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Nonnos ,
Dionysiaques CHANT XXXI Relu et corrigé Oeuvre numérisée en collaboration avec Marc Szwajcer
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NONNOSDIONYSIAQUES.CHANT TRENTE ET UNIÈMEDans le trente et unième livre, Junon excite le Sommeil qu’elle gagne contre Jupiter et Proserpine contre Bacchus.
C’est ainsi qu’emporté par le tourbillon de la guerre, et secouant les boucles d’or de ses cheveux autour de ses joues de neige, Bacchus parcourt les sinuosités des champs de l’Erythrée. Cependant Junon, le cœur gonflé de ses soucis jaloux, sillonne l’espace entier de l’air d’une flamme menaçante, quand elle voit l’armée des Indiens épars succomber sous les thyrses homicides de Bacchus: la mer Erythrée réveille en elle un autre ressentiment, car elle aperçoit les débris des liens à mille nœuds qui ont enchaîné Andromède, ainsi que le rocher du rivage, formidable monstre de Neptune; elle détourne alors ses regards affligés, de peur de rencontrer aussi près des ondes la faux d’airain du vainqueur de la Gorgone. Déjà, en effet, fendant les airs de ses rapides talonnières, et nageant de ses ailes, Persée avait atteint les penchants desséchés de la Libye; déjà, arrachant l’œil que l’antique et vigilante Phorcys agite sous son unique paupière, il avait pénétré dans l’antre inaccessible, moissonné sous la roche les prémices de ces épis obliques qui s’enroulent et sifflent sur les cheveux de la Gorgone, écrasé la gorge qui les fait naître, et rougi sa faux. Déjà, tranchant la tête de Méduse exterminée, il avait trempé sa main dans la sanglante rosée de serpents; et délivré, à l’aide de son glaive d’or, le cou de la Gorgone qui, dans un double enfantement, avait fait naître la race des nobles coursiers (01). L’envie et la colère font bouillonner dans le cœur de Junon la jalousie qu’elle vomit contre Bacchus et Persée; elle veut séduire les yeux et l’esprit de Jupiter, l’attirer à elle par le charme d’une union perfide, le retenir sous l’aile d’un doux sommeil, et pendant qu’il dort, inventer quelque ruse pour écraser Bacchus. Elle descend donc dans le sombre palais de Pluton ouvert à tous, y trouve Proserpine, et lui adresse ces paroles artificieuses: « Que tu es heureuse d’habiter loin des dieux ! Tu n’as pas vu Sémélé introduite dans l’olympe. En vérité, je crains d’y trouver ce Bacchus, né d’une mortelle, maître des éclairs après Zagrée, et balançant la foudre de ses mains terrestres, tandis que Mars, mon fils, que seule j’ai mis au monde, que des flancs célestes ont enfanté, retenu depuis longtemps sous des chaînes ignobles, est demeuré caché dans le vase d’argile où Ephialte (02) l’enchaîna. A quoi servit que le divin Jupiter fût mon époux? C’est l’enfant de Sémélé qu’on arrache à l’ardeur des flammes; c’est cet illégitime Bacchus, embryon imparfait qu’on sauve de la foudre, quand on n’a rien fait pour soustraire le Bacchus divin, Zagrée, aux poignards qui le déchiraient. Ah! féconde Cérès, on vous fait tort; au lieu de ta mère aux riches gerbes, c’est une autre déesse que l’on implore près du Nil aux abondants épis, et l’on y vénère sous la figure et la corne bovines, comme sous le nom de l’Inachienne Io, je ne sais quelle illégitime Cérès. Pourquoi donc prendre la forme trompeuse d’un dragon peur faire subir à ta virginité le dernier outrage, quand on devait, après le crime, anéantir le fruit de ton sein? Oui, ce qui me révolte par dessus tout, c’est que le fils de Saturne ait donné en dot à Sémélé l’Olympe, et à Proserpine le Tartare. C’est le ciel qu’on réserve à Apollon, on en fait le séjour de Mercure; tu n’as pour demeure qu’un gouffre plein de ténèbres, et le roi Jupiter a gardé pour lui un palais remplis d’astres. Il a donné à son frère, le roi de la plaine humide, la demeure des ondes amères, et n’a réservé à ton époux que la noire habitation des ombres. Arme donc toutes tes Furies contre ce vineux Bacchus, afin que je ne voie pas un mortel souverain usurpateur de l’Olympe. Qu’Athènes n’adresse pas ses hymnes à cette nouvelle divinité! qu’il ne vienne pas partager les honneurs du Bacchus d’Éleusis, se substituer aux mystères de l’antique Iacchus (03) et déshonorer la corbeille des fruits de Cérès. Respecte les prières de l’épouse de Jupiter, respecte Cérès, respecte la sainte Thémis qui te supplie; fais que les Indiens respirent un moment loin des coups de leur ennemi. Viens le punir de mes douleurs, puisque Jupiter, qui a donné le nectar, à Bacchus, n’a donné à Mars que le sang du carnage. » Elle dit, bouleverse tout l’esprit de Proserpine sous ce babillage décevant (04), et y joint quelques larmes factices dont elle mouille son visage. La déesse consent aux vœux d’une déesse, et lui donne pour compagne Mégère (05), dont l’œil fascinateur devait accomplir ses jaloux desseins. Trois fois elle fend les airs de ses pieds prompts comme l’orage; puis, d’un quatrième élan, elle atteint le Gange, et montre à la terrible Mégère la foule des Indiens immolés, les labeurs de l’armée et la gloire de Bacchus. A l’aspect des sanglants exploits du dieu, Mégère éprouve plus d’envie encore que la céleste Junon; la déesse y applaudit au fond du cœur, et à un sardonique sourire elle ajoute ces paroles chagrines adressées à la divinité dont les dragons sont la chevelure: « Voilà les hauts faits des nouveaux souverains de l’olympe ! voilà les hauts faits des batards de Jupiter! Il n’a eu qu’un fils de Sémélé; et ce fils va exterminer tous ensemble les doux et innocents Indiens. Ah! que l’inique Jupiter et Bacchus apprennent jusqu’où va la force de Mégère. Grands dieux ! combien le dominateur du ciel est injuste. Il ne s’élève pas contre les coupables Tyrrhéniens qui exercent sur les flots de la Sicile une industrie violente et clandestine, et qui, sur des vaisseaux hostiles aux étrangers, s’emparent de ce qui ne leur appartient pas. Il ne sait pas anéantir la race impie des Dryopes (06), dont l’existence est le sang le meurtre; et il perd les pieux Indiens que Thémis, chère à tous, a nourris de son lait. Grands dieux ! qu’il est injuste! Un guerrier mortel embrase l’immortel Hydaspe, tout grand qu’il est; et ce guerrier mortel, le céleste Jupiter lui donna le jour! » A ces mots elle s’envole dans les airs. Mégère gagne en silence un repaire voisin, dans les rochers du Caucase là, elle quitte la forme serpentine de ses membres effrayants, prend celle d’une chouette, et s’arrête jusqu’à ce qu’elle sache le grand Jupiter endormi ainsi le veut la reine Junon. Celle-ci poursuit ses projets, et atteint l’onde occidentale du Chrémétès, là où le vieillard fatigué, le Libyen Atlas, souffre et se courbe sous la rondeur de la sphère; elle y cherche Iris, l’épouse de Zéphyre aux malheureux amours. C’est l’avant-courrière de Jupiter qu’elle veut dépêcher du haut des airs, vers le ténébreux Sommeil, en messager rapide. Elle l’appelle, et la flatte par ces paroles amicales: « Iris aux ailes d’or, épouse du Zéphyre ami de la végétation, heureuse mère de l’Amour (07), vole de tes ailes les plus impétueuses vers le palais occidental du Sommeil; cherche-le aussi dans Lemnos que les flots assiègent; si tu le trouves, dis-lui qu’il vienne charmer pendant un jour les yeux de l’implacable Jupiter, afin que je porte mes secours aux Indiens. Change de forme toi-même, prends la hideuse apparence de la déesse à la noire ceinture, la Nuit mère du Sommeil; mens à ton nom, deviens sombre. Moi-même ne sais-je pas, quand la destinée le veut, me revêtir de l’image de Thémis, de Cythérée et de Diane ? Promets-lui l’hymen de Pasithée. Dans son amour pour une telle beauté, il ne refusera pas de me servir. Ai-je besoin de t’apprendre qu’un cœur bien épris accorde tout à l’espérance? » A ces mots, Iris aux ailes d’or prend son vol; elle épie les airs, puis elle tend son regard infaillible vers Paphos et Chypre; elle considère surtout au-dessus de Byblos les belles ondes nuptiales de l’Assyrien Adonis, pour y rencontrer quelque trace fugitive du vagabond Sommeil; elle le découvre enfin aux penchants d’Orchomène de Minyas: car c’est là qu’on le trouve sans cesse, portant ses pas éperdus autour des charmants portiques de Pasithée (08). L’invisible Iris change de forme, et revêt l’apparence méconnaissable de la sombre Nuit; l’artificieuse déesse s’approche furtivement du Sommeil, et, comme une mère dans ces entretiens qui s’emparent de l’âme, elle lui adresse d’une voix trompeuse ce langage. « O mon fils ! quand donc Jupiter cessera-t-il de me tourmenter? Ce n’est pas assez que Phaéton me fasse violence, que le point du jour m’opprime et que l’Aurore me chasse; le dieu du ciel a créé un fils illégitime pour détrôner mon Sommeil chéri; un seul mortel éclipse mon fils et moi, Bacchus, par ses étincelles sacrées et ses torches flamboyantes, m’éblouit pendant la nuit entière et t’importune de ses veilles. Un mortel illuminateur m’humilie en voilant ma Lune, même lorsqu’elle brille de ses plus beaux rayons. Je crains que l’Aurore, à son tour, ne rie de mon obscurité, quand je subis l’éclat nocturne de cet astre usurpateur; car, auprès de ce Phaéton fictif et étrange, j’ai l’air d’une nuit diurne. O Sommeil, pourquoi t’appeler le dominateur universel? Tu ne charmes plus les hommes après leurs veillées, puisque l’éclat emprunté du Bacchus terrestre l’emporte sur mes réjouissances, et que ses torches brillantes font pâlir le feu de mes étoiles. Pourquoi donc, ô Sommeil, t’appeler le dominateur universel? Tourne, situ le veux, ton regard vers Thèbes aux sept portes: tu y verras encore Jupiter veiller toute une longue nuit; tu y verras son crime et sa perversité. Tandis que, loin de ses propres appartements, Amphitryon, revécu de fer, combat sur le sol étranger, Jupiter l’Intérieur ne se lasse pas de prolonger pendant une triple nuit ses ténèbres nuptiales. Faut-il que je le voie veiller une quatrième nuit encore? Ah! mon fils, arme-toi contre lui; car il peut créer aussi une obscurité de neuf jours; songe à cette primitive Mnémosyne (09) auprès de laquelle il demeura pendant neuf nuits sans jamais s’abandonner à tes charmes, dans son ardeur vigilante à multiplier sa postérité. Et cependant un autre universel dominateur, ce dieu qui a tes ailes et ta ressemblance, l’enfant Éros, a dompté Jupiter du moindre de ses traits. Prends pitié des fils de la terre, les Indiens à la peau noire, par égard pour ta mère dont ils ont la couleur. Dieu aux ailes noires, sauve des noirs; ne va pas affliger cette même Terre compagne de l’auteur de mes jours, quand elle seule a donné l’être à tous les habitants de l’Olympe. Mais toi, cher enfant, épouse ma double querelle contre les mystères des satyres et les veillées de Bacchus. Pense à la mère affligée, pense à Junon; charme pour un jour les yeux de l’implacable Jupiter afin qu’elle vienne en aide aux Indiens pressés par les satyres et que Bacchus persécute encore. Ne redoute pas Jupiter, car il est pour Junon un époux bienveillant, et ne crains pas Sémélé, qu’après son union il a consumée lui-même. L’éclair brûlant n’est pas aussi puissant que toi, ni même le tonnerre qui gronde au milieu des nues déchirées. Secoue seulement tes ailes en ma faveur, ô Sommeil et, pour tout le temps qu’il te plaira, Jupiter va demeurer immobile sur sa couche inébranlable. Sois fidèle à tes voisins, car le bruyant Océan, qui retentit dans ton voisinage, est l’aïeul de Dériade. Et puisque tu habites auprès de Téthys la roche Leucade, viens secourir Dériade qu’a fait naître l’Hydaspe indien. Je sais que tu aimes une des Grâces. Eh bien! si ton cœur brûle de s’unir à elle, garde-toi de mécontenter Junon qui préside au mariage, et qui est la mère de Pasithée (10). » Elle dit, et le persuade. Le Sommeil respectueux et docile, comme s’il venait d’entendre sa mère, jure de s’appesantir sur les paupières du vigilant Jupiter, même pendant le cours de trois aurores; mais elle le prie de n’enchaîner les yeux du dieu que pendant une aurore seule. Le sommeil s’arrête alors pour attendre l’heure favorable aux amours. Aussitôt la déesse Iris s’envole, retourne à la hâte vers sa maîtresse, et lui rapporte fidèlement ce qu’elle vient d’entendre. Junon traverse alors les airs d’un pas impétueux et invente un nouveau stratagème pour approcher de Jupiter armée du ceste, ceinture séductrice des désirs; elle cherche Vénus et la trouve en Assyrie, seule, assise à l’écart sur le Liban (11). Vénus a envoyé les Grâces danseuses d’Orchomène cueillir dans le jardins les fleurs variées du printemps: l’une y prend le crocus de Cilicie; l’autre, la tige du roseau indien dont elle cherche à extraire le parfum, et la troisième, les feuilles embaumées de la rose (12). A la vue inopinée de l’épouse de Jupiter, la fille de Jupiter se lève de son siège toute surprise; elle remarque l’affliction de la déesse, et lui adresse ce discours, où les questions s’accumulent: « Junon, épouse de Jupiter, d’ou vient la pâleur de vos joues? Reine, d’où vient la tristesse de vos regards? Quoi donc ! le pluvieux Jupiter est-il encore une pluie furtive? Est-il encore Taureau pour voyager sur la liquide plaine? Est-ce encore Europe qui vous inquiète? ou bien une nouvelle Antiope, au refus de son père Nyctée (13), va-t-elle passer dans les bras velus d’un satyre mensonger ? Est-il encore un coursier intelligent marchant à un nouvel amour au bruit des faux hennissements de sa bouche empruntée? A-t-il cherché à plaire à une autre Sémélé avec ses flammes génératrices, et brandi l’éclair pour être heureux? Serait-ce une génisse aux belles cornes qu’il cherche à l’aide de ses amoureux mugissements? Mais quoi ! vous pouvez à votre gré, pour surveiller les troupeaux de génisses, susciter encore un berger, nouvel Argus parsemé des plus vigilantes prunelles. Satisfaites à mes questions, et je vous servirai autant que mon pouvoir s’étend. » A ces paroles, la déesse réplique par un discours artificieux. « Déesse de Chypre, il nous faut céder le seuil de l’Olympe aux fils des hommes. Jupiter a placé dans le ciel Sémélé, mère de Bacchus; il placera Bacchus lui-même dans la sphère. Quel séjour restera-t-il à Junon? et où irai-je? Je crains de voir Sémélé reine usurpatrice de l’Olympe; je crains d’être moi-même saisie et reléguée loin du ciel, comme Saturne, dans la demeure ténébreuse de Japet. Je tremble qu’il n’en vienne à planter chez les immortels ce qu’ils appellent la vigne, pour remplacer dans l’Olympe comme sur la terre le nectar. Ah! terre, mer, et toi, Dicé (14), empêchez-le, de grâce; qu’il n’aille pas transporter ses pampres dans la sphère, et qu’il force de vin il ne m’oblige pas à dire au lieu du ciel étoilé le ciel vineux (15). Non, je ne veux d’autre breuvage que le doux nectar de l’Olympe. Je redoute de voir la belliqueuse Pallas enivrée lever sa lance contre Cythérée et Mars; j’ai peur que les astres égarés par cette liqueur de Bacchus, qui fait errer l’esprit, n’allument dans les airs une audacieuse querelle, et ne se précipitent les uns sur les autres dans leur fougueuse ivresse; enfin que, tous ensemble, les habitants de l’olympe ne reproduisent dans leurs transports les orgies des belliqueux Corybantes. Ah! cet outrage si humiliant pour les dieux ne leur viendrait pas seul, puisque je vois le Troyen adolescent préposé à la coupe de Jupiter verser le doux nectar de ses mains mortelles, et déshonorer à la fois l’Olympe, et Hébé jusque-là l’échanson du maître des dieux. Oui, j’irai honteusement sur la terre, laissant à Ganymède et à Bacchus le ciel, ce ciel devenu le séjour de Sémélé. Qu’il ait donc à la fois la demeure de Bacchus et de Persée! Quant à moi, si je dois habiter là-bas, j’irai dans mon Argos, dans ma noble citadelle de Mycènes. Mars votre époux suivra sa mère désolée. Et vous, dans votre colère, vous descendrez à Sparte, qui vous recevra, revêtue d’une riche cuirasse, auprès de Mars chargé d’airain (16). Ah! je sais d’où viennent mes maux. Érinnys (17) venge sur moi l’injure que j’ai faite à mon père, lorsque j’ai pris part à la guerre contre Saturne, et que Junon la Titanide a combattu à côté de Jupiter contre l’auteur de ses jours. Il est juste alors que je voie à mon tour Bacchus, au centre de l’Olympe, s’asseoir à côté d’Éros, auprès de Vénus, et s’armer de l’égide, comme Jupiter et Pallas. O déesse! venez à mon aide; pour charmer les yeux de mon époux, prêtez-moi dans ma détresse, pour un jour, un seul jour, la parure de votre ceste, votre séduisante ceinture, afin que pendant le sommeil de Jupiter je favorise les Indiens. Je suis deux fois votre belle-mère, puisque vous avez pour époux mes deux fils, Vulcain et Mars. Accordez cette grâce tardive à ces noirs Indiens, qui se vantent d’avoir donné jadis l’hospitalité à la Vénus de l’Érythrée (18). Ce sont ces mêmes Indiens qu’écrase la colère de Bacchus, et qu’extermine ce père criminel de tant d’enfants, cet amant passionné de tant de femmes, qui manie les éclairs en sa faveur. Oui, prêtez-moi la parure de ce ceste secourable (19), qui vous suffit pour charmer le monde entier: je ne suis pas indigne de le porter, moi, la déesse du mariage et l’auxiliaire des amours. » NOTES DU TRENTE ET UNIÈME CHANT.(01) Les nobles coursiers. — Ce sont Chrysaor et Pégase; voici le passage où Hésiode nous donne à la fois leur origine et leur étymologie: « De la tête de Méduse que Persée venait de trancher, s’élancèrent le grand Chrysaor et le coursier Pégase : l’un ainsi nommé parce qu’il était né près des sources de l’Océan; l’autre, parce qu’il tenait dans ses mains un glaive d’or. » (Hés., Théog., v. 282.) Ces étymologies, si clairement déduites en apparence, n’ont pas satisfait les mythologues. Cléricus, entre autres, qui ne supportait pas pour lui-même la contradiction, irascible comme le deviennent presque tous les grands critiques, a cherché querelle à Hésiode: absurda derivatio, s’écrie-t-il, et il veut que Chrysaor soit le Khousor phénicien, première émanation de l’être céleste. De son côté, le célèbre Hermann a donné plus récemment l’explication suivante, qui ne laisse pas d’être curieuse. On dit que Persée, le Pénétrant, a décapité Méduse. Est-ce autre chose qu’un audacieux qui aura bravé l’effort des flots contraires, pour revenir de la mer? Chrysaor Auripète, chercheur d’or: quelque négociant cupide! Quant à Pégase, c’est Pagulus, le colleur, de πηγνύων, comme qui dirait composer, pangere, lier ensemble un vaisseau ou un cheval, car c’est tout un chez Plaute. Nempe equo ligneo per via. caeruleas estis vectae. (Rudens, acte I, sc. V, v. 10.) Et même le mot allemand schiff, vaisseau, est le hippos, le cheval des Grecs. (Herm., Opusc., t. II, p. 180.) Dans un tel chaos de notions diverses et d’obscurités étymologiques, il n’y a guère moyen de choisir et de voir clair. (02) Éphialte. — Nous avons déjà rencontré Éphialte, le Sauteur, dans les livres précédents. Ce géant, fils de Neptune, croissait de neuf pouces par mois, Il a donné son nom grec au Vampire dont la tradition se conserve si fidèlement dans les chants modernes de Pinde et de la Thessalie. C’est là qu’il périt, ainsi que son frère Obi:
........................................Dum
vellere Pelion
Ottus (Claudien, de Bell. Get., v. 75.) (03) Iacchus. — Bacchus, on le voit positivement ici, était le nom mystique de l’ancien Bacchuss Éleusinien; c’était le cri des Bacchantes, Iacché! Iacché let cette voix mystérieuse qui se fit entendre à Dicéos l’Athénien et à Démarate de Sparte, pour prophétiser la défaite des Perses. (Hérodote, liv. VIII, c. 65.) Ce passage de Nonnos serait de naturel à confirmer l’opinion développée par M. de Sainte-Croix dans ses Mystères du paganisme, quand il démontre que Iacchus n’était pas le Bacchus fils de Sémélé, mais un Bacchus fils de Cérès; la statue de Bacchus, couronnée de myrte et armée d’une torche, était portée en pompe à Athènes au bruit de l’airain; la comédie où Aristophane fait jouer un rôle à Bacchus pendant que le chœur chante un hymne au dieu d’Éleusis, est un nouveau témoignage contre leur identité. Et cet hymne d’une poésie si mélodieuse et si riche, en l’honneur d’uni divinité primitive, on s’étonne de le voir enchâssé dans une scène comique, quand il ne devrait retentir que sous les voûtes sacrées d’un temple. (04) Imitation d’Hésiode. — Comme il est dans les habitudes de Nonnos d’incruster dans sa composition les hémistiches étrangers que lui offrait sa mémoire et ses profondes études: quand il ne peut recourir à Homère, son grand fournisseur, ou aux autres poètes héroïques, il s’adresse même aux écrits d’un style moins relevé, ce qui donne parfois à sa diction je ne sais quoi de plus familier et le ton d’une conversation trop intime peut-être. C’est ainsi qu’il emprunte aux moralités d’Hésiode ce caquetage rusé de Junon, αἱιμύλα κωτίλλουσα, « N’écoute pas, a dit le chantre des Travaux et des Jours en termes très énergiques, cette femme trompeuse et trop parée, qui vient avec son doux caquetage frapper à ta chaumière. » (Liv. I, v. 372.) (05) Mégére. — Mégère, l’Envie, comme le dit son nom, que nous avons pris dans nos ménages sous une acception plus commune, était l’une des trois Furies, Euménides chez les Grecs; Eschyle, sans oser prononcer ce nom néfaste, en fait les exécutrices des vengeances célestes Ces mortels qui succombent sous leurs œuvres coupables nous fuient en vain; nous les accompagnons jusque sous la terre, et la mort même ne les délivre pas de nous. Θανὼν δ’ ούκ ἄγαν ἐλεύθερος. (Esch., Eumén., V. 340.) Ce sont les Diras des Latins: Quas, et Tartaream nox intempesta Megaeram Uno eodemque tulit partu. (Virg., En., XII, v. 846.) (06) Les Dryopes. — Les Dryopes dont il est question ici sont sans doute les Dryopes que Pline place en Epire, et dont M. Pouqueville a cru reconnaître les descendants dans le canton de Diynopolis. (Voy. en Gr., t. I, préf., § XV.) Les Dryopes, pirates de la mer Sicilienne, étaient une colonie des Dryopes, voleurs primitifs qu’Hercule, fléau des brigands, après les avoir chassés de la Dryopie, établit dans le voisinage de Delphes pour civiliser leurs mœurs sauvages: et il dut y réussir, puisque Virgile les fait figurer parmi les peuples fervents qui forment les chœurs autour des autels d’Apollon à Délos. Cretesque Dryopesque fremunt. (En., liv. IV, v. 140.) (07) Iris. — Je ne reviens à Iris que parce qu’elle figure ici sous un nouvel attribut; la voilà mère de l’Amour, et comme il me semblait que, même dans ses plus hautes prérogatives sous le titre d’Arc-en-ciel ou de Renommée, elle n’avait jamais porté ses prétentions si loin , j’avais songé à remplacer dans le texte grec Ἔρωτος par Ἔαρος, et à dire : « Iris, mère du printemps. » J’imaginais que la messagère et la confidente de Junon avait bien assez pour s’enorgueillir de ce dernier honneur: mais Nonnos a répété l’assertion dans son quarante-septième chant (vers 842). Dès lors je me persuade que, dans sa méthode et son désir de conserver les légendes même les plus contradictoires, le poète de Panopolis a voulu consacrer aussi la version mythologique qui nommait Iris parmi les nombreuses mères de l’Amour. Iris, ou Iris la Discorde, car sur ce point encore il y a équivoque, l’aurait ainsi vu naître de son union avec Zéphyre. Les poètes, selon Plutarque, disent en jouant sur la généalogie du dieu d’amour: La gente iris, de fin or chevelée, S’estant avec le Zéphyre meslée, A engendré le plus rusé des dieux.
(Plutarque-Amyot, Érot.)
Δεινότατον θεῖον γείνατο εὐπέδιλος Ἴρις χρυσοκόμα Ζεφύρῷ μιχθεῖσα Cette origine, si différente de celles que Nonnos a déjà données ou va donner encore à Éros, m’aurait donc semblé une contradiction, si je ne m’étais souvenu de cette réflexion de Gibbon: « Les traditions de la mythologie païenne n’étant pas uniformes, les interprètes sacrés— (à plus forte raison les poètes) —demeuraient libres de choisir les particularités qui leur convenaient le plus. » (Gibbon, liv. XXIII, 36.) (08) Le Sommeil. — Je le trouvai dormant sur un lit de pavots. Les songes l’entouraient mus troubler son repos; De fantômes divers une cour mensongère, Vains et frêles enfanta d’une vapeur légère, Troupe qui sait charmer le plus profond ennui, Prête aux ordres du dieu, volait autour de hit. (La Fontaine, Songe de Vaux.) Dans la roche Leucade, voisine de l’habitation du Sommeil, et que Nonnos emprunte à l’Odyssée (XXIV, II), M. Dacier vaut voir le rocher de Leucade que Sapho, précipitée ou non, a rendu fameux. C’est après avoir dépassé cette limite au sein de l’Océan que Mercure et les âmes des coupables amants de Pénélope, qu’il convoie, arrivent aux portes du Soleil, au séjour des songes, et enfin à la prairie d’asphodèles. Eustathe prétend que cette roche est nommée Leucade, c’est-à-dire blanche, par antiphrase et par opposition aux ténèbres de l’enfer : Μέλας γὰρ ἐκεῖ σκότος, dit-il naïvement; ou bien parce qu’à ces extrémités de la terre le soleil blanchit en se couchant. Le même passage d’Homère a mis en frais d’imagination tous ses glossateurs, à commencer par Diodore de Sicile. Celui-ci retrouve les portes du soleil de l’Odyssée dans la ville d’Héliopolis en Egypte, et le pré d’asphodèles dans ces prairies admirables et ces marais remplis de lotus et de roseaux qui avoisinent Memphis. Πλησίον τῆς Μέμφεως ὄντων περὶ αὐτὴν λειμώνων καλλίστων ἑλῶν καὶ λωτοῦ καὶ καλάμου. Il faudrait voir alors la roche Leucade dans ces collines d’un argile rougeâtre, rapprochées d’Héliopolis, du haut desquelles j’ai longtemps considéré la vallée du Nil s’enrichissant sous une vaste et bienfaisante inondation. Ne voilà-t-il pas que, de son côté, l’anglais Barnes soutient par deux fois (Notes sur l’Odyssée et sur l’Hélène d’Euripide) qu’il faut traduire πέτρην par île, et reconnaître dans Homère les dunes blanchâtres de la Grande-Bretagne que nous apercevons des côtes de France? Comme si la brumeuse Angleterre avait jamais pu se croire désignée par le premier chantre de l’Orient, et surtout qualifiée de voisine des portes du Soleil. En fin de compte, il est à présumer que cette roche Leucade, restée énigme après Homère, le sera longtemps encore après Nonnos. (09) Mnémosyne. — La pensive Mnémosyne, qui dans sa statue antique nous fait admirer les replis d’une si élégante draperie, et la plus parfaite attitude de la méditation, était la mère des Muses, filles de Mémoire, comme on dit au Parnasse français. Mnémosyne donna donc aux hommes « l’oubli des maux et le soulagement des inquiétudes ». Ainsi parie Hésiode, à qui Nonnos a emprunté toute cette allégorie Δησμοσύνην τε κακῶν, ἄμπαυμά τε μερμηράων (Théog., V. 55.) (10) Pasithée. — Pasithée, déesse universelle, est connue aussi sous le nom d’Aglaé, brillante, la plus jeune et pourtant la première des Grâces Blandarum prima sororum. (Stace, Théb., liv. II, v. 286.) Junon l’offre en mariage au Sommeil; et ce genre de séduction efficace, Virgile l’a mis en œuvre envers Eole, toujours dans la bouche de Junon, la Nopcière, comme disait Ronsard. Le chantre d’Énée, à cette occasion, a traduit Homère sans le surpasser, comme Nonnos l’a imité plus tard, sans atteindre le charme et la perfection de l’admirable poésie des âges primitifs. (11) Les jardins de Sidon. — Le Liban et ces fleurs printanières me ramènent dans les jardins de Séide (Sidon), où j’ai vu, non sans doute les miracles de l’horticulture tels que nos Expositions périodiques les couronnent, niais les dons de la nature la plus riche; un sol fertile, échauffé par les rayons du soleil de l’Orient, arrosé par les sœurs du fleuve Adonis, les plus abondantes sources du Liban; et le Liban lui-même, patrie de cet encens qui, dans la langue grecque, doit son nom à la belle montagne. (12) Les roses. — Les feuilles de rose dont Nonnos confie la récolte aux Grâces, jouent dans l’hospitalité et la gastronomie orientales un rôle que nous n’avons pas su leur conserver. Sans parler des campagnes si troublées aujourd’hui par le bruit des armes, où fleurit à l’ombre du Balkan cette rose d’Andrinople dont la pâte et les pastilles vont embaumer le sérail, on connaît dans tout le Levant les confitures de la rose des quatre saisons: sous le nom de sherbet, on les offre régulièrement aux étrangers, dès leur première visite, accompagnées de cette essence de rose que, du Caire à Bucarest , chez les pachas comme chez les boyards, on jette par honneur sur les mains des fumeurs, sur leur visage ou sur leur barbe, quand ils en ont, pour les essuyer ensuite respectueusement avec de si moelleux tissus de soie. (13) Nyctée. — Nyctée, roi de Lesbos, père d’Antiope An, quae per totam res est notissima Lesbon, Non audita tibi est, patrium temerasse cubile Nyctimenen? (Ovide, Mét., l. II, v. 591.) (14) Dicé. — Dicé, la Justice, synonyme de Thémis; ou plutôt Thémis est la loi, et Dicé la punition de son infraction. Cette déesse était plus particulièrement adorée chez les Indiens, en compagnie de l’Eau et de la Terre, avec lesquelles Junon la réunit dans ses imprécations contre la vigne. Nonnos répète et confirme en plus d’un lieu de ce même chant cette tradition, entre autres au vers 94, quand il explique que Thémis, chère à tous, ou, pour mieux traduire, qui est dans l’intérêt de chacun, πασιμέλοθσα, a nourri les Indiens de son lait. (15) Le ciel vineux. — Junon commet, à l’égard de ce ciel plein d’astres qu’elle ne veut pas voir se remplir de vignes, le plus effronté des jeux de mots; et quand, de mon côté, pour le faire comprendre, j’use péniblement du mot vineux en dehors de l’acception que lui donne l’Académie, je m’y crois autorisé par l’exemple de Boileau: Mais la Nuit aussitôt, de ses ailes affreuses, Couvre des Bourguignons les campagnes vineuses. (Lutrin, ch. III.) (16) Vénus armée. — La Vénus armée avait un temple à Sparte; Plutarque nous en a dit la raison. Au lieu de la répéter, je propose, pour faire diversion, une épigramme de Léonidas, l’un des plus charmants poètes de l’Anthologie: « Pourquoi donc, ô Cythérée, te revêtir de ces armes de Mars, et subir cet inutile fardeau? N’as-tu pas, toute nue, désarmé Mark lui-même. Ah! si, tout dieu qu’il est, il fut vaincu, c’est vainement que tu te couvres d’armes pour asservir les humains. » (17) Erinnys. — Érinnys est ici pour les dieux ce que Dicé, que nous venons de soir, est pour les hommes. C’est l’esprit vengeur. « Expie les Erinnys de ta mère, » crie Pallas à Mars en lui jetant à la tête une pierre noire et raboteuse, borne des champs (Homère, Il., XXI, 412); et Érinnys signifie malédiction, ou, mieux encore, Furie vengeresse. Erinnys, dans les âges antiques, était chargée de punir seulement deux crimes, les plus grau et à peu près les seuls connus: le meurtre de famille et le parjure. Or, si nous avons ajouté bien des variétés d’attentats à ce premier chef, nous avons de notre mieux aboli l’autre : et la foi mentie, comme on dit en Espagne, n’est plus qu’une formalité lucrative tout à fait étrangère au Code Pénal. (18) La Vénus d’Erythrée. —Vénus Erythréenne, qui reçut l’hospitalité chez les Indiens est une Vénus comprise dans le culte antique de Vishnou, qui régnait sous le nom de Bhavani dans les vallées, au bord des fleuves et sur la mer étincelantes: πορφυρέν, la pourprée, épithète due plutôt sans doute au corail qu’au coquillage de Tyr, et qui se rapproche d’Ἐρυθραίν, la Rouge. (19) Le ceste de Vénus. — Le kestos imas d’Homère, répété ici, sur lequel les archéologues ont si longtemps disserté, fut plus tard ce voile d’Armide, renouvelé de l’écharpe de Vénus: Ma bel sovra ogni fregio il cinto mostra, Che nè pur nuda ha di lasciar costume. Diè corpo a chi non l’ebbe; e quando il fece, Tempre mischiô ch’ altrui mescer non lece. (Ger. libS., l. XVI, et. 54.) Après ces vers, qui nous charment encore, même défigurés par les gondoliers de Venise ou les pêcheurs napolitains, j’ai presque honte de citer ceux-ci d’un imitateur de l’Iliade, qui s’amusait à donner de l’esprit à Homère: En prenant ce tissu que Vénus lui présente. Junon n’était que belle, elle devint charmante. (Lamotte.)
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