Cicéron, Philippiques

 

CICÉRON

NEUVIÈME PHILIPPIQUE.

autre traduction (Nisard)

huitième - dixième

 

 

 

 

NEUVIÈME PHILIPPIQUE.

 

 

 

I. Je voudrais, Pères conscrits, que les dieux immortels nous eussent permis d'adresser nos actions de grâces à Serv. Sulpicius vivant, au lieu d'avoir à délibérer sur les honneurs à lui rendre après sa mort. Oui, je n'en doute point, si cet illustre citoyen avait pu venir lui-même nous rendre compte de sa mission, son retour aurait été aussi agréable pour nous que salutaire à la république. Non qu'à L. Philippus et à L. Pison le zèle et l'activité aient manqué dans l'accomplissement d'un devoir et d'une fonction si importants; mais Serv. Sulpicius leur était supérieur en âge, comme à tous en sagesse; et soudainement enlevé à la cause dont il était l'espoir, il semble avoir laissé la députation pour ainsi dire orpheline et sans appui. Si jamais hommage mérité fut rendu à la mort d'un député, on reconnaîtra qu'il n'est dû à personne plus justement qu'à Serv. Sulpicius. D'autres députés ont pu, dans l'exercice de leur mission, être surpris par la mort ; mais c'était avec les chances ordinaires d'une vie incertaine, et sans avoir aucun sujet particulier de redouter la mort, qu'ils étaient partis: Serv. Sulpicius en partant avait quelque espoir de parvenir jusqu'à Antoine ; il n'en avait aucun de retour. Bien qu'il fût tellement souffrant, que, si à l'état déplorable de sa santé se joignait la fatigue du voyage, il dut craindre de succomber, il n'hésita pas, toutefois, de tenter si, jusqu'à son dernier soupir, il pourrait être utile à la république. Aussi, ni la rigueur de l'hiver, ni les neiges, ni la longueur de la route, ni la difficulté des chemins, ni sa maladie qui s'aggravait de jour en jour, rien n'a pu le retenir. Arrivé au lieu de sa destination, et au moment d'entrer en conférence avec celui vers lequel il avait été envoyé, tous ses soins, toutes ses pensées étaient concentrés dans l'accomplissement de sa mission, quand la vie l'abandonna. Ainsi, comme toujours, vous avez en cette occasion, C. Pansa, admirablement bien agi en nous proposant d'honorer la mémoire de Serv. Sulpicius, et vous lui avez donné vous-même d'éloquents éloges. Après ce que vous avez dit, je me bornerais à exprimer mon opinion, si je ne croyais convenable de réfuter P. Servilius qui prétend que l'honneur d'une statue ne doit être accordé qu'au député qui, durant sa mission, a péri par le fer. Quant à moi, Pères conscrits, interprétant la pensée de nos ancêtres, je crois qu'ils ont uniquement considéré la cause et non le genre de mort. Si pour celui qui a trouvé la mort dans l'accomplissement de sa mission, ils ont voulu l'érection d'un monument, c'était pour que, dans des guerres acharnées, les chances d'une fonction périlleuse fussent plus courageusement affrontées. Ce ne sont donc pas les exemples de nos ancêtres qu'il faut chercher; c'est la pensée qui, de leur part, a donné lieu à ces exemples, qu'il s'agit d'examiner.

II. Lar Tolumnius, roi des Véiens, fit périr à Fidènes quatre ambassadeurs du peuple romain, dont les statues se voyaient encore de notre temps près des Rostres. Honneur mérité par lequel nos ancêtres assurèrent à ces citoyens morts pour la république, en échange d'une courte existence, une gloire durable. A Cn. Octavius, cet illustre et grand citoyen qui le premier fit entrer le consulat dans une famille depuis si féconde en grands hommes, fut érigée la statue que nous voyons encore auprès des Rostres. Personne alors ne portait envie aux hommes nouveaux, personne alors qui n'honorât la vertu. Notez que cette ambassade de Cn. Octavius ne présentait pas la plus légère apparence de danger. Envoyé par le sénat pour reconnaître les dispositions des rois et des peuples libres, et surtout pour empêcher le petit-fils de ce roi Antiochus, qui avait fait la guerre à nos ancêtres, d'avoir des flottes et d'entretenir des éléphants, il fut, dans le gymnase de Laodicée, assassiné par un certain Leptines. Alors lui fut décernée par nos ancêtres, en compensation de la vie, une statue destinée à honorer longtemps sa race illustre, dont elle est aujourd'hui l'unique monument. Or, pour Cn. Octavius, comme pour Tullus Cluvius, L. Roscius, Sp. Antius et C. Fulcinius, qui furent assassinés par le roi des Véiens, ce n'est pas le sang qu'ils répandirent en mourant, mais la mort qu'ils subirent au service de l'État que l'on voulut honorer.

III. Si donc, Pères conscrits, un simple accident avait occasionné la mort de Serv. Sulpicius, je me bornerais à déplorer une perte si douloureuse à la république : toutefois, je ne demanderais pas de monument, la douleur publique suffirait pour honorer sa cendre. Mais qui doute que la légation de Serv. Sulpicius ne lui ait coûté la vie? Il portait dans son sein la mort, qu'auraient pu, s'il fût resté parmi nous, lui faire éviter les soins qu'il eût pris de sa santé, et l'active sollicitude du meilleur des fils, de la plus vertueuse épouse. Mais lui, considérant que, s'il ne se prêtait point à vos vues, il démentirait son caractère, et que, d'un autre côté, en s'y prêtant, la mission dont il allait se charger dans l'intérêt de la république abrégerait ses jours, il aima mieux, dans un danger si pressant pour l'État, sacrifier sa vie que de paraître avoir fait moins qu'il ne pouvait pour le service de la république. Dans maintes villes situées sur son passage, il avait la faculté de prendre quelque repos et de rétablir sa santé : de toutes parts il recevait de ses hôtes de pressantes invitations, inspirées par tout l'intérêt dont il était digne. Ses collègues le suppliaient de s'arrêter quelque temps et de prendre soin de sa vie; mais lui, pressé, impatient d'arriver, brûlant d'exécuter votre mandat, il sut, en dépit de sa maladie, persévérer jusqu'au bout dans sa résolution. Son arrivée jeta le trouble dans l'âme d'Antoine, qui savait bien que les décrets que par votre ordre Serv. Sulpicius venait lui signifier, avaient été adoptés sur l'avis et par l'influence de ce sénateur; et il fit bien voir combien il haïssait le sénat par l'insolente joie qu'il manifesta en apprenant que l'auteur de notre décret venait d'expirer. Ainsi donc, Leptines n'est pas plus l'assassin d'Octavius, ni le roi des Véiens, celui des quatre députés que je viens de nommer, qu'Antoine n'est l'assassin de Serv. Sulpicius : car celui-là, certes, a donné la mort, qui l'a causée. Je pense donc que, pour l'instruction de la postérité, il est bon qu'un monument, toujours subsistant, manifeste l'opinion du sénat sur la présente guerre : elle sera là, cette statue, pour attester toute l'importance d'une guerre qui aura fait honorer la mort d'un député par l'érection d'un monument à sa mémoire.

IV. Et les motifs que Serv. Sulpicius alléguait pour ne point se charger de cette mission, si vous vouliez, Pères conscrits, vous les rappeler, vous n'hésiteriez plus à compenser, par les honneurs rendus à son trépas, le mal que nous avons fait à lui vivant: car c'est vous, Pères conscrits (je le dis avec peine, mais il faut bien le dire), c'est vous-mêmes qui avez ôté la vie à Serv. Sulpicius. Il était devant vous, et son air languissant était pour lui une excuse plus éloquente que ses paroles. Je ne dirai pas que vous avez été cruels, un tel reproche ne saurait tomber sur cette assemblée; mais, persuadés que tout était possible à son influence et à sa profonde sagesse, vous avez trop rigoureusement repoussé ses excuses ; et lui, qui fut toujours respectueusement soumis à vos décisions, se laissa par vous arracher son consentement. Lorsque, ensuite, à vos exhortations vinrent se joindre celles du consul Pansa, trop puissantes pour que Servilius y fermât l'oreille, alors il me prit à part avec son fils, et nous dit qu'il était décidé à faire à votre autorité le sacrifice de sa vie. Admirant sa vertu, nous n'osâmes combattre sa résolution. Dans sa vive tendresse, son fils était ému, et ma douleur ne le cédait guère à sa désolation ; mais l'un et l'autre nous filmes contraints de céder à la grandeur d'âme de Serv. Sulpicius, à la force de ses raisons, quand lui-même, au milieu de vos éloges et de vos félicitations unanimes, prit l'engagement de faire ce que vous désiriez, et de ne pas se soustraire aux dangers d'une démarche que lui-même avait conseillée. Lorsque, dans son empressement d'exécuter vos ordres, il partit le lendemain matin, nous l'accompagnâmes ; et en prenant congé de nous, les paroles qu'il m'adressa me semblaient présager le destin qui l'attendait.

V. Rendez donc, Pères conscrits, rendez la vie à celui que vous en avez privé. La vie des morts consiste dans le souvenir des vivants : faites que celui qu'involontairement vous avez envoyé à la mort reçoive aujourd'hui de vous l'immortalité. La statue qui, par votre décret, lui sera érigée près des Rostres, préservera sa légation de l'oubli de la postérité. Quant aux autres actes de la vie de Sulpicius, il est une foule de glorieux monuments qui en transmettront la mémoire à tous les siècles. Toujours sa fermeté, sa constance, sa loyauté, son zèle et sa prudence supérieure pour la défense de la république, seront célébrés par toutes les bouches. On ne passera pas sous silence cette science admirable, incroyable et presque divine dans l'interprétation des lois et dans le développement des règles de l'équité. Mettez ensemble tous ceux qui, à Rome, dans tous les siècles, ont possédé la jurisprudence, vous n'en trouverez pas un seul qui puisse être comparé à Serv. Sulpicius. Aussi versé dans les principes de la justice que dans la connaissance des lois, il s'appliquait à ramener sans cesse la jurisprudence et le droit civil aux simples maximes de la bienveillance et de l'équité, et cherchait moins à dresser des formules de procédure qu'à prévenir des procès. La statue n'est donc pas pour lui un monument nécessaire; il existe en son honneur d'autres monuments plus magnifiques. Si sa statue doit porter témoignage de sa mort honorable, ces autres monuments rappelleront la gloire de sa vie : en sorte que cette statue sera plutôt un monument de la reconnaissance du sénat que du mérite d'un illustre citoyen. Une autre considération non moins puissante pour honorer le père, c'est la tendresse du fils. Si, plongé dans le deuil, ce fils n'est pas ici, son absence n'influera point sur les sentiments dont vous devez être animés pour lui : son affliction est si vive qu'on ne déplora jamais la mort d'un fils unique comme il pleure celle de son père. Il importe donc, selon moi, à la réputation du fils de Serv. Sulpicius, d'avoir fait rendre à l'auteur de ses jours un honneur si bien mérité. Toutefois Serv. Sulpicius ne pouvait nous léguer un monument plus illustre que l'image de ses moeurs, de sa vertu, de sa constance, de sa piété, de son génie, qui revivent dans son fils. Oui, ce fils trouvera quelque adoucissement à sa douleur dans l'honneur que vous allez décerner, ou il n'est point pour lui de consolation possible.

VI. Pour moi, quand je me rappelle mes nombreux et intimes entretiens avec Serv. Sulpicius, je pense que, si la mort n'éteint pas tous nos sentiments, une statue pédestre en airain lui plairait plus qu'une statue équestre et dorée, comme la première statue de L. Sylla. J'admire en effet combien Serv. Sulpicius aimait la simplicité de nos ancêtres et blâmait le faste orgueilleux de notre siècle. En conséquence, parlant comme si je l'avais consulté, je propose une statue pédestre en airain, conformément à sa manière de voir et à sa volonté : la profonde douleur des citoyens et leurs regrets trouveront dans ce glorieux monument un adoucissement, une consolation. Et mon opinion, Pères conscrits, ne peut manquer d'avoir l'approbation de P. Servilius. Il a proposé d'ériger au nom de l'État un tombeau à Serv. Sulpicius, tout en lui refusant la statue. Or, si la mort d'un député qui n'a pas péri sous le fer d'un assassin ne réclame aucun honneur, pourquoi lui accorder ce monument sépulcral, le plus grand de tous les honneurs qu'on puisse décerner à un mort. Si, au contraire, on fait pour Serv. Sulpicius ce qui n'a pas été fait pour Cn. Octavius, pourquoi refuser à l'un ce qu'on a donné à l'autre? Nos ancêtres ont décerné beaucoup de statues et peu de tombeaux. Mais les statues périssent par l'intempérie des saisons, par la violence, par la vétusté; au lieu que la sainteté des tombeaux prend racine dans le sol même : aucune violence ne peut ni la déplacer ni la détruire. Le temps qui détruit tout rend les tombeaux plus vénérables. Ajoutons donc l'honneur d'un tombeau pour un citoyen à qui il n'est point d'honneur qui puisse être refusé; montrons-nous reconnaissants envers sa mémoire, puisque c'est désormais la seule espèce de reconnaissance qu'il soit en notre pouvoir de lui témoigner; imprimons en même temps le sceau de l'infamie sur la guerre impie que nous fait M. Antoine, sur son exécrable audace. Ces honneurs rendus à Serv. Sulpicius seront pour l'indigne conduite de M. Antoine, qui a repoussé, rejeté la députation du sénat, un acte éternel d'accusation.

VII. D'après ces considérations, voici ce que je propose : Attendu que Serv. Sulpicius Rufus, fils de Quintus, de la tribu Lémonia, dans les circonstances les plus difficiles pour la république, étant lui-même atteint d'une maladie grave et dangereuse, a sacrifié à l'exécution des ordres du sénat et au salut de la république le soin de sa propre vie; que, malgré la force et la gravité de son mal, il s'est hâté de se rendre au camp d'Antoine, où le sénat l'avait envoyé ; que, sur le point d'y entrer, succombant à la violence de sa maladie, il a perdu la vie dans l'exercice d'une fonction de la plus haute importance pour la république; que sa mort a été conforme à toute une vie remplie d'actions vertueuses et honorables, et souvent consacrée au bien de la république, tant comme simple particulier que comme magistrat ; qu'enfin ce grand citoyen est mort pour la patrie dans le cours de sa mission : Le sénat décrète, qu'à Serv. Sulpicius une statue pédestre en airain sera élevée, en vertu de la présente délibération, sur les Rostres; qu'autour de cette statue, un espace de cinq pieds carrés sera concédé à ses enfants et à ses descendants pour assister aux jeux et aux combats de gladiateurs; et comme Serv. Sulpicius est mort pour la république, le motif de cette distinction sera inscrit sur le piédestal. En conséquence, les consuls C. Pansa et A. Hirtius, l'un ou l'autre, ou tous deux, s'ils le jugent à propos, enjoindront aux questeurs de la ville de faire exécuter le piédestal et la statue, de les faire placer sur les Rostres, et de faire compter à l'adjudicataire de ce travail la somme dont ils seront convenus. Attendu que précédemment l'autorité du sénat est intervenue dans les honneurs funèbres rendus à de courageux citoyens, il décrète que les funérailles de Serv. Sulpicius se feront avec la plus grande pompe ; et attendu que Serv. Sulpicius Rufus, fils de Quintus, de la tribu Lémonia, a, par ses services, mérité de l'État cette honorable distinction, le sénat décrète et estime qu'il est dans l'intérêt public d'inviter les édiles curules à suspendre en faveur de Serv. Sulpicius Rufus, fils de Quintus, de la tribu Lémonia, l'exécution de leur édit rendu relativement aux funérailles; en conséquence, le consul Pansa désignera, soit dans le champ Esquilin, soit dans tel autre lieu qu'il jugera convenable, un espace de trente pieds carrés où Serv. Sulpicius sera inhumé; et ce tombeau demeurera en toute propriété à lui, à ses enfants et à ses descendants, avec tous les plus beaux privilèges publics qui peuvent y être attachés.