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table des matières de l'œuvre PLOTIN

PLOTIN

LES ENNÉADES

ENNÉADE V, LIVRE VI

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer

livre V     livre VII

texte grec

 

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LIVRE SIXIÈME.

LE PRINCIPE SUPÉRIEUR A L'ÊTRE NE PENSE PAS.

QUEL EST LE PREMIER PRINCIPE PENSANT? QUEL EST LE SECOND ?

I. On peut ou penser un autre objet ou se penser soi-même. Ce qui se pense soi-même tombe moins dans la dualité [inhérente a la pensée]. Ce qui pense un autre objet approche moins de l'identité : car, s'il a en lui-même ce qu'il contemple, il en diffère néanmoins [par son essence]. Au contraire, le principe qui se pense lui-même n'est pas séparé par son essence de l'objet pensé : il se contemple lui-même parce qu'il est intimement uni à lui-même; le sujet pensant et l'objet pensé ne font en lui qu'un seul être (01). Il pense d'une manière supérieure, parce qu'il possède ce qu'il pense; il occupe enfin le premier rang comme principe pensant, parce que le principe pensant doit être à la fois unité et dualité. S'il n'était pas unité, il penserait un objet autre que lui-même; il ne serait plus le premier principe pensant. En effet, ce qui pense un objet autre que soi-même ne saurait être le premier principe pensant, puisqu'il ne pense pas comme appartenant à son essence l'objet de sa pensée, et que, par conséquent, il ne se pense pas soi-même. Si le principe pensant possède au contraire comme appartenant à son essence l'objet de sa pensée, alors les deux termes de la pensée [l'objet et le sujet] ne


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feront qu'un. Le principe pensant implique donc à la fois unité et dualité : car, s'il ne joint la dualité à l'unité, il n'aura rien à penser, par conséquent, il ne pensera pas. Il faut ainsi qu'eu même temps il soit simple et qu'il ne soit pas simple (02). On comprend mieux la nécessité de cette double condition quand on s'élève à l'intelligence en partant de l'âme, parce qu'il est plus facile d'y distinguer le sujet de l'objet et d'en saisir la dualité (03). Qu'on s'imagine deux lumières dont l'une, l'âme même, soit moins brillante, et l'autre, la partie intelligible de l'âme, soit plus pure; qu'on se représente ensuite la lumière qui voit égale à la lumière qui est vue : toutes deux n'ayant plus rien qui les distingue ne feront plus qu'une seule chose, qui pense en vertu de sa dualité et qui voit en vertu de son unité. Ici par la raison [qui est la faculté propre de l'âme] nous sommes passés de la dualité à l'unité. Mais l'intelligence en pensant passe de l'unité à la dualité : elle devient, ou plutôt elle est dualité, parce qu'elle pense, et elle pense parce qu'elle est unité.

II. Puisqu'on distingue deux principes pensants, l'un qui est le premier principe pensant [l'Intelligence], et l'autre qui est le second [l'Âme], le principe supérieur au premier principe pensant ne doit pas lui-même penser. Pour penser, il faudrait qu'il fut intelligence ; pour être intelligence, qu'il eût un objet; pour être le premier principe pensant, qu'il eût cet objet en lui-même. Or, il n'est pas nécessaire que tout intelligible possède l'intelligence et pense; sinon, il serait non seulement intelligible, mais encore intelligence ; se trouvant être ainsi deux choses, il ne serait pas le Premier. D'un autre côté, l'Intelligence ne peut subsister s'il n'y a une essence purement intelligible,


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qui soit intelligible pour l'Intelligence, mais qui en elle-même ne soit aucunement intelligence ni intelligible. En effet, ce qui est intelligible est intelligible pour un autre. Quant à l'Intelligence, le pouvoir qu'elle a de penser est tout à fait vain si elle ne perçoit et ne saisit l'intelligible qu'elle pense : car elle ne peut penser si elle n'a un objet à penser, et elle n'est parfaite que quand elle le possède. Or, elle doit, avant de penser, être parfaite par elle-même dans son essence. Donc le principe par lequel l'Intelligence est parfaite doit lui-même être ce qu'il est avant de penser : par conséquent, il n'a pas besoin de penser, puisque avant de penser il se suffit à lui-même. Il ne pensera donc pas (04).

Il résulte de là que le premier principe [l'Un] ne pense pas ; le second [l'Intelligence] est le premier principe pensant ; le troisième [l'Âme] est le second principe pensant. Si le premier principe pensait, il posséderait un attribut; par suite, au lieu d'occuper le premier rang, il n'occuperait que le second ; au lieu d'être un, il serait multiple, il serait toutes les choses qu'il penserait : car se bornât-il à se penser lui-même, il serait déjà multiple.

III. Rien, dira-t-on, n'empêche que le premier principe ne soit à la fois identique et multiple. — Nous répondrons qu'au multiple il faut un sujet un. Le multiple ne peut exister sans l'Un de qui il provient et en qui il est, sans l'Un qui est compté le Premier en dehors des autres choses et qu'il ne faut considérer qu'en lui-même. Si l'on prétend qu'il coexiste avec les autres choses, il n'en faut pas moins, tout en le prenant avec les autres choses avec lesquelles on suppose qu'il coexiste, le regarder comme différent d'elles, par conséquent, ne pas le considérer comme coexistant avec les autres choses, mais admettre qu'il en est le sujet (τὸ ὑποκείμενον) et qu'il existe en lui-même au lieu de coexister avec les autres choses dont il est le sujet.


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En effet, ce qui est identique dans les choses autres que l'Un est sans doute semblable à l'Un, mais n'est pas l'Un. L'Un doit exister seul en lui-même pour être saisi dans les autres choses, à moins qu'on ne prétende que son essence consiste à subsister avec les autres choses. Dans cette hypothèse, il n'existera ni aucune chose absolument simple, ni aucune chose composée : il n'existera aucune chose absolument simple, puisque ce qui est simple ne saurait subsister par lui-même; il n'existera non plus aucune chose composée, puisqu'il n'existera rien de simple. Car, si nulle chose simple ne possède l'existence, s'il n'y a pas une unité simple, subsistant par elle-même, qui puisse servir de soutien au composé, si nulle de ces choses n'est capable d'exister par elle-même, ni, à plus forte raison, de se communiquer à d'autres, puisqu'elle n'existe pas, il en résulte que ce qui est composé de toutes ces choses ne saurait non plus exister, puisqu'il aurait pour éléments des choses qui ne sont pas, qui ne sont absolument rien. Donc, si l'on admet que le multiple existe, il faut admettre aussi que l'Un existe antérieurement au multiple. Or, puisque ce qui pense est multiple, le principe qui n'est pas multiple doit ne pas penser; mais ce principe, c'est le Premier; par conséquent, l'Intelligence et la pensée sont des choses postérieures au Premier.

IV. Comme le Bien doit être simple et se suffire à lui-même, il n'a pas besoin de penser ; ce dont il n'a pas besoin ne saurait se trouver en lui, puisque rien [qui soit différent de lui] ne se trouve en lui; par conséquent, la pensée ne se trouve pas en lui [parce qu'il est essentiellement simple] (05). D'ailleurs, autre chose est le Bien, autre chose l'Intelligence; l'Intelligence prend la forme du Bien en le pensant. En outre, lorsque dans deux objets l'unité se trouve jointe à une chose autre qu'elle-même, il n'est pas possible


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que cette unité qui est jointe a une autre chose soit l'unité même. L'unité même doit exister en soi antérieurement à cette unité qui est jointe à une autre chose ; par la même raison, l'unité jointe à une autre chose présuppose l'unité absolument simple, laquelle subsiste en elle-même et n'a rien de ce qui se trouve dans l'unité jointe aux autres choses. Comment une chose pourrait-elle subsister dans une autre, si le principe dont dérive cette autre chose n'avait une existence indépendante et antérieure au reste? Ce qui est simple ne peut rien tenir d'autrui; mais ce qui est multiple, ou qui implique du moins dualité, dépend d'autrui. On peut comparer le Bien à la lumière, l'Intelligence au soleil, et l'Âme à la lune qui reçoit sa lumière du soleil (06). L'Âme n'a qu'une intelligence d'emprunt qui, en la colorant de sa lumière, la rend intellectuelle. L'Intelligence au contraire possède en elle-même sa propre lumière; elle n'est pas seulement la lumière, elle est encore ce qui est lumineux par essence. Le principe qui donne la lumière à l'Intelligence et qui n'est rien que lumière est la lumière absolument simple et donne à l'Intelligence la puissance d'être ce qu'elle est (07). Comment pourrait-il avoir besoin de quelque chose? Il n'est pas semblable à ce qui subsiste en autrui : car ce qui subsiste en soi-même est fort différent de ce qui subsiste en autrui.

V. Ce qui est multiple a besoin de se chercher lui-même et désire naturellement s'embrasser et se saisir lui-même par la conscience. Mais comment ce qui est absolument un pourrait-il se replier sur lui-même et avoir besoin de conscience? Le principe absolument identique est supérieur à la conscience et à la pensée. L'Intelligence n'est pas le Premier ; elle ne l'est ni par son essence ni par la majesté


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de son existence. Elle n'occupe que le second rang. Elle n'a existé que quand le Bien existait déjà, et, dès qu'elle a existé, elle s'est tournée vers lui. En se tournant vers lui, elle l'a connu : car penser, c'est se tourner vers le Bien et y aspirer. L'aspiration au Bien a donc engendré la pensée, qui s'identifie avec elle : car la vision présuppose le désir de voir. Le Bien ne peut donc penser : car il n'a pas d'autre Bien que lui-même (08). D'ailleurs, quand une chose autre que le Bien pense le Bien, elle le pense parce qu'elle en prend la forme, qu'elle lui ressemble; elle pense parce qu'elle devient pour elle-même bonne et désirable, et qu'elle a une image du Bien. Si cette chose est toujours dans la même disposition, elle aura toujours cette image du Bien. En se pensant elle-même, l'Intelligence pense en même temps le Bien : car elle se pense comme étant en acte, et tout acte a le Bien pour but.

VI. Si les raisons que nous donnons sont justes, il n'y a pas dans le Bien de place pour la pensée. Ce qui pense doit avoir son bien hors de soi. Le Bien est donc inactif  (ἀνενέρητον). Comment l'Acte aurait-il besoin d'agir? On ne peut sans pléonasme dire que l'Acte agit. Si l'on attribue quelque chose aux actes qui se rapportent à un principe


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autre qu'eux-mêmes, du moins le premier Acte auquel tous les autres actes se rapportent doit être simplement ce qu'il est. Cet Acte n'est pas la pensée; il n'a rien à penser, étant le Premier. D'ailleurs, ce qui pense n'est pas la pensée, mais ce qui possède la pensée : il y a ainsi dualité dans ce qui pense ; or il n'y a pas de dualité dans le Premier.

On le voit avec plus d'évidence encore si l'on considère comment cette double nature se montre dans tout ce qui pense à un degré supérieur. Nous disons que les essences considérées comme essences, que toutes les choses qui sont par elles-mêmes et qui possèdent la véritable existence ont pour lieu le monde intelligible, non seulement parce qu'elles demeurent toujours les mêmes tandis que les choses sensibles sont dans un écoulement et un changement perpétuel (09) (bien qu'il y ait aussi des choses sensibles qui demeurent les mêmes (10)), mais plutôt parce qu'elles possèdent par elles-mêmes la perfection de leur existence. L'Essence première doit avoir une existence qui ne soit pas l'ombre de l'existence, mais qui soit l'existence complète. Or l'existence est complète quand elle a pour forme la pensée et la vie. L'Essence première contiendra donc à la fois la pensée, l'existence et la vie. Ainsi l'existence de l'Être implique celle de l'Intelligence; et celle de l'Intelligence, celle de l'Être, en sorte que la pensée est inséparable de l'existence, et qu'elle est multiple au lieu d'être une. Ce qui n'est pas multiple [l'Un] ne doit donc pas penser. Dans le monde intelligible, on trouve l'homme et la pensée de l'homme, le cheval et la pensée du cheval, le juste et la pensée du juste; chaque chose y est dualité; l'unité y est dualité, et la dualité y passe à l'unité. Le Premier n'est ni toutes les choses qui impliquent dualité, ni aucune d'elles; il n'y a en lui aucune dualité.


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Nous examinons ailleurs comment la dualité sort de l'unité. Ici nous devons reconnaître que l'Un, étant supérieur à l'être, l'est aussi à la pensée. Il est donc raisonnable d'affirmer qu'il ne se connaît pas, qu'il n'a rien à connaître en lui-même, parce qu'il est simple. Il doit d'ailleurs encore moins connaître les autres êtres. Il leur donne quelque chose de plus grand et de plus précieux que la connaissance des êtres (puisqu'il est le bien de tous les êtres) ; ils tiennent de lui ce qui est plus important, la faculté de s'identifier à lui autant que cela est possible.


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LIVRE SIXIÈME.

LE PRINCIPE SUPÉRIEUR A L'ÊTRE NE PENSE PAS. — QUEL EST LE PREMIER PRINCIPE PENSANT ET QUEL EST LE SECOND?

Ce livre est le vingt-quatrième dans l'ordre chronologique. Il a élt traduit en anglais par Th. Taylor, Select Works of Plotinus, p. 455.


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Quelques-unes des idées qni sont développées dans ce livre paraissent tirées de la République de Platon (liv. VI, p. 508,509).µ

Saint Augustin en a cité un passage, comme nous l'avons mentionné p. 98, note 1. Par conséquent, ce livre de Plotin doit être ajouté aux quatre livres que saint Augustin cite en nommant formellement notre auteur, et que nous avons indiqués dans le tome II, p. 561 (11).


(01) Voy. ci-dessus, liv. III, § 5-6, p. 39-42.

(02) Voy. ci-dessus, liv. III, §10, p. 50-61.

(03) Voy, ibid., § 8-9, p. 44-49.

(04) Voy, ci-dessus, liv. III, § 12-17, p. 53-63.

(05) Voy. ci-dessus, liv. V, § 13, p. 91.

(06) Ce passage est commenté par saint Augustin dans la Cité de Dieu, liv. X, ch. 3. Voy. les Éclaircissements du tome II, p. 558.

(07)  Voy. ci-dessus liv. v, § 8, p. 83.

(08) Le P. Thomassin cite ce passage et le commente en ces termes : « Vix potest sustineri assensus, quia Plotino concedatur ordine et origine prius esse bonum, quam intelligentiam boni appetentem et contemptatricem. Intelligentiae enim finis et beatitas est bonum, non ex adverso boni inteliigentia. Boni enim idea sola jam totam occupat et compleclitur beatitatem. At nec ipse dissentiet Plotinus hanc intelligentiae ideam, qua indagatrlx quœdam et aucupatrix boni vis intelligentia capitur, naturis inferioribus accommodatam esse, suam extra se et supra se beatitudinem venari naturaliter instructis et comparatis. Porro naturarum inferiorum perfectionibus, ceu quibusdam summi Principii vestigiis, innitendam esse, ut alias bis utcunque alludentes, sed longe perfectissimas et ab omni imperfectionum suspicione defecatissimas deprehendamus in Deo. » (Dogmata theologica, t .I, p. 74.)

(09) Voy. t.1, p. 145, note 1.

(10) Ce sont les astres. Voy. Enn. II, liv i, § 1; t. I, p. 143.

(11) C'est par erreur que dans le tome I (p. 262, note 4), et dans le tome II (p. 558, note 1), nous avons dit que cette citation se rapportait à un passage analogue du livre III de l'Ennéade IV.