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table des matières de DIOGENE LAERCE

Diogène Laërce

 

 

LIVRE IV

 

BION

texte grec

 

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  Arcésilas         Lacydes

 

BION.

[46] Bien originaire de Borysthène (01), dit lui-même à Antigone quels étaient ses parents et comment il devint philosophe. Car ce prince lui ayant fait cette question : Dis-moi d'où tu es, quelle est ta ville, et qui sont tes parents, Bion, qui s'aperçut qu'il le méprisait, lui tint ce discours :

« Mon père était un affranchi qui se mouchait du coude (voulant dire qu'il vendait des choses salées), et qui tirait son origine de Borysthène ; il n'avait point de visage, c'est-à-dire qu'il l'avait cicatrisé de caractères, empreintes de la dureté de son maître. Ma mère, femme telle que mon père en pouvait épouser, gagnait sa vie dans un lieu de débauche. Mon père, ayant ensuite fraudé le péage en quelque chose, fut vendu avec sa maison ; un rhéteur m'acheta, parce que j'étais jeune et assez agréable. [47] Il mourut et me laissa tout son bien ; je brûlai ses écrits, et ayant tout ramassé, je vins à Athènes et je devins philosophe. Voilà mon origine, dont je me glorifie ; et comme c'est là ce que j'avais à dire de moi-même, j'espère que Persée et Philonide n'en feront point une histoire. Pour ce qui regarde ma personne, vous pouvez en juger en me voyant. »

Quant au reste, Bion ne laissait pas d'être souple et fertile, et avait plusieurs fois suggéré des subtilités à ceux qui se plaisaient à embarrasser les philosophes; en d'autres occasions, il était civil et savait mettre la vanité à côté.

Il a laissé beaucoup de commentaires et des sentences : ingénieuses et utiles, entre autres celles-ci. On lui disait: Pourquoi ne gagnez-vous pas familière ce jeune homme? Parce qu'on ne peut pas, répondit-il, prendre du fromage mou à l'hameçon. [48] Quelqu'un lui ayant demandé quel est de tous les hommes le plus inquiet : Celui, dit-il, qui veut être le plus heureux et le plus en repos. On dit qu'ayant été consulté s'il convenait de se marier, il répondit : Si vous épousez une femme laide, elle fera votre supplice; si vous la prenez belle, elle sera à vos voisins autant qu'à vous. Il disait que la vieillesse est le port où abordent tous les maux; que la gloire est la mère des années ; que la beauté est un bien pour les autres ; que la richesse est le nerf de toutes choses. Il reprocha à un prodigue qui avait vendu et dissipé ses fonds, qu'autrefois la terre s'ouvrit et engloutit Amphiaraüs, mais que pour lui il avait englouti la terre. Il soutenait que l'impatience dans la douleur était un mal plus grand que de l'endurer. Il blâmait ceux qui, tandis qu'ils brillaient les morts comme insensibles, les pleuraient comme s'ils avaient du sentiment. [49] Il croyait qu'il valait mieux perdre sa beauté que d'abuser de celle d'autrui ; parce que c'était offenser le corps et l'esprit tout à la fois. Il blâmait Socrate au sujet d'Alcibiade. Il était fou, disait-il, s'il se passait de lui et qu'il lui fût nécessaire ; et il n'a pas fait un grand effort sur lui-même, s'il n'en avait pas besoin. Il estimait que le chemin depuis ce monde jusqu'en enfer était facile, puisqu'on y descendait les yeux fermés. Il blâmait Alcibiade d'avoir débauché les maris de leurs femmes dans sa puberté, et enlevé les femmes à leurs maris dans sa jeunesse. Il enseignait à Rhodes la philosophie aux Athéniens qui y étudiaient la rhétorique; et comme on l'en blâmait, il répondit : J'ai apporté du froment, ne vendrais-je que de l'orge? [50] Une de ses manières de parler était qu'en enfer on souffrait beaucoup plus de porter de l'eau dans de bonnes cruches que dans des vases percés.

Un homme qui parlait beaucoup l'importunait pour qu'il lui rendit un service  : Si tu veux, lui dit-il, que je le serve en quelque chose, envoie-m'en prier par un autre. Étant sur mer avec des gens impies, le vaisseau tomba entre les mains des corsaires : C'est fait de nous, s'écrièrent-ils, si nous sommes reconnus. Et moi, dit Bion, je suis perdu si on ne me reconnaît pas. Il regardait la présomption comme mettant obstacle aux progrès dans les sciences. Il disait d'un riche avare, qu'au lieu de posséder ses richesses, il en était possédé; et que les avares qui gardent avec soin leurs trésors n'en jouissent pas plus que s'ils n'étaient pas à eux. Il avait encore coutume de dire que, quand nous sommes jeunes, nous nous appuyons sur nos forces, et que, lorsque nous commençons à vieillir, nous nous réglons par la prudence; [51] que cette vertu est aussi différente des autres que la vue l'est des autres sens; qu'il ne faut reprocher la vieillesse à  personne comme un défaut, puisque tout le monde souhaite d'y parvenir. Un envieux lui paraissant avoir l'air triste et rêveur, il lui demanda s'il s'affligeait d'un malheur qui lui était arrivé, ou du bonheur d'autrui. Il appelait l'impiété une mauvaise compagne de la sécurité, qui trahit l'homme le plus fier. Il conseillait de conserver ses amis, de peur qu'on ne fût accusé d'avoir cultivé les mauvais et négligé les bons.

D'abord il méprisa les institutions de l'école académicienne, étant alors disciple de Cratès, et choisit la secte des cyniques, en prenant le manteau et la besace : [52] car qu'est-ce qui lui aurait sans cela inspiré l'apathie? Ensuite il se mit dans la secte théodorienne, sous la discipline de Théodore, qui ornait ses sophismes de beaucoup d'éloquence. Enfin il s'adressa à Théophraste, philosophe péripatéticien, dont il prit les préceptes. Il était théâtral, aimait à faire rire, et employait souvent des quolibets ; mais comme il variait beaucoup sa manière d'enseigner, do là vient qu'Ératosthène a dit que Bion avait le premier répandu des fleurs sur la philosophie. Il avait aussi du talent pour les parodies, témoin celle-ci (02) : « Arcbytas, que tu es content de briller dans ton ostentation ! Tu surpasses tous les railleurs en chansons et en bons mots. »

[53] Il se moquait de la musique et de la géométrie; il aimait la magnificence et allait souvent de ville en ville, employant quelquefois l'artifice pour satisfaire son ostentation ; comme quand, étant à Rhodes, il persuada à des mariniers de s'habiller en étudiants et de le suivre, et entra avec ce cortège dans une école pour se donner en spectacle. Il adoptait de jeunes gens auxquels il donnait de mauvaises leçons, et dont il tâchait de faire en sorti; que l'amitié lui servît de protection. Il s'aimait aussi beaucoup lui-même, et une de ses maximes était que tout est commun entre amis. Par cette raison personne ne voulait passer pour être son disciple, quoiqu'il en eût plusieurs, et parmi eux quelques uns qui étaient devenus fort impudents dans son commerce, [54] jusque-là qu'un nommé Bétion n'eut pas honte de dire à Ménédème qu'il croyait ne rien faire contre l'honneur, quoiqu'il fit des actions fort criminelles avec Bion ; et celui-ci tenait quelquefois des discours plus indécents encore qu'il avait appris de Théodore.

Il tomba malade à Chalcis, et, selon le témoignage des gens du lieu, il se laissa persuader d'avoir recours aux ligatures (03), et de se repentir des crimes qu'il avait commis contre la divinité. Il souffrit beaucoup par l'indigence de ceux qui étaient chargés du soin des malades, jusqu'à ce qu'Antigonus lui envoya deux domestiques pour le servir. Il suivait ce prince, se faisant porter dans une litière, comme le dit Phavorin dans son Histoire diverse; il y rapporte aussi sa mort. Voici des vers que j'ai fais contre lui :

[55] On dit que Bion de Boristhéne, Scythe d'origine, niait l'existence des dieux. S'il avait persiste dans cette opinion, on pourrait dire qu'il avait effectivement ce sentiment dont il faisait profession, tout mauvais qu'il est. Mais une maladie où il tombe lui faisant craindre la mort, on a vu celui qui niait qu'il y eût des dieux, qui n'avait jamais regardé les temples, [56] et qui se moquait de ceux qui offrent des sacrifices, faire non seulement monter à l'honneur des dieux la graisse et l'encens dans les foyers sacrés, sur la table et l'autel, non seulement dire, J'ai péché, pardonnez-moi mes crimes; mais on l'a vu aller jusqu'à ajouter foi aux enchantements d'une vieille femme, se laisser attacher des charmes au cou et aux bras, [57] et supendre à sa porte de l'aubépine, avec une branche de laurier; en un mot, disposé se prêter à tout plutôt qu'a mourir. Insensé ! qui pense que les dieux s'achètent, comme s'il n'y en avait que quand il plait à Bion de le croire ! Devenu donc inutilement sage, lorsque son gosier n'est plus qu'un charbon ardent, il tend les mains et s'écrie : Reçois mes vœux, ô Pluton !

[58] Il y a eu dix Bions : le premier, natif du Proconnèse, fut contemporain de Phérécyde de Syrus : on a deux livres de lui ; le second, Syracusain, écrivit de la rhétorique; le troisième est celui dont nous venons de donner la vie ; le quatrième, disciple de Démocrite et mathématicien d'Abdère. a écrit en langue attique et ionique; il est le premier qui ait dit qu'en certains pays il y a six mois de nuit et six mois de jour; le cinquième, né à Solès, a traité de l'Éthiopie ; le sixième, rhétoricien, a laissé neuf livres intitulés des Muses; le septième était poète lyrique; le huitième, sculpteur de Milet, dont Polémon a parlé ; le neuvième, poète tragique et un de ceux qu'on appelait Tharsiens ; le dixième, sculpteur de Clazomènes ou de Chio, dont Hipponax fait mention.

(01) Ville ainsi nommée du fleuve Boristhène.

(02) C'est un vers d'Homère qui est dis dans un autre sens.

(03) Amulettes qu'on s'attachait pour chasser les maladies.