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Nonnos ,
Dionysiaques CHANT XXI Relu et corrigé Oeuvre numérisée en collaboration avec Marc Szwajcer
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NONNOSDIONYSIAQUES. CHANT VINGT ET UNIÈME. Le vingt-et-unième livre renferme la colère de Neptune, la lutte irrésistible d’Ambrosie, et les embûches des Indiens. Cependant le fils de Dryas n'a point oublié ses premières manœuvres de combat; il reprend sa hache (01), et poursuit encore dans le fond des forêts la race des Bassarides; c'est alors que le maître des cieux inspira à Ambrosie (02) une force et une intrépidité belliqueuses. Dans un accès de rage, elle lève en l'air une pierre énorme, la lance contre Lycurgue et fait tomber de sa tête son casque pesant. Celui-ci, confiant en ses forces, s'arme d'un bloc raboteux et plus lourd ; il en frappe la poitrine de la nymphe aux beaux yeux; mais il n'a pu l'abattre, et dans sa colère il s'écrie : « Mars, roi de la guerre, père du robuste Lycurgue, verras-tu sans rougir ton fils luttant contre une femme chétive et désarmée, à la place de Bacchus? Mais quoi ! la mer fait tort à ma hache ; il s'est blotti sous les ondes, et je l'ai poursuivi inutilement ; maintenant, je reviens dans ma citadelle, et je renonce à cette entreprise inachevée. » Il dit, et saisissant Ambrosie par le milieu du corps, il la comprime de ses bras vigoureux ; il voudrait l'enchaîner, la traîner dans· sa demeure comme une proie du combat, et il pique en la conduisant de la double pointe de son fer les épaules esclaves de la nymphe éprouvée et fidèle, si chère à Bacchus. Il ne peut ni la renverser ni ensanglanter sa tête en la meurtrissant; elle échappe à toutes ces violences. Alors Ambrosie au voile brillant prie la Terre sa mère de la dérober à Lycurgue. La Terre féconde ouvre ses flancs aussitôt, et reçoit toute vivante dans ses bras affectueux Ambrosie, la suivante de Bacchus. La nymphe engloutie prend une forme végétale et devient un cep de vigne. Tout à coup elle enveloppe Lycurgue des tiges sarmenteuses qui viennent de naître, enlace son cou, l'étreint d'anneaux tortueux, et, après le thym, elle l'attaque encore avec ses guirlandes. Rhéa indignée, qui veut favoriser le dieu de la vigne, donne un langage à l'arbuste ; Ambrosie jette de grands cris et dit d'une voix animée : « Non, tout arbuste que je suis, je ne cesserai jamais de t'affronter. Je le blesserai même arec mes rejets. Au lieu d'une chaîne de fer, je te serrerai de mon indissoluble feuillage. Je lutterai contre toi, sous ma forme de vigne, et l'on dira : Les Bassarides viennent à bout des assassins, même avec des feuilles. Défends-toi contre mes tiges belliqueuses. Mes pampres savent assaillir l'ennemi, et mes grappes l'atteindre. Je te bravais pendant ma vie, je te vaincrai après ma mort. Tels sont les exploits des nourrices de Bacchus. Tu connais le rémora des mers (03) ; tu sais comment, au sein des flots, ce poisson tout petit et sans force fond sur les nautoniers et les enchaîne en arrière; comment de sa bouche chétive il retient les plus grands vaisseaux et suspend leur course. Je suis pour toi le rémora de la terre; je t'arrête sans armes sous les entraves de met raisins et de mes pampres. Reste là près de moi ; restes-y pour attendre que le fils de Thyone soit revenu de son asile maritime. » Ainsi disait, d'une voix qui s'échappait de son feuillage, Ambrosie aux rameaux étendus. Elle insultait le sauvage Lycurgue retenu sous ses vertes étreintes, tandis que, fixé de tous côtés par ces entravec indestructibles, il faisait entendre des hurlements et des menaces contre Bacchus. Sa force ne lui suffisait pas pour s'échapper, et il secouait en vain les minces spirales qui torturaient son cou en l'entourant. Sa voix ne traversait plus son gosier resserré de toute» parte; car les bacchantes avaient passé à sa gorge une courroie de feuillages prête à l'étrangler. Cependant le dieu qui brandit la lance s'est emparé de la terrible hache de son fils ; Mars a craint que quelque bacchante, dans sa fureur, ne frappât Lycurgue du tranchant meurtrier ; mais, malgré tout son désir, il n'osa affranchir le fils de Dryas de ses attaches de verdure, et il dut céder à la foudre paternelle en entendant gronder le tonnerre menaçant de Jupiter. Alors, acharnée sur la tête de l'inébranlable guerrier, Polyxo (04) arrache ses cheveux jusque dans leurs racines écorchées, elle saisit de ses mains enragées la cuirasse, l'enlève de la poitrine de son adversaire et la brise dans sa fureur; puis (Muses.des combats, racontez ce prodige !) elle met en pièces, sous ses ongles de femme, la chemise aux mailles de fer. Clédé (05) l'échevelée, qui vient de tresser un lien décorées d'osier amincies, et Gigarto (06), de pampres, fustigent ensemble Lycurgue, dont le corps et les reins tuméfiés rougissent sous ces sanglantes lanières. Phlio (07), en délire, perce ses pieds de ses plus fortes épines. Ériphe (08), la compagne assidue d'Errhi-phiote (09), le tire par le milieu de son menton velu, et cherche à le renverser. Phasylée (10), qui conduit le char de Méthé, s'anime aussi, et pique le ventre de son ennemi de la pointe de son aiguillon. Théope (11), la nourrice de Bacchus, s'arme d'une férule qui déchire la peau. Bromie (12), homonyme du dieu lui-même, le secoue, tandis que Cisséis (13), la nymphe amie du raisin, le flagelle de son lierre. Cependant Lycurgue s'agite de tous côtés, et soutient debout les assauts multipliés de si nombreux antagonistes; étroitement emprisonné sous les poignets des nymphes et sous ces branches sinueuses, il ne fléchit pas le genou, il ne tend pas vers Bacchus une main qui mettrait fin à son supplice ; il ne redoute pas le tonnerre; il provoque la foudre, s'irrite contre les Bassarides, voit l'éclair menacer sa tête, et ne se rend pas. Il n'a pour auxiliaire que Mars ; tandis que Jupiter, Neptune, Rhéa, la Terre, Nérée et Bacchus sont contre lui. Il souffre, et pourtant il hurle ces clameurs effrénées : « Allumez la flamme ! Brûlons ces végétaux ! Que le feu dévore toutes ces broussailles de Bacchus ! Lançons ces vignes calcinées en entier à ce dieu qui s'enfuit sous les eaux ; il connaîtra la valeur des Arabes. Que Thétis, en recevant dans ses flots la vendange consumée, éteigne elle-même sous ses ondes cette cendre vineuse. Abolissez tous ces simulacres et ces magiques enchantements qui me retiennent, je n'y vois que les prestiges maritimes des filles de Nérée. Brisez-les et rendez-les à la mer, car j'ai pour ennemi un Protée sorcier et empoisonneur. Allumez les torches ! je veux aller jusqu'au bord des flots brûler aussi de ce feu vengeur le receleur de Bacchus, Mélicerte. » Ainsi disait-il dans ses fureurs contre Bacchus et contre Nérée. Pendant que Lycurgue se débattait dans sa prison végétale (14), un autre fléau plus cruel que lui se manifesta. Rhéa, la déesse des montagnes, souleva contre l'Arabie le dieu des mers, si habile à déchirer bruyamment les fondements de la terre. Neptune, chargé du soin de l'Océan, retira la barre qui contient le sol dans ses profondeurs, et le fendit de son trident. Aussitôt les flancs de la terre furent balayés par des vents souterrains, vents funestes qui, refoulés dans les autres, creusent, sous leurs efforts impétueux, des gouffres entr'ouverts. Le sol de l'inébranlable Arabie tremble. Ses demeures les plus élevées fondent sous les secousses, tombent ainsi que les chênes, et toute la contrée arabe qui entourait Nysa (15) oscille, ébranlée par le trident. Pendant que, sous la violence de ses orages intestins, Neptune confondait les retraites des solitudes souterraines, une autre calamité se déclare ; atteintes du fouet de Mégère aux cheveux de serpents, les femmes qui habitaient la forêt de Nysa mugissent comme des taureaux, et s'acharnent sur leurs enfants. Celle-ci, dans sa frénésie, fait tourner son fils en l'air, d'où il retombe sur la tête en roulant sur la poussière. Celle-là écrase son nourrisson, et oublie que son sein l’allaita. Une troisième, teignant ses mains de son propre sang, divise les membres de son enfant avec le fer, et devient une autre Agavé (16). Ces mêmes rejetons qu'elles ont portés dans leur flanc, et à qui elles viennent de donner le jour, elles les dépècent en tranches amincies sous leurs couteau (17). Le pasteur qui vient de broyer sa progéniture sous ses dents infanticides, et en a fait son régal, grossit sous cette frénétique supercherie ; et les entrailles des bergers abusés deviennent la tombe de leurs premiers-nés qu'ils ne veulent pas nourrir. A la vue de tant de maux, l'épouse de Jupiter accourt près de l'Arabie pour sauver le fils de Mars des arbustes qui lui font la guerre. Elle a pris l'épée de fer de Mars lui même. Elle fait reluire aux yeux des bacchantes la lame nue du poignard divin, et met en fuite toute l'armée féminine de Cybèle; elle coupe avec le tranchant les rameaux d'Ambrosie, et dégage Lycurgue de ses chaînes de vigne. Ensuite elle apaise également son frère Neptune qui ébranle la terre, Jupiter son époux, Rhéa sa mère, et obtient que Lycurgue, délivré, prenne un jour place parmi les immortels. Les Arabes implorèrent comme ni dieu le fils de Dryas sur des autels entourés de la fumée de nombreux sacrifices ; et, en place de la douce liqueur de Bacchus, leurs libations en l'honneur de son ennemi furent du sang. Mais le vieillard, le Temps, ne devait accomplir que plus tard toutes ces destinées (18). Et maintenant le père des dieux veut que nul autre mortel, à l'exemple de Lycurgue le hardi guerrier, n'essaye, dans sa témérité, de résister à l'irrésistible Bacchus ; il fit du roi barbare un aveugle errant, tournant sans cesse dans la ville qu'il ne reconnaît plus, assujetti à un guide pour le diriger dans les sentiers, et heurtant partout le sol de ses pieds lorsqu'il marche seul. C'est là ce qui se passait dans les montagnes. Mais sur la mer Erythrée, les fils de Nérée, dans le palais de leurs abîmes, avaient accueilli Bacchus par un maritime banquet. Oubliant sa jalousie des couches divines de Sémélé, Ino, nourrice du dieu, et devenue divinité de la mer, entonna un hymne généreux à la louange du vin, tandis que Mélicerte, d'un âge pareil et nourri du même lait, remplissait sa coupe d'un doux nectar et la présentait à Bacchus. Durant son séjour dans la cour profonde, l'exilé sous-marin avait pour retraite le large Océan, et reposait sur la mousse du sein de Thétis. Il ne se lassait pas de serrer dans ses bras Ino, la fille de Cadmus, la sœur de sa mère, Ino la nourrice d'un si noble enfant ; et il pressait de ses mains affectueuses Palémon, le compagnon de son jeune âge. Déjà, en l'absence du dieu, après avoir inutilement cherché ses traces que recouvrait la mer, la mimallone consternée avait suspendu ses rondes bruyantes; le joyeux satyre, devenu sérieux, languissait dans un chagrin nouveau pour lui; les égipans vagabonds erraient sur leurs montagnes dans un triste délire, et couraient vers les taillis pour y découvrir l'invisible Bacchus. Le silène gisait la tête basse, loin des danses et de ses cymbales rouillées. L'antique Macris (19), nourrice de l'insouciant Bacchus, Macris qui monte auprès de lui sur son char aux belles roues, se désespérait. Tous s'abandonnaient à une sombre douleur, lorsque Celmis, quittant les retraites d'une mer apaisée sur le char respecté des ondes, qu'il a reçu de son père, fit cesser leur affliction en leur annonçant le retour de Bacchus qui approchait. Mais, tandis que le dieu partageait les festins de la table maritime, son rapide ambassadeur avait traversé les montagnes du Caucase, et arrivait dans la cité des Indiens. Le serviteur du dieu du vin avait la nature du taureau ; mais il y joignait plus d'une forme étrangère; ainsi sa tête portait les mêmes cornes que le front des silènes ; la peau d'une chèvre montagnarde couvrait son corps, et descendait de la hauteur de son cou vers l'épaule gauche, jusqu'aux replis de sa hanche droite ; il agitait des deux côtés de ses joues les larges oreilles d'un âne; il était entièrement velu ; et, du centre de ses reins, traînait en s'arrondissant d'elle-même une queue du même animal (20). Les noirs Indiens le suivirent en s'en moquant jusqu'à ce qu'il fût proche de l'endroit où le gigantesque Dériade, le chef de ces peuples, assis sur un trône à deux faces, dirigeait la marche solide de ses monstrueux éléphants. Lui-même il railla le satyre, et dit d'une voix injurieuse : « Voilà donc quels hommes à deux corps Bacchus le Tauromorphe députe vers Dériade, sans doute comme une plaisanterie de guerre ! Monstres mixtes, qui n'ont ni toute la conformation humaine, ni l'apparence complète des animaux. Taureaux et hommes bâtards à la fois, car ils ont le visage de l'homme et les membres du bœuf. » Il dit, et, en signe avant-coureur de la guerre, il frappe des coups redoublés de son poignard son brillant bouclier, sur la bosse arrondie du centre. Aussitôt le son retentissant de l'airain se prolonge en en bruit formidable (21). L'ambassadeur qui a fait si vite un si long chemin, ouvre enfin devant le terrible monarque ses lèvres stupéfiées, et lui redit les paroles de son maître : « Roi Dériade, le dieu Bacchus somme les Indiens de recevoir sans guerre et sans combat le vin de sa bienfaisante vendange pour en faire des libations aux immortels. S'ils s'y refusent, il ne déposera les armes qu'après que l'Hydaspe aura fléchi le genou devant les thyrses des Bassarides. Voilà bien exactement son message ; dites, à votre tour, je vous le demande, ce que je dois rapporter à Bacchus. » A ces paroles, le roi fait éclater une voix furieuse : « Ο ciel ! quelles paroles vient de prononcer dans son audace cette bête humaine ! Je veux néanmoins épargner à mes mains belliqueuses la honte de toucher à un ambassadeur qui ne porte d'ailleurs ni lance ni bouclier. Oui, j'ai apprit les exploits de ton capitaine. Le Gange connaît la pusillanimité de Bacchus et la valeur de Lycurgue. On m'a raconté que ton roi, Dieu bâtard, a pu s'échapper en fuyant jusque dans les profondeurs de la mer qui l'ont sauvé, et j'ai ouï dire aussi que ton naître était sorti tout brûlant des flancs de Thyone sa mère, consumée par un dieu. Mais l'eau est bien meilleure que le feu ; et si mon père, l'Indien Hydaspe, le voulait, il aurait bientôt éteint sous ses ondes bouillonnantes les vapeurs enflammées de la fondre. « Tu peux, si tu le veux, passer sur le territoire limitrophe des Mèdes et y publier les ballets de Bacchus ; je te montrerai le pays des Bactriens, qui ont pour dieu Mithra, le Phaéton-Assyrien de la Perse. Quant à Dériade, il ne connaît pas le chœur des habitants du ciel ; il n'honore ni le Soleil, ni Jupiter, ni toute la bande des brillantes étoiles; il ignore Saturne et son fils le parricide; ce rusé Saturne, qui dévore ses enfants après avoir mutilé la vigoureuse fécondité de l'Éther (22). Je repousse les dons et ce que tu nommes la vendange; je n'accepte aucun autre breuvage que celui de mon précieux Hydaspe. Mon vin, c'est ma lance; une autre boisson, c'est mon bouclier. Je ne suis pas né, moi, de ces couches ardentes de Sémélé, qui reçoit en son lit une flamme meurtrière. C'est la guerre revêtue d'airain, la guerre insatiable de combats qui nous a donné le jour; je m'inquiète peu des enfants immortels de Jupiter, et il n'y a de dieux pour moi que l'Eau et la Terre. Rapporte ces paroles au lâche Bacchus (23). Pour toi, pars au plus vite; pan avant que j'aie pris mon arc; pars, évite ma lance. Va préparer au combat tes animaux incomplets, tes femmes sans cuirasse, et reviens lutter contre Dériade. Tu feras alors, comme ton maître, parti de mon butin, et je te réunirai à lui après ma victoire. Cependant je ne t'élirai pas pour mon messager. Tu ne peux guère non plus exercer chez moi un emploi servile et domestique ; mais, dans nos festins, tes longues oreilles pourront faire l'office de mon éventail. » Il dit, le congédia d'un regard menaçant, et, ouvrant l'étui où sont repliées ses tablettes (24), il trace ces termes laconiques sur leur double feuillet : « Bacchus, viens, si tu le peux, faire la guerre à Dériade. » Après avoir entendu de telles paroles, l'ambassadeur se remit en route et trouva les silènes dans la joie ; Bacchus, sorti des flots de la mer, se mêlait aux nymphes des montagnes. Les satyres gambadaient, les Bassarides sautaient. Maron, de ses pieds vieillis, suivait la cadence, et appuyant ses bras sar le coude deux bacchantes, il faisait jaillir au milieu d'elles les flots parfumés du vin. Eu fin, en apprenant le retour de Bacchus, la mimallone sans voile entonnait une bruyante chanson. Le dieu de la vigne jette loin de lui les soucis du passé et se livre au plaisir. Il a tout appris de Protée: le Toronéen (25) pendant son séjour sous les ondes ; le tremblement de terra de l'inhospitalière Arabie, la délivrance de Lycurgue errant et aveuglé, le fléau mortel de la rage appesanti sur les agriculteurs, les fureurs du laboureur dans les champs, et dans les vallons les femmes déchirant le fruit de leurs entrailles. Il a su le courroux des Hyades célestes, Ambrosie, après la terre, allant briller dans l'Olympe, Ambrosie, l'antagoniste de l'indomptable Lycurgue, enfin le combat des tiges et la bataille des pampres. Cependant l'ambassadeur revient sain et sauf au milieu de ces fêtes ; et sa présence redouble la satisfaction de Bacchus, quand il apprend la démence orgueilleuse de Dériade et reçoit les doubles tablettes qui couvent les hostilités. Alors le chef d'armée ne néglige aucun de ses devoirs; il soulève résolument les populations des États de Dériade, et arme leurs guerriers, en leur adressant des signes tracés sur les tablettes. Il fait appel aux Rhadamanes (26) nomades, chassés jadis de la Crète par Minos, et maintenant établis dans la plaine de l'Arabie. Par les conseils de Cybèle, il les invite à construire des vaisseaux pour attaquer les Indiens par mer. Aussitôt après, brillant sous les armes comme l'étoile du matin, il dirige son char vers la région orientale du monde, dépasse les rochers élevés du Caucase en longeant leurs flânes; et, laissant derrière lui la plaine des contrées lumineuses où se lève l'aurore, il marche vers la ligne que voit le soleil à midi. Au bruit de ces apprêts, en apprenant que l'armée du dieu qui se plaît aux montagnes approche, Dériade rassemble de son côté les troupes nombreuses des Indiens; puis il détache une partie de ses forces sur la rive opposée du fleuve, et met tout son espoir dans le stratagème de ses guerriers vêtus de fer. Ces troupes s'embarquent sur des vaisseaux et passent l'Hydaspe à l'aide de leurs rames. L'armée indienne se trouve ainsi divisée en deux ailes, sur la double rive du fleuve chargé d'armes : Thourée (27) dans la direction du Zéphyre, et Dériade sur l'autre bord du côté du brûlant Euros. Là est un lien sombre qu'une forêt immense couvre sur son penchant des arbres les plus rapprochés et les plus divers. C'est comme une grotte profonde ; jamais une flèche, si on essayait de la lancer, ne pourrait dans son vol dépasser la hauteur des tiges (28) ; jamais le plus ardent soleil n'a pu faire glisser au travers de cette voûte ses plus rapides rayons, ni percer ces feuilles entrelacées. La pluie des nuées que Jupiter envoie ne traverse pas cet ombrage, et à peine ces torrents qu'il fait tomber du plus haut des airs mouillent-ils la pointe des rameaux; c'est là, dans ces bois vastes et profonds, que l'armée inaperçue et inattaquable se cache sous les verts branchages des arbres gigantesques. Dans ce ténébreux asile, elle pose un pied prudent et sans bruit; le guerrier qui marche d'un pas furtif sous l'épaisse feuillée ne craint pas que son pied puisse y glisser, ni que l'écho redise et balbutie ses paroles, ni que la pâleur se voie sur son visage. Bien au contraire, son courage redouble et s'affermit. Il s'étend tout armé sur le sol ; un sommeil modéré gagne ses paupières, et il attend l’armée qui s'avance à pas cadencés (29). NOTES DU CHANT VINGT ET UNIÈME.
(01) La fureur de Lycurgue. — Lycurgue, dans sa fureur contre Bacchus, croyant frapper une vigne de sa hache, se coupa le genou :
Inque tuum furiis, acte Lycurge, genu.
« Qui donc a formé de bronze ce Lycurgue de Thrace, l’estropié, ce bouc édonien ? Dans sa rage contre un cep de Bacchus, il brandit comme un forcené sur sa tête une énorme hache. Son ancienne frénésie semble revivre; et sa fureur sauvage a gardé toute son amertume, même sur l'airain. » (Anonyme, Anthol. Jacobs, II, 6.) (02) Ambrosie. — Nonnos a créé ou choisi fort à propos, parmi les Bassarides, Ambrosie pour l'opposer à Lycurgue et lui faire subir la métamorphose du cep de vigne. Ambrosie, l'immortelle liqueur dont se servit d'abord Thétis pour purifier Achille (Iliade, XIV. v. 170); ainsi se nommait aussi une des douze filles d'Atlas et de Pléione, qui figure dans la sphère parmi les Hyades. L'ambroisie a passé de l'Olympe dans le paradis terrestre. On la retrouve distillée par les cheveux humides de rosée de notre mère Eve, Hit dewy lockt dittiWd ambrotia ; et Milton en fait aussi la nourriture des anges :
............................In
Heaven the trees (03) La rémore. — La rémore, plus connue sous le nom de rémora, en grec échénéis (de, ἔχει νηῦν, qui tient le vaisseau). « Ce vaisseau, poussé sur l'immensité des mers par un vent impétueux qui gonfle ses voiles déployées, un poisson sait l'arrêter tout entier, de sa petite bouche, en s'attachant sous les flots à la carène. En vain le navire impatient cherche à fendre les vagues ; il demeure immobile comme s'il était retenu dans le port le mieux abrité. Toutes ses voiles sont tendues sur les cordages; les câbles sifflent; les antennes gémissent et plient sous l'élan; à la poupe, le pilote lâche toutes les rênes pour se hâter sur la route des eaux ; mais le vaisseau, sans nul souci du gouvernail, indocile aux vents, résiste aux vagues malgré lui, et reste forcément collé et enraciné à ce misérable et vil poisson qui enchaîne sa marche. Les matelots tremblent devant ces entraves maritimes qu'ils ne peuvent apercevoir, et se croient, dans leur effroi, sous le pouvoir d'un songe. » Oppien a eu le soin de faire précéder cette élégante description de la rémore, ou plutôt de ses effets, par cette sentence : « Les navigateurs racontent le prodige de l'échénéis à la peau glissante; et en l'entendant on a peine à y croire; car l'esprit des hommes sans expérience est difficile à convaincre, et ils refusent d'ajouter foi aux choses les plus véritables. — Ainsi disait aussi Pindare, qui ne parlait pas de la rémore : Il est facile d'enseigner a celui qui sait déjà ; mais rien de plus malaisé que d'instruire l'homme qui n'a rien appris ; les esprits inexpérimentés sont trop frivoles. » (Olymp. VIII.) En fait de miracles, l'échénéis en a opéré il y a longtemps un autre que j'enregistre ici. Elle a inspiré à Pline, naturaliste si peu crédule, un hymne d'un haut enthousiasme, dont voici quelques mots : « Ο vanité humaine! ces éperons des vaisseaux armés de fer et d'airain pour briser l'ennemi, un petit poisson, long d'un demi-pied, les retient et les enchaîne! On rapporte qu'au combat naval d'Actium, une échénéis, arrêtant la galère où commandait Antoine qui se hâtait de parcourir les rangs et d'exhorter ses soldats, l'obligea dépasser sur un autre vaisseau; ce qui donna à la flotte de César l'avantage d'attaquer plus impétueusement, et la première. » (Pline, liv. XXXII, c. 1.) — « Croyez-vous à la charte? écrivait sous la Restauration le comte Joseph de Maistre à M. de Bonald. — J'y crois, pour ma part, autant qu'au poisson rémora. » (04) Polyxo. — Ici les Bassarides ne portent pas des coups au hasard. Chacune de ces Hyades se charge d'une blessure analogue à la signification de son nom. En voici le détail plus précis encore. Polyxo, la terrible racleuse, écorche Lycurgue ; (05) Cladé, —l’ébourgeonneuse, forme une lanière d'osier, et (06) Gigarto, — le pépin de raisin, tresse des pampres pour le flageller. (07) Phlio, — l'espiègle, lui enfonce dans le pied des épines, (08) Èriphé, — la chevrette, qui frappe du front comme un bélier, et (09) Erriphiote, — la renversante, tentent de le jeter à terre, et, si elles sont compagnes et voisines (συνέμβορος), C'est qu'ici leurs actes se ressemblent comme leurs noms. (10) Phasylée, — qui mène la litière de Méthé, comme nous l'avons déjà vu au vers 125 du vingtième chant, pique avec l'aiguillon dont elle se sert envers ses mulets, et semble justifier ma tentative pour lui donner le nom de Physalée, la piquante. (11) Théope, —qui regarde un dieu, nourrice de Bacchus, frappe avec la férule des sacrifices. (12) Bromie, — la frémissante, veut secouer l'ennemi, et (13) Cisséis, —qui personnifie le lierre, cherche au moyen de son lierre à le fustiger. Trois de ces Hyades seulement, Ériphé, Bromie et Cisséis, se retrouvent dans le catalogue un peu tronqué des Océanides, tel qu'Hygin nous l'a conservé. (Fable 182.) Je ne sais comment excuser ces vétilleuses niaiseries. Elles étaient sans doute dans le goût du siècle, et elles se reproduisent dans plusieurs épigrammes de l'Anthologie, qui cherchent avant tout la pointe ou les jeux de mots. Mais Nonnos, qui a su parfois s'en affranchir, n'en est que plus blâmable quand il se laisse aller à ces vices de style antipathiques à l'épopée. « Ces inventions, disait Cunæus à propos d'un passage tout pareil du même auteur, ces inventions sentent le grec à jeun et pauvre de génie ; rien de plus habituel aux sophistes d'un esprit court, d'un jugement obtus et d'une imagination épuisée, que de pécher à droite et à gauche ces rapprochements puérils. Impuissants et énervés qu'ils sont, ils ne savent jamais les élever à la hauteur du beau ; et, dans leur pénurie, ils ont pris ces honteuses guenilles pour de véritables ornements. » Je ne veux pas en rester à ce blâme si sévère ; et je vais, avec Plutarque, tirer une conclusion toute morale de tant de nourrices de Bacchus citées par Nonnos. « C'est pour autant qu'il faut qu'il soit allaité et nourri de plusieurs nymphes, c'est-à-dire de plus de fois autant d'eau pour le rendre plus sage et mieux dompté. » 'Οτι δεῖ τὸν θεὸν τοῦτον ἐν πλείοσι μέτροις νυμφῶν τιθασσευόμενον καὶ παιδευόμενον, ἡμερώτερον ποιεῖν καὶ φρονιμώτερον. (Plutarque, Symp., liv. III, ch. 9.) (14) Lycurgue loup. — Il ne faut pas oublier que Lycurgue, homme-loup, est en butte aux insultes et aux blessures des Bassarides, Pampineamque jubes nemus irreptare Lycurgo... (Stace, Théb., t. IV, v. 386.) comme son homonyme, pris vivant par les chasseurs, est exposé aux railleries de la foule. Ces sauvages enfants des bois gardent leur caractère féroce jusqu'au bout. Et Nonnos, dans tout le rôle de Lycurgue, a soigneusement mesuré et combine les images et les expressions de manière à retracer à la fois le guerrier prisonnier des pampres et le loup dans sa cage de fer. (15) Imperfections du texte. — Les deux vers 116 et 117, parfaitement étrangers au chant vingt et unième, ne sauraient y rester sans égarer l'esprit du lecteur et dénaturer le sens. Il faut les reporter en arrière. Ils doivent faire partie du dix-septième chant. Leur place naturelle est dans la bataille des bords de l'Oronte, et ils y figuraient très probablement sous les nos 168 et 169. La ils terminent à merveille la description. Pan, qui vient de fendre la tête d'un ennemi avec sa boulette, doit aussi, suivant la manière de Nonnos, faire usage de son fouet ; le lecteur se souvient-il encore que le dieu des forêts n'a point apporté d'autres armes à la guerre des Indes ? Le texte étant ainsi débarrassé de ces deux vers hétéroclites, les lacunes signalées par Graëfe disparaissent tout naturellement. Je les supprime en entier. On me pardonnera si je n'appuie pas assez peut-être au gré de l'érudition sur les questions de prosodie. C'est un poêle élégant que je vent introduire dans la bonne compagnie, et ce n'est pas à ma réputation philologique que je travaille. Je ne suis reconstructeur de dactyles et de spondées qu'à mon corps défendant : aussi, bien loin de lutter contre les grammairiens d'outre-Rhin, et le plus savant de tous, God. Hermann, arec lequel j'ai le bonheur de me rencontrer dans l'estime du talent métrique de Nonnos, je ne sois pas même de force à me mesurer avec ses élèves. On pourra remarquer aussi, dans le vingt et unième livre, plus d'une transposition qu'il importait de reconnaître et de rectifier. Le tremblement de terre, et la rage des femmes de Nysa doivent venir après le discours incendiaire de Lycurgue, et non avant. Plus loin encore, les éditions précédentes ont compris unanimement dans une réflexion maligne que fait à part soi Dériade, une portion de son discours à Phéresponde. C'est dans la réponse à la question diplomatique qu'il faut rétablir ce fragment de cinq vers, et cette restitution a suffi pour faire cesser l'obscurité. (16) La ville de Nysa. — Je reviens à Nysa, sur laquelle je n'ai pas tout dit. C'est peut-être en raison de sa dénomination grecque, Scythopolis, que Nonnos a choisi la ville de Nysa en Palestine pour le théâtre du drame de Lycurgue; Scythopolis, ou Bethsain, suivant Josèphe, est située sur le penchant d'une montagne au bord d'une petite rivière qui tombe dans le Jourdain, dans cette grande plaine, μέγα πέδιον, qui conduit par la vallée, αὐλῶν, les eaux surabondantes du lac de Tibériade dans la mer Morte. Ou haut du mont Thabor, j'ai contemplé les solitudes d'où la vigne a disparu, comme les fables, pour faire place à de touchants et pieux souvenirs. Sur le sommet de ce magnifique observatoire, j'étais certes bien loin de penser à Bacchus, ou de remarquer que, pour aller se cacher dans la mer Rouge, il avait eu à traverser tous ces déserts que trois journées de chameau franchissent a peine, et dont je voyais les sables blanchir comme une ligne argentée à l'horizon. (17) Cruautés des femmes. —Il m'a fallu quelque courage pour aller jusqu'au bout de ces horribles détails. Ils laissent bien loin derrière eux les scènes du Cyclope anthropophage dans l’Odyssée; et là du moins Homère ne se complaît pas à affliger nos esprits de cette sanglante férocité. N'est-ce pas encore une ressemblance de ce quatrième siècle de la décadence grecque avec notre époque? « La passion pour les bancroches et les édentés, médisait un jour M. de Chateaubriand, la tendresse pour les plaies et les verrues, le penchant pour le difforme, sont les véritables maladies de l'imagination de nos plus robustes romanciers. Ne croient-ils pas se rapprocher de la nature en étalant sous nos yeux tout ce qu'elle cherche à cacher? Arrière cette école matérialisée et brutale, si loin de l'antique et du beau ! » (18) Le Temps. — Ce vers est, à peu de chose près, le même que celui d'Apollonius de Rhodes:
Καὶ
τὰ ὥς
μὲν
ἤμελλε
μετὰ
χρόνον
ἐκτελέεσται.
Et c'est une locution que Nonnos affectionne pour signaler, après ses digressions, son retour à ion sujet. (19) Macris. — Macris est un des noms primitifs de l'Eubée. Μάκρις Ἀβαντιάς Ἐλλοπιήων, a dit Callimaque (Del., v. 20) pour donner à l'Eubée la troisième place dans la classification des lies de la Méditerranée; il la fait passer immédiatement après la Corse, qui est la seconde, et Délos, la première, a qui son hymne est dédié. Macris, déité nourricière, prenait aussi le titre de nourrice de Bacchus, bien qu'elle ne figurât point dans les rangs des Hyades. — « Nel basso rilievo della villa Albani, dov' è effigiato Bacco bambino portato da un satiro giovane in un cesto, e da una baccante, puo credersï esser Macride (Μάκρις), nutrice di Bacco. » (Winkelmann, Man. ined.) (20) La diplomatie. — Est-ce donc malicieusement, ou pour mieux entrer dans la vérité du rôle : « Reddere personæ convenientia cuique » (Horace, Art poétique, v. 316), que Nonnos donne à l'extérieur de Phéresphonde un trait physique analogue à chacune des tribus qu'il représente ? Je croirais volontiers que le poète égyptien, ayant eu à se plaindre de quelque ambassadeur de son temps, n'a pas ménagé les couleurs pour tourner en ridicule au moins la personne du messager bachique. En tout cas, le plus implacable ennemi des formes diplomatiques devra convenir que les oreilles et la queue d'un âne étaient superflues pour achever le portrait. Sur tout autre point, tout est à noter dans cette enfance de l'art que Puffendorf, Vattel, et plus tard Schœll et Martens, devaient professer : cet ambassadeur qui va si vite pour dire si peu de mots, dont on se moque dans le pays où il va résider en raison de ses formes étrangères, qui, avant d'avoir reçu son audience, n'ouvre pas ses lèvres : sa consternation quand il entend les bruits et les signes de la guerre avant la déclaration officielle : cet orateur avisé qui ne dit rien de son propre fonds, et ne se compromet nullement dans sa harangue de début; qu'on ménage uniquement en raison du droit des gens ; qu'on renvoie avec une ligne écrite (contre-lettre de récréance) en réponse aux deux lignes de Bacchus (lettre de créance); enfin la mention obligée de l'envoyé à sa première audience, qui couronne tout discours régulier et responsif du souverain auprès duquel on l'accrédite : on le voit, tous ces procédés qui découlent du code diplomatique, tel qu'il est pratiqué de nos jours, sont pris dans la nature, et remontent jusqu'à la plus haute antiquité. A ce sujet, qu'on me passe une digression ou une boutade que mon ancien métier me suggère. Ouï, si l'on venait à trouver ridicule ou seulement bizarre qu'un homme du monde·, ainsi désigné, je ne sais plus pourquoi, après avoir donné à des occupations politiques d'une si différente nature ses meilleures années, s'avise un peu tard de marcher malaisément ou même de boiter tout ά fait sur les traces des érudits de profession, je souhaiterais au moins que mes tentatives fissent deviner combien, à l'un des bouts de ma vie, j'ai redoublé d'efforts pour réparer le temps perdu à l'autre. Cette carrière diplomatique, parfois si amère et toujours si ingrate, n'a jamais, qu'on le croie bien, altéré en moi le goût des études sérieuses; et plus je suis arrivé tardivement aux abords de la science, plus j'ai mis d'ardeur à en franchir les barrières, plus aussi je me suis consciencieusement attaché à discuter les autorités, à réunir les témoignages, et plus encore j'ai pratiqué de déférence à soumettre mes raisonnements littéraires aux raisonnements d'autrui. Or cette carrière, après tout, serait-elle donc si rebelle aux recherches philologiques et aux études de l'antiquité? N'existait-il pas au temps de la renaissance des lettres, à un degré beaucoup plus prononcé qu'aujourd'hui, ce me semble, une véritable affinité entre la science de déchiffrer les manuscrits, de comparer les lettres, de choisir les meilleures leçons, et l'art de régler les phrases, de chiffrer les dépêches, et de peser la valeur des mots prononcés ou écrits dans les conférences et les protocoles ? Si ce n'était trop m'éloigner de mon sujet, certes j'aimerais à réunir la nombreuse famille des savants qui, dans les époques précédentes, nous sont venus de la diplomatie, et même y sont retournés. Les exemples fameux ne me manqueraient pas. On y verrait figurer en première ligne : Le Grec Lascaris, fuyant, après les désastres de Constantinople, les bords pittoresques du Rhyndaque; ce même Rhyndaque, frère du Granique et du Simoïs, que j'ai vu purifier dans les abîmes du lac d'Apollonie ses ondes nées des neiges méridionales de l'Olympe pour les amener si limpides à la Propontide; Lascaris, correcteur d'imprimerie à Rome et à Florence, forme, avec son savant élève Budé, la bibliothèque de Fontainebleau, et gardant encore le nom de Rhyndacenus, emprunté au fleuve asiatique, il va traiter en ambassadeur des intérêts de la France à Venise; puis il quitte les affaires publiques pour régir le collège de Monte-Cavallo, destiné aux jeunes Grecs par la munificence de Léon X, et reprend une seconde fois, après un intervalle de seize années, la toge diplomatique pour obéir aux ordres de François Ier. Possevin, envoyé du pape Grégoire XIII, heureux médiateur de la paix entre le czar Ivan IV et la Pologne, à une époque où la Russie (que les temps sont changés !) acceptait ou provoquait l'interférence des puissances étrangères, et recourait même au Saint-Siège pour apaiser ses querelles : le jésuite Possevin mariait à ses habiles négociations les études profondes et journalières qui ont fondé son Apparatus sacer, grand et rare monument d'érudition et d'archéologie. Oublierions-nous le célèbre architecte Blondel, dont j'ai lu les énergiques dépêches dans nos archives de Constantinople, où il fut envoyé par le roi de France en 1669 ? Conseiller d'État après le succès de cette mission, choisi pour enseigner à la fois les belles-lettres et les mathématiques au Dauphin, fils de Louis XIV, et au collège Royal, à une époque où l'on ne connaissait ni le système de bifurcation, ni même ce mot étrange: après avoir écrit son voyage dans le Nord et sa savante comparaison entre Horace et Pindare, Blondel fut fait maréchal de camp pour son traité sur l'art de fortifier les places. Certes de tels succès dans la carrière politique et littéraire dénotent une heureuse nature, et illustrait le siècle qui sait encourager les talents sans les étouffer sous les récompenses, et sans dresser un lit d'or pour leurs loisirs. Enfin Grotius, que j'aurais dû nommer le premier, dont j'ai vénéré, il y a quelques mois, sous la voûte de l'église neuve de Delft, sa patrie, le tombeau, digne d'une meilleure épitaphe; le plu savant et le plus helléniste des ambassadeurs, lequel, après avoir éclairé l'Europe par ses immortels traités des droits internationaux, devait représenter la reine Christine de Suède auprès de Louis XIII; et, confondant dans sa renommée In méditations du publiciste avec les élucubrations du philologue, achever en si beaux vers d'une langue morte au fond d'une prison ou au sein des honneurs ce célèbre travail sur l'Anthologie hellénique, si commode pour tous les érudits à qui Juste-Lipse a octroyé complaisamment une dispense de grec:[1] je veux dire cette traduction latine tellement élégante et fidèle que tous les essais modernes des langues vivantes n'ont pu la dépasser ni l'égaler jusqu'ici. « Il n'y a pas, écrivait en 1589 le ministre d'un souverain allemand, qui se paraît lui-même de l'épithète homérique, Porte-conseil (Βουληφόρος); il n'y a pas de jour où l'on ne puisse économiser sur les superfluités de la vie une ou deux heures pour les donner aux études vraiment nécessaires. Et veut-on savoir ce qu'au risque de n'être pas compris de notre siècle, ces savants hommes d'État entendaient alors par les superfluités de la vie (supervacanea) ? C'était la recherche des honneurs publics, des plaisirs qui les accompagnent, du pouvoir, des emplois, de l'argent surtout ; tandis que leur nécessaire, c'était la science des choses divines et humaines, la philosophie et la poésie, où certes les lettres grecques tiennent encore le premier rang. Après cette lance rompue en faveur de la diplomatie, comme une sorte d'hommage rendu à mon ancienne carrière, je me hâte de revenir à Nonnos. (21) L'origine du tam-tam. — Voilà l'origine du tam-tam ; et le vers de Nonnos, qui rend aussi un son belliqueux, se distingue par son harmonie imitative. (22) L'Ether ou Uranus. — Dériade, en sa qualité d'Indien, n'est pas obligé de connaître toutes les subtilités de la théogonie grecque ; il substitue à Uranus, le plus ancien des dieux, l’Ether ou l'Air; et, en effet, Orphée voit aussi Uranes dans l’Espace, Οὐράνιος καὶ Χθόνιος φύλαξ πάντων (hymne III, v. 5.) (23) La religion indoue. — Je me suis sévèrement interdit, on l'aura remarqué peut-être, toute excursion sur le terrain de la mythologie indienne, dans ses nombreuses assimilations ou même ses étymologies communes avec le culte païen. J'ai laissé ce champ, trop vaste pour moi, à nos dictionnaires mythologiques. Le moindre essai en ce genre, malgré sa connexité avec mon sujet, m'eût entraîné beaucoup trop loin, sans aucun profit pour le lecteur. Il me paraît cependant qu'il serait bon de signaler à son attention la réponse de Dériade au message de Bacchus. Elle contient une profession de foi et une curieuse allusion aux différents cultes de l'Inde. Mithra, le Soleil, ou le Phaéton assyrien, est désigné ici comme un trait d'union entre les religions de la Grèce et de la Bactriane : puis vient le culte de la terre et de l'eau, symboles de Vishnou. La science mythologique est tellement ténébreuse, que, pour l'éclairer, il ne faut négliger aucune des lumières qui peuvent jaillir, même le plus indirectement, des anciens écrits : et les savants orientalistes auraient tiré sans doute quelque précieuse conséquence de ce passage, si le texte des Dionysiaques était moins rare, et sa lecture plus répandue. « Ce poème peu connu, disait Dupuis, « quoique infiniment digne de l'être, renferme en lui seul presque toute la mythologie ancienne. » Quant à moi, c'est un poète que j'accompagne dans les détours de son imagination et que je tente d'imiter dans l'élégance de son style, et non un brahmane ou un bonze dont j'explique les mysticités. Je ne puis le poursuivre de mes commentaires religieux dans un autre hémisphère ; et je mécontente de l'Olympe, forcé que je suis de renoncer à l'Himalaya. (24) Les tablettes doubles. — Ce feuillet double, ou, pour mieux dire, ces tablettes doublées, sont à remarquer ; c'est l'étymologie du mot diplomatie. Je n'en dis pas plus sur ce point, par respect pour mes anciennes fonctions. Mais je fais observer que Dériade portait, comme le fait encore tout kiatib (écrivain ou secrétaire) ottoman, un étui passé à sa ceinture : j'ai rapporté de Constantinople un de ces petits rouleaux allongés que termine un écritoire. J'y trouve encore, quand je l'ouvre pour mieux me souvenir des temps passés, les plumes de jonc et le lourd papier gommé de la manufacture d'Unkiar-Skelessi. Cet étui représente, entremêlés à des arabesques dorées, des points de vue du Bosphore qui s'y enroulent d'un bout à l'autre. Pour ces procédés techniques de l'art d'écrire perpétués jusqu'à nos jours, et mieux pratiqués dans la Turquie quand elle ne connaissait pas la presse, Nonnos n'est encore ici que l'imitateur d'Homère; voilà le billet perfide donné par Prœtos à Bellérophon sur une tablette repliée, πίνακι πτύκτῷ. (Iliade VI, 169.) Quelques interprètes ont voulu y voir l'origine des hiéroglyphes, et le poète égyptien paraîtrait les avoir signalés lui-même plus bas, dans ces symboles de reconnaissance qu'il envoie aux tribus arabes pour les rallier. (25) Protée. — Protée prend ici l'épithète de Toronéen, soit parce qu'il était le père de Torone, immolé avec ses frères par Hercule, soit parce ce qu'il avait une fille nommée Torone, qui aurait laissé son nom à la ville de Torone en Macédoine : et mieux encore parce qu'il était né à Pallène, voisine du golfe Toronéen. Or cette bienveillance de Protée pour Bacchus est motivée sur ce qu'il était concitoyen d'Ampélos, le favori qu'on n'aura pas oublié ; Ampélos est un promontoire du golfe de Torone. Mous relevons ces indications géographiques chez Hérodote, qui, pour tracer l'itinéraire de l'armée de Xerxès, a dit : Κάυπτων δὲ Ἄμπελον τὴν Τορωναίην ἄκρην, κ. τ. λ. (Liv. VII, c. 122). (26) Les Rhadamanes. — Ce peuple, dont il sera de nouveau question dans le combat maritime du trente-neuvième chant, serait-il le même que la colonie commandée par Casos, dont Libanius parle en ces termes ? « Inachus appela auprès de lui Casos, en le priant d'amener ce qu'il avait de bon en Crète. Les plus honorables des Crétois suivirent ce chef, et trouvèrent les Argiens meilleurs pour eux que leurs propres concitoyens; car la jalousie de Minos les avait chassés de leur patrie. Μίνως μὲν γὰρ φθονῶν, ἐξέβαλλεν. (Libanius, In Antioch.) (27) Thourée. — Le nom de Thourée, capitaine indien qui commande le détachement embusqué dans la forêt, signifie l’impétueux. (28) La forit indienne. — « Les arbres y sont si hauts, dit Pomponius Mela, que la flèche ne peut passer par-dessus, et si larges dans leur contour qu'on pourrait aisément faire manœuvrer un escadron de cavalerie dans l'espace qu'ils couvrent de leurs branches. » (Liv. III, en. 7.) C'est ainsi que Fradin a traduit cette gasconnade, dont Pline nous a donné l'explication : « Hæc facit ubertas soli, temporis cœli, aquarum abundantia. » (Hist, nat., liv. VII, c. 2.) (29) Conclusion du chant. — Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que cette description de la forêt qui recèle l'armée de Dériade n'est point dépourvue de mérite poétique. Elle présente un tableau très naturel et fort élégant à la fois de l'embûche dressée par le monarque indien. De pareils morceaux où le choix des couleurs se mêle heureusement à la vérité des images sont trop peu communs chez notre auteur, et assez rares chez d'autres, pour ne pas être signalés dans un commentaire impartial, qui doit relever les beautés comme les négligences. Nonnos a lutté ici avec succès contre quelques' poètes latins, qu'il me paraît avoir surpassés; et c'est pour lui faire honneur que je cite, à côté de lui, ces trois vers de la Phanate.
Lucus erat longo numquam violatos ab
ævo. Et ces deux vers de la Thébaïde
Subter opaca quies, vacuusque silentia
servat [1] « La connaissance du grec, disait Juste-Lipse, fait honneur à un savant, mais elle ne lui est pas nécessaire. Et l’axiome, tout combattu qu'il est par Rollin, a prévalu.
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