Argument
LIVRE PREMIER
Trois personnages, un Athénien, qui n'est autre que Pluton, un Crétois
nommé Clinias et un Lacédémonien nommé Mégillos, partent de Cnossos, la
ville de Minos, pour aller visiter dons la montagne de Dictè l'antre où Zens
fut nourri par des abeilles et le temple qui lui a été consacré. Chemin
faisant, l'Athénien met la conversation sur les lois de Minos et de Lycurgue et
demande à Clinias la raison des repas en commun, qui sont d'usage en Crète et
à Lacédémone. C'est en vue de la guerre qu'ils ont été institués, répond
Clinias, parce que, lorsque les citoyens sont en campagne, le soin de leur
sûreté les oblige à prendre leur repas tous ensemble. Mais cette institution
n'a-t-elle en vue que la guerre ? demande l'Athénien. A côté de la guerre
avec les ennemis du dehors, n'y a-t-il pas aussi des guerres intestines au sein
d'un même État, et au sein même des individus ? Et n'est-il pas nécessaire
qu'un bon législateur règle tout ce qui concerne la guerre en vue de la paix,
plutôt que de subordonner la paix à la guerre ? Et c'est là une oeuvre qui
demande plus de vertu que la guerre. Celle-ci n'exige que le courage ; l'autre
exige, avec le courage, la justice, la tempérance et la prudence. Si donc la
législation de Minos a été inspirée par un dieu, il faut croire que Minos
n'a pas eu en vue le courage seul, mais aussi toutes les espèces de vertu. Une
bonne législation doit en effet procurer aux hommes tous les biens, les biens
humains, comme la santé, la beauté, la vigueur, la richesse, mais avant tout
les biens divins, dont le premier est la prudence, le second la tempérance, le
troisième la justice et le quatrième le courage. C'est sur ce principe que
doit reposer une bonne législation, et l'Athénien en trace le plan que voici :
" Le législateur s'occupera d'abord des mariages qui unissent les citoyens
entre eux, puis de la naissance et de l'éducation des enfants ; il les suivra
jusqu'à l'âge mûr et à la vieillesse ; il observera et surveillera leurs
chagrins, leurs plaisirs, leurs goûts, pour les blâmer ou les louer justement.
Il surveillera de même leurs colères, leurs craintes, les troubles que
l'adversité excite dans les âmes et le calme que la prospérité y ramène,
tous les accidents qui surprennent les hommes dans les maladies, à la guerre,
dans la pauvreté et dans les situations contraires. Il définira ce qu'il y a
de beau et de laid en tous ces cas dans les dispositions de chacun. Après cela,
il devra porter son attention sur les acquisitions et les dépenses des
citoyens, sur la formation et la dissolution des sociétés volontaires et
involontaires qu'on fait en vue de tout cela, et la manière dont les citoyens
se comportent à l'égard les uns des autres en chacun de ces cas. Il examinera
dans quels actes la justice est observée, dans quels actes elle fait défaut,
distribuera des récompenses à ceux qui observent fidèlement les lois et
infligera des peines fixées d'avance à ceux qui leur désobéissent. Enfin il
s'occupera des morts, de la sépulture qu'il convient de leur donner et des
honneurs qu'il convient de leur rendre. Quand il aura observé tout cela, il
préposera au maintien de ses lois des magistrats qui jugeront, les uns d'après
la raison, les autres d'après l'opinion vraie, en sorte que ce corps
d'institution, assorti dans ses parties par l'intelligence, paraisse marcher à
la suite de la tempérance et de la justice, et non de la richesse et de
l'ambition. "
Tel est le programme de Platon. On s'attendrait qu'il en commençât
sur-le-champ l'exécution. Mais il ne se pique pas dans ses dialogues d'un ordre
rigoureux.
Soit qu'il veuille leur donner la libre allure d'une conversation réelle, soit
plutôt qu'il ait dessein de préparer les esprits à recevoir ses leçons, il
revient à la législation de Minos et de Lycurgue pour en marquer l’insuffisance.
Le courage, dit-il, ne consiste pas seulement, comme on semble le croire en
Crète et à Lacédémone, à vaincre la douleur ; il consiste encore et surtout
à vaincre le plaisir et à rester maître de soi-même. Dans les repas en
commun des deux peuples on pratique la plus stricte frugalité. C'est bien ;
mais il y a d'autres usages qu'il ne faut pas blâmer à la légère ; ce sont
les banquets en vogue à Athènes et chez d'autres peuples, où les citoyens se
livrent aux divertissements et à la bonne chère. S'ils sont présidés par un
chef tempérant et sage, qui sache en imposer aux convives, ces banquets sont
très utiles pour apprendre aux citoyens à se connaître les uns les autres et
à discerner dans la liberté des propos et des actes que provoque l'ivresse
ceux qui ne savent point se régler de ceux qui savent se contenir dans les
bornes de la tempérance et de la sagesse. C'est à ces derniers qu'on
réservera les magistratures. Platon reprend ici l'idée qu'il a développée dans
la République, quand il veut soumettre les futurs gouvernants à
l'épreuve du plaisir et qu'il institue des banquets où l'ivresse décèle les
caractères.
LIVRE II
Les banquets offrent encore un autre avantage, c'est qu'ils servent à
l'éducation, si on sait les régler dans cette vue. C'est ce que Platon va
montrer dans le second livre.
L'éducation consiste à bien diriger chez les enfants la pétulance naturelle
qui les porte à crier, à sauter, à folâtrer, et à soumettre à l'ordre et
à l'harmonie les mouvements que la joie ou la crainte leur fait faire. C'est
dire qu'elle comprend deux parties, la musique et la gymnastique. C'est à la
musique que Platon s'attache dans le second livre des Lois. C'est elle
qui sert à former à la vertu l'âme de l'enfant. Pour compléter sa tâche,
les dieux nous ont donné les fêtes auxquelles président Apollon, les Muses et
Dionysos. C'est dans les choeurs de danse et les chants institués à l'occasion
de ces fêtes que les citoyens développent le sens de l'ordre et de l'harmonie
qu'ils ont, à l'exclusion des autres animaux, reçu de la nature, et qu'ils
suppléent aux lacunes de leur éducation morale. Mais toute musique n'est pas
propre à ce but : seule, la musique vraiment belle peut y atteindre. En quoi
consiste donc la beauté de la musique ? Dans les figures et les mélodies qui
expriment les bonnes qualités de l'âme et du corps. Si, au contraire, ce sont
les mauvaises qualités qu'elles expriment, elles ne peuvent que gâter encore
davantage ceux qui portent en eux de mauvais instincts, en les incitant à les
satisfaire. C'est par l'expression du beau et du bon qu'il faut juger de
l'excellence de la musique, et non par le plaisir qu'elle cause ; car le plaisir
ne saurait servir de règle, puisqu'il varie selon les dispositions de chacun.
Il faut donc veiller à ce que les chants et les danses forment les hommes à la
vertu, et non au vice, et ne pas laisser aux poètes la liberté de faire ce qui
leur plaît. Dès qu'on aura trouvé la musique la plus parfaite, il faudra s'y
tenir à jamais, comme les Égyptiens, qui depuis dix mille ans conservent les
mélodies qui leur ont été enseignées par Isis. Qui sera chargé de prononcer
sur l'excellence des chants et des danses ? La foule en est incapable ; seuls,
les vieillards les plus instruits et les plus sages sont à même de remplir
cette fonction. Seuls, ils auront assez d'autorité pour imprégner les esprits
de cette idée que celui qui est juste vit heureux et que celui qui est injuste
est malheureux, que ce que les hommes regardent comme des biens, la santé, la
beauté, la force, la richesse, se tournent en maux pour les méchants, et que
ce qui passe pour un mal chez le vulgaire est un bien pour les méchants et
n'est un mal que pour les justes, et qu'au contraire, ce qui est réputé bien
n'est tel que pour les bons et est un mal pour les méchants.
Pour inspirer ces maximes aux citoyens, on instituera des choeurs. Le premier
sera le choeur des Muses, composé d'enfants qui chanteront ces maximes en
public. Le second sera le choeur d'Apollon ; il sera formé de jeunes gens qui
n'auront pas dépassé la trentaine. Un troisième choeur comprendra des gens de
trente à soixante ans ; il sera consacré à Dionysos. On sait que les gens
âgés ont de la répugnance à chanter. Pour les engager à le faire, on leur
fera boire la liqueur que Dionysos a donnée aux hommes pour les conforter et
les égayer. Ils chanteront alors les chants les plus justes, c'est-à-dire ceux
qui reproduisent le mieux les sentiments et les actes vertueux et feront ainsi
des banquets et des divertissements un apprentissage de la tempérance pour les
jeunes. C'est ainsi que l'usage du vin contribuera à l'amélioration des
moeurs. Mais si, comme aujourd'hui, les banquets en l'honneur de Dionysos, n'ont
d'autre but que l'ivresse, avec les querelles qu'elle amène, mieux vaudrait
alors en bannir entièrement l'usage du vin, comme on le fait en Crète et à
Lacédémone.
LIVRE III
Après avoir posé les principes sur lesquels se fondera l'éducation des
citoyens, l'Athénien propose à ses deux auditeurs de rechercher quelle est la
meilleure forme de gouvernement. C'est l'objet du troisième livre. C'est à
l'histoire, à une histoire plus ou moins conjecturale que Platon a recours pour
découvrir la forme de gouvernement la plus stable et la mieux faite pour
assurer le bonheur des peuples. Il remonte jusqu'à l'une de ces catastrophes
qui détruisirent à plusieurs reprises le genre humain. Il choisit parmi ces
catastrophes celle du déluge universel, dont la tradition s'est conservée chez
beaucoup de peuples. Ceux qui échappèrent à cette désolation universelle
furent, dit-il, les habitants des montagnes, sur le sommet desquelles se
conservèrent ainsi quelques faibles étincelles du genre humain. Réduits par
la perte de tous les arts à une vie extrêmement simple, isolés les mus des
autres, ils ne connaissaient ni l'opulence, ni l'indigence, ni la discorde, ni
la guerre. Ils n'avaient point de législateurs, car l'écriture était
inconnue, et l'usage était leur seule règle de conduite. Leur gouvernement
était le patriarcat, où le plus ancien a l'autorité, par la raison qu'elle
lui est transmise de père et de mère comme un héritage. Puis ces familles
devenant plus nombreuses se réunirent. Mais, comme chacune apportait ses moeurs
particulières, et qu'il fallait s'entendre pour régler les rapports sociaux et
politiques, les chefs de famille se chargèrent de cette tache et devinrent
ainsi les premiers législateurs. Alors le patriarcat fit place au gouvernement
aristocratique ou monarchique.
Les hommes descendirent alors des montagnes et bâtirent des villes dans la
plaine. C'est ainsi que furent construites les villes d'Ilion et celles qui
firent une expédition contre elle. Les vainqueurs, qui étaient des Achéens,
mal accueillis à leur retour en Grèce, quittèrent leur nom d'Achéens, pour
prendre celui de Doriens, parce que celui qui se mit à la tête des bannis
était Dorien. Dès lors une nouvelle forme de gouvernement se constitua. Les
Doriens, s'étant rendus maîtres de la plus grande partie du Péloponnèse, se
la partagèrent, et Téménos devint roi d'Argos, Cresphonte, de Messène, et
Proclès et Eurysthénès, de Lacédémone. Mais, avant de se séparer, l'armée
fit serment de prêter secours contre quiconque entreprendrait de détruire la
royauté, et les souverains et les sujets de ces trois États jurèrent, les uns
de ne pas aggraver le joug du commandement, les autres de ne rien entreprendre
contre les droits de leurs souverains, tant qu'ils seraient fidèles à leurs
promesses. Cette constitution offrait le grand avantage d'avoir toujours deux
États protecteurs et vengeurs des lois contre le troisième, s'il s'avisait de
les enfreindre. Elle fut d'autant plus facile à établir que le partage des
biens se fit sans difficulté entre les conquérants. Mais l'ignorance ne tarda
pas à ruiner cette formidable puissance. Platon appelle ignorance cette
disposition de l'âme qui fait qu'on se révolte contre la science, le jugement,
la raison, qui sont nos maîtres légitimes. C'est cette ignorance qui pervertit
les rois d'Argos et de Messène et ruina leur autorité. A Lacédémone, au
contraire, la constitution se maintint, d'abord parce que l'autorité fut
partagée entre deux rois sortis de la même famille, ensuite parce qu'elle fut
restreinte par la création d'un sénat, et enfin par l'institution des
éphores. C'est ainsi que la royauté, réduite à de justes bornes et
tempérée d'une manière convenable se conserva et sauva l'État avec elle.
Tout gouvernement qui veut durer, qu'il soit monarchique ou démocratique, doit
être tempéré. C'est ce que prouve le gouvernement de Sparte ; c'est ce que
démontre d'une manière plus éclatante encore l'histoire du gouvernement de la
Perse et de celui d'Athènes. Au temps de Cyrus, les chefs, en appelant les
sujets au partage de la liberté, se concilièrent l'esprit des soldats et tout
réussit au gré de leurs désirs. Mais Cyrus, ayant négligé l'éducation de
ses fils, eut pour successeur un tyran, Cambyse, qui perdit l'empire. Darius,
qui lui succéda, établit de nouveau l'égalité et remporta les mêmes succès
que Cyrus. Mais lui aussi éleva mal son fils Xerxès, dont l'absolutisme amena
les désastres de Salamine et de Platées. Depuis, la puissance des Perses a
toujours été en s'affaiblissant, parce que leurs rois ont toujours poussé
leur autorité jusqu'à la tyrannie et ruiné par là la communauté
d'intérêts qui doit régner entre tous les membres de l'État.
L'exemple d'Athènes n'est pas moins concluant. Au temps des guerres Médiques,
tout conspirait à resserrer l'union des citoyens, la crainte du danger présent
et la crainte des lois gravées dans les esprits. Sous l'ancien gouvernement, le
peuple n'était maître de rien ; il était pour ainsi dire esclave volontaire
des lois. Mais un esprit d'indépendance se glissa dans l'éducation, et les
lois de la musique furent confondues, parce que le jugement en fut laissé au
peuple, qui, attirant à lui l'autorité, ne tarda par à se soustraire à celle
des magistrats. Arrivé à ce terme, le peuple ne respecte plus ni serments ni
engagements, et n'a plus pour les dieux que du mépris.
Cette revue historique finie, l'Athénien en résume ainsi les conclusions : «
Nous avons dit que le législateur doit viser à trois choses en instituant ses
lois, à savoir la liberté, la concorde et les lumières dans l'État auquel il
dicte ses lois.
C'est en vue de ces trois choses que nous avons choisi deux gouvernements, le
plus despotique et le plus libre, et que nous venons d'examiner lequel des deux
a la vraie constitution, et, les ayant pris tous deux dans une juste mesure
d'autorité pour le premier et de liberté pour le second, nous avons vu qu'ils
avaient joui alors d'une prospérité extraordinaire ; mais que, quand ils ont
poussé à l'extrême, l'un l'esclavage, l'autre le contraire, il n'en est
arrivé rien de bon ni à l'un ni à l'autre.
Avons-nous fait oeuvre utile ? demande l'Athénien."
Clinias lui donne d'autant plus volontiers son approbation qu'il vient d'être
chargé par ses compatriotes de fonder une colonie, et il propose à l'Athénien
de bâtir une cité par manière de conversation. Tu peux, répond l'Athénien,
compter sur mon aide.
LIVRE IV
On pourrait croire que Platon va enfin proposer les lois qu'il destine à la
future colonie de Cnossos. Mais il tient auparavant à fixer les conditions
physiques ou morales ou politiques qui assureront à la nouvelle fondation
toutes les chances possibles de durée et de prospérité. Il veut d'abord que
la ville soit éloignée de la mer, d'au moins quatre-vingts stades (un peu plus
de quatorze kilomètres). Elle échappera ainsi à la corruption que produit
infailliblement le voisinage de la mer. Une ville maritime ne tarderait pas à
se remplir de commerçants et d'hommes d'affaires, qui viendraient y trafiquer
et y introduiraient des habitudes de fourberie et de mauvaise foi et en
banniraient la loyauté et la concorde dans les rapports des habitants entre eux
et avec les étrangers. Comme la colonie sera fondée en Crète, pays montagneux
et peu fertile, elle produira juste assez pour nourrir ses habitants, mais non
de quoi fournir à une vaste exportation, qui la remplirait d'or et d'argent et
y causerait tous les vices que l'excès des richesses entraîne après lui.
Un autre défaut des villes maritimes, c'est que les citoyens s'habituent à
faire des descentes et des incursions en pays ennemi et regagnent en toute hâte
leurs vaisseaux et qu'ils désapprennent la guerre sur terre et les combats de
pied ferme. Si l'on objecte que ce fut le combat naval de Salamine qui sauva la
Grèce, l'Athénien réplique que ce fut la bataille de Marathon qui commença
le salut de la Grèce et que la victoire de Platées le consomma, et que ces
combats de terre rendirent les Grecs meilleurs, ce qu'on ne peut pas dire des
batailles d'Artémision et de Salamine.
L'emplacement de la ville déterminé, il faut savoir par qui elle sera
peuplée. Comme la population sera formée d'éléments divers, Crétois et
Péloponnésiens, le législateur aura plus de peine à établir l'union entre
eux que s'ils venaient du même pays avec les mêmes moeurs et le même culte.
Mais il faut se résigner aux difficultés que les circonstances et la fortune
opposent au législateur. On en triompherait plus aisément, si le législateur
était secondé par un tyran jeune, intelligent et tempérant. "En effet,
un tyran qui veut changer les moeurs d'un État n'a besoin ni de beaucoup
d'efforts ni de beaucoup de temps. Il n'a qu'à frayer lui-même la route où il
veut faire marcher ses sujets. Il suffit qu'il leur donne l'exemple par sa
propre conduite, qu'il approuve et récompense certains actes, qu'il en condamne
d'autres et qu'il couvre d'opprobres ceux qui refusent de lui obéir. »
A quel gouvernement faut-il soumettre nos colons ? Le gouvernement sera-t-il
démocratique, ou oligarchique, ou aristocratique, ou monarchique ? Il ne sera
ni l'un ni l'autre. Le meilleur gouvernement est celui où le peuple est le plus
heureux ; c'est celui de l'âge d'or, où le roi Cronos avait établi pour chefs
dans les villes des êtres supérieurs, des démons qui gouvernaient les hommes,
comme les hommes gouvernent les troupeaux. Ces démons qui prenaient soin de
nous, sacs peine ni pour eux ni pour nous, firent régner sur la terre la paix,
la pudeur, la liberté, la justice, avec la concorde et le bonheur. Ce récit
nous enseigne que nous devons obéir à la partie immortelle de notre âme pour
administrer nos maisons et nos cités, en donnant le nom de lois aux préceptes
émanés de la raison.
Certains prétendent que la justice n'est autre chose que l'intérêt du plus
fort. Mais quand on confond la justice avec la force et que la loi est soumise,
non à la raison, mais à ceux qui gouvernent, la ruine de l'État se ne fait
pas attendre. Nous ne confierons donc le gouvernement qu'à ceux qui sont
dociles à la loi, et nous dirons aux citoyens que Dieu, étant le commencement,
le milieu et la fin de toutes les choses, c'est à lui qu'il faut plaire, lui
qu'il faut imiter. Il faut lui rendre le culte qui convient, ainsi qu'aux
démons, aux héros, à nos parents vivants ou morts. Quant à nos devoirs
envers nos enfants, nos proches, nos concitoyens, à l'hospitalité recommandée
par les dieux et aux autres devoirs de la société, c'est aux lois qu'il
appartient de nous les prescrire.
Mais avant de promulguer les lois, il est bon d'en donner les raisons et d'en
faire précéder le texte d'une sorte de prélude. Joindre à l'intimation la
persuasion, et incliner les coeurs à approuver la loi est le meilleur moyen de
la faire obéir.
LIVRE V
Avant d'aborder la législation de la nouvelle colonie, Platon, fidèle à
son idée de donner à ses lois un prélude qui en montre les raisons, débute
par un prélude général, qui dispose les citoyens à les approuver et à les
observer.
L'âme étant en nous, dit-il, ce qu'il y a de plus divin, c'est à elle qu'il
appartient de commander. Plus elle sera parfaite, plus elle en sera digne. Pour
la rendre telle, il faut s'abstenir de toutes les choses que le législateur
défend comme honteuses et mauvaises, et s'attacher à toutes celles qu'il
propose comme belles et bonnes. Ceux qui ne lui obéissent pas en sont punis, et
leur punition c'est de devenir semblables aux méchants.
L'âme tenant le second rang, après les dieux, le corps occupe le troisième.
Ce qui fait le mérite du corps, ce n'est ni la beauté, ni la force, ni la
haute taille, ni même la santé. Un juste milieu entre toutes ces qualités est
bien plus sûr et plus propre à nous inspirer de la modération. Ou doit porter
le même jugement sur la possession des richesses. Ce ne sont point des
richesses qu'il faut laisser à ses enfants, mais un grand fonds de pudeur.
C'est aux vieillards à en donner l'exemple aux jeunes gens.
Il faut respecter ses parents, pratiquer la bienfaisance, obéir aux lois, se
montrer hospitalier et ne point repousser les suppliants. A ces préceptes
Platon ajoute quelques prescriptions qui ne peuvent être l'objet d'une loi,
mais peuvent contribuer au bonheur de la société. Nos colons, dit-il, devront
rechercher en tout la vérité, aider les magistrats à découvrir les
méchants, inspirer la vertu, se garder de l'envie, joindre la fermeté au
courage, réprimer leur amour-propre, s'abstenir de tout excès et faire bonne
contenance dans les revers. Comme il est dans la nature de l'homme de rechercher
le plaisir, il faut se persuader que la vie qui a en partage la tempérance, le
courage, la santé est plus agréable que celle où dominent l'intempérance, la
lâcheté, la folie, la maladie, et que la vie qui participe aux bonnes
qualités de l'âme et du corps est préférable pour l'agrément à celle qui
tient aux mauvaises dispositions de l'une ou de l'autre.
Avant d'entreprendre de donner des lois à l'État, on commencera par se
débarrasser des vicieux incorrigibles qui gâteraient les autres : on les
mettra à mort ou on les exilera. Dans le cas présent, on ne peut pas les
envoyer dans une colonie, mais on aura l'avantage d'être à l'abri des
querelles qui s'élèvent à l'occasion du partage des terres et de l'abolition
des dettes.
Pour faire un juste partage, il faut d'abord fixer le nombre des habitants de
notre cité future, en ayant égard à l'étendue et à la puissance des États
circonvoisins. On peut d'après ce principe le fixer à cinq mille quarante,
nombre qui se prête à une grande quantité de subdivisions. Chaque classe de
citoyens aura une divinité, un démon ou un héros particulier, pour lesquels
on réservera des bois sacrés, afin que les citoyens y tiennent des assemblées
et offrent des sacrifices, où, tout en honorant les dieux, ils apprendront à
se connaître les uns les autres.
Quel sera le gouvernement de notre colonie ? Le premier des gouvernements est
celui où l'on met en pratique le proverbe qui dit que fout est commun entre
amis. C'est le communisme intégral tel que Platon l'a défini dans la République.
Le second, qui est celui qu'il propose ici, se rapprochera du premier dans la
mesure du possible. Mais comme il est difficile de faire accepter le communisme
au vulgaire, chaque citoyen aura son lot, mais il devra se persuader que ce lot
n'appartient pas moins à la patrie qu'à lui. Le nombre des lots doit rester
invariable. Chaque père de famille n'instituera héritier de la portion de
terre et de l'habitation qui lui seront échues qu'un seul de ses enfants. Si la
population devient surabondante, on limitera la génération ; s'il y a déchet,
on l'encouragera par tous les moyens.
On gravera le nom de chaque citoyen avec la désignation de son lot sur des
tables de cyprès qui seront exposées dans les temples.
Cette loi sera naturellement suivie d'une autre, qui défendra à tout
particulier d'avoir chez soi de l'or ou de l'argent. On n'aura qu'une monnaie en
usage dans le pays, mais qui ne sera d'aucune valeur pour les étrangers. Quant
à la monnaie courante du reste de la Grèce, on s'en procurera exclusivement
pour les rapports de l'État ou des particuliers avec l'étranger.
Il sera défendu de donner une dot aux filles à marier, de prêter à usure, et
de courir après la richesse, parce qu'il est impossible d'être à la fois
très riche et vertueux. Mais, comme il n'est pas possible que nos colons se
présentent tous avec les mêmes biens, nous en ferons quatre classes selon le
cens qui en sera fait. Comme il faut, pour éviter les séditions, qu'il n'y ait
pas de citoyens trop riches et d'autres trop pauvres, le terme de la pauvreté
sera la part assignée à chacun par le sort ; mais le législateur ne trouvera
pas mauvais qu'on acquière le double, le triple et même le quadruple au-delà.
La ville sera au centre du pays. On la divisera, elle et son territoire, en
douze parties. Le tout sera divisé en cinq mille quarante portions, et chacune
de ces portions en deux parts que l'on joindra ensemble pour former le lot de
chaque citoyen, l'une proche, l'autre loin de la ville, et chaque citoyen aura
deux maisons, l'une au centre, l'autre aux extrémités de la ville. Cette
organisation soulèvera sans doute bien des objections. Il faut toutefois s'en
rapprocher le plus possible.
Il y aura aussi un grand nombre de subdivisions, qui à leur tour en
engendreront d'autres, jusqu'à ce qu'on ait épuisé le nombre de cinq mille
quarante. De là, les phratries, les dèmes, les bourgs, la distribution et le
mouvement des troupes, les monnaies, les mesures. Il est utile à tous égards
de connaître les divisions des nombres et les diverses combinaisons dont ils
sont susceptibles, à condition qu'on n'emploie pas ces connaissances pour
s'enrichir en trompant les autres, comme le font les Égyptiens et les
Phéniciens. Mais peut-être est-ce au climat qu'il faut attribuer ces
fâcheuses dispositions.
LIVRE VI
Après avoir choisi l'emplacement de la cité, fixé le nombre des habitants
et réparti la propriété, on nommera les magistrats chargés de veiller à
l'exécution des lois. Les Cnossiens aideront à choisir les premiers qui seront
nommés ; puis, quand l'État aura pris de la consistance, le choix sera fait
par les colons seuls. Les magistratures à créer seront politiques, militaires,
civiles, religieuses et judiciaires.
On élira d'abord les gardiens des lois, chargés de maintenir la constitution
dans son intégrité et d'empêcher qu'on y fasse aucun changement. L'élection
se fera à trois degrés. Tous ceux qui portent ou auront porté les armes y
prendront part. Sur les trois cents qui auront recueilli le plus de voix, ils en
désigneront cent, puis, sur ces cent, les trente-sept qui doivent former le
corps des gardiens. Ces gardiens ne seront pas en charge plus de vingt ans, de
cinquante à soixante-dix.
Les gardiens des lois proposeront les généraux, qui seront choisis par tous
ceux qui portent ou ont porté les armes. Les trois qui auront obtenu le plus de
suffrages seront chargés de la conduite de la guerre. Ils proposeront
eux-mêmes les taxiarques, les phylarques et les officiers des autres espèces
de troupes.
Le sénat comprendra trois cent soixante membres, dont chacune des quatre
classes de l'État fournira le quart. L'élection se fera aussi en trois fois.
Sur le nombre des proposés, on en choisira cent quatre-vingt-dix de chaque
classe, puis la moitié sera désigne par le sort pour l'élection définitive.
Cette magistrature sera renouvelée tous les ans. Ce système d'élection, dit
l'Athénien, tiendra le milieu entre le système monarchique et le système
démocratique, comme cela doit être dans un véritable gouvernement, parce
qu'il est impossible qu'il y ait une union véritable entre les maîtres et les
esclaves d'une part, de l'autre entre les gens de rien et les hommes de mérite.
Les sénateurs veilleront de concert avec les gardiens des lois au maintien de
la constitution et à la garde de l'état. La douzième partie d'entre eux
exercera ses fonctions, à tour de rôle, un mois de l'année, tandis que les
autres vaqueront à leurs affaires domestiques.
On instituera pour les temples des gardiens, des prêtres et des prêtresses.
Pour les prêtres, on s'en remettra à la décision du sort, mais on examinera
soigneusement ceux à qui le sort aura été favorable. On consultera l'oracle
de Delphes touchant le culte divin, et l'on nommera des interprètes pour
expliquer ses décisions. La fonction de prêtre ne durera qu'une année, celle
d'interprète sera à vie. On établira aussi des économes pour chaque temple.
Pour veiller à la sûreté du pays, chaque tribu présentera tous les ans cinq
citoyens appelés agronomes, et chacun de ceux-ci s'adjoindra dans sa tribu
douze jeunes gens de vingt-cinq à trente ans. Le territoire ayant été divisé
en douze parties, chacune d'elles sera gardée pendant un mois par les agronomes
de chaque tribu. Le mois écoulé, ils passeront à tour de rôle dans une
partie voisine, et cela pendant deux ans. Ils apprendront ainsi à connaître le
pays ; ils le fortifieront contre l'ennemi, le fertiliseront et l'embelliront.
Pour veiller sur la ville, ses rues, ses édifices, on créera trois astynomes,
qu'on choisira dans la première classe, parce qu'ils devront avoir assez de
fortune pour se consacrer entièrement au bien public.
Pour veiller sur le marché, on élira cinq agoranomes parmi les citoyens de la
première et de la deuxième classe, et leur élection se fera comme celle des
astynomes, c'est-à-dire qu'entre les dix qui auront le plus de voix, on en
nommera cinq, et après avoir subi l'épreuve à laquelle sont soumis tous les
élus, ils entreront en charge. L'entrée de l'assemblée, publique sera ouverte
à tout le monde. Les citoyens de la première et de la deuxième classe ne
pourront, sous peine d'amende, se dispenser d'y assister.
Il convient après cela d'instituer des magistrats qui président les uns à la
musique, les autres à la gymnastique. Par les premiers, la loi entend ceux qui
seront à la tête des gymnases et des écoles, et par les seconds ceux qui
présideront aux exercices de musique et de gymnastique. Au-dessus d'eux, on
nommera un intendant général de l'éducation, dont la fonction est la plus
importante dans un État. Cet intendant ne doit pas avoir moins de cinquante ans
; il faut qu'il soit père de famille et qu'il ait des enfants légitimes,
garçons et filles, autant qu'il se pourra, et qu'il soit le citoyen le plus
accompli en toutes sortes de vertus.
Un État ne serait pas réglé comme il faut si ce qui concerne les tribunaux
n'était pas réglé comme il convient. Notre judicature comprendra trois sortes
de tribunaux. Le premier sera un tribunal d'arbitrage, choisi par les plaideurs
eux-mêmes ; le second un tribunal d'appel, qui jugera les différends qui
n'auront pu être aplanis par l'arbitrage ; la troisième un tribunal composé
de juges pris dans les douze tribus, qui jugera les crimes d'État sans appel.
L'Athénien passe maintenant à la confection des lois. Elles seront, dit-il,
forcément imparfaites et incomplètes. Ce sera aux jeunes gens à les rectifier
et à les compléter, mais toujours en vue de donner à l'âme toute la
perfection possible. Il commence par les lois qui concernent la religion. Nous
avons réparti les habitants en douze tribus et divisé la cité en douze
parties. Donnons à chaque partie le nom d'un dieu ou d'un enfant d'un dieu ;
érigeons-leur des autels, et, à l'occasion des sacrifices, tenons deux
réunions par mois, où nous introduirons des choeurs de danse, pour que les
garçons et les filles apprennent à se connaître avant de se marier.
Les garçons se marieront de vingt-cinq ans jusqu'à trente-cinq et les filles
de seize jusqu'à vingt. On ne devra ni fuir l'alliance des pauvres ni
rechercher avec trop d'empressement celle des riches. Il faut plutôt chercher
à mêler les caractères différents, pour les tempérer l'un par l'autre.
Tout homme qui ne sera pas marié à trente-cinq ans paiera chaque année une
amende de cent drachmes et il ne recevra aucun honneur des citoyens plus jeunes
que lui. On ne recevra pas de dot ; on n'invitera pas plus de dix convives de
chaque côté et l'on ne fera pour les noces qu'une dépense modique et
proportionnée aux revenus de chacun. Les époux seront sobres, s'ils veulent
avoir des enfants sains. Ils iront s'installer dans une des deux maisons de
leurs parents. Ils n'auront que des possessions qui constituent une fortune
honnête. S'ils ont des esclaves, ils tâcheront, pour éviter les révoltes,
qu'ils soient de nations et de langues différentes, et ils les traiteront avec
bonté et avec justice.
Avant de parler des mariages, Platon aurait dû tracer le plan des habitations.
Il y vient enfin. Il demande que les temples soient bâtis autour de la place
publique et que toute la ville soit placée en cercle sur des lieux élevés,
tant pour la sûreté que pour la propreté. On mettra la demeure des magistrats
et les tribunaux près des temples. Si l'on ne peut se passer de murailles, il
faudra disposer les maisons des particuliers de manière que toute la ville ne
fasse qu'un mur continu, et que toutes les maisons, étant sur la même place et
de la même forme, tiennent lieu de fortifications.
Platon revient ensuite au mariage pour régler la manière dont les nouveaux
époux devront vivre ensemble. Il veut que les hommes continuent à prendre
leurs repas dans les salles à manger communes, comme en Crète et à Sparte. Il
voudrait assujettir les femmes au même règlement, mais cela paraîtrait
ridicule et l'opinion commune le considère comme impraticable. Les époux
doivent avant tout se préoccuper de donner à la république les enfants les
mieux faits de corps et d'âme. L'espace de temps où ils en feront est fixé à
dix années. Pendant ce temps, les matrones chargées de surveiller la conduite
des époux emploieront la douceur et les menaces pour les tirer du désordre et
de l'ignorance, s'ils y sont sujets, et les dénonceront aux gardiens des lois,
s'ils sont rebelles aux remontrances. On inscrira dans chaque phratrie l'année
de leur mariage. Si l'on est obligé d'employer les femmes à la guerre, on ne
le fera que lorsqu'elles auront cessé d'avoir des enfants et qu'elles n'auront
pas encore cinquante ans, et on ne leur ordonnera rien qui ne soit proportionné
à leurs forces et bienséant à leur sexe.
LIVRE VII
Le livre VII est le plus long des douze livres des Lois. Platon y
traite de l'éducation des enfants, à laquelle il attache avec raison une
importance capitale, car tels seront les enfants, tels seront les hommes. Mais
en cette matière délicate, où les ancêtres ont légué à leurs descendants
des coutumes excellentes inspirées par la tendresse qu'il est naturel d'avoir
pour ses enfants, Platon présente ses prescriptions plutôt comme des conseils
que comme des lois.
Pour lui, l'éducation doit commencer dès la conception. Comme le mouvement et
l'agitation sont utiles à tous les corps, il engage les femmes enceintes à
faire de grandes marches. C'est un conseil que les sages-femmes donnent encore
aujourd'hui. L'enfant une fois né, il faudra continuer à lui donner du
mouvement, en le berçant et en le faisant porter dans les bras des nourrices.
Jusqu'à l'âge de deux ans, on l'enveloppera de langes et on le surveillera de
près pour éviter les accidents et les déformations de ses membres.
Comme les amusements sont nécessaires aux enfants, dès l'âge de trois ans
jusqu'à six, ils se rassembleront dans des lieux consacrés aux dieux sous la
surveillance de leurs nourrices, qui seront elles-mêmes surveillées par une
des douze femmes, une pour chaque tribu, que les gardiens des lois auront
choisies.
Passé l'âge de six ans, on séparera les garçons des filles et on les
tournera vers les exercices propres à leur âge et à leur sexe. Ces exercices
seront de deux sortes, ceux de la gymnastique, pour former les corps, ceux de la
musique pour former des âmes. La gymnastique a deux parties, la danse et la
lutte. Il y a aussi des danses de plusieurs sortes, entre lesquelles Platon
recommande spécialement la danse armée ou pyrrhique, pratiquée en Crète et
à Lacédémone. A l'égard de la musique comme de la danse, il faut se garder
des nouveautés. Il faut en cela imiter les Égyptiens, qui ont consacré toutes
les danses et tous les chants. On déterminera donc les danses et les hymnes
dont chaque sacrifice est accompagné, et il ne sera plus permis d'y rien
changer ; car toute innovation, soit dans les jeux, soit dans les chants,
entraîne avec elle des innovations dans les lois, qui doivent rester immuables.
Quels seront les chants et les danses recommandés par Platon ? Ce seront des
hymnes où l'on priera les dieux, mais en ne leur demandant que de bonnes
choses, et des chants en l'honneur des citoyens qui se seront signalés par de
belles actions. On pourra d'ailleurs garder les plus belles pièces de musique
que les anciens ont laissées ; pour les nouvelles, les poètes ne devront pas
s'écarter de ce que l'État tient pour juste, beau et honnête. Les chants
seront différents suivant les sexes. Ce que la musique a d'élevé et de propre
à échauffer le courage sera réservé aux hommes, ce qui en elle ressemble à
la modestie sera réservé aux femmes.
Pour la gymnastique, outre les gymnases bâtis au milieu de la ville en trois
endroits différents, on construira trois manèges autour des murs, sans parler
d'autres emplacements où la jeunesse s'exercera à tirer de l'arc et à lancer
des traits. On ne laissera pas les parents libres d'envoyer leurs enfants chez
les maîtres et de négliger leur éducation, par la raison qu'ils sont moins à
leurs parents qu'à la patrie.
La loi prescrira aux femmes les mêmes exercices qu'aux hommes, afin qu'elles
puissent, au besoin, aider les hommes à la guerre. On ne laissera jamais les
hommes libres sans occupation : ils devront s'occuper de tous les détails de
l'administration domestique, et donner l'exemple de l'activité à leurs
serviteurs, en se levant toujours les premiers, et en ne prenant de sommeil que
juste ce qu'il en faut pour la santé.
Quant à la musique, il appartiendra aux chanteurs sexagénaires de Dionysos de
distinguer les chants qui représentent la vertu de ceux qui représentent le
vice et sont capables de pervertir la jeunesse. On veillera de même sur la
danse. Il y a deux espèces de danses, l'une qui imite les beaux corps avec
gravité, l'autre qui imite les laids par des gestes ridicules. C'est à la
première qu'on s'attachera, soit pour imiter l'état d'une âme calme et
courageuse, soit pour imiter l'état d'une âme guerrière. Cette deuxième
danse est appelée pyrrhique ; la danse calme emmélie. C'est au législateur à
tracer les modèles des belles danses et aux gardiens des lois à les faire
exécuter, et, une fois ces modèles trouvés, à les préserver de toute
innovation.
On appliquera les enfants aux lettres à l'âge de dix ans pendant trois années
environ. A treize ans, ils commenceront à toucher de la lyre et continueront
jusqu'à seize ans. Quant aux ouvrages des poètes, on n'en chargera pas leur
mémoire, comme on le fait généralement. On en rejettera tout ce qui n'est pas
d'accord avec les recommandations du législateur. On rejettera de même les
poèmes bouffons et l'on bannira la comédie. Pour la tragédie, si les auteurs
demandent à être admis parmi nous voici ce que nous leur répondrons : « Nous
sommes nous-mêmes auteurs de la tragédie la plus belle et la meilleure que
l'on puisse taire. Notre plan de gouvernement n'est qu'une imitation de ce que
la vie a de plus beau et de meilleur, et nous prétendons que cette imitation
est la tragédie la plus vraie. Vous êtes poètes, et nous aussi dans le même
genre. Nous sommes vos rivaux et vos concurrents dans le plus beau drame, celui
qu'une loi vraie est seule capable de produire. Ne comptez donc pas que nous
vous permettrons jamais si facilement de dresser un théâtre sur notre place
publique, d'y introduire des acteurs doués d'une belle voix, qui parleront plus
fort que nous, qui harangueront les enfants et les femmes et tout le peuple, et,
au lieu de tenir sur les mêmes institutions le même langage que nous, diront
le plus souvent tout le contraire... Commencez donc, enfants des Muses
voluptueuses, par montrer vos chants aux magistrats, pour qu'ils les comparent
aux nôtres et, s'ils jugent que vous dites les mêmes choses ou de meilleures,
nous vous donnerons un choeur, sinon, mes amis, nous ne saurions le faire...»
Les poètes ne seront donc pas toujours éconduits, comme dans le plan de la
République, mais ils seront soumis à un contrôle sévère.
Il reste trois sciences à apprendre pour compléter l'éducation des citoyens,
la science des nombres, la géométrie et l'astronomie. Elles doivent être
étudiées à fond par ceux qui veulent devenir des hommes divins. Pour les
autres, on ne leur donnera que les notions indispensables d'arithmétique et de
géométrie, qui leur serviront à conduire une armée ou à diriger leurs
affaires domestiques. L'étude de l'astronomie détrompera le vulgaire qui croit
que les astres errent dans leur course, tandis qu'ils parcourent immuablement
les mêmes chemins. Elle est d'ailleurs indispensable, si l'on veut reconnaître
les saisons.
La revue des exercices qui s'impose à la jeunesse se termine par la chasse.
Platon n'admet parmi les différents genres de chasse que celui qui est propre
à développer le courage et qui est un apprentissage de la guerre. Il n'a que
du mépris pour la pêche, pour la chasse aux oiseaux, pour la chasse au filet ;
il préconise la chasse où l'on s'expose au danger d'être blessé et où l'on
s'empare du gibier à force de traits et de blessures.
LIVRE VIII
Les lois édictées dans le livre VIII se rapportent à des objets variés,
les fêtes en l'honneur des dieux avec les jeux qui les accompagnent, jeux où
l'on doit s'entraîner à la guerre, les moeurs privées et publiques, les repas
en commun, l'agriculture, les métiers, les échanges à l'intérieur et à
l'extérieur.
La première de ces lois concerne naturellement le culte des dieux. On fera dans
l'année trois cent soixante-cinq sacrifices, un par jour, et l'on célébrera
douze fêtes en l'honneur des dieux de chacune des douze tribus, en réservant
pour le douzième mois celle d'Hadès, dieu qu'il faut vénérer spécialement,
comme étant très favorable au genre humain, puisque c'est lui qui sépare
l'âme du corps et que l'union de l'âme et du corps n'est sous aucun rapport
plus avantageuse à l'homme que leur séparation. Comme ce n'est pas en temps de
guerre, mais en temps de paix qu'il est à propos de s'exercer au métier des
armes, tous les citoyens, hommes et femmes, s'y exerceront au moins un jour par
mois, et, dans les fêtes publiques, on instituera des combats simulés, où
l'on distribuera des prix et des récompenses aux vainqueurs.
Ces luttes, il est vrai, ne sont pratiquées nulle part : mais c'est pour des
raisons qui n'agiront pas dans le nouvel État. La première de ces raisons est
l'amour des richesses qui empêche de s'occuper d'autre chose que de ses
intérêts particuliers, et qui fait qu'on embrasse toutes sortes de métiers,
honnêtes ou malhonnêtes. La deuxième, c'est le mauvais gouvernement, où les
chefs, se défiant de leurs subordonnés, les traitent en esclaves et ne leur
permettent pas de devenir courageux et de porter les armes. C'est ce qui arrive
dans les États démocratiques, oligarchiques et tyranniques, mais ne se verra
point dans la colonie de Cnossos, à cause de la médiocrité des fortunes et de
l'égalité des citoyens. Les exercices qui prépareront à la guerre se feront
toujours avec des armes, soit ceux qui, comme la course à pied ou à cheval,
tendent à développer la rapidité et l'agilité, soit ceux qui, comme la
lutte, ont pour but de développer la force et la vigueur.
Il faut en même temps corriger les mauvaises moeurs, qui s'opposent à la
tempérance et aux fortes vertus que la guerre exige. Platon s'en prend ici à
"ces amours insensés où les hommes et les femmes pervertissent l'ordre de
la nature, passions funestes, source d'une infinité de maux pour les
particuliers et pour les États. " Les animaux, plus sages que les hommes,
ne connaissent point cette perversion de l'instinct génésique, qui gâte et
amollit les hommes. Comment les en guérir ? Parmi les membres d'une même
famille, le désir de ce commerce contre nature n'entre même pas dans leur
esprit. Il faut que la pédérastie soit de même réprouvée par la voix
publique, comme étant défendue par la religion, détestée par les dieux et
honteuse entre toutes les choses honteuses. C'est au législateur qu'il
appartient de prendre des mesures pour imprimer cette opinion dans les esprits
par une éducation appropriée à ce but. Mais comme l'immense majorité des
Grecs ne voit rien de déshonorant dans ce commerce entre mâles, Platon ne
croit pas qu'il soit actuellement possible de le réprimer entièrement. On le
tolérera, dit-il, à condition qu'il demeure secret. Mais s'il vient à la
connaissance de qui que ce soit, on punira le coupable, comme infâme, en le
privant de toutes les distinctions et privilèges du citoyen et en le réduisant
à la condition d'étranger.
Platon passe ensuite aux repas en commun ; mais comme il en a longuement parlé
dans les deux premiers livres, il se contente d'adopter sur ce point l'usage des
Crétois.
La question des repas en commun le conduit à traiter de la subsistance des
citoyens, et tout d'abord de l’agriculture, d'où elle dépend. La première
loi qu'il énonce sur ce point concerne les bornes des propriétés, auxquelles
il est défendu de jamais toucher. Une autre loi s'applique au dommage que l'on
peut causer à ses voisins, soit en paissant le bétail, soit en détournant
chez soi l'essaim d'abeilles envolé de la ruche d'autrui, soit en plantant des
arbres trop près du terrain d'un autre. Viennent ensuite de judicieux
règlements sur le régime des eaux, encore appliquées chez les modernes. Il
est naturellement interdit de toucher aux fruits des jardins d'autrui ; mais il
faut signaler ici une loi très libérale, qui permet à l’étranger en voyage
de cueillir des figues, des raisins et autres fruits du pays où il passe, sans
rien payer au propriétaire, parce que c'est un présent qui lui est dû en
qualité d'hôte.
Quiconque corrompra les eaux à boire sera tenu de réparer le dommage et sera
mis à l'amende. On pourra pour le transport des denrées traverser la
propriété d'autrui, même en y causant du dommage, à condition que le profit
qui en reviendra soit triple du tort que souffrira le voisin.
Les travaux de l’agriculture et en général tous les travaux manuels seront
confiés aux esclaves ; aucun citoyen ne devra s'en occuper ; il ne doit songer
qu'à mettre et à conserver le bon ordre dans l'État. L'artisan lui-même ne
pourra exercer qu'un métier à la fois.
Il n'y aura point d'impôt sur les importations ni sur les exportations ; mais
on n'importera aucun objet de luxe ; on se bornera aux objets nécessaires à la
guerre que le pays ne produit pas, et l'on n'exportera pas les denrées, qui
doivent demeurer dans le pays. Ces denrées seront divisées en trois parts, une
pour les personnes libres, une autre pour leurs esclaves, et la troisième pour
les artisans et les étrangers.
On déterminera l'endroit où chacun doit habiter. Il y aura douze bourgs et,
dans chaque bourg, autour de la place publique, des temples consacrés aux dieux
et aux génies, et autour de ces temples des maisons pour ceux qui seront
chargés de la garde du territoire. Pour les artisans, on en fera treize corps,
qui seront distribués dans toute l'étendue du territoire. L'un de ces corps
habitera dans la ville, et ses membres seront répartis également entre les
douze quartiers ; les douze autres seront placés dans des bourgs d'alentour.
La vente et l’achat des denrées se feront à jour fixe, à peu près comme
dans nos marchés ou nos foires. Le premier jour du mois, il y aura marché au
blé pour les étrangers ; le douzième jour, marché aux liquides ; le
vingt-troisième, foire aux bestiaux et aux meubles. Le prix de ces marchandises
ne sera pas laissé, au caprice du vendeur ; il sera fixé par les agoranomes et
les astynomes, et il n'y aura pas de vente à crédit ; si quelqu'un vend à
crédit, ce sera à ses risques et périls ; la loi ne garantira pas le marché.
Quiconque voudra s'établir dans la colonie, pourra le faire ; mais il n'y
demeurera pas plus de vingt ans, à moins qu'il n'obtienne du sénat ou du
peuple le droit d'y rester en récompense d'un service exceptionnel rendu à
l'État.
LIVRE IX
On pourrait croire, dit l'Athénien, que dans une cité bien gouvernée comme
la nôtre, les citoyens n'ont pas besoin de lois pour les détourner du mal.
Mais comme ils ne sont que des hommes et qu'il y aura toujours parmi eux des
âmes radicalement mauvaises, après leur avoir adressé, en manière de
prélude, de salutaires exhortations, il faut essayer de les retenir sur la
pente du crime par des pénalités sévères. Commençons par les crimes les
plus importants : les sacrilèges, les crimes d'État, la trahison. Ces trois
sortes de crimes seront jugés d'après les mêmes règles et par les mêmes
juges, c'est-à-dire par les gardiens des lois et un tribunal composé des
meilleurs magistrats de l'année précédente. La peine sera le fouet, la prison
et la mort ; mais les juges ne prononceront leur arrêt qu'après une enquête
minutieuse poursuivie durant trois jours, et après avoir juré de juger selon
la justice et la vérité. L'opprobre et le châtiment ne s'étendront pas aux
enfants du coupable, à moins que les ancêtres n'aient déjà été condamnés
à mort, auquel cas les enfants seront renvoyés dans leur ancienne patrie, et
leur lot inaliénable sera dévolu à un enfant d'une famille nombreuse.
Si le délit est un vol, la peine sera la même, que le vol soit grand, qu'il
soit petit. Le voleur rendra le double de ce qu'il a dérobé ; sinon, il
demeurera dans les fers jusqu'à ce qu'il ait satisfait celui qui l'a poursuivi
en justice ou qu'il en ait obtenu sa grâce. Comme Clinias s'étonne de cette
égalité des peines pour des délits inégaux, Platon entre ici dans une longue
digression pour expliquer qu'il n'en est pas du vol, où l'intention du voleur
est la seule chose qui importe pour le châtiment, comme des autres crimes ou
délits. Les autres législateurs divisent les fautes en volontaires et
involontaires. Platon, fidèle à la doctrine de Socrate, prétend qu'on ne fait
jamais le mal volontairement, mais par ignorance ; néanmoins adopter dans la
pratique une telle doctrine, c'est ouvrir la porte à tous les crimes ou au
moins les excuser, parce que l'on n'est pas généralement responsable de son
ignorance. Pour échapper aux funestes conséquences d'une telle doctrine,
Platon cherche, comme les autres législateurs, à justifier les différences du
châtiment que le sens commun inflige aux coupables. Ces différences viennent
pour lui des mobiles qui poussent l'âme humaine hors des voies de la justice.
Ces mobiles sont au nombre de trois. Le premier est la colère avec la crainte,
le deuxième le plaisir, le troisième l'ignorance, qui est tantôt simple et
tantôt double, quand elle est jointe à une fausse opinion de sagesse.
"J'appelle injustice, dit l'Athénien, la tyrannie qu'exercent sur l'âme
la colère, la crainte, le plaisir, le chagrin, l'envie et les autres passions,
et je dis qu'il faut appeler juste toute action faite conformément à l'idée
que nous avons du bien." L'injustice a des degrés, selon qu'elle est
violente et ouverte, ou qu'elle se commet en cachette par des voies obscures et
frauduleuses, ou enfin qu'elle est à la fois violente et dissimulée. Le
châtiment sera proportionné à la gravité de ces diverses injustices.
Après cette digression, l'Athénien revient aux lois qu'il a portées sur les
sacrilèges, les traîtres et les perturbateurs de l'État, pour atténuer la
punition du crime, lorsqu'il est commis dans un accès de folie, ou par l'effet
de quelque maladie ou de quelque débilité de l'esprit. C'est ce que nous
appelons des circonstances atténuantes. En ce cas, le coupable sera condamné,
non à mort, mais à la simple réparation du dommage.
L'Athénien passe ensuite aux meurtres et d'abord aux meurtres violents et
involontaires. Tout homicide sera contraint de quitter le pays pour un an. Si
l'homicide a lieu dans les combats et les jeux publics, l'auteur sera déclaré
innocent. Si l'on a tué un esclave, on dédommagera le maître, et, si on s'y
refuse, on sera condamné à payer le double. Si l'on a tué son propre esclave,
on sera absous ; si c'est une personne libre qu'on a tué involontairement, on
sera assujetti aux mêmes expiations que si l'on avait tué un esclave. Si c'est
un étranger qui a tué un étranger, il sera libre à qui voudra de le
poursuivre.
Si le meurtrier est métèque, il sera banni pour un an ; s'il est entièrement
étranger, il le sera pour toujours et, s'il revient, il sera condamné à mort
et ses biens donnés au plus proche parent du mort. Si son retour était forcé,
il dressera une tente sur le rivage, de façon qu'il ait les pieds dans la mer,
et il attendra l'occasion de se rembarquer. S'il est ramené de vive force, on
le reléguera au delà des limites de l'État.
Si quelqu'un tue de sa main une personne libre par colore, il faut distinguer si
le meurtre a été ou non prémédité. Le meurtre prémédité ressemble à
l'action volontaire ; le meurtre non prémédité, à l'action involontaire : il
sera puni moins sévèrement. Le premier sera puni de trois années d'exil ; le
deuxième de deux années. Si le meurtrier n'obéit pas à la loi et qu'il
souille de sa présence les lieux sacrés et la place publique, il sera
condamné au double tant pour les dédommagements que pour les autres peines. Si
un esclave tue son maître, les parents du mort lui feront subir tous les
traitements qu'ils voudront et le mettront à mort. S'il tue toute autre
personne libre, ses maîtres le livreront aux parents du mort qui le feront
mourir.
Si un père ou une mère tuent un de leurs enfants ; si un mari tue sa femme ou
une femme son mari ; si un frère tue sa soeur ou la soeur son frère, ils
seront bannis pour trois ans outre les expiations ordinaires. Si quelqu'un tue
son père ou sa mère, il sera, après les expiations d'usage, déclaré
innocent, si ses parents lui ont pardonné avant de mourir ; sinon, il sera puni
de mort.
Tout meurtre commis en cas de sédition ne sera pas puni, sauf si c'est un
esclave qui tue une personne libre en se défendant contre elle ; il subira la
pénalité des parricides, c'est-à-dire qu'il sera absous après un an d'exil,
s'il a été pardonné ; s'il ne l'a pas été, la mort.
Pour les meurtres volontaires et prémédités, le législateur en marque
d'abord les causes ordinaires, la convoitise, l'ambition et l'envie, la crainte
d'être dénoncé ; puis il décrète les peines suivantes : pour le meurtre
d'un citoyen, exclusion de la société civile, jugement par les juges du
sacrilège, privation de sépulture ; même peine, sauf le droit à la
sépulture, pour celui qui aura commis le meurtre par la main d'un autre ; la
peine de mort pour un esclave qui tue un homme libre. Si quelqu'un tue un
esclave qui ne lui faisait aucun tort, dans la crainte qu'il ne révèle
certaines actions honteuses, il sera puni comme s'il avait tué un citoyen.
Pour prévenir le parricide, il faut répandre l'opinion soutenue par des
prêtres anciens, à savoir que le meurtrier sera dans une autre vie puni par
où il a péché, qu'il sera privé du jour par ceux qui l'auront reçu de lui.
Dans cette vie, il sera exécuté par le bourreau et son cadavre jeté hors de
la ville. Tous les magistrats, au nom de l'État portant chacun une pierre à la
main, la jetteront sur la tête du cadavre et purifieront ainsi la cité. On le
portera ensuite hors des limites du territoire et on l'y laissera sans
sépulture.
Si l'on quitte volontairement la vie, on sera enseveli seul, à part, dans un
endroit inculte et ignoré. Si un animal tue un homme, cet animal sera jeté
hors des limites de l'État. Il en sera de même de la chose inanimée qui aura
causé mort d'homme.
Si le meurtrier n'est pas connu, un héraut publiera qu'il ait à sortir du
territoire, sous peine d'être mis à mort si on vient à le découvrir.
Si l'on surprend chez soi un voleur, on aura le droit de le tuer. Quiconque
attentera à la pudeur d'une femme ou d'un fils de famille sera mis à mort
impunément par celui ou celle qu'il outrage, par son père, son frère ou ses
enfants.
Tout mari qui surprendra quelqu'un faisant violence à sa femme pourra lui
donner la mort. L'homicide est permis aussi pour défendre la vie d'un père,
d'une mère, d'un frère, d'une soeur, de sa femme et de ses enfants.
Après le meurtre, l'Athénien se propose d'énoncer, non pas le détail complet
des lois sur les blessures, mais les lois les plus importantes. Ici, comme
ailleurs, il débute par un prélude, où il démontre la nécessité de
légiférer sur cette matière, parce que l'homme n'a pas assez de lumières
pour connaître ce qui est avantageux à ses semblables vivant en société, ni
assez d'empire sur lui-même et de bonne volonté pour faire toujours ce qu'il a
reconnu pour tel. Il faut, poursuit-il, considérer deux sortes de blessures,
les blessures involontaires, que l'on fait par colère ou par crainte, et les
blessures volontaires que l'on fait de dessein prémédité. Comme la matière
est infinie, on en laissera une partie à la discrétion des juges et on ne
traitera ici que les points les plus importants.
Si quelqu'un, voulant tuer un homme, manque son coup, il sera condamné à
l'exil et indemnisera celui qu'il a voulu tuer. Il y aura peine de mort pour
l'enfant qui aura blessé son père ou sa mère, de même pour l'esclave qui
aura blessé son maître, de même encore pour le frère ou la sueur qui aura de
dessein prémédité blessé son frère ou sa sueur. Si un mari blesse sa femme
ou la femme son mari, avec l'intention de s'en défaire, ils seront bannis à
perpétuité, et, s'ils n'ont pas d'enfants, leur lot passera à un enfant d'une
famille nombreuse et honorable.
Si l'on blesse quelqu'un dans un mouvement de colère, on paiera le double du
dommage, si la blessure est guérissable ; le quadruple, si elle est
inguérissable ; et si le blessé est hors d'état de servir la patrie, on le
remplacera. Si un frère blesse son frère par colère, il sera livré au père
et à la mère comme il le mérite, ou aux gardiens des lois. Si par colère un
esclave blesse une personne libre, son maître le livrera au blessé, pour qu'il
en tire le châtiment qu'il voudra. S'il ne le livre pas, il sera tenu à la
réparation du dommage.
Si on blesse quelqu'un sans le vouloir, on paiera simplement le dommage. On
devra respecter particulièrement les personnes âgées et les étrangers. Si un
étranger a l'audace de porter la main sur un citoyen, on le traduira devant les
astynomes, et, s'il est reconnu coupable, ceux-ci le condamneront à recevoir
autant de coups qu'il en aura donné. Si quelqu'un frappe un citoyen plus âgé
que lui de vingt ans, celui qui se trouvera là devra les séparer, et s'il est
du même âge ou plus jeune que la personne attaquée, il devra la défendre,
comme si c'était son parent. Celui qui aura porté la main sur une personne
plus âgée que lui, sera tenu en prison au moins un an. Si un étranger frappe
une personne plus âgée que lui de vingt ans, tout passant devra prêter
secours à la personne attaquée et l'étranger sera tenu deux ans en prison ;
trois, s'il est domicilié.
Si quelqu'un ose porter la main sur sort père, sa mère ou quelqu'un de ses
aïeux, tous ceux qui seront présents voleront à son secours et seront
récompensés s'ils sont métèques, étrangers ou esclaves, et, s'ils sont
citoyens et ne repoussent pas les attaques de ce fils dénaturé, ils encourront
la malédiction de Zeus. Pour le coupable, il sera banni à jamais de la cité,
et, s'il y reparaît, puni de mort.
Si un esclave frappe un homme libre, ceux qui en seront témoins viendront au
secours de cet homme ; sinon, ils paieront l'amende marquée selon leur classe.
L'esclave sera livré à celui qu'il frappait et celui-ci, après l'avoir battu
à coups d'étrivières, le remettra à son maître, qui le tiendra dans les
fers jusqu'à ce que la personne qu'il a maltraitée lui fasse grâce.
Toutes ces lois s'appliqueront aux femmes comme aux hommes.
LIVRE X
Le livre X est tout entier consacré à la répression de l'impiété.
L'impiété vient de ce que l'on ne croit pas à l'existence des dieux, ou, si
l'on y croit, de la conviction qu'ils ne se mêlent pas des affaires humaines,
ou qu'ils se laissent fléchir par des sacrifices et des prières.
Platon, fidèle à sa méthode de convaincre avant de menacer des foudres de la
loi, débute par un long préambule, qui est une véritable théodicée.
Les impies disent que le feu, l'eau, la terre et l'air sont des productions de
la nature et du hasard, que l'art n'y a aucune part, et que les dieux en
particulier sont des créations des hommes, différentes chez les différents
peuples, enfin que le juste varie comme les dieux selon les hommes et selon les
temps.
Or soutenir un tel système, c'est dire que le feu, l'eau, la terre et l'air
sont les premiers de tous les êtres, c'est leur donner le nom de nature, et
prétendre que l'âme n'a existé qu'après eux et par eux. Or l'âme a existé
avant les corps. Ce qui le prouve, c'est qu'elle est le principe du mouvement.
Il y a en effet, deux espèces de mouvements ; l'une est celle des substances
qui peuvent communiquer le mouvement à d'autres, mais qui n'ont jamais la force
de se mouvoir d'elles-mêmes ; l'autre est celle des substances qui se meuvent
d'elles-mêmes et qui ont la vertu de mettre en mouvement d'autres substances
par la composition ou la division, l'augmentation ou la diminution, la
génération ou la corruption. Si toutes les choses existaient dans un repos
parfait, par quoi le mouvement devrait-il commencer ? Évidemment par ce qui se
meut de soi-même. Or toute substance où se montre cette espèce de mouvement
est nécessairement vivante. L'âme, qui a la faculté de se mouvoir elle-même
et de mouvoir les corps, est donc antérieure au corps, et tout ce qui se
rattache à l'âme, qualités morales ou intellectuelles, est antérieur à tout
ce qui se rattache au corps. Elle est donc le principe non seulement du
mouvement, mais encore du bien et du mal, du juste et de l'injuste. C'est une
divinité qui appelant à son secours une autre divinité, l'intelligence, pour
la diriger dans l'usage des divers mouvements qu'elle produit, gouverne toutes
choses avec sagesse et les conduit au vrai bonheur ; mais le contraire arrive
lorsqu'elle prend conseil de l'imprudence. Comme tous les corps célestes, dans
leurs mouvements circulaires d'une parfaite régularité, font voir qu'ils sont
dirigés par l'intelligence, il faut en conclure que c'est la bonne âme qui les
dirige et reconnaître en chacun d'eux une divinité. Ainsi l'univers est plein
de dieux.
C'est la vue de la prospérité dont jouissent des hommes injustes et méchants
qui a fait croire à une foule de gens que les dieux ne se soucient pas des
affaires humaines. Mais c'est une impiété d'attribuer aux dieux qui gouvernent
le monde une telle négligence. Qu'on dise que nos affaires sont petites ou
grandes à leurs yeux, il est contre toute vraisemblance, dans l'un comme dans l’autre
cas, que des âtres parfaits négligent leur devoir, comme des ouvriers
paresseux et lâches. Si d'ailleurs on murmure contre l'ordre établi par les
dieux, c'est qu'on ignore ce qui est meilleur à la fois pour soi et pour le
tout selon les lois de l’existence universelle. Le roi du monde a imaginé
dans la distribution de chaque partie l'arrangement qu'il a jugé le plus facile
et le meilleur, afin que le bien ait le dessus et le mal le dessous dans
l'univers.
La troisième forme de l'impiété est de croire qu'on peut fléchir les dieux
par des prières et des présents. C'est faire injure à ces êtres parfaits de
les juger capables de corruption. C'est les assimiler à des chiens qui
accepteraient des loups une petite partie de leur proie et leur abandonneraient
le troupeau confié à leur garde pour le ravager impunément.
Si, ainsi avertis, les impies ne renoncent pas à leur impiété, voici les lois
qu'il faut porter contre eux. La peine générale sera la prison. Il y aura
trois sortes de prison, une qui servira à s'assurer les coupables, une autre
que l'on appellera sophronistère, qui sera un lieu de réclusion et de
correction, et une troisième, que l'on pourra nommer la prison du supplice. Les
peines seront proportionnées à la grandeur du délit. Il y en aura de trois
sortes, une contre ceux qui ne croient pas à l'existence des dieux. S'ils sont
d'ailleurs de moeurs honnêtes, l'amende et la prison seront un châtiment
suffisant ; mais s'ils cherchent à séduire les autres, on les punira de mort,
Une autre peine sera réservée à ceux qui ne croient pas que les dieux
s'occupent des affaires humaines. On les enfermera dans le sophronistère
pendant au moins cinq ans et, s'ils ne s'y amendent pas, on les mettra à mort.
Enfin ceux qui feront profession d'évoquer les morts et de les fléchir par des
enchantements seront punis de la prison perpétuelle et privés de sépulture
après leur mort. S'ils ont des enfants, ils seront mis sous la tutelle des
magistrats.
Pour éviter les superstitions, une loi générale interdira aux citoyens
d'avoir chez eux des autels particuliers. Quand ils voudront faire un sacrifice,
ils iront le faire dans les temples publics sous la surveillance des prêtres.
Quiconque désobéira à ces prescriptions sera mis à l'amende, jusqu'à ce
qu'il s'y soumette. Si c'est un grand coupable qui fait chez lui des sacrifices
en cachette, il sera puni de mort.
Il est inutile de signaler par quels détours et quels faibles arguments Platon
prouve l'existence et la providence des dieux. En aristocrate qu'il était, il a
été élevé dans les vieilles traditions religieuses et il croit à cette
multitude de dieux que ses ancêtres adoraient. Mais il va plus loin qu'eux : il
fait des astres autant de divinités, et il pousse l'intolérance à son dernier
degré. L'inquisition lui aurait paru un bon gouvernement.
LIVRE XI
Le livre XI contient un grand nombre de lois relatives aux rapports des
citoyens entre eux. Elles sont généralement, comme toujours, précédées de
préludes, et les citoyens sont ici encore invités, sous des peines sévères,
à dénoncer ceux qui les enfreignent.
L'Athénien débute par une loi générale qui défend de toucher à ce qui
appartient à autrui. En conséquence, il est défendu de s'approprier un
trésor qu'on aura découvert. C'est l'oracle de Delphes qui décidera ce qu'il
faut faire du trésor et de celui qui l'a pris.
Il est également défendu de garder pour soi un objet trouvé dans un lieu
public. Si un esclave contrevient à cette loi, il sera fouetté, et, si c'est
un homme libre qui l'enfreint, il paiera au maître de l'objet le décuple de ce
qu'il vaut.
S'il y a contestation sur un bien inscrit chez le magistrat, il reviendra à
celui des contestants au nom duquel il est marqué ; sinon, les trois plus
anciens magistrats en décideront.
Chacun pourra reprendre son esclave évadé. Si cet esclave est revendiqué
comme homme libre par un autre, celui qui le revendique s'en emparera, après
avoir donné trois cautions. S'il ne les donne pas, on aura action contre lui,
et, s'il est convaincu, il dédommagera au double la partie lésée.
Tout patron aura le droit de reprendre un affranchi qui lui aura manqué
d'égards. L'esclave affranchi devra quitter l'État vingt ans après son
affranchissement, ou aussitôt que sa fortune monte au-delà du troisième cens.
Dans les deux cas, la peine est la mort, si l'on ne se soumet pas à la loi.
Tous les échanges par vente et par achat se feront au comptant et sur la place
publique. La loi ne reconnaît pas le crédit. Si l'on trompe sur la qualité de
l'objet vendu, d'un esclave, par exemple, l'affaire sera jugée en présence de
médecins choisis d'un commun accord, et celui qui sera condamné paiera à
l'autre le double du prix de l'objet. Toute falsification sera sévèrement
défendue. Il y aura pour toutes les marchandises un prix unique, qu'on ne
pourra ni élever ni abaisser le jour du marché. Le marchand qui aura trompé
l'acheteur, outre la confiscation de l'objet vendu, recevra autant de coups de
fouet que l'objet vaudra de drachmes.
La profession de marchand et d'hôtelier est tombée dans le décri, parce qu'au
lieu de se contenter de gains modérés, ces gens-là font des profits sans
mesure. Aucun citoyen n'exercera cette profession ; on la laissera aux
métèques et aux étrangers, et les magistrats fixeront les marchandises à un
prix raisonnable.
Si un artisan ne livre pas son ouvrage au temps convenu, il en payera le prix,
et il le fera pour rien dans le temps convenu d'abord.
Au cas où il ne serait pas payé tout de suite, il aura le droit d'exiger le
double. Les gens de guerre, qui protègent et défendent les artisans, seront
loués, s'ils accomplissent honorablement leur tâche ; blâmés, s'ils s'en
acquittent mal.
Le droit de tester sera réglé par la loi en vue du bien public et du bien des
familles. Tout homme ayant des enfants léguera son lot héréditaire à celui
des mâles qu'il jugera à propos. S'il possède d'autres biens, il pourra en
disposer en faveur de ses autres enfants. S'il ne laisse que des filles, il
prendra un gendre et l'instituera son héritier. S'il laisse des enfants
mineurs, il leur donnera par testament pour tuteurs ceux qu'il voudra, et, s'il
meurt intestat, la tutelle appartiendra aux plus proches parents. S'il meurt
sans testament, laissant après lui des filles, le frère du défunt ou un autre
parent en épousera une et aura l’héritage. Si la fille n'a pas de parents
parmi les garçons nubiles, elle choisira elle-même un époux, qui deviendra
l'héritier du défunt. Si le défunt n'a laissé ni garçon ni fille, on
prendra dans sa parenté un garçon ou une fille qui relèvera la maison
éteinte et deviendra possesseur de l'héritage. Ces réglementa soulèveront
sans doute bien des protestations, et il se trouvera des personnes déterminées
à tout souffrir plutôt que de consentir à épouser un garçon ou une fille
qui soit malade ou contrefait de corps et d'esprit. En ce cas, on pourra
s'adresser aux gardiens des lois pour échapper à l'obligation imposée par la
loi.
Les orphelins seront confiés aux gardiens des lois qui leur tiendront lieu de
pères et les élèveront avec autant de soin que leurs propres enfants, s'ils
ne veulent encourir la vengeance des parents qui, même après leur mort,
veillent sur leurs enfants avec sollicitude. Le magistrat punira les tuteurs qui
se comporteront autrement que la loi le commande. S'ils se rendent coupables de
négligence, les parents du pupille les citeront en justice, et ils payeront le
quadruple du dommage qu'ils auront causé. L'orphelin parvenu à l'âge de
puberté aura aussi action pendant cinq ans sur le tuteur qui lui aura fait
tort. On punira aussi le magistrat négligent, et, s'il y a de l'injustice clans
son fait, outre la réparation du dommage, il sera déposé de sa charge.
Si un père a des démêlés avec ses enfants, il ne pourra renoncer son fils
qu'avec l'assentiment de plus de la moitié de la famille assemblée. Si le
père est atteint de folie ou ruine sa maison, le fils pourra s'adresser aux
plus anciens gardiens des lois, qui décideront s'il y a lieu de prononcer
l'interdiction civile contre le père.
S'il y a incompatibilité d'humeur entre le mari et la femme, les gardiens des
lois pourront les séparer et unir chacun d'eux avec une autre personne.
Si l'un des époux meurt sans laisser d'enfants, le survivant sera tenu de se
remarier pour en donner à l'État.
Comme on honore les dieux et les statues des dieux, il faut de même respecter
ses père et mère et ses aïeux, comme de vénérables statues vivantes, et
craindre leurs malédictions. Quiconque n'aura point pour ses parents la
déférence convenable sera puni du fouet et de la prison, s'il est jeune, et,
s'il continue ensuite à les maltraiter, il sera jugé par une assemblée des
plus vieux citoyens, qui décidera de l'amende ou de la punition corporelle
qu'ils méritent.
On conseillera aux citoyens de ne point user de maléfices, soit sous forme de
drogues, soit sous forme d'enchantements et de ligatures. Tout homme qui aura
usé de certains médicaments pour nuire à autrui, sera puni de mort, s'il est
médecin, et tout homme qui aura usé de ligatures dans le même dessein, subira
la même peine, s'il est devin. Dans ces deux cas, l'homme ignorant sera
seulement soumis à l'amende ou à quelque autre peine que la mort par les
juges.
Si l'on commet un vol ou une rapine, on sera tenu de réparer le dommage et
condamné à un châtiment qui aura pour but d'amender le coupable.
Si l'on a dans sa maison un fou furieux, il faudra, sous peine d'amende, le
tenir enfermé.
On interdira les injures et les railleries blessantes dans les lieux publics. On
ne permettra que la raillerie faite en badinant sans animosité. Il sera
défendu à tout poète de traduire aucun citoyen en ridicule. Le discernement
des différentes sortes de railleries appartiendra au magistrat chargé de
l'éducation de la jeunesse.
Comme le partage égal des terres assure à tous les citoyens de quoi vivre, la
mendicité sera sévèrement interdite : tout mendiant sera chassé du
territoire.
Si un esclave cause à autrui quelque dommage, le maître de l'esclave
indemnisera la personne lésée ou lui remettra l'esclave. Si le dommage a été
causé par une bête, le maître sera tenu à le réparer.
Si quelqu'un refuse de témoigner en justice, il sera responsable du tort qui
s'en suivra. Si quelqu'un est convaincu deux fois de faux témoignage, il ne
pourra plus être obligé à témoigner ; s'il en est convaincu une troisième
fois, il ne lui sera plus permis de témoigner ; s'il le fait, il sera puni de
mort.
La profession d'avocat est décriée, parce que les avocats cèdent trop souvent
à l'esprit de chicane ou à l'avarice. S'il est reconnu qu'un avocat a parlé
contre le bon droit par esprit de chicane, le tribunal des juges d'élite
décidera combien de temps il devra s'abstenir de plaider. S'il a prévariqué
par avarice, il devra, s'il est étranger, sortir de l'État ; s'il est citoyen,
il sera condamné à mort. S'il est convaincu pour la deuxième fois d'avoir
prévariqué par esprit de chicane, il sera également puni de mort.
LIVRE XII
Des lois sur les délits particuliers, Platon passe aux délits publics. Si
quelqu'un usurpe le titre d'ambassadeur ou de héraut ; si, envoyé par l'État,
il remplit mal sa mission ou n'en rend pas un compte sincère, les juges
estimeront la peine qu'il doit subir.
Quiconque aura détourné les deniers publics, soit en grande, soit en petite
quantité, sera puni d'une peine égale, comme le vol commis au préjudice des
particuliers. Le coupable, s'il est étranger ou esclave, sera puni dans sa
personne ou dans ses biens ; s'il est citoyen, il sera condamné à mort.
Le service de la guerre exige la plus complète soumission aux ordres du chef.
Tous ceux qui seront enrôlés iront à la guerre. Quiconque se sera absenté
par lâcheté sera traduit, au retour de la campagne, devant les chefs de
l'armée, qui décideront du châtiment en présence de leurs troupes. On
adjugera ensuite le prix de la valeur, qui consistera dans une couronne
d'olivier qu'on suspendra dans un temple. Quiconque aura jeté volontairement
ses armes ne sera plus employé à la guerre et payera une amende proportionnée
à sa fortune.
La création des censeurs, chargés de faire rendre compte de leur gestion à
tous les magistrats est d'une importance capitale. Il faut qu'ils soient des
hommes admirables en tout genre de vertu. On choisira par une élection à trois
degrés trois personnages éminents, qui nommeront douze censeurs. Ceux-ci
resteront en charge jusqu'à ce qu'ils aient atteint l'âge de soixante-quinze
ans, après quoi, on n'en nommera plus que trois nouveaux chaque année. Les
censeurs occupe vont toute leur vie la première place clans toutes les
assemblées publiques, et, après leur mort, on célébrera leurs funérailles
avec des cérémonies réservées pour eux seuls, et l'on instituera en leur
honneur des combats annuels de musique, de gymnastique, d'équitation.
Pour éviter les parjures que l'intérêt fait prononcer dans les procès, les
plaideurs ne prêteront serment que dans les cas où il n'y a rien à gagner en
se parjurant, ou s'il s'agit de procès entre étrangers.
Pour échapper aux changements que les rapports avec l'étranger pourraient
apporter dans les murs, il sera défendu à tout citoyen de voyager avant l'âge
de quarante ans, et encore il ne pourra le faire qu'au nom du public, en
qualité de héraut, d'ambassadeur ou d'observateur. En ce dernier cas, celui
qui voudra aller s'enquérir de ce qu'il peut y avoir de bon dans les
constitutions des États étrangers ne le pourra pas avant d'avoir cinquante
ans, et, dès qu'il aura passé la soixantaine, il reviendra faire part de ses
observations au conseil des magistrats chargés de l'inspection des lois.
L'entrée de l'État ne sera pas fermée aux étrangers. Ceux qui viendront pour
faire du commerce seront reçus dans les ports et dans des marchés tenus hors
de la ville ; ceux que la curiosité des spectacles et des concerts attire
seront traités avec honneur ; ceux qui viendront pour des affaires d'État
seront nourris aux frais de l'état ; enfin ceux qui se présenteront pour
observer les moeurs de la cité trouveront chez le magistrat qui préside à
l'éducation de la jeunesse une hospitalité digne d'eux.
Celui qui aura perdu quelque chose pourra faire des perquisitions dans la maison
d'un autre et le citer en justice, s'il lui en refuse l'entrée.
A l'égard des possessions douteuses, il y aura un temps préfix, après lequel
on ne pourra plus les revendiquer.
Si quelqu'un emploie la force pour empêcher sa partie ou les témoins de sa
partie de comparaître en justice, la sentence qu'il aura obtenue sera nulle, si
la personne violentée est un esclave ; si c'est une personne libre, il sera mis
aux fers pendant un an.
Si quelqu'un empêche de vive force son concurrent de disputer le prix dans un
concours, le prix qu'il aura gagné sera adjugé au concurrent qu'il aura
empêché.
Le recel sera puni exactement comme le vol.
Si l'on fait la paix ou la guerre en dehors de l'État, en son propre et privé
nom, on sera puni de mort.
La mort sera également le châtiment de tout magistrat qui se sera laissé
séduire par des présents.
En vue des contributions publiques, chaque citoyen devra remettre aux magistrats
l'estimation de ses biens, et l'état de sa récolte annuelle.
A l'égard des dieux, il ne faut leur offrir que des offrandes de valeur
médiocre, en bois ou en pierre, non en or ni en ivoire.
Il reste à régler l'administration de la justice, il y aura trois sortes de
tribunaux. Le premier sera fait d'arbitres choisis d'un commun accord par les
parties ; le second, tribunal d'appel, sera composé des juges de chaque
bourgade et de chaque tribu ; le troisième, des juges d'élite, auxquels on en
appellera eu dernier recours. Les juges livreront à la partie gagnante les
biens de la partie perdante, à la réserve du fonds inaliénable. Si un
condamné mécontent porte préjudice aux juges, il sera puni de mort.
On n'enterrera les morts que dans des terrains improductifs, et on ne leur
élèvera que des monuments modestes, par la raison que la personne du mort
n'est pas là où est sou corps, mais là où est son âme. Un gardien des lois
veillera à ce que les funérailles soient conformes aux lois.
Le plan de législation de la colonie achevé, reste à trouver le moyen
d'assurer la pérennité des lois. Ce sera l'oeuvre d'un conseil composé des
dix plus anciens gardiens des lois, de tous ceux qui auront obtenu le prix de
vertu, des observateurs qui auront voyagé à l’étranger. En outre, chacun
des conseillers amènera avec lui un jeune homme âgé d'au moins trente ans,
sur l’intelligence et la vertu duquel il croira pouvoir compter. Ce conseil
devra réunir toutes les vertus politiques et n'avoir en vue qu'un seul objet,
la vertu avec les quatre parties qui la composent, la justice, la tempérance,
le courage et la prudence. "Il devra aussi acquérir toutes les
connaissances qu'on peut avoir sur les dieux, être convaincu que l'âme est
immortelle et qu'elle commande à tous les corps, et qu'il y a dans les astres
une intelligence qui préside à tous les êtres. Il faut encore qu'il soit
versé dans les sciences nécessaires pour préparer à ces connaissances, et
qu'après avoir saisi le rapport intime qu'elles ont avec la musique, il s'en
serve pour mettre l'harmonie dans les moeurs et dans les lois ; enfin qu'il soit
capable de rendre raison des choses qui ont une définition. Quiconque n'aura
pas assez de talent pour joindre ces connaissances aux vertus civiles ne sera
jamais digne de gouverner l'État et ne sera propre qu'à exécuter les ordres
d'autrui. " En somme, ce conseil remplacera les philosophes auxquels Platon
dans la République a confié le gouvernement de l'État.
Ce plan de législation satisfait si bien Clinias et Mégillos qu'ils se
proposent de retenir l'Athénien pour les aider à le mettre à exécution.
LA VALEUR DE L'OUVRAGE.
Entre la composition de la République et celle des Lois il
s'est écoulé un bon nombre d'années, où les critiques des philosophes, comme
Antithène, et les railleries des poètes comiques, comme Aristophane, ne furent
pas ménagées au système politique imaginé par Platon, et où l'expérience
acquise par Platon lui-même à la vue des gouvernements de son temps, mais
surtout, par ses voyages en Sicile et ses essais infructueux pour y établir un
gouvernement conforme à son idéal, l'éclaira sur la possibilité d'une
société telle qu'il l'avait conçue et lui fit modifier profondément dans les
Lois son système de gouvernement.
La forme de l'État, telle qu'elle est exposée dans la République se
rattache étroitement à la théorie des Idées et doit dater du temps où son
auteur, convaincu de la vérité de son système, l'applique aussitôt à la
morale et à la politique. Ces Idées, modèles vivants, éternels,
imperceptibles du monde sensible forment une hiérarchie au sommet de laquelle
règne l'Idée du Bien. Les dieux se rendent par delà la voûte du ciel dans la
prairie où séjournent ces Idées pour les contempler et s'en nourrir, et, à
la suite des dieux, les âmes des hommes aussi s'efforcent de se hausser
jusqu'à elles, mais elles ne peuvent que les entrevoir de loin et fort
incomplètement, et n'en gardent qu'un vague souvenir, quand elles s'unissent à
des corps pour une nouvelle vie. Elles ont alors besoin d'une longue et pénible
éducation scientifique pour en ressaisir les traits, et quelques hommes
privilégiés seuls y parviennent.
Ce sont ces privilégiés qui feront les philosophes propres à gouverner les
peuples et, l'oeil fixé sur l'Idée du Bien, à les diriger vers la vertu qui
doit être le vrai but de toute institution politique. Au-dessous de ces hommes
divinement doués, il en est d'autres qui, sans s'élever à la même hauteur,
ont encore assez de lumières pour apercevoir quelque chose des Idées du Bien,
du Beau, du Juste, et pour se régler sur elles et pour aider les vrais
philosophes à gouverner la masse selon la justice. Ceux-là forment la
deuxième classe de l'État, ce sont les guerriers. Quant à la foule, qui
comprend le reste du peuple, son ignorance la condamne à nourrir les guerriers
et à leur obéir : c'est tout ce que Platon exige d'elle. Il ne s'en occupe pas
autrement. Il ne légifère que pour les philosophes et les guerriers. Il exige
d'eux un dévouement absolu à la chose publique. Pour qu'ils puissent y
consacrer tout leur temps, il les fait nourrir par le peuple et pour obvier aux
jalousies et aux dissensions qui pourraient les diviser, il leur ôte le droit
de posséder en propre quelque bien que ce soit ; enfin pour cimenter l'accord
qui doit régner dans l'État, il ordonne que tout soit commun entre eux,
jusqu'aux femmes et aux enfants. Il ne met d'ailleurs aucune différence entre
les occupations des femmes et celles des hommes : les femmes doivent recevoir la
même éducation que les hommes, prendre part aux mêmes exercices et partager
avec eux les périls de la guerre.
Tels sont les traits les plus marquants de la constitution imaginée par Platon
dans sa République. Dans les Lois, il affirme bien encore que
c'est là pour lui la constitution idéale. Mais comme il juge à présent
impossible de l'imposer aux hommes de son temps et qu'elle demande des surhommes
pour être appliquée, il se propose de tracer dans les Lois une constitution
qui s'en rapprochera du moins dans la mesure du possible.
En réalité, la forme du gouvernement qu'il va proposer à la colonie des
Magnètes est fort différente de celle qu'il a exposée dans la République. La
division du peuple en trois classes, fondée sur les aptitudes naturelles et
acquises y est remplacée par une division nouvelle en quatre classes, fondée
sur le cens de chacun des citoyens, qui auront tous droit à prendre part au
gouvernement ; et non seulement ils pourront être, élus à toutes les
magistratures, s'ils en sont reconnus dignes, mais, afin que les citoyens les
moins fortunés et les moins éclairés ne puissent se plaindre d'être
écartés de l'administration des affaires publiques, certaines magistratures
seront tirées au sort, comme elles l'étaient à Athènes. Ce n'est pas que
Platon soit devenu démocrate. Il se méfie toujours du peuple. Il demande que
les élections soient à plusieurs degrés, que certains magistrats, comme les
astynomes et les agoranomes, soient pris uniquement dans les deux premières
classes ; il dispense la dernière classe de proposer des candidats au sénat
et, tandis qu'il contraint les deux premières classes à assister à toutes les
assemblées publiques, il laisse les deux dernières libres de s'en absenter.
Ces règlements, on le voit, tiennent le milieu entre ce qui se pratique dans
les monarchies et dans les démocraties, "milieu essentiel, dit Platon, à
tout bon gouvernement, parce qu'il est impossible qu'il y ait une union
véritable, d'une part entre des maîtres et des esclaves, d'autre part entre
des gens de mérite et des hommes de rien élevés aux mêmes honneurs."
Platon, en effet, n'approuve ni la démocratie pure ni la royauté absolue.
L'une et l’autre conduisent les peuples à la ruine, comme le prouve l’exemple
des Perses et des Athéniens. "Les Perses ont dégénéré après Cyrus
d'année en année, et la cause en est qu'en restreignant à l’excès la
liberté du peuple et en poussant le despotisme au-delà des bornes convenables,
ils ont ruiné l’union et la communauté d'intérêts qui doit régner entre
les membres de l'État. Cette union une fois rompue, les chefs, dans leurs
délibérations, n'ont plus égard à leurs sujets et au bien public. Ils n'ont
plus en vue que leur pouvoir, et, toutes les fois qu'ils croient y gagner tant
soit peu, ils renversent les villes, portent le fer et le feu chez les nations
amies, mais ils ne trouvent plus personne pour les défendre, parce qu'ils sont
haïs. "
Quant au gouvernement de l'Attique, jadis fondé sur le cens, et où les
citoyens se soumettaient à la loi, il a dégénéré, parce qu'on a laissé le
peuple libre de juger de la musique, au lieu de s'en remettre à ceux qui sont
capables d'en juger. "A la suite de cette liberté vient celle qui se
refuse à obéir aux magistrats, et, après celle-ci, celle qui se soustrait aux
commandements et aux remontrances d'un père, d'une mère, des gens âgés ;
puis, quand on est près d'atteindre le terme de la liberté, on cherche à
échapper aux lois, et, lorsque enfin on arrive à ce terme, on ne respecte plus
ni serments ni engagements, et on n'a plus pour les dieux que du mépris. On
irrite et on étale l'antique audace des Titans de la fable, et l'on en vient
comme eux à mener une vie affreuse qui n'est plus qu'un enchaînement de
maux."
A ces deux formes extrêmes de gouvernement Platon oppose le gouvernement de
Lacédémone, qui dure depuis des siècles, parce que le pouvoir y est partagé
entre des autorités qui se contrebalancent. "Un dieu qui vous protège,
dit l'Athénien au spartiate Mégillos, a tiré d'une seule famille une double
souche de rois, et a réduit leur autorité à plus de modération. Ensuite un
homme dans lequel un pouvoir divin s'alliait à la nature humaine (Lycurgue),
voyant l'autorité royale trop gonflée encore, la tempéra, en alliant à la
force présomptueuse que leur naissance donne aux rois l'autorité que la
vieillesse donne aux vieillards : il octroya à vingt-huit d'entre eux un droit
de suffrage dans les plus grandes affaires, égal à celui qu'avaient les rois.
Enfin un troisième sauveur (le roi Théopompe), voyant que l'esprit des
gouvernants était encore trop plein de sève et trop bouillonnant, y mit un
frein par l'autorité des éphores, assez voisine d'un pouvoir conféré par le
sort, et c'est ainsi que la royauté, mélangée chez vous avec des autorités
nécessaires et maintenue dans de justes bornes, s'est sauvée elle-même et a
sauvé l'État."
Le gouvernement, tel que Platon le conçoit dans les Lois, est donc un
gouvernement où les pouvoirs sont partagés et s'équilibrent et s'empêchent
mutuellement d'abuser de l'autorité en faveur d'une classe de citoyens au
détriment des autres. C'est le plus sûr moyen de prévenir les révolutions.
C'est ce qui, d'après Polybe et Cicéron, a fait la stabilité du gouvernement
romain. C'est le gouvernement que préconisera Montesquieu. C'est celui qui se
pratique aux États-Unis d'Amérique, où le sénat fait contrepoids à l’autorité
du président, choisi par le peuple et investi de pouvoirs considérables. Chez
les Français, au contraire, la peur d’un despotisme napoléonien a réduit le
président de la République a un simple rôle de représentation, et les
Chambres se sont peu à peu arrogé tous les pouvoirs. On sait où leur incurie
nous a conduits, et il est à craindre qu'en retombant clans les mêmes
errements, nos législateurs actuels ne nous conduisent, un jour aux mêmes
désastres. Les conseils de Platon n'ont rien perdu de leur valeur et il serait
sage de les mettre à profit.
Revenons à la constitution que Platon propose à la colonie des Magnètes. Elle
est, comme le gouvernement oligarchique, fondée sur le cens et il n'y est plus
question, comme dans la République du communisme des biens ; chacun y a son
fonds de terre inaliénable et transmissible de père en fils. Il est encore
moins question du communisme des femmes et des enfants, qui, loin de resserrer
les liens d'affection entre les citoyens, les rend plus étrangers les uns aux
autres et, en dispersant sur des milliers d'individus l'affection qui lie les
parents aux enfants et les enfants aux parents, la dilue et la réduit à peu
près à néant.
La famille est dans les Lois fortement constituée ; la fidélité conjugale est
imposée comme un devoir indispensable au mari, et l'adultère sévèrement
puni. La femme, dont la fonction essentielle est de donner des enfants à l’État,
n'y est plus soumise aux mêmes obligations que les hommes, bien que le
législateur l'engage à prendre part aux exercices dut préparent à la guerre,
afin qu'en cas de besoin, elle puisse aider les hommes et protéger la ville et
ses enfants. Quant à l'esclave, qui fait partie de la famille, il est toujours
traité par Platon avec le même dédain qu'il manifeste pour lui en toute
occasion, et ses manquements et ses fautes sont punies avec une impitoyable
sévérité.
Platon aurait pu, comme Xénophon dans la Cyropédie, donner des règles
de gouvernement à un grand état, comme celui des Perses. Il a préféré la
constitution d'un petit État, modelé sur ceux dont la Grèce était composée,
parce que c'est dans un petit État seulement que tous les citoyens peuvent
vaquer aux affaires publiques et prendre part aux assemblées. Il a pris une
colonie à fonder, afin de pouvoir, sans être, gêné par des lois existantes,
lui imposer une constitution entière qui fût conforme à ses vues. Il borne
d'abord le nombre des foyers dont la colonie sera formée. Il le fixe à cinq
mille quarante, parce que, dit-il, ce nombre comprend un grand nombre de
diviseurs et facilitera les divisions à établir dans la population. Ce nombre
ne devra, s'il est possible, ni être augmenté, ni être diminué. L'état que
le législateur va fonder sera conforme à l'idée que les Grecs se formaient de
l'État. Il sera omnipotent. Ce sera une sorte de personne morale ayant en main
tous les pouvoirs, qui réglera tous les actes de la vie de l'individu, sans lui
laisser la moindre liberté. La naissance, l'éducation, le mariage, la
condition civile et politique, tout est réglé pour tout le monde d'une
manière uniforme. Platon impose la même façon de vivre, la même façon de
penser, les mêmes croyances religieuses et le même culte, non seulement à la
génération présente, mais encore aux générations futures, puisque les lois
une fois fixées doivent être immuables. C'est pousser le despotisme à un
degré tel qu'il rendrait la vie intolérable, et c'est méconnaître totalement
l'évolution fatale qui, d'une génération à l'autre, transforme les idées et
les moeurs.
Nulle part ce despotisme ne se manifeste aussi rigoureusement que dans le,
domaine religieux. Platon, qui appartenait à une famille qui prétendait
descendre du roi Codros, avait reçu l'éducation traditionnelle dans les
familles aristocratiques, et toute sa vie il resta attaché aux croyances
religieuses qui lui avaient été inculquées dès l’enfance. Sa théorie des
Idées s'accorde assez mal avec ces croyances ; mais, si difficile qu'il soit de
les concilier, Platon gardait sa foi aux innombrables dieux du paganisme. Il y
ajoute même, clans les Lois et dans l'Épinomis, si l'Épinomis
est de lui, des divinités nouvelles, à savoir les astres ou les intelligences
qui gouvernent les astres. Il exige pour tous ces dieux un culte qu'il ne
définit pas ; il s'en rapporte pour cela à l'oracle de Delphes.
Il pousse même si loin le respect des vieilles traditions religieuses, d'où
qu'elles viennent, de Chypre, de Tyrrhénie ou d'ailleurs, qu'il défend au
législateur de toucher le moins du monde aux oracles, aux temples, aux bois
sacrés établis sur la foi de ces traditions (V. 738 c). Il est impitoyable,
non seulement pour ceux qui commettent quelque impiété envers les dieux, mais
pour ceux mêmes qui se font d'eux une idée différente de la sienne. Il
enjoint à tout citoyen qui les prend en défaut de les dénoncer aux
magistrats, s'ils ne veulent pas être punis eux-mêmes de peines sévères.
Pour les amender, il les enferme dans un sophronistère, c'est-à-dire dans un
pénitentiaire où ils seront dûment endoctrinés jusqu'à ce qu'ils viennent
à résipiscence ; et, s'ils restent rebelles à cet enseignement, il les
condamne à mort. On a peine à croire qu'un si grand esprit en soit arrivé à
la fin de sa vie à un tel fanatisme, se ravalant ainsi au niveau du peuple qui
avait forcé Protagoras et Anaxagore à s'exiler et avait fait boire la ciguë
à Socrate.
Où Platon n'est plus d'accord avec son temps, c'est quand il combat pour la
pureté des moeurs et réprouve la pédérastie. On sait que ces amours contre
nature étaient avoués sans vergogne dans tous les rangs de la société
antique. Les poètes chantent indifféremment l'amour naturel d'un sexe pour
l'autre et l'amour entre personnes du même sexe. On peut croire que Platon
lui-même en sa jeunesse fut plus sensible à la beauté masculine qu'à celle
de la femme. C'est ce qu'on peut conclure de ses dialogues socratiques,
notamment du Phèdre et du Banquet, où il n'est jamais question
que du charme et de la beauté des jeunes gens qu'il met en scène et c'est
peut-être ce vicieux penchant qui l'empêcha de se marier. Quoi qu'il en soit,
assagi par l'âge, il réprouve véhémentement dans les Lois ces
répugnantes amours, sans aller pourtant jusqu'à les proscrire entièrement ;
il les tolère pourvu qu'on s'en cache et qu'elles restent secrètes. Il lui
apparut sans doute qu'il était impossible d'abolir un usage si profondément
ancré dans les moeurs de son temps.
La plupart des prescriptions que l'on trouve dans les Lois sont
inspirées par un grand souci de la justice, et pourraient encore nous servir de
règles aujourd'hui ; beaucoup même se retrouvent, plus ou moins modifiées,
dans nos codes. Platon ne les a pas toutes inventées, tant s'en faut. Il en a
pris un grand nombre dans la législation athénienne, comme le prouve le
singulier usage de se présenter nu dans les maisons pour s'assurer si elles ne
recèlent pas un objet volé. D'autres, comme les repas en commun, sont
empruntées à la Crète et à Lacédémone. Platon est en effet laconisant,
comme l'était en général l'aristocratie athénienne. C'est un terrien qui se
défie du commerce, surtout du commerce maritime, parce qu'il importe des moeurs
étrangères dans la vie des villes maritimes. Aussi le commerce est-il interdit
aux citoyens de la colonie des Magnètes, comme il l'était à Sparte. Le
courage des Spartiates, qui attendaient l'ennemi de pied ferme, lui parait bien
supérieur à celui des marins athéniens, qui font des incursions sur le
territoire ennemi et se sauvent aussitôt qu'ils l'ont dévasté.
Il est si prévenu en faveur des Spartiates qu'il méconnaît le service que
rendit la flotte athénienne à Salamine et qu'il attribue le salut de la Grèce
uniquement, aux batailles terrestres de Marathon et surtout de Platées. Les
curieuses lois portées sur la cueillette des fruits par les citoyens et
particulièrement par les étrangers qui passent et qui sont autorisés à se
rafraîchir dans les jardins qu'ils rencontrent, rappellent certains usages de
Lacédémone, comme la cryptie, et la permission qu'ont les citoyens de se
servir des esclaves, des chiens de chasse et des chevaux d'autrui. Cette sorte
de communauté de biens n'était pas pour déplaire à Platon.
Quelle que soit d'ailleurs l'origine des lois édictées pour la future
république des Magnètes, quelle que soit la précision et la justesse des
prescriptions qui leur sont faites, ce qu'il y a de plus intéressant dans les Lois,
ce sont les considérations morales contenues dans les préludes qui précèdent
la plupart des lois. Avant d'édicter ses réglementa, Platon essaye d'en faire
voir l'excellence et d'encourager les citoyens à les observer de leur plein
gré, sans attendre d'y être contraints par les menaces du législateur. On
reconnaît ici le grand moraliste, passionné de vertu, qui sait trouver les
accents les plus persuasifs pour en inspirer l'amour, pour en montrer la beauté
et pour élever les âmes dans les hauteurs d'un idéal qui les rapproche des
dieux.
Les Lois sont un ouvrage de la vieillesse de Platon. Il n'eut pas le
loisir d'y mettre la dernière main. Aussi parait-il inférieur aux grands
dialogues socratiques comme le Gorgias, la République, le Phèdre,
le Banquet. La mise en scène y est moins gracieuse et moins originale,
les développements plus secs, l'imagination moins brillante, le style moins vif
et moins net. La faute en est d'ailleurs au sujet autant qu'à l'auteur. La
monotonie des pénalités successivement énumérées à la suite de chaque
délit ne prêtait guère à la poésie. Cependant la griffe du lion se
reconnaît toujours, quand l'auteur parle de la justice, de la vertu, de la
providence des dieux partout il sème des idées profondes sur la morale et sur
la politique, qui font oublier l'aridité du sujet. On est souvent surpris par
la grâce et l'enjouement qui se mêlent aux discussions les plus sérieuses.
J'en citerai, pour finir, un seul exemple.
C'est le discours que le législateur tient aux poètes (Livre VII, 817) :
"Pour les poètes qu'on appelle sérieux, c'est-à-dire pour les poètes
tragiques, si jamais quelques-uns venaient chez nous et nous posaient cette
question :
"Étranger, pouvons-nous fréquenter chez vous, dans votre ville et dans
votre pays, et y apporter et représenter nos pièces ? Qu'avez-vous décidé
sur ce point ? " Que répondrions-nous, pour bien faire à ces hommes
divins ? Pour moi, voici la réponse que je leur ferais :
"O les meilleurs des étrangers, nous sommes nous-mêmes auteurs de la
tragédie la plus belle et la meilleure que nous puissions faire. Notre plan de
gouvernement n'est qu'une imitation de ce que la vie a de plus beau et de
meilleur, et nous prétendons que cette imitation est la tragédie la plus
vraie. Vous êtes poètes, et nous aussi, dans le même genre. Nous sommes vos
rivaux et vos concurrents dans le plus beau drame, celui qu'une loi vraie est
seule capable de produire, comme nous en avons l'espoir. Ne comptez donc pas que
nous vous permettrons si facilement de dresser votre théâtre sur notre place
publique, d'y faire paraître des acteurs doués d'une belle voix, qui parleront
plus fort que nous, qui harangueront les enfants et les femmes et tout le
peuple, et, au lieu de tenir sur les mêmes institutions, le même langage que
nous, diront le plus souvent tout le contraire car on pourrait dire que nous
sommes complètement fous, nous et toute la cité, si nous vous permettions de
faire ce que vous nous demandez à présent, avant que les magistrats aient
examiné si le contenu de vos pièces est bon et convenable à dire en public,
ou s'il ne l'est pas. Commencez donc, enfants des Muses voluptueuses, par
montrer vos chants aux magistrats, pour qu'ils les comparent aux nôtres, et,
s'ils jugent que vous dites les mêmes choses ou de meilleures, nous vous
donnerons un choeur ; sinon, mes amis, nous ne saurions le faire. "
On peut rapprocher ce discours du passage célèbre de la République où
Platon renvoie de son État les poètes, après les avoir couronnés de laurier.
La verve, la grâce et l'enjouement du premier balance la séduisante
imagination et l'éclat de l'autre.
E. C.
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