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table des matières de DIOGENE LAERCE

Diogène Laërce

 

 

LIVRE IV

 

ARCÉSILAS

texte grec

 

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  Crantor         Bion

 

ARCÉSILAS.

[28] Arcésilas, fils de Seuthus, selon Apollodore, dans ses Chroniques, livre III, naquit à Pitane, ville de l'Éolie. Ce philosophe, fonda la moyenne académie et admit le principe du doute, à cause des contradictions qui se rencontrent dans sur les mêmes choses pour et contre, et qui établit dans les écoles la manière de raisonner par demandes et par réponses, que Platon avait introduite, mais que personne n'avait encore mise en vogue.

Voici comment il s'attacha à Crantor. Ils étaient quatre frères, dont il était le plus jeune; deux étaient frères de père et deux frères de mère : [29] l'aîné de ceux-ci s'appelait Pylade, et l'aîné des deux autres s'appelait Mœréas, qui était le tuteur de notre philosophe. Arcèsilas fut donc d'abord auditeur d'Antiloque, mathématicien, et son concitoyen, avant que de venir à Athènes ; il fut avec lui à Sardes, ensuite il devint disciple de Xanthus, musicien d'Athènes, puis de Théophraste ; après quoi il devint celui de Crantor, contre le gré de son frère Mœréas, qui lui conseillait de s'appliquer à la rhétorique : mais il avait déjà pris le goût de la philosophie. Crantor, qui prit pour lui un attachement particulier, lui ayant à cette occasion récité ce vers de l'Andromède d'Euripide :

Fille, si je vous sauve, quelle récompense en aurai-je?

Arcèsilas répondit en lui citant le vers suivant :

Vous me prendrez pour servante, ou, si vous l'aimez mieux, pour vous tenir compagnie.

[30] Depuis ce temps-là, ils vécurent dans une amitié fort étroite ; et on dit que Théophraste fut sensible à la perte qu'il avait faite de ce disciple, et qu'il le témoigna en disant : « Quel jeune homme plein d'esprit et de savoir a quitté mon école! » En effet, Arcèsilas s'énonçait avec gravité et composait avec goût. Il avait aussi de la disposition pour la poésie, et il fit des épigrammes sur Attale.

En voici une :

On ne loue pas seulement Pergame pour ses faits héroïques, on la met aussi souvent, pour la bonté des chevaux, au-dessus de Pise la sainte; mais si un mortel peut pénétrer dans l'avenir, je prévois que sa réputation s'accroîtra davantage encore.

Il fit pareillement ces vers sur Ménodore, fils d'Eudame, qui aimait un de ses condisciples :

[31] Quoique en Phrygie soit loin d'ici, aussi bien que Thyatire la sainte, ta patrie, ô Ménodore, dont la mort a depuis longtemps séché le cadavre, tous les lieux ont, pour arriver au sombre Achéron, des chemins où passe continuellement une foule d'humains. Eudame, à qui, entre plusieurs autres serviteurs, tu fus le plus cher, t'a fait élever ce monument remarquable.

Il estimait particulièrement Homère, et il avait tant d'attachement pour ce poète, qu'il en lisait toujours quelques lignes avant que de se coucher; et le matin en se levant il disait, lorsqu'il allait reprendre sa lecture, qu'il allait voir son ami. Il regardait Pindare comme propre à instruire sur le choix des grandes expressions, et à donner une heureuse fécondité de termes. Il fit aussi, étant jeune, un éloge critique du poète Ion.

[32] Il fut auditeur d'Hipponicus le géomètre, dont il avait coutume de se moquer, parce que, quoiqu'il fût lent et qu'il baillât toujours, il avait fort bien compris cette science ; et il disait de lui que la géométrie lui était tombée, en bâillant, dans la bouche. Il le reçut cependant dans sa maison lorsqu'il tomba en démence, et il eut soin de lui jusqu'à ce qu'il fût rétabli.

Cratès étant venu à mourir, Arcésilas lui succéda dans son école, avec l'agrément d'un nommé Socratide, qui s'en désista en sa faveur. On prétend qu'il n'a rien écrit, à cause du principe de douter dans lequel il était ; d'autres disent qu'il fut trouvé rectifiant quelque chose que les uns croient qu'il publia, d'autres qu'il supprima.

Il avait beaucoup de respect pour Platon, dont il lisait souvent les livres avec plaisir. [33] Il y a des auteurs qui lui attribuent d'avoir imité Pyrrhon. Il entendait la logique, ft connaissait les opinions des philosophes érétriens; ce qui fit dire à Ariston qu'il ressemblait à Platon par devant, à Pyrrhon par derrière, et à Diodore par le milieu. Timon adit de lui quelque chose de pareil, l'appelant un Ménédéme à poitrine de plomb, un, Pyrrhon tout couvert de chair, ou un Diodore; et peu après il lui fait dire : J'irai en nageant vers Pyrrhon, ou vers le tortueux Diodore.

Il était fort sentencieux et serré dans ses discours, et coupait ses mots en parlant, étant d'ailleurs satirique et hardi ; [34[ ce qui donna occasion à Timon de le reprendre en ces termes : « N'oublie point qu'étant jeune, tu méritais de recevoir les censures que tu fais. » Un jeune homme parlant devant lui avec plus d'effronterie qu'il ne lui convenait : N'y a-t-il ici personne, dit Arcésilas, qui réprime sa langue par la punition qu'il mérite? Un autre qui s'abandonnait à des plaisirs défendus, lui ayant demandé, pour s'excuser, s'il croyait que, parmi ceux qu'on pouvait prendre, l'un fût plus grand que l'autre, il lui répondit qu'oui, tout comme une mesure est plus grande que l'autre. Un nommé Émon de Chio, qui avait coutume de se parer, et qui se croyait beau malgré sa laideur, lui ayant demandé s'il pensait qu'on ne pourrait pas plaire à quelque sage : Pourquoi non, repartit-il, quand même on serait moins beau et moins orné que vous n'êtes? Un débauché offensé de sa gravité lui ayant dit : [35] Vénérable personnage, est-il permis de vous demander quelque chose, ou faut-il se taire? il lui répondit: Femme, qu'as-tu de désagréable et d'étrange à m'apprendre? Il fit taire un homme qui parlait beaucoup et disait de mauvaises choses, en lui disant que les enfants des esclaves ne savaient que tenir des discours obscènes. Il dit aussi à un autre qui faisait la même chose: Vous me paraissez avoir sucé le lait d'une bonne nourrice.

A d'autres, il ne répondait quelquefois rien. Un usurier, qui cherchait à s'instruire, lui ayant dit : Il y a une chose que j'ignore, il lui répondit : L'oiseau ne fait pas les trous par où passe le vent, à moins qu'il ne soit avec sa nichée (01). Ces paroles sont prises de l'OEnomaüs de Sophocle. [36] Un dialecticien, disciple d'Alexinus, avait voulu rapporter un trait de son maître ; mais comme il ne pouvait en venir à bout, Arcésilas lui dit que Philoxène, ayant entendu des faiseurs de brique réciter ses vers à rebours, foula leurs briques aux pieds, et dit que puisqu'ils corrompaient son ouvrage, il était juste qu'il détruisît le leur. Il blâmait ceux qui négligeaient l'étude des sciences dans l'âge où ils y sont propres. Il avait coutume d'insérer dans ses discours ces mots, Je le pense, ou, Un tel ne consentira pas à cela, en nommant en même temps son nom. La plupart de ses disciples l'imitaient, non seulement à cet égard, mais ils s'efforçaient encore de parler à sa manière et d'employer les mêmes tours d'expression que lui. [37] Il inventait avec succès, prévenait les objections qu'on pouvait lui faire, et ramenait ses raisons au principal point du discours. Il savait s'accommoder aux circonstances et persuadait ce qu'il voulait. Malgré la sévérité avec laquelle il reprenait ses disciples, son école était nombreuse, parce qu'on supportait volontiers son humeur pour profiter de ses préceptes : car c'était un homme de fort bon caractère, et qui donnait de bonnes espérances à ses disciples. Il était libéral de son bien, prêt à rendre de bons offices, et cachait les services qu'il avait rendus, détestant l'ostentation dans les bienfaits. Un jour, étant entré chez Ctésibe qui était malade, et voyant qu'il était dans le besoin, il glissa sous son chevet un sac d'argent. Ctésibe, l'ayant trouvé, dit : C'est un tour d' Arcésilas. Une autre fois il lui envoya encore mille drachmes, [38] et il procura beaucoup de crédit à Archias Arcadien, en le recommandant à Eumène.

Comme il était généreux et fort éloigné d'aimer l'argent, il était le premier à satisfaire aux contributions, et surpassait celles d'Archécrate et de Callicrate, aimant à racheter ceux qui étaient en quelque servitude, aidant beaucoup de gens et faisant plusieurs charités. Quelqu'un lui avait emprunté des vases d'argent pour recevoir ses amis ; comme il était pauvre, Arcésilas ne les redemanda point, et ne tâcha point de les ravoir. On croit même qu'il fit ce prêt à dessein, et que celui à qui il l'avait fait étant pauvre, il lui fit présent de ces vases. Il avait du bien à Pitane, dont Pylade, son frère, avait soin de lui envoyer les revenus ; outre cela, Eumène, fils de Philetère, lui faisait des présents. Aussi était-il le seul roi pour qui il avait du dévouement. [39] Plusieurs autres philosophes faisaient leur cour à Antigone, mais il fuyait les occasions d'être connu de ce prince. Il entretenait amitié avec Hiéroclès, gouverneur de Munychie et du Pirée : ordinairement il allait le voir les jours de fête, et quoique cet ami lui conseillât de rendre ses devoirs à Antigone, il ne voulut point avoir cette complaisance pour lui; et s'étant une fois contraint jusqu'à venir à l'entrée du palais, il retourna sur ses pas. Après une bataille navale, plusieurs s'étant empressés d'écrire des lettres de consolation à Antigone, il ne les imita point; et ayant été envoyé, pour les intérêts de sa patrie, en ambassade auprès de lui à Démétriade, il ne réussit point. Il passa sa vie dans l'académie, avec un grand éloignement pour les charges de l'état, [40] faisant cependant de temps en temps quelque séjour à Athènes, savoir au Pirée, où il répondait aux questions qu'on lui proposait : car il avait l'amitié d'Hiéroclès, ce qui le faisait même blâmer par quelques uns.

Il était magnifique, et on peut dire qu'il était un autre Aristippe; il faisait souvent des parties avec ses amis, et ils s'invitaient réciproquement. Il ne cachait point ses liaisons avec Théodète et Philète, fameuses débauchées d'Élée, et repoussait la médisance en se couvrant des sentences d'Aristippe. Il était porté à l'amour et avait même des inclinations plus vicieuses, jusque là qu'Ariston de Chio, stoïcien, le traitait de corrupteur de la jeunesse, et d'impudique éloquent et téméraire. [41] Les reproches qu'on lui fait là-dessus regardent Démétrius lorsqu il s'embarqua pour Cyrène, et Léocharès de Myrléa, aussi bien que Démocharès et Pythoclès, le premier fils de Lachés et le second de Bugelus. Ayant remarqué les sentiments des deux derniers pour lui, il dit qu'il y cédait par un principe louable : cela fut cause que ses censeurs l'accusèrent encore de rechercher l'amitié du peuple et la gloire.

On l'attaqua surtout chez Jérôme le péripatéticien, lorsque celui-ci invita ses amis pour célébrer le jour de naissance d'Alcyron, fils d'Antigone, fête dont Antigone faisait la dépense, par les présents qu'il envoya. [42] Arcésilas, évitant d'entrer en dispute à table, fut provoqué par un nommé Aridèle, qui lui proposa une question qui méritait d'être un sujet de conversation ; mais il répondit que la principale qualité d'un philosophe était de savoir faire chaque chose en son temps. Timon le raille sur son goût pour les applaudissements du vulgaire. « A peine, dit-il, achève-t-il de parler, qu'il perce la foule à droite et à gauche; on le contemple comme des oiseaux nigauds admirent le hibou. Voilà le fruit qui te revient de la faveur du peuple ; mais, homme vain, cela vaut-il la peine de l'en glorifier? »

Arcésilas était d'ailleurs si modéré et si peu plein de lui-même, qu'il exhortait ses disciples d'aller entendre d'autres maîtres que lui. Un jeune homme de Chio ayant témoigné qu'il préférait l'école de Jérôme le péripatéticien à la sienne, il le prit par la main, l'y conduisit, le recommanda au philosophe, et exhorta le jeune homme à être docile. [43] Quelqu'un lui ayant demandé pourquoi quantité de disciples quittaient les sectes de leurs maîtres pour embrasser celle d'Épicure, tandis qu'aucun épicurien n'abandonnait la sienne pour en embrasser une autre, il répondit : « Parce que des hommes on fait bien des eunuques, mais que des eunuques on ne fait point des hommes. »

Étant près de mourir, il disposa de ses biens en faveur de Pylade, son demi-frère, en reconnaissance de ce qu'il l'avait mené à Chio, à l'insu de Mœréas, son frère aîné, et de là à Athènes. Il ne fut jamais marié, et ne laissa point d'enfants. Il fit trois testaments, l'un à Érétrie, qu'il mit entre les mains d'Amphicrite ; le second, il le déposa à Athènes chez un de ses amis, et envoya le troisième à un de ses parents nommé Thaumasias, en le priant de le conserver ; il lui écrivit aussi cette lettre :

ARCÉSILAS A THAUMASIUS, SALUT.

[44] « J'ai donné mon testament à Diogène, qui vous le remettra, étant souvent malade et valétudinaire. J'ai pris cette précaution afin que, s'il m'arrivait de mourir inopinément, je ne m'en aille pas eu vous faisant quelque tort, après avoir reçu tant de marques de votre affection pour moi. Vous fûtes toujours le plus fidèle de mes amis, soyez-le encore par rapport au dépôt que je vous confie ; je vous en prie, tant en considération de mon âge que de notre consanguinité : souvenez-vous donc de la confiance que je mets dans votre bonne foi, et so;ez juste envers moi, afin qu'autant qu'il se peut, mes affaires soient en bon état. J'ai deux autres testaments, l'un a Athènes chez un de mes amis; l'autre est chez Amphicrile, à Erétrie. »

Selon Hermippe, il mourut d'une fièvre chaude, dont il fut attaqué pour avoir bu trop de vin, dans la soixante-quinzième année de son âge. Les Athéniens lui firent plus d'honneur qu'ils n'en avaient fait à personne. [45] J'ai fait ces vers sur son sujet :

Arcésilas, pourquoi bois-tu jusqu'à perdre la raison? Je suis moins affligé de ta mort, que de l'affront que ton excès fait aux Muses.

Il y a eu trois autres Arcésilas : le premier fut poète de l'ancienne comédie; le second, poète élégiaque; le troisième, sculpteur, sur lequel Simonide composa cette épigramme :

Cette statue de Diane coûta deux cents drachmes de Parium, de celles qui portent la marque d'Aratus. L'artiste Arcésilas, fils d'Aristodicus, l'a faite avec le secours de Minerve.

On lit, dans les Chroniques d'Apollodore, qu'Arcésilas le philosophe florissait vers la cent vingtième olympiade.

(01) Il y a ici un jeu de mots qui consiste en ce que le mot qui signifie des petits signifie ausssi l'usure.