Cicéron, Philippiques

 

CICÉRON

NEUVIÈME PHILIPPIQUE.

autre traduction (Nisard)

neuvième - onzième

 

 

 DIXIÈME PHILIPPIQUE.

 

 

 

I. Nous vous devons, nous vous rendons tous, Pansa, les plus grandes actions de grâces. Nous ne pensions pas qu'aujourd'hui vous dussiez convoquer le sénat ; mais dès que vous est parvenue la lettre de M. Brutus, cet illustre citoyen, vous n'avez pas voulu mettre le moindre retard dans votre empressement de nous faire jouir au plus tôt d'une joie si vive et d'une si belle occasion de nous féliciter. Cette démarche, digne de la reconnaissance de chacun de nous, le devient encore plus par le discours que, après avoir lu la lettre, vous nous avez fait entendre. Vous avez confirmé cette vérité, dont j'ai toujours été convaincu, que l'homme qui a la conscience de sa propre vertu ne porte pas envie à celle d'autrui. Aussi, Pansa, bien que je sois lié à Brutus par la réciprocité des services et par la familiarité la plus intime j'en aurai beaucoup moins à dire de ce grand homme. La tâche que je m'étais imposée à son égard, votre discours l'a prévenue. Mais je me vois, Pères conscrits, dans la nécessité d'entrer dans quelques développements pour répondre à l'opinion de celui qui vient de parler avant moi. Avec lui je diffère si souvent d'avis, que je commence à craindre que notre amitié, ce qui ne doit pas être assurément, ne paraisse éprouver quelque refroidissement de ces perpétuels dissentiments. Quelle est donc votre manière de voir, Calenus? quelle est votre intention? Depuis les calendes de janvier, vous n'avez jamais été de l'opinion de celui qui vous demande votre avis le premier. D'où vient que, quelque nombreux qu'ait été le sénat, jamais une seule voix ne soit venue à l'appui de votre opinion? Pourquoi toujours défendre des gens qui vous ressemblent si peu? Pourquoi, tandis que vos antécédents et votre fortune vous invitent au repos, et au sentiment de votre dignité, toujours à prouver, toujours proposer, toujours embrasser des mesures hostiles au repos commun et à votre dignité?

II. Et, sans parler du passé, il est un fait qui me cause le plus grand étonnement, et sur lequel je ne puis garder le silence. Quelle guerre avez-vous avec les Brutus? Pourquoi ces hommes à qui, tous, nous devons presque de la vénération, seul les attaquez-vous? Que l'un d'eux soit assiégé, vous le voyez sans peine; l'autre, selon votre opinion, doit être dépouillé de ces troupes qu'à force d'activité, et à ses risques et périls, il a, pour la défense de la république, et non pour sa défense personnelle, rassemblées par lui-même et sans aucun aide. Quels sont donc vos sentiments, quelle est votre pensée, de ne pas approuver les Brutus, et d'approuver les Antoine? Ceux que tout le monde chérit, vous les haïssez; ceux, au contraire, que chacun déteste profondément, vous mettez une constance inébranlable à les chérir. Vous avez une immense fortune, avec le rang le plus élevé; vous avez un fils qui, comme je l'entends dire et comme je l'espère, est né pour les grandes choses; je lui veux du bien tant dans l'intérêt de la république que par amour pour vous. Dites-moi, à qui de Brutus ou d'Antoine voudriez-vous qu'il ressemblât? et je vous le permets ; choisissez, parmi les trois Antoine, celui que vous voudrez. Aux dieux ne plaise! vous écrierez-vous. Pourquoi donc ne soutenez-vous pas ceux que vous louez, ceux à qui vous voudriez que votre fils ressemblât? Ce serait à la fois travailler au bien de la république et proposer à votre fils les modèles qu'il doit imiter. Je désire, Q. Fufius, qu'il me soit permis, sans blesser notre amitié, de vous adresser une plainte, comme un sénateur qui ne partage pas l'opinion de son collègue. Vous avez dit, et même vous avez lu (car je croirais que le mot propre vous a manqué, si je ne connaissais la facilité de votre élocution), vous avez dit que la lettre de Brutus vous paraissait bien et convenablement écrite. N'est-ce pas louer le secrétaire de Brutus, et non Brutus lui-même? Depuis longtemps, Calenus, vous avez et vous devez avoir une grande expérience des affaires publiques. Quand avez-vous jamais vu opiner dans ces termes? Parmi tous les sénatus-consultes rendus en pareil cas (et ils sont innombrables), avez-vous vu une seule fois le sénat décréter qu'une lettre était bien écrite? Et ce mot ne vous est point échappé par hasard, comme il arrive souvent dans l'improvisation : vous l'aviez écrit, médité, pesé, avant de l'apporter ici.

III. Cette habitude de contrecarrer presque en tous points les bons citoyens, si l'on pouvait vous en guérir, que verrait-on en vous autre chose, sinon les qualités que chacun voudrait posséder? Ainsi donc, rentrez en vous-même, modérez enfin ce mauvais esprit, et sachez l'adoucir : écoutez les gens de bien parmi lesquels vous avez tant d'amis ; conférez avec cet homme si sage, qui est votre gendre, plus souvent qu'avec vous-même ; alors enfin vous mériterez bien le titre que donne la plus haute dignité. Comptez-vous donc pour rien (et en cela mon amitié ne peut s'empêcher de plaindre votre sort) qu'il se répande hors de cette enceinte, et qu'on reporte aux oreilles du peuple romain, que celui qui a le premier opiné n'ait vu personne se ranger à son avis? Et c'est encore, je l'espère, ce qui arrivera aujourd'hui. Vous ôtez à Brutus ses légions. Et quelles légions? celles mêmes qu'il a soustraites aux vues criminelles d'Antoine, et que par son influence, il a rendues à la république. Vous voulez donc qu'on le voie encore dépouillé, délaissé et relégué hors du sein de la république. Mais vous, Pères conscrits, si vous abandonnez, si vous trahissez M. Brutus, pour quel citoyen réserverez-vous vos distinctions et votre appui? A moins par hasard que ceux qui ont offert le diadème ne vous paraissent dignes de votre protection, et ceux qui ont détruit le titre de roi dignes d'être abandonnés? Cette action divine et immortelle de M. Brutus, je n'en parlerai pas; les coeurs reconnaissants de tous les bons citoyens en conservent la mémoire ; mais elle n'a pas encore reçu la sanction d'un témoignage public. Quelle patience, grands dieux ! dans cet homme, quelle modération ! et pour subir l'injustice, quelle sage résignation ! Préteur de Rome, il n'a point paru à Rome ; il n'a point rendu la justice, lui par qui le peuple romain avait recouvré toutes ses lois. Et tandis que chaque jour le prodigieux concours de tous les gens de bien s'empressait autour de lui, tandis que l'appui de toute l'Italie pouvait lui servir de rempart, il aima mieux laisser les bons citoyens le protéger absent par leur estime, que lui présent par leurs armes. Et même après avoir, pour les jeux Apollinaires, fait des préparatifs conformes à sa dignité comme à celle du peuple romain, il s'abstint de venir les célébrer en personne, de peur de fournir quelque occasion à l'audace criminelle des pervers.

IV. Et toutefois, quels jeux, quels jours de fête furent jamais plus animés, quand à chaque vers le peuple romain rappelait par ses acclamations, par ses applaudissements, le souvenir de Brutus! La personne du libérateur était absente, mais le souvenir de la liberté était présent et semblait offrir à tous les yeux l'image de Brutus. Pour lui, durant ces jours de réjouissance publique, je le voyais alors dans la maison du jeune et illustre Lucullus, son parent; la paix, l'union des citoyens, telle était sa seule pensée. Je le revis ensuite à Velia, comme il quittait l'Italie pour qu'une cause de guerre civile ne s'élevât point à son occasion. Spectacle de deuil, non seulement pour les hommes, mais pour les mers elles-mêmes et pour leurs rivages ! Voir s'éloigner de la patrie son sauveur! voir dans son sein demeurer ses plus cruels ennemis! La flotte de Cassius suivit peu de jours après ; de sorte que j'étais honteux, Pères conscrits, de rentrer dans une ville d'où ces deux grands citoyens s'étaient éloignés. Mais le motif de mon retour, je vous le fis d'abord Vela; vous avez vu ensuite mes actes confirmer mes paroles. Brutus a donc attendu l'occasion. Tant qu'il vous a vus disposés à tout souffrir, il a déployé lui-même une incroyable patience. Dès qu'il s'est aperçu que vous vous étiez levés pour la liberté, il vous a procuré des secours pour reconquérir cette liberté. Et quelle terrible catastrophe n'a-t-il pas prévenue? En effet, si Caïus Antoine avait pu venir à bout de son dessein (et il l'aurait accompli, si la vertu de M. Brutus n'avait déjoué l'attentat), la Macédoine, l'Illyrie et la Grèce seraient perdues pour nous. La Grèce devenait, ou le refuge d'Antoine repoussé, ou bien une position avantageuse pour attaquer l'Italie. Maintenant, grâce à l'autorité, grâce à l'influence de Brutus et aux troupes qu'il commande, cette province, non seulement en état de défense, mais prête à engager le combat, tend la main à l'Italie et lui offre son assistance. Or, quiconque veut ôter à Brutus son armée enlève à la république la plus belle réserve et le plus ferme appui. Pour moi, j'en fais le voeu, puisse Antoine apprendre cette nouvelle au plus tôt, pour qu'il comprenne que ce n'est pas D. Brutus, mais bien lui-même qui est assiégé!

V. Trois places fortes, voilà ce qu'il possède dans toute l'étendue de l'univers: il a pour ennemie mortelle la Gaule; ceux mêmes sur lesquels il comptait, les Transpadans, lui sont très opposés ; toute l'Italie lui est hostile; les nations étrangères, depuis la côte la plus voisine de la Grèce jusqu'à l'Égypte, sont occupées par des troupes sous l'autorité de citoyens dévoués et courageux. La seule espérance d'Antoine était dans son frère Caïus, qui, placé par l'âge entre ses deux frères, le disputait de vices à tous les deux; et qui se hâta de courir en Macédoine comme si le sénat l'y eût poussé, au lieu de lui défendre de partir. Quelle tempête, grands dieux! quel incendie, quelle dévastation, quelle peste c'eut été pour la Grèce, si une vertu incroyable et divine n'eût réprimé les efforts et l'audace de ce forcené! Quelle activité dans Brutus! quels soins! quel courage! Il ne faut pourtant pas mépriser l'activité de Caïus ; car, s'il n'eût été retardé chemin faisant par des successions vacantes, vous eussiez dit qu'il volait ; il ne marchait pas. Quand nous donnons à d'autres une mission publique, c'est d'ordinaire avec beaucoup de peine que nous les faisons partir; nous avons fait partir Caïus en voulant le retenir. Mais qu'avait-il à faire à Apollonie? et à Dyrrachium? et en Illyrie? Qu'avait-il à démêler avec l'armée de P. Vatinius? Il succédait, disait-il, à Hortensius ; mais bien déterminées sont les limites de la Macédoine, ainsi que sa contenance et son armée, supposé qu'elle en eût. Qu'avait donc à faire Antoine avec l'Illyrie et avec les légions de Vatinius? Mais Brutus non plus, dira peut-être quelque mauvais citoyen. Toutes les légions, toutes les forces, en quelque lieu qu'elles soient, appartiennent au peuple romain. Or, ces légions qui ont quitté M. Antoine, on ne peut pas dire qu'elles fussent les légions d'Antoine plutôt que de la république : car c'est perdre tout droit à avoir une armée et un commandement, que de tourner son commandement et son armée contre la république.

VI. Si la république elle-même prononçait, et si tout droit était réglé par ses décisions, est-ce à Antoine ou à Brutus que les légions du peuple romain seraient adjugées par elle? L'un était venu en toute hâte pour la ruine et la désolation des alliés; pour aller partout sur son passage ravager, piller, et tourner contre Rome une armée du peuple romain. L'autre, au contraire, s'était imposé la loi de faire briller partout où il se montrait l'aurore et l'espérance an salut. L'un, enfin, c'était pour renverser la république qu'il rassemblait des forces; l'autre, c'était pour la sauver. Voilà ce qu'aussi bien que nous voyaient les soldats, de qui l'on ne pouvait pas exiger un discernement si sûr. Caïus est entré dans Apollonie avec sept cohortes, écrit Brutus ; peut-être est-il déjà prisonnier (les dieux le veuillent!), ou du moins ce révérencieux citoyen n'approche pas de la Macédoine, pour ne point paraître enfreindre un sénatus-consulte. Des levées se sont faites en Macédoine par le zèle et les soins actifs de Q. Hortensius, dont les lettres de Brutus vous ont fait connaître l'excellent esprit, si digne de lui-même et de ses ancêtres. La légion que commandait L. Pison, lieutenant d'Antoine, s'est livrée à Cicéron, mon fils. La cavalerie, divisée en deux corps, se rendait en Syrie; l'un de ces détachements, laissant en Thessalie le questeur qui le commandait, est allé rejoindre Brutus : l'autre a été enlevé en Macédoine au lieutenant de Syrie par le jeune Cn. Domitius, dont je ne puis trop louer le courage, la sagesse, et la fermeté. Quant à P. Vatinius, qui a déjà reçu nos justes éloges, et qui en mérite encore aujourd'hui, il a ouvert les portes de Dyrrachium à Brutus, et lui a remis l'armée. Le peuple romain est donc maître de la Macédoine, il est maître de l'Illyrie, il protége la Grèce; à nous sont les légions, à nous les troupes légères, à nous la cavalerie ; à nous surtout Brutus ; oui, toujours à nous, lui que, pour le salut de la république, sa rare vertu a fait naître aussi bien que la destinée attachée à son nom et à sa lignée paternelle et maternelle.

VII. Et d'un pareil homme on pourrait craindre la guerre, lui qui, avant que nous eussions été contraints de l'entreprendre, aimait mieux être oublié à la faveur de la paix que de se faire craindre les armes à la main! J'ai tort pourtant de dire oublié, ce mot ne peut convenir à l'excellence d'un tel mérite. Il était honoré des regrets de Rome entière, il était le sujet de tous les entretiens. Tel était son éloignement pour la guerre, que, lorsque le désir de la liberté enflammait toute l'Italie, il se déroba au zèle de ses concitoyens plutôt que de les exposer à la chance des armes: aussi, s'il existe des hommes qui blâment la lenteur de Brutus, du moins sa modération et sa patience obtiennent leur admiration. Mais j'entends déjà ce qu'ils disent, car ils n'en font pas mystère : ils craignent les sentiments que manifesteront les vétérans en voyant Brutus à la tête d'une armée. Comme s'il existait quelque différence entre les armées d'A. Hirtius, de C. Pansa, de D. Brutus et de C. César, et celle que commande M. Brutus ; car si les quatre armées dont je viens de parler obtiennent nos éloges pour avoir pris les armes en faveur de la liberté du peuple romain, quel motif y aurait-il de ne pas mettre dans la même catégorie l'armée de M. Brutus? Mais le nom de M. Brutus est suspect aux vétérans! Plus que celui de D. Brutus? Certes, je ne le pense pas : car, encore bien que les deux Brutus aient participé à la même action et soient associés à la même gloire, toutefois contre D. Brutus plus grande doit être l'irritation de ceux qui déploraient cette action, parce que moins que tout autre, disaient-ils, il devait y prendre part. Or, à quoi sont maintenant occupées toutes ces armées, si ce n'est à délivrer D. Brutus assiégé par Antoine? Qui sont les chefs de ces armées? Ceux, sans doute, qui veulent voir annuler les actes de C. César, et trahir la cause des vétérans?

VIII. Si C. César vivait encore, croyez-vous qu'il pourrait plus énergiquement défendre ses actes, que ne le fait le courageux Hirtius? Et quel plus ardent défenseur de sa cause pourrait-on trouver que son fils? Or, l'un d'eux, non encore rétabli d'une longue et douloureuse maladie, a rassemblé tout ce qu'il pouvait avoir de forces pour défendre la liberté d'un peuple dont il est convaincu que les voeux l'ont rappelé du trépas. L'autre dont la force est dans sa vertu, à défaut de l'âge, est parti à la tête de ces mêmes vétérans pour délivrer D. Brutus. Voilà donc les défenseurs les plus déterminés, les plus ardents des actes de César qui font la guerre pour le salut de D. Brutus. Les vétérans les suivent, parce qu'ils sentent que c'est la liberté du peuple romain, et non leurs intérêts particuliers, lui doivent armer leurs bras. Pourquoi donc ceux qui veulent de tout leur pouvoir qu'on sauve D. Brutus verraient-ils de mauvais oeil une armée aux ordres de M. Brutus. Eh quoi ! si quelque chose pouvait être à craindre de la part de M. Brutus, Pansa ne l'apercevrait-il pas? ou, voyant le danger, resterait-il inactif? Quel homme eut jamais plus de sagacité dans ses prévisions sur l'avenir, plus d'activité à écarter tout sujet de crainte? Or, vous avez été témoins de ses dispositions bienveillantes pour M. Brutus. Dans son discours, il nous a indiqué ce que nous devons décréter, ce que nous devons penser au sujet de M. Brutus; il s'est montré si loin de considérer comme dangereuse pour la république l'armée de M. Brutus, qu'à son avis la république n'a point de rempart plus ferme et plus inébranlable. Sans doute, Pansa ne voit pas le danger (il a l'esprit si peu clairvoyant!), ou, s'il le voit, il le néglige. C'est apparemment qu'il ne désire pas la ratification des actes de César, lui qui, pour confirmer et sanctionner ces mêmes actes, doit, en exécution d'un de nos arrêtés, présenter une loi aux comices par centuries?

IX. Qu'ils cessent donc, ceux qui ne craignent rien, de simuler des craintes et de prévoir des dangers pour la république. Que ceux qui craignent tout déposent cet excès de timidité, afin que les alarmes simulées des uns ne nous nuisent pas plus que la poltronnerie des autres. Quelle coupable manie de venir sans cesse aux meilleures résolutions opposer le nom des vétérans! de ces vétérans dont j'admire le courage; mais dont, s'ils s'arrogeaient des droits, je ne supporterais pas la présomption. Eh quoi ! nos efforts pour briser les chaînes de l'esclavage, on y mettrait obstacle en venant nous dire que les vétérans s'y opposent? Peut-être ils ne sont pas innombrables ceux qui sont prêts à prendre les armes pour la liberté? Personne, excepté les vétérans, ne se sent, pour repousser l'esclavage, animé d'une noble indignation? La république pourrait donc, même soutenue par les vétérans seuls, rester debout sans les nombreux renforts de notre jeunesse? Ces vétérans, défenseurs de la liberté, vous devez les chérir; fauteurs de l'esclavage, vous ne devez pas suivre leur impulsion. Enfin (qu'une fois de mon coeur s'échappe une parole libre et digne de moi), si le caprice des vétérans doit régler les sentiments du sénat, si leur volonté doit dicter toutes nos paroles, tous nos actes, il nous faut souhaiter la mort, que tout citoyen romain préféra toujours à l'esclavage. Tout esclavage est misérable : qu'il ait été une fois nécessaire, je l'accorde; mais quand donc commencerons–nous à ressaisir la liberté? Quoi donc ! nous qui n'avons pu supporter un joug imposé, pour ainsi dire, par un destin inévitable, supporterions-nous un joug volontaire? L'Italie entière brûle du désir de recouvrer la liberté; Rome ne peut être plus longtemps esclave ; quand nous avons donné trop tard au peuple romain l'habit de guerre et des armes, il y avait déjà longtemps qu'il nous pressait de ses sollicitations.

X. C'est avec de grandes espérances, des espérances à peu près certaines, que nous avons pris en main la cause de la liberté; mais, en accordant que l'issue de la guerre pût être douteuse, et que les chances des armes fussent égales, on n'en devrait pas moins combattre au péril de sa vie pour la liberté. Ce n'est pas seulement dans le souffle qui nous anime, que consiste la vie; il n'est point de vie pour l'esclave. Toutes les autres nations peuvent souffrir l'esclavage : Rome ne le peut pas. La raison, c'est que les autres nations redoutent la fatigue et la peine, et, pour s'y soustraire, elles peuvent tout supporter. Mais nous, les exemples et les leçons de nos ancêtres nous ont appris à régler sur la vertu et sur l'honneur toutes nos pensées et- toutes nos actions. Recouvrer la liberté est un si grand bien, qu'il ne faut pas, même en s'efforçant de l'obtenir, chercher à éviter la mort. Si l'immortalité pouvait s'acquérir en évitant le danger présent, il faudrait d'autant plus la fuir que l'esclavage devrait être plus durable. Mais puisque jour et nuit, sous mille formes, la mort nous assiége de toutes parts, un homme, et surtout un Romain, doit, sans hésiter, rendre à sa patrie le souffle qu'il a reçu de la nature. On accourt de toutes parts pour éteindre l'incendie général; les vétérans, entraînés les premiers par l'ascendant du jeune César, ont repoussé l'effort d'Antoine ; ensuite la légion de Mars a brisé sa fureur, la quatrième légion l'a terrassé. Ainsi, condamné par ses propres légions, Antoine s'est jeté sur la Gaule dont il a pu reconnaître combien les coeurs et les armes lui étaient hostiles. Les armées d'A. Hirtius et de C. César l'ont poursuivi; bientôt les levées de Pansa ont rassuré Rome et l'Italie entière. Un seul homme est l'ennemi de tous. Cependant avec lui il a son frère Lucius, ce citoyen si cher au peuple romain, et dont Rome ne peut supporter plus longtemps l'absence. Est–il une bête plus féroce, un monstre plus horrible? Ne semble-t-il pas né tout exprès pour que M. Antoine ne soit pas le plus vil des mortels? Il a aussi avec lui Trebellius qui désormais s'est réconcilié avec l'abolition des dettes; T. Plancus et leurs pareils, qui tous semblent se débattre et s'évertuer à faire voir que c'est pour le malheur de la république qu'ils ont été rappelés. La tourbe ignorante est soulevée par les Saxa et les Caphon, hommes rustiques et grossiers eux-mêmes, qui n'ont jamais vu et ne veulent jamais voir la république affermie; qui défendent non pas les actes de César, mais ceux d'Antoine ; enfin que rendent étrangers au bien public leurs immenses propriétés en Campanie. Je m'étonne pourtant qu'ils ne rougissent pas de ces possessions en voyant qu'on leur a donné pour voisins des comédiens et des comédiennes.

XI. Pour écraser de tels fléaux, pourquoi trouverions-nous mauvais que M. Brutus amenât son armée? C'est sans doute un homme bien ambitieux, et bien remuant? Dites plutôt trop patient. Mais non, dans les desseins comme dans les actions de ce grand citoyen, il n'y a jamais eu rien de trop ni de trop peu. Toute la volonté de M. Brutus, Pères conscrits, toute sa pensée, toute son âme n'est occupée que de l'autorité du sénat, de la liberté du peuple romain. Voilà son unique but ; voilà ce qu'il veut défendre. Il a d'abord tenté ce que pourrait la patience. N'ayant obtenu aucun résultat, il a voulu essayer de repousser la force par la force. Vous lui accorderez sans doute aujourd'hui, Pères conscrits, ce que le treizième jour avant les calendes de janvier vous avez accordé, sur ma proposition, à D. Brutus et à C. César. Tout ce que personnellement ils avaient conçu et exécuté pour la république, vous l'avez, par votre autorité, approuvé, comblé d'éloges. Vous en ferez autant pour M. Brutus, qui tout à coup, et sans qu'on en eût l'espoir, vient de procurer à la république un secours en légions, en cavalerie, en troupes auxiliaires nombreuses et dévouées. Vous lui adjoindrez Q. Hortensius, qui, dans son gouvernement de Macédoine, a déployé tant de fidélité et d'énergie pour aider Brutus à rassembler une armée. Quant à M. Apuleius, je pense qu'à son égard il faudra statuer en vertu d'une délibération spéciale. Le témoignage contenu dans la lettre de M. Brutus prouve que c'est à lui que sont dus les premiers efforts pour lui procurer une armée. D'après ces considérations, vu le rapport que le consul C. Pansa vous a fait sur une lettre reçue de Q. Cépion Brutus, proconsul, et lue dans cette assemblée, voici, à cet égard, mon avis : Attendu que Q. Cépion Brutus. proconsul, a, par ses efforts, sa prudence, son activité, son courage, dans des conjonctures très difficiles, maintenu sous l'autorité des consuls, du sénat et du peuple romain, la province de Macédoine, l'lllyrie, la Grèce entière, les légions, les armées, la cavalerie; nous déclarons que Q. Cépion Brutus, proconsul, a bien mérité de la république; que sa conduite est conforme à sa propre dignité, à celle de ses ancêtres, et à leur pratique constante de servir utilement la république; enfin, qu'elle est et sera toujours agréable au sénat et au peuple romain. Il est encore décrété que Q. Cépion Brutus, proconsul, protégera, défendra, gardera et préservera de tout dommage la province de Macédoine, l'Illyrie et toute la Grèce; qu'il commandera l'armée rassemblée et organisée par lui; que, pour les dépenses militaires, il lèvera et emploiera, selon les besoins, tous les fonds qui sont à la disposition de la république ou qui sont à recouvrer; qu'il pourra, pour les dépenses militaires, faire tels emprunts que bon lui semblera, ordonner des réquisitions de blé; enfin qu'il tâchera de se rapprocher avec ses forces le plus près possible de l'Italie. Attendu en outre que, d'après la lettre de Q. Cépion Brutus, proconsul, il est manifeste que, par le courage et l'activité de Q. Hortensius, proconsul, la république a été puissamment secourue; que toutes ses démarches, concertées avec Q. Cépion Brutus, proconsul, ont été très utiles à l'État; que Q. Hortensius, proconsul, a agi convenablement, légalement et dans l'intérêt de la république, le sénat décrète que Q. Hortensius, proconsul, avec ses questeurs, ses proquesteurs et ses lieutenants, conservera la province de Macédoine jusqu'à ce qu'un sénatus-consulte lui donne un successeur.