SÉNÈQUE
Traduction J. Baillard, 1914.
I. De toutes les questions que nous avons traitées jusqu'ici, mon cher Liberalis, il est aisé de voir que nulle n'est plus essentielle et ne mérite, selon l'expression de Salluste, un soin plus attentif que celle qui se présente à nous : La bienfaisance, et la gratitude qui en est le prix, sont-elles à rechercher pour elles-mêmes ? Il se rencontre des gens qui ne recherchent l'honnête qu'afin d'en recueillir la récompense: pour eux, la vertu est sans charme si elle est sans profit, tandis qu'elle perd tout son éclat, si elle dévient vénale. En effet, quelle honte de calculer le taux de la probité! La vertu n'invite point par l'appât du gain, et ne détourne point par la crainte du dommage; loin de séduire personne par des espérances et des promesses, elle exige au contraire qu'on fasse des sacrifices pour elle, et presque toujours elle est elle-même un tribut volontaire. Foulant aux pieds vos intérêts, il faut marcher à elle partout où elle vous appelle, partout où elle vous envoie, sans égard pour vos biens, quelquefois même sans ménagement pour votre propre sang; enfin jamais il ne faut refuser de lui obéir. Que gagnerai-je, dit-on, si j'accomplis cet acte de courage, cet acte de reconnaissance? De l'avoir fait. On ne vous promet rien de plus; si d'aventure il vous revient quelque bénéfice, regardez-le comme un accessoire. La récompense des actions honnêtes est en elles-mêmes. Si ce qui est honnête est désirable en soi, et que le bienfait soit une chose honnête, il est clair que, sa nature étant la même, son sort ne doit pas être différent. Or, nous avons prouvé maintes fois et suffisamment qu'il fallait rechercher l'honnête pour lui-même. II. Sur ce point nous sommes en guerre avec les épicuriens, ces philosophes efféminés, qui exercent leur sagesse dans les festins. Pour eux la vertu n'est que la servante des voluptés: servante docile et soumise et tout à fait dominée par elles. « Il n'est pas, disent-ils, de plaisir sans la vertu ». Mais pourquoi mettez-vous le plaisir avant la vertu? Vous croyez peut-être qu'il ne s'agit que d'une dispute de préséance ? ce débat touche au fond de la chose, et met en question son essence même. Elle n'est plus la vertu, si elle se résigne à marcher à la suite. A elle appartient le premier rôle : elle doit guider, commander, occuper la place d'honneur; et vous la réduisez à demander des ordres !
« Que vous importe cette distinction ? réplique l'épicurien. Et moi aussi, je
nie que sans la vertu le bonheur puisse exister. Ce même plaisir que je
recherche, et dont je suis esclave, je le réprouve, je le condamne s'il vient
sans la vertu. Le seul point qui nous divise, c'est de savoir si la vertu est la
cause du souverain bien, ou si elle est elle-même le souverain bien ». III. Ces préliminaires étaient indispensables, mon cher Liberalis, parce que la bienfaisance dont il est ici question, faisant partie de la vertu, il n'est rien de si honteux que de donner dans tout autre but que de donner. Car si nous offrons avec l'espérance de recevoir, nous donnerons au plus opulent, et non au plus digne : loin de là, au riche orgueilleux nous préférons l'indigent : le bienfait cesse d'en être un, quand il ne s'adresse qu'à la fortune. D'ailleurs, si pour être utiles aux autres, nous n'avions d'autre motif que notre avantage personnel, il s'ensuivrait que les riches, les grands et les rois, qui peuvent se passer de l'assistance d'autrui, se trouveraient d'autant plus dispensés de donner, qu'ils ont plus de moyens de le faire. Les dieux aussi tariraient le cours de tant de bienfaits qu'ils ne cessent de répandre nuit et jour : car en toutes choses leur nature leur suffit, et garantit à la fois la plénitude, la sécurité et l'inaltérable durée de leur bonheur. Ils n'accorderaient donc plus de bienfaits, s'ils étaient mus par leur intérêt et par des motifs personnels. Ce n'est plus de la bienfaisance, c'est de l'usure, que de considérer, non point où sera le plus dignement employé ce que nous donnons, mais où il sera le plus profitablement placé pour nous, et du recouvrement le plus facile. C'est parce que les dieux sont bien éloignés de cette manière de voir, que nous bénissons leur providence libérale ; car si l'unique motif du bienfait était l'avantage du bienfaiteur, comme Dieu n'a rien à espérer de nous, Dieu n'aurait aucune raison de nous faire du bien. IV. Je sais ce qu'ici va répondre l'épicurien : « Dieu n'accorde pas de bienfaits; mais, calme et indifférent à notre sort, étranger à la marche du monde, il s'occupe d'autre chose, ou, ce qui semble à Épicure le comble de la félicité, il demeure dans une inaction complète, et les hommages des hommes ne le touchent pas plus que leurs outrages ». Celui qui parle ainsi n'entend pas ce concert de voix suppliantes; il ne voit pas ces mains qu'élèvent de tous côtés vers le ciel tant d'hommes faisant des voeux publics ou particuliers. Certes, la chose n'aurait pas lieu, et tous les mortels ne se seraient point accordés dans cette folie d'invoquer des divinités sourdes, des dieux impuissants, s'ils n'eussent reconnu que leurs bienfaits, tantôt spontanément offerts, tantôt accordés à la prière, sont toujours grands, opportuns, et détournent, par leur intervention, quelque catastrophe imminente. Et quel est donc l'être assez malheureux, assez abandonné, assez maltraité du destin et né pour souffrir, qui n'ait jamais éprouvé cette munificence des dieux? Considérez ces hommes qui déplorent leur sort et se plaignent sans cesse : vous n'en trouverez aucun qui soit tout à fait exclu des bienfaits du ciel ; vous n'en verrez pas un qui n'ait quelquefois puisé à cette source bienfaisante. Est-ce donc peu de chose que tous ces biens également départis à tous dès leur naissance ? Et pour ne point parler des autres biens, qui ensuite sont dispensés inégalement pendant la vie, la nature nous a-t-elle donné si peu de chose, en se donnant elle-même ? V. Dieu n'accorde aucun bienfait! Mais d'où tenez-vous ce que vous possédez, ce que vous donnez, ce que vous refusez, ce que vous gardez, ce que vous ravissez? d'où vient cette innombrable quantité d'objets qui charment vos yeux, vos oreilles, votre coeur? d'où vient cette abondance qui va jusqu'à la profusion? La nature n'a pas seulement pourvu à nos besoins ; dans sa tendresse, elle a songé même à nos plaisirs : témoin tant de fruits de différents goûts, tant de plantes utiles à la santé, tant d'aliments attribués à chaque saison de l'année, en telle profusion que la terre fournit même à la paresse des aliments fortuits. Voyez toutes ces espèces d'animaux répandus, soit sur la surface de la terre, soit au sein des eaux, soit dans les plaines élevées de l'air, afin que toutes les parties de la nature concourent à fournir à l'homme quelque tribut ! Et ces rivières dont le cours sinueux embrasse et embellit nos campagnes ; et ces fleuves dont le lit vaste et profond ouvre une voie commode à la navigation et au commerce, et ceux qui, prenant, à des jours marqués, un merveilleux accroissement, apportent à une terre aride et desséchée par les feux de l'été leurs irrigations abondantes! Parlerai-je de ces sources d'eaux minérales, et de ces eaux bouillantes qui jaillissent sur les rivages mêmes de la mer? Ici le Larius étend son eau profonde. Et là le Bénacus furieux s'enfle et gronde. VI. Si l'on vous donnait quelques arpents de terre, vous appelleriez cela un bienfait; et pour vous ce n'est pas un bienfait que cet espace immense de terres qui s'étend au loin? Si quelqu'un vous avait donné de l'argent (or, je vois que vous en faites grand cas), et qu'il eût rempli votre coffre-fort, vous regarderiez cela comme un bienfait; et tant de métaux enfouis pour vous, tant de fleuves qui dans leur cours roulent l'or avec le sable, et cette immense quantité d'argent, de fer et d'airain cachée dans les entrailles de la terre, livrée à vos industrieuses recherches, et dont le secret vous est révélé par maints signes extérieurs, ne sont donc pas à votre gré un bienfait? Si l'on vous faisait présent d'une maison, dont quelques parois fussent incrustées de marbre, et les plafonds resplendissants d'or et de peinture, appelleriez-vous cela une libéralité mesquine? Mais à vous appartient une immense demeure, à l'abri de l'incendie et de la ruine, où l'on ne voit point ces légers revêtements, plus minces que le tranchant du fer qui les découpa, mais des masses entières des pierres les plus précieuses, mais des blocs de cette matière si variée, si bien nuancée, dont les moindres fragments excitent votre admiration; un édifice dont la voûte brille, la nuit et le jour, d'un éclat différent ; et vous dites encore n'avoir reçu aucun don ! Enfin, ne pouvant vous dissimuler le prix de ce que vous possédez, dans votre ingratitude vous prétendez n'en être redevable à personne? Mais d'où tenez-vous cet air que vous respirez ; cette lumière dont le flambeau éclaire et règle tous les actes de votre vie, et ce sang dont le cours entretient en vous la chaleur vitale? de qui tenez-vous ces mets dont les saveurs exquises triomphent de la satiété de votre palais, et ces stimulants qui renouvellent les jouissances de vos sens fatigués? A qui devez-vous ce repos où votre vie se gâte et se flétrit ? Ah ! si vous êtes reconnaissant, ne vous direz-vous point : « C'est un Dieu qui nous a fait ces loisirs; oui, toujours il sera un Dieu pour moi. Son autel sera souvent arrosé du sang d'un tendre agneau sorti de ma bergerie. C'est lui qui a permis à mes génisses d'errer en liberté, comme lu le vois, et à moi-même de jouer sur ma flûte rustique les airs que je voudrais ». Oui, c'est un Dieu qui a donné, non pas quelques génisses, mais d'immenses troupeaux répandus sur toute la terre, et qui fournit la pâture aux bestiaux errants de toutes parts, qui substitue les pâturages de l'été à ceux de l'hiver. Il ne nous enseigne pas seulement à chanter sur des pipeaux, et à moduler, non sans quelque charme, des chants rustiques et grossiers. Mais tant d'arts qui conspirent à nos jouissances, et cette diversité de voix et de sons qui empruntent leurs accents tantôt à notre souffle, tantôt à un souffle extérieur, n'est-ce pas lui qui les a créés ? N'allez pas dire que toutes ces inventions nous appartiennent : elles ne nous appartiennent pas plus que notre croissance, et que les développements divers de nos organes dans les différentes périodes de la vie, tels que la chute des dents de l'enfance, les signes de la puberté lorsque apparaît l'adolescence, et que l'homme passe à un âge plus robuste ; enfin cette dernière dent qui marque le terme de la jeunesse. Ces germes de tous les âges et de tous les arts, c'est Dieu qui les a mis en nous; c'est ce souverain maître qui dégage les génies de leur obscurité. VII. C'est la nature, dites-vous, qui me donne tous ces biens. Mais ne voyez-vous pas qu'en parlant ainsi vous ne faites que changer le nom de Dieu? Car qu'est-ce que la nature, si ce n'est cette intelligence céleste répandue dans l'ensemble et dans toutes les parties de l'univers ? Pour peu que vous le vouliez, il y a bien d'autres noms à donner à ce grand auteur de tout ce qui est à notre usage : ainsi vous pouvez, conformément à nos rites, l'appeler Jupiter très bon et très grand, ou Jupiter Tonnant, ou Stator; non point, comme le rapportent les historiens, parce que, après le voeu de Romulus, il arrêta la fuite de l'armée romaine, mais parce que tout s'appuie sur sa bienveillance, et que de lui vient toute force, toute stabilité. Appelez-le encore destin ; vous ne vous tromperez point : car le destin n'est autre chose que l'enchaînement compliqué de toutes les causes; et Dieu est la cause première, celle de qui toutes les autres dérivent. Tout nom que vous voudrez lui donner s'appliquera merveilleusement à lui, pourvu que ce nom caractérise quelque attribut, quelque effet de la puissance céleste. Dieu peut avoir autant de noms qu'il est de bienfaits émanant de lui. VIII. Ceux de notre secte pensent que c'est lui qui est Bacchus, Hercule et Mercure: Bacchus, parce qu'il est le père de toutes les créatures, la source première de ces semences fécondes qui reproduisent les êtres à l'aide de la volupté ; Hercule, parce que sa force est invincible, et qu'après l'accomplissement de ses travaux il se retirera au sein de la flamme. Mercure, parce qu'il est le principe de la raison, de l'harmonie, de l'ordre et de la science. Partout où vous dirigerez vos pas, c'est toujours lui que vous trouverez devant vous ; rien n'est vide de lui: lui-même remplit tout son ouvrage.
Vous ne, gagnez donc rien, ô le plus ingrat des mortels! à renier vos
obligations envers Dieu pour en faire honneur à la nature, parce que la nature
ne peut pas plus exister sans Dieu, que Dieu sans la nature ; l'un et l'autre
sont une même chose, et leurs fonctions sont les mêmes. IX. Mais, sans nous engager dans une digression étrangère à notre sujet, je répète que Dieu nous comble incessamment des plus grands bienfaits, sans espoir de retour ; car il n'a pas besoin de nos services, et nous ne pouvons lui en rendre aucun. La bienfaisance est donc une chose désirable pour elle-même ; l'unique but que doit se proposer le bienfaiteur, c'est l'avantage de l'obligé : c'est là qu'il faut tendre, laissant de côté notre intérêt personnel. « Vous prétendez, me dit l'épicurien, qu'on ne saurait mettre trop de soin à choisir ceux à qui l'on donne, de même que le laboureur ne confie pas ses semences à un terrain sablonneux. Si l'on admet ce précepte, nous sommes donc, en répandant nos bienfaits, guidés par notre intérêt personnel, comme le laboureur en prodiguant son labeur et ses semailles? En effet, semer n'est pas une chose désirable pour elle-même. Vous choisissez, en outre, ceux à qui vous voulez accorder vos bienfaits; ce qui ne devrait pas être, si la bienfaisance était désirable par elle-même ; car qu'importe à qui l'on donne et comment l'on donne : c'est toujours un bienfait ». Oui, sans doute, nous n'avons, pour rechercher l'honnête, d'autre motif que l'honnête lui-même; toutefois, quoique ce doive être notre unique but, il importe en toute chose de savoir ce qu'on fait, et quand on le fait, et comment; car tout dépend de là. Ainsi quand je choisis celui que je veux obliger, c'est pour qu'il y ait vraiment bienfait de ma part; car il ne peut y avoir ni honnêteté ni bienfaisance à donner à un infâme. X. La restitution d'un dépôt est une chose désirable par elle-même : toutefois je ne le rendrai ni en tout cas, ni en tout lieu, ni en tout temps. Quelquefois il n'y aura pas de différence entre nier le dépôt, et le rendre publiquement. J'aurai donc égard à l'intérêt bien entendu de celui à qui je dois rendre; et, de peur de lui nuire, j'irai jusqu'à lui refuser son dépôt. J'en userai de même dans mes bienfaits : J'examinerai quand, à qui, comment et pourquoi je dois donner. Car rien ne doit se faire sans consulter la raison; or, il n'est point de bienfait, si la raison ne l'avoue : la raison est la compagne inséparable de l'honnête.
Que d'hommes n'entendons-nous pas tous les jours se reprocher leurs dons
inconsidérés, et s'écrier : « J'aimerais mieux avoir perdu, que de lui avoir
donné ! » En effet, il n'est pas de plus humiliante façon de perdre, que d'avoir
inconsidérément donné; et il est beaucoup plus fâcheux d'avoir mal placé son
bienfait, que de n'avoir pas été payé de retour : car c'est la faute d'autrui,
si l'on ne nous rend pas ; c'est la nôtre, si nous n'avons pas bien choisi ceux
à qui nous voulions donner. Mais, dans ce choix, ne croyez pas que je m'arrête,
ainsi que vous vous l'imaginez, à chercher celui qui me rendra la pareille c'est
l'homme reconnaissant que je choisis, non celui qui rendra. XI. Je choisirai un homme intègre, candide, reconnaissant, qui respecte le bien d'autrui , qui ne soit pas attaché au sien comme un avare, enfin qui ait un coeur bienveillant. Quand j'aurai fixé mon choix sur lui, lors même que la fortune l'aurait privé de tout moyen de me payer de retour, je n'en aurai pas moins atteint mon but. Si ce n'est que par intérêt, par un sordide calcul que je me montre généreux; si je ne rends service qu'à celui qui pourra me rendre service à son tour, je ne donnerai pas à un voyageur qui part pour des contrées diverses et lointaines; je ne donnerai point à un homme qui s'expatrie pour toujours; je ne donnerai point à un malade désespéré, et quand je serai moi-même mourant, je ne donnerai pas, car je n'aurais pas le temps de retirer mes avances. Toutefois, ce qui vous prouve que c'est pour le bien même qu'on doit faire le bien, c'est qu'aux étrangers qui abordent dans nos ports pour les quitter sans retour, nous venons en aide. Au naufragé inconnu nous fournissons un vaisseau équipé pour le ramener dans sa patrie. Il part, connaissant à peine le bienfaiteur qui l'a sauvé, et ne devant jamais le revoir ; il se subroge les dieux pour sa dette, il les supplie d'acquitter pour lui le tribut de sa reconnaissance : cependant la conscience d'un bienfait stérile réjouit notre coeur. Lorsque, touchant aux bornes de la vie, nous faisons notre testament, ne répandons-nous pas des bienfaits qui ne doivent nous rapporter aucun profit ? Que de temps employé, que de réflexions dans le secret de notre âme pour régler et le montant des legs et le choix des légataires ? Toutefois, que nous importe à qui nous donnons, puisque nous ne devons rien recevoir de personne ? Jamais pourtant plus de circonspection n'accompagne nos dons ; jamais nos jugements ne sont plus scrupuleusement pesés que dans ce moment où, tout intérêt personnel s'évanouissant, la vertu se présente seule à nos yeux. Mauvais juges de nos devoirs, tant que l'espérance et la crainte, tant que le plus lâche des vices, la volupté, nous les fait voir sous un faux jour, c'est lorsque la mort nous isole de toutes les passions, lorsqu'elle nous envoie un juge incorruptible pour prononcer, c'est alors que nous cherchons les plus dignes pour leur transmettre nos biens ; et l'affaire que nous réglons avec le soin le plus religieux est ce partage de choses qui ne sont plus à nous. XII. Et certes, c'est une grande satisfaction de pouvoir se dire à sa dernière heure : « Je vais enrichir cet homme ; je vais, avec les biens que je lui laisse, ajouter à l'éclat de sa dignité ». Si l'on ne donnait que pour reprendre, il faudrait mourir intestat. « Vous dites, objecte l'épicurien, que le bienfait est une dette insolvable : or, une dette n'est pas une chose désirable par elle-même ». Quand nous disons que le bienfait est une dette c'est par similitude et figurément. Ainsi nous disons que la loi est la règle du juste et de l'injuste : or, une règle n'est pas désirable par elle-même. Nous sommes réduits à user de ces mots pour rendre notre pensée plus claire. Quand je me sers du mot de dette, c'est par métaphore. Pour marquer la différence, j'ajoute insolvable : or, il n'est point de dette qui ne puisse ou ne doive être acquittée. On doit si peu faire du bien par intérêt, que souvent, comme je l'ai dit, il faut en faire à ses risques et périls. Ainsi je vole à la défense d'un homme attaqué par des brigands, quand je pourrais, en toute sûreté, continuer ma route : je protége un accusé succombant sous le crédit de ses adversaires, et je tourne contre moi la cabale des hommes puissants; la robe de deuil dont je le débarrasse, je vais peut-être me voir forcé de la revêtir pour faire tête aux mêmes accusateurs, tandis que je pouvais passer de l'autre côté ou rester spectateur paisible de débats; qui me sont étrangers. Je me rends caution pour un homme condamné, et, par l'engagement que je prends envers ses créanciers; je fais tomber les affiches annonçant l'expropriation de mon ami : pour sauver un homme, dont les biens sont en vente, je cours risque de voir vendre les miens. Veut-on acheter une maison à Tusculum ou à Tibur, dans le but d'y trouver un air salubre et une retraite contre les ardeurs de l'été, on ne s'informe guère du revenu : on achète d'abord la propriété, et puis on l'entretient. De même pour les bienfaits : si vous me demandez ce qu'ils rapportent, je vous répondrai : Une bonne conscience. Ce que rapporte un bienfait? que ne me demandez-vous ce que rapportent la justice, l'innocence, la grandeur d'âme, la chasteté, la tempérance ? Si vous cherchez autre chose qu'elles-mêmes, non, ce n'est pas elles que vous cherchez. XIII. Que gagne l'univers à accomplir ses révolutions? que gagne le soleil à prolonger et à diminuer la durée des jours ? Cependant tous ces mouvements sont des bienfaits, car ils tournent à notre avantage. Comme la fonction de l'univers est d'entretenir la rotation des sphères, comme la fonction du soleil est de changer tous les jours le lieu de son lever et de son coucher, et de verser gratuitement sur nous ses faveurs salutaires : ainsi la fonction de l'homme est de pratiquer la bienfaisance. Mais pourquoi donne-t-il? pour ne pas manquer de donner, pour ne pas perdre une occasion de faire le bien. Votre plaisir à vous consiste à énerver votre corps délicat dans un lâche repos, à vous plonger dans un calme voisin de l'assoupissement, à vivre cachés sous d'épais ombrages, à choyer la torpeur de vos âmes engourdies au milieu de ces molles pensées que vous décorez du nom de tranquillité ; puis, dans la retraite de vos jardins, à entretenir, par des boissons et des mets exquis, l'embonpoint de vos corps pâles d'indolence. Notre plaisir à nous est d'accomplir des actes de bienfaisance, même pénibles, pourvu qu'ils soulagent les peines des autres; même périlleux, pourvu qu'ils arrachent les autres au danger; même ruineux, pourvu qu'ils diminuent les besoins et les embarras des autres. Que m'importe que mes dons rentrent dans mes mains? Lors même qu'ils n'y rentreraient pas, il faut donner. Nos bienfaits n'ont en vue que l'avantage de l'obligé, et non le nôtre : autrement, de bienfaiteurs nous deviendrions obligés. Aussi une foule d'actions vraiment utiles aux autres perdent tout leur mérite, lorsqu'elles sont vendues. Le commerçant est utile aux cités, le médecin à ses malades, le marchand d'esclaves à ceux qu'il vend ; mais comme tous ces gens-là ne servent l'intérêt d'autrui que pour le leur, ils n'obligent pas ceux à qui ils sont utiles. XIV. Point de bienfait là où le but qu'on se propose est le profit. Je donne tant, je recevrai tant : c'est un marché. Je n'appellerai point chaste la femme qui repousse un amant pour l'enflammer ; pas plus que celle qui résiste par la crainte des lois ou de son mari : car comme dit Ovide: « Celle qui n'a point accordé parce que la chose ne lui était point permise, a tout accordé ». Et c'est à bon droit qu'on met au nombre des coupables celle qui ne doit sa vertu qu'à la crainte, et non à elle-même. On peut dire également que celui qui n'a donné que pour recevoir n'a point donné. Sommes-nous les bienfaiteurs des animaux, parce que nous les nourrissons pour notre usage, ou pour en faire nos aliments ? les bienfaiteurs des arbres dont nous prenons soin pour qu'ils ne pâtissent point de la sécheresse ou de la dureté d'un sol négligé et non remué ? On ne se livre pas à la culture d'un champ par principe de vertu et d'honnêteté, non plus qu'à toute autre occupation dont le fruit est en dehors d'elle-même. Ce n'est pas une pensée avare ou sordide qui nous pousse à la bienfaisance ; c'est un sentiment humain et généreux, qui nous fait désirer, en donnant, de donner davantage, qui se plaît à ajouter de nouveaux services aux anciens, et qui n'a d'autre but que de contribuer le plus possible au bonheur d'autrui. Autrement, il n'y a ni grandeur, ni mérite, ni gloire à faire du bien, parce qu'on y trouve un avantage. Qu'y a-t-il de beau à s'aimer soi-même, à ménager pour soi, à acquérir pour soi ? Tous ces calculs, la vraie passion de faire le bien les dédaigne : elle nous entraîne aux plus généreux sacrifices, et, dans l'oubli de ses intérêts, elle est trop heureuse du seul plaisir de faire le bien. XV. Qui peut douter que le tort fait à autrui ne soit l'opposé du bienfait ? comme faire tort est une chose qu'on doit éviter et fuir pour elle-même, faire du bien en est une qu'on doit désirer pour elle-même : dans le premier cas, la honte l'emporte sur toutes les récompenses qui invitent au crime: dans le second, les charmes puissants de la vertu suffisent pour nous attirer. Non, il faut le dire, il n'est personne qui n'aime ses bienfaits, personne qui ne soit disposé à voir avec plus de plaisir ceux qu'il a comblés de biens, et pour qui ce ne soit un motif de donner encore, que d'avoir donné une fois; ce qui n'aurait pas lieu, si la bienfaisance ne trouvait en soi-même sa satisfaction. N'entendons-nous pas dire tous les jours : « Je n'ai pas le courage d'abandonner cet homme à qui j'ai sauvé la vie, que j'ai tiré du péril? Il me prie de plaider sa cause contre des adversaires en crédit : cela me coûte beaucoup; mais le moyen de m'en dispenser? je l'ai défendu tant et tant de fois ». Vous voyez donc qu'il est dans la bienfaisance une vertu secrète qui nous y porte malgré nous ; d'abord, parce que c'est un devoir, en second lieu, pour ne pas déroger à ce que nous avons fait : car tel homme à qui d'abord nous avions des motifs de refuser, n'obtient de nous ensuite que parce qu'il a déjà obtenu. C'est si peu l'utilité qui nous porte à la bienfaisance, que souvent nous persistons complaisamment à continuer des bienfaits inutiles, seulement par amour pour notre bienfait; et même quand il a mal réussi, l'indulgence est aussi naturelle que celle d'un père pour les vices de ses enfants. XVI. Les épicuriens avouent que ce n'est pas en vue de l'honnête, mais de l'utile, qu'ils sont reconnaissants; et ici il sera encore plus aisé de leur répondre : les mêmes arguments qui nous ont servi à démontrer que la bienfaisance est une vertu désirable par elle-même, vont s'appliquer à la reconnaissance. Nous avons établi, comme base de toutes nos autres preuves, qu'il faut rechercher l'honnête uniquement pour lui-même. Or, qui osera contester qu'il soit honnête d'avoir de la reconnaissance? Qui ne déteste l'ingrat? est-ce parce que l'ingrat se nuit à lui-même? Et quand on vous fait le récit des procédés odieux d'un homme ingrat envers son ami, quel est le sentiment que vous éprouvez? ne voyez-vous en cela que l'infamie de sa conduite, ou bien le tort d'avoir négligé des relations qui lui auraient été utiles et profitables? J'aime à le penser, vous voyez en lui un méchant qui a besoin d'un châtiment, et non d'un curateur. Or, vous ne porteriez pas ce jugement, si la reconnaissance n'était une vertu désirable en elle-même. Il est peut-être d'autres sentiments qui portent moins avec eux leur dignité, et dont l'honnêteté a besoin d'interprète pour se faire connaître; mais la reconnaissance est trop exposée à la vue, trop belle pour ne jeter qu'un éclat faible et douteux. Quoi de plus louable, quoi de plus généralement gravé dans le coeur des hommes, que la reconnaissance pour les bienfaits ? XVII. Et dites-moi encore, quel motif nous y porte ? Le profit? ne pas le mépriser, c'est déjà un commencement d'ingratitude. La vanité? et quelle gloire y a-t-il à payer une dette? La crainte ? l'ingrat n'a rien à craindre : c'est le seul crime que la loi n'ait point prévu, la nature y ayant pourvu suffisamment. Comme il n'est point de loi qui ordonne l'affection des enfants pour leurs parents et la tendresse des parents pour leurs enfants, parce qu'il est inutile de nous pousser où nous allons; comme personne n'a besoin d'être exhorté à l'amour de soi, qui naît en nous avec la vie ; de même il n'est pas nécessaire de nous exciter à l'amour désintéressé des choses honnêtes : il est dans leur nature de nous plaire ; et tel est le charme de la vertu, qu'il est dans le coeur du méchant d'approuver le bien qu'il ne fait pas. Qui ne voudrait passer pour bienfaisant? quel est l'homme qui; alors qu'il se souille de crimes et d'injustices, n'aspire à la réputation de bonté? qui ne cherche à colorer ses excès les plus criants de quelque ombre d'équité? qui ne désire passer pour le bienfaiteur de ceux auxquels il a fait tort? Voilà pourquoi l'on souffre les remerciements de ceux qu'on a offensés; et l'on affecte au moins la bonté et la générosité dont on est incapable. Tiendrait-on une pareille conduite, si l'amour pur de la vertu, qui se fait rechercher pour elle-même, ne nous forçait à courir après une réputation contraire à nos moeurs et à cacher notre iniquité, dont nous aimons à recueillir les profits, quoique la détestant elle-même et en rougissant? car jamais on n'a vu personne assez en révolte contre la loi naturelle, assez dépouillé du caractère d'homme, pour être méchant de gaieté de coeur. Demandez à ces gens qui ne vivent que de brigandage, si ce qu'ils doivent au vol et au meurtre, ils n'aimeraient pas mieux l'acquérir par des voies légitimes. Oui, celui dont le métier est de détrousser et d'assassiner les passants vous dira qu'il préférerait trouver ce qu'il enlève de force. Il n'est personne qui n'aimât mieux jouir des avantages du crime sans le commettre; et la plus grande obligation que nous ayons à la nature, c'est qu'elle a illuminé tous les coeurs d'un rayon de vertu; ceux même qui ne la suivent point la voient encore. XVIII. Afin de vous convaincre que l'affection d'un coeur reconnaissant doit être recherchée pour elle-même, et que, pour elle-même aussi, vous devez éviter l'ingratitude, considérez qu'il n'est point de vice plus propre à dissoudre et à détruire la société. En effet, qui garantit notre sûreté individuelle, si ce n'est la réciprocité des services? Toute la sécurité de notre existence, toute sa force de résistance contre les attaques subites du dehors repose sur ce commerce de bienfaits. Isolez-nous un instant : que sommes-nous? une proie pour les animaux, une victime sans défense, le sang le plus facile à verser. Les autres animaux sont doués des forces nécessaires pour se protéger eux-mêmes : destinés par la nature à mener une vie errante et solitaire, ils ont été pourvus d'armes défensives. L'homme n'a d'autre arme que sa faiblesse : il n'a ni griffes ni dents puissantes pour se rendre terrible aux autres créatures : il est nu, infirme : la société est son seul appui. La nature lui a donné deux choses, qui de l'être le plus sujet aux attaques des autres animaux ont fait le plus puissant de tous la raison et la société. Ainsi celui qui, dans l'isolement, serait inférieur à tous, est devenu le maître du monde. La société lui a donné l'empire sur tous les autres animaux : né sur la terre, la société lui a soumis un élément étranger, et a voulu qu'il dominât même sur la mer. C'est la société qui repousse les attaques de la maladie, qui prépare des appuis à la vieillesse, qui fournit des consolations contre la douleur; c'est elle qui nous rend intrépides, car nous pouvons l'invoquer contre les assauts de la fortune. Détruisez la société, et l'unique soutien de la vie des individus, l'unité du genre humain, sera rompu or, il le sera, du jour où l'ingratitude ne sera plus abhorrée pour elle-même, mais à cause des maux qu'elle entraîne. Car combien d'ingrats sont sûrs de l'impunité ! Et d'ailleurs j'appelle ingrat quiconque est reconnaissant par crainte. XIX. Jamais le sage n'a craint les Dieux. En effet, il y a de la folie à craindre ce qui est bienfaisant, et l'on ne peut aimer ce que l'on redoute. Vous surtout, Épicure, vous faites de Dieu un être désarmé; vous l'avez dépouillé de toutes ses foudres, de toute sa puissance ; et, afin que personne n'eût à le craindre, vous l'avez rejeté loin de la sphère du monde. Relégué derrière je ne sais quel haut et inexpugnable rempart, isolé du contact et de la vue des mortels, que lui reste-t-il pour se faire craindre? il n'a le pouvoir ni de servir ni de nuire. Placé dans un de ces vastes milieux qui séparent un ciel d'un autre, loin de l'animal, loin de l'homme, loin de la matière, il se voit à l'abri du choc des mondes qui s'abîment au-dessus et autour de lui; il n'entend point nos voeux, il ne prend à nous aucun intérêt. Et pourtant voilà le Dieu que vous voulez que nous chérissions à l'égal d'un père! apparemment c'est par reconnaissance ; ou, si vous ne croyez point en devoir manifester pour celui qui ne vous fait aucun bien, pourquoi donc l'adorer, vous surtout, qui ne reconnaissez pour principe de votre être que l'agrégation fortuite des atomes et des particules qui seuls l'ont formé? à cause, dites-vous, de sa suprême majesté, de sa nature unique. Mais je vous accorde que ce ne soit ni l'espoir ni l'intérêt qui déterminent votre culte : il est donc une chose désirable par elle-même, dont la seule beauté vous entraîne ; et cette chose est justement l'honnête. Or, quoi de plus honnête que de se montrer reconnaissant? Le sujet de cette vertu s'étend aussi loin que la vie. XX. Mais, reprend l'épicurien, elle n'est pas non plus sans avoir son utilité. - Et quelle vertu n'a pas la sienne ? mais il n'en est pas moins vrai qu'une chose est désirable pour elle-même, lorsque, sans égard pour ses avantages accessoires, elle plait en dehors d'eux et sans eux. Il est utile d'être reconnaissant; mais je le serais encore, fût-ce à mon détriment. A quoi vise l'homme reconnaissant? Est-ce à se faire de nouveaux amis, à se concilier de nouveaux bienfaits? Mais que sera-ce, si l'on doit soulever des inimitiés? si la reconnaissance, loin d'accroître votre fortune, vous expose à perdre une partie de que ce vous avez acquis, économisé? Vous résignerez-vous volontiers à de tels sacrifices? Il est ingrat celui qui, en payant de retour un premier service, en attend un second; qui ne rend qu'avec l'espoir d'obtenir. J'appelle ingrat l'homme qui se fixe au lit d'un malade, parce que celui-ci doit faire son testament, et qui, dans un pareil moment, a le loisir de penser à un héritage, à un legs. Quand bien même il ferait d'ailleurs tout ce que doit faire un ami vertueux et reconnaissant, si l'espoir s'est glissé dans son âme, si, n'ayant en vue que le gain, ses soins ne sont qu'une amorce, je ne vois en lui qu'un de ces oiseaux qui se nourrissent de cadavres, qui d'un arbre voisin épient la brebis malade et près de succomber : oui, un tel homme est un vautour qui plane sur la mort, et qui rôde autour des cadavres. XXI. Un coeur reconnaissant n'est séduit que par la droiture même de son intention. Voulez-vous en avoir la preuve, et vous convaincre qu'il ne se laisse point corrompre par l'intérêt? Il y a deux sortes d'hommes reconnaissants. On appelle reconnaissant celui qui rend quelque chose pour ce qu'il a reçu; peut-être a-t-il quelque chose dont il peut faire parade avec ostentation: on appelle reconnaissant celui qui a reçu un bienfait de bon coeur, et qui avoue sa dette avec effusion. Ce sentiment est renfermé dans la conscience : or, quel profit peut-il résulter d'une affection cachée? Cependant il est reconnaissant, quand même il ne peut rien faire de plus; il aime son bienfaiteur, il se reconnaît débiteur, il voudrait s'acquitter. Si vous désirez quelque chose de plus, la faute ne vient pas de lui. On n'en est pas moins habile artiste, pour être dépourvu des instruments nécessaires à l'exercice de son art; le chanteur n'en a pas la voix moins belle, bien qu'elle soit couverte par le bruit et les clameurs de la foule. Je désire payer de retour; après cela, il me reste encore quelque chose à faire, non pour être reconnaissant, mais pour être quitte : car souvent, bien qu'on se soit acquitté, on peut être ingrat; et reconnaissant, bien qu'on n'ait pu s'acquitter. Car il en est de la gratitude comme de toutes les autres vertus : c'est le coeur seul qui en fait le prix. Cet homme s'est-il mis en devoir de s'acquitter? tout ce qui manque doit être imputé à la fortune. A ce titre, on peut être éloquent en gardant le silence ; vaillant, les bras croisés et les mains liées; à ce titre, on peut être bon pilote quoiqu'en terre ferme, parce que les obstacles qui s'opposent à l'application de la science ne peuvent rien lui ôter: de même on est reconnaissant, par la seule intention de l'être, et sans avoir d'autre témoin de cette volonté que soi-même. Je dirai plus : quelquefois un homme reconnaissant est tenu pour ingrat, parce que l'opinion, interprète menteuse, dénature nos sentiments. Où trouver, en ce cas, d'autre guide que sa conscience, qui, même lorsqu'on l'accable, donne le contentement; qui oppose sa voix aux cris de la multitude et de la renommée; qui s'appuie uniquement sur son propre témoignage, et qui, voyant contre elle le grand nombre des opinions qui la condamnent, ne compte point les voix, mais triomphe par son seul suffrage ? Lorsqu'elle voit sa loyauté en butte aux châtiments dus à la perfidie, bien loin de descendre de sa hauteur, elle se met au-dessus de son supplice. XXII. « J'ai, dit-elle, ce que je voulais, ce que j'ambitionnais. Je ne me repens point, je ne me repentirai jamais ; aucune rigueur de la fortune ne pourra me réduire à laisser échapper ces paroles : Que suis-je allée chercher? à quoi me sert la pureté de mes intentions? » Elle sert au sage sur le chevalet, elle lui sert sur le bûcher : quand on promènerait la flamme sur tous mes membres, quand elle viendrait lentement et peu à peu envelopper mon corps vivant, quand ce corps, animé d'une bonne conscience, répandrait goutte à goutte tout son sang, je me plairai au milieu de ces feux qui feront briller mon innocence. Revenons maintenant à cet argument déjà présenté. Pourquoi voulons-nous être reconnaissants au moment de la mort ? Pourquoi pesons-nous avec tant de scrupule les bons offices de chacun? Pourquoi, reportant nos souvenirs sur toute notre vie passée, avons-nous tant à coeur de paraître n'en avoir oublié aucun? Il ne reste plus rien où puissent se rattacher nos espérances; mais, placés sur la dernière limite de la vie, nous ne voulons dire adieu au monde qu'avec la conscience d'être aussi reconnaissants que possible. Car à ce sentiment se joint une haute récompense, et le pouvoir de la vertu attire à soi tous les hommes. Sa beauté pénètre de toutes parts dans les âmes et les ravit d'admiration à la vue de sa merveilleuse clarté. Mais il en résulte beaucoup d'avantages : car les jours de l'homme vertueux sont plus assurés; l'amour et le suffrage des gens de bien, une existence pleine de sécurité, sont le partage ordinaire d'un coeur innocent et accessible à la reconnaissance. Et, en effet, la nature eût été fort injuste, si à cette vertu elle n'eût attaché que misère, inquiétude et stérilité. Toutefois, bien que la route qui y conduit soit souvent sûre et facile, voyez si vous avez le courage de vous y engager, fût elle même hérissée de rochers et de précipices, infestée de bêtes sauvages et de serpents. XXIII. De ce qu'une chose est accompagnée de quelques avantages extérieurs, il ne faut pas conclure qu'elle ne doive pas être recherchée pour elle-même : car, presque toujours, les plus belles choses sont entourées de nombreux et brillants accessoires, mais elles marchent devant, et ces accessoires ne viennent qu'après. Qui doute que les révolutions périodiques du soleil et de la lune n'aient une influence directe sur le séjour du genre humain; que l'un par sa chaleur n'entretienne les corps, ne féconde le sein de la terre, n'absorbe les eaux surabondantes, et ne brise les tristes entraves de l'hiver; que l'autre, par sa tiédeur efficace et pénétrante, ne fasse mûrir les fruits de la terre? qu'a ses différentes phases ne réponde la fécondité humaine? que l'immense révolution du soleil ne serve de mesure à l'année, et que la lune ne décrive les mois dans une sphère plus étroite? Mais ôtez-leur ces propriétés, le soleil en serait-il moins un spectacle admirable pour l'oeil de l'homme? ne fit-il que passer devant nos regards, en mériterait-il moins nos adorations? Et la lune serait-elle aussi moins digne de notre contemplation, quand ce ne serait qu'un astre impuissant et oisif roulant sur nos têtes? Et le ciel même, lorsque, pendant la nuit il verse sur nous ses feux, et qu'il resplendit de ses innombrables étoiles, quel oeil ne fixe-t-il pas sur sa magnificence ? Quel homme, à la vue de si grandes merveilles, songe à l'utilité qu'elles nous apportent? Regardez rouler dans les hauteurs silencieuses du ciel ces astres qui, sous une immobilité apparente, nous dérobent leur inconcevable vitesse : que de grands effets s'accomplissent dans le cours d'une de ces nuits que vous observez pour distinguer et calculer les jours ! que de choses se passent au milieu de ce silence! quelle longue série de destinées se déploie dans les limites d'une seule zone! Et ces mondes, que vous croyez répandus çà et là pour l'ornement ont chacun, leur oeuvre à accomplir. Car il ne faut pas vous imaginer qu'il n'y en ait que sept qui marchent, et que le reste soit attaché à la voûte céleste; notre oeil . ne peut saisir le mouvement que d'un petit nombre : mais plus loin, dans des espaces inaccessibles à nos regards, d'innombrables dieux vont et reviennent dans l'espace. Et parmi ceux qu'atteignent nos regards, la plupart suivent une marche mystérieuse, et dérobent leurs mouvements à notre intelligence. Quoi donc! vous ne seriez pas émerveillé du spectacle imposant de ce vaste ensemble, quand bien même il n'y aurait pas là ce qui vous fait mouvoir, ce qui vous protège, ce qui vous donne la vie, ce qui vous conserve, ce qui vous anime de son souffle ! XXIV. Bien que tous ces corps lumineux soient pour nous de première utilité, qu'ils soient nécessaires au soutien de notre vie, ce n'est toutefois que leur éclat majestueux qui touche profondément notre âme: de même les vertus, et particulièrement la reconnaissance, tout en nous procurant de grands avantages, ne veulent point être recherchées pour ce motif; elles ont quelque chose de plus relevé, et c'est mal les comprendre, que de les compter au rang des choses utiles. Vous êtes reconnaissant par intérêt ; vous ne le serez donc qu'en vue du profit. La vertu ne veut point d'un amant sordide : c'est les mains ouvertes qu'il faut venir à elle. L'ingrat se dit à soi-même : « Je voulais être reconnaissant, mais je crains la dépense, je crains le péril, je redoute la disgrâce : il vaut mieux faire ce qui m'est utile ». La reconnaissance et l'ingratitude ne peuvent procéder du même principe ; ainsi que leurs oeuvres, leurs vues doivent être différentes. L'un est ingrat, contre son devoir, par intérêt; l'autre, contre son intérêt, est reconnaissant par devoir. XXV. Notre intention est de vivre selon le voeu de la nature, et d'imiter les dieux : or, les dieux, dans tout ce qu'ils font, ne suivent que la raison qu'ils ont de le faire; à moins peut-être que vous n'estimiez que, pour prix de leurs bienfaits, ils trouvent une jouissance à humer les vapeurs de l'encens et la fumée des sacrifices. Voyez leurs immenses travaux de chaque jour, leurs inépuisables bienfaits, les productions sans nombre dont ils couvrent la terre, ces vents favorables et multipliés par lesquels ils soulèvent les mers, ces pluies abondantes et subites par lesquelles ils rafraîchissent les plaines desséchées, renouvellent les veines épuisées des fontaines, et, par des conduits secrets, leur versent de nouveaux aliments: tous ces bienfaits sont entièrement gratuits ; ils nous les accordent, sans qu'il leur en revienne aucun salaire. Voilà donc la règle qu'ils nous tracent; observons-la sans nous en écarter, et ne marchandons point avec la vertu. Rougissons de vendre nos bienfaits : les dieux donnent tout gratuitement. XXVI. Si vous imitez les dieux, nous dit-on, faites aussi du bien aux ingrats: car le soleil se lève pour les scélérats, et la mer est ouverte aux pirates. Ici l'on nous demande si l'homme vertueux doit faire du bien à un ingrat, quand il sait son ingratitude. Permettez-moi un mot d'explication, pour ne point me trouver embarrassé par une question captieuse. Dans le système des stoïciens, admettez qu'il y ait deux espèces d'ingrats: l'un est ingrat, parce qu'il est insensé, l'insensé est méchant aussi; le méchant a tous les vices; donc il est ingrat. Ainsi, tous ceux qui sont méchants, nous les appelons intempérants, avares, luxurieux, envieux ; non que chacun d'eux ait tous ces vices dans un degré éminent et notoire, mais parce qu'ils peuvent les avoir, et qu'ils les ont en effet, encore bien qu'ils ne les montrent pas. L'ingrat de la première espèce est celui à qui le vulgaire donne ce nom, et qui est naturellement enclin et sujet à ce vice. Pour l'ingrat de la seconde espèce, qui ne tombe dans cette faute que parce qu'il n'est exempt d'aucun vice, l'homme vertueux lui fera du bien : car il n'en ferait à personne, s'il excluait de telles gens. Mais quant à l'ingrat qui fait profession de renier les bienfaits, qui a le coeur foncièrement voué à l'ingratitude, le sage ne lui accordera pas plus un bienfait qu'il ne prêterait de l'argent à un banqueroutier, et qu'il n'en confierait à un homme connu pour être un dépositaire infidèle. Tout insensé passe pour peureux; et ce défaut est encore le partage du méchant, qui est sujet à tous les vices indistinctement; mais on donne proprement le nom de peureux à celui qui, de sa nature, tremble au moindre bruit. L'insensé a tous les vices, mais il n'est point de sa nature également enclin à tous : celui-ci s'abandonne à l'avarice, celui-là à la vie molle et sensuelle, cet autre à la violence. XXVII. Ceux-là donc sont dans l'erreur, qui, interpellant les stoïciens, leur disent : « Eh quoi! Achille est un lâche ? Quoi! Aristide, surnommé le Juste, est un homme inique ? Quoi ! Fabius, qui par ses lenteurs sauva la république, est un téméraire? Quoi ? Decius craint la mort? Mucius est un traître ? Camille un transfuge ? Nous ne prétendons pas que tous les vices soient aussi fortement marqués dans tout individu, que dans quelques-uns; mais nous disons que le méchant et l'insensé ne sont exempts d'aucun vice; nous ne croyons pas même l'audacieux à l'abri de la crainte, ni le prodigue exempt d'avarice. De même que tous les hommes ont cinq sens, et que néanmoins ils n'ont pas tous la vue perçante du lynx ; de même chez l'insensé tous les vices ne sont pas aussi saillants que certains vices chez quelques-uns. Tous les vices sont réunis chez tous les vicieux ; mais tous les vices ne se manifestent pas dans tous. La nature porte l'un à l'avarice : l'autre est adonné à la débauche, celui-là au vin, ou, s'il n'y est pas encore adonné, il est constitué de manière que son penchant l'y portera bientôt. Ainsi, pour revenir à mon propos, tout méchant est ingrat, car il a en lui les germes de tous les vices : néanmoins nous appelons exclusivement ingrat celui qui est sujet à l'ingratitude. A celui-là je me garderai de faire du bien. De même qu'un père pourvoit mal sa fille, quand il la marie à un brutal qui a souvent été répudié; de même qu'un chef de famille se montre mauvais ménager, s'il confie l'administration de son patrimoine à un homme condamné pour gestion infidèle; de même, enfin, qu'un testateur agirait follement en donnant à son fils un tuteur habitué à dépouiller ses pupilles ; de même on accusera de placer mal ses bienfaits celui qui choisira, pour les répandre, des ingrats auprès desquels ils seraient infailliblement perdus. XXVIII. « Les dieux aussi, dit-on, comblent de biens les ingrats ». Mais ces bienfaits étaient destinés aux hommes vertueux : s'ils descendent parfois jusqu'aux méchants, c'est que la séparation est impossible. Or, il vaut mieux faire du bien même aux méchants à cause des bons, que de manquer aux bons à cause des méchants. Ainsi tous ces biens que vous citez, le jour, le soleil, les vicissitudes de l'hiver et de l'été, les deux autres saisons intermédiaires et tempérées, l'automne et le printemps, les pluies, les sources d'eau vive, les souffles réglés des vents, ont été créés pour tout le monde : les préférences individuelles étaient impossibles. Un roi offre des honneurs à ceux qui en sont dignes, et le congiaire à ceux-mêmes qui en sont indignes. Le blé public se distribue au voleur, au parjure, à l'adultère, sans distinction des moeurs : il suffit d'être citoyen. Tout ce qui se donne aux hommes, à titre de citoyens, et non à titre d'hommes vertueux, les bons et les méchants le reçoivent également. C'est ainsi que la Divinité a donné en commun au genre humain certaines choses dont nul n'est exclu. Car il était impossible de faire que le vent fût favorable aux bons et contraire aux méchants : or, le bien général voulait que le commerce de la mer fût ouvert, et que l'empire des hommes s'étendît. De même on ne pouvait imposer aux pluies la loi de ne point arroser les terres des méchants et des vicieux. Certaines choses existent en communauté. C'est pour les bons comme pour les méchants que l'on bâtit des villes ; les monuments du génie, publiés et répandus, tombent aussi dans des mains indignes. La médecine assiste même les criminels; on n'a jamais supprimé les recettes salutaires pour empêcher la guérison des méchants. Appliquez la censure, et faites acception de personnes, pour les dons spécialement destinés au mérite, et non pour ceux qui sont jetés sans distinction à la multitude. La différence est grande entre ne point exclure et choisir. La justice se rend à tout le monde; les homicides eux-mêmes jouissent de la paix, et le ravisseur réclame ce qu'on lui a ravi; les meurtriers et les assassins domestiques sont défendus par les murailles contre l'ennemi du dehors : le rempart des lois protège ceux qui les ont le plus outragées. Certains bienfaits ne pouvaient être particuliers qu'en devenant généraux. Ne me citez donc pas les avantages auxquels nous sommes appelés en commun : le bienfait qui doit aller trouver quelqu'un de mon choix, je ne l'accorderai pas sciemment à un ingrat. XXIX. « Quoi! dit-on encore, vous refuserez vos avis à un ingrat qui vous consultera sur ses affaires ? vous l'empêcherez de puiser de l'eau à votre fontaine; et, s'il s'égare, vous ne le remettrez pas dans son chemin ? Ou bien lui rendrez-vous ces sortes de services, sans être d'ailleurs disposé à lui rien donner »? Distinguons, ou du moins tâchons de distinguer. Un bienfait est une action utile; mais toute action utile ne constitue pas un bienfait : il en est de si peu importantes, qu'elles ne peuvent usurper le nom de bienfait. Deux conditions sont requises dans un bienfait: premièrement, l'importance de la chose ; car il y en a de trop petits pour mériter ce nom. A-t-on jamais appelé bienfait le don d'un quarteron de pain, une aumône de petite monnaie, ou la permission d'allumer son feu? Et cependant ces petits services sont parfois plus utiles que les plus grands; mais lors même que leur à-propos les rend nécessaires, leur modicité leur ôte toute valeur. La seconde condition du bienfait, et la plus importante, est la volonté d'obliger celui à qui l'on rend service, de l'en juger digne, de lui donner de bon coeur, et de se réjouir personnellement du plaisir qu'on lui fait. Rien de tout cela ne se trouve dans les petits services dont je viens de parler. Nous ne les rendons pas spécialement à ceux que nous en jugeons dignes, mais à tout venant, vu leur peu d'importance : ce n'est pas à l'homme, c'est à l'humanité que nous donnons. XXX. Je donnerai même certaines choses, je l'avoue, à des hommes indignes, en considération d'autres personnes : c'est ainsi que, dans la recherche des fonctions publiques, la noblesse a fait quelquefois préférer des gens diffamés à des hommes habiles, mais sans naissance. Ce n'est pas sans raison que nous considérons comme sacré le souvenir des grandes vertus; et plus d'hommes s'attacheront à bien faire, si le mérite de leurs bonnes actions ne meurt pas avec eux. Qui a porté au consulat le fils de Cicéron, si ce n'est son père? et plus récemment Cinna, comment se trouva-t-il consul en sortant du camp ennemi ? Sextus et les autres Pompées n'ont-ils pas été poussés à la même dignité par la grandeur d'un seul homme, d'un homme assez considérable d'ailleurs pour que sa famille s'élevât même sur sa ruine? Par quelle cause, récemment encore, Fabius Persicus, dont les baisers rendraient stériles même les prières de l'homme de bien, a-t-il été revêtu du sacerdoce dans plus d'un collège? n'est-ce point par égard pour la mémoire de Verrucosus, de l'Allobroge, et de ces trois cents héros qui, pour sauver l'État, opposèrent une seule famille à l'invasion des ennemis? Nous devons honorer la vertu, non seulement présente, mais aussi lorsque la mort l'a soustraite à nos regards. Si elle a fait en sorte de servir non seulement son siècle, mais encore de léguer des bienfaits à la postérité, ne bornons point notre reconnaissance à une seule génération. Celui-ci a donné la vie à de grands hommes ; quel qu'il puisse être lui-même, il est digne de bienfaits, puisqu'il a engendré des hommes qui en sont dignes. Cet autre est né d'aïeux illustres; qu'il reste à couvert, quel qu'il soit, sous leur ombrage tutélaire. Comme la réverbération du soleil fait rayonner les lieux immondes, des hommes sans mérite tirent de leurs ancêtres un éclat emprunté. XXXI. Je veux ici, mon cher Liberalis, justifier les dieux. Quelquefois nous nous prenons à dire : Que voulait donc leur providence, en mettant sur le trône un Aridée? Croyez-vous que ce fut pour lui qu'elle l'y plaça? ce fut en considération de son père et de son frère. Pourquoi donna-t-elle l'empire du monde à Caïus César, à cet homme qui était si avide de sang humain, qu'il le faisait couler sous ses yeux comme s'il eût dû le boire? Croyez-vous que ce soit à lui qu'elle ait donné cet empire ? non, c'est à son père Germanicus, c'est à son aïeul et à son bisaïeul, et, avant eux, à d'autres ancêtres non moins illustres, bien qu'ils eussent vécu hommes privés et qu'ils eussent connu des égaux. Vous, Liberalis, lorsque vous fîtes consul Mamercus Scaurus, ignoriez-vous que sa bouche impure recueillait avidement les menstrues de ses servantes ? Et d'ailleurs en faisait-il mystère? se souciait-il de passer pour un homme chaste? Je vous rapporterai un propos qu'il tenait de lui-même; je l'ai souvent entendu citer, et même applaudir en sa présence. Un jour qu'il trouva Asinius Pollion couché, il lui proposa, mais en usant du mot obscène, de lui faire ce qu'il aurait aimé beaucoup mieux souffrir. Voyant Pollion froncer le sourcil : « Si j'ai dit quelque chose de mal, eh bien! que ce mal me soit fait à moi, » reprit-il. Oui, lui-même racontait ce mot. Est-ce un homme si effrontément obscène, que vous avez gratifié des faisceaux et du siège de justice ? non; mais en songeant à ce vieux Scaurus, prince du sénat, vous n'avez pas voulu laisser sa race dans un indigne abaissement. XXXII. Les dieux, il est aisé de le voir, traitent avec une grande faveur certains hommes, à cause de leurs pères et de leurs aïeux; d'autres, par égard pour le caractère que déploieront un jour leurs neveux, leurs arrière-neveux et leur postérité la plus reculée. Car ils connaissent la série entière de leur ouvrage. La prescience de toutes les choses qui doivent leur passer par les mains s'ouvre incessamment devant eux: pour nous tout sort des ténèbres ; et ce qui nous semble soudain, pour eux n'arrive que prévu et déjà familier. Que ceux-ci règnent, parce que leurs ancêtres n'ont pas régné; parce qu'ils ont considéré comme la plus belle des couronnes celle de la justice et du désintéressement; parce qu'ils n'ont pas sacrifié le bien public à eux-mêmes, mais qu'au contraire ils se sont dévoués au bien public. Tels autres régneront parce que l'un de leurs ancêtres fut un homme vertueux, dont l'âme était supérieure à la fortune, et qui, dans une guerre civile, aima mieux, pour le bien de l'État, être vaincu que vainqueur. Depuis si longtemps on n'a pu le récompenser. Que par égard pour lui, tel homme soit le chef du peuple ; et cela sans en avoir la science ou la capacité, mais parce qu'un autre homme a mérité pour lui. Celui-ci est difforme de corps, hideux à voir, et propre à rendre ridicules les ornements royaux. Les hommes vont m'accuser, m'appeler aveugle, téméraire, et prétendre que je ne sais où placer un honneur dû aux plus dignes et aux plus vertueux; mais moi, je sais qu'en donnant à l'un je paie une dette ancienne contractée envers un autre. D'où connaît-on cet homme qui fuit obstinément la gloire attachée à le suivre, qui marche au péril de l'air dont les autres en reviennent, et qui ne sépare jamais son bien du bien public? Où est-il, dites-vous, cet homme, et qui est-il ? Vous l'ignorez ; mais je tiens registre des recettes et des dépenses : je sais ce que je dois, à qui ; je paie les uns après un long terme, et les autres d'avance, suivant l'occasion et mes facultés. XXXIII. Je ferai du bien à un ingrat, mais non pas pour lui-même. Que ferez-vous, dit-on, quand vous ne saurez pas s'il est ingrat ou reconnaissant? attendrez-vous que vous le sachiez : mais alors ne perdriez-vous pas l'occasion de lui faire du bien? L'attente ici peut être longue; car, comme le dit Platon, il est difficile de deviner le coeur humain. D'un autre côté, ce serait témérité de ne pas attendre. Nous répondrons que jamais nous ne devons attendre une certitude absolue, parce que rien n'est plus difficile que la recherche du vrai mais nous devons prendre la voie qui offre le plus de vraisemblance. C'est la marche de tous les devoirs : c'est d'après cette règle que nous ensemençons, que nous naviguons, que nous faisons la guerre, que nous prenons femme, que nous élevons nos enfants, quoique pour tous ces actes l'événement soit incertain. On se décide pour ce qui donne bon espoir. Car qui pourrait, au laboureur qui sème, garantir la récolte ; au navigateur, un bon port ; au combattant, la victoire ; au mari, une femme chaste; au père, des enfants pieux? Nous nous laissons guider par la raison, plutôt que par l'évidence. Si vous attendez pour agir la certitude du succès et l'évidence la plus complète, toute votre vie s'arrêtera dans l'inaction. Mais moi, du moment que je me sentirai poussé d'un côté ou d'un autre par le vraisemblable à défaut du vrai, je ne balancerai pas à faire du bien à celui que je présumerai devoir être reconnaissant. XXXIV. « Mais il survient, dit-on, beaucoup de circonstances à la faveur desquelles le méchant se glisse à la place du bon, et où le bon est repoussé comme méchant. Les apparences sont trompeuses, et nous y croyons cependant ». Qui prétend le contraire? mais je ne trouve aucun autre moyen de régler ma pensée. Ce sont les seules traces qui puissent me guider vers la vérité ; je n'en ai pas de plus certaines. Je prendrai soin de les examiner avec une attention scrupuleuse, et je ne précipiterai pas mon jugement. De même, dans un combat, il peut arriver que ma main, par l'effet de quelque déception, lance un trait qui perce mon camarade, et que j'épargne un ennemi, le prenant pour un ami. Mais cela n'arrivera que rarement, et jamais par ma faute : mon intention étant de frapper l'ennemi, et de défendre mon concitoyen. Si je connais un homme pour ingrat, je ne lui ferai pas de bien. - Mais il m'a surpris ; il en a imposé. Ici point de reproche à faire au bienfaiteur; c'est à l'homme supposé reconnaissant que j'ai donné. « Si vous avez dit-on, promis un bienfait à quelqu'un dont vous veniez ensuite à découvrir l'ingratitude, tiendrez-vous votre promesse, ou ne la tiendrez-vous pas? Si vous la tenez, vous commettez sciemment une faute, car vous donnez à qui vous ne devez pas; si vous refusez, vous faites encore une faute, parce que vous ne donnez pas à qui vous avez promis. Ici nous voyons changer votre doctrine stoïque, et cette orgueilleuse prétention qui consiste à dire que le sage ne se repent jamais de ses actions, jamais ne les amende, et jamais ne change d'avis ». Le sage ne change pas d'avis, toutes choses demeurant comme elles étaient, lorsqu'il s'est déterminé. Ainsi il n'est jamais sujet au repentir, parce qu'alors il ne pouvait rien faire de mieux que ce qu'il a fait, ni rien décider de mieux que ce qu'il a décidé. D'ailleurs, dans toutes ses entreprises il mettra cette restriction : S'il ne survient rien qui empêche. Et voilà pourquoi nous disons que tout advient au gré de ses désirs, et que rien ne trompe son attente, parce qu'il prévoit d'avance qu'une circonstance fortuite peut entraver ses desseins. Les imprudents comptent résolument sur la fortune; le sage la voit sous ses deux faces: il résolument le pouvoir de l'erreur, l'incertitude des choses humaines, et les nombreux obstacles qui s'opposent à nos projets. Il marche avec précaution dans le chemin glissant et douteux du sort : sa résolution certaine tend vers un but incertain; et la restriction sans laquelle il ne projette, il n'entreprend jamais rien, le protége encore ici. XXXV. J'ai promis de rendre un service, s'il ne survenait un empêchement légitime. Que sera-ce en effet, si ce que j'ai promis à un tiers la patrie le réclame pour elle ? Si une loi vient défendre à chacun de faire ce à quoi je m'étais engagé pour un ami ? Je vous ai promis ma fille en mariage ; mais depuis j'ai découvert que vous étiez étranger : il ne m'est pas permis de m'allier ainsi avec un étranger ; et je trouve mon excuse dans cet empêchement légal. Je n'aurai manqué à ma parole et encouru le reproche d'inconstance, qu'alors seulement que, toutes choses étant restées les mêmes qu'au moment de ma promesse, je n'accomplirai pas mon engagement. Tout changement me rend libre de faire un nouvel examen, et me dégage de ma promesse. J'ai promis de vous défendre en justice, mais depuis j'ai découvert que l'intérêt de votre cause tendait à porter préjudice à mon père. J'ai promis de vous accompagner en voyage; mais on m'apprend que la route est infestée de voleurs. Je devais vous assister en personne dans une affaire; mais mon fils est malade, mais ma femme est en mal d'enfant. Toutes choses doivent être en même état qu'au moment où je vous ai promis, pour que vous puissiez réclamer cet engagement comme obligatoire. Or, quel plus grand changement peut advenir, que de découvrir que vous êtes un homme méchant et ingrat? Ce que je donnais à un homme digne de mon bienfait, je le refuse à un homme qui en est indigne, et encore j'aurai sujet de me plaindre d'avoir été trompé. XXXVI. J'examinerai cependant l'importance de la chose promise, et cette importance me déterminera. S'il s'agit de peu, je donnerai, non parce que vous le méritez, mais parce que j'ai promis. Alors ce ne sera plus un présent que je ferai; mais j'acquitterai ma parole, et en même temps je maudirai ma sottise ; la perte sera la punition de ma téméraire promesse. Voilà, me dirai-je, pour qu'il t'en souvienne, pour qu'à l'avenir tu parles avec plus de réserve et, comme on dit, je serai mis à l'amende pour avoir trop parlé. Si la chose est importante, je dirai avec Mécène : Je ne veux pas que cent mille sesterces viennent me la reprocher: car je comparerai entre elles l'une et l'autre circonstance : c'est quelque chose de tenir ta promesse ; c'est beaucoup de ne pas obliger un homme indigne. Considérons cependant la valeur du bienfait. S'il est léger, fermons les yeux; mais s'il doit tourner à mon détriment ou à ma honte, j'aime bien mieux avoir à m'excuser une seule fois de mon refus que sans cesse de ma condescendance. Tout dépend, je le répète, du prix attaché aux termes de ma promesse. Non seulement je retiendrai ce que j'ai promis imprudemment; mais ce que j'ai donné mal à propos. C'est une folie de se croire lié par une promesse fondée sur une erreur. XXXVII. Philippe, roi de Macédoine, avait un soldat plein de valeur et dont en maintes expéditions, il avait éprouvé les utiles services : pour récompenser son courage, il lui avait donné part dans le butin, entretenant ainsi, par de fréquentes gratifications, l'ardeur de cette âme vénale. Dans un naufrage, cet homme fut jeté sur les terres d'un Macédonien : à cette nouvelle, celui-ci s'empresse d'accourir, rappelle chez ce malheureux un dernier souffle de vie, le fait transporter à sa ferme, lui cède son lit, le ranime souffrant et demi-mort, le soigne pendant trente jours à ses frais, le rend à la santé et le renvoie muni de provisions. « Je vous prouverai ma reconnaissance, dit le soldat, pourvu seulement que j'aie le bonheur de voir mon général ». Il conte à Philippe son naufrage, mais se tait sur les secours qu'il a reçus, et lui demande aussitôt de lui donner la ferme d'un particulier qu'il désigne. Or, ce particulier était justement l'hôte qui l'avait reçu, qui l'avait rendu à la santé. Souvent les rois, surtout en temps de guerre, donnent, les yeux le fermés : l'équité d'un seul homme est impuissante contre tant de passions armées : il n'est pas possible d'être à la fois homme de bien et bon général. Comment rassasier tant de milliers d'hommes insatiables ? qu'auront-ils pour eux, si on laisse à chacun son bien ? C'est ce que se dit Philippe, en ordonnant que le soldat fût mis en possession du domaine qu'il demandait. L'homme ainsi chassé de son héritage ne put se taire sur cette injustice et ne la supporta pas en paysan résigné qui se serait cru trop heureux de n'être pas donné lui-même avec sa terre : il adressa à Philippe une épître ferme et pleine de liberté. Après l'avoir lue, Philippe entra dans une si grande colère, qu'il donna ordre aussitôt à Pausanias de réintégrer dans son bien l'ancien propriétaire. Quant à ce soldat si méchant, à cet hôte si ingrat, à ce naufragé si avide, il lui fit tracer sur le front des marques qui devaient attester son ingratitude envers son hôte. Il méritait, certes que ces lettres fussent non pas seulement tracées, mais profondément gravées; pour avoir expulsé son hôte et l'avoir jeté nu et comme un naufragé sur ce rivage où lui-même avait été relevé gisant. Nous verrons plus tard de quel châtiment il était digne; en attendant, il fallait d'abord lui retirer les biens qu'il avait envahis par le plus grand des crimes. Mais qui serait touché du châtiment d'un homme qui avait commis un acte de nature à refouler dans les coeurs tout désir de venir en aide aux malheureux ? XXXVIII. Philippe vous fera-t-il un don parce qu'il l'a promis, même s'il ne doit pas le faire, même si c'est une injustice, si c'est un crime, et que, par ce seul acte, il ferme les rivages aux naufragés? Ce n'est point légèreté, de revenir d'une erreur reconnue et condamnée. Faisons cet aveu ingénu: « Je pensais qu'il en était autrement; on m'a trompé ». Il n'y a que l'obstination d'une sottise orgueilleuse qui s'exprime ainsi: « Ce que j'ai dit une fois, quoi que ce puisse être, doit demeurer fixe et immuable ». Il n'est pas honteux de changer d'avis avec les circonstances. Et si Philippe avait laissé cet homme en possession du rivage dont son naufrage l'avait rendu maître, n'était-ce pas interdire le feu et l'eau à tous les malheureux? Il vaut mieux, dit-il, que, relégué aux confins de mon royaume, tu portes sur ton front criminel ces lettres que je voudrais pouvoir imprimer dans tes yeux. Va publier les droits sacrés de la table hospitalière ; fais lire sur ta face un décret qui porte qu'en recevant des malheureux sous son toit on ne court pas un danger capital. Cette loi sera mieux sanctionnée de la sorte, que si je l'avais gravée sur l'airain.
XXXIX. « Pourquoi donc, nous dit-on, votre maître Zénon, ayant promis de prêter
cinq cents deniers à quelqu'un, et ayant ensuite acquis la certitude que ce prêt
était mal placé, persistât-il, malgré l'avis contraire de ses amis, dans sa
résolution, parce qu'il avait promis? » Il y a toujours, je le répète, cette restriction tacite, si je le puis, si je le dois, si les circonstances sont les mêmes. Faites en sorte que, quand vous réclamerez l'effet d'une promesse, les choses soient au même état qu'elles étaient lorsque je vous l'ai faite. Il n'y aura pas légèreté de ma part à vous manquer, s'il est survenu quelque chose de nouveau. Quand la condition de la promesse est changée, pourquoi vous étonner qu'on ait changé d'avis? Remettez toutes choses au même état, et vous me trouverez le même. J'ai promis de comparaître pour vous en justice; vous avez fait défaut : il n'y a point d'action contre tous ceux qui font défaut; la force majeure est une excuse. XL. Appliquez la même réponse à la question de savoir si, dans tous les cas, il, faut payer la dette de la reconnaissance, et rendre le bienfait qu'on a reçu. Je dois être reconnaissant; mais quelquefois ma mauvaise fortune, quelquefois la situation prospère de mon bienfaiteur, ne me permettent pas de prouver ma gratitude. Que rendrai-je à un roi? pauvre, que rendrai-je à un riche, vu surtout que certaines gens prennent en mauvaise part la restitution d'un bienfait, sur lequel ils ne cessent d'en accumuler d'autres. Que puis-je offrir à de tels hommes, si ce n'est ma bonne volonté? car je ne dois pas repousser un nouveau bienfait, parce que je ne me suis pas encore acquitté de l'ancien. Je recevrai avec autant d'empressement qu'on en aura mis à donner, et je me livrerai à mon ami comme un sujet capable d'exercer sa bienfaisance. Celui qui ne veut pas recevoir de nouveaux bienfaits, est fâché de ceux qu'il a reçus. Je ne me montre point ma reconnaissance par des actes. Qu'importe ? ce n'est pas ma faute, si l'occasion me manque, ou le moyen. Lorsqu'il m'a rendu service, il en avait évidemment le moyen et l'occasion. Mon bienfaiteur est bon ou méchant : s'il est bon, ma cause est bonne; s'il est méchant, je ne la défends pas. Je ne juge même pas convenable de lui restituer en toute hâte le bienfait, et de le poursuivre lorsqu'il se retire. Rendre à celui qui ne veut point ce que vous avez reçu volontairement, ce n'est point là de la reconnaissance. Quelques-uns, dès qu'on leur envoie le plus léger présent, vous en renvoient bien vite un autre mal à propos et protestent qu'ils ne doivent rien. C'est une espèce de refus, que cet échange si prompt; c'est effacer un présent par un présent. Quelquefois même, je ne restituerai pas un bienfait, quoique je le puisse. Dans quel cas? si la restitution m'est plus dommageable qu'elle n'est avantageuse à mon bienfaiteur; s'il ne doit avoir nul profit d'une restitution qui me causerait une perte notable. Celui qui se hâte de rendre, n'a pas le coeur d'un homme reconnaissant, mais d'un débiteur. Et, pour le dire en deux mots, qui veut s'acquitter trop vite, doit à contre-coeur ; et qui doit à contre-coeur, est ingrat.
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