée. Ah ! qui me fera passer les flots et que n'ai-je, à mon tour, un fil pour me guider dans ma traversée ! Ah ! ce fil, je l'ambitionne pour éviter les vagues de la mer Égée, pour gagner Marathon et pour te serrer dans mes bras quand tu hais Ariadne ; oui, pour te serrer dans mes bras, toi dont les serments m'ont abusée, Reçois-moi, s'il te plaît, parmi tes suivantes, j'aurai soin de ton lit. Je dresserai ta couche, comme si j'étais une part de ton butin; de Crétoise je me ferai Athénienne. Je supporterai tout, oui, tout, pour te voir. Je servirai ton épouse plus heureuse ; pour elle je broderai la toile, j'irai à la fontaine porter sur mes épaules, peu faites à un tel fardeau, l'urne pour le repos du soir de mon cher Thésée. Ma mère a bien servi chez les laboureurs, et a courbé la tête devant un berger, elle a brûlé pour un taureau muet qui paissait auprès d'elle. Elle a mis au jour un taureau pour la génisse; elle préféra un mugissement aux accents de la musette pastorale. Pour moi, je n'ai pas de houlette à prendre ni d'étable à surveiller. Sans cesse auprès de ma maîtresse, je déguiserai ma jalousie de ta nouvelle épouse; je chanterai pour toi le doux hymne de l'hymen, et ce n’est pas un mugissement que je veux entendre, mais la voix de Thésée. O toi, qui fends la mer près des rives de Naxos, nautonier, arrête pour moi ta nacelle. Quoi ! tu es cruel aussi ! Serais-tu donc de Marathon ? Ah ! si tu retournes dans ta douce patrie, asile des amours, reçois-moi, et fais connaître à l'infortunée la cité de Cécrops. Et si tu m'abandonnes, barbare, et continues ta route, dis au moins à ton Thésée que tu as vu Ariadne pleurer et reprocher à sa perfidie tant de serments trahis (17). »

Bacchus se plaît à écouter ces plaintes; il connaît la Cécropie, le nom de Thésée et son fallacieux voyage en Crête. Alors il s'approche de la nymphe dans tout l'éclat de sa divinité. L'impétueux Éros, qui l'accompagne, l'a frappé des traits de son arc, et lui inspire un amour plus ardent que le premier; car il veut unir au dieu son frère la fille de Minos. C'est alors que, pour consoler les chagrins d'Ariadne, Bacchus lui adresse ces paroles séduisantes :

« Jeune fille, pourquoi pleurer un perfide Athénien ? Tu penses à Thésée, et tu as Bacchus auprès de toi : un époux immortel, au lieu d'un époux éphémère! Si la forme d'un jeune guerrier de ton âge te plaît, Thésée a-t-il jamais égalé Bacchus en valeur et en beauté? Sans doute il a mis à mort l'homme-taureau qui dans sa double nature habitait le labyrinthe souterrain, mais tu n'as pas oublié ton fil protecteur; et jamais l'Athénien et sa massue n'eussent suffit à une telle lutte, si une main de rose ne les eût secourus. Faut-il t'apprendre ce que firent Éros, Vénus et la quenouille d'Ariadne? Tu ne demanderas pas sans doute si Athènes est plus grande que le ciel. Non, ton père Minos lui-même n'était pas l'égal du grand Jupiter, et Gnosse ne ressemble pas à l'Olympe. Crois-moi, ce n'est pas au hasard que cette flotte aborda le rivage de ma Naxos. L'Amour te gardait pour un meilleur hyménée. Heureuse quand tu quittes Thésée et sa cour chétive de trouver Bacchus et son séjour immortel ! Quel plus grand honneur pourrais-tu souhaiter? Tu as le ciel pour demeure, et Jupiter est ton beau-père. Cassiopée ne peut comparer au tien l'éclat olympien de sa fille. Persée, il est vrai, a offert même dans les airs à Andromède des chaînes (18) célestes. Mais toi, c'est ta couronne que je placerai parmi les étoiles; et l'on dira : Voilà l'étincelante compagne du dieu des couronnes, Bacchus (19). »

C'est ainsi qu'il la console ; Ariadne, dans sa joie, jette pour jamais à la mer le souvenir de Thésée, et reçoit la promesse de l'hymen de son céleste amant; Éros a préparé la couche nuptiale. Tout fleurit autour d'elle; le chœur des noces retentit; les danseuses d'Orchomène entourent Naxos de la verdure du printemps; l'hamadryade chante ; et la nymphe des fontaines, la naïade sans chaussure et sans bandeau, célèbre l'union d'Ariadne et du dieu du vin. Ortygie pousse de joyeuses clameurs en l'honneur de Bacchus, frère de Phébus qui la protège ; elle entonne un hymne nuptial, et danse .au milieu des flots, bien qu'elle y soit désormais inébranlable. Éros par un éclatant présage, forme avec les roses brillantes dont il entrelace les calices, une couronne qui étincelle comme les astres, avant-courrière de la couronne céleste; et l'essaim des amours qui accompagne le mariage bondit au tour de l'épouse de Naxos.

Dans l'union d'un si doux hyménée, le dieu, père de l'or (20), voit multiplier son heureuse postérité. Enfin, après de longues années qu'amène le temps aux blancs cheveux, il se souvient de sa mère, il féconde Rhéa ; alors il abandonne Naxos l'incomparable, que les Grâces ont embellie, et parcourt toutes les villes de la Grèce. Il se rapproche d'Argos aux beaux coursiers, bien que Junon commande à l'Inachus. (21)

Les Argiens le méconnaissent, poursuivent les danseuses, les satyres, et refusent les thyrses, de crainte que la jalouse Junon, dans l'excès de la colère qu'elle fait peser sur Bacchus, ne vienne à ranger la terre de Pélasge (22). Ils ont arrêté les vieux silènes. Bacchus s'en irrite, et égara la raison de toutes les Inachides. Aussitôt les femmes de l'Achaïe poussent des hurlements ; elles se précipitent sur tous ceux qu'elles rencontrent dans les carrefours; et les misérables aiguisent des poignards contre le fruit que viennent de produire leurs entrailles. L'une prend un glaive et égorge son enfant; oui, la mère égorge son fils ; elle oublie que son sein l'a nourri, et qu'elle a tant souffert pour loi donner la vie ! L'autre immole sa douce progéniture âgée de trois mois ; celle-ci lance au milieu des airs le nourrisson qui cherche encore le lait, son aliment chéri. Inachus, à la nouvelle de ce massacre des nouveau-nés, entre en fureur; et Astérion (23), qui voit tomber de sa tête chauve ces fleurs, ces nombreuses prémices d'une adolescence qui périt, reçoit dans son sein ses propres enfants et perd sa chevelure.

C'est alors qu'au passage du dieu, un habitant des plaines pélasgiques dit à un adorateur de Bacchus:

« Ce maître du raisin a deux natures; mais Argos, consacrée à Junon, possède Persée, et n'a nul besoin de Bacchus. J'ai déjà un fils de Jupiter; il ne m’en faut pas d'autre. Celui-ci foule la vendange sous ses pieds bondissants, le mien, né chez moi, fend les airs de ses ailes impétueuses. Le lierre vaudrait-il la faux? Persée, le maître de la faux, l’emporte sur Bacchus, le maître du thyrse: s'il est venu à bout de l'armée des Indes, pourrais-je comparer le meurtre des Indiens à la victoire sur la Gorgone ? Si, vers les bords que la mer Hespérienne recouvre de ses vagues, il a fixé dans les flots un vaisseau tyrrhénien pétrifié, mon Persée fit un rocher d'une immense baleine tout entière. Si ton Bacchus, auprès d'une mer déserte, a sauvé Ariadne endormie sur la rive, Persée, à l'aide de ses ailes, a fait tomber les chaînes d'Andromède, et lui a donné pour digne prix de ses noces les monstres de la mer devenus rochers. Non, jamais Persée dont Andromède est la gloire, ne l'eût ravie pour en faire, à son plaisir, son épouse si elle eût aimé Thésée ; c'est un chaste hymen qu'il a cherché ; et Danaé ne fut pas, comme Sémélé consumée par la foudre brûlante. Le père olympien de Persée a dû son union à une pluie d'or, et n'a pas été un époux incendiaire. Je ne serai jamais le partisan d'un tel guerrier. Quelle vaillante lance a-t-il jamais tenu dans ses mains? Retire-toi, Persée; ne lutte pas avec ta faux meurtrière de la Gorgone contre un thyrse efféminé : ne souille pas tes mains à ces cothurnes de femmes; ne hasarde pas le casque de Pluton, qui repose sur ta tête, contre les guirlandes de la vigne. Ou, si tu le veux, arme Andromède contre ce Bacchus désarmé. Et toi Bacchus, fuis, abandonne Argos et ses nobles coursiers; va tourmenter encore les femmes de Thèbes aux sept portes. Immole un nouveau Penthée. Qu'y a-t-il de commun entre Persée et Bacchus? Renonce à l'Inachus; ses courants sont trop rapides. Que le fleuve aux flots tardifs de l'opulente Thèbes t’accueille ! faut-il l'indiquer l'Asope ralenti qui fume encore de la foudre (24) ?

Il dit, et raille ainsi le dieu. Cependant Junon, protectrice des Pélasgiens, arme les bataillons d'Argos ; elle a pris la forme du devin Mélampe ; et, dans son courroux, elle adresse une voix martiale à l'exterminateur de la Gorgone :

« Belliqueux Persée, rejeton d'une race céleste, prends ta faux ; ne laisse pas ton Argos succomber sans combat sous le thyrse de quelques femmes débiles. Ne redoute pas le serpent isolé qui sert de bandeau à leur chevelure, quand ta faux a moissonné tous les serpents de Méduse. Arme-toi contre la phalange des Bassarides; souviens-toi que, pour pénétrer jusqu'à Danaé dans sa prison d'airain et gagner son amour, l'humide Jupiter a dû verser tout l'or de ses pluies. Il ne faut pas qu'après cette opulente union, Danaé courbe ses genoux asservis devant le chétif Bacchus. Montre que tu es vraiment du sang du fils de Saturne; montre que ton origine est d'or, et glorifie la riche ondée céleste à qui tu dois le jour. Fais la guerre aux satyres, dirige contre les armées de Lyéos l'œil homicide de Méduse à la chevelure de serpents; et, qu'après le méchant roi de Sériphe battue des vagues, je voie un autre Polydecte pétrifié. Avec toi combat l'Argienne Junon, marâtre de Bacchus, et à qui rien ne résiste. Protège Mycènes : lève cette faux qui conserve les villes; et que je te voie suivi d'Ariadne ta captive. Immole les rangs de ces satyres cornus ; change par un regard de la Gorgone la forme mortelle des Bassarides en statues à leur image (25); la pierre qui reproduira leur beauté sera l'ornement de tes rues. Et c'est pour les places publiques de l'Inachus que tu dresseras ces monuments divers. Craindrais-tu ce Bacchus que la couche de Jupiter n'a pas fait naître. Que peut-il contre toi? Dis-moi si jamais un fantassin atteignit un ennemi qui a des ailes et qui nage au sein des airs. »

Elle dit, l'encourage; et Persée court au combat. La trompette pélasgique appelle aux armes les Argiens. L'un porte la pique habituelle de Lyncée (26) ; l'autre, l'arme de l'antique Phoronée (27), celui-ci de Pélasge; celui-là brandit le bouclier d'Abas (28), javelot de Prœtus (29) et le carquois d'Acrise (30). Un troisième, plus intrépide, montre dans la mêlée le glaive que Danaüs tira du fourreau, et dont il arma ses filles pour leur homicide hymen. Un dernier tient la puissante bâche qu'Inachus brandissait à l'autel de Junon, lorsque, grand-prêtre du culte divin de sa protectrice, il en frappait le front des taureaux. Une armée belliqueuse, montée sur de rapides coursiers, s'élance a la suite de Persée. Un fantassin se présente, jette au loin de sa bouche frémissante le cri du combat, tend la corde de son arc recourbé, et prend sur ses épaules le carquois profond. A la tète des Argiens se place Persée avec sa faux. Il attache à ses pieds ses agiles talonnières, et tient la tête de Méduse à l'insoutenable regard.

Bacchus range, de son coté, ses femmes échevelées et ses satyres armés de leurs cornes; il s'anime à la lutte ; et, voyant la marche aérienne de son antagoniste ailé, il prend dans ses mains le thyrse; il a sur son visage cette pierre du diamant durci par les plaies de Jupiter, qui détruit la vertu de l'œil pétrifiant de Méduse, et doit le préserver de l'éclat odieux de ce visage exterminateur (31).

A l'aspect des Bassarides et des thyrses, le belliqueux Persée, après un effrayant sourire, s'écrie :

« Il te sied bien, avec ce thyrse verdoyant pour tout javelot, de marcher contre moi, de t'armer d'un vil feuillage et de singer Mars. Si tu es du sang de Jupiter, manifeste ton origine; si tu appartiens à l'onde dorée du Pactole, l'or fut mon père aussi, et je dois le jour à la plaie de Jupiter. Regarde ces murs brillants de l'appartement de ma mère, ils portent encore les traces de l'opulente ondée. Mais fuis l'illustre Argos, c'est là que fait son séjour Junon ton ennemie, qui perdit ta mère; crains, toi qui donnes également le délire, qu'elle n'égare ta raison, et que je ne te voie plus tard à ton tour en proie aux accès de la folie. »

Il dit, et s'élance. L'irrésistible Junon, qui a pour elle Mars et le vainqueur de Méduse, effraye les bacchantes. Elle allume un semblant d'éclair, une flamme bondissante et divine, et détache contre Bromios cette pique étoilée et incandescente. Bacchus en sourit, et répond d'une voix inspirée :

« Cette arme qui n'a pas de fer ne brille pas assez pour m'atteindre ; et, quand sa pointe serait de feu, elle ne saurait me nuire. L'éclair de Jupiter me connaît : la foudre n'a-t-elle pas ménagé Bacchus enfant encore, quand elle a, sans le savoir, répandu autour de lui d'incombustibles vapeurs ? Orgueilleux Persée, porteur de la faux, calme-toi. Il ne s'agit pas ici d'une faible Gorgone; ce n'est pas une Andromède, épouse enchaînée, qui est le prix du combat. Tu as affaire à Bacchus, rejeton de Jupiter, le seul à qui Rhéa ait tendu sa vivifiante mamelle; celui que la flamme de l'éclair nuptial a bercé d'une étincelle familière, que l'Occident et l'Orient ont admiré, que les nations indiennes ont reconnu ; devant qui Dériade tremblant, et Oronte, malgré son immense et gigantesque stature sont tombés ; sous lequel succombe Alpos, dont les membres touchent aux nues, l'intrépide Alpos, fils de la terre; pour qui l'Arabe fléchit le genou (32) ; pour qui le nautonier de Sicile chante encore la maritime métamorphose des Tyrrhéniens ; car je changeai jadis leur forme humaine ; et ces hommes ne sont plus aujourd'hui que des poissons danseurs, bondissant sur les ondes. Tu sais les gémissements de Thèbes aux sept portes. Faut-il t'apprendre les fureurs de Penthée, et Agave meurtrière de son fils? La renommée en est venue jusqu'à toi; et maintenant tu as le témoignage de ton Argos qui vient de connaître Bacchus ; les mères de l'Achaïe gémissent encore sur leurs enfants. Eh bien, ami, combattons; tu sauras bientôt ce que valent les traits de mes guirlandes, quand tu verras les ailes de tes pieds céder devant mes indestructibles cothurnes. Non, tu ne dissiperas pas les bataillons des Bassarides, et je ne cesserai de lancer mon thyrse vineux qu'après avoir montré à Argos ta gorge percée de mon épée de lierre, et ta faux vaincue par mon feuillage. Mon Jupiter ne tu sauvera pas, ni ma sœur Minerve, ni même ta Junon, bien qu'elle s'irrite sans cesse contre le belliqueux Bacchus. Je t'immolerai ; et la célèbre Mycènes contemplera, moissonné à son tour, le moissonneur de Méduse. Ou bien je t'enfermerai sous des chaînes dans un plus large coffre, et te lancerai sur la mer que tu connais pour y naviguer encore. Tu pourras alors à ton gré aborder plus tard à Sériphe (33); et là, si tu t'enorgueillis d'être né de l'or, tu auras à ton gré pour auxiliaire la dorée et méprisable Vénus qu'on y adore. »

Il dit, et il avance: les bacchantes le suivent; les satyres marchent ; au-dessus de la tête de Bromios, Persée fait voltiger au sein des airs ses ailes légères. Bacchus grandit, monte dans l'éther, y chemine sans ailes, s'élève d'un élan sublime, et domine le vol de Persée; il étend sa main vers les sept zones, se mêle à l'Olympe, et presse les nuages. Persée tremble d'effroi en voyant le bras de Bacchus que rien n'arrête toucher au soleil, en même temps qu'à la lune.

Alors il s'éloigne du dieu, fond sur les bacchantes inspirées ; son bras promène le regard meurtrier de Méduse, et pétrifie Ariadne qui a pris les armes. Bacchus, à la vue de son épouse pétrifiée, redouble de fureur; et certes il aurait dévasté Argos, anéanti Mycènes, exterminé toute l'armée des fils de Danaüs et blessé Junon elle-même, l'invulnérable, qui, pour n'être pas reconnue, combattait sous l'apparence mortelle et empruntée du devin; Persée lui-même, tout agile qu'il est, aurait succombé sous la destinée, si Mercure n'eût paru sur ses rapides talonnières derrière Bacchus, ne l'eut saisi par les boucles d'or de sa chevelure, et ne l'eût adouci et consolé par ces paroles :

« Véritable sang de Jupiter; toi qui n'es illégitime que pour la jalouse Junon, tu sais que je t'ai sauvé de la foudre divine, que je te portai enfant encore chez les nymphes, filles du fleuve Lamos; que plus tard je te pris dans mes bras pour te conduire dans le palais d'Ino qui devait te nourrir : ô mon frère, prouve à ton sauveur, le fils de Maïa, ta reconnaissance. Fais cesser cette guerre fraternelle, car Persée et toi vous êtes l'un et l'autre issus du même père. Ne lui reproche ni ses soldats d'Argos, ni sa faux. Ce n'est pas de son gré qu'il t'attaque; C’est Junon qui lui met les armes à la main, c'est elle qui combat manifestement sous la figure du devin Mélampe. Retire-toi, cesse ta lutte ; il ne faut pas que les intrigues de Junon t'accablent encore. Veux-tu savoir la destinée de ton épouse? Elle est morte en combattant, et son sort est glorieux; oui, tu dois féliciter Ariadne pour avoir succombé sous un tel vainqueur, né d'une race céleste et non d'une terrestre origine, le héros qui triompha de la baleine et de Méduse, mère des coursiers. On n'échappe pas aux arrêts des Parques; Electre, l'épouse de ton céleste Jupiter, a subi la mort. Europe elle-même, la sœur de ton Cadmus, après son union divine avec Jupiter, son époux, ferma la paupière; ta mère périt quand elle te portait encore dans ton sein, et Sémélé ne passa le seuil de l'Olympe qu'après s'être soumise au trépas. Ton épouse, à peine disparue, est déjà dans le ciel étoilé ; elle va briller auprès de ma mère Maïa, l'une des sept Pléiades. Pouvait-elle souhaiter un autre destin que de briller encore pour la terre, et d'habiter, après la Crète, la sphère elle-même? Dépose le thyrse, jette la guerre aux vents, place la statue de la terrestre Ariadne auprès de la statue de la céleste Junon, et ne dévaste pas la ville où règne aussi le sang de tes ancêtres. Honore la terre d'où sortit la génisse Io. Apaise ta colère ; un jour viendra où les femmes de l'Achaïe mériteront tes louanges ; car elles dresseront le même autel à Junon aux grands yeux et à ton heureuse épouse Ariadne. »

Il dit, abandonne Argos aux nobles courtiers, et revient dans l'Olympe, après avoir rétabli une heureuse intelligence entre Persée et Bacchus ; l'Argienne Junon elle-même s'éloigne : elle a quitté son enveloppe mortelle et empruntée ; elle a reprit ses traits divins, et elle est remontée dans l'Olympe; alors le vieux Mélampe (34), rejeton de l'antique Lyncée, fils lui-même du devin Pélasge, parle ainsi à l'armée d'Inachus :

« Croyez-en l'interprète des dieux : agitez pour le vineux Bacchus, agitez les roptres d'airain et les cymbales bachiques de Rhéa. Priez-le de ne pas anéantir la race entière d'Inachus, de ne pas exterminer la jeunesse après l'enfance, et de ménager les mères après le trépas de leurs fils. Instituez sous Bacchus un sacrifice agréable aux dieux, et les chœurs de la danse en honneur de Jupiter, de Bacchus (35) et de Persée. »

Ces paroles persuadent les Argiens; ils se réunissent, chantent le nocturne Bacchus, et établissent les initiations mystiques. Les roptres bruissent au sein des danses inspirées; les pieds battent bruyamment le sol. Les citoyens réunis couvrent leurs joues de la blancheur du gypse mystique, les cymbales retentissent; l'airain résonne frappé à coups redoublés sur les deux surfaces (36). Les autels rougissent du sang des taureaux plus nombreux qu'on immole successivement. Les brebis succombent en foule. Les guerriers, près de l'autel allumé, apaisent Bacchus ; leurs épouses l'implorent. La voix des femmes frappe les airs d'une joyeuse harmonie, en répétant les hymnes du salut; et le vent des tempêtes emporte au loin la fureur insensée des ménades inachides (37).


NOTES DU QUATANTE-SEPTIÈME CHANT.


(01) Les phalles mystiques. - Voici la troisième et la dernière fois qu'il est question dans les Dionysiaques des phalles mystiques du culte de Bacchus. J'en ai détourné le sens dans ma traduction par une sorte de pudeur dont le copiste du manuscrit primitif m'a donné l'exemple, en remplaçant l'expression critique par un terme inoffensif qui ne puisse donner le change ni à l'imagination des lecteurs ni aux investigations érudites; mais le retour constant de la même image me semble donner plus de force au système de correction que j'ai adopté à cet endroit; et j'ai besoin de le répéter en le maintenant, bien qu'il renverse un grand nombre de travaux archéologiques et de conjectures. J'imiterai la témérité de Graëfe, et dirai comme lui : « Audaciae accusabor a multis, qui in servandis codicum apicibus superstitiosi, omnes corruptarum lectionum sordes malunt veteribus tribuere, quam monacliorum stupori. » ( Obs. cric., in Meleagrum, XCII.)

Et, si l'on s'étonnait de voir Nonnos admettre dans ses hexamètres épiques un mot qui sonne si étrangement à nos oreilles françaises, je répondrais d'abord que le terme était usuel et consacré dans le culte mystique de Bacchus ; ensuite qu'il y a dans les Dionysiaques des vers bien autrement effarouchants, qui ont jeté leur traducteur dans de plus grands embarras ; enfin que la Paraphrase de l'Évangile contient des expressions tout aussi choquantes. Cela m'amène à dire que je refuse de faire honneur à mon Égyptien, né dans la ville de Pan, du silence qu'il a gardé sur l'épisode de la femme adultère dans le début du huitième chapitre de cette même Paraphrase. J'aurais pu sans doute, comme d'autres commentateurs, renvoyer le mérite ou le reproche de cette suppression à la pudeur trop alarmée d'un scribe inquisiteur, si je ne m'étais souvenu que les onze versets d'une authenticité contestée qui commencent ce chapitre de l'Évangile selon saint Jean n'y ont pas toujours figuré; et que par conséquent Nonnos, dans le quatrième siècle, a pu ne pas les connaître, mais non les négliger.

« Cur poeta historiam de adultera non exponit,? Quia nimirum in exemplaribus graecis locum vix obtinebat; nec eam Origenes, Clemens Alexandrinus, Chrysostomus, Theophylactus videntur agnoscere. » (Nic. Abramus, Paraph. de l'Év.)

Certes, le Panopolitain n'eût pas usé d'une telle pruderie pour un épisode auquel il pouvait laisser toute sa divine simplicité, quand, dès le premier chapitre de sa composition, il admet dans sa poésie chrétienne la glose la plus équivoque du troisième verset, et amplifie plus loin, par des traits fort peu convenables, le récit de la Samaritaine et le costume des pécheurs du lac de Tibériade.

« Pour bien juger du culte du Phallus, » dit le judicieux Rolle, « il ne faut pas apporter les idées « de ses contemporains ni faire la comparaison des moeurs anciennes avec celles de son siècle : les Orientaux, loin de couvrir des moeurs peu décentes par des termes équivoques, exprimaient des idées très honnêtes, très naturelles et très élevées, par des termes et des symboles qui nous paraissent indécents. » (Rolle, Culte de Bacchus, t. II, p. 41.)

Et si j'avais besoin d'un surcroit de démonstration sur cet étrange mythe bachique, j'appellerais saint Augustin à mon aide : « Hoc turpe membrum, » dit-il, « per Liberi dies festos cum honore magno plaustellis impositum, prius rure in compitis, usque in urbem postea vectabatur. » (Cité de Dieu, liv. VII, ch. 21.). Et son commentateur ajoute : « Nam phallis effectis ac de collo suspensis festos dies agebant. » Et voilà que, sur un seul mot mal écrit par un copiste, tout un système s'établit, des dissertations érudites s'échangent, on braque des microscopes sur les vases antiques, on torture le sens des camées et des bas-reliefs pour retracer ces coupes d'airain sur les poitrines nues des bacchantes. Le plus savant investigateur des vases antiques et des instruments du culte de Bacchus, Creuzer hésite et ne peut s'expliquer. Il y a donc pour la science archéologique un véritable intérêt à étudier Nonnos; et de ma remarque redoublée sur ce point, je ne veux pas tirer d'autre morale.

(02) Attis. - Fille de Cranaos, second roi d'Athènes, donna son nom à l'Attique, qui s'appelait auparavant dicté pointe, sans doute en raison de sa conformation géographique ; langue de terre entre la mer qui baigne Égine et le détroit de l'Eubée. καὶ Ἀτθίδα ἀπὸ ταύτης ὀνομάζουσιν Ἀττικὴν τὴν χώραν πρότερον καλουμένην Ἀκταίαν, (Pausanias, liv. I. c. II.)

(03) Le printemps. - Le printemps que renouvelle la présence de Bacchus est imité de la charmante et célèbre idylle de Méléagre. Je la récitais jadis sans le secours de l'Anthologie aux collines reverdies du Bosphore. Le temps et bien des soucis l'ont chassée de ma mémoire ; mais, en la relisant, je palpite encore au souvenir de mes jeunes impressions :

« L'hiver et la tempête s'enfuient loin des airs; la saison du printemps, chargée de fleurs, sourit et brille; la terre brunie se couronne d'un vert gazon, et donne la chevelure d'un nouveau feuillage aux arbustes renaissants ; les prairies boivent la tendre rosée de l'aurore qui les féconde, et s'égayent quand le bouton de la rose s'entr'ouvre ; le berger sur la montagne se plaît à faire entendre sa flûte ; et le chevrier s'amuse à compter ses nombreux et blancs chevreaux. Déjà les nautoniers naviguent sur les vastes mers, et ouvrent leurs voiles aux souffles bienfaisants du zéphyre. Déjà, les cheveux ceints des fleurs et des grappes dû lierre, les amis de Bacchus, le père du raisin, entonnent Evohé. Le bel et industrieux ouvrage des abeilles nées d'un taureau, commence; et, assises sur la ruche, elles travaillent la limpide blancheur du miel dans leurs rayons. Toutes les races des oiseaux chantent d'une voix sonore; l'alcyon sur les courants, ['hirondelle sous nos voûtes, le cygne aux bords du fleuve et le rossignol dans les bois. Ah! quand les arbres étalent leur chevelure, quand la terre s'épanouit, que le berger amuse de son chalumeau ses brebis à l'épaisse toison, quand le matelot navigue, que Bacchus danse, quand les oiseaux gazouillent et que les abeilles enfantent. pourquoi donc le poète n'adresserait-il pas lui-même un chant harmonieux au printemps? »

«- Voilà, » dit un critique, « des vers pleins d'élégance, de doux et abondants tableaux; mais j'y vois peu de cette nouveauté qui sait plaire à l'esprit du lecteur; et ces images trop entassées fatiguent. On pourrait même dire avec raison que la fin ne répond pas suffisamment à ce qu'on attendait d'un si beau début. Tum praeclaro initio, tantaeque exspectationi exitum non satis respondere.  » (Alonso, in Meleagrum, p. 98.)

« Les idées de cette poèsie, » dit le journal de Trévoux, sont riantes et gracieuses, mais il y a un peu de battologie et de répétitions. » (Janvier 1700, p. 180.)

Il faut plaindre de tels critiques, qu'ils soient d'Allemagne ou de Trévoux, s'ils veulent qu'on leur dise du printemps autre chose que ce qui parle aux sens et à tous les yeux, et s'ils ne comprennent pas le charme de cette idylle comme de la répétition anacréontique qui la résume. Ils n'ont donc jamais rêvé près des ruisseaux au mois de mai, et ouvert leurs coeurs à l'influence de la plus belle des saisons ?

Et le printemps qui a si bien inspiré Anacréon et Théocrite, devait encore dicter à Méléagre une charmante image d'un style plus apprêté, que nos poètes modernes ont tant de fois imitée :

« Déjà fleurit la violette blanche, et le narcisse ami des pluies; déjà les lis fleurissent sur la  montagne; déjà la fleur chère aux amants, la fleur toujours de saison parmi les fleurs, Zénophile fleurit, douce rose d'amour. Prairies, pourquoi sourire et briller sous vos vaines chevelures? Elle vaut mieux que tous vos bouquets et leurs parfums. »

(04) Le lis des collines. - Ces lis qui couvrent les collines, je les ai vus et admirés dans l'Attique comme à Naxos, où Bacchus va nous conduire. J'en atteste ce passage de mes Souvenirs de l'Orient :

« Je cueillis alors une charmante fleur, presque sans tige, épanouie tout près du sol ; mes guides la nommèrent κρίνακι, petit lis. Le lis n'était pas bleu comme les yeux d'Hélène (expression de M. de Chateaubriand), mais plutôt rose comme les joues d'Ariadne. Je le retrouve aujourd'hui pâle et desséché entre deux feuilles de l'album où je traçais mes notes ; il ne me reste de lui que sa forme et le souvenir de sa beauté, quand, aux premiers feux du soleil, il brillait sous les gouttes de la rosée dans le vallon de Zia. » (Souv., t. II, p, 319.)

(05) Métanire. - Allusion à ces vers de Nicandre :

Καλλίχορον περὶ φρεῖαρ, ὅτ' ἐν Κελεοῖο θεράπναις
Ἀρχαίη Μετάνειρα θεὴν δείδεκτο περίττων.
(Thér., v. 486.)

Et ils me rappellent, à mon tour, le vallon de la Mégaride. Là, par suite de mes illusions mythologiques, j'ai voulu retrouver dans une margelle ruinée, près d'une source qui me désaltéra, le puits Callichore, où Métanire rencontra Cérès.

(06) Scolie d'lcarios. Nonnos, dans ces trois vers, nous a conservé le fond plus que la forme de l'un des plus anciennes scolies de l'antiquité ; cette scolie ne se retrouve que chez lui. On y reconnaît toute l'allure de la chanson héroïque des festins; et ici ce chant improvisé, pour appartenir à la chaumière, n'en est que plus remarquable. J'ai eu quelque peine à le recomposer après la confusion que l'interversion du texte y avait jetée ; mais je m'y suis obstiné, comme pour faire suite à mes recherches sur la scolie grecque. J'ai déjà, le sait-on traité des scolies dans mon introduction aux Chants du peuple en Grèce, et je n'y ai pas compris alors ces vers de Nonnos que j'avais mis en réserve, et qui, d'ailleurs, sont une imitation très rapprochée, mais non pas la répétition de la scolie. Car il n'est pas probable qu'elle ait été chantée originairement en vers hexamètres, et qu'elle se soit perpétuée sous ce rythme jusqu'au temps de Nonnos, sans laisser de lui aucune trace dans Athénée, le grand collecteur des scolies, ni ailleurs. Il ne faut pas confondre la scolie d'Icarios avec la chanson d' Érigone, fille d'Icarios, qu'on chantait dans les jeux de l'escarpolette, pratiqués surtout à la suite des fêtes que les Athéniens nommaient les bons repas, καλλὶδειπνον ; cette chanson appelée Alétès ou la Vagabonde, était l'oeuvre d'un certain Théodore de Colophon (Pollux, IV, 55). C'est à Icarios que remonte la balançoire, soit que, pour combattre l'épidémie qui suivit sa mort, un oracle eût ordonné d'établir cette sorte de ventilation, soit plutôt qu'elle soit née d'elle-même du genre de trépas choisi par Érigone. C'est aussi à l'antique escarpolette que fait allusion le vers de Nonnos (225) :

ἀμφοτέρους δυνέουσα πόδας βητάρμονι παλμῷ.

De là vient le rite des oscilles (αἰώραι), qui passa d'Athènes à Rome, et qui appartenait spécialement au culte de Bacchus :

Et te, Bacche pater, votant per carmina laeta, tibique
Oscilla ex alia suspendent mollia pinu.
(Virgile, Georg., l. II, v. 388.)

On peut remarquer aussi dans le discours adressé à lcarios par son voisin qui vient de boire, le rabâchage et l'indiscrétion que donne l'ivresse.

« Quand le vin, dit-on, descend en masse dans le corps, il en fait déborder et rejaillir des paroles qui dévoilent tout ce qu'il y avait de caché. »

οἴνου πολλοῦ γὰρ, ὥς φασι, εἰς σῶμα κατιόντος
ἐξαναπλέι ῥήματα πᾶν κρύφιον τρανοῦντα.

(Vers politiques de C. Manassès, dans le poème de Dosiclès et Rhodante.)

(07) Les façons de la vigne. - Hermann (ad Orph., p. 762) et Gerbard (Lect., p. 201), qui se sont beaucoup exercés sur ce vers de Nonnos, auraient dû laisser aux vignerons du midi le soin de l'expliquer. C'est là, quoi qu'ils en disent, ce que nous appelons, dans la contrée dont Bordeaux est le centre, tailler, fossoyer, marcotter, trois des façons de la vigne. Je ne veux pas effrayer les oreilles parisiennes des étranges dénominations que toutes ces opérations, dont l'époque varie, subissent dans la langue du poète Jasmin.

Voici cependant celles qui sont du ressort des hommes : escaoula, chausser en avril ; hoze, déchausser en juin ; herbia ou majesca, nettoyer. Le travail d'épamprer était chez les Grecs confié aux femmes, comme c'est encore l'usage dans les pays où les vignes donnent les plus excellents produits. A Rome, cela s'appelait pampinare; à Athènes, Aristophane disait οἰναρίζειν. (La Paix, v, 1082.)

(08) Le cycéon. - Ce breuvage, qui passait pour délicieux, se composait de plusieurs ingrédients. Il y avait à manger et à boire, μεταξὺ βρωτοῦ καὶ ποτοῦ (Hippocrate, Oecon, p. 390). C'était, suivant Homère, une mixtion de fromage de chèvre râpé avec du vin de Pramnos, le tout saupoudré de farine (Iliade, XI, 64). Circé y ajouta du miel, pour le rendre plus agréable à ses victimes (Odyssée, X, 234), et ce devait être une pauvre boisson, surtout pour les Athéniens primitifs, qui ne pouvaient y ajouter ce vin de Pramnos dont les ceps n'étaient pas plantés encore; il n'était, après tout, suivant Athénée, ni doux ni onctueux, mais au contraire dur et sec : αὐστηρὸς καὶ σκληρός; (liv. I, ch. XXIV).

(09) Les soucis jetés au vent  - Ces soucis, qu'on charge le vent de dissiper, me font souvenir de Racine :

N'éclaircirez-vous point ce front chargé d'ennuis?
(Iphigénie, act. II, sc. 2.)

Et cette image n'est elle-même qu'une imitation d'un beau vers d'Euripide :

στυγνὸν δ' ὀφρύων νέφος αὐξάνεται
(Ηippol., v. 160.)

(10) Célée. - Le divin Célée, dont l'hymne homérique à Cérès proclame la renommée sous tant de glorieuses épithètes, reçut le premier la déesse à Éleusis : nous l'avons déjà vu avec son épouse et son fils dans la note (3) du XIXe chant.

(11) Érigone. - Érigone, ses malheurs et sa chienne n'ont besoin, pour tout commentaire, que de ces vers de Tibulle :

Et cunctis Baccho jucundior hospes
Icarus, ut puro testantur sidera coelo
Érigoneque canisque, neget ne longior aetas.
(El. l, I. IV, v. 10.)

« N'a-t-il pas fallu, » dit Minutius Félix, « prendre Érigone pour en faire un astre étincelant ? » Érigone suspensa de laqueo est, ut virgo inter astra ignita sit. (Octav.)

Peut-être aura-t-on remarqué le silence des lèvres muettes d'Érigone. - Redondance d'un siècle où tout se disait deux fois plutôt qu'une. Ce vers me paraît inspiré de saint Grégoire. En tout cas, il est curieux de lire dans les Méditations poétiques de l'évêque de Nazianze tout ce que son esprit recueilli et son génie chrétien lui dictent sur le silence. Je n'en citerai que ces deux vers :

Ἔνθα νόου καθαροῖσι νοήμασι θυμὸν ἀείρων
θύσω καὶ σιγὴν, ὡς τοπάροιθε λόγον.
(Camn. XII.)

« J'élèverai mon coeur par les pensées les plus pures de mon âme, et, après avoir donné à Dieu ma parole, je lui sacrifierai aussi mon silence.  »

(12) Le mensonge et la vérité. - Les mensonges mêlés à la vérité appartiennent de droit à la mythologie et aux poésies qui la rappellent. « La parole qui exprime la vérité, » dit Euripide, « est naturelle et simple : il ne lui faut aucune interprétation équivoque, car elle est toujours de saison ; mais le mensonge ou l'injustice, malades par eux-mêmes, ont besoin de déguisements et de remèdes industrieux. »

(13) Les vignes de Naxos. - L'île de Naxos est encore chargée de vignes; mais le produit n'en est guère estimé. Car le cépage (style vinicole), le terrain ou la fabrication l'ont laissée bien en arrière de Samos et de Santorin, ses voisines. Et pourtant ses vignobles, s'ils ne donnent plus le délicieux breuvage, fils du raisin, nommé par les Naxiens le Dionysiaque (Athénée, liv. I, ch. XXIV), ont gardé leur antique abondance.

Et tlbi, per mediam bene olentia flumina Naxon,
Unde tuum potant Naxia turba merum.
(Properce, l. III, él. XVII, v. 27.)

(14) Tritogénie. - Parmi les nombreuses étymologies du surnom de Tritogénie donné à Minerve, il faut distinguer celle de la philosophie pythagoricienne qui figure l'éternelle sagesse sotie le nombre trois, et sous un triangle équilatéral.

« Les pythagoriciens ont bien honoré les nombres et les figures géométriques du nom des dieux. Car le triangle à côtés égaux, ils l'appelaient Pallas, née du cerveau de Jupiter, et Tritogénie, pour autant qu'il se déguise également en trois lignes droites tirées à plomb de chacun des angles. καὶ Τριτογένειαν ὅτι τρισὶ παθέτοις ἀπὸ τῶν τριῶν γωνιὼν ἀγομένοις διειρεῖται. (Plutarque, Is. et Os., § 8.)

(15) Les voeux d'Ariadne (vers 375 et 385). - Si la petite-fille de Jupiter parle ici comme la fille d'Otaïti chez Victor Hugo, c'est que l'amour, dans ses emportements et dans ses jalousies, dicte à tous les coeurs les mêmes pensées, aux princesses civilisées de la Crète, comme aux enfants sauvages de l'Amérique.

Je serai, si tu veux, ton esclave fidèle,
Pourvu que ton regard brille à mes yeux ravis.
Reste, ô jeune étranger ! reste, et je serai belle;

Mais tu n'aimes qu'un temps, comme notre hirondelle ;
Moi je t'aime comme je vis.

Hélas ! tu veux partir. Aux monts qui t'ont vu naître,
Sans doute quelque vierge espère ton retour.
Eh bien ! daigne avec toi m'emmener, ô mon maître!
Je lui serai soumise, et l'aimerai peut-être,
Si ta joie est dans son amour.

(16) Le labyrinthe de Crète. - Le labyrinthe de Crète, qui joue un si grand rôle dans l'histoire d'Ariadne, « était, » dit Plutarque, « une prison, et n'avait aucun inconvénient si ce n'est que les prisonniers ne pouvaient s'en échapper. » Οὐδὲν ἔχων κακὸν ἀλλ' ἢ τὸ μὴ διαφθγεῖν τοῦς φυλαττομένους. (Vie de Thésée.)

Tzetzès en parle ainsi : « L'Athénien Dédale fit en Crète pour Minos une prison très sinueuse qui présentait l'image d'un colimaçon, et d'une issue très difficile. On la nomma Labyrinthe. »

δυσέκβατον εἰργάσατο λαβήρινθον τῇ κλήσει. (Tzetès, chil. XI, ch. 379.)

L'épithète que Nonnos donne plus loin au labyrinthe de Crète, πεδοσκαφέος (v.433) indique qu'il était souterrain, et s'éloigne de la tradition adoptée par Catulle, qui lui donne un toit :

Ne labyriatheis e flexibus egredientem
Tecti frustraretur inobservabilis erres.
(De Nupt. Pel., v. 114.)

Et, à propos de Minos, il est aisé de s'apercevoir que notre poète a épousé contre le législateur crétois les griefs et les préjugés athéniens ; il n'en parle qu'avec une certaine irrévérence. « A cela peult-on veoir combien il faict dangereux encourir la malvueillance d'une ville qui fait bien parler, et où les lettres et l'éloquence florissent?»

 C'est ainsi qu'Amyot paraphrase la judicieuse réflexion de Plutarque : Ἔοικε γὰρ ὄντως χαλεπὸν εἶναι φωνὴν ἐχούσῃ πόλει καὶ μοῦσαν ἀπεχθάνεσθαι. (loc. cit.).

Un peu plus avant, on remarquera encore l'épithète Corinéphore. Ce citoyen d'Athènes, porteur de massue, c'est Thésée. Nonnos fait allusion au premier des exploits du héros. Il immola le brigand Périphétès, également nommé Corynète, parce qu'il s'armait d'une énorme massue :

Clavigeram vidit Vulcani occumbere prolem.
(Ovide, Mét., liv. VIII, v. 438.)

Et depuis Thésée portait toujours cette massue, dit Plutarque, pour montrer qu'après l'avoir prise dans les mains d'un autre, elle était imprenable entre les les siennes. Οὗτος δὲ τὴν κορύνην ἐπεδείκνυεν ἡττημένην μὲν ὑπ' αὐτοῦ, μετ' αὐτοῦ δὲ ἀήττητον οὖσαν. (Ibid.)

M. Fauvel m'a montré à Athènes, parmi les métopes du temple de Thésée qu'a respectées le temps, la lutte du héros avec le Curynète : « La mémoire du séducteur d'Ariadne, » me disait-il, « vit encore chez les descendants du peuple qu'il a gouverné il y a trois mille ans. Le troisième jour après Pâques, la jeunesse athénienne vient danser ici la danse du labyrinthe que Thésée inventa à son retour de la Crète, et qu'on nomme maintenant la Candiote. Nos vieillards attribuent même à son temple une influence salutaire, et y rattachent bien des idées superstitieuses. » Je ferme la chaîne des autorités dont j'ai, à mon tour, couronné Ariadne, par ces mots :

« Vous avez peut-être entendu autrefois de vostre norrice (car ces manières de femmes sont plus que distillées en telles besongnes, et ont toujours les larmes à commandement pour enrichir et donner crédit à leurs comptes), que Thésée se porta mal et ingrattement envers Ariadne. Les autres maintiennent que non ; mais que ce fut à l'appétit de Dionysus qu'il la laissa endormie en l'île de Naxe. »

Cette introduction est de Philostrate, sous les paroles gauloises de Blaise de Vigenère. Je continue en français plus moderne, mais non meilleur.

(17) Les plaintes d''Ariadne. - Ce sommeil qu'Ariadne accuse, tristi somno chez Catulle, est pour elle pareil à la mort : « or ce que nous nommons la mort, » dit Théophylacte éclairé par le christianisme, « est une sorte de sommeil un peu plus long que l'autre, mais bien court en compa raison du jour qui va venir. »  Πρὸς δὲ τὴν μέλλουσαν ἡμέραν βραχύτατος. (Théoph., Lettre XXV.)

Ces plaintes d'Ariadne, fort inférieures, sans doute, au chef-d'oeuvre de Catulle, me paraissent soutenir assez heureusement la comparaison avec l'héroïne d'Ovide. On y aura reconnu aussi bien des traits que Pope semblerait avoir empruntés à Nonnos pour son épître d'Héloïse, si jamais le traducteur d'Homère avait lu les Dionysiaques, ce qui est fort douteux. Parmi ces vers, que je ne veux pas citer même dans l'élégante imitation de Colardeau, un seul me servira à en cacher les images trop peu voilées derrière quelques mots anglais :

To dream once more I close my willing eyes.

On croirait celui-ci, ainsi que plusieurs autres, dictés par Nonnos, si on ne le retrouvait en entier dans la prose latine si passionnée d'Héloïse. Ici Ariadne semble ne se réveiller que pour parler de Thésée, et rappeler cette charmante inscription de l'Anthologie :

Ξεῖνοι, λαινέας μὴ ψαύετε τὰς Ἀριάδνας,
Μὴ καὶ ἀναθρώσκῃ Θησέα διζομένη.


« Étrangers, ne touchez pas à cette Ariadne de pierre ; elle s'élancerait encore pour courir après Thésée. »

Je ne relèverai pas, d'un autre côté, toutes les idées qu'a prêtées Catulle au poète égyptien. Mais je ne puis m'empêcher de signaler une traduction presque littérale du beau mouvement que Virgile a si bien imité lui-même :

At non haec quondam nobis promissa dedisti
Voce, non haec mihi miserae sperare jubebas.
(Catulle, v. 139.)

Et je couronne tous ces rapprochements poétiques par quelques vers français dont nos théâtres ne retentissent plus, mais qui méritent encore d'être lus loin d'eux :

Pour toi, pour m'attacher à ta seule personne,
J'ai tout abandonné, repos, gloire, couronne;
Et quand ces mêmes biens ici me sont offerts,
Quand je puis en jouir, c'est toi seul que je perds.

(Th. Corneille, Ariane, act. III, sc. IV.)

(18) Les chaînes d'Andromède. - Ces chaînes de fer que Persée offre en présent de noces à Andromède, on a voulu m'en montrer les vestiges scellés dans le rocher qui ferme la rade de Jaffa. C'est Joppé, échelle ou avenue de Jérusalem, que je retrouve sous les traits suivants dans mes notes de pèlerin :

Jaffa, l'antique Joppé, a une renommée pour toutes les époques. Bâtie avant le déluge, ainsi disent Pline et Pomponius Méla, elle repose sur une colline défendue de la mer par un rocher noir où l'on montre l'anneau et les fers d'Andromède. Ceci est de la mythologie.

A Joppé débarquèrent les cèdres descendus du Liban à la voix d'Hiram pour construire le temple de Jérusalem. De là le prophète Jonas partit pour la Cilicie ; de là, après le miracle de saint Pierre, s'échappèrent Madeleine, Marthe et Lazare. Tels sont les souvenirs bibliques.

Dévastée d'abord par Vespasien, Joppé fut ensuite occupée par Omar; puis prise et reprise par les Croisés et les Sarrazins, elle devint le comté de Japhe pour redevenir le pacbalik de Jaffa. Voilà de la grande histoire, passons aux annales modernes.

Réduite à un château et à quelques grottes, Jaffa se repeupla bientôt aux dépens de ses voisines; elle soutint des siéges plus nombreux que longs pendant les guerres de Daher, et fut emportée d'assaut par les Français en 1798.

Maintenant, avec ses jardins toujours verts, ses bosquets de bananiers et de palmiers, ses fruits odorants et ses limpides fontaines, Jaffa, aux écueils dangereux, aux rues sombres et tortueuses, n'est plus qu'une ville sans renom, pleurant sur ses propres ruines. Esclave dédaignée, elle baisse, sa tête chargée de fleurs et languit, triste et solitaire, à la limite du désert.

(19) Retour de la même locution - La locution que je signale ici, ὥς κεν ἀκούσῃς, ou bien son pendant, ὀφρά τις εἰπῃ, revient souvent chez Nonnos, et trop souvent même : elle a un faux air homérique ; mais l'aveugle de Scio. ne l'a pas prodiguée : Voici comment André Chénier l'emploie dans sa charmante idylle du Mendiant :

Afin que nui mortel ne dise en ta maison,
Me regardant d'un oeil insultant et colère :
O vorace étranger, qu'on nourrit à rien faire !

On remarquera un peu plus loin l'hymne nuptial, νυμφίον ὕμνον, qu'Apollon entonne en l'honneur de son frère . C'est un emprunt au superbe dithyrambe que Sénèque adresse à Bacchus, à la fin du troisième acte d'Oedipe :

Ducitur magno nova nupta coelo,
Solenne Phoebus carmen
Edit.

Or celui de mes lecteurs qui quittera un moment Nonnos pour relire ce choeur tragique me saura gré de le lui avoir signalé.

Et cependant, au risque d'amortir l'enthousiasme pour Bacchus et Ariadne, je vais mettre en regard de la scène de Naxos ce qu'en dit le poète Prudence, Espagnol contemporain de mon Égyptien. Je le cite en latin, et pour cause :

Hoc circumsaltante choro temulentus adulter
lnvenit exposltum secreti in littoris acta
Corporis egregii scortum, quod perfidus illic
Liquerat, incesto juvenis satiatus amore.
(Prud. in Sim. l, v. 132.)

(20) Bacchus Chrysopator. - Le surnom de Chrysopator est nouveau parmi les attributs de Bacchus : je ne crois pas, comme Graëfe, qu'il faille l'entendre du Bacchus soleil ; je pense que c'est une appellation fort rare, si elle n'est tout à fait inconnue chez les mythographes, parce qu'elle était habituelle chez un peuple isolé : elle se rapporte, si je ne me trompe, au culte de Bacchus dans la Mégaride; là il portait aussi le nom de Patroos, paternel, liber pater, comme disent les Latins, et c'en est assez pour motiver ici l'épithète.

Le titre de Chrysopator ne figure point dans l'hymne ou plutôt dans le vocabulaire où l'impératrice Eudoxie a réuni les attributs de Bacchus, rangés sous les ordres des vingt-quatre lettres de l'alphabet grec. On peut tirer de cette nomenclature en hexamètres la conclusion que le mythe de Bacchus touchait à toutes les nécessités de la vie, et que l'esprit et l'imagination helléniques n'ont jamais montré mieux que sur ce sujet leur richesse et leur vivacité.

(21) L'lnachus. - L'Inachus, je le répète, fait plus de bruit dans la Fable et même dans l'histoire que dans son lit. Or, si, comme le dit Lycopbron par la bouche de la prophétique Cassandre, l'eau des rivières où s'abreuveront les Perses s'épuisera sous leurs lèvres arides :

Ἅπας δ' ἀνεύρων νασμὸς ἀνανθήσεται
χαρδὸν κελαινὴν δίψαν αἰνωμένων
.
(Lyc., v. 1424.)

il aurait fallu beaucoup de fleuves pareils à l'Inachus pour un déjeuner de l'armée de Xerxès : or cette réflexion n'est qu'une traduction libre et rajeunie d'un passage d'Himérius.

(22) Pélasge. - Pélasge est la personnification de la race pélasgienne ; il y eut plus d'un civilisateur antique de ce nom. Celui-ci était fils de Phoronée, qui était fils d'Inachus.

(23) Astérion. - Astérion est un fleuve de l'Argolide, dont les trois filles furent les nourrices de la déesse Junon. Je ne sais s'il ne faudrait pas voir dans ces trois vers de Nonnos assez énigmatiques, où la chevelure d'Astérion s'embrouille arec ses larmes, quelques traces de la maladie et des fureurs que Vénus envoya aux femmes d'Argos :

« Elle versa sur leur tête une horrible lèpre; des dartres couvrirent entièrement leur peau ; leurs cheveux tombèrent, et leurs belles têtes devinrent chauves. » (Hésiode, Fragments.)

Cette cruelle épidémie cessa quand le culte de Bacchus fut établi dans l'Argolide, et nous verrons plus bas quel en fut l'heureux médecin.

(24) L'Asope. - Des quatre prétendus cours d'eau qui arrosaient la Grèce antique sous le nom d'Asope, j'en ai vu deux, dans le Péloponnèse et l'Attique, mouiller à peine de quelques gouttes égarées leur lit poudreux.

(25) Les statues des Bassarides. - Les statues des Bassarides, te temple de Bacchus dans la ville d'Argos et le tombeau d'Ariadne sont autant de traditions antiques de l'Argolide. « Après sa guerre contre Persée, » dit Pausanias, « et à la suite de leur réconciliation, Bacchus reçut, dit-on, de grands honneurs chez les Argiens ; ils lui élevèrent le temple remarquable qu'ils ont nommé Crésios ou le Crétois, à l'endroit où était ensevelie la Crétoise Ariadne.  » (Liv. Il, ch. 23.)

Voici, de la main de Montesquieu, un abrégé de l'épisode d'Ariadne, où le style prétentieux est bien plus sensible que chez Nonnos :

« A côté de Bacchus était la déesse Ariane. Princesse, vous vous plaigniez encore de l'infidélité de Thésée : lorsque le dieu prit votre couronne et la plaça dans le ciel, il essuya vos larmes ; si vous n'aviez pas cessé de pleurer, vous auriez rendu un dieu plus malheureux que vous, qui n'étiez qu'une mortelle. Il vous dit : Aimez-moi ; Thésée fuit, ne vous souvenez plus de son amour, oubliez jusqu'à sa perfidie ; je vous rends immortelle pour vous aimer toujours. » (Temple de Gnide, ch. VI.)

(26) Lyncée. - Lyncée, l'époux d'Hypermnestre, fut le seul fils d'Égyptus épargné par les Danaïdes.

(27) Phoronée. - Phoronée, Inacbus, Astérion que nous avons rencontré plus haut, avec un Céphise argien dont il s'est pas question ici, furent choisis pour arbitres dans la querelle de Junon et de Neptune; et comme ils adjugèrent le patronage d'Argos à la déesse, Neptune retira leurs flots et les mit à sec, car ils étaient fleuves tous les quatre. Quoi qu'en dise Pausanias, il me semble qu'ils ne furent jamais complètement rétablis dans leurs fonctions et prérogatives, car ils ont à peu près cessé de couler.

(28) Abas. - Abas figure dans la généalogie des Inachides immédiatement après son père Lyncée; il s'agit ici du bouclier qu'il reçut de lui en don d'honneur, quand Abas vint annoncer la mort du tyran Danaüs ; et ce bouclier passait pour le palladium de l'Argolide.

(29) Praetus. - Praetus et

(30) Acrise. - Acrise, fils d'Abas, jumeaux antagonistes qui se battaient dans le sein de leur mère Ocalie, se disputèrent le trône d'Argos : Acrise fut le grand-père de Persée.

(31) Le diamant. - Le diamant qui doit garantir Bacchus des terribles effets du regard de la Gorgone, était connu de Pline, qui lui attribue une vertu préservatrice. Adamas et venena irrita facit, et lymphaliones obigit, metusque vanos expellit a mente. (Hist. nat., liv. III, ch. XX.)

(32) Bacchus à Persée. - J'ai trop souvent arrété le lecteur sur les pointes et les jeux de mots de Nonnos, même sur son enflure, qui va bien rarement néanmoins jusqu'à la pensée fausse, pour encourir le reproche d'infatuation que les critiques adressent d'avance et sans examen à tout vengeur des renommées oubliées. Je dois cependant, pour être impartial, user encore, avant de finir, du droit de faire remarquer le nombre, le rythme harmonieux et la cadence qui signalent ces trois vers d'une si riche facture. On reconnaîtra l'émule des grands modèles à ce verbe d'un si grand effet, ἤριπιν, jeté à la fin de la phrase; et pour s'appliquer à des faits mythologiques ou imaginaires, l'expression n'en est pas moins un type d'harmonie imitative, et un bel exemple de la perfection du style épique.

(33) Sériphe. - Je n'ai vu que de loin les écueils de Sériphe, où l'on n'aborde guère sans nécessité ; le Seriphium saxum de Tacite. Cyclade ou Sporade, car elle a ces deux titres, c'est une petite île raboteuse, toute pleine de rochers, comme si Persée y promenait encore la tête de Méduse; elle avait élevé un temple à la Vénus vulgaire, et c'est à quoi Nonnos fait allusion.

(34) Mélampe. - Tous ces souvenirs de l'antique dynastie qui régna à Argos à l'origine des temps nous amènent au devin Mélampe, qui en descendait aussi. Le fils d'Amythaon et d'Idomène joue un rôle important dans les Dionysiaques; bien que Junon ait pris sa figure pour combattre Bacchus, il est en quelque sorte un médiateur entre les deux divinités. C'était aussi un très habile médecin particulièrement voué à la diagnostique et aux affections morales :

Quels Amythaonius nequeat certare Melampus.
(Tibulle, l. IV, v. 121.)

Il guérit les Argiennes ou les Proetides de leur folie, les ramena à un culte modéré de Bacchus, ou, pour autrement dire, il mit de l'eau dans leur vin, car il fut le premier à imaginer le sobre mélange qu'Anacréon, d'ailleurs peu partisan de la chose, a exprimé en un seul mot tenant tout un vers :

Ἀναδενβασσαρήσω.

Mélampe, après sa mort, reçut les honneurs divins.

(35) Les rites de Bacchus. - Les habitants de l'Argolide adoptent les rites de Bacchus; ils couvrent leurs joues du gypse mystique que Montesquieu ne connaissait pas sans doute, quand il a vu le visage des bacchantes barbouillé de lie. Il aurait dû réserver ce déguisement pour la scène, et pour les premiers masques de Thespis, peruncti faecibus ora. Il n'est pas usité dans les mystères de Bacchus en Grèce, ou du moins dans les cérémonies dignes du Temple de Gnide.

Les belliqueux habitants d'Argos admettent aussi, toujours par le conseil du devin Mélampe, les danses de Bacchus. La danse, il ne faut pas l'oublier, était un acte sérieux dans les mystères du paganisme : et, dans les Dionysiaques, ce caractère sacré s'étend quelquefois même aux gambades des satyres. Ici les Argiens se réunissent et forment des choeurs en l'honneur du dieu. C'est dans ce sens des initiations que Synèse a employé le verbe χορευεῖν, mot à mot danser, quand il a terminé le premier de ses hymnes par ces beaux vers :

« Monte, ô mon âme, laisse à la terre les soucis de la terre ; bientôt tu vas te mêler à ton père, et, dieu toi-même, danser en Dieu. »

ἀνάβαινε, μηδὲ μέλλε,
χθονὶ τὰ χθονὸς λιποῖσα
τάχα δ' ἂν μιφεῖσα πατρὶ
θεὸς ἐν θεῷ χορεύσεις.

(36) Le néologisme. - Ce chant, où se multiplient les épisodes, fournit plus abondamment que tout autre des épithètes nouvelles et composées. C'est ainsi que l'on peut y remarquer la torche qui se mêle aux danses de la nuit, νυκτιχόρευτον (v. 28) ; la table, mère de la coupe, κυπελλοτοκοῖο (v. 62); le père surchargé de douleurs, βαρυώδυνος; (v. 163) ; ὁρκαπάτην (389), l'époux qui trahit ses serments; λιπότριχος; (v. 494), le vieillard que ses cheveux abandonnent; λιθογκήνοιο (v. 593), Méduse, dont l'oeil pétrifie, etc., etc. : toutes expressions que nos langues vivantes (l'allemand excepté peut-être) ne peuvent rendre que par une périphrase. Ces termes, il faut en convenir, donnent de l'énergie au style et le relèvent : à l'époque où Nonnos les créait, ils témoignaient sous sa lyre de ses efforts pour conserver les droits et les antiques qualités du bel idiome. Mais quoi ! dans ces innovations grammaticales qui n'avaient ni préceptes ni règles (en ont-elles aujourd'hui?) Le poète égyptien a-t-il donc dépassé la limite du goût, et son audace va-t-elle jusqu'à l'imprudence? Je suis peu disposé à le croire, et j'aime mieux dire avec Feyjoo, l'excellent critique espagnol :

« Quand il s'agit d'étendre l'empire de la langue, si l'on ne se sent pas la force d'atteindre le sommet, que l'on reste au pied de la montagne ; mais que, de là, on ne nous  donne pas pour un effet de supériorité ce qui est faiblesse, et qu'on n'aille pas attribuer chez les autres à l'ignorance de l'art ce qui est puissance de génie : ni acuse, como ignorancia de el arte, Io que es valentia de el numen. » (Feyj, Cart. erud., t. 1, p. 293.)

(37) Érigone et  Ariadne. - Je ne puis quitter ce chant des Dionysiaques sans appeler l'attention sur les deux principaux épisodes d'Érigone et d'Ariadne. Ils renferment sans doute l'un et l'autre ce que l'on est convenu d'appeler des longueurs, et que j'aimerais mieux nommer de la surabondance, mais ils peuvent donner une idée très favorable du talent de Nonnos; il paraît de temps en temps lassé lui-même vers la fin de son oeuvre, comme on peut le reconnaître à quelques négligences dans les détails, mais il n'a jamais déployé plus de pathétique, d'élégance et d'harmonie. J'engage les hellénistes à le lire dans le texte grec, en mettant sans façon de côté mon interprétation ; et, pour les y encourager, je leur soumets ces réflexions de l'un des écrivains les plus judicieux et les plus savants qui aient honoré la France :

« Le traducteur, comme un esclave, s'alambique tous les esprits à suivre à la trace les pas de l'autheur qu'il translate. Il y consomme son aage, et y déploye tous les plus beaux traits qu'il pense avoir cours entre les siens pour se conformer de plus près au naif de l'autre. Cependant, petit à petit, sa langue maternelle se change de telle façon avec le tems, que, comme si nous lui avions baillé une robbe neuve, nous ne vouIons plus user de la vieille. Cela est cause que tout ainsi que le vieux vulgaire s'est évanoui entre nous, aussi quittons-nous les vieilles traductions et voulons avoir recours aux livres originaires, soyent grecs ou latins : si n'y a-t-il que les inventeurs qui se perpétuent. Cicéron, ce grand orateur, voulut traduire quelques vers grecs, se sont-ils perpétués ? Rien moins, encore qu'il fust le père de bien dire. » (Étienne Pasquier, liv. II, lett. 6.)

Ici je devrais, ce me semble, à mon lecteur des excuses plus sérieuses que certains mots balbutiés dans mon introduction, pour ce mélange perpétuel de souvenirs de mes lectures ou de mes voyages et de gloses érudites, pour cet entrelacement des anecdotes de ma vie avec les dissertations géographiques, enfin pour tant de citations qui débordent parfois le sujet. Oui, je le répète, dans cette voie littéraire, je n'ai suivi aucun modèle, et ne puis me réfugier à l'abri de nul antécédent. Les anciens ne critiquaient pas le génie de leurs prédécesseurs ; ils se contentaient de l'imiter; et quand les siècles, lassés de produire, ont créé le commentaire, ces élucidations techniques ont bien rarement quitté le ton et la gravité de la grammaire ou de l'archéologie. Qu'on me passe les irrégularités ou, si l'on veut, les fantaisies de ma plume peut-être trop sautillante. Je ne suis pas assez savant pour mieux faire. J'écris ces notes comme l'idée m'en vient, excité par la variété du texte qui semble provoquer mes réminiscences. Voudra-t-on aussi prendre en excuse je ne sais quelle vivacité de terroir et de légèreté méridionale qui se plaît à changer de place et de pensée, et dont j'ai tout lieu de m'accuser?

« Ainsi, disait Montaigne, eslance notre âme ses poinctes diversement et imperceptiblement. » (Essais, liv. I, § 37.)