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LUCIEN
LXI.
SUR UN APPARTEMENT (01)
LX LE
PSEUDOLOGISTE
LXII EXEMPLES
DE LONGÉVITÉ
1. Ainsi Alexandre, eut envie de se baigner dans le Cydnus (02)
en voyant les eaux belles, transparentes, profondes sans danger, doucement
rapides, agréables au nageur, fraîches pendant l'été. Si bien que, quand il
aurait pu prévoir la maladie qui en fut la conséquence, il n'aurait pas, je
crois, résisté au plaisir de se plonger dans ce bain. De même, à la vue d'un
appartement vaste et magnifique, éclairé de la lumière la plus pure, où l'or
étincelle de toutes parts, où la peinture étale la richesse de ses couleurs,
quel est l'orateur de profession qui ne désirerait y prononcer quelque discours,
s'y faire applaudir, s'y créer une réputation, le faire remplir de danseurs, et
contribuer ainsi de tous ses moyens à l'embellir ? Qui pourrait, après un examen
attentif de tant de merveilles laisser ce lieu muet, sans y faire entendre sa
voix, sans lui adresser la parole, sans converser avec lui ? Il faudrait être
privé soi-même de la faculté de parler ou réduit au silence par l'envie.
2. Par Hercule ! ce ne serait pas agir en artiste, en homme qui se passionne
pour les chefs-d'œuvre ; il y aurait grossièreté, lourdeur, absence totale de
goût pour les arts, aveu de son incompétence en fait de beauté, éloignement
barbare pour tout ce qui est grand, ignorance de ce principe que les hommes sans
culture ne peuvent pas juger de certains spectacles comme ceux qui sont
instruits. Il suffit aux premiers d'ouvrir les yeux, de jeter autour d'eux et de
promener partout leurs regards, de lever la tête vers la voûte, de remuer la
main en signe d'approbation, d'admirer en silence dans la crainte d'exprimer des
sentiments qui ne soient point à la hauteur des objets dont ils sont frappés.
Mais l'homme instruit, qui considère cette vue admirable, ne se contente pas de
cette jouissance des yeux ; il ne reste pas spectateur muet de ces beautés ; il
essaye, de son mieux, de s'en pénétrer et de les exprimer par une parole
reconnaissante.
3. Ici la reconnaissance ne consiste pas seulement dans l'éloge. Cela pouvait
suffire à ce jeune insulaire (03)
qui, frappé de la beauté du palais de Ménélas, comparait à l'éclat des cieux
l'ivoire et l'or qu'il y voyait briller, comme s'il n'eût rien vu d'aussi beau
sur la terre. Mais prononcer un discours dans cette demeure, y rassembler les
auditeurs les plus distingués pour y déployer son talent oratoire, c'est faire
en partie son éloge. Rien n'est plus agréable, à mon avis, que de voir
l'appartement le plus magnifique, où les louanges et les expressions de la
faveur se font entendre de toutes parts, s'ouvrir pour recevoir nos discours, et
qui, sonore comme les antres profonds, répète nos paroles, prolonge les derniers
accents de la voix, retarde la fin de chaque période ou plutôt, tel qu'un
auditeur dont la mémoire est facile, retient tout ce que l'on dit, fait l'éloge
de celui qui parle, et lui paye ainsi le tribut littéraire de sa reconnaissance.
C'est ainsi que les rochers élevés répètent les accords des flûtes pastorales ;
le son revient sur lui-même, renvoyé par l'écho, tandis que le vulgaire croit
que c'est une jeune fille qui répond à ceux qui chantent ou qui crient, du fond
des rochers où elle habite et d'où partent les paroles qu'elle envoie.
4. Il me semble que la magnificence de ces lieux élève le génie de l'orateur ;
son éloquence s'éveille ; il se sent inspiré par ce spectacle. Presque toujours,
en effet, la beauté passe des yeux jusqu'à l'âme qui la prend pour modèle et la
reproduit dans les discours. Comment ! nous croirions qu'Achille, à la vue de
ses armes (04),
redoubla de fureur contre les Phrygiens, qu'à peine les eut-il revêtues pour les
essayer, il se sentit une nouvelle ardeur et des ailes pour les combats ; et la
beauté de cette demeure n'enflammerait pas le génie de l'orateur ? Il suffisait
à Socrate d'être assis à l'ombre d'un beau platane (05),
sur un gazon fleuri, près d'une source limpide, voisine de l'Ilissus, pour
diriger la pointe délicate de son ironie contre Phèdre de Myrrhine, en lui
montrant les défauts du discours de Lysias, fils de Céphalus. Il invoquait les
Muses, convaincu qu'elles viendraient en ce lieu solitaire lui prêter assistance
dans ses discussions sur l'amour. Il ne rougissait point, vieillard, d'inviter
des vierges à prendre part à ces entretiens philopédiques. Et nous ne croirons
pas que les Muses viendront d'elles-mêmes dans un si beau séjour ?
5. On ne trouve pas seulement dans cette demeure l'ombrage de la beauté d'un
platane ; quand même au lieu de celui de l'Ilissus il s'agirait du platane d'or
du grand roi (06).
Le prix élevé seul de cet arbre causait de la surprise. Ni l'art, ni la beauté,
ni la justesse des proportions, ni l'élégance des formes ne relevaient cette
oeuvre et ne se fondaient avec la richesse du métal : ce n'était qu'un objet
fait pour des yeux barbares, un étalage d'or capable d'exciter la convoitise des
spectateurs et la vanité des possesseurs. Du reste, rien qui méritât des éloges.
Les Arsacides (07)
n'avaient aucun sentiment du beau ; ils ne montraient pas leurs trésors pour
charmer les yeux des hommes ni pour provoquer leurs louanges, ils ne tenaient
qu'à les frapper d'étonnement : c'est le caractère des barbares ; ils n'aiment
pas ce qui est beau, mais ce qui est riche.
6. La beauté de cette demeure n'est pas faite pour les yeux d'un barbare ; elle
n'a ni le luxe insolent des Perses ni l'orgueil de leur souverain ; elle veut
pour spectateur non pas un pauvre, mais un connaisseur instruit, qui, dans ses
jugements, consulte autant sa raison que ses yeux. En effet, que cet appartement
soit tourné vers la partie du jour la plus pure, or, il n'en est pas de plus
belle et de plus désirable que le point même où le jour prend naissance, qu'il
reçoive les premiers rayons émanés du soleil, que, par ses portes ouvertes, il
soit inondé de lumière (exposition que les anciens choisissaient pour leurs
temples), que sa longueur soit proportionnée à sa largeur, que son élévation
réponde à l'une ou à l'autre, que les fenêtres offrent un champ libre à la vue
et soient tournées vers chaque endroit du ciel où naît une saison, comment ne
pas trouver tout, cela fort agréable et digne de nos éloges ?
7. On doit encore admirer la beauté des plafonds, qui ne présentent aucune
superfluité dans les ornements, aucune surcharge qui choque le goût, mais un
emploi convenable et mesuré de l'or, sans qu'on puisse reprocher d'avoir plaint
le métal. C'est ainsi qu'une femme belle et modeste se contente de porter
quelques bijoux propres à relever sa beauté, un collier mince autour du cou, une
bague légère au doigt, des pendants aux oreilles, une agrafe, une bandelette qui
arrête ses cheveux flottants, sans ajouter à ses attraits d'autre parure que ce
que la pourpre en ajoute à un vêtement. Mais les courtisanes, surtout celles qui
sont laides, mettent une robe toute de pourpre, se font le cou tout entier d'or,
usent du luxe comme moyen de séduction, et suppléent par les ornements
extérieurs à ce qui leur manque de beauté. Elles s'imaginent que leurs bras
seront plus blancs, quand on y verra briller l'or, que la forme disgracieuse de
leur pied se perdra dans l'or de leurs sandales, que leur visage deviendra plus
admirable, quand il resplendira d'un éclat emprunté. Voilà ce que font les
courtisanes, mais la femme pudique ne porte de l'or qu'autant qu'il convient, et
où il en faut. Je crois même qu'elle ne rougirait pas de montrer sa beauté toute
nue.
8. Ainsi la voûte de cet appartement, ce qu'on en pourrait appeler la tête,
présente, sans autre parure, un aspect aimable ; elle n'a d'or que comme le ciel
embelli, pendant la nuit, d'étoiles qui brillent de distance en distance, et
fleuri de feux qui ne luisent que par intervalles. Si en effet, ces feux
étincelaient de toutes parts, loin que le ciel nous parût beau, il serait
terrible. Ici, au contraire, on voit que l'or n'est pas inutile, ni répandu
parmi les autres ornements pour le seul plaisir de la vue ; il brille d'un éclat
agréable et colore de ses reflets rouges l'appartement tout entier. Lorsque la
lumière vient à frapper cet or, ils forment ensemble une clarté vive qui répand
au loin la sérénité de ses rayons empourprés.
9. Telle est donc la beauté de ce faîte qu'il faudrait, pour le louer, le talent
d'un Homère, qui ne manquerait pas de l'appeler un dôme magnifique (08)
comme la chambre d'Hélène, ou, comme l'Olympe, un séjour radieux (09).
Quant aux autres ornements, aux peintures des murailles, à la richesse des
couleurs, à la vivacité, à la perfection et à la vérité du dessin, on peut les
comparer au printemps et à une prairie émaillée de fleurs. Seulement, ces fleurs
se fanent, se dessèchent, se changent et perdent leur fraîcheur, tandis qu'ici
le printemps est perpétuel, la prairie toujours fraîche, les fleurs éternelles,
car la vue seule les touche et cueille ce spectacle enchanteur.
10. Qui peut dès lors demeurer insensible à l'aspect de ces beautés ravissantes
? Qui ne désire, même au-delà de ses forces, prendre la parole au milieu de ce
séjour, surtout quand on sait qu'il y a honte à rester au-dessous des objets,
qu'on a sous les yeux ? La vue des beaux objets est, en effet, pleine de
charmes. L'homme n'est pas le seul être qui s'y montre sensible. Un cheval, je
crois, court avec plus de plaisir dans une plaine dont la pente est douce et
facile, dont le sol moelleux reçoit doucement son pas, cède à la pression du
pied et ne repousse point le sabot qui le frappe ? Il déploie alors toute sa
vitesse, s'abandonne à son élan et dispute de beauté avec le champ que ses pieds
foulent.
11. Voyez le paon (10),
quand le printemps renaît ; il se promène dans une prairie, lorsque les fleurs
s'épanouissent non seulement plus agréables, mais, pour ainsi dire, plus
fleuries, et qu'elles brillent des plus vives couleurs ; il ouvre ses ailes, les
déploie au soleil, élève sa queue, l'ouvre en forme de cercle, fait admirer les
fleurs dont il est lui-même paré, ainsi que le printemps de ses plumes, et
semble défier la prairie au combat de la beauté. Il se tourne, il se pavane, il
marche fier de sa splendide parure, surtout au moment où il parait le plus
admirable, grâce aux reflets ondoyants de ses couleurs, sans cesse remplacées
par des nuances qui prennent à chaque instant un nouvel éclat. Or, cet effet se
produit particulièrement aux cercles placés à l'extrémité de ses plumes, et dont
chacun semble formé des couleurs de l'arc-en-ciel. Ce qui était de l'airain, au
plus léger mouvement, devient de l'or, et le bleu céleste émané du soleil, en
passant à l'ombre, se change en une teinte verdoyante : ainsi le plumage de cet
oiseau se transforme par mille jeux de lumière.
12. Le charme que la mer exerce sur nous, l'attrait par lequel elle nous séduit,
quand elle se déroule calme sous nos yeux, est un fait que vous connaissez tous
sans que je vous le dise. Il n'est personne alors qui, malgré son amour pour la
terre et son éloignement pour la navigation, ne soit prêt à s'embarquer, à
entreprendre un voyage et à s'avancer loin du rivage, surtout lorsqu'il voit un
vent favorable enfler légèrement la voile, et le vaisseau glisser avec douceur
et mollesse à la surface des flots.
13. C'est ainsi que la beauté de cette demeure a le pouvoir de nous engager à
prononcer un discours, éveille l'éloquence et inspire à l'orateur le désir des
applaudissements. Pour moi, je cède, ou plutôt, j'ai cédé à ces attraits, et je
suis venu pour parler dans ce séjour, séduit par une puissance magique ou par
les charmes d'une sirène, et j'ai l'espoir que, si mes paroles ne sont pas
belles par elles-mêmes, elles le paraîtront du moins, ornées d'un si riche
vêtement.
14. Cependant voici qu'un autre discours, qui n'a rien de méprisable et qui se
prétend plein de noblesse, s'est présenté à mon esprit, pendant que je vous
parlais, et s'est efforcé à plusieurs reprises de m'interrompre ; puis,
maintenant que j'ai fini, il élève la voix ; il soutient que j'ai déguisé la
vérité, et dit qu'il est fort étonné que j'aie pu avancer que la beauté d'un
appartement, les peintures et l'or dont il est décoré, le rendaient plus propre
à faire briller le talent d'un orateur ; car c'est précisément le contraire.
Mais il vaut mieux, si vous le trouvez bon, que le discours se présentant
lui-même devant vous, comme devant ses juges, plaide sa propre cause, et qu'il
établisse les raisons sur lesquelles il se fonde, pour penser qu'une demeure
simple et sans beauté est plus favorable à l'éloquence. Vous m'avez entendu. Je
n'ai pas besoin de revenir une seconde fois sur le même objet. C'est à présent
mon adversaire qui parle : je vais lui faire place et je garde le silence.
15. "Citoyens juges, dit-il, l'orateur qui a parlé avant moi a prodigué les plus
grands éloges à cet appartement, et, si j'ose le dire, il lui a donné par sa
parole un nouvel éclat. Je suis tellement éloigné de lui en faire aucun
reproche, que je suis prêt à suppléer aux louanges qui ont pu lui échapper ;
mais plus cette demeure nous paraîtra belle, plus il sera démontré qu'elle ne
peut servir au dessein de celui qui veut y prononcer un discours. Et d'abord,
puisque mon adversaire a parlé des femmes et de leurs parures d'or,
permettez-moi d'employer la même comparaison. Je soutiens qu'une riche parure,
loin de faire valoir la beauté d'une femme, s'oppose à son effet, attendu que
tous ceux qui la verront, éblouis de l'éclat de l'or et des pierreries au lieu
d'admirer en elle la blancheur de son teint, la vivacité de ses yeux, son cou,
ses bras ou ses doigts, ne feraient attention qu'à la sardoine, à l'émeraude, au
collier ou aux bracelets ; en sorte que cette beauté pourrait justement
s'offenser de ce qu'on l'oublie, pour ne s'occuper que de ses ornements, qui ne
laissent pas aux spectateurs le temps de louer ses attraits, et ne la font
considérer que comme un accessoire de ce plaisir des yeux.
16. C'est aussi ce qui doit nécessairement arriver à celui qui se hasarde à
prononcer un discours au milieu de tant de chefs-d'œuvre des arts. Ce qu'il dit
est bientôt éclipsé par toutes les beautés qui l'environnent : l'éclat s'en
amortit et s'en efface comme celui d'une lampe qu'on placerait au milieu d'un
grand bûcher, et les paroles s'amoindrissent comme une, fourmi placée auprès
d'un éléphant ou d'un chameau. Un pareil théâtre est redoutable à un orateur.
D'ailleurs, en parlant dans un lieu si retentissant et si sonore, la voix
devient aisément confuse. L'écho y renvoie les sons, les reproduit, les répète,
ou plutôt il couvre l'organe de l'orateur : on dirait une trompette écrasant les
accords d'une flûte qui résonne avec elle ou la mer étouffant les accents des
rameurs, lorsque, malgré le bruit des flots, ils veulent manœuvrer en chantant,
car un son plus fort l'emporte toujours sur un plus faible et le réduit au
silence.
17. Mon adversaire dit encore que la vue d'une demeure magnifique anime le génie
d'un orateur. C'est, selon moi, l'inverse qui a lieu. Elle étonne, elle effraye,
elle trouble l'esprit, et le rend d'autant plus timide qu'il sait que rien n'est
plus honteux que de faire entendre dans un séjour rempli de beautés, des
discours qui ne lui ressembleraient pas. La faiblesse de son talent se montre
plus à découvert. Ainsi, lorsqu'un homme revêtu d'armes éclatantes prend la
fuite le premier, la magnificence de son armure rend sa lâcheté plus
remarquable. L'orateur d'Homère (11)
l'entendait bien ainsi, selon moi, lorsque, peu soucieux d'avantages personnels,
il prend l'attitude d'un homme simple et sans expérience, afin que la beauté de
ses discours devienne plus frappante,
comparée avec sa propre laideur. D'un autre côté, il n'est pas possible que
l'imagination de celui qui parle dans un lieu richement décoré ne soit pas
continuellement occupée de tout ce qu'il voit : cet éclat le ravit, l'entraîne
et le distrait de ce qu'il dit. Comment pourrait-il bien parler, lorsque son âme
est entièrement occupée à faire l'éloge de tout ce qui frappe ses regards ?
18. J'oubliais de dire que les assistants engagés à venir entendre ce discours,
en entrant dans un séjour si magnifique, au lieu d'auditeurs deviennent
spectateurs. Il n'est point de Démodocus, de Phémius, de Thamyris, d'Amphion, ni
d'Orphée (12),
qui puissent les distraire d'un pareil spectacle. A peine chacun d'eux a-t-il
franchi le seuil, qu'environné d'une foule de merveilles, il oublie qu'il doit
entendre un discours et n'a nullement l'air de quelqu'un qui écoute. Il est tout
entier aux objets qu'il aperçoit, à moins qu'il ne soit absolument aveugle ou
que la séance ne se tienne durant la nuit, comme celles de l'Aréopage.
19. En effet, que le charme du langage soit bien loin d'avoir la même puissance
que celui de la vue, c'est ce que prouve aisément la fable des Sirènes comparée
à celle des Gorgones. Les premières séduisaient et retenaient par leurs chants
flatteurs les matelots engagés dans leurs parages, mais il fallait quelque temps
pour que le charme opérât, et jadis un héros passa auprès d'elles sans prêter
l'oreille à leurs accents. La beauté des Gorgones exerçait un empire bien plus
terrible, elle pénétrait jusqu'aux
ressorts mêmes de l'âme. Leur vue seule jetait le spectateur hors de lui, le
rendait muet de surprise, et, comme le disent la fable et la tradition, le
transformait en pierre. Le tableau que mon adversaire vous a tracé du paon est
tout entier, je crois, à mon avantage. C'est son aspect qui enchante, et non sa
voix. Que l'on mette à côté de lui un rossignol ou un cygne, qu'on les fasse
chanter, tandis que le paon, silencieux, déploiera les richesses de son plumage,
je suis certain que l'âme des spectateurs passera bientôt à lui, et dira un long
adieu aux chants de ses rivaux, tant il y a un charme irrésistible dans les
plaisirs des yeux (13)
!
20. Je vais, si vous le désirez, vous en fournir pour témoin un homme plein de
sagesse, qui vous attestera que ce que l'on voit cause une impression plus
profonde que ce qu'on entend. Héraut, appelle ici Hérodote d'Halicarnasse, fils
de Lyxus (14).
Le voici fort à propos. Qu'il paraisse devant vous et qu'il fasse sa déposition.
Permettez-lui seulement d'employer, selon son habitude, le dialecte ionien : "Ce
qu'on vous dit, ô juges, est très vrai. Croyez-en celui qui vous dit que la vue
est préférable à l'ouïe. Les oreilles, en effet, sont plus infidèles que les
yeux (15)."Vous
venez d'entendre le témoin : il assigne le premier rang à la vue, et il a
raison. Les paroles sont ailées, elles volent et disparaissent au sortir de la
bouche. Mais le plaisir des yeux est permanent et durable ; il pénètre
profondément le spectateur.
21. Comment, en effet, ne pas convenir que c'est un rude adversaire pour un
orateur qu'une demeure aussi belle, aussi admirable ? Je n'ai point encore dit
ce qui me paraît la preuve la plus convaincante. Vous-mêmes, juges, tandis que
je parle, vous levez les yeux vers la voûte, vous admirez les peintures qui
décorent les murailles, vos regards passent de l'une à l'autre. N'en rougissez
pas : on ne peut vous faire un crime de suivre un penchant si naturel à l'homme,
surtout quand les sujets de la curiosité sont aussi beaux, aussi variés. La
perfection de l'art et l'exactitude avec laquelle ces histoires sont
représentées, offrent à la fois une histoire instructive des faits antiques et
un plaisir réel, qui ne peut être bien goûté que par des spectateurs lettrés.
Or, afin que vous ne m'abandonniez pas tout à fait, pour fixer vos regards sur
ces tableaux, je vais essayer de vous les décrire. Peut-être aurez-vous quelque
plaisir à entendre ce que vos yeux ne se lassent point d'admirer ; peut-être
accueillerez-vous cette description avec faveur, et m'accorderez-vous la
préférence sur mon adversaire, puisque, tout en faisant preuve de talent,
j'aurai doublé votre plaisir. Considérez toutefois et la difficulté et ma
hardiesse d'essayer sans couleurs, sans poses, et sans cadre, le dessin de tant
d'images. On ne peut faire qu'une légère esquisse au moyen du langage.
22. À droite, en entrant, l'histoire d'un héros d'Argos est unie à une aventure
éthiopienne. Persée tue le monstre marin et délivre Andromède, pour l'épouser et
l'emmener avec lui. C'est un épisode de sa lutte aérienne contre la Gorgone (16).
L'artiste a exprimé beaucoup de choses dans un espace étroit, la pudeur et la
crainte de la jeune fille qui assiste au combat du haut du rocher, le courage
que l'amour inspire au jeune homme, l'aspect effrayant du monstre invincible,
hérissé de dards, ouvrant une gueule énorme. Persée de la main gauche lui
présente la tête de la Gorgone, et de la droite il le frappe avec son épée.
Toute la partie du monstre qui a vu la Gorgone est déjà pétrifiée, et ce qui
reste de vivant expire sous le glaive recourbé.
23. À la suite de ce tableau, il y en a un autre qui représente une juste
vengeance. Le peintre s'est inspiré, pour le sujet, d'Euripide ou de Sophocle,
car ces deux poètes ont retracé la même scène. Deux jeunes amis, Pylade de
Phocide et Oreste, que l'on croyait mort, arrivent tous deux en secret dans le
palais d'Agamemnon, et tuent Égisthe. Déjà Clytemnestre est immolée, et son
corps à moitié nu est étendu sur un lit. Tous les esclaves, frappés d'effroi,
poussent des cris ou cherchent par où fuir. C'est une belle idée de l'artiste de
n'avoir fait qu'indiquer ce qu'il y a d'impie dans cette scène de meurtre, et
d'avoir représenté les deux jeunes gens occupés au meurtre de l'adultère (17).
24. Plus loin, c'est un dieu d'une beauté parfaite et un jeune homme charmant -
le sujet indique un divertissement amoureux. Branchus, assis sur une pierre,
présente un lièvre à son chien et joue avec lui. Le chien semble s'élancer pour
saisir le gibier. Apollon est là qui sourit et s'amuse des jeux du jeune homme
et des efforts du chien.
25. Ensuite, on retrouve Persée accomplissant les exploits qui précèdent le
meurtre du monstre. On lui voit trancher la tête de Méduse (18),
et Minerve le couvrir de son égide. Il a exécuté ce trait hardi, mais il n'en a
vu l'objet que dans le bouclier de la déesse où se réfléchit l'image de la
Gorgone, car il savait ce qu'il en coûtait pour la regarder réellement.
26. Au milieu de la muraille, de l'autre côté de la porte, est un édicule
consacré à Minerve : la déesse est de marbre blanc,
elle n'a pas un costume guerrier, mais celui qui convient à une déesse
belliqueuse, qui demeure en paix.
27. Vient, ensuite une autre Minerve. Ce n'est pas une statue, mais une peinture
: Vulcain amoureux la poursuit, elle fuit, et c'est de cette poursuite que naît
Érichton.
28. Le tableau qu'on trouve après représente aussi une ancienne fable. C'est
Orion aveugle, portant sur ses épaules Cédalion qui le dirige du côté de la
lumière.
29. Le Soleil se lève, guérit la cécité d'Orion, et Vulcain assiste à cette
scène de son île de Lemnos (19).
30. Plus loin, Ulysse contrefait l'insensé pour ne pas accompagner les Atrides
dans leur expédition. Les ambassadeurs l'invitent à partir. Tous les détails de
cette folie simulée sont parfaits, la charrue, la bizarrerie de l'attelage,
l'ignorance de ce qui se passe. Il est trahi par sa tendresse pour son petit
enfant. Palamède, fils de Nauplias, soupçonnant la vérité, saisit Télémaque et
menace de le tuer : il tient son épée nue, et oppose une fureur feinte à cette
folie prétendue. Le péril de son fils rappelle Ulysse au bon sens, il redevient
père et laisse de côté toute dissimulation.
31. Médée est le sujet du dernier tableau. Elle paraît enflammée de jalousie,
jette un regard sombre sur ses enfants et semble méditer quelque dessein
terrible. Elle tient déjà son épée. Les deux pauvres petits sont devant elle,
ils rient et ne se doutent de rien, quoiqu'ils voient l'épée entre les mains de
leur mère.
32. Ne voyez-vous pas, citoyens juges, comme ces objets charment tous les
auditeurs, comme ils attirent leurs yeux.
L'orateur va bientôt rester seul. Et cependant, si je vous parle ainsi, ce n'est
pas pour que vous taxiez mon adversaire de témérité et d'audace, pour s'être
jeté de lui-même dans une entreprise si périlleuse ni pour que vous le
condamniez avec un sentiment de haine et en l'abandonnant au milieu de son
discours. Je veux, au contraire, que vous le secondiez de tout votre pouvoir, en
fermant, s'il se peut, les yeux, afin de mieux l'entendre, et en songeant aux
difficultés de sa tâche. Il lui serait, en effet, impossible, lors même qu'il ne
vous aurait pas pour juges, mais pour alliés, de ne pas paraître au-dessous de
cette magnifique demeure. Et si je vous fais cette demande pour un adversaire,
n'en soyez pas surpris : l'amour que ce séjour m'inspire, me fait souhaiter que
celui qui vient y parler, quel qu'il soit, y recueille des applaudissements."
(01)
Wieland et Schmieder attribuent ce morceau à la jeunesse de Lucien.
(02)
Voy. notre Essai sur la légende d'Alexandre le Grand, p. 111 et
suivantes.
(03)
Télémaque. Voy. Odyssée, IV, v. 71.
(04)
Iliade, XIX, v. 15.
(05)
Voy. le commencement du Phèdre de Platon.
(06)
Hérodote, VII, XXVII. Cf Pline, Hist. nat. XXXIII, X.
(07)
Gesner fait observer que Darius n'était point de la famille des Arsacides.
(08)
Voy. Odyssée, IV, v. 121.
(09) Iliade,
I, v. 532.
(10)
Cf. Dion Chrysostome, XIIe Discours ; Oppien, De la chasse,
II, v. 689. Buffon, le Paon.
(11)
Voy. Iliade, III, v. 217.
(12)
Voy. ces mots dans le Dict. de Jacobi.
(13)
Cf. Horace, Art poétique, v. 480 et suivants.
(14)
C'est l'illustre historien.
(15)
Voy. Hérodote, 1, VIII.
(16)
Cf Philopatris, 8, et le XIVe Dialogue marin.
(17)
Voy. les tragédies d'Eschyle et de Sophocle.
(18)
Voy. ce mot dans le Dict. de Jacobi. Cf. Lactance, Div,. inst., I, XVII.
(19)
On peut voir cette fable détaillée dans les Catastérismes d'Ératosthène,
chap. XXXII.
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