300 — A ATTICUS. Décembre.
A. VII, 4.
Dionysius meurt d'envie de vous revoir. Je vous l'envoie; bien à
contre-coeur, je vous assure. Mais il n'y avait plus moyen de le lui
refuser. C'est un homme instruit; je le savais déjà ; mais je lui ai
reconnu en outre des mœurs pures, un zèle officieux, qui l'intéresse
même à ma gloire ; enfin c'est un excellent garçon, ou plutôt pour le
traiter autrement qu'en affranchi, c'est un homme de bien dans toute la
force du terme. — J'ai vu Pompée le 1 des ides de décembre. Nous avons
bien été deux heures ensemble. Sa joie m'a paru grande de me voir de
retour. Il est d'avis du triomphe, et s'y emploiera lui-même. Il me
conseille de ne pas aller au sénat avant la décision, de peur qu'en y
parlant, je ne me mette à dos quelque tribun; que voulez-vous que je
vous dise? il est impossible d'entrer avec plus d'intérêt dans tout ce
qui me touche. Quant a la politique, il m'a parle de la guerre comme ne
faisant plus question. Aucune perspective d'accommodement. Il avait,
disait-il, pressenti de longue main cette mésintelligence, mais une
circonstance récente ne permettait plus d'en douter. Hirtius, l'intime
ami de César, était venu de sa part à Rome, sans même se présenter chez
lui. Pompée. Il arrive le 8 des kalendes de décembre, Balbus ayant, le 7
avant le jour, rendez-vous avec Scipion pour l'affaire qui l'amenait; et
il repart pendant la nuit. Symptôme non équivoque de prochaine rupture.
— Que voulez-vous ? Je n'ai qu'une espérance, c'est que l'homme à qui
ses ennemis même offrent le consulat, et à qui la fortune donne la
suprême puissance, ne sera pas assez insensé pour risquer de tels
avantages. Mais s'il franchit une fois la barrière, j'entrevois des
malheurs que je n'ose dire. Au demeurant, je compte me trouver en vue de
Rome pour le 3 des nones de janvier.
301 . —
A ATTICUS. Formies, décembre.
A. VII, 5.
Quantité de vos lettres m'arrivent ensemble; j'ai des nouvelles plus
fraîches par les visites que je reçois. Mais vos lettres ne sont pas
moins les bienvenues comme marque d'attention et d'amitié de votre part.
Seulement votre indisposition me chagrine et, de plus, voilà Pilia prise
comme vous. Quel surcroit de souci ! Tâchez donc de vous remettre au
plus tôt l'un et l'autre. —Je suis fort sensible à vos bontés pour Tiron.
II me rend sans doute ses services précieux par son aptitude égale aux
travaux d'esprit et aux affaires; mais si je souhaite le voir rétabli,
c'est plutôt pour sa modestie et son aimable caractère, qu'en vue de mon
utilité personnelle. — Philogène ne m'a jamais dit un mot de Lusciénus.
Vous avez Dionysius pour vous mettre au courant sur tout le reste.
Comment se fait-il donc que votre soeur n'ait point mis le pied à
Arcanum? Je vois avec plaisir que vous êtes de mon avis sur Chrysippe.
Très certainement je n'irai point à Tusculum en ce moment. Il faudrait
trop se détourner pour venir au-devant de moi, sans comp-
290
ter d'autres inconvénients sans nombre. Mon intention est d'aller de
Formies à Terracine la veille des kalendes de janvier; je longerai
ensuite les marais Pontins, et je coucherai à Albe chez Pompée. Je serai
ainsi a la porte de Rome le 3 des nones de janvier, anniversaire de ma
naissance. — La situation de la république m'inspire de jour en jour
plus d'inquiétude. Les honnêtes gens s'entendent moins qu'on ne le
croit. Que de chevaliers romains, que de sénateurs n'ai-je pas entendus
déclamer contre Pompée, notamment pour ce malheureux voyage! C’est la
paix qu'il nous faut. Toute victoire sera funeste, et fera surgir un
tyran. Bientôt nous causerons de tout cela, .le ne vois pas en attendant
de quoi je pourrais vous entretenir. Des affaires publiques? je n'ai
rien à vous apprendre. De nos affaires privées? vous en savez autant que
moi. Il ne nous reste qu'à plaisanter, s'il veut bien nous le permettre.
Oui, je suis de ceux qui pensent que mieux vaut en passer par tout ce
qu'il demande que d'en appeler aux armes. C'est venir trop tard à lui
résister, quand nous n'avons fait depuis dix ans que lui donner de la
force contre nous. En quel sens donc parlerez-vous? allez-vous dire. En
aucun, avant d'avoir votre avis ; et ce ne sera qu'après avoir obtenu ou
laissé de côté le triomphe. Soignez bien votre santé, je vous en
conjure, et chassez-moi cette vilaine fièvre quarte dont votre bon
régime aura, j'espère, bientôt raison.
302. A
ATTICUS. Formies, décembre.
A. VII, 6. Je n'ai
rien absolument à vous écrire. Ce n'est pas à moi à vous donner des
nouvelles, et je n'en attends pas de vous. Mais je ne veux pas déroger à
ma vieille habitude de ne laisser partir quiconque va ou vous êtes sans
un mot de moi. — Je crains fort pour la république; et jusqu'ici je n'ai
vu personne qui, plutôt que d'en venir aux coups, n'aime mieux accorder
a César tout ce qu'il demande. Ce qu'il demande, il est vrai, dépasse
toute idée. Mais pourquoi aujourd'hui cette velléité de résistance?
Risquons-nous pis qu'a l'époque ou nous le prorogions pour cinq années?
ou bien à celle ou nous consentions que son absence ne fit pas obstacle
à sa candidature? A moins peut-être que nous ne lui ayons alors donné
des armes uniquement pour avoir plus de gloire à le combattre
aujourd'hui? Eh bien! allez-vous dire, dans quel sens parlerez-vous?
Peut-être autrement que je ne pense. Mon avis sera toujours qu'on doit
tout faire pour prévenir une collision. Toutefois je parlerai dans le
même sens que Pompée, et non par faiblesse. Mais il y aurait calamité
pour la république, et surtout déloyauté de ma part, à n'être pas
d'accord avec Pompée dans des circonstances aussi graves.
303. — A
ATTICUS. Formies, décembre.
A. VII, 7.
Dionysius, cet homme excellent, qui m'est bien connu par sa science et
par rattachement véritable qu'il vous porte, est arrivé à Rome le 10 des
kalendes de janvier, et m'a rendu votre lettre. Ce sont là les propres
termes de votre réponse; mais vous n'ajoutez point qu'il me remercie. Il
l'aurait dû pourtant, et s'il l'eût fait, vous m'en eussiez informé,
obligeant comme je vous connais. Je ne veux pourtant pas me dédire sitôt
après le bon témoignage que je vous ai rendu de lui dans ma dernière
lettre.
291
Donc Je le tiens pour un très-honnête homme. Il a au moins cela de bon,
qu'il m’a mis tout a fait à l'aise pour le connaître à fond. Ce que
Philogène vous a mandé est vrai. Il n’a fait ni plus ni moins que ce
qu'il devait. Je lui ai permis de se servir de cet argent jusqu'à ce que
je le lui redemandasse; il s'en est servi pendant quatorze mois. Je
voudrais bien savoir Pomptinius mieux portant ; et, quand vous m'écrivez
qu'il est entré dans Rome, j'en suis tout surpris : il faut qu'il ait eu
des raisons bien fortes. Je n'arriverai point à la maison d'Albe le 4
des nones de janvier, parce que c'est le jour des compitales, et que je
ne veux pas déranger les gens de Pompée. Je n'irai que le 3 des nones,
et je serai le 4 aux portes de Rome. Je ne sais quel est le jour de
votre fièvre; mais je ne veux point que vous bougiez de chez vous, si
cela peut vous incommoder le moins du monde. Quant au triomphe, tout
parait bien aller pour moi, à moins qu'il n'y ait là-dessous quelques
menées des tribuns de César. J'ai d'ailleurs l'esprit très tranquille et
je prends les choses au juste pour ce qu'elles sont, d'autant plus qu'il
m'est revenu de plusieurs endroits que Pompée et son conseil pensent à
m'envoyer commander en Sicile à cause de mon titre. Mais voilà comme on
raisonnait dans le conseil d'Abdère; car lui, le sénat ni le peuple ne
m'ont nommé pour commander en Sicile; et si Pompée est toute la
république, que n'y envoie-t-il un simple particulier aussi bien que
moi? Ainsi, pour peu que ce titre m'embarrasse, je m'en défais, et
j'entre dans Rome par la première porte qui s'ouvre devant moi. Vous me
dites que l'attente est universelle et des plus inquiètes sur mon
compte, et que néanmoins il n'est personne du bon parti, même parmi les
tiédis, qui ne soit sûr du fond de mes intentions. Qu'entendez-vous par
ces hommes du bon parti? je n'en connais pas que je pourrais nommer.
J'en connais, si nous l'entendons de la classe entière des honnêtes gens
: car individuellement, dans le vrai sens du mot, ils sont rares : mais
dans les dissensions civiles, c'est la classe et l'espèce des honnêtes
gens qu'il faut chercher où elle est. Est-ce le sénat qui est ce bon
parti, le sénat, qui laisse les provinces sans gouverneurs? Jamais
Curion n'aurait résisté, si l'on s'était mis à lui tenir tête; mais le
sénat n'en a rien fait; et on n'a pu donner à César un successeur.
Sont-ce les chevaliers, qui n'ont jamais été d'un patriotisme très
solide, et qui aujourd'hui sont tout dévoués à César? Sont-ce les gens
de commerce, ou ceux de la campagne, qui ne demandent qu'à vivre en
repos? Croirons-nous qu'ils redoutent beaucoup de voir venir une
monarchie, eux à qui tout gouvernement est bon, dès lors qu'ils sont
tranquilles? Quoi donc? faut-il accorder des privilèges à un homme qui
veut garder son armée au delà du terme de la loi? Rien au contraire, je
prétends que le seul fait de son absence met sa candidature à néant.
Mais en lui accordant l'un, on lui a livré l'autre. Approuvez-vous qu'on
l'ait continuée pendant dix années, et par de telles voies?
Approuvez-vous qu'on m'ait laissé bannir, qu'on ait ôté à la république
les terres de la Campanie ; qu'on ait vu un patricien adopté par un
plébéien, et un homme de Cadix par un homme de Mitylène? Approuvez-vous
les richesses de Labiénus et de Mamurra, les jardins et la maison de
Balbus à Tusculum? Mais tout cela part d'une même source; il fallait
résister à l'ambitieux encore faible, et c'était facile. Aujourd'hui le
voilà à la tète de onze légions, sans compter la cavalerie dont il aura
autant qu'il voudra ; il a
292
pour lui les villes transpadanes, la populace de Rome, presque tous les
tribuns, tout ce qu’il y a de jeunesse désordonnée, l'ascendant de son
nom glorieux, son audace extrême. Voila l’homme qu'il faut combattre, si
nous ne lui conservons un privilège que lui donne une loi. Eh bien!
combattons, direz-vous, plutôt que de servir un maître. Oui, pour être
proscrits si nous sommes vaincus, et si nous sommes victorieux, pour
perdre la liberté. Vous allez me dire : quel parti prendrez-vous donc?
eh ! Je ferai comme la bête du troupeau dispersé ; elle suit celles de
son espèce : les boeufs suivent les boeufs; moi aussi j'irai où iront
les gens de bien, ou ceux qui passent pour tels? j'irai, s'il le faut,
me perdre avec eux. Je vois très clairement ce qu'il y a de mieux à
faire dans de telles extrémités. Personne ne sait ce qui arrivera, une
fois qu'on en est venu aux armes; mais ce qui est bien sûr, c'est que si
les bons citoyens sont vaincus, le vainqueur n'épargnera pas plus de
certaines têtes que n'a fait Cinna, ne se passera pas plus de l'argent
des riches que n'a fait Sylla. Voila qui est parler bien longtemps de
politique, et je ne serais pas au bout, si ma lampe ne finissait. En un
mot. Variez, M. Tullius. Je suis du sentiment de Pompée, c'est-à-dire,
de celui d'Atticus. Mes compliments au jeune et aimable Alexis, qui,
sans doute, depuis que je suis parti, d'enfant est devenu un jeune
homme, car il n'en était pas loin.
304. — A
ATTICUS. Formies, décembre.
A. VII, 8.
Pourquoi toutes ces assurances que vous me donnez des sentiments de
Dionysius? Un mot de vous ne suffirait-il pas'? Il est vrai que votre
silence m'avait bien donné quelque soupçon contre lui ; d'autant que
vous êtes l'homme qui savez le mieux cimenter par vos bons témoignages
la liaison de ceux dont vous êtes l'ami commun, et il m'était revenu que
Dionysius avait parlé tout autrement de moi. Mais je tiens pour dit ce
que vous m'avez écrit, et j'aurai pour lui les sentiments que vous
voulez que j'aie. — Une de vos lettres que vous m'avez écrite au
commencement de votre accès, a fait que j'ai pris date d'un de vos bons
jours, et j'ai vu avec plaisir que vous pouviez sans trop d'incommodité
me venir trouver à Albe le 3 des nones de janvier : mais je vous prie de
songer, avant tout, à votre santé : aussi bien, qu'est-ce qu'un ou deux
jours d'avance? — J'apprends que Livie a fait à Dolabella un legs de la
neuvième partie de son bien, à condition qu'il prendra son nom ; au
moins est-ce une question de bienséance publique si un homme de son rang
doit changer de nom pour un legs de femme. Mais nous en raisonnerons un
peu plus en sages, quand nous saurons à quoi peut monter ce neuvième.
—Vous aviez bien deviné, j'ai vu Pompée avant que d'entrer a Rome. Il
m'a joint à Lavernium le 6 des kalendes de décembre. Nous sommes allés
ensemble à Formies, et nous nous sommes entretenus seuls depuis deux
heures jusqu'au soir. Vous me demandez, s'il y a quelque espérance
d'accommodement; autant que j'en ai pu juger par ce que Pompée m'a dit
fort, au long et de la manière la plus précise, on n'en a pas même
envie. Il prétend que si César obtient le consulat, même après avoir
congédié son armée, il y aura un bouleversement dans l'État. Il est
d'ailleurs persuadé que lorsque César saura qu'on se met eu mesure
contre lui, il laissera là le consulat pour cette aimée, et qu'il aimera
mieux garder son armée et sa province. Il ajoutait que ses fureurs ne
lui feraient pas peur, et que Rome et lui sauraient bien se défendre.
Que 293
voulez- vous que je vous dise ? quoique le grand mot Mars est commun, me
revînt souvent à l'esprit, je me sentais rassuré en entendant un gomme
si valeureux, si habile et si puissant, raisonner en politique sur les
dangers d'une paix plâtrée. — Nous avons lu ensemble la harangue
d'Antoine, du 10 des kalendes de janvier, laquelle est tout d'une pièce
une accusation contre Pompée, qu'il prend comme dés la toge de
l'enfance. Il lui reproche des condamnations par milliers; il nous fait
peur de la guerre. Sur quoi Pompée me disait : Que ne fera point César,
une fois maître de la république, si son questeur, un homme sans biens,
sans appui, ose parler de la sorte? En un mot, non seulement il ne
désire pas la paix; mais il m'a paru la craindre : c'est peut-être parce
qu'il faudrait alors qu'il s'en allât en Espagne. Ce qui me fâche le
plus, c'est qu'il faudra que je paye César, et encore que je mette là
tout l'argent de mon triomphe, car il n'y a pas d'apparence que, me
déclarant contre lui, je demeure son débiteur. Mais attendons pour
discuter cela et bien d'autres choses encore, que nous soyons ensemble.
305. — A ATTICUS. Formies,
décembre.
A. VII, 9. Quoi
donc! allez-vous dire, vais-je pas recevoir tous les jours une lettre de
vous? oui, tous les jours, pourvu que je trouve des occasions. Mais vous
serez tout à l'heure avec moi ; alors je ne vous écrirai plus. Il me
manque une de vos lettres; c'est celle que vous aviez donnée à L.
Quintius, mon ami, qui a été détroussé et blessé près du tombeau de
Biasilus. S'il y avait dans cette lettre quelque chose qu'il tût à
propos que je sache, vous me le récrirez et vous me résoudrez en même
temps ce problème politique : ou César obtiendra, soit du sénat, soit du
peuple, le privilège de demander le consulat, sans quitter son armée; ou
on l'amènera à remettre sa province et ses troupes, pour devenir consul
; ou, si on ne peut le réduire sur ce point, on pourra les lui laisser,
à condition qu'il consentira à n'avoir point de part à l'élection. Que
si, se tenant tranquille lui-même, il s'y oppose par ses tribuns, ce
sera seulement pour faire ajourner l'élection des consuls à l'année
prochaine; ou bien, dans son dépit, il avancera sur nous avec son armée,
et nous aurons la guerre. Il faut s'attendre, s'il en vient là, à ce
qu'il commence, quand nous serons à peine prêts; ou il tentera
auparavant d'obtenir par ses amis, dans les comices, qu'on lui
maintienne son privilège. Quand il prendra les armes, ou ce sera
simplement, parce qu'on lui aura refusé cette demande; ou parce que
quelque tribun de sa faction, qui aura voulu empêcher le sénat d'agir,
ou soulever le peuple, aura été noté, interdit, déposé ou chassé ; ou du
moins, pour avoir un prétexte de crier à la violence, se sera réfugié
auprès de lui. Une fois César en guerre, il faudra ou se renfermer dans
Rome, ou en sortir pour lui couper ses convois et le reste de ses
troupes. Entre tous ces maux inévitables, lequel pensez- vous qui soit
le moindre? vous me direz sans doute que c'est de faire César consul, à
condition qu'il quittera son armée. En effet, s'il veut en démordre
jusque-là, il n'y a pas min en de lui rien refuser; et je ne serais pas
surpris qu'il s'en tînt là, si l’on ne veut pas lui permettre de deman-
294
der le consulat sans venir à Rome. D'un autre côté, quelques uns
prétendent que rien n'est plus à craindre que de le voir consul. J’aime
mieux cela, me direz-vous, que de lui laisser son armée. J'en conviens.
Mais cela même, que vous aimez mieux, est toujours un fort grand mal, et
auquel il n'y a point de remède. Accordons-lui cela, s'il s'en contente.
Le voyez-vous avec un second consulat quand nous pensons encore au
premier? tout faible qu'il était alors, il était plus fort que toute la
république : que serait-il donc maintenant? d'autant plus que Pompée ne
pourrait alors se dispenser d'être en en Espagne. Affreuse extrémité!
tout mauvais qu'il est, ce parti, nous serons trop heureux s'il veut
bien l'accepter; et encore faudra-t-il que tous les gens de bien lui en
aient obligation. Mais admettons, comme on le pense, que nous n'ayons
pas prise sur lui de ce côté; de tous les partis qui restent, quel est
le plus fâcheux? Ce serait de lui accorder ce qu'il demande avec tant
d'impudence, pour me servir de l'expression de Pompée. En effet, y
a-t-il eu jamais impudence pareille à la sienne? Vous avez gardé pendant
dix ans une province que vous vous êtes fait continuer, non par la
souveraine volonté du sénat, mais par vos brigues et par vos violences.
Vous avez passé ce terme réglé par votre ambition, et point par la loi.
Par la loi, si vous voulez : mais encore on ordonne qu'on vous nommera
un successeur : vous l'empêchez, et vous dites : qu'on me garde mon
droit. Mais commencez par respecter les nôtres; et le faîtes-vous, quand
vous retenez votre armée plus longtemps que le peuple ne la ordonné, que
le sénat ne le veut? Cédez ou combattez. A nous donc, dit Pompée, à nous
la bonne chance de vaincre ou de mourir libres. S'il faut combattre,
c'est le hasard qui décidera du moment, des moyens, des suites. Ici je
ne vous fais plus de question : mais dites-moi ce que vous pensez des
autres. Pour moi, c'est le tourment de mes jours et de mes nuits.
AN DE R. 705.
— AV. J. C. 48. — A. DE C. 59.
C. Claudius
Marcellus et L. Cornélius Lentulus consuls.
306. —
CICÉRON ET SON FILS, TÉRENTIA ET TULLIA, QUINTUS ET SON FILS, A TIRON.
Rome, 12 janvier.
F. XVI, 11. Il
n'est lieu où vos bons services ne me fassent faute. C'est pour vous
cependant et non pour moi que votre état de santé m'afflige. Mais
puisque voilà la maladie devenue fièvre quarte (c'est ce que m'écrit
Curius), j'espère qu'avec des soins vous ne vous en trouverez que mieux
après. Seulement, soyez aimable, mon cher Tiron, et ne songez quant à
présent qu'à vous rétablir tout à votre aise. Je sais que l'impatience
vous consume; mais une fois bien portant, tout vous deviendra facile.
Point de précipitation, je vous le défends. Le mal de mer peut avoir des
effets graves pour un malade, et toute traversée est dangereuse en
hiver. - Je suis entré à Rome la veille des nones de janvier.
L'affluence a été telle au-devant de moi qu'on ne saurait imaginer rien
de plus flatteur. Mais je tombe au milieu des brandons de la discorde,
ou plutôt de la guerre civile. Je voudrais arrêter le mal, et je crois
que j'y réussirais. Mais des deux côtés, il y a des gens qui veulent se
battre et les passions se mettent à la traverse. César lui-même, notre
cher ami César, écrit au sénat des lettres pleines de menace et
d'aigreur, et cela au
295
moment même où il a le front de rester, en dépit du sénat, à la tête de
son armée et de sa province. Et le cher Curion aussi est là qui
l'excite. Enfin Antoine et Q. Cassius, sans aucune provocation, sont
allés avec Curion rejoindre César. - Le sénat vient de déclarer la
patrie en péril, et a chargé les consuls, les préteurs, les tribuns du
peuple, et nous autres proconsuls de veiller à son salut. Depuis ce
moment le danger redouble. Jamais les brouillons n'eurent un chef plus
entreprenant à leur tête. De ce côté on se prépare sérieusement à se
défendre, grâce au zèle et à l'autorité de Pompée qui s'y prend un peu
tard à craindre César. Du milieu du brouhaha, le sénat, en fort grand
nombre, n'a pas laissé de demander chaudement mon triomphe. Mais le
consul Lentulus, pour se faire valoir, a dit qu'aussitôt les affaires du
moment expédiées, il s'occuperait immédiatement de mon rapport. Je ne me
fais pas importun et mes titres y gagnent d'autant dans l'opinion. On
vient de partager l'Italie en régions de commandement. J'ai choisi
Capoue. J'étais bien aise de vous mettre au courant de tous ces détails.
Allons, allons, songez à votre santé et ne manquez pas une occasion de
m'écrire. Adieu, adieu; la veille des ides de janvier.
307. — A
RUFUS. Formies, janvier.
F. V, 20. De
façon ou d'autre, je serais venu vous joindre, si vous eussiez tenu à
votre rendez-vous. Vous vous êtes fait scrupule de me déplacer pour
votre convenance. Mais soyez bien jusqu'au moindre avis je n'eusse pas
manqué de préférer un désir de vous à ma commodité. Quant au sujet de
votre lettre, je serais mieux en mesure de répondre article par article,
si j'avais là M. Tullius mon secrétaire. Mais je me porte garant qu'en
fait de comptes, (je ne puis rien affirmer quant au reste) il n'a
sciemment rien fait de préjudiciable, soit a vos intérêts, soit à votre
considération. J'ajouterai que, si le droit ancien et l'antique usage
subsistaient encore, je n'aurais remis les comptes qu'après en avoir
conféré, et les avoir arrêtés de bon accord et avec les procédés que
comportent nos relations intimes. Ce que j'eusse fait à Rome, suivant
cet ancien mode, j'ai dû, sous le régime de la loi Julia, le faire en
province, y déposer mes comptes, et en rapporter seulement au trésor des
copies conformes. Par là, je n'ai point prétendu vous mettre à ma merci.
Je vous ai fait au contraire toutes les concessions possibles, et je
n'en aurai jamais de repentir. J'ai mis sans réserve à votre disposition
ce même secrétaire qui vous est, je le vois, devenu suspect aujourd'hui;
vous lui avez adjoint M. Mindius votre frère. Les comptes ont été
dressés avec vous en mon absence; je n'y ai pris d'autre part que celle
de les lire. J'ai reçu les cahiers des mains d'un homme à moi, de mon
secrétaire, comme si la remise m'en eût été faite par votre frère. De
quelque manière qu'on prenne ce procédé; comme témoignage d'honneur, je
ne pouvais vous en donner un plus grand; comme marque de confiance, je
vous en ai montré plus en quelque sorte que je n'en aurais eu en
moi-même. Dira-t-on que je devais veiller à ce qu'il ne se glissât dans
les comptes rien qui fût préjudiciable a votre honneur ou à vos
intérêts? A qui pouvais-je donc confier cette mission à plus juste titre
qu'à l'homme que j'ai choisi? Il fallait bien exécuter les prescriptions
de la loi ; on a déposé dans deux 396 villes les comptes dûment arrêtés
et collationnés; et j'ai choisi, aux termes de la loi, les deux plus
considérables, Laodicée et Apamée. Je vous répondrai donc en premier
lieu que bien que j'eusse mes raisons pour presser la remise au trésor,
je n'eusse pas laissé de vous attendre, si je n'avais regardé les
comptes comme aussi définitifs, une fois laissés dans la province,
qu'après le dépôt effectué. — Ce que vous me dites de Volutius est en
dehors de la question. J'ai consulté des hommes fort habiles, et le plus
habile de tous C. Camillus, mon ami intime. Tous m'ont dit que le
transport de Valérius a Volusius était inadmissible, et qu'il ne
libérait pas les cautions du premier. D'ailleurs, il ne s'agissait pas
de trois millions de sesterces, comme vous le dites, mais de dix-neuf
cent mille, car nous avions touché du délégué de Valérius une partie de
la somme, et je n'ai fait écriture que du solde. — Ainsi vous m'enlevez
dans cette occasion le triple mérite de la générosité, de la diligence,
et, (c'est a quoi je tiens le moins) de quelque intelligence eu affaire.
De la générosité; vous faites, à mon détriment, honneur à mon secrétaire
de n'avoir pas voulu que mon lieutenant et mon préfet Q. Lepta
encourussent une responsabilité grave et surtout étrangère à leurs
obligations. De la diligence; vous supposez qu'une opération si
délicate, et pouvant entraîner pour moi de telles conséquences, n'a pas
obtenu de moi un coup d'oeil, un moment d’attention; et que, sans même
en entendre lecture, j'ai abandonné la reddition de mes comptes à un
secrétaire pour y mettre ce qui lui plairait. De l'intelligence, enfin ;
voici une affaire qui n'a pas été maladroitement conduite; vous
n'accordez pas à la mienne d'y avoir pris la moindre part. C'est a mes
soins qu'est due la libération de Volusius. Si les cautions de Valérius,
si T. Marius lui-même a échappé au payement d'une amende considérable,
c'est moi qui en indiquai le moyen. En cela, ma conduite est
universellement approuvée, et même applaudie, et si vous voulez savoir
la vérité, il n'y a que mon secrétaire à qui elle n'ait pas plu
infiniment. Mais je regarde, moi, comme le devoir d'un honnête homme,
une fois l'intérêt public à couvert, de protéger la fortune privée de
ses amis ou de ses concitoyens. — Quant à l'argent de Luccéius, voici
comme les choses se sont passées : c'est de l'avis de Pompée que cet
argent a été placé dans le temple, bien que j'aie reconnu que le dépôt
avait été fait par mes ordres. Pompée ensuite s'est servi de cet argent,
comme Sextius avait fait du vôtre. Mais ceci est étranger à ce qui vous
concerne. Je regretterais beaucoup de n'avoir pas mentionné dans le
compte l'ordre de dépôt émané de moi, s'il n'était pas établi par les
témoignages les plus concluants et les plus authentiques, comment et à
qui l'argent a été remis; et en exécution de quel sénatus-consulte, en
vertu de quelles lettres de vous et de moi, il a été délivré à P.
Sextius. Voyant le fait constaté de façon à rendre toute erreur
impossible, j'ai cru pouvoir en omettre la mention qui n'a nulle
importance pour vous. Je regrette toutefois la suppression, puisqu'elle
vous contrarie. — Quant aux termes dans lesquels l'article doit figurer
dans vos comptes, je suis de votre avis, et ils ne présenteront sur ce
point aucune dissidence avec les miens. Vous exprimez, il est vrai, que
c'est par mon ordre, circonstance dont je n'ai pas
297
parlé. Mais je n'ai pas de motif de désaveu, et j'en aurais même, que
j'y renoncerais pour vous complaire. Pour les neuf cent mille sesterces,
par exemple, n’ai-je pas écrit ce que vous ou votre frère avez voulu?
S'il se trouve encore quelque chose qui vous chagrine et qu'il soit
possible de modifier dans les comptes qu'il me reste à rendre, comme je
n'ai point usé du bénéfice du sénatus-consulte, il faudra voir ce qu'à
cet égard la loi permet. Sur l'article des impôts, vous n'étiez pas
fondé à vous fâcher si fort, si j'en juge bien toutefois; car il en est
de plus habiles. Mais ce dont vous ne doutez pas, c'est que pour vous
servir ou seulement pour vous agréer, je sois disposé à faire tout ce
qui est faisable. — J'arrive à l'article des gratifications; sachez que
je n'y ai compris que les tribuns militaires, les préfets et les gens de
ma maison. J'ai même commis une erreur. Je croyais avoir toute latitude
quant au temps. Depuis j'ai su que la proposition devait en être
rigoureusement faite dans les trente jours de la reddition des comptes.
Je suis très-fâché que cet article ne vous ait pas été réservé. Vous
avez à vous ménager des amis pour l'avenir de votre carrière, et moi je
n'y songe plus. Heureusement que les choses sont dans leur entier en ce
qui concerne les centurions et les gens des tribuns militaires, car la
loi est muette à l'égard de ces derniers. — Il me reste à parler des
cent mille sesterces. Je me souviens d'avoir reçu une lettre de vous
datée de Myrina au sujet de cette erreur, qui est vôtre plutôt que
mienne ; car s'il y a un reproche à faire à quelqu'un, il me semble que
c'est à votre frère et à Tullius. Il n'était plus temps de corriger les
comptes, le dépôt en ayant été fait avant mon départ de la province.
Mais vous avez eu une réponse de moi et vous savez tout ce que je vous
ai écrit dans la chaleur de mon coeur; et me fondant sur les espérances
que j'avais alors, je ne me regarde point comme strictement obligé par
des expressions toutes de bienveillance, mais je ne considère point non
plus votre lettre d'aujourd'hui comme l'un de ces billets douloureux que
l'on est par le temps qui court si fâché de recevoir. — Faites
attention, s'il vous plait, que je déposai à Éphèse entre les mains des
publicains toute une somme qui m'appartenait très légitimement,
vingt-deux millions de sesterces, et que Pompée a fait main basse sur le
tout. J'en ai pris mon parti; bien ou mal, n'importe. Vous devez faire
de même à l'égard des cent mille sesterces, et vous figurer, par
exemple, que c'est autant à rabattre de vos profits sur les vivres ou de
mes libéralités. Enfin, eussiez-vous porté les cent mille sesterces à
mon débit, vous êtes trop juste et trop bon pour en exiger le payement
aujourd'hui, car je ne puis vous payer quand je le voudrais. Mais tout
ceci n'est qu'un badinage de ma part comme de la vôtre sans doute.
Toutefois aussitôt que Tullius sera revenu des champs, je vous
l'enverrai, et vous examinerez ce qu'il y a à faire. Au reste, je ne
vois pas ce qui m'empêche de mettre cette lettre en morceaux.
308. — A
ATTICUS.
A. VII, 10. Je me
suis tout à coup décidé à partir avant le jour. Des faisceaux couronnés
de lauriers exposent trop aux regards et aux propos. Du reste, je ne
sais ni ce que je fais, ni ce que je ferai dans le trouble ou me jette
cet esprit de vertige qui règne dans nos conseils. Quant à
298
vous, quel avis vous donnerais-je, moi qui ne sais que vous en demander?
A quoi se décide Pompée? quelles sont ses vues? Je n'en sais rien. Il
reste claquemuré dans les places fortes, et dans une sorte de stupeur.
S'il demeure en Italie, on fera masse autour de lui ; s'il la quitte, on
se consultera. Jusqu'ici, ou je déraisonne moi-même, ou toutes ses
démarches sont autant de sottises et de fautes. Ecrivez-moi, écrivez-moi
sans cesse, je vous en conjure, tout ce qui vous passera par la tête.
309. — A
ATTICUS. Janvier.
A. VII, 11.
Qu'est-ce que tout ceci? que se passe-t-il? Pour moi, ce n'est que
ténèbres. Nous sommes, dites-vous, maîtres de Cingulum ; mais nous avons
perdu Ancône. Labienus a quitté César : est-ce d'un général du peuple
romain que nous parlons, ou d'un autre Annibal? Insensé et malheureux
tout ensemble de n'avoir jamais vu même l'ombre de la vertu! A
l'entendre, c'est l'honneur qui lui fait faire tout cela; mais où est
l'honneur, sinon dans la vertu? Est-ce tenir à l'honneur que d'avoir une
armée à soi dans une république; de s'emparer des villes habitées par
des citoyens romains, pour se frayer un chemin jusqu'à sa patrie; de ne
rêver qu'abolition de dettes, rappel d'exilés, et tant d'autres crimes;
De faire du
pouvoir le premier de ses dieux ?
Qu'il garde pour
lui sa fortune : moi je ne donnerais pas pour toutes ces grandeurs-là
une seule de nos promenades à votre beau soleil de Lucrétile; ou plutôt
j'aimerais mieux mille fois mourir, que de former de tels desseins. Ce
serait de la peine perdue, me direz-vous. J'en conviens; après tout
chacun fait les souhaits qu'il veut : mais en faire de pareils! c'est
pis, selon moi, que de mourir sur la croix. Le seul malheur qui soit
au-dessus de celui-là, c'est de réussir. Mais assez sur ce sujet. Je
n'ai que trop de douceur à faire avec vous ces tristes réflexions.
Revenons a Pompée. Dites-moi de grâce, ce que vous pensez du parti qu'il
a pris, de son départ de Rome, pour moi, je n'y comprends rien, et je ne
sais rien de plus insensé. Abandonner Rome! vous en feriez donc autant,
si les Gaulois revenaient! La république, nous dites-vous, n'est point
renfermée dans l'enceinte de nos murailles; nos autels et nos dieux,
voila votre patrie. Thémistocle n'a-t-il pas fait comme moi? c'est
qu'une seule ville ne pouvait arrêter le torrent de barbares. Mais à
cinquante ans de là environ, Périclès sauva Athènes, quoiqu'il n'eût
plus que ces murailles à lui; et, quand les Gaulois eurent pris Rome,
nos pères ne tinrent-ils pas dans le Capitole ? Ainsi de nos aïeux nous
oublions la gloire ! D'une autre part, l'indignation des villes
municipales, les discours de tous ceux que j'entends, me font croire que
ce malheureux dessein ne finira pas si mal. Ici on se plaint tout haut
(je ne sais ce qu'on dit là-bas; mais vous m'en informerez) de ce que la
capitale de l'empire est sans sénat, sans magistrats. Pompée fuyant est
un spectacle qui a remué toutes les âmes, comme je ne saurais vous dire.
Le croiriez-vous? sa cause n'en a que mieux tourné : on parle de ne plus
rien céder à César. Dites-moi, je vous le demande.
299
ce que tout ceci deviendra. Je tiens de Pompée une commission assez
paisible : j'ai l’inspection générale sur les levées et sur tous les
autres préparatifs qui se feront dans la Campanie, et sur toute cette
cote. Ainsi, me voilà errant un peu partout. Je crois que vous voyez
maintenant où César va se porter, comment le peuple est disposé, comment
les affaires tourneront. Dites-le moi, je vous prie, et, comme il n'y a
plus que changement dans les choses, écrivez-moi souvent. Je me calme un
peu en vous écrivant et en lisant vos lettres.
310. — A
ATTICUS. Formies, janvier.
A. VII, 12. Je
n'ai encore reçu qu'une de vos lettres du 12 des kalendes : vous m'y
dites que vous m'en avez déjà écrit une autre ; mais elle ne ma point
été rendue. Écrivez-moi, je vous prie, le plus souvent que vous pourrez,
non seulement ce que vous saurez de certain, et ce que vous entendez
dire, mais même ce que vous pourrez prévoir : surtout donnez-moi votre
avis sur ce que je dois faire ou ne dois pas faire. Je tâcherai de mon
côté que vous sachiez ce que fait Pompée : hélas! il ne le sait pas
lui-même; aucun de nous ne le sait. J'ai vu à Formies, le 10 des
kalendes, le consul Lentulus; j'ai vu Libon : la peur les a tous
déconcertés. Pompée est allé à Larinum où il a des troupes, comme à
Téanum, à Lucérie, et dans le reste de l'Apulie. On ne sait point encore
s'il a dessein de prendre une position en Italie, ou dépasser la mer.
S'il demeure, j'appréhende qu'il n'ait pas une armée assez forte; s'il
part, ou et comment le joindre? que faire? quel embarras pour moi! pour
cet autre, dont vous craignez le phalarisme, j'attends de lui tout ce
qu'il y a de pis. Rien ne l'arrêtera, ni la suspension des affaires, ni
l'absence des magistrats et du sénat; le trésor public ne sera pas
longtemps fermé pour lui. Mais, comme vous me le dites, nous eu aurons
bientôt des nouvelles. En attendant, il faut que vous me pardonniez si
je vous écris si souvent et de si longues lettres; c'est pour me calmer,
et pour en avoir des vôtres, et surtout un conseil sur ce que je dois
faire. Faut-il me jeter à corps perdu dans le parti de Pompée? ce n'est
point le danger qui me retient ; c'est que je meurs de dépit de tout ce
qui s'est passé. Est-il possible d'avoir fait tant de fautes aussi
étourdiment et pour ne m'avoir pas écouté? Ou bien faut-il que je
patiente, que je me tourne un peu d'un côté, un peu de l'autre, et
qu'enfin je me donne au plus fort, au vrai maître? J'ai quelque honte
devant les Troyens, et je me sens retenu non moins par les devoirs du
citoyen que par ceux de l’ami, quoique mon coeur se brise a la pensée de
nos chers enfants. Je vous sais dans le même trouble, et pourtant il
faut que vous m'écriviez ce que je dois faire, surtout eu casque Pompée
abandonne l'Italie. M. Lépidus, que j'ai vu ici, est décidé, dans ce
cas, à ne point le suivre, et L. Torquatus aussi. Ce qui m'embarrasse,
moi, sans parler du reste, ce sont mes licteurs. Je n’ai encore rien vu
d'aussi inextricable. Aussi je ne vous demande pas encore que vous
décidiez rien, mais seulement ce qui vous en semble. Enfin je veux
savoir toutes vos pensées, vos doutes. Il est presque sûr que I.abiénus
a quitté César. J'y verrais beaucoup d’avantage pour notre cause, si, à
son arrivée à Rome, il y trouvait encore le sénat et les magistrats. Car
alors il paraîtrait a tous qu’il a condamné, par amour de la république,
le 300
crime d'un homme auquel il était si attaché. Du reste, c’est ce qui
paraît dès à présent, mais avec peu de résultat, faute de quelqu'un pour
en tirer parti . Je crois bien que César en est au regret. Mais
peut-être même la retraite de Labiénus n’est-elle qu'une fausse
nouvelle; cependant on n'en doute point ici. Quoique vous vous teniez,
comme vous me l'écrivez, renferme chez vous, vous pouvez toujours me
dire comment les choses à Rome ont l'air d'aller, si l'on regrette
Pompée, s'il y a quelque apparence de haine contre César. Je vous
demande en même temps, si je dois laisser à Rome ma femme et ma fille,
ou les faire venir ici, ou les envoyer dans quelque lieu sûr. Enfin
écrivez-moi tout ce qui se passe; écrivez-moi toujours.
311 TULLIUS A TERENTIUS ET
TULLIOLA, SES DEUX CHÈRES ÂMES : CICÉRON A LA MEILLEURE DES MÈRES ET A
LA PLUS AIMÉE DE SES SŒURS. Minturnes, Janvier.
F. XIV, 14. Si
votre santé est bonne, la nôtre l'est aussi. C'est à vous tout autant
qu'à moi à voir quel parti vous devez prendre. S'il arrive à Rome avec
des idées de modération, vous ferez bien de ne pas quitter notre foyer.
Mais si le furieux livre la ville au pillage, je crains que Dolabella
même n'ait pas le crédit de vous protéger. Je tremble, de plus, que les
communications ne soient interceptées, et que déjà vous n'ayez plus la
faculté départir. Il faut d'abord vous assurer, et vous le ferez
parfaitement, s'il se trouve ou non à Rome es femmes de votre rang, et,
s'il ne s'en trouve pas, examinez si vous pouvez rester vous-même avec
bienséance. Dans l'état où en sont les choses, en supposant que je garde
mes positions, vous seriez à merveille, soit avec moi, soit dans nos
terres. Il y a aussi à craindre que sous peu la ville ne soit affamée.
Réfléchissez sur tout cela, je vous prie, avec Pomponius, avec Camille,
avec qui vous jugerez à propos. Enfin et c'est le principal, ayez du
courage. L'arrivée de Labiénus rend notre situation meilleure. Pison
aussi nous a donné de la force, en quittant la ville, et en se
prononçant contre son coupable gendre. Vous, mes chères Ames,
écrivez-moi le plus souvent possible ; dites-moi comment vous êtes et ce
qui se passe autour de vous. Quintus, son fils et Rufus vous font mille
compliments. Portez-vous bien. Le 8 des kalendes, à Minturnes.
312. – A
ATTICUS. Calès, janvier.
A. VII, 13, 1ère part.
Je suis de votre avis sur l'affaire de Vennonius. Je vous dis que
Labiénus est un véritable héros ; depuis longtemps on n'a rien fait qui
soit plus digne d'un bon citoyen. Quand il n'aurait fait que donner du
chagrin à César, ce serait toujours cela; mais, après tout, je crois que
la chose publique n'y a pas peu gagné. J'approuve aussi Pison: le
jugement qu'il porte lui-même sur son gendre ne sera pas sans effet.
Cependant, regardez-y bien, cette guerre civile n'est point une guerre
d'opinions entre les citoyens; elle vient de l'audace effrénée d'un
seul. Il se voit maître d'une puissante armée ; il s'est fait un grand
parti en répandant les espérances et les promesses; il veut tout pour
lui. Nous lui avons livré sans défense, Rome et toutes ses richesses.
Que ne devons-nous pas craindre d'un homme qui regardera nos maisons et
nos temples, non plus comme sa patrie, mais com-
301
me une proie à ravir? Je ne sais trop comment il va s'y prendre, sans
sénat, sans magistrats : il n'aura pas même un semblant de gouvernement.
Mais nous, quand et comment pourrons-nous nous relever avec un chef qui,
comme vous le remarquez, vous aussi, ne sait pas même la guerre et qui
n'a pas compris l'importance des places du Picénum? Son incapacité n'est
que trop visible; et sans parler de toutes les fautes qu'il a faites
depuis dix ans, quelle paix, si dure qu'elle fût, ne valait pas mieux
que cette fuite lamentable! Je ne sais pas même à présent ce qu'il
prétend faire, quoique j'écrive de tous côtés pour m'en instruire. On ne
vit jamais tant de découragement et tant de confusion. Quelles places,
quelles troupes a-t-il? Et c'est néanmoins pour y pourvoir qu'on l'a
fait demeurer aux portes de Rome. Toutes nos ressources se réduisent à
deux légions qu'il a retenues d'une manière odieuse, et dont il n'est
pas plus sûr que d'étrangers. Pour les levées, elles sont toutes de gens
qu'on enrôle malgré eux, et qui n'ont nulle envie de combattre. D'autre
part, il n'est plus temps de parler de paix. Je ne puis pas voir dans
l'avenir; mais certainement nous serons toujours coupables, ou plutôt
notre chef, d'être sortis du port sans gouvernail et de nous être livrés
à la tempête. Je suis plus que jamais embarrassé de mon fils et de mon
neveu ; j'ai eu plusieurs fois l'idée de les envoyer en Grèce. Je
tremble bien davantage pour Tullia et Térentia, lorsque je pense à
l'arrivée des barbares; mais quand je songe que Dolabella est avec eux,
je respire un peu. Je vous prie d'y réfléchir : d'abord pensons à un
lieu de refuge, car je dois bien plus m'occuper d'elles que de moi-même;
et ensuite pensons à ce qu'on pourrait dire si je les laissais à Rome,
quand tous les bons citoyens l'ont quittée. Cela vous regarde comme moi,
aussi bien que Péduceus, qui m'en a écrit. Car vous êtes l'un et l'autre
d'une distinction qui vous impose les mêmes devoirs qu'aux premiers
citoyens. Ce n'est pas que je veuille vous donner des avis, puisque je
vous en demande et pour moi et pour ma famille. Je finis en vous priant
de vous informer avec soin de tout ce qu'il y aura de nouveau, et de me
le mander. Faites-moi part surtout de vos conjectures, c'est ce dont je
suis le plus en peine. Tout le monde peut m'annoncer ce qui se passe,
mais c'est à vous de me prédire l'avenir. Conjecturer, c'est prédire.
Pardonnez-moi mon bavardage; cela me soulage et me vaut des lettres de
vous.
313. A
ATTICUS
A VII, 13, 2e partie. Je n'ai rien
compris d'abord à votre énigme touchant ces Oppius de Vélie ; elle est
plus obscure que les nombres de Platon. Je vous entends enfin, vous
appelez ces Oppius succones. Ce mot m'a fait suer longtemps;
quand on l'a une fois entendu, le reste est aisé, et la somme s'accorde
avec celle de Térentia. — J'ai vu L. César à Minturnes, les 8 des
kalendes de février au matin ; il porte à Pompée des propositions
ridicules. C'est un esprit sans suite et sans liaison : et je crois que
César a voulu se moquer de nous, lorsqu'il a chargé un pareil personnage
d'une négociation si importante : peut-être même qu'on ne l'en a point
chargé, et que, sur quelque parole en l'air, notre homme aura pris sur
lui la commission.— Labiénus, qui est un grand homme, à mon sens, est
venu trouver Pompée et les consuls à Téanum le 9 des
302
kalendes. Dès que je saurai ce qui s'est passé dans cette entrevue, je
vous en informerai. Pompée est parti de Téanum le 8 des kalendes, pour
aller du côté de Larinum ; il a couché a Vénafre. Il parait que Labiénus
a un peu remonté nos esprits; mais je n'ai encore rien de particulier A
vous mander de ce pays-ci, et je suis bien plus curieux d'apprendre de
vous ce qu'on dit de César ; comment il a pris la désertion de Labiénus;
ce que fait Domitius dans le pays des Marses, Thermus à Ignuuvium, et P.
Attius à Cinjgulum; quelles sont les dispositions du peuple ; enfin, vos
conjectures sur tout le reste. Ecrivez-moi souvent, et marquez-moi ce
que nous devons faire de ma femme et de ma fille, a quoi vous vous êtes
vous-même décidé. Si je vous écrivais de ma main, ma lettre serait plus
longue; mais la fluxion que j'ai sur les yeux m'oblige de dicter.
314. — A ATTICUS. Calès,
janvier.
A. VIII, 14. Je
pars aujourd'hui le 6 des kalendes de février, de Calés pour Capoue; ma
fluxion sur les yeux n'est plus grand'chose. L. César est arrivé à
Téanum le 8 des kalendes, et a donné communication à Pompée et aux
consuls des propositions de César. On est convenu de les accepter, mais
à condition qu'il commencerait par retirer ses troupes de toutes les
places qui ne sont pas de son gouvernement, qu'alors nous retournerions
tous à Rome, et qu'on ferait terminer l'affaire par le sénat. Je ne
désespère plus de la paix. Je crois que César a bien quelque peu de
repentir de ses fureurs, et que Pompée se sent trop faible. — Pompée a
désiré que j'allasse à Capoue pour faire avancer les levées; la colonie
ne paraît pas fort empressée pour cela. Quant à ces gladiateurs que
César avait à Capoue, ce que je vous en avais écrit, sur une lettre de
Torquatus, s'est trouvé faux. Pompée les a seulement distribués, deux à
deux, chez les habitants : bonne précaution, car on dit qu'ils auraient
forcé l'endroit où ils étaient, et on y a trouvé cinq mille boucliers. —
Je vous prie de penser un peu s'il est convenable que nos femmes, parmi
lesquelles est votre soeur, demeurent à Rome, maintenant qu'il n'y reste
plus aucune femme de quelque distinction. Je leur en ai déjà écrit aussi
bien qu'à vous. Déterminez-les à partir. Nous avons en effet sur la côte
dont j'ai la garde, des maisons de campagne, ou dans les circonstances
elles pourraient se trouver assez bien. Quant à mon gendre, s'il a pris
un mauvais parti, je n'ai que faire d'en répondre; mais on aurait
quelque raison de trouver étrange que nos femmes fussent les seules qui
demeurassent à Rome. Mandez-moi si vous comptez d'en sortir, vous et
Péducéus, et en général ce que vous pensez des affaires présentes. Pour
moi, je ne nie lasse point de recommander la paix : quelque
désavantageuse qu'elle puisse être, elle vaudra toujours mieux pour nous
que la guerre la plus juste. Au reste, il en sera ce que voudra la
fortune.
315. — A
ATTICUS, Capoue, janvier.
A. VII, 15.
Depuis que je suis parti de Rome, je n'ai laissé passer aucun jour sans
vous envoyer de mes lettres. Ce n'est pas que j'aie rien de fort
particulier a vous écrire, mais je n'ai plus que la douceur de causer
avec vous de loin, ne pouvant le faire de près et de vive voix.
J'arrivai à
303
Capoue la veille du 6 du des kalendes; j'y ai vu les consuIs et un grand
nombre de sénateurs. Ils souhaitent tous que César retire ses troupes
des places de l’Italie, et qu'il s'en tienne aux conditions qu'il a
lui-même proposées. Favonius seul prétend qu'on ne doit point recevoir
la loi de César; mais on ne l'a pas seulement écouté dans le conseil.
Voici Caton lui-même qui aime mieux la servitude que la guerre civile.
Il a néanmoins déclaré qu'il voulait se trouver au sénat, lorsqu'on y
traitera de ce que l'on doit accorder à César, s'il se détermine à
retirer ses troupes. Ainsi il n'ira point en Sicile, où il serait si
nécessaire qu'il allât; et il tient à être au sénat, ou je crains que sa
présence ne nuise. Mais Postuinus, que le sénat a nommé pour aller au
plus tôt en Sicile prendre la place de Furfanius, a déclaré qu'il
n'irait point sans Caton; et il croit fort que le sénat ne peut se
passer de ses services et de l'importance qu'il se donne. Force a été,
en attendant, d'envoyer Fannius commander en Sicile. — Nous raisonnons
ici fort diversement. La plupart prétendent que César ne s'en tiendra
pas aux conditions qu'il a proposées, et qu'il n'a mis en avant ces
demandes que pour nous arrêter dans nos préparatifs de guerre. Pour moi,
je crois qu'il retirera ses troupes; pourvu qu'on le fasse consul, il
aura ce qu'il prétendait, et il ne finira pas comme il a commencé, par
le crime. Il faut que les coups nous arrivent, ayant fait la faute
honteuse néanmoins de ne pas nous en garer. Nous n'avons point de
troupes; nous manquons d'argent, et en abandonnant Rome, nous avons
livré à notre ennemi non-seulement celui des particuliers, mais tout le
trésor public. Pompée est allé rejoindre les troupes d'Attius, il a avec
lui Labiénus. Je suis fort curieux d'apprendre ce que vous pensez de
tout ceci. Je m'en vais partir pour Formies.
316. — A
TIRON. Capoue, 29 janvier.
F. XVI, 12. D'un
mot jugez à quelle extrémité nous sommes réduits, moi, tous les gens de
bien, et la république entière. Nous fuyons, laissant nos maisons et la
patrie elle-même, exposées aux horreurs du pillage ou de l'incendie.
Oui, les choses en sont à ce point qu'à moins d'intervention divine ou
d'un coup du sort rien ne peut nous sauver. Depuis le moment où j'ai mis
le pied dans Rome, je n'ai eu qu'une pensée, la concorde; je n'ai cessé
de la prêcher, d'y travailler. Mais je ne sais quelle rage s'est emparée
de toutes les têtes. J'ai beau crier qu'il n'y a rien de pis que la
guerre civile. On veut se battre; les prétendus gens de bien, tout comme
les méchants. Dans son fatal aveuglement. César, emporté par une sorte
de démence et perdant la mémoire de son nom, et des honneurs dont on l'a
comblé. César vient d'occuper Ariminium, Pisaure, Ancône, Arretium, et
nous, nous quittons la ville. Est-ce sagesse, est-ce courage? c'est ce
que je n'examine pas ici. Vous voyez quelle position! Or voici les
conditions de César : que Pompée passe en Espagne; que les levées qu'on
a faites, et nos garnisons soient licenciées : à ce prix, il promet de
remettre la Gaule ultérieure à Domitius et la citérieure à Considius
Nonianus, à qui elles sont échues; de venir solliciter en personne le
consulat, de renoncer à toute prétention de candidature, lui absent, et
de faire en personne les trois demandes
304
d'usage. On accepte tout, pourvu seulement qu’au préalable ses troupes
évacuent les points occupés, et que les délibérations du sénat soient
libres. S'il y consent, la paix est possible; paix peu honorable. On
nous fait la loi. Mais il n'y a rien de pis que la position actuelle.
S'il revient sur ses propres conditions, nous sommes prêts à la guerre;
guerre qu'il soutiendrait difficilement sous le poids d'une
rétractation. Tout dépend de l'arrêter, de lui fermer l'accès de la
ville. Et l'on espère y réussir. Nos levées sont nombreuses, et nous
croyons qu'il appréhende, par une marche sur Rome, de perdre les deux
Gaules, ou il est en exécration partout, excepté chez les Transpadans.
De plus il a sur ses derrières six légions d'Espagne et nos nombreux
auxiliaires sous les ordres d'Afranius et de Pétréius. Il semble donc,
en supposant que sa folie l'emporte, qu'il peut être accablé, si l'on
parvient seulement à couvrir Rome. Déjà il vient de recevoir un coup
terrible. T. Labiénus, qui a tant d'influence dans son armée, n'a pas
voulu se rendre son complice. Il l'a quitté ; il s'est joint à nous. Cet
exemple aura, dit-on, de nombreux imitateurs. Je commande encore la côte
depuis Formies. Je ne veux pas de poste plus important, afin de donner
plus de poids à mes lettres et à mes conseils de paix. Mais je prévois
qu'en cas de guerre, j'aurai le commandement d'un camp et d'un certain
nombre de légions. J'ai le chagrin de voir Dolabella dans les rangs de
César. Je tenais à vous donner ces détails ; mais n'allez pas vous en
laisser affecter au point de retarder encore votre convalescence.
- Je vous ai recommandé de la manière la plus pressante à A. Varron que
j'ai toujours trouvé excellent pour moi et plein d'amitié pour vous. Je
l'ai prié de 'occuper de voire santé, de votre traversée, de tout ce qui
vous touche enfin ; je ne doute pas qu'il n'y mette de l'intérêt. Il me
l'a promis, et m'a dit à ce sujet les choses les plus aimables. Puisque
je n'ai pu vous avoir quand j'avais le plus besoin de vos services et de
votre dévouement, gardez- vous aujourd'hui de toute précipitation, et ne
vous exposez pas, malade encore, ou dans la saison d'hiver, aux dangers
d'une navigation. Je ne vous reprocherai jamais d'arriver trop tard, si
vous revenez bien portant. Depuis M. Volusius qui m'a remis une lettre
de vous, je n'ai vu personne. C'est tout simple. Comment mes lettres
vous arriveraient-elles par une si mauvaise saison'? Ne vous occupez que
de votre santé. Ne vous mettez en route que quand elle sera bonne et la
navigation facile. Cicéron est à ma maison de Formies. Térentia et
Tullie sont à Rome. Portez-vous bien. Le 4 des kalendes de février, à
Capoue.
317
TULLIUS A SA CHÈRES TERENTIA ET A SON AIMABLE TULLIUS ; CICÉRON A SA
MÈRE ET A SA SOEUR. Formies, janvier.
F. XIV, 18.
Réfléchissez bien, mes chères âmes, sur le parti que vous avez à
prendre, et qu'il ne faut pas arrêter à la légère. Ce n'est pas moins
votre affaire que la mienne. Resterez-vous à Rome? Viendrez-vous avec
moi en quelque lieu sûr? Voici là-dessus mes idées. Ayant Dolabella pour
vous, vous n'auriez rien à craindre à Rome, et même, si on se portait à
des excès, si on en venait a piller, votre présence sur les lieux
pourrait
305
nous être d'un grand secours. Mais une réflexion me frappe : c'est que
tous les gens de bien sont hors de Rome et qu'ils ont emmené leurs
femmes avec eux. De plus, il y a dans le pays ou je suis, tant de villes
qui nous sont dévouées, tant de terres à nous, que vous pourriez me voir
souvent et me quitter toujours à votre aise sans cesser d'être sur un
territoire à nous. Je ne saurais dire quel est le meilleur de ces deux
partis. Voyez ce que font les autres femmes du même rang, et prenez
garde, si vous attendez trop, de ne pouvoir plus à volonté sortir de
Rome. Tout cela mérite que vous y réfléchissiez mûrement entre vous et
avec nos amis. Dites à Philotime de mettre notre maison en état de
défense, et d'y tenir suffisamment de monde. Puis, tâchez d'avoir des
messagers sûrs pour m’apporter tous les jours de vos nouvelles. Enfin si
ma santé vous touche, ayez grand soin de la vôtre.
318. —
ATTICUS. Janvier.
A. VII, 16. Je
crois avoir reçu vos lettres à leur date, et sauf la première, dans
l'ordre où Térentia me les a envoyées. Je vous ai écrit de Capoue le 5
des kalendes, l'ultimatum de César, l'arrivée de Labiénus, la réponse
des consuls et de Pompée ; et je vous ai fait part de plusieurs de mes
conjectures. Nous sommes maintenant dans l'attente; d'abord, de ce que
fera César, lorsqu'il connaîtra les propositions que L. César est chargé
de lui porter; de l'autre, ce que Pompée projette lui-même. Il me mande
que, sous peu de jours, il se trouvera à la tête d'une armée imposante;
qu'il peut occuper le Picénum ; et que, dans ce cas, il espère que nous
pourrons rentrer à Rome. Il a avec lui Labiénus, qui regarde César comme
tout à fait hors d'état de soutenir la lutte. Son arrivée a grandement
relevé le courage de Pompée. J'ai reçu l'ordre des consuls de me rendre
à Capoue pour les nones de février. J'en suis parti pour Formies, le 3
des kalendes. Aujourd'hui, c'est à Calés, vers la neuvième heure, que je
viens de recevoir votre lettre à laquelle je réponds immédiatement. Je
suis Je votre avis pour Térentia et Tuilie. Je les engage à s'entendre
avec vous. Si elles ne sont pas encore parties, elles feront bien
d'attendre le tour que vont prendre les événements.
319. — A TIRON. Formies,
février.
F. XVI, 8. Votre
santé nous inquiète beaucoup. Les arrivants s'accordent à dire que le
mal n'est pas dangereux, mais peut traîner en longueur. C'est une
consolation et à la fois une cause de tourment, si je dois longtemps
encore être privé d'une compagnie, dont votre absence me fait sentir
plus vivement l'utilité et les charmes. Toutes mes pensées sont avec
vous. Mais, je vous conjure de ne point vous exposer, faible encore, à
une si longue navigation, et à un voyage d'hiver. Ne vous embarquez qu'à
bon escient. Avec une santé faible, à peine peut-on se garantir du froid
dans de bonnes habitations, et au milieu des villes. Jugez s'il est
facile de se préserver de ses atteintes en voyage et sur mer. « Le froid
est le grand ennemi des peaux délicates » dit Euripide. Mais fait-il
autorité pour vous ? Je regarde, moi, ses vers comme autant d'axiomes.
Soignez-vous, soignez-vous, si vous m'aimez, et revenez
306
nous vaillant le plus tôt possible. Adieu : aimez-moi toujours. Le fils
de Quintus vous embrasse.
320 — A
ATTICUS. Formies, 2 février.
A. VII, 17. Votre
lettre m'a été on ne peut plus agréable. Je pensais à envoyer nos
enfants en Grèce, lorsqu’il semblait que Pompée voulait abandonner
l'Italie. Je comptais, en ce cas, que nous irions en Espagne, et cela ne
leur convenait pas comme à nous. Mais maintenant vous pouvez même, vous
et Péduceus, demeurer à Rome sans inconvénient; aussi bien vous n'avez
pas lieu d'être contents de trompée; car jamais personne n'a laissé Rome
si dégarnie. Que dites-vous de me voir plaisanter dans un pareil moment
? sans doute vous savez à présent quelle réponse Pompée a faite aux
propositions de César, et vous avez vu la lettre qu'il lui a écrite ;
car on voulait la rendre publique. Mais je ne conçois pas Pompée, qui
écrit très bien, et qui va se servir de Sextius pour dresser une pièce
si importante, et que tout le monde devait lire : aussi je n'ai rien lu
qui sentit plus son Sextius. Vous voyez toujours par cette lettre de
Pompée, qu'on ne refuse rien à César, et qu'il n'a eu qu'à demander pour
avoir. Il serait insensé s'il n'acceptait pas les conditions qu'on lui
offre, après qu'on a accepté celles qu'il a eu le front de proposer. Car
enfin, qui êtes-vous pour dire : Je prétends que Pompée s'en aille en
Espagne, et qu'il retire ses troupes des places de l'Italie ? Cependant
il l'obtient; et on cède aujourd’hui avec bien moins d'honneur à un
rebelle avoué, qui a déjà porté des mains violentes sur la république,
que si on lui avait d'abord permis de demander le consulat sans venir à
Rome. J'appréhende néanmoins qu'il ne se contente pas de ce qu'on lui
accorde ; car depuis qu’il a chargé, L. César de ses propositions, il
semble qu'il aurait dû se tenir un peu plus tranquille ; or j'apprends
que, sans attendre la réponse, il est plus ardent que jamais. —
Trébatius me mande qu'il a été chargé par lui, le 9 des kalendes de
février, de m'écrire pour me prier de me rapprocher de Rome; que je lui
ferais un sensible plaisir : c'est la substance de sa lettre, qui est
fort longue. J'ai compris, en supputant les jours, que du moment que
César a su que nous avions quitté Rome, il a pensé à y faire revenir
quelques consulaires. Ainsi je ne doute pas qu'il n'ait écrit pour cela
à Pison et à Servius. Ce qui me surprend, c'est qu'il ne m'ait pas écrit
lui-même, ou du moins qu'il ne m'ait pas fait écrire par Dolabella ou
par Célius; quoique d'ailleurs je ne trouve point mauvais qu'il se soit
servi de Trébatius, un de mes plus chers amis. J'ai cru néanmoins que je
ne devais point écrire à César, puisqu'il ne m'avait point écrit; mais
j'ai fait savoir à Trébatius qu'il m'était bien difficile pour le moment
de répondre aux avances de César; je lui ai dit que je me tenais dans
mes maisons de campagne, et que je ne me mêlais ni des nouvelles levées,
ni d'aucune autre affaire. — J'en resterai là, tant qu'il y aura quelque
espérance de paix : si nous avons la guerre, je ne consulterai plus que
mon devoir et mon honneur. Je commencerai par envoyer nos jeunes gens en
Grèce; car je ne doute point que l'incendie n'embrase l'Italie tout
entière. Qui dirait que cette effroyable tempête a été soulevée par un
petit nombre de citoyens, ou méchants, ou envieux ! Mais nous pourrons
juger bientôt, par la manière dont César recevra notre réponse, quel
tour prendront les choses. Je vous
307
écrirai alors plus en détail, si nous avons la guerre; mais nous
n'aurions seulement qu'une trêve, que je vous verrais, j'espère. —
Aujourd'hui, le 3 des nones de février, je suis revenu de Capoue à
Formies, et j'attends nos femmes dans la journée. Je leur avais d’abord
écrit, d'après une de vos lettres, qu'elles pouvaient rester à Rome ;
mais j'apprends que l'alarme y est plus grande que jamais. Je
retournerai à Capoue aux nones de février, suivant l'ordre des consuls.
Si l'on y a des nouvelles de Pompée, je vous en ferai part aussitôt.
Mandez-moi toutes celles de Rome.
321. — A ATTICUS. Formies,
février.
A. VII, 18. Nos
femmes sont arrivées à Formies le 4 des nones de février, et aussitôt
elles nous ont parlé de tous vos bons offices pour elles, et de vos
attentions affectueuses. Nous les laisserons ici avec nos enfants,
jusqu'à ce que nous sachions bien s'il nous faut choisir entre une paix
honteuse ou une déplorable guerre. Nous partons, mon frère et moi,
aujourd'hui le 3 des nones, pour aller trouver les consuls à Capoue, ou
nous avons ordre d'être le premier des nones. — On dit que lorsqu'on a
lu au peuple la réponse qu'a faite Pompée aux propositions de César,
l'assemblée en a paru contente. Je l'avais bien pensé. Si César repousse
ces offres, il tombe dans la désaffection; s'il les accepte : lequel
vaut mieux ? me direz-vous... je vous répondrais, si je savais quelles
sont nos forces. — Le bruit court ici que nous sommes maîtres d'Ancône,
d'où nous avons chassé Cassius. C'est une fort bonne affaire, si la
guerre arrive. On assure, d'un autre côte, que César, depuis qu'il a
envoyé ses propositions par L. César, continue ses levées avec plus
d'ardeur que jamais, qu'il se saisit des postes avantageux, et y met des
garnisons. Quel scélérat ! quel brigand ! Et pour la république, quelle
infamie dont aucune paix ne peut la dédommager ! mais point de colère ;
cédons au temps ; allons en Espagne avec Pompée; dans l'excès de nos
maux, c'est encore la moindre à choisir, puisque nous n'avons pas voulu,
ayant l'occasion pour nous, mettre la république à couvert du second
consulat de cet homme. Mais c'est assez là-dessus. — J'avais oublié,
dans mes autres lettres, de vous parler de Dionysius. Mais j'ai résolu
d'attendre la réponse que fera César : si nous retournons à Rome,
Dionysius nous y attendra; si les négociations languissent, je pourrais
alors le mander. Devait-il nous abandonner dans notre fuite, après que
je l'avais prié de ne nous point quitter? cela est-il d'un sage, d'un
ami? Mais il n'en faut pas tant demander aux Grecs. Au reste, en cas
qu'il faille le faire venir ici, ce que je ne souhaite point, voyez, je
vous prie, s'il y est disposé : car je ne veux pas l'avoir de force. —
Mon frère Quintus travaille à tirer de l'argent d'Egnatius, pour vous
payer. Egnatius ne manque pas de bonne volonté, et il est même fort
riche; mais les temps sont si durs que Q. Titinius, qui me voit très
souvent, m'a dit qu'il ne pouvait pas même trouver de quoi faire son
voyage, et qu'il s'était contenté de signifier à ses débiteurs que
l'intérêt courrait sur le même pied; on dit que L. Ligus a fait de même.
Quintus n'ayant donc point d'argent comptant, n'en pouvait tirer d'IOgnatius,
et n'en trouvant nulle part à emprunter, est surpris que vous ne lui
teniez pas compte de ce malaise publie. Pour moi, quoique je suive
exactement cette
308
maxime, qu'on attribue à Hésiode, mais que les critiques ne croient pas
de lui : ne jugez pas sans avoir entendu les deux parties, surtout quand
il s'agit d'une personne aussi raisonnable que vous, je n'ai pas laissé
d'être touché des plaintes de mon frère. Enfin, j'ai cru devoir vous en
dire un mot.
322. - A
ATTICUS. Capoue, février.
A. VII, 19. Je
n'ai rien à vous mander. J'avais même élaboré une belle lettre; je la
supprime. Elle était toute à l'espérance, j'étais sous l'impression de
ce qu'on m'avait dit des sentiments du peuple à la dernière assemblée,
et dans la persuasion que le grand personnage s'en tiendrait aux
conditions qu'il a faites; mais voilà que le 2 des nones de février au
matin, avec votre lettre j'en reçois une de Philotime, de Furnius, ainsi
que la copie d'une lettre de Curion à ce dernier; et j'y vois que Curion
tourne en ridicule la mission de Lucius César. Ainsi tout est perdu.
Quel parti prendre? certes ce n'est pas de moi que je suis en peine,
mais de nos enfants. Que faire pour eux? Je pars pour Capoue. Là, je
saurai mieux où en est Pompée.
323. — A
ATTICUS. Fomies, février.
A. VII, 20. Je
deviens peu jaseur par le temps qui court, je vous assure. Plus d'espoir
de paix et rien de prêt pour la guerre. Il n'y a pas deux autres
nullités comme nos consuls. Dans l'espoir d'apprendre d'eux où en sont
nos préparatifs et malgré une pluie effroyable, je me rends à Capoue la
veille des nones, suivant l'ordre qu'ils m'en ont donné. Ils n'y étaient
pas. Ils vont arriver sans moyen d'action, comme sans plan. On dit
Pompée à Lucérie où il a voulu voir quelques cohortes des légions d'Attius,
qui ne sont pas des plus sûres. Quant à l'autre, il vient à la course;
il va fondre sur nous; non pour combattre; avec qui? mais pour nous ôter
la ressource de fuir. Pour moi, je consens à mourir avec Pompée en
Italie; et, la-dessus, je ne vous consulte pas; mais s'il émigré, que
faire? La rigueur de la saison, l'embarras de mes licteurs,
l'imprévoyance et l'impéritie des chefs, voilà des raisons pour rester.
Il y en a d'autres pour fuir avec Pompée; l'amitié qui nous unit, la
justice de sa cause, la honte de se joindre avec un tyran dont on ne
sait dire encore s'il sera Pisistrate ou Phalaris. C'est là ce qui
m'embarrasse et ce qui demande vos conseils. Votre perplexité n'est pas
moindre peut-être, mais enfin ouvrez-moi un avis quelconque. Si
j'apprends quelque chose aujourd'hui, je vous en ferai part aussitôt.
Les consuls ne peuvent manquer d'être ici pour l'assemblée des nones. Je
compte sur une lettre de vous chaque jour. Vous répondrez de plus à
celle-ci, quand vous le pourrez. J'ai laissé nos femmes et nos enfants à
Formies.
324. — A
ATTICUS. Calès, en Campanie, février.
A. VII, 21. Vous
savez nos maux avant nous. Vous êtes à la source. De notre côté aucun
bien à attendre. Je vins à Capoue le jour des nones de février, suivant
l'ordre des consuls. Lentulus arriva le soir. Le 7 des ides, l'autre
consul n'avait pas encore paru. Je viens de quitter Capoue; j'ai couché
à Calès, d'où je vous écris ce matin, 6 des ides avant le jour. J'ai
tout vu de mes yeux, à Capoue; rien à attendre des consuls; des levées,
pas de nouvelles. Les préposés au recru-
309
tement n'osent pas même paraître. Il est là; trop près, et notre chef
n'agit ni ne se montre ; nul ne se l'ait même inscrire. Il n'y a pas
mauvaise volonté, mais absence complète de confiance. Quant à Pompée, ô
dégradation incroyable! qu'il est tombé! plus de coeur, plus de pensée,
plus d'action, plus de mouvement. Je ne parle pas de sa honteuse fuite
de Rome, de ses timides allocutions aux villes, de cette complète
ignorance des forces de son adversaire et même des siennes. — Mais quel
nom donner à ceci : C. Cassius, tribun du peuple, est venu de sa part à
Capoue, le 7 des ides, donner l'ordre aux consuls de se rendre
immédiatement à Rome, d'y enlever le trésor sacré et de revenir
aussitôt. Et où trouveraient-ils une escorte? Revenir de Rome, les
laisserait-on aller ? Le consul a répondu à Pompée qu'il commençât
lui-même par entrer dans le Picénum. Mais le Picénum est perdu pour
nous. Personne encore ne le sait ici, excepté moi à qui Dolabella l'a
écrit. Je ne doute pas que l'Apulie ne soit également occupée et Pompée
déjà embarqué. Que résoudre? Quelle perplexité!, je n'hésiterais point
sans toutes ces honteuses résolutions, ou si j'étais resté jusqu'ici
dans la neutralité. Pourtant je ne ferai rien que de digne. César
m'engage à me rendre médiateur. Mais à la date de sa lettre, il n'avait
pas pris son essor. Depuis, Dolabella et Célius me mandent qu'il est
content de moi. Mon embarras est grand. Aidez-moi de vos conseils, si
vous le pouvez. Ne négligez rien toutefois là-bas dans mes intérêts. Mon
agitation ne me permet pas de vous en écrire davantage. J'attends de vos
nouvelles.
325. – A
ATTICUS, Formies, février.
A. VII, 22. Il ne
reste pas un pouce de terre en Italie dont il ne soit le maître. De
Pompée, pas un mot. Mais s'il n'est en mer en ce moment, tout passage
doit lui être fermé. D'un côté, quelle rapidité d'aigle! et de
l'autre... de l'autre! mais je répugne à accuser celui dont les dangers
font mon désespoir et mon supplice. Vous avez raison de craindre un
massacre, bien que rien ne soit moins propre à consolider la victoire de
César et à asseoir sa domination. Mais je connais sou entourage, et il
en suivra l'instinct. Qu'il en soit au surplus ce qu'il voudra. Je ne
crois plus le séjour des villes tenable. Et personne, personne pour me
conseiller! faites là-bas ce qui vous paraîtra le mieux. Entendez-vous
avec Philotime, vous aurez Térentia le jour des ides. Mais moi que
ferai-je? où est-il? où le rejoindre? Sur terre ou sur mer? sur terre,
quelle route prendre? sur mer, où m'embarquer? Eh bien! Il faut donc me
livrer à cet homme? Y a-t-il sûreté? on le dit. Honneur? oh non ! Que
résoudre? Vous demanderai-je conseil comme à l'ordinaire? Mais la
difficulté est sans issue. Cependant s'il vous venait par hasard une
bonne pensée, communiquez-la-moi, et que je sache ce que vous comptez
faire vous-même.
326. — A
ATTICUS. Formies, février.
A. VII, 23. J'ai
reçu une lettre de Philotime le 5 des ides au soir : il m'annonce que
l'armée de Domitius est animée du meilleur esprit; que les cohortes
amenées du Picénum par Lentulus et Thermus ont opéré leur jonction avec
Domitius; que César peut être cerné, que lui-même il en a
310
la peur; qu'à Rome les honnêtes gens levant la tête, et les méchants
sont consternés. Je crains bien que tout cela ne soit un rêve. Cependant
la lettre de Philotime a rendu la vie à M. Lépide, à L. Torquatus et au
tribun du peuple C. Cassius, qui sont ici, c'est-à-dire a Formies avec
moi. Malheureusement je crois plutôt ce qu'on me mande d'ailleurs;
savoir, que nous sommes tous cernés, et que Pompée cherche à quitter
l'Italie. On ajoute, ce qui me brise le coeur, que César le poursuit.
César poursuit Pompée! Eh quoi! il en veut donc a sa vie? malheureux que
je suis! Et nous n'allons pas tous lui faire un rempart de nos corps !
Ah ! vous gémissez comme moi, j'en suis sûr. Mais que faire, vaincus,
terrassés, garrottes comme nous le sommes? Toutefois la lettre de
Philotime m'a fait changer d'avis pour nos femmes. Je voulais les
envoyer à Rome, et je vous l'avais écrit, mais j'ai réfléchi que ce
voyage donnerait lieu à des propos; qu'on dirait que j'ai jugé les
événements ; que je désespère de la cause; et qu'en envoyant d'abord les
femmes, je ménage une transition à mon propre retour. Du reste, je pense
comme vous, que je ne dois pas fuira l'aventure, sans profit pour la
république, sans profit pour Pompée. Je donnerais pour lui ma vie, je ne
dis pas avec une pieuse résignation, mais avec une sainte joie. Ainsi
donc je reste ; oui, et pourtant rester, c'est vivre. — Quant aux
nouvelles d'ici, Capoue est morne et tout enrôlement a cessé. On
désespère, on se disperse. Encore si quelque diversion, la jonction par
exemple de Pompée avec Domitius! Sous deux ou trois jours, nous saurons
probablement ce qu'il en est, Je vous ai envoyé copie de la lettre de
César, ainsi que vous le désiriez. On m'écrit de tout côté qu'il est
content de moi. A la bonne heure. Seulement sauvons l'honneur!
327. — A
ATTICUS. Formies, févier.
A. VII, 24. La
lettre de Philotime, qui n'avait fait sur moi que peu d'impression avait
répandu ici la joie. Mais le lendemain Cassius reçoit de Capoue une
lettre de Lucrétius, son ami : Nigidius était venu à Capoue par ordre de
Domitius, et il avait dit que Vibullius fuyant du Picénum avec un petit
nombre de soldats courait après Pompée; que César le serrait de prés,
que Domitius n'avait pas plus de trois mille hommes. Eucrétius ajoute
que les consuls ont quitté Capoue. Je ne doute pas que Pompée ne soit en
fuite. Puisse-t-il échapper! Je suis votre conseil et ne songe point à
fuir.
328. — A
ATTICUS. Formies, février.
A. VII, 25. Au
moment où je vous communiquais les nouvelles fort tristes et, je le
crains, beaucoup trop vraies, que Lucrétius avait transmises de Capoue à
Cassius, Céphalion m'a apporté une lettre de vous, bien moins sombre,
mais où vous n'affirmez rien, selon votre coutume. Je croirai à tout
plutôt qu'à l'armée de Pompée, dont vous parlez comme si elle existait.
Les nouvelles qui nous arrivent n'en disent mot; et les choses en sont
toujours au même point. Étrange fatalité! Il a toujours réussi dans une
mauvaise cause. La sienne aujourd'hui est la meilleure de toutes; il est
écrasé. Que dire à cela? qu'il avait ce qu'il faut de talent dans le
premier cas, chose assez commune; mais que le génie du gouverne-
311
ment, il ne l'avait pas. Au surplus, nous saurons au premier moment à
quoi nous en tenir, et je vous écrirai sur-le-champ.
329. A ATTICUS. Formies, février.
A. VII, 26. Je ne
puis dire comme vous « chaque fois que je me relève », car voici la
première fois que je me relève un peu. Oui, les nouvelles que je reçois
de Rome sur Domitius et les cohortes du Picénum me donnent quelque
confiance. Depuis deux jours, l'horizon s'éclaircit. Il n'était question
que de fuir; on n'y songe plus. Et la menace de César « si demain te
retrouve ici » est devenue ridicule. On dit d'excellentes choses de
Domitius, des merveilles d'Afranius. — Vous m'engagez à rester neutre
autant que possible; c'est bien le conseil d'un ami, et je vous en
remercie. Vous ajoutez qu'il faut me garder de paraître incliner pour la
mauvaise cause. En effet je puis bien être suspect à cet égard. Tant
qu'il a été question de la paix, on m'a vu ne vouloir prendre aucune
part à la direction de la guerre civile. Ce n'est pas que la guerre ne
fût juste, mais j'en ai vu de plus légitimes encore dont je me suis mal
trouvé. L'homme à qui Pompée avait proposé un second consulat, et le
triomphe, et dans quels termes encore; « en considération, disait-il, de
ses merveilleux exploits » cet homme ne pouvait être pour moi un ennemi.
Je sais bien qui je dois craindre; et pourquoi. Mais s'il y a guerre,
comme c'est vraisemblable, mon rôle sera net alors et je n'y manquerai
pas. — Térentia vous a répondu sur les vingt mille sesterces. Tant que
je n'ai su où me fixer, j'ai ménagé Dionysius. Vous m'avez cent fois
offert ses services, sans que je vous aie fait de réponse, parce que je
retardais de jour en jour à prendre un parti. Maintenant, je le vois, il
est presque sur que nos enfants passeront l'hiver à Formies. Mais moi,
que ferai-je? je l'ignore. Si l'on se bat, je me range à coup sûr avec
Pompée. Je ferai en sorte de vous instruire de tout. Mon pressentiment
est que nous aurons une guerre désastreuse, à moins d'un dénouement,
vous savez, dans le goût de celui de la guerre des Parthes.
330. — A
ATTICUS. Formies, février.
A. VIII, 1. Depuis
l'envoi de ma lettre, j'en ai reçu une de Pompée. C'est le compte rendu
par Vibullius des opérations du Picénum et des levées de Domitius.
Toutes choses qui vous sont connues; mais qui sont présentées dans sa
lettre sous un jour moins favorable que dans le récit de Philotime. Je
vous l'enverrais cette lettre, si l'exprès de mon frère pouvait attendre
un moment. Demain, vous l'aurez. Pompée a mis au bas : « je suis d'avis
que vous vous rendiez à Lucérie. Vous ne serez nulle part plus en
sûreté. » J'ai compris par la que son intention était d'abandonner les
places de cette côte. Il est tout naturel, ayant sacrifié la tête, qu'il
fasse bon marché des membres. Je lui ai de suite répondu par un homme à
moi, que ma sûreté n'est pas ce qui m'occupe ; que si c'était dans ses
intérêts, ou dans l'intérêt public qu'il m'appelait à Lucérie, je m'y
rendrais aussitôt. Et je l'engageais à garder possession de la côte pour
le cas où il faudrait tirer du blé des provinces. Je savais bien que je
perdais mon temps ; mais comme naguère contre notre désertion de Rome,
je veux protester
312
aujourd'hui contre l'abandon de l'Italie. Il se concentre, je le vois,
sur Lucérie; et ce n'est pas pour s'y appuyer, mais afin d'avoir une
porte ouverte pour fuir, si nous sommes serrés de trop près. Ne vous
étonnez donc pas de me voir entrer si fort à contre coeur dans ce parti
ou l'on ne fait rien pour traiter ou pour vaincre ; ou l'on lie sait que
fuir désastreusement et avec ignominie. Pourtant il le faut ! c'est,
dit-on, le parti des honnêtes gens. Plutôt souffrir avec lui tout ce que
lui réserve la fortune, que de paraître en dehors du parti des honnêtes
gens. Quoi qu'il en soit, je vois sous peu Rome peuplée d'honnêtes gens;
c'est-à-dire de gens qui ont du bien, de gens riches. Et si une fois
nous évacuons les villes municipales, elle en regorgera. Je serais du
nombre, sans ce maudit cortège de licteurs. Je me résignerais assez à
avoir M. Lépidus, L. Volcatius et Ser. Sulpicius pour compagnie, et je
ne risquerais guère d'y trouver plus nul que Domitius ou plus étourdi
qu'Appius. Pompée seul me retient; par reconnaissance, non par
considération. En mérite-t-il en effet? Lui qui, lorsque César nous
faisait peur, était passionné pour César; et qui vent, parce qu'il a
peur à son tour, que tous nous prenions feu pour sa querelle. J'irai
néanmoins à Lucérie. Peut-être me saura-t-il peu de gré de ma venue ;
car je ne lui cacherai pas mon mécontentement de tout ce qui s'est fait.
Si je pouvais dormir, vous ne seriez pas excédé de la longueur de mes
lettres. Rendez-moi la pareille, si vous êtes dans le même cas.
331 . —
A ATTICUS. Calés, février.
A. VIII, 2. Mille
remercîments et pour m'avoir écrit ce que vous saviez, et pour avoir
refusé croyance à ce qui n'était pas digne de moi, et pour m'avoir dit
tout net ce que vous aviez sur le coeur. J'ai, en effet, écrit une fois
à César de Capoue; c'était en réponse à une proposition de lui au sujet
de mes gladiateurs. Ma lettre était courte, obligeante pour César, mais
conçue en même temps dans les termes les plus honorables pour Pompée,
loin qu'il y eût rien d'offensant pour lui. C'était le ton d'un homme
qui cherche à concilier. César a-t-il communiqué cette lettre? qu'on la
rende publique, je ne demande pas mieux. Je viens encore de correspondre
avec lui par ce même courrier. Je ne pouvais m'en dispenser après ce
qu'il m'a écrit, et fait écrire par Balbus. Voici une copie de ma
lettre. Vous n'y trouverez, je crois, rien à reprendre. Dans le cas
contraire, apprenez-moi comment on peut faire pour échapper à votre
critique. N'écrivez point, me direz-vous; c'est le moyen d'ôter toute
prise aux interprétations. Je suivrai l'avis autant que faire se pourra.
Vous m'engagez à ne pas oublier ce que j'ai fait, dit ou écrit. Ce
langage est amical, et je vous en sais un gré infini. Mais je vois que,
dans cette circonstance, nous jugeons différemment de ce que le devoir
et l'honneur exigent de moi. A mon avis, jamais chez aucun peuple,
général ou chef de l'Etat n'eut à se reprocher plus lourde faute que
celle qu'a faite notre ami. Je le plains. Il n'a pas vu que sortir de
Rome, c'était abandonner la patrie; et que mourir pour elle, et dans son
sein, est le sort le plus beau. Vous me semblez ne pas comprendre quelle
calamité est la nôtre. C'est que vous êtes dans vos foyers; où vous ne
resterez toutefois qu'autant qu'il plaira aux plus pervers de tous les
hommes.
313
Nous, ô misère! ô ignominie! nous errons privés de tout, avec nos femmes
et nos enfants. Toutes nos espérances reposent sur une seule vie, tous
les ans sérieusement menacée ; nous avons quitté la patrie, non par
force, mais par obéissance ; non pour la revoir, mais pour la laisser en
proie aux flammes et au pillage. La foule est si grande autour de nous,
que Rome, ses faubourgs, les habitations qui l'environnent, tout est
désert. Ceux qui y restent, n'y seront pas longtemps. Ce n'est déjà plus
à Capoue, c'est à Lucérie qu'il faut nous rendre. Bientôt nous allons
abandonner la côte et nous attendrons Afraiiius et Pétreius. Labiénus
est sans considération. Vous allez me dire : comme vous parlez, on
parlera de vous. Je ne dis rien de moi : que l'on me juge. Mais qui en a
chez nous de la considération? Vous et tous les gens de bien, vous
gardez vos foyers. Qui ne s'est pas fait voir à moi? qui vient affronter
cette guerre? car guerre est le mot. — C'est Vibullius qui jusqu'ici
fait les plus belles choses. Vous le saurez par la lettre de Pompée :
remarquez-y le passage où se trouve le mot διπλῆ. Vous verrez ce que
Vibullius lui-même pense de notre Pompée. Ou tend ce discours? Le voici.
Je suis prêt à mourir pour Pompée. Je l'estime plus que personne. Mais
je ne crois pas qu'en lui seul réside le salut de la patrie. Vous me
semblez, vous, un peu vous contredire, en me conseillant de quitter
l'Italie, s'il vient à la quitter lui-même. Je ne vois pas ce que la
république ou mes enfants y gagneraient; ni ce qu'il y a de convenable,
ou de digne dans ce parti. Quoi donc! soutenir la vue du tyran? Eh!
quelle différence entre le voir et savoir qu'il existe? Puis-je
m'autoriser d'un meilleur exemple que celui de Socrate? Athènes eut
trente tyrans à la fois. Socrate ne mit pas le pied hors d'Athènes. J'ai
encore une raison pour rester; et plût aux Dieux que je pusse vous la
dire de bouche! Aujourd'hui, 13 des kalendes, je vous écris à la lueur
de la même lampe où j'ai brûlé votre lettre. Et je vais partir de
Formies pour me rendre auprès de Pompée. S'il s'agit de paix, à la bonne
heure ! si de guerre, qu'y ferai-je?
332. — A
ATTICUS. Formies, février.
A. VIII, 3. Dans
le trouble affreux où me jette le déplorable état des affaires, ne
pouvant vous consulter de vive voix, je vais le faire par écrit. Il
s'agit de décider ce que je dois faire si Pompée abandonne l’Italie,
comme il y a toute apparence : et afin que vous puissiez plus facilement
me déterminer, je vais vous exposer en peu de mots les différentes
raisons qui partagent mon esprit. D'un côté, lorsque je considère que
Pompée est autant mon libérateur que mon ami, et qu'après tout sa cause
est celle de la république, il me semble que je ne puis prendre d'autre
parti que le sien, ni suivre d'autre fortune. De plus, si je reste et
que je me sépare ainsi de tant de citoyens distingués par leur rang et
par leur vertu, il faut que je tombe en la puissance d'un seul homme. Il
est vrai qu'il me donne beaucoup de marques d'amitié, et que j'ai eu
soin, comme vous le savez, de le ménager de longue main voyant venir de
loin la tempête qui va éclater
314
sur nous. Je dois néanmoins examiner d'abord jusqu'où je puis me lier à
lui; et ensuite, quand je serai tout à lait rassuré sur ses avances, si
un homme de coeur et un bon citoyen peut cesser tout à coup de
s'appartenir dans un État ou il a rempli les premières places, ou il a
fait des actions éclatantes, où il est maintenant encore revêtu d'une
divinité auguste et sacrée. D'ailleurs je risquerais beaucoup, et ce ne
serait pas sans quelque honte, si Pompée venait à rétablir les affaires.
—Voila, d'une part, mes raisons ; en voici d'autres qu'on peut y
opposer, Pompée, jusqu'à présent, n'a montre ni prudence ni résolution;
j'ajoute qu'il a agi en tout contre mes conseils et mon influence. Je
pourrais rappeler le passé, et faire voir que c'est lui qui a vraiment
enfanté César, qui l'a fait grandir et s'armer contre sa patrie; que
c'est de lui qu'est venue à César cette audace indigne de faire passer
des lois par la violence et contre les auspices; que c'est lui qui a
fait joindre à sa province la Gaule Transalpine; que c'est lui qui a
voulu devenir son gendre; que c'est lui qui fit les fonctions d'augure a
l'adoption de Clodius; que, s'il a poussé a mon rappel, il s'est peu
opposé à mon exil ; qu'il a fait continuer à César son gouvernement;
enfin, qu'il a servi César absent en toute occasion ; et même pendant
son troisième consulat, lorsqu'il eut commencé à se porter défenseur de
la république. C'est lui qui a voulu absolument que les dix tribuns
proposassent le décret qui permettait à César de demander le consulat
sans venir à Rome; ce qu'il confirma encore par une loi de sa façon. Ne
s'est-il pas opposé depuis à M. Marcellus, lorsque celui-ci voulut, le
jour des kalendes de mars, faire décerner les Gaules? Mais, sans
m'arrêter à tout cela, vit-on jamais panique plus indigne que celte
retraite, ou, pour mieux dire, cette fuite honteuse? Quelles conditions
ne devait-on pas accepter, plutôt que d’abandonner sa patrie? Ces
conditions étaient fort mauvaises, j'en conviens; mais est-il rien de
pis que l'état ou nous sommes? Pompée, dira-t-on, pourra se relever.
Quand? qu'a-t-on de prêt pour d'aussi belles espérances? n'avons-nous
pas perdu le Picénum? Le chemin de Rome n'est-il pas ouvert à notre
ennemi? ne lui avons-nous pas livré tout le bien des particuliers et
tout l'argent du trésor publie? Enfin, où est notre parti, ou sont nos
forces, où y a-t-il un poste ou se puissent rassembler les défenseurs de
la république? On s'est retiré dans l'Apulie, la contrée de l'Italie la
plus misérable et la plus éloignée de tout centre d'opérations; bel
expédient qui fait voir qu'on s'est ménagé à toute extrémité une
retraite par mer! J'ai accepté, malgré moi, la charge qu'on me donnait à
Capoue; non que j'aie reculé devant mon devoir, mais je n'y avais nul
entraînement, ne voyant ici ni dans les ordres, ni dans les
particuliers, ombre de douleur manifeste. Il y en a bien quelque peu
dans les coeurs des bons citoyens ; mais elle est, comme toujours,
stupide et stérile; et, comme je l'avais prévu, la multitude et tous les
gens de rien sont portés pour César, et le plus grand nombre veut une
révolution. J'ai donc déclaré à Pompée que je n'entreprendrais rien, à
moins qu'il ne me fournît de l'argent et des troupes. En effet, je ne me
suis mêlé d'aucune affaire, parce que j 'ai vu, dès le commencement,
qu'on ne pensait qu'à fuir de l'Italie. Si je m'en vais, comme les
autres, où m'embarquer? Avec Pompée? il n'y faut pas penser. Comme je
l'allais rejoindre à Lucérie, j'ai appris que César était de ce côté-là,
et qu'il n'y avait pas de sûreté pour moi. Il faudra donc, dans le plus
315
fort de l'hiver, tenir, comme je pourrai, la Méditerranée. Mais
faudra-t-il partir avec mon frère ou sans lui? Dois-je emmener mon fils?
et comment? De tous côtés même embarras, même désolation. Et César, le
voyez- vous, nous absents, se jeter sur nos biens, plus furieux contre
nous que contre d'autres, parce qu'il croira se rendre populaire? Et
comment traîner après moi ces faisceaux entourés de lauriers, ces fers
que j'ai aux pieds? Et quand nous aurions la mer bonne, ou pourrai-je
être en sûreté, jusqu'à ce que j'aie joint Pompée? ou l'aller trouver?
Quel chemin prendre ? ma tête n'y est plus. Si je demeure en Italie, et
que j'y aie un lieu où respirer, Je ne ferai que ce que firent, pendant
la domination de Cinna, Phi lippus, L. Flaccus et Q. Mucius. Il est vrai
que Mucius y périt; mais il s'y était attendu, et il aima mieux
s'exposer à tout que de venir assiéger sa patrie. Thrasybule fit
autrement, et peut-être mieux. Mais la conduite de Mucius, et celle de
Philippe peuvent aussi se défendre; et l'on doit, suivant les
conjonctures, ou céder à la nécessité, ou ne pas laisser s'envoler
l'occasion qui se présente. Cependant, ici, les faisceaux vont encore
m'embarrasser. Car si César m'est favorable, ce qui n'est pas sûr, mais
je le suppose, alors il m'offrira sans doute le triomphe. Il serait
dangereux de ne le pas accepter de sa main ; et l'accepter me mettra mal
avec les honnêtes gens. Inextricable embarras ! me direz-vous; il faut
pourtant s'en tirer; mais comment? Au reste, ne croyez pas que j'aie
plus de penchant à demeurer, parce que j'ai donné ici plus de raisons;
il peut en être de cela comme de beaucoup d'autres questions, où l'idée
la plus débattue en paroles n'est pas celle qu'on croit la meilleure.
Répondez-moi donc, je vous prie, comme à un homme qui vous consulte avec
une parfaite indifférence. J'ai deux vaisseaux tout prêts, l'un à Caiëte,
et l'autre à Brindes. Mais comme j'écrivais ceci à Calés, avant le jour,
voici bien d'autres nouvelles. On me mande que César est devant
Corfinium, et Domitius dans la place avec un corps assez considérable de
troupes qui ne demandent qu'a combattre. Je ne crois pas que Pompée en
vienne jusqu'à abandonner Domitius, quoiqu'il ait déjà envoyé Scipion à
Brindes avec deux cohortes, et écrit aux consuls qu'il fallait que l'un
deux passât en Sicile avec la légion que Faustus a levée; mais il serait
trop honteux pour lui d'abandonner Domitius, qui l'appelle à son
secours. On répand encore ici d'autres nouvelles que l'on croit sûres,
et dont je doute; qu'Afranius a forcé les Pyrénées, gardées par
Trébonius, et que même votre ami Fabius est passé avec ses troupes dans
notre parti : enfin, qu'Afranius s'avance avec une forte armée. Si cela
est vrai, nous pourrons bien demeurer en Italie. Comme on ne savait
point si César irait du côté de Capoue, ou du côté de Lucérie, j'ai
envoyé Lepta porter ma réponse à Pompée, et je suis revenu à Formies, de
peur de tomber entre les mains de l'ennemi. Voilà tout ce que j'ai à
vous mander. J'ai eu l'esprit plus calme dans cette dernière partie de
ma lettre, n'y mettant rien de mon imagination, et attendant tout de
votre bon jugement.
333. — A
ATTICUS. Formies, 8 février.
A. VIII, 4. Votre
Dionysius qui jamais ne fut le mien, car je connaissais l'homme, tout en
déférant à votre jugement sur lui, vient de mon-
316
trer bien plus de respect pour votre garantie. Il me traite déjà sur le
pied où il suppose que la fortune m'aura mis bientôt; celle fortune
toutefois que je saurai maîtriser, si cela dépend de la prudence
humaine. Que d'égards n'ai-je pas eus pour lui ! quelle déférence! que
n'ai-je pas fait pour que cet homme de rien pût se produire avec
avantage ! En dépit des représentations de mon frère et du blâme
universel, partout je l'ai porté aux nues, Je me suis fait le répétiteur
de nos enfants, plutôt que de leur chercher un autre maître. Quelle
lettre je lui ai écrite, Dieux immortels! quelles expressions d'estime
et d'affection je lui ai prodiguées! on n'eût pas fait plus de frais
pour un Dicéarque, un Aristoxène. Et le bavard le plus vide, le plus
incapable d'enseigner ! Mais sa mémoire est bonne. Je lui ferai bien
voir que la mienne est encore meilleure. Il m'a répondu en vérité du ton
dont je n'oserais refuser quelque cause que ce fût. Car j'ai toujours
soin de dire : « s'il m'est possible, si je ne suis empêché par quelque
engagement pris. » Jamais accusé si bas placé, si vil, si criminel, si
odieux qu'il fût, ne reçut de moi refus plus sec que je ne l'ai essuyé
de cet homme-là; un non, sans plus de cérémonie. Je ne vis jamais
ingratitude pareille. Ce vice comprend tous les autres. Mais c'est trop
d'un tel sujet. J'ai un vaisseau tout prêt. J'attends néanmoins une
lettre de vous en réponse à tous mes doutes. Vous savez que C. Attius l'Abruzze
a ouvert à Antoine les portes de Sulmone, où se trouvaient cinq cohortes
avec Q. Lucrétius, qui a réussi à se sauver. Pompée va gagner Brindes
dans une solitude complète. C'est une affaire finie.
334. – A
ATTICUS. Formies, février.
A. VIII, 5. Le 8
des kalendes, je vous ai écrit avant le jour une lettre dont Dionysius
était le sujet. Le soir même il est venu me trouver. C'est à votre
empire sur lui que je dois sans doute cette visite. Comment l'expliquer
autrement? Ce n'est pas qu'il ne lui soit assez ordinaire, après une
sottise, d'en avoir du regret. Mais jamais il n'a montré plus de tenue
qu'en cette circonstance. Je ne vous avais pas écrit, parce que je ne
l'ai su que plus tard, qu'à peine a la distance de trois milles, il lui
a pris un de ses accès, « et qu'il s'est mis à frapper sans pitié l'air
de ses cornes ; » prodiguant, m'a-t-on dit, des malédictions qui ne font
tort qu'à lui. Mais voyez jusqu'où va ma bonté. J'avais mis pour lui
dans le paquet une lettre très piquante. L'idée me vient de lui en
épargner le désagrément; et j'envoie à Rome mon courrier Pollex,
uniquement pour retirer ma lettre. Je profite de l'occasion toutefois
pour vous prier de me la renvoyer au cas où elle vous aurait été remise.
Je ne veux pas qu'elle tombe entre ses mains. — S'il y avait du nouveau,
je vous l'écrirais. Je suis dans l'attente de l'événement de Corfinium.
C'est là que le sort de la république se décide. Vous trouverez un
paquet avec cette suscription à M. Ciirius. Faites-le parvenir à son
adresse ; et recommandez vous-même au destinataire d'avoir soin de Tiron
et de fournir, comme je l'en ai prié, à toutes ses demandes d'argent.
335. — A
ATTICUS. Formies, 22 février.
A. VIII, 6.
J'avais fermé ma dernière lettre écrite le soir pour l'expédier, comme
elle est par-
317
tie on effet, pendant la nuit; lorsque C. Sosius préteur est arrivé à
Formies chez M' Lépidus mon voisin, dont il a été le questeur. Il lui
apportait une copie de la lettre suivante, adressée par Pompée à l'un
des consuls. — Pompée à Lentulus consul : « On m'a apporté une lettre de
Domitius du 13 des kalendes de mars. Je vous en > envoie copie. Vous
comprendrez, sans qu'il soit besoin de le dire, combien il importe à la
république de ne pas perdre un moment pour concentrer nos forces :
faites donc vos dispositions, si rien ne s'y oppose, et venez me joindre
sur-le-champ. Laissez seulement à Capoue telle garnison que vous jugerez
nécessaire. » — Au bas de cette lettre était la copie de celle de
Domitius, que je vous avais envoyée la veille. Quel saisissement pour
moi. Dieux immortels! Que va-t-il arriver? j'en tremble, .l'espère
encore toutefois dans le grand nom de Pompée, et dans la terreur qui
doit le précéder. (Suit un passage mutilé et intraduisible). — Je viens
d'apprendre que la fièvre quarte vous a quitté; il s'agirait de moi, que
je n'en aurais pas plus de joie, je vous le jure. Dites à Pilia qu'elle
ne doit pas garder la sienne plus longtemps. Cela ne serait pas juste;
il y a toujours eu trop d'accord entre vous. On m'assure que Tiron aussi
est quitte de la sienne. Je sais qu'il a fait un emprunt à d'autres qu'à
Curius, que j'avais pourtant prié de lui prêter tout l'argent dont il
aurait besoin. J'aime mieux expliquer cette circonstance par la
discrétion de l'un que par un refus de l'autre.
330. — A
ATTICUS. Formies, février.
A. VIII, 7. Il ne
manque plus à notre ami pour achever de se déshonorer, que de laisser
Domitius à lui-même. On croit généralement qu'il se portera à son
secours. Moi, j'en doute. Quoi donc? il abandonnerait Domitius, un homme
de cette importance, et tant d'autres, lui qui a trente cohortes à sa
disposition? Oui, oui, il l'abandonnera, ou je me trompe fort. Sa
pusillanimité est incroyable. Il ne songe qu'à fuir. Et voilà l'homme à
qui, selon vous, (je sais que c'est votre pensée) je dois associer mon
sort. — Je vois, moi, de qui je dois m'éloigner; mais je ne vois pas qui
je dois suivre. J'ai prononcé, dites-vous, une mémorable parole, quand
j'ai dit que j'aimais mieux être vaincu avec Pompée que vainqueur avec
les autres : oui, mais avec le Pompée d'alors, tel qu'alors il me
paraissait du moins; non pas avec le Pompée qui fuit sans savoir
pourquoi ni comment ; qui a livré tout ce que nous possédions ; qui a
abandonné sa patrie et qui est sur le point d'abandonner l'Italie.
L'ai-je dit? Eh bien! c'est chose faite. Je suis vaincu. Du reste, je ne
me ferai jamais ni avoir des choses que je n'avais jamais cru possibles,
ni à suivre, je le jure, un homme qui m'a enlevé aux miens et à
moi-même. — J'ai écrit à Philotimus pour l'argent du voyage. Il en
prendra soit à la Monnaie, car personne ne paye, soit chez les Oppius,
vos commensaux. Je vous manderai exactement tout ce qui suivra.
337. — A
ATTICUS. Formies, février.
A. VIII, 8. Ô
honte! ô malheur! car il n'y a de malheur, selon moi, que dans la honte.
Il s'était plu à grandir César; tout à coup il se met à le craindre, et
ne veut à aucun prix de la paix
318
mais ne fait rien pour la guerre. Le voilà hors de Rome. Il perd le
Picénum par sa faute, il se laisse acculer dans l'Apulie. Déjà il va
passer en Grèce. Et pas un adieu à personne, pas un mot d'une résolution
si grave, si étrange! — Mais voilà que Domitius lui écrit. Il adresse
alors une lettre aux consuls; il semble que le sentiment de l'honneur se
réveille en lui ; il semble que le héros revenu à lui-même va s'écrier :
— « Je sais ce que le devoir et l'honneur exigent. Viennent les dangers;
la justice est pour moi. » —Mais bast! Adieu l'honneur! Le héros est en
route pour Brindes. On assure que là-dessus Domitius a fait sa
soumission, pour lui et tout ce qui est avec lui. Ô douleur mortelle! le
désespoir ne me permet pas de continuer. Vous, écrivez-moi.
338. — A
ATTICUS. Formies, février.
A. VIII, 9. Ma
lettre a donc été rendue publique. Eh bien ! je n'en suis pas fâché.
Moi-même j'en avais laissé prendre copie par plusieurs personnes. Devant
de tels faits, une telle expectative, il est bon de prendre acte de ce
que j'ai pu exprimer en faveur de la paix. Prêchant la conciliation à un
tel homme, pouvais-je mieux dire pour le toucher, sinon que la pais
était une œuvre digne de sa sagesse? Mon mot a été sagesse admirable, il
est vrai ; mais il s'agissait de sauver la patrie. Je n'ai pas craint de
me faire taxer d'adulation, moi qui me fusse volontiers jeté à ses
pieds. Quant à ces paroles : prenez quelques moments, elles ne se
rapportent point à la paix. Je voulais le faire réfléchir un peu sur ma
position et mes devoirs. Si je déclare que je suis resté étranger à la
guerre, outre que le fait est public, c'est que j'ai cru par là donner
plus de faveur à mes avis. C'est par le même motif que j'ai dit que sa
cause était juste. — Mais à quoi bon ces explications? que n'est-il
résulté quelque chose de mes efforts! Veut-on lire ma lettre au peuple?
j'y consens, puisque Pompée a bien osé rendre publique celle où il dit à
César : vos merveilleux exploits. Merveilleux! le sont-ils plus que ceux
de l'auteur de la lettre ou que ceux de l'Africain? C'est un langage de
circonstance. Enfin Péducéus et vous, avec votre caractère et vos
sentiments, vous irez a cinq milles à la rencontre de César? D'où
vient-il pourtant? que fait-il? que fera-t-il? Comme sa présomption va
s'accroître en vous voyant, vous et d'autres qui pensent comme vous,
venir en foule au-devant de ses pas, la joie au visage et les
félicitations à la bouche? Est-ce donc faire un crime? un crime ; vous?
non, sans doute. Cependant vous confondez ainsi les signes auxquels on
peut distinguer les sentiments vrais des sentiments feints. Ah ! que de
sénatus-consultes je vois éclore d'ici ! ma pensée m'échappe; je ne
voulais pas en tant dire. Mon intention est d'être à Arpinum la veille
des kalendes, puis d'aller faire un tour à chacune de mes chères villas,
que je désespère de plus jamais revoir. Il y a quelque chose de généreux
dans le parti que vous me conseillez, et pourtant la prudence n'y est
pas oubliée; je le goûte beaucoup. Lépidus, avec qui je passe ici tout
mon temps, ce dont il me sait un gré infini, Lépidus n'a jamais pensé à
quitter l'Italie, Tullus bien moins encore; car ses lettres circulent,
et souvent viennent jusqu'à nous. Mais leur exemple me touche
médiocrement; ils n'ont pas donné les mêmes gages que moi à
319
la république. Vos conseils sont d'un bien autre poids. Vous trouvez
moyen de ménager l’avenir sans compromettre le présent. Mais, je vous le
demande, n'est-il pas déplorable de voir les applaudissements venir
chercher l'un, dont la cause est détestable, tandis que l'autre ne
recueille que de la haine dans la plus juste des causes? Que celui-ci
ait le nom de sauveur de ses ennemis, celui-là celui de déserteur de ses
amis? Au fait, tout en aimant Pompée autant que je le dois, puis-je
l'approuver, quand il abandonne de tels hommes? Si c'est par crainte,
quelle lâcheté! si, comme quelques personnes le croient, c'est par
calcul, et pour faire profiter sa cause du massacre de tant d'hommes
excellents, quelle affreuse politique! Mais laissons ce discours; toutes
ces récriminations sont trop douloureuses. — Le 6 des kalendes, au soir,
Balbus le jeune a passé chez moi ; il allait en toute hâte, par un
chemin détourné, vers le consul Lentulus, à qui il porte, de la part de
César, une lettre, des pouvoirs et l'offre d'un gouvernement, pour le
déterminer à revenir à Rome. Je ne crois pas qu'on en obtienne rien sans
une entrevue. Le même Balbus m'a dit que César ne souhaitait rien tant
que de joindre Pompée, c'est ce que je crois; que de se réconcilier avec
lui, c'est ce que je ne crois pas. Je crains plutôt que toute cette
clémence ne se dédommage sur une seule victime. Cependant Balbus l'aîné
m'écrit que César ne demande qu'à vivre en repos, laissant la première
place à Pompée. Vous croyez cela, n'est-ce pas? Au moment où je vous
écris, aujourd'hui 5 des kalendes. Pompée doit être à Brindes. Il a
devancé avec un faible détachement les lésions de Lucérie. Mais l'autre
est un prodige d'activité, de vigilance et de vitesse. Qu'arrivera-t-il
de tout cela? je n'en sais absolument rien.
339. — A
ATTICUS. Formies, février.
A. VIII, 10.
Dionysius est venu me voir, au moment où j'y pensais le moins. Je l'ai
fort bien accueilli. Je lui ai parlé de ma situation, et l'ai prié de me
dire le fond de sa pensée ; je ne prétendais, lui ai-je dit, nullement
le contraindre. Il m'a répondu qu'il ne savait pas ou il en était de ses
affaires; que plusieurs de ses débiteurs ne le payaient point. Pour
d'autres, les échéances n'étaient pas encore venues. Il a ajouté
quelques mots sur ses esclaves, comme motif de plus de ne pas rester
avec moi. Il fallait bien en passer par la, et je l'ai congédié. Comme
maitre de nos chers Cicérons, je le regrette ; mais je vois partir sans
regret un homme aussi ingrat, car voilà mon opinion sur sa conduite, et
j'ai voulu vous en faire part.
340. — A
ATTICUS. Formies, février.
A. VIII, 11. Vous
me voyez fort agité ; je le suis en effet, mais pas tant que vous le
pourriez croire. On redevient calme quand on a pris son parti, ou quand
une fois on a reconnu que plus on se tend l'esprit, moins on y voit
clair. Je me contente de gémir; mais on gémirait du matin au soir sans
en être plus avancé, et ce ne serait guère faire honneur à la
philosophie et aux lettres. Aussi me suis-je livré tout entier à la
contemplation de ce caractère que j'ai tracé dans ma république, et dont
la touche vous a paru assez ferme. Vous rappelez- vous à quelle fin je
lui fais rappor-
320
ter toutes ses vues? Si ma mémoire est fidèle, voici ce que je fais dire
à Scipion, au cinquième livre : « De même qu'un pilote doit se proposer
une heureuse traversée; un médecin, le sa lut de ses malades; un
général, la victoire; de même celui qui préside aux destinées de la
république doit avoir pour but le bonheur de ses concitoyens. Qu'il
travaille constamment à donner à l'État puissance, richesse, attitude
glorieuse, sans s'écarter des voies de l'honneur et de la vertu. Voilà
la tâche que je veux qu'il accomplisse; il n'en est pas de plus grande
ni de meilleure parmi les hommes. » Cette tâche, Pompée l'a méconnue de
tout temps, et aujourd'hui plus que jamais. Dans un parti comme dans
l'autre, on ne cherche qu'à devenir le maître. Le but n'est pas de
rendre la république heureuse et respectée. Si Pompée a déserté Rome, ce
n'est pas qu'il n'eût pu la défendre; s'il abandonne l'Italie, ce n'est
pas la nécessité qui l'y force; mais sa seule pensée, dès le
commencement, a été de bouleverser la terre et les mers, de soulever les
rois barbares, de jeter sur l'Italie des flots armés de peuples
sauvages, de réunir sous lui d'innombrables soldats. Un pouvoir à la
Sylla, voilà ce qu'il envie, et tout ce que veulent ceux dont il est
entouré. Est-ce que vous croyez que tout rapprochement, tout pacte était
impossible? La chose se peut encore à l'heure qu'il est. Mais notre
bonheur est ce dont aucun des deux ne se soucie. Leur ambition est de
régner. — Vous avez désiré savoir ce que je pense des maux qui nous
accablent, le voila en peu de mots. Je serai prophète, mon cher Atticus,
sans être inspiré, comme celle à qui personne ne voulut croire; mais mon
bon sens me fait voir l'avenir. « Déjà la mer au loin » Je pourrais
longtemps continuer sur ce ton, tant m'apparaît effrayante l'Iliade de
nos malheurs. La position, pour nous qui sommes restés, est plus
désastreuse encore que pour ceux qui ont passé la mer. Ils n'ont à
craindre que d'un côté; nous, nous avons tout à redouter des deux. —
Pourquoi donc rester, allez-vous répondre? pourquoi? vous-même l'avez
voulu. Il était trop tard; peut-être était-ce le bon parti. Mais vienne
l'été, et vous verrez la malheureuse Italie foulée aux pieds, et
déchirée par des hordes de soldats et d'esclaves en armes que les deux
rivaux vont à l'envi précipiter l'un contre l'autre. Quant à moi, je
redoute moins la menace de faire main basse, dont il a été bruit à
Lucérie, que l'anéantissement total de la république ; tant la lutte
sera terrible et le choc épouvantable ! Voilà ce que je prévois; et si
vous croyez que je vous garde quelque consolation en réserve, je n'en ai
point. Car il ne se peut rien imaginer de plus misérable, de plus
abandonné des Dieux, de plus horrible que notre situation. — Vous me
demandez ce que m'écrit César? Toujours la même chose : qu'il me sait un
gré infini de ma neutralité, et qu'il me prie d'y rester fidèle. Balbus
le jeune me tient le même langage; c'est leur mot d'ordre. Ce dernier se
rend avec une lettre de César auprès du consul Lentulus. Il lui porte de
plus belles promesses, pour le faire revenir à Rome ; mais, suivant mes
calculs, Lentulus aura passé la mer avant que Balbus ait pu le joindre.
— J'ai reçu deux lettres de Pompée. Je veux que vous en compariez le
laconisme avec l’officieuse particularité de mes réponses. Vous
trouverez ci-joint copie des unes et des autres. — César marche par
l'Apulie sur Brindes. Je suis
321
impatient de savoir ce qui en résultera. Puisse-t-il en être comme de
l’irruption des Parthes ! Je vous écrirai tout ce que je saurai. De
votre côté, mandez-moi ce que disent les gens de bien. On assure qu'ils
affluent en ce moment à Rome. Il est vrai que vous ne paraissez point en
public, mais il est impossible que vous n'appreniez point beaucoup de
choses. — Je me souviens que Démétrius de Magnésie voulait vous offrir
se il livre sur la Concorde, et qu'il vous en a fait hommage. Je vous
prie de me le prêter. Vous voyez ce que je médite.
CN LE GRAND, PROCONSUL, A
CICÉRON, IMPERATOR, SALUT.
Q. Fabius est
arrivé ici le 4 des ides de février. Il m'annonce que L. Domitius est en
marche, pour se réunir à moi avec ses onze cohortes et les quatorze que
Vibullius a amenées. Il devait partir de Corfinium le 5 des ides de
février, et Hirrus, à la tète de cinq cohortes, allait suivre ce
mouvement. Mon avis est que vous veniez me rejoindre à Lucérie; vous ne
pouvez, selon moi, être nulle part plus en sûreté.
M. CICÉRON A CN. LE GRAND,
PROCONSUL, SALUT.
J'ai reçu votre
lettre à Formies le 15 des kalendes de mars. Les opérations du Picénum y
sont présentées sous lui point plus avantageux que le bruit n'en avait
d'abord couru, et j'y ai reconnu avec plaisir le courage et l'activité
de Vibullius. J'ai toujours eu jusqu'à ce moment un vaisseau prêt sur la
côte où je commande. Avec tout ce que j'entends dire, et tout ce que
j'appréhende, j'ai voulu me tenir en mesure d'exécuter immédiatement vos
ordres, quels qu'ils fussent. Il est certain maintenant que, grâce à la
sagesse de vos mesures, notre position va s'améliorer. Si vous croyez
qu'on puisse défendre Terracine et la cote, j'y resterai, quoiqu'il n'y
ait de garnison dans aucune place. Il n'y a par ici personne de notre
ordre, excepte M. Eppius, homme plein d'activité et de ressources, que
j'ai dû laisser à Minturne. L. Torquatus a quitté Formies, ou nous
avions grand besoin de son courage et de son influence. Je suppose qu'il
est allé vous rejoindre. — Je me suis ponctuellement rendu à Capoue,
selon votre désir, le jour même de votre départ de Téanum-Sidicinum,
pour l'opération dont vous m' aviez chargé de concert avec M. Considius,
propréteur. A mon arrivée, T. Ambius s'occupait très activement
d'effectuer les levées ; et Libon s'appliquait à les organiser avec tout
son zèle, et l’influence qui lui est acquise dans cette colonie. Je n'ai
quitté Capoue qu'avec les consuls; et j'y suis revenu, par leur ordre,
le jour des nones de février ; j'y ai passé trois jours, puis je
retournai à Formies. — Quels sont vos desseins ? quel est votre plan? je
l'ignore. Si vous voulez conserver la côte, dont la population est
excellente, et qui est une possession importante tant pour ses avantages
matériels que pour l'effet moral de l'occupation, je la crois de facile
défense. Mais il y faut un chef militaire. Si, au contraire, votre
intention est de concentrer toutes vos forces, je suis prêt à me réunir
à vous. C'est ce que je souhaite le plus ainsi que je vous le disais le
jour de notre sortie de Rome. On a pu suspecter mon zèle; mais je ne
m'en mets pas en peine, pour peu que vous pensiez autrement. Et si,
comme je le suppose, la question se décide par
322
les armes, je ferai en sorte que tout le monde soit content. — Je vous
envoie M. Tuiiius, mon secrétaire. Vous pouvez, si vous le jugez à
propos, lui confier une lettre pour moi.
CN. LE GRAND, PROCONSUL, A
CICÉRON, IMPERATOR, SALUT.
Si votre santé est
bonne, je m'en félicite, J'ai reçu votre lettre, et j'y ai reconnu avec
joie votre vieux dévouement à la république. Les consuls ont rejoint
l'armée que j'avais dans l'Apulie. Je vous conjure par cet admirable
patriotisme, qui, chez, vous, ne s'est jamais démenti, de venir nous
joindre, afin de délibérer en commun sur les meilleures mesures à
prendre dans la situation affligeante de la république. Prenez la voie
Appia, et arrivez à Brindes en toute hâte.
M.
CICÉRON, IMPERATOR, A CNEIUS LE GRAND, PROCONSUL, SALUT.
En vous écrivant à
Canusium, j'étais loin de soupçonner que les affaires de la république
vous conduiraient à passer la mer ; et je me persuadais que, sans sortir
de l'Italie, on pouvait ou conclure un accommodement, qui est si
désirable, ou soutenir la lutte avec honneur. Ma lettre ne vous était
pas encore parvenue, que je connus votre résolution, et les ordres dont
vous aviez chargé D. Lélius pour les consuls. Je partis sans attendre
votre réponse, avec mon frère Quintus et mes enfants, pour vous
retrouver en Apulie. Arrivé à Teanum-Sidicinum, C. Messius, votre ami,
m'annonça, et le fait me fut répété de plusieurs côtés, que César
marchait dans la direction de Capoue, et que le jour même il couchait à
Ésernie. Je fus consterné. Plus de moyen de vous rejoindre : j'étais
coupé. Je ne trouvai rien de mieux que de me rendre à Calès, et d'y
attendre des nouvelles d'Esernie. On m'y apporta votre lettre au consul
Lentulus. Elle portait que vous en aviez reçu une de E. Domitius, datée
du 13 des kalendes de mars, et dont vous joigniez copie à la vôtre ; que
l'intérêt public exigeant la concentration immédiate, il ne devait
laisser à Capoue que la garnison indispensable. J'en conclus avec tout
le monde que vous alliez marcher sur Corfinium avec toutes vos forces;
mais, comme César campait en vue de la ville, je ne pouvais me hasarder
dans cette direction. Nous étions dans cette terrible perplexité,
lorsque nous apprîmes, mon frère et moi, les événements de Corfinium et
votre mouvement sur Brindes. Nous n'eûmes tous deux qu'une pensée, celle
de vous y suivre. Mais des gens arrivant du Samnium et de l'Apulie nous
avertirent que nous nous exposions à être coupés par César, lequel
marchait dans la même direction, avec une célérité qui nous ôtait tout
espoir de prendre les devants. Mon frère et moi, nous pensâmes alors, et
tous nos amis avec nous, que dans l'intérêt public, comme dans le nôtre,
il ne fallait pas témérairement s'exposer; persuadés que nous étions
d'ailleurs de ne pouvoir arriver à temps pour vous joindre, lors même
que la route eût été libre. — C'est alors que je reçus votre
323
lettre de Canusium du 10 des kalendes de mars, par laquelle vous me
mandiez de me rendre en toute hâte à Brindes : comme elle ne me fut
remise que le 3, je ne doutai point que vous ne fussiez arrivé
vous-même. Nous nous voyions coupés de tous côtés, et tout aussi peu
libres de nos mouvements que si nous eussions partagé la captivité de
nos amis à Corfinium; car autant vaut être déjà captif dans les mains
des soldats, qu'enfermé sans issue, avec des garnisons ou des corps
ennemis de tous côtés. Or telle est ma position. Combien je regrette de
n'avoir pas été avec vous! Je le voulais dès le commencement, et je vous
le témoignais lorsque je répugnais à aller à Capoue. Ce n'était pas pour
récuser une mission pénible; mais je voyais bien que, sans armée, la
ville ne pouvait pas tenir; et je craignais pour moi l'extrémité où
depuis j'ai eu la douleur de voir réduits tant de gens de courage.
Quoiqu'il en soit, puisque cette faculté m'a été refusée, que ne
m'avez-vous du moins fait part de vos projets? pouvais-je les deviner?
J'aurais cru à tout plutôt que d'imaginer qu'avec vous pour chef, la
cause de la république ne pût se soutenir en Italie. Je ne veux pas ici
récriminer. Mais je pleure sur la destinée de la république. Car, pour
ne pas comprendre vos raisons, je n'en dois pas moins croire que vous en
avez de puissantes pour en agir ainsi. Vous devez vous rappeler que j'ai
toujours été d'abord pour conserver la paix à tout prix; ensuite, pour
nous maintenir à Rome; je ne dis point en Italie, vous n'avez jamais
laissé percer la moindre pensée d'en sortir. Je n'ai point la
présomption de croire que mon avisait dû l'emporter. Aussi me suis-je
conformé au vôtre, non à cause de la république, dont j'ai dès ce moment
désespéré, et qui est maintenant si bas qu'elle ne peut se relever sans
la plus désastreuse des guerres civiles. Mais je voulais me joindre à
vous ; je voulais être où vous êtes. Et c'est ce que je veux faire
encore, s'il en reste quelque moyen. — Je n'ignore pas qu'au milieu de
toutes ces circonstances, je ne puis me faire agréer de ceux qui veulent
absolument la guerre. Moi, je l'ai proclamé dès le principe, il n'est
rien que je préfère à la paix. J'ai bien les mêmes appréhensions que ses
adversaires, mais elles s'effacent pour moi devant les maux de la guerre
civile. Plus tard, quand, la guerre une fois déclarée, j'ai vu que vous
écoutiez des propositions d'accommodement, et que vous accordiez les
conditions les plus larges et les plus honorables, j'ai cru pouvoir
songer à moi, et je me faisais fort de vous faire entrer dans mes vues,
vous dont j'ai reçu tant de preuves d'affection. Je me rappelais tout ce
que mon dévouement a la république m'avait, à moi par exception, valu de
misères et de supplices. Me constituer en opposition personnelle avec
César, quand mon parti venait, l'épée déjà hors du fourreau, de lui
offrir et le consulat et le plus éclatant des triomphes, c'était
renouveler pour moi seul ces mêmes épreuves : car, pour tout mauvais
citoyen, c'est comme un moyen de popularité que de s'en prendre à moi.
Et mes craintes n'anticipent rien. La menace m'en a été faite et tout
haut. J'en ai moins redouté les effets que je n'ai trouve juste de
chercher à m'y soustraire, le pouvant sans déshonneur. — Voilà la clef
de ma conduite pendant le peu de temps qu'il a été question de paix ;
depuis, les circonstances m'ont dominé. A ceux qui me blâmeraient, ma
324
réponse est bien facile. Je n'ai jamais été plus qu'eux l'ami de César,
et ils n'ont jamais été plus que moi amis de la république. Il n'y a
qu'une différence entre leur patriotisme, auquel je rends hommage, et le
mien qui n'a pas été non plus sans quelque gloire : c'est qu'ils veulent
faire décider par le glaive ce que j'aurais voulu, comme vous, si je
vous ai bien jugé, terminer par une conciliation. Leur sentiment a
prévalu ; il ne me reste plus qu'à me montrer, comme citoyen, fidèle à
la république; comme ami, fidèle à Pompée. Et c'est à quoi vous ne me
verrez jamais manquer.
341. —
DE CÉLIUS A CICÉRON. Février.
F. VIII, 15.
Vit-on jamais Stupidité pareille ï celle de votre Cn. Pompée? causer un
tel ébranlement, pour ne faire que des sottises? Mais César? quelle
puissance d'action! quelle modération dans la victoire ! Avez-vous
jamais lu ou entendu rien d'égal? qu'en dites-vous? Et nos soldats, qui,
dans ces régions inaccessibles, par un hiver affreux, vous mettent une
campagne à fin aussi lestement qu'on fait une promenade? Sont-ce là des
mangeurs de pommes rondes, à votre avis? Eh bien ! me direz- vous, à
vous toute la gloire ! Mais si vous saviez ce qui m'inquiète au fond,
comme vous vous moqueriez de moi, pour toute cette gloire dont il ne ma
revient rien ! Je ne puis m'expliquer avec vous que de vive -voix ; ce
qui ne tardera pas, je l'espère ; car son intention est de m'appeler à
Rome, aussitôt qu'il aura chassé Pompée de l'Italie. Je pense qu'à
l'heure qu'il est, c'est chose faite, à moins que Pompée n'ait mieux
aimé se faire assiéger dans Brindes. — Que je meure si ce n'est
uniquement pour vous voir et causer à fond avec vous, que je voudrais
déjà être là-bas ! J'en ai tant a vous dire! J'ai peur, le moment venu,
d'en oublier la moitié, comme de coutume. Pour quel crime suis-je donc
condamné à cheminer si fort, contre mon gré, du côté des Alpes? Les
habitants d'Intimélium se sont insurgés sans trop savoir pourquoi, voilà
tout. Démétrius, qui commande la garnison, a un esclave né dans sa
maison, et qui s'appelle Belliénus. Celui-ci, gagné par la faction de
Pompée, a trouvé le moyen de surprendre un certain Domitius, personnage
noble, hôte de César, et l'a fait étrangler. Là-dessus toute la ville a
couru aux armes. Et il me faut y courir, moi, par les neiges, avec
quatre cohortes. Toujours quelque esclandre de ces Domitius, allez- vous
dire. Vraiment, je n'aurais pas été fâché de voir le fils de Vénus
(César) se montrer aussi expéditif avec votre Domitius que l'a été ce
fils d'une esclave avec le mien. Salut à votre fils Cicéron.
342. — A
ATTICUS. Formies, février.
A. VIII, 12. Je
souffre plus que jamais de mes yeux, mais j'aime mieux dicter que de
laisser partir notre bon ami Gallus Fadius sans un mot pour vous. Hier
j'avais pu encore tant bien que mal vous tracer de ma main cette lettre,
où je désire fort n'avoir pas deviné juste. Je vous écris aujourd'hui,
pour n'être pas un jour sans vous écrire. Puis j'ai encore la raison
déterminante d'obtenir de vous que vous donniez quelques moments (il en
faut bien peu) à l'examen de ce que je dois faire, et à l'exposition
bien claire de votre pensée sur ce sujet. Je ne suis lié encore d'aucune
manière. Pour tout ce que je n'ai pas
325
fait, j'ai eu des motifs je ne dis pas plausibles, mais péremptoires de
m’abstenir. J'étais fondé certainement dans mon refus du commandement de
Capoue, place hors d'état de défense, ou l'on m'eût rendu responsable de
la mollesse avec laquelle s'opéraient les levées; que sais-je? suspect
de trahison peut-être. Quand les propositions de paix nous furent
transmises par L. César et Fabatus, j'ai avisé, il est vrai, à ne pas
froisser un homme à qui j'avais vu Pompée lui-même offrir et consulat et
triomphe, au moment même où le glaive était déjà tiré de part et
d'autre. - On peut encore moins me reprocher de n'avoir pas, en dernier
lieu, passé la mer. D'abord la chose méritait bien réflexion; puis je
n'en ai pas été le maître. Pouvais-je deviner que Pompée irait
s'embarquer, quand ses lettres, que vous interprétiez comme moi, ne
permettaient pas de douter qu'il n'allât au secours de Domltius? j'étais
bien aise aussi de pouvoir méditer un peu à loisir sur ce que j'avais à
faire. Vous m'avez déjà fait pressentir votre opinion, mais il m'en faut
une sérieusement motivée; des vues au delà du présent; un aperçu complet
du rôle qui me convient, des motifs de le jouer la plutôt qu'ici.
N'est-ce pas un rôle de médiateur que les circonstances demandent? n'y
a-t-il rien à faire que pour un guerrier? Moi, qui mesure toute
l'échelle du devoir, je ne laisse pas de me bien souvenir des conseils
que je reçus de vous au temps de mon exil, conseils qui m'eussent
épargné tant de maux, si je les avais suivis. Je me rappelle notamment
ce que vous me fîtes dire par Théophane et Culléon; et ce n'est pas sans
gémir amèrement. Revenons donc à l'esprit de calcul que j'ai eu jadis le
tort de trop dédaigner. Suivons toujours les conseils de l'honneur, mais
sans fermer tout a fait les yeux sur ce qui peut nous nuire. Je ne songe
point, au surplus, à vous marquer la voie ;je veux de vous une opinion
tout à fait indépendante. Tâchez aussi de savoir (vous en avez les
moyens) ce que font Lentulus et Domitius; quelles sont leurs vues ; dans
quelles dispositions ils se trouvent. De qui se plaignent-ils? Qui
accusent-ils? qui? ai-je dit; et quel autre que Pompée? Pompée rejette
tout sur Domitius, comme vous le verrez par la correspondance dont je
vous envoie copie. Réfléchissez sur tout cela, et n'oubliez pas de
m'envoyer le traité de la Concorde de Démétrius Magnés, que je vous ai
déjà demandé.
CN. LE
GRAND A C. MARCELLUS ET L. LENTULUS, CONSULS.
J'avais bien prévu
que, dispersés ainsi, nous ne pourrions ni servir la république, ni nous
prêter main forte l'un à l'autre. Aussi avais-je écrit expressément à
Domitius d'amener en personne toutes ses forces, ou au moins de
m'envoyer les dix-neuf cohortes déjà en marche du Picénum. Mes craintes
se réalisent. Voilà Domitius enveloppé, sans forces suffisantes pour
former un camp, parce que mes dix-neuf cohortes et les douze qui sont à
lui se trouvent disséminées dans trois villes différentes, partie dans
Albe, partie dans Salmone. Il ne peut plus aujourd'hui se dégager ni me
joindre, quand même il le voudrait. Ma perplexité est extrême, en voyant
tant de
326
bravée gens compromis. Je voudrais les secourir; mais je ne le puis pas,
car il ne faut i)as penser amener la nos deux légions, dont je n'ai pu
d'ailleurs rassembler que quatorze cohortes. Il a fallu mettre garnison
à Brindes, et je n'ai pas non plus voulu laisser en mon absence Canusium
tout à fait dégarni. -Je comptais avoir à ma disposition plus de forces,
et j'avais chargé D. Lélius de vous dire que, si vous le jugiez à
propos, il serait bon que l'un de vous vint me joindre, et que l'autre
passât en Sicile avec les troupes ramassées tant à Capoue que dans les
environs, auxquelles se seraient jointes les nouvelles levées de Faustus.
Domitius aurait été y réunir les douze cohortes. Le reste de l'armée se
serait concentré a Brindes, pour passer par mer à Dyrrachium. Maintenant
il est trop tard. Nous ne pourrons vous ni moi aller dégager Domitius :
qu'il tâche défaire retraite par les montagnes. Il ne nous reste plus
qu'à empêcher l'ennemi d'approcher des quatorze cohortes dont l'esprit
me paraît douteux, et d'inquiéter mon mouvement. — .l'ai donc cru
convenable, (et c'est l'avis de Marcellus et de tous les sénateurs ici
présents) de me porter sur Brindes avec tout ce que j'ai de forces. De
votre côté, réunissez le plus de troupes que vous pourrez, et venez m'y
joindre au plus tôt. Vous deviez m'envoyer des armes. Distribuez-les à
vos soldats. S'il en reste, tâchez de les expédier à Brindes; ce serait
rendre un grand service à la république. Faites part de ces résolutions
à tous nos amis. Les préteurs P. Lupus et C. Coponius ont ordre de venir
nous rejoindre, et de vous remettre les troupes dont ils disposent.
CN. LE GRAND, PROCONSUL, A
DOMITIUS, PROCONSUL.
Je m'étonne de ne
pas recevoir de vos lettres, et d'apprendre par d'autres que vous les
détails des opérations. Disséminés, nous ne pouvons soutenir la lutte.
En concentrant nos forces, je me flatte encore du salut de la république
et du nôtre. Suivant ce que Vibullius m'a mandé, vous deviez quitter
Corfinium le 5 des ides de février, et vous diriger vers moi. Qui a pu
changer votre résolution? Le motif que suppose Vibullius est frivole.
Quoi ! vous attendriez parce que César aurait, dit-on, fait un mouvement
de Firmum vers le camp de Truentum ? Mais plus l'ennemi cherche à vous
atteindre, plus vous devez vous hâter d'opérer votre jonction, afin de
ne pas lui laisser le temps de gêner votre marche ou de couper nos
communications. Je vous en supplie de nouveau, je vous en conjure, ainsi
que je n'ai cessé de le faire dans mes précédentes lettres, arrivez en
toute hâte à Lucérie, et ne souffrez pas que César, qui veut évidemment
concentrer ses troupes, ne vienne avec des masses prendre position entre
nous. S'il est des gens qui veulent vous retenir, dans l'intérêt de
leurs maisons de campagne, accordez-moi du moins ce qu'il y aurait
injustice à me refuser. Des cohortes sont parties de Picénum et de
Camérinum, en abandonnant leurs biens et leurs fortunes. Eh bien!
envoyez-moi celles-là.
327
CNEIUS LE GRAND, PROCONSUL, A DOMITIUS, PROCONSUL.
J'ai reçu la
lettre que vous m'avez adressée par M. Calénius, sous la date du 14 des
kalendes de mars. Votre intention, dites-vous, est d'observer César; et,
s'il se porte sur moi par la côte, devenir me rejoindre sur-le-cliamp
dans le Samnium. Si, au contraire, il garde ses positions et fait mine
d'attaquer, vous êtes décidé a livrer combat. Je reconnais là votre
résolution et votre courage; mais examinons bien si, isolés comme nous
le sommes, nous pouvons tenir tête à un ennemi déjà si puissant par le
nombre de ses soldats, et qui bientôt le sera beaucoup plus encore. La
prudence vous fait une loi de ne pas considérer seulement ce qu'on a à
vous opposer aujourd'hui, mais de songer atout ce que, d'un instant à
l'autre, César peut rassembler de forces en infanterie et cavalerie.
C'est sur quoi ne laissent aucun doute les lettres que je reçois de
Bussénius. Il m'écrit, et d'autres me le confirment, que Curion a
ramassé les garnisons de l'Ombrie et de la Toscane, et qu'elles sont en
marche vers César. Une fois toutes ces troupes réunies, que César en
envoie une partie à Albe, puis qu'avec l'autre, fort seulement de sa
position, il vous resserre, sans attaquer; vous voilà paralysé tout à
fait. Seul avec tant de forces sur les bras, vous n'aurez plus même la
possibilité d'envoyer aux fourrages dans la campagne. — Je vous conjure
donc d'amener votre corps en toute hâte, et de venir me rejoindre. Les
consuls vont agir de même. Suivant ce que j'ai mandé expressément pour
vous à Métuscilius, un point des plus importants, c'est de ne pas
exposer seules les deux légions au contact de César. Il faut avoir
auparavant les cohortes du Picénum. Aussi vous ne vous alarmerez pas, si
vous apprenez que je me replie en cas de démonstration contre moi. Je
veux avant tout ne pas me laisser envelopper. Impossible de me former un
camp; la saison et l'esprit incertain du soldat me le défendent. D'un
autre côté, je ne puis dégarnir les places, sans me priver d'avance de
toute retraite : c'est par ce motif que je n'ai rassemblé que quatorze
cohortes à Lucérie. Les consuls doivent m'amener tout ce qu'il y a de
forces disponibles, ou les conduire en Sicile. Il nous faut de deux
choses l'une, ou une armée en état de forcer l'ennemi, ou une position
où nous puissions le tenir en échec. Nous n'avons ni l'un ni l'autre.
César est maître de presque toute l'Italie, et notre armée n'est
comparable à la sienne ni en valeur ni en nombre. Gardons-nous de jouer
d'un seul coup la destinée de la république. Je vous en conjure donc de
nouveau, venez en toute hâte me rejoindre avec votre corps. Nous pouvons
relever la république en agissant de concert. Si nous nous séparons,
nous serons trop faibles. Cela m'est démontré. — Cette lettre écrite, je
reçois la vôtre, que m'apporte Sica avec vos instructions. Vous désirez
que je me rapproche de vous, je le voudrais ; mais la chose est
impossible. Je ne suis pas assez sûr de mes soldats.
CNÉIUS LE GRAND, PROCONSUL, A
L. DOMITIUS, PROCONSUL.
J'ai reçu votre
lettre, en date du 13 des kalendes de mars, ou vous m'annoncez que César
328
a pris position près de Corfinium : c'est bien ce cue j'avais prévu et
annoncé. Il n’engagera pas d’autre action avec vous. Il veut seulement
vous envelopper avec ses masses, vous couper le passage, et empêcher la
jonction de vos excellentes troupes, si bien disposées, avec les
miennes, dont je suis si peu sur. Aussi la nouvelle que vous me donnez
m’afflige-t-elle profondément. Je ne puis me lier assez à mes soldats
pour commettre aux chances d'une action le sort de la république; et je
n'ai pas encore les nouvelles troupes que les consuls ont levées.
Dégagez-vous donc à tout prix, et accourez ici avant que l'ennemi ait
réussi à concentrer ses forces. On ne peut pas faire de marches forcées
avec des levées nouvelles; et, quand on le pourrait, irais-je exposer,
je vous le demande, des recrues qui ne se connaissent pas encore, avec
de vieilles légions aguerries?
343. – A ATTICUS. Formies,
mars.
A. VIII, 13. Mon mal d'yeux
continue. Vous en avez la preuve dans l'écriture étrangère de cette
lettre ; et c'est aussi l'excuse de sa brièveté.
Aussi bien je n'ai rien avons dire. Tous les yeux se tournent vers
Brindes. S'il a pu y joindre notre Pompée, quelque espoir de paix nous
reste encore; mais s'il n'arrive qu'après le passage, il faut s'attendre
à la plus funeste des guerres. Voyez-vous en quelles mains la république
est tombée? quelle pénétration ! quelle activité! Jamais en défaut! Avec
cela qu'il ne proscrive ni ne dépouille personne, ceux à qui il
inspirait le plus de craintes vont devenir ses meilleurs amis. — J'ai
souvent occasion de causer avec les habitants des villes municipales et
les gens de la campagne. Leur champ, leur toit, leur petit pécule, voilà
leur unique souci. Et voyez quel retour dans leurs idées ! ils redoutent
aujourd'hui celui en qui naguère ils plaçaient jadis toute leur
confiance, et ils aiment celui dont ils avaient si peur, .le ne puis
penser sans douleur à toutes les fautes, à toutes les sottises qui ont
produit cette révolution. Mais je vous ai dit les maux qui nous
menacent; maintenant j'attends vos lettres avec impatience.
344. — A
ATTICUS. Formies, mars.
A. VIII, 14. Vous
devez être excédé d'une correspondance quotidienne, qui ne vous apprend
plus rien de neuf, et où la matière même des réflexions semble épuisée.
En effet, j'aurais assez mauvaise grâce à dépêcher un messager tout
exprès pour vous porter une lettre vide. Mais qu'une occasion se
présente, je ne puis résister au plaisir de vous écrire, surtout quand
c'est de chez moi que l'on va à Rome. Il me semble que je cause avec
vous. Et, pour moi, je vous le dis, c'est comme un temps de repos au
milieu de nos misères : à plus forte raison quand je reçois une de vos
lettres. Depuis cette succession de déroutes et de terreurs paniques,
nous n'avons pas eu de moment plus stérile en nouvelles. A Rome on ne
sait rien; et ici pas davantage, quoique plus à portée de Brindes de
deux ou trois journées. C'est là que va se consommer le premier acte du
drame. Je suis dans une anxiété cruelle. Mais nous serons instruits les
premiers.
329
J'ai su que César et Pompée sont partis le même jour (celui de la fête
des Mânes), l'un de Corfinium, après midi, l'autre de Canusium, dés le
matin. Mais César marche d'un tel pas, et ses largesses de tous les
jours chauffent si bien son monde, que je tremble de le voir arriver à
Brindes plus tôt qu'il ne faudrait. — Vous me direz : A quoi bon se
tourmenter d'avance d'un résultat qui sera su dans trois jours? à rien
sans doute. Mais j'aime à vous dire tout ce qui me passe par la tête.
Vous saurez de plus que je me sens ébranlé dans cette résolution si bien
arrêtée. Je ne trouve pas d'analogie suffisante entre moi et les hommes
que vous me proposez pour modèles. Par exemple, où est l'acte de courage
à citer? Quel trait de grandeur à attendre d'eux? Ce n'est pas que
j'approuve ceux qui ont passé la mer pour se préparer à une guerre dont
je prévois tous les désastres ; (quoique d'ailleurs la conduite de César
fût intolérable) mais un homme m'apparaît au milieu de tout cela, à qui
je crois devoir de partager sa fuite, ou de rentrer vainqueur avec lui
dans la patrie restaurée. Encore un changement de résolution, allez-vous
dire. Non, je délibère avec vous, comme je le ferais avec moi-même. Et
quel esprit pourrait, en pareil cas, n'éprouver aucune incertitude? Je
tâche de tirer de vous une opinion qui me confirme dans la mienne ou la
modifie. Dans ce but, il m'importe essentiellement de savoir ce que va
faire Lentulus. Il y a différentes versions sur Domitius. Les uns le
disent à Tibur, chez Lépide; suivant d'autres, il s'est rapproché de
l.Rome avec lui. Fausse nouvelle des deux parts. Lépide, en effet,
prétend que Domitius a réussi à s'évader. A-t-il trouvé une retraite ou
gagné la mer? il n'en sait rien. Le sort de son fils ne lui est pas
moins inconnu. Il ajoute une circonstance fâcheuse pour Domitius. Une
somme d'argent considérable qu'il avait à Corfinium ne lui aurait pas
été rendue. Aucune nouvelle de Lentulus. Tâchez d'en avoir et de me les
transmettre.
345. — A
ATTICUS. Formies, mars.
A. VIII, 15. Le 5
des nones de mars, Égypta m'a remis plusieurs lettres de vous; la plus
ancienne est du 4 des kalendes. Je vois que vous en aviez chargé
Pinarius. Je ne l'ai point vu. Vous étiez dans l'attente du résultat
d'une mission de Vibullius ; Vibullius n'a pas même vu César, comme vous
l'avez su depuis, ainsi que vous me le marquez dans votre seconde
lettre. Vous étiez en peine aussi de mon entrevue avec César, à son
retour. Je cherche à l'éviter. J'approuve tout à fait vos projets de
retraite et de changement de vie. Vous n'aviez pu savoir encore si
Domitius avait ou non gardé ses faisceaux ; aussitôt que vous le saurez,
veuillez me le dire. Voilà ma réponse à votre première lettre. Les deux
suivantes sont toutes deux datées de la veille des kalendes; ma
résolution, comme je vous l'ai écrit, était fort ébranlée. J'y renonce
tout à fait. Ce n'est pas que je sois fort ému de votre mot : « Il va
s'en prendre à Jupiter lui-même. » Il y a bien autant à craindre en fait
de ressentiment d'un coté que de l'autre; et quelque incertaine que soit
la victoire, la mauvaise cause a, je crois, les meilleures chances.
L'exemple îles consuls ne me touche pas beaucoup non plus. La plume ou
la feuille
330
d'est pas plus légère. Ils changent à tout vent, Que veut le devoir?
voilà ce qui a fait et ce qui fait encore mon tourment. Demeurer est
plus sûr ; partir est, dit-on, plus digne. Je songe quelquefois qu'il
vaut mieux laisser mettre ma prudence en question par la multitude, que
mon honneur par le petit nombre. Vous voulez savoir ce que font Lépide
et Tullus : les gens bien informés ne doutent point qu'ils ne défèrent
au désir de César, et ne se rendent au sénat. — J'arrive à votre
dernière lettre, datée des kalendes : vous y faites des voeux pour une
entrevue, et vous ne croyez pas la paix désespérée. Au moment ou je vous
écris, ils ne s'étaient pas vus, et je doute, s'ils se voient, que
Pompée veuille entendre à aucun arrangement. Vous semblez ne pas mettre
en question ce que je dois faire, si les consuls viennent à passer la
mer. Ils la passeront sans doute, si déjà ils ne l'ont passée, au train
que vont les choses ; mais faites attention qu'Appius excepté, il n'est
presque personne qui ne soit autorisé à s'embarquer, les uns comme
pourvus de commandements, tels sont Pompée, Scipion, Sufénas, Fannius,
Voconius, Sextius; les consuls eux-mêmes, en vertu de l'antique usage
qui leur ouvre toutes les provinces; les autres enfin comme lieutenants
de ceux que j'ai nommés. Mais je ne délibère plus, je vois quel est
votre avis, et je dis plus, quel est mon devoir. Je vous écrirais plus
au long, si je pouvais le faire de ma main. D'ici à deux jours je le
pourrai, je pense. Je vous envoie la copie d'une lettre de, Balbus
Cornélius que j'ai reçue en même temps que les vôtres. Vous me plaindrez
quand vous verrez comme ou se moque de moi.
BALBUS A
CICÉRON, IMPÉRATOR, SALUT.
A l'oeuvre, je
vous en conjure, mon cher Cicéron, entreprenez une tâche digne de votre
vertu. La perversité des hommes a fait de César et de Pompées deux
ennemis, travaillez à les réconcilier. Si vous voulez en revenir à ce
beau rôle, non seulement César tombera sous votre puissance, mais il se
croira encore, je vous le garantis, lié a vous par un immense bienfait.
Pompée pensera-t-il de même'? Peut-on, dans la position où il se place,
lui faire entendre raison? Je le souhaite plus que je n'y compte : mais
sans doute il s'arrêtera, sans doute il se remettra de sa terreur; et
c'est alors que j'espérerai en votre influence sur lui. — Vous avez
déterminé le consul Lentulus à ne pas s'éloigner davantage; César vous
en témoigne sa reconnaissance : quant à la mienne, elle est bien plus
vive encore; car César lui-même ne m'est pas plus cher que Lentulus.
S'il avait voulu m'écouter, comme il le faisait toujours, s'il n'avait
pas complètement et à plusieurs reprises décliné tout entretien avec
moi, je n'en serais pas aux tourments que j'éprouve. Imaginez un peu-en
effet quel est mon supplice, quand chez un homme que j'aime je ne vois,
sous la toge consulaire, rien d'un consul : mais qu'il consente à suivre
vos avis, à s'en rapporter à moi sur les intentions de César, à achever
son consulat à Rome, et je commencerai à croire possible entre les deux
rivaux un rapprochement qui aurait le sénat pour intermédiaire, vous
pour conseil, et Lentulus pour organe. Si je vois ce beau jour, j'aurai
assez vécu. - Je sais que vous approuvez la conduite de César dans les
événements de Corfinium ; le plus beau, c'est qu'au milieu de telles
circonstances le sang n'ait pas coulé. Le plaisir que vous a fait
l'arrivée de moucher Balbus, de notre cher Balbus dois-je dire, me
réjouit et me charme. Tout ce qu'il vous dira de César, tout ce que
César vous écrit, j'en ai la
331
certitude, et les faits le prouveront, quels que soient les arrêts de la
Fortune, tout cela, dis-je, est de la plus entière sincérité.
346. — A
ATTICUS. Formies, mars.
A. VIII, 16
Toutes mes mesures sont prises. Il ne me reste qu'à gagner secrètement,
et par une route sûre, la mer supérieure. Celle de Toscane est
impraticable dans la saison actuelle. Mon esprit est là-bas; la
nécessité m'y appelle. Mais par quelle voie y arriver? Il faut cependant
presser le départ, si je ne veux être arrêté et cloué ici. Ce n'est pas
cet homme que je veux suivre, quoi qu'on en puisse croire, lui que je
connaissais déjà pour le dernier des hommes d'État, et qui vient de se
montrer le dernier des hommes de guerre. Non, ce n'est pas cet homme que
je suis; mais j'ai peur de ces propos que me rapporte Philotimus. Les
gens de bien, à l'entendre, me mettent en pièces. Quels gens de bien,
grands Dieux! si empressés de s'offrir, de se vendre à César! Voyez les
municipes, ils l'adorent comme un dieu, et d'aussi grand coeur que
naguère ils faisaient des voeux pour la santé de l'autre. On tient
compte à ce nouveau Pisistrate du mal qu'il ne fait pas, tout comme d'un
mal qu'il empêcherait. Chacun se flatte de se le rendre propice; on ne
voit l'autre qu'enflammé de colère. Quelle foule chaque ville envoie à
la rencontre du vainqueur! quels honneurs on lui rend! C'est qu'on le
craint, direz-vous. On craint Pompée bien davantage, je vous assure. La
feinte clémence de l'un attire; et l'on s'alarme du ressentiment qu'on
prête à l'autre. Il n'est pas de jour où je ne voie quelqu'un des huit
cent cinquante juges qui lui étaient si dévoués. Depuis Lucérie, il est
devenu pour eux un épouvantail. Je voudrais bien les connaître ces gens
de bien qui m'exilent ainsi de leur autorité privée, tout en restant,
eux, tranquilles dans leurs foyers! Mais que m'importent leurs noms? «
Je crains les Troyens... » Toutefois, si je pare, je vois bien sous
quels auspices. L'homme au sort duquel je lie le mien ace qu'il faut
pour ravager l'Italie, non pour s'assurer la victoire. Qu'attends-je
donc? j'attends des ouvelles de Brindes, aujourd'hui 4 des nones. Et
quelles nouvelles? qu'il a fui honteusement; que le vainqueur arrive par
cette route ou par cette autre. Quand je le saurai, je prendrai par
Arpinum, s'il suit la voie Appia.
347. — A
ATTICUS. Formies, mars.
A. IX,1. Au moment
où vous lirez cette lettre, je serai sans doute instruit de tout ce qui
se sera passé à Brindes. Car Pompée a quitté Canusium le 8 des kalendes,
et je vous écris la veille des nones, c'est-à-dire quatorze jours après.
Néanmoins chaque heure d'attente accroît mon supplice. Et je ne puis
comprendre qu'on n'entende même rien dire; c'est un silence
inconcevable. Je me tourmente peut-être sans raison ; mais encore
faut-il que je sois informé de tout ce qu'on sait. — C'est aussi un de
mes chagrins de ne pouvoir découvrir où sont P. Lentulus et Domitius.
J'ai besoin d'être instruit de ce qu'ils veulent faire. Iront-ils
joindre Pompée? quand? et par quelle voie? On dit que nos gens de bien
sont en foule à Rome; Sosius et Lupus, qui, à ce que croyait
332
Pompée, devaient le devancer à Brindes, siègent déjà sur leur tribunal.
Chaque jour un de nous s'achemine vers Rome, jusqu’à M'. Lépide avec qui
je passais des journées entières, et qui va partir demain. Moi, je reste
à Formies pour être plus a portée des nouvelles de Brindes. Je me
rendrai ensuite a Arpinum. De là, par les chemins les moins fréquentes,
je gagnerai la mer supérieure, en mettant mes licteurs de côté, ou même
en les congédiant tout à fait. Il le faut, car mes temporisations ne
sont pas, dit-on, du goût de ces braves gens, qui ont rendu dans tous
les temps et encore aujourd'hui de si grands services à la république,
et qui me traitent, à ce qu'il paraît, avec assez peu de ménagement,
dans leurs entretiens sur mon compte, au milieu des joies si bienséantes
de leurs festins. Allons, et en bon citoyen portons la guerre en Italie
par terre et par mer; rallumons contre nous la haine éteinte des
méchants. Prenons exemple de Luccéius et de Théophane. Scipion du moins
a le prétexte, ou de se rendre en Syrie dont le gouvernement lui est
échu, ou de ne vouloir pas se séparer de son gendre, ou encore de se
dérober au ressentiment de César. Les Marcellus aussi doivent fuir le
glaive du vainqueur. Appius a les mêmes motifs de crainte, et il y a
contre lui des causes récentes d'irritation. Hors Appius et C. Cassius,
tous les autres sont lieutenants ; Faustus est proquesteur. Il n'y aura
que moi qui ai eu le choix libre, .l'entraîne aussi mon frère II y a
conscience à lui laisser partager de telles chances. César lui en voudra
plus qu'à tout autre ; mais je n'ai pu obtenir de lui de rester. C'est
bien là payer notre dette envers Pompée; et voilà précisément ce qui me
détermine. Ce n'est ni la crainte de propos, qui ne sont rien pour moi,
ni l'intérêt d'une cause ou l'on n'a su qu'être faible, et où il va
falloir être atroce. Je le fais pour lui, pour lui seul, sans qu'il le
demande ou en tienne compte. Ce n'est pas sa cause, dit-il, c'est celle
de la république. Mandez-moi si vous songez toujours à passer en Épire.
348. — A
ATTICUS. Formies, mars.
A. IX, 2. 1ere part.
Quoique j'attende une longue lettre de vous aujourd'hui, jour des
nones de mars, et votre mauvais jour, je crois; je veux provisoirement
répondre un mot au petit billet que vous m'avez écrit le 3, à l'approche
de votre accès. Vous êtes charmé, dites-vous, que je sois resté ; et
votre opinion là-dessus ne varie point. Cependant vous me conseillez, ce
me semble, de la manière la plus positive, dans une précédente lettre,
de suivre Pompée, s'il s'embarquait bien accompagné, et si les consuls
passaient aussi la mer. Votre mémoire est-elle en défaut? Ai-je mal
compris votre pensée? ou enfin avez-vous changé d'avis? La lettre que
j'attends va sans doute me l'apprendre. Sinon j'irai encore frapper à
votre porte. Rien de Brindes encore.
349. — A ATTICUS. Formies,
mars.
A. IX, 2. 2eme part. Quelle
complication! Quel labyrinthe ! Comme vous savez analyser les
difficultés de la position, et combien peu les résoudre ! vous êtes bien
aise que je ne sois pas avec Pompée, et vous dites que ma présence aux
actes qui vont le dépouiller serait une honte, mon adhésion, un crime.
Donc il faut m'y opposer. Les Dieux vous en gardent! dites-vous. Que
faire? quelle alternative! coupable ou puni. J'ob-
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tiendrai, dites-vous, de César de rester hors de Rome et de ne me mêler
de rien ! Il faut donc supplier! ô misère! et s'il me refuse? En
demeurant, dites-vous, mes droits au triomphe subsistent. Au triomphe?
mais s'il veut, lui, me l'imposer, l'accepterai-je ? quel opprobre!
Dirai-je non? mais ce serait dire mille fois plus encore que lors de son
vigintivirat, que c'est lui dont je ne veux en aucune façon. Il ne
manquait pas, dans ses apologies, de rejeter sur ce refus tout le mal
qui s'est fait alors. Je suis, disait-il, son ennemi à ce point de
refuser un honneur, par cela seul qu'il le confère. Quel serait son
ressentiment cette fois? ne s'aigrirait-il pas en raison de l'importance
plus grande de l'objet refusé, et de l'accroissement de sa propre
puissance ? — Quant au mécontentement que vous regardez comme certain de
la part de Pompée, c'est un mécontentement auquel je ne vois pas de
cause quant à présent. Quoi! il a attendu la prise de Corfinium pour me
faire part de ses desseins, et il m'en voudrait de ne l'avoir pas joint
à Brindes, alors que César se trouve justement entre Brindes et moi ! Ne
sent-il pas que nul n'a moins que lui le droit de se plaindre ? Il voit
que mes prévisions étaient plus justes que les siennes sur le peu de
ressources des villes municipales, sur la faiblesse des levées
nouvelles, sur la nécessité de la paix, sur l'importance de Rome, sur le
trésor, sur l'occupation du Picénium : que je n'aille pas le rejoindre
quand il n'y aura plus d'obstacle, et qu'il se fâche alors, à la bonne
heure ! Ce n'est pas que je craigne sa colère. Que peut-il ? Puis :
Qui ne craint pas
la mort n'a jamais rien à craindre.
Ce que je redoute
seulement, c'est l'accusation d'ingratitude. Mais je suis sûr, et vous
en convenez, que, quel que soit le moment, je serai reçu à bras ouverts.
Vous me dites que, si César montre de la modération, vous y regarderez à
deux fois pour me donner ce conseil. Mais comment ne se porterait-il pas
aux dernières extrémités? Voyez l'homme, son caractère, ses antécédents,
son but, ses alliances; voyez aussi la force des gens de bien, et
surtout leur fermeté J'achevais à peine la lecture de votre lettre,
qu'arrive chez moi Postumus Curtius, se rendant en toute hâte près de
César. Il n'a que flottes et armées à la bouche. L'Espagne sera enlevée;
l'Asie, la Sicile, l'Afrique, la Sardaigne seront occupées; la Grèce va
l'être. Eh bien! partons, partons ; non pour combattre, mais pour fuir
avec lui. Aussi bien je ne pourrai supporter les propos de ces gens,
quels qu'ils soient. Certes ce ne sont pas des gens de bien, comme on
les appelle. N'importe. Je voudrais bien savoir ce qu'ils disent de moi.
Tâchez de vous en informer et de me l'apprendre, je vous en supplie.
J'ignore encore ce qui a pu se passer à Brindes. Quand j'en serai
instruit, je verrai ce qu'il y aurait à faire; mais je ne ferai rien
sans vous. |