Cicéron : Correspondance

CICÉRON

 

CORRESPONDANCE (lettres 800 à 849)

750-799  850-893

 

ŒUVRES COMPLÈTES DE CICÉRON AVEC LA TRADUCTION EN FRANÇAIS PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE M. NISARD DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE; INSPECTEUR GÉNÉRAL DE L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR - TOME CINQUIÈME - PARIS - CHEZ FIRMIN DIDOT FRÈRES, FILS ET Cie. LIBRAIRES - IMPRIMERIE DE L'INSTITUT DE FRANCE - RUE JACOB, 56 - M DCCC LXIX

 

 

AVERTISSEMENT.

LETTRES DE M. T. CICÉRON.

NOTA. Parmi les suscriptions ou adresses de ces lettres, ainsi que les formules ordinaires de politesse qui les commencent ou les terminent, nous n'avons conservé et traduit que celles qui nous ont paru se lier au contenu des lettres, et qui marquent une intention particulière de l'auteur. Ces exceptions même serviront à appeler l'attention, plus que l'on ne l'a fait jusqu'ici, sur les passâmes qui en seront l'objet.

Il n'y avait pas de motif, ni scientifique, ni de commodité, en publiant ces lettres par ordre chronologique, d'en partager le recueil en un certain nombre de livres, comme l'a fait Wieland, dans la traduction allemande qu'il en a donnée.  Il suffit, pour la clarté, qu'on trouve, en tête de chaque page le chiffre de l'année. C'est la division la plus naturelle, et la seule qui ne soit pas arbitraire.

Chaque texte porte, outre un numéro d'ordre, un numéro de renvoi à l'ancienne division des lettres en quatre recueils distincts, subdivisés eux-mêmes en livres. Ces renvois indiquent le titre du recueil, le numéro du livre, celui de la λettre. Ainsi, A. 1,2. signifie Lettres à Atticus, livre I, lettre 2; Q. signifie Lettres à Quintus; F., Lettres dites familières, et qui seraient plus proprement appelées Lettres à divers; B., Correspondance de Brutus et de Cicéron.

Les alinéa sont indiqués par des — sauf dans la très longue lettre en forme de traité, de Cicéron à Quintus, sur l'administration de l'Asie. Les signes A. DE. R.... AV. J. C... DEC...., qui sont répétés en tête de chaque année, veulent dire An de Rome.... Avant Jésus-Christ.... Age de Cicéron.

 




 

800. — A D. BRUTUS, 1MPERATOR. Rome.

F. X1, 16. Il m'importe beaucoup de savoir dans quelle disposition vous trouvera cette lettre. Aurez-vous l'esprit agité ou libre? J'ai recommandé à mon messager de bien choisir le moment. Rien n'est à charge comme une visite intempestive; rien n'indispose comme une lettre arrivant mal à propos; mais si, comme je l'espère, rien ne vous trouble ni ne vous préoccupe, et si le porteur de ma lettre sait habilement s'y prendre, je ne doute pas du succès de ma prière. L. Lamia sollicite la préture. Je n'ai avec personne des relations plus intimes : elles datent de loin, le temps les a consacrées. Je dirai plus, je m'eu suis fait la plus douce des habitudes. Les meilleurs offices, les services les plus importants m'ont rendu son obligé. Du temps de Clodius, il était chef de l'ordre équestre; et comme il avait épousé ma querelle avec feu, il fut exilé par le consul Gabinius, traitement jusqu'alors sans exemple pour un citoyen romain. Rome entière s'en souvient : il y aurait de la honte à moi à l'oublier. Je veux que vous vous figuriez, mon cher Brutus, que c'est moi-même qui sollicite la préture. L'éclat personnel, une haute popularité, une édilité splendide, je mets de côté tous les titres de Lamia; mais s'il est vrai que vous m'aimiez comme vous m'aimez en effet, les centuries de l'ordre équestre sont à vous, vous en disposez eu roi : eh bien ! envoyez un exprès à Lupus, et que Lupus nous assure leurs suffrages. Je n'insiste pas : un seul mot pourtant, avant de finir, qui vous dise bien ma pensée : c'est qu'il n'y a pas d'occasion, mon cher Brutus, ou votre amitié, qui n'aura jamais de refus pour moi, puisse faire quelque chose dont je sois touché davantage.

801. — AD. BRUTUS, IMPERATOR. Rome, décembre.

F. XI, 17. Je n'ai pas d'ami plus intime que Lamia. Il m'a obligé, ou plutôt il a fait pour moi des merveilles : le peuple romain le sait. Son édilité a été remarquable par la magnificence de ses jeux. Il demande la préture. On lui rend cette justice, que son caractère et sa popularité justifient pleinement sa prétention ; mais l'intrigue me fait trembler, et c'est pour la combattre que j'épouse sa candidature. Vous pouvez beaucoup pour moi dans cette circonstance, et vous voudrez tout ce que vous pouvez : voila ce dont je ne doute pas. Persuadez-vous donc, moucher Brutus, qu'il n'est rien que je vous demande avec plus d'instance et dont je puisse vous savoir plus de gré que de concourir de tout votre pouvoir et de toutes vos forces à la nomination de Lamia : je vous le demande instamment.

802. — DE PLANCUS A C1CÉRON. Gaule transalpine. Décembre.

F. X, 4. Je suis bien touché de la lettre que vous avez la bonté de m'adresser. Vous aviez causé avec Furnius, je le vois bien, avant de l'écrire. Je vous fais des excuses pour être resté si longtemps sans vous donner de mes nouvelles ; mais je vous savais parti, et ce n'est guère que par votre lettre que j'ai connu votre retour. Je ne me pardonnerais pas de manquer le moins du monde à ce que je vous dois. J'ai plus d'un motif de penser ainsi : l'union de nos familles, l'espèce de vénération avec laquelle je vous vois depuis mon enfance, et l'affection dont vous avez toujours payé ma tendresse. Vous êtes le seul, mon cher Cicéron, vous dont l'âge me le permet, le seul pour qui je mêle à mes sentiments quelque chose de ce qu'inspire le nom sacré de père. Aussi n'y a-t-il pas une de vos observations qui ne me paraisse empreinte et de cette sagesse qui vous distingue à un si haut degré, et de ce tendre dévouement dont je trouve la mesure en mon cœur. Égaré ou incertain, il n'eut fallu qu'une exhortation, qu'un mot de vous pour me ramener ou me confirmer dans la bonne voie; Aujourd'hui qui pourrait m'en faire sortir? Je dois à la fortune ou à mes propres efforts des avantages que votre amitié exagère peut-être, mais qui rendent mon existence assez belle aux yeux de mes ennemis mêmes, pour qu'il ne lui manque plus que l'éclat d'une grande réputation ; aussi, n'en doutez pas, tout ce que j'ai de force pour agir, de sagesse pour combiner, d'influence pour entraîner, tout en moi sera toujours au service de la république. Je connais le fond de votre pensée; et si je vous avais auprès de moi, comme je le souhaite tant, je suivrais en tout vos conseils. Je ne ferai rien du moins qui puisse m'attirer un reproche de votre part. — Je suis dans une grande attente des nouvelles : que se passe-t-il dans la Gaule citérieure? qu'aura-t-on fait à Rome pendant le mois de janvier? En attendant, j'ai eu de vives inquiétudes. Je redoute que les peuples de ces pays, cédant à de perverses influences du dehors, et voyant les maux qui nous accablent, ne croient pour eux l'occasion venue. Mais que la fortune me serve comme elle le doit, et, je le jure, on sera content de moi, vous le premier, dont j'ambitionne si vivement le suffrage, et tous les gens de bien. Ayez soin de votre santé, et aimez-moi comme je vous aime.

AN DE R. 711. — AV. J. C. 42. — A. DE C. 64.

M. Vibius Pansa et A. Hirtius, consuls.

803. — A CORNIFIC1US. Rome, janvier.

F. XII, 24. Je ne laisse échapper aucune occasion de vous faire valoir, ou de vous servir plus solidement encore. En cela , j'acquitte une dette; mais ce que je fais pour vous, j'aime mieux qu'un autre que moi vous l'écrive. La chose publique réclame tous les efforts de votre zèle. Il y a là une belle carrière pour vos talents, votre courage, et la juste ambition qui vous anime. Une autre fois je vous en dirai davantage.  Tout est en suspens au moment ou je vous écris : on attend le retour des députés que le sénat a envoyés, non pour demander la paix, mais pour notifier la guerre à défaut de soumission immédiate. De mon côté, je n'ai pas manque cette occasion de reprendre mon ancien rôle de défenseur de la république. J'ai déclaré hautement que je me mettais à la tête du sénat et du peuple, et le nouveau patron de la liberté ne cesse de veiller au salut publie et à la commune indépendance. Mais j'aime mieux que vous sachiez encore tout cela par d'autres. — T. Pinarius est l'un de mes plus intimes amis. Je vous le recommande aussi fortement que possible. Ce sont ses belles qualités (il les a toutes) et la parfaite conformité de nos goûts qui me l'ont rendu cher. Il s'est chargé des comptes et des affaires de mon ami Dionysius, que vous aimez tant et que je chéris plus que personne. Je ne devrais pas vous les recommander. Faites que T. Pinarius, qui est le plus reconnaissant des hommes, me remercie de vos bontés pour lui et pour Dionysius.

804. — A D. BRUTUS. Rome, janvier.

F. XI, 8. Votre chère Polla vient de me faire demander si je voulais la charger d'une lettre pour vous. Je n'ai en ce moment aucune nouvelle à vous donner. Il y a complète stagnation. Les députés ne sont pas encore de retour, et l'on ne sait rien de leur mission. Je profiterai toutefois de l'occasion pour vous dire que le sénat et le peuple romain se préoccupent vivement de vous, dans le double intérêt de leur existence et de votre gloire. C'est chose surprenante que la faveur qui s'attache à votre nom, et l'amour universel dont vous êtes l'objet, vous avez délivré la république du tyran. Vous allez aujourd'hui la délivrer de la tyrannie. Voilà l'espoir ou plutôt la ferme confiance de chacun. — On fait un appel déjeunes soldats à Rome et en Italie : appel n'est pas le mot propre; car tout le monde vient s'offrir, tant le ressentiment de la liberté perdue, tant la haine d'un trop long esclavage ont exalté les esprits. Sur le reste, c'est à vous à nous donner des nouvelles. Où en êtes-vous? que fait Hirtius? que fait mon jeune César? J'espère qu'avant peu la victoire aura cimenté cotre vous une triple alliance. De moi je n'aurais à vous dire que ce que vous trouverez, (je m'en flatte et je l'aime mieux ainsi) dans les lettres de votre famille, à savoir que je ne laisse et ne laisserai jamais échapper une occasion de vous servir.

805. — A PLANCUS. Rome, janvier.

F. X, 3. J'ai toujours du plaisir à voir Furnius ; j'en ai eu cette fois bien plus encore. En l'écoutant, je croyais vous entendre. Il m'a parlé de vous, de vos talents comme général, de votre équité comme administrateur, de votre sagesse en toute chose. Il s'est étendu sur les charmes à moi bien connus de votre commerce et de votre intimité. Enfin il ne m'a pas laissé ignorer combien vous aviez été bon pour lui. Jusque-là je prenais plaisir à l'entendre; ici j'ai été touché au cœur. Savez-vous, mon cher Planeus, que mes liaisons avec votre famille datent de plus loin que votre naissance? Dès votre enfance, je  me suis pris d'affection pour vous. L'âge vous est venu, et des rapports que j'ai mis du soin à entretenir, que vous mettiez du prix à cultiver, se sont à la fin changes en une vive et étroite amitié. Voilà pourquoi je m'unis si incroyablement à vos intérêts, et que j'ai résolu de De jamais les séparer des miens. Guidé par la vertu, secondé par la fortune, vous êtes arrivé au faîte des grandeurs. Vous étiez bien jeune encore; l'envie s'en émut : mais vous sûtes eu triompher à force de talent et de conduite. Aujourd'hui, si vous voulez me croire, moi qui vous aime tendrement et à qui personne ne peut contester le privilège d'elle votre plus ancien ami, vous ferez, de la bonne administration de la chose publique, la gloire de votre vie. Vous n'ignorez point, car rien ne vous échappe, que dans un temps on vous reprochait de vous être un peu trop fait l'homme des circonstances. Et j'aurais partagé cette opinion, si j'avais pu croire votre volonté complice de votre laisser aller. Mais moi qui lisais dans votre cœur, j'interprétais votre inaction par le sentiment de votre impuissance. La position a changé. Votre jugement n'est plus contraint; vous avez votre libre arbitre. Désigné consul à la fleur de l'âge, puissant par la parole , l'homme qu'il faut enfin dans le dénuement actuel delà république, attachez-vous, au nom des Dieux immortels, attachez-vous à la seule pensée qui puisse vous conduire au faîte de la gloire. Oui, après une tourmente politique si prolongée, je ne vois qu'un moyen d'y parvenir, c'est une administration habile et forte. — Ne voyez dans ce que je vous écris que l'amitié qui s'épanche; je n'ai pas la prétention de vous avertir et de vous diriger. C'est aux mêmes sources que moi que vous avez puisé vos principes. Il suffit, je m'arrête. J'ai songé à faire preuve d'affection , non à faire parade d'habileté. Comptez sur l'invariable concours de mes efforts et de mon zèle pour tout ce qui vous touche.

806. — A CASSIUS. Rome, janvier.

F. XII, 4. Que ne m'invitiez-vous au festin des ides de mars ! il n'y aurait pas eu de restes, je vous jure. Ce sont ces restes aujourd'hui qui me donnent tant de tablature, à moi plus qu'à tout autre. Nous avons d'admirables consuls; mais les consulaires, quels misérables ! On trouve du courage dans le sénat, mais en raison inverse du rang que chacun y occupe. On n'est pas plus ferme, on n'est pas meilleur que le peuple par toute l'Italie; mais les deux députés Philippe et Pison sont ce qu'il y a de plus vil et de plus criminel. On les charge d'ordres précis du sénat pour Antoine, et, sur son refus d'y obéir, ils ne font aucune difficulté de nous rapporter de sa part les propositions les plus intolérables. Aussi revient-on à moi de tous côtés, et me voilà devenu populaire pour une bonne cause; mais j'ignore ce que vous faites, ce que vous avez  en vue, et jusqu'aux lieux où vous êtes. On vous dit en Syrie ; sur quel fondement? on ne sait. Brutus n'est pas si loin. Cela fait qu'on accorde plus de confiance à ce qui nous revient sur son compte. Des plaisants d'assez bon goût gourmandent fort Dolabella de son impatience à vous succéder en Syrie, quand vous avez à peine trente jours d'exercice. Ils sont d'avis qu'il ne faut pas l'y recevoir. Vous et Hrusus êtes portés aux nues pour avoir, dit-on, trouvé le moyen de former nue armée contre toute espérance. Je vous en dirais davantage, si je savais à quoi m'en tenir sur le fait et les circonstances. Je ne parle que sur des présomptions et des ouï-dire. J'attends de vos nouvelles avec impatience.

807. — A TRÉBONTUS. Rome, février.

F. X, 28. Ah! que ne m'avez-vous invité à votre beau festin des ides de mars ! Il n'y aurait pas eu de restes, je vous en réponds. Mais le tracas que nous donnent ces gens-là nous gâte bien un peu l'admirable service rendu par vous à la république. Quand je songe que c'est vous, le meilleur des citoyens, qui avez empêché, en le tirant à l'écart, que nous ne fussions délivrés de cette peste, je me surprends, et c'est bien mal, à m'emporter contre vous. C'est qu'en vérité vous m'avez laissé par là plus d'embarras qu'à tout autre. Car le sénat n'eut pas plutôt retrouvé sa liberté, après l'ignoble disparition d'Antoine, que je repris, moi, mon rôle d'autrefois, ce rôle dont vous et le zélé patriote votre père vous vous êtes toujours montrés enthousiastes si passionnés. Les tribuns du peuple ayant réuni le sénat, le treize des kalendes de janvier, et ne l'entretenant que de choses ordinaires, j'embrassai, moi, l'ensemble de la situation, j'en fis une énergique peinture; et le sénat, du sein de sa mollesse et de son abâtardissement, se sentit, à ma voix, renaître à la vie et à la vertu. Le courage y fit plus que le talent. Depuis ce jour de protestations et d'efforts, le peuple romain a compris que toute espérance de liberté n'était pas perdue, et je ne cesse de veiller et d'agir. Si je ne savais pas qu'on vous tient exactement informé de ce qui se passe à Rome et de tous les actes officiels, je vous donnerais des détails, malgré mes grandes occupations; mais ces détails, vous les aurez par d'autres. Quelques mots donc seulement, et en forme de sommaire. Le sénat est plein de résolution, les consulaires sont mous ou mal pensants. On a fuit une grande perte dans Servius. L. César a des sentiments parfaits; mais il est oncle, et ses avis manquent de nerf. Les consuls sont parfaits, D. Brutus admirable, l'enfant César parfait aussi. Je vois en lui notre avenir. Ne doutez pas que s'il ne s'était hâté de rassembler les vétérans, que si deux légions de l'armée d'Antoine n'étaient pas venues se placer sous ses ordres, que si Antoine enfin ne s'était ainsi senti en bride, nous n'eussions eu à parcourir toutes les phases de ses fureurs et de ses cruautés. Vous devez savoir tout cela; mais je suis bien aise de vous le confirmer. Je vous écrirai plus au long quand j'aurai plus de loisir.

808 - A CASSIUS. Rome, février.

F. XII, 5. C'est l'hiver, je le suppose, qui nous prive de vos nouvelles, et nous laisse dans l'ignorance non-seulement de ce que vous faites, mais même des lieux où vous vous trouvez. On dit partout cependant, sans doute parce qu'on le désire, que vous êtes en Syrie et que vous y avez des troupes; et on le croit, parce qu'en effet la chose est vraisemblable. Notre cher Brutus s'est acquis une merveilleuse gloire; il a fait de grandes choses, et d'une manière si inopinée, que la satisfaction qu'elles inspirent s'accroit de tout ce qu'il y a de mérite et de prix dans la promptitude de l'exécution. Si, de votre côté, vous possédez les ressources qu'on vous suppose, la république se trouve en fonds pour se défendre. Des extrêmes rivages de la Grèce aux confins de l'Egypte, nous avons pour appui deux gouverneurs, excellents citoyens, et toutes les troupes du pays. Cependant, ou je me trompe grandement sur l'ensemble de la situation, ou ce sera D. Brutus qui décidera tout. S'il réussit, comme nous l'espérons, à faire une sortie de Modène, la guerre est terminée. Les forces qui l'assiègent sont peu nombreuses, parce qu'Antoine en a renfermé de considérables dans Bologne. Notre Hirtius est à Claterne, et César à Forum-Cornelii, chacun avec une bonne armée; et Pansa recrute de grandes forces parmi les levées d'Italie. L'hiver a empêché jusqu'ici les opérations. Hirtius me mande qu'il n'entreprendra rien qu'à bon escient. Outre Bologne, le Rhégium de Lépide, Parme, toute la Gaule tient en notre faveur. Vos clients d'au-delà du Pô font cause commune avec nous. Le sénat est très ferme, aux consulaires près. Parmi eux il n'y a que L. César qui marche droit. La mort nous a fait perdre un bien bon appui en Ser. Sulpicius. Le reste se compose d'imbéciles et de pervers. Quelques-uns voient avec envie la gloire et la faveur publique qui s'attachent à certains noms. D'ailleurs il y a une admirable unanimité parmi le peuple et dans toute l'Italie. Voilà à peu près ce que j'avais à vous dire. Je n'ai maintenant à vous exprimer qu'un vœu, c'est de voir votre gloire faire à son tour resplendir l'Orient d'un nouvel éclat.

809. — A PÉTUS. Rome, février.

F. IX, 24. Ce Rufus est votre ami. C'est la seconde fois que vous m'écrivez à son sujet. En voyant un intérêt si vif, je serais donc tout disposé à lui rendre service, eussé-je même personnellement à m'en plaindre. Mais je vois, au contraire, par vos lettres et les copies des siennes que vous me communiquez, qu'il s'est donné beaucoup de mouvement pour me sauver la vie. Je ne puis donc que l'aimer, et non pas seulement pour vous complaire, mais parce que je le veux et le dois; car il faut que vous sachiez, mon cher Pétus, que vos lettres m'ont bien donné l'éveil, et m'ont fait tenir sur mes gardes, mais que depuis j'en ai reçu de différents côtés d'autres parfaitement d'accord avec les vôtres. On avait formé contre moi, à Aquinum et à Fa-bratéria, le complot dont vous avez appris quelque chose. Ce complot, comme si on avait deviné à quel point je serais gênant, n'allait à rien moins qu'à se défaire de moi. Je ne me doutais de rien, et je n'aurais pris aucune précaution, si vous ne m'aviez averti. Vous voyez donc que votre ami n'a pas besoin de recommandation près de moi. Puisseut seulement les destinées de la république me permettre de lui témoigner un jour ma reconnaissance! —Je passe à autre chose. Vous avez donc renoncé aux soupers en ville. Ah ! tant pis : c'est une grande jouissance, un délicieux plaisir dont vous vous privez. Et puis je crains, si j'ose le dire, que vous n'ayez désappris et oublié l'art de ce je ne sais quoi qui fait le charme d'un petit souper. Déjà vous n'étiez pas de première force au temps où vous aviez sous les yeux de si bons modèles (Hirtius et Dolabella) : que sera-ce aujourd'hui! J'en parlai l'autre jour à Spurinna et, lui racontant le fait, je lui dis quel était précédemment votre genre de vie. Il m'a fort bien prouvé qu'il y aura danger pour la république , si vous ne reprenez vos habitudes au premier souffle du zéphyr. La température alors sera supportable, et vous n'aurez plus l'excuse du froid. Mais, toute plaisanterie à part, je vous recommande, mon cher Pétus, comme une chose essentielle au bien-être, de vous faire une société d'honnêtes gens qui soient aimables et qui vous aiment. C'est le plus doux et le plus sûr clément du bonheur de la vie. Il n'entre rien de sensuel dans ma pensée. Je ne parle que de délassements d'esprit entre amis vivant sous le même toit, à la même table; car c'est à table que la causerie devient plus intime et qu'il y a plus d'épanchement. En quoi la langue latine a l'avantage sur celle des Grecs: ce qu'ils appellent συμπόσιον, σύνδειπνον,  mots qui ne présentent que l'idée de boire et manger ensemble, nous l'avons, nous, plus heureusement nommé convivium, parce que c'est l'acte qui constitue essentiellement le vivre ensemble. Voulez-vous conserver votre santé? soupez souvent en ville : le moyen est facile et sûr. Mais n'allez pas, je vous en prie, conclure de ce badinage que le soin de la chose publique a cessé de me toucher. Persuadez-vous, au contraire, que jour et nuit je n'ai d'autre occupation, d'autre souci que le salut et la liberté de mes concitoyens; je parle, agis, prévois. Enfin, je le dis sincèrement, s'il faut le sacrifice de ma vie pour l'accomplissement de cette tâche, c'est de grand cœur que je le ferai. Encore une fois, portez-vous bien.

810. — A PLANCUS. Rome, février.

F. X, 5. Votre lettre m'est arrivée par duplicata. C'est une attention de votre part. Vous avez compris quelle était mon impatience, et vous n'avez pas voulu qu'elle fût trompée. J'ai été deux fois heureux en la lisant, et je ne saurais dire ce qui m'a causé le plus de plaisir, ce que je dois estimer le plus ou de votre tendresse pour moi, ou de vos sentiments pour la république. De toutes nos affections, la plus noble, a mon avis, c'est l'amour de la patrie; mais l'amitié qui rapproche et confond les volontés a certes bien de la douceur. Aussi ce que vous rappelez de ma liaison avec votre père, de ses bontés, de la constante amitié que je vous inspirai dès votre jeunesse, et de mille autres circonstances, tout cela m'a-t-il causé une satisfaction inexprimable; et la déclaration des sentiments où vous êtes et ou vous persisterez pour la république est venue y mètre le comble. Le bonheur que j'éprouvais à recueillir ce témoignage de votre bouche était d'autant plus grand, qu'il se joignait au bonheur de me sentir si tendrement aimé. Je vous l'ai déjà dit dans cette lettre à laquelle vous répondez avec tant de bonté, je vous conseille et je vous conjure de consacrer, de dévouer à la république toute la puissance de votre esprit, toute l'énergie de votre âme. Vous ne pouvez aspirer à rien de plus utile et de plus glorieux pour vous-même; de toutes les choses de ce monde, il n'en est point de plus grande et de plus belle que de bien mériter delà patrie. Jusqu'à présent (avec un aussi bon esprit, vous me permettrez de dire ce que je pense), jusqu'à présent dans les grandes choses que vous avez faites, vous avez eu le sort pour second ; et s'il est vrai que sans talent vous ne les auriez pas faites, toujours est-il que l'opinion y fait une large part aux circonstances et à la fortune. Mais dans le temps de crise où nous sommes, quelque service que vous rendiez à la république, l'honneur en revient à vous, à vous seul. Chez tous les citoyens, à part les brigands , c'est une haine mortelle contre Antoine. On espère, ou attend beaucoup de vous et de votre armée. Au nom des Dieux, n'allez pas perdre une si belle occasion pour votre popularité et votre gloire! Je vous parle comme à un fils ; je m'intéresse pour vous comme, pour moi-même; je vous exhorte avec le zèle que me commandent la patrie et l'amitié.

811. — C. CASSIUS, PROCONSUL, A CICÉRON. Du camp de Tarichée (Ville très-forte, dont parle Josèpbe, liv. xi, 23 et suiv.en Judée) 7 mars.

F. XII, 11. Apprenez que je viens de rejoindre en Syrie les généraux L. Murcus et Q. Crispus. Hommes de cœur autant que bons citoyens, ils m'ont remis leurs armées, à la première nouvelle des événements de Rome. De leurs personnes, ils s'associent avec ardeur à mes efforts pour la direction des affaires. Apprenez de plus que la légion dont Cécilius Bassus avait le commandement s'est réunie à moi. Apprenez enfin que A. Alliénus m'a livré les quatre légions qu'il avait ramenées d'Egypte. Inutile, je pense, après cela, d'ajouter un seul mot pour vous engager à défendre de toutes vos forces la république en notre absence. Je veux seulement que vous sachiez que le sénat et vous , vous avez de vigoureux soutiens, et que vous pouvez maintenant en toute confiance prendre cœur à la défense de la république. L. Cartéius, mon ami, vous dira le reste. Adieu. Le jour des nones de mars.

812. — ASINIUS POLLION A CICÉRON. Cordoue, 16 mars.

F. X, 31. Vous ne devez pas être surpris de n'avoir rien reçu de moi sur les affaires publiques , depuis le commencement de la guerre. Le pas de Castulon, toujours si fatal à nos messagers et plus que jamais en ce moment infesté de bandits, offre bien moins de danger pour les communications que les essaims de partisans dont la campagne fourmille, et qui, dans l'intérêt des uns ou des autres, fouillent et retiennent partout les courriers. C'est au point que, sans les nouvelles qui me sont arrivées par mer, j'ignorerais entièrement ce qui se passe où vous êtes. Aujourd'hui qu'enfin la navigation est ouverte, je saisirai avec empressement toutes les occasions de vous écrire. — Il n'y a pas de danger que je me laisse prendre aux belles paroles de cet homme que personne ne veut voir, et qu'on ne hait pourtant pas encore autant qu'il le mérite. Je l'ai tellement en aversion, que mon esprit se révolte à la seule idée d'un rapprochement entre lui et moi. Mon caractère et mes goûts sont pour la paix et la liberté, et j'ai bien gémi en voyant s'allumer la guerre civile; mais la neutralité ne m'était pas possible. J'avais de trop puissants ennemis dans l'un et l'autre camp. Celui que j'ai quitté ne m'offrait plus de sûreté contre les embûches de mon ennemi principal. Je me décidai donc bien à contrecœur à affronter d'autres dangers, pour me soustraire à une perte certaine. César au faîte des grandeurs m'avait traité comme il traitait ses vieux amis. Je m'attachai, je me dévouai à lui de cœur. En tout ce que j'ai fait de mon choix, ma conduite a dû me concilier l'approbation des gens de bien; chaque fois que je n'ai fait qu'exécuter un ordre, le temps que j'y ai mis, la manière dont je m'y suis pris ont assez témoigné de mes répugnances : c'est ce dont on n'a pas eu la justice de me tenir compte ; et j'ai appris à mes dépens quels sont les avantages de la liberté et les misères d'une condition dépendante. Aussi, je le déclare, si de la crise actuelle il doit sortir un nouveau maître, quel qu'il soit, je suis son ennemi; et pour la liberté il n'est pas de péril que je redoute et que je n'affronte. Mais je n'ai encore reçu ni conseils, ni instructions, ni décrets, depuis les ides de mars. Il m'est seulement parvenu une lettre de Pansa, où il m'engage à écrire au sénat pour me mettre à sa disposition, moi et mon armée. Or, c'est ce qui offrait les plus grandes difficultés depuis que Lépide, dans ses harangues et dans sa lettre à tout le monde, se proclamait d'accord avec Antoine. En effet, comment aurais-je pu, traversant malgré lui sa province, y assurer la subsistance de mes légions? Et les Alpes, dont il garde tous les passages, avais-je des ailes pour les franchir, en supposant même que j'eusse pu pénétrer jusque-là? Ajoutez l'impossibilité de faire passer aucune lettre par quelque voie que ce fût. Une correspondance aurait eu d'abord à échapper à mille visites, pour tomber en définitive dans les mains de Lépide, qui arrête tous les courriers. On ne peut du moins mettre en doute, car je l'ai publiquement déclaré à Cordoue, ma détermination absolue de ne livrer ma province que sur un ordre du sénat. Dirai-je combien j'ai combattu avant de remettre la trentième légion? Et qui ne sait ce que par cette mesure on m'a ôté de force pour le service de la république? Jamais on ne vit soldats plus ardents, plus opiniâtres sur un champ de bataille. En somme, je suis amoureux de la paix avant tout, car je ne veux que du bien à mes concitoyens; et toutefois je suis prêt à combattre pour ma liberté et pour celle de tous.— Je vous sais mille fois plus de gré que vous ne le pouvez croire de vos bontés pour mon ami (Vraisemblablement Cornélius Gallus.), que vous traitez comme le vôtre. Mais combien je l'envie de pouvoir se promener et badiner avec vous! Savez-vous bien quel prix je mettrais à cette bonne fortune? Vienne pour moi le temps du repos, et vous serez à même d'en juger, je ne vous quitterai pas plus que votre ombre. Une chose me confond, c'est que vous ne vous soyez pas expliqué sur ce que j'ai de mieux à faire dans l'intérêt de la république : si je dois rester dans ma province, ou passer en Italie avec mon armée. Demeurer est certainement pour moi le plus sûr et le moins embarrassant. Mais je comprends que, dans l'état des choses, Rome a plus besoin de soldats que de provinces que ce ne sera jamais une affaire de reprendre plus tard ; et je viens de me décider à me mettre en route avec mon armée. Vous saurez tout par la lettre que j'adresse à Pansa. Je vous en envoie copie. Le 17 des kalendes.

813 A PLANCUS. Rome, 20 mars.

F. X, 6. Ce que Furnius a dit de vos sentiments pour la république a été écouté avec une grande faveur par le sénat, et fort applaudi par le peuple. Mais vos lettres qu'on a lues en séance ne sont nullement d'accord avec les paroles de Furnius. Vous vous déclarez pour la paix, au moment où votre collègue, l'un de nos plus illustres citoyens, se trouve assiégé par ces infâmes bandits. Il leur faut, s'ils veulent la paix, commencer par mettre bas les armes; sinon, qu'ils songent à vaincre et non à traiter. Vous saurez, par votre excellent frère et par Furnius, quel accueil on a fait dans le sénat à ce que vos lettres et celles de Lipide disent sur cet article. Votre bon esprit ne manquera point de vous suggérer d'utiles réflexions. Vous avez de plus votre frère et Furnius, dont les avis toujours sages el l'amitié ne vous feront pas défaut. C'est assez sans doute. Mais l'attachement que j'ai pour vous me presse de vous soumettre aussi quelques observations auxquelles mon expérience peut donner du poids, et qui naissent des mille raisons qui nous unissent. Croyez-moi, mon cher Flancus, vos honneurs, vos dignités (et vous êtes bien haut placé sans doute), tout cela ne signifie rien. Tout cela est en dehors du véritable honneur, si vous les séparez de la liberté du peuple et de l'autorité du sénat. Rompez des alliances que vous avez contractées par la forée des choses et non par choix. Dans ce chaos politique, combien ont clé appelés consuls que personne ne tient aujourd'hui pour consulaires! On ne reconnaît pour tels que ceux qui en ont montré les sentiments. Ce sont là des modèles à suivre. Et d'abord rompez, je le répète, rompez tout pacte avec les impies auxquels vous ressemblez si peu; devenez l'âme, le guide et le chef du sénat, et de tout ce qui s'appelle les honnêtes gens. Enfui, croyez-le bien, la paix, ce n'est pas avoir déposé les armes, c'est n'avoir à redouter les armes ni la domination de personne. Si telle est votre conduite, si tels sont vos sentiments, non-seulement vous 6eree consul et consulaire de fait comme de nom, vous serez encore un grand consulaire. Hors de là, les titres et les distinctions n'honorent plus, ils dégradent. Ces paroles sont sévères, mais l'amitié me les dicte, et si vous prenez un parti digne de vous, vous verrez à l'épreuve que c'est la vérité qui vous parle par ma bouche. Le 13 des kalendes d'avril.

814. — A LÉPIDE Rome, mars.

F. X, 27. Dans mon profond intérêt pour vous, je me préoccupe vivement de tout ce qui vous touche, et je regrette, je l'avoue, que vous n'ayez pas cru devoir un remerciement au sénat, après avoir été comblé de tant d'honneurs. Je vois en même temps avec joie vos vœux ardents pour le rétablissement de la paix entre les citoyens. J'entends la paix sans l'esclavage , c'est ainsi qu'il la faut pour la république et pour votre gloire; car si la paix devait avoir seulement pour résultat de nous livrer de nouveau à l'intolérable despotisme d'un misérable, il n'y a pas un homme sensé qui ne préférât la mort à la servitude. Il serait donc sage à vous, selon moi, de laisser là des projets de pacification qui n'ont l'assentiment ni du sénat, ni du peuple, ni des honnêtes gens. Je ne suis pas le seul de qui vous entendrez ce langage, et votre correspondance, à coup sûr, ne me dément point. Décidez ce que vous avez à faire. Vous seul en êtes juge.

815. — PLANCUS, IMPERATOR. ET CONSUL DESIGNE, AUX CONSULS, AUX PRÉTEURS, AUX TRIBUNS, AU SÉNAT ET AU PEUPLE ROMAIN. Des Gaules, mars.

F. X, 8. S'il s'élève une seule voix parmi vous  pour me reprocher la trop longue attente des moyens et un ajournement volontaire des espérances de la république, je me laverai de ce reproche avant de m'engager pour l'avenir. Il ne me convient pas d'avoir l'air plus tard de racheter le passé : j'agis en bon citoyen, d'après un plan mûrement réfléchi, et c'est le moment de vous le dire. II eût été, je le sais, d'un bon calcul, au milieu de l'agitation des esprits et du chaos où nous vivons, de faire une déclaration publique de mes sentiments. Je vois beaucoup de gens qui sont arrivés par ce moyen à de grands honneurs. Mais, dans la position où la fortune me plaçait, je ne pouvais donner des espérances prématurées sans tout compromettre ; en laissant au contraire la réserve de mon langage donner le change sur mes ressources, je multipliais mes chances de succès. Aussi devant l'intérêt commun ai-je fait taire l'amour-propre. Est-ce dans ma situation, avec mes antécédents connus, avec l'avenir entre mes mains, que j'irais écouter des sentiments bas et former de coupables pensées? J'avais besoin de temps, de beaucoup d'efforts et de sacrifices, pour préparer l'accomplissement de ce que la république et les gens de bien ont droit d'attendre de moi, et pour apporter à l'enjeu non pas une bonne volonté toute nue, mais des forces sûres et des ressources imposantes. La séduction n'avait cesse d'agir sur l'armée : il fallait nous la rattacher, en faisant comprendre à mes soldats que la promesse d'avantages sans bornes de la main d'un seul homme, ne valait pas les récompenses médiocres que la république tout entière réservait à leur valeur. Des largesses et des concessions avaient détaché plusieurs villes de notre cause. Il fallait nous les rattacher de même, en leur montrant la vanité de ces avantages, et les sources plus pures où leur propre intérêt leur commandait de puiser dorénavant. Il fallait enfin attirer à nous les commandants des provinces et des armées voisines, afin de pouvoir marcher avec de gros bataillons à la défense de la liberté, au lieu de laisser se préparer contre notre faiblesse un triomphe funeste à l'univers. C'était surtout pour moi une obligation d'être fort, en augmentant mon armée et multipliant mes alliances, afin de pouvoir, le moment venu et en dépit de ceux qui s'abusent sur mes sentiments véritables, proclamer sans danger le parti que je défends. Pour arriver à mes fins, je ne le nie pas, j'ai dû beaucoup feindre et beaucoup dissimuler. Mon collègue m'a appris à ses dépens le danger de se prononcer trop tôt et sans être en mesure. C'est la même prudence qui me conseille en ce moment de vous envoyer mon lieutenant C. Furnius, homme aussi dévoué que brave, et de le charger de communications verbales plutôt que de dépêches écrites. Un rapport de vive voix pare à tous les périls de la route, et me laisse ici en pleine sécurité. Vous saurez par Furnius combien j'avais à faire pour vous mettre en bonne position et pour m'organiser. Vous en conclurez infailliblement que ce n'est pas d'hier que je veille et me consume pour la défense de la république aux abois. — Maintenant que, grâce à la bonté des Dieux, je suis en mesure de défier les événements, j'ai droit de demander qu'on m'accorde quelque confiance et qu'on ne me juge point à la légère. J'ai cinq légions sous les armes : la république peut compter sur leur fidélité comme sur leur vaillance. Ma générosité m'assure leur affection. Ma province marche comme un seul homme. Il n'est pas une de ses villes qui ne rivalise d'efforts et de zèle. J'en ai tiré autant de cavalerie et d'auxiliaires qu'elles en pouvaient fournir pour la défense de leur propre territoire et de leur liberté. Quant à moi, je suis prêt à remplir ici mon devoir, à voler ailleurs si la république m'appelle, à remettre même entre les mains d'un autre mon armée, mes auxiliaires, mon gouvernement. J'assume volontiers sur ma tête toutes les luttes et tous les combats de cette fatale guerre, heureux si, au prix de ma vie, je puis assurer le salut de l'empire ou retarder seulement l'heure du danger ! Peut-être, dans l'instant où je parle, la question est décidée et la sécurité rendue à Rome. Peu m'importe alors une occasion perdue pour ma gloire, je ne veux que me réjouir du bien de la république. Si je dois, au contraire, partager les assauts et les périls, je réclame la justice de mes concitoyens pour me défendre contre la malveillance et l'envie. Le salut de l'empire est la seule récompense que j'ambitionne pour mon compte. Mais des hommes sont restés fidèles à l'autorité de leur général, ou plutôt à votre propre voix. Ils ont résisté à la séduction , ils se sont montrés insensibles à la crainte. Ne les oubliez pas, c'est tout ce que je demande.

816. — DE PLANCUS à CICÉRON. Des Gaules, mars.

F. X, 7. Je voudrais pouvoir m'entretenir longuement avec vous et vous donner la clef de toute ma conduite. Vous verriez si je me suis dévoué et si j'ai failli à vos conseils comme a vos espérances,  moi qui tiens à votre estime autant qu'a votre amitié, et qui veux vous avoir pour défenseur si je fais mal, et pour panégyriste si je fais bien. Mais il y a deux raisons pour que je sois bref : d'abord ma lettre officielle dit tout, puis l'un de mes intimes, M. Varisidius, chevalier romain, a ordre de passer chez vous et de vous satisfaire sur tous les points. Ce n'est pas, je le jure, sans un profond chagrin que je vois les trompettes de la renommée employées pour d'autres que pour moi. Je n'ai pas voulu faire sonner jusqu'ici mes services. J'aimais mieux me préparer en silence, à des actes qui pussent honorer le consul et justifier votre attente. Pour peu que la fortune ne me soit pas rebelle, mes concitoyens verront où est leur meilleur défenseur, et la postérité à son tour consacrera son nom. Aidez-moi de votre suffrage, je vous le demande : vous avez parlé de gloire; faites que je recueille ces fruits dont vous m'avez tenté, et que je m'élance dans la carrière avec plus d'ardeur. Vous avez tout pouvoir et bonne volonté. Portez-vous bien, et aimez-moi comme je vous aime.

817. — A CASSIUS. Rome, mars.

F. XII, 7. Votre correspondance, vous dira avec quelle chaleur mon amitié vous a servi au sénat et devant le peuple, et j'aime mieux que vous le sachiez par d'autres que par moi. Au sénat, j'aurais d'emblée emporté les suffrages, sans l'opposition obstinée de Pansa. Après y avoir aussi soutenu mes propositions, je fus présenté à la tribune aux harangues par Servilius; j'y parlai avec toute la force dont je suis capable. Ma voix remplissait l'étendue du forum. Jamais je ne vis de semblables applaudissements et de plus unanimes transports. Vous me pardonnerez de n'avoir pas écouté les scrupules de votre belle-mère. Celte femme craintive redoutait par-dessus tout d'irriter Pansa. Or, il avait avancé à la tribune que votre mère elle-même et votre frère n'étaient pas d'avis de mes propositions. Que m'importait? ce n'est pas là ce qui me préoccupait, c'est la république que je vois partout, c'est votre honneur et votre gloire. Je me suis avancé au sénat et près du peuple sur un point pour lequel j'ai besoin que vous dégagiez ma parole. J'ai dit, j'ai solennellement déclaré que vous n'aviez pas attendu, que vous n'attendriez point les décrets du sénat pour agir, et que vous prendriez sur vous de faire tout ce que vous croiriez utile à la défense de la république. J'étais pourtant sans nouvelles, je ne savais pas même où vous étiez, ni quelle était la force de vos troupes. Je n'en ai pas moins posé en fait que vous étiez maître de toutes les ressources, de toutes les troupes de la contrée, et que je ne doutais pas qu'au moment où je parlais, l'Asie ne fût rentrée sous notre domination. Vous le voyez, une nouvelle moisson de lauriers vous attend. C'est à vous à vous surpasser. Adieu.

818. — A PLANCUS. Rome. 30 mars.

F. X, 10. Quoique Furnius m'eut dit votre pensée sur nos affaires, je me suis fait une idée plus nette de l'ensemble de vos vues à la lecture de vos dépêches au sénat. La fortune de l'empire dépend d'une bataille, et je pense que son sort sera décidé au moment où vous lirez ce mot. Quoiqu'il en soit, il n'est bruit aujourd'hui que de vous et de votre belle conduite. Si nous avions un consul à Rome, le sénat aurait rendu un hommage à vos efforts et aux forces que votre zèle a créées. Ce qui est différé n'est pas perdu , et d'ailleurs mon opinion est que les choses ne sont pas mûres ; car enfin les honneurs ne doivent aller qu'a des services rendus, et non à des services en perspective. Mais croyez-en ma parole : pour peu que la république subsiste et que la confusion n'y étouffe pas toute lumière, il n'y a honneurs au monde auxquels vous ne deviez prétendre : je parle de ces honneurs qui ne mentent pas à leur nom, c'est-à-dire qu'on ne donne point comme un encouragement passager, mais qu'on décerne comme la palme de l'immortalité. Ne songez donc qu'au véritable honneur, mon cher Plancus, ne trompez pas l'attente de la patrie. Sauvez un collègue, et donnez un point d'appui au patriotisme de tant de nations qui de tous côtés font cause commune avec nous. Vous me trouverez prêt à vous aider dans vos plans, à vous servir dans vos intérêts, à vous rendre enfin tous les devoirs d'un ami fidèle et dévoué. Aux mille causes qui nous unissent, à l'affection réciproque , aux services mutuels, à cette longue consécration dont le temps a scellé nos nœuds, un lien plus puissant se joint encore, l'amour de la patrie, amour sacré qui me ferait en ce jour donner ma vie pour conserver la vôtre. Le 3 des kal. d'avril.

819.—A PLANCUS. Rome, 11 avril.

F. X, 12. Sans doute c'est surtout pour la république que je me félicite du puissant appui que vous venez de lui prêter : mais le sauveur de Rome m'est si cher, qu'une fois la république raffermie sur ses bases, je sens que je ferai ma plus grande joie de sa gloire, de cette gloire immense à laquelle tant d'avenir est promis encore! Jamais dépêches ne trouvèrent au sénat autant de faveur que les vôtres. Cela s'explique par les services si grands et si particuliers que vous rendez à la république, ainsi que par la dignité de. votre langage et de vos sentiments. Rien ne m'a étonné, moi qui sais quelles promesses vous me faisiez dans vos lettres, et que Furnius a initié à vos plus secrètes pensées. Mais le sénat ne s'attendait pas à tant. Ce n'est pas qu'il eut le moindre doute sur vos intentions, mais il ne connaissait pas vos moyens et ne savait pas jusqu'où vous voudriez pousser les choses. Aussi vous comprendrez ma joie lorsque, le 7 des ides d'avril, M. Varisidius m'apporta votre lettre. Une foule de grands personnages et de bons citoyens s'étaient réunis chez moi pour me faire cortège. Je leur fis à l'instant partager mon bonheur. Notre ami Munatius survint à son heure accoutumée; je lui donnai votre lettre. Il ne savait rien encore, car Varisidius n'avait vu personne avant de venir chez moi. Vous le lui aviez, m'a-t-il dit, ordonné. A son tour, Munatius me communiqua la lettre particulière que vous lui avez adressée, ainsi que votre dépêche officielle. Je jugeai à propos de porter le tout sur-le-champ à Cornutus, préteur de la ville, qui, suivant l'antique usage, remplace les consuls en leur absence. On convoqua immédiatement le sénat; l'assemblée fut nombreuse. Le bruit de vos lettres s'était répandu, et l'attente était grande. Après la lecture des dépêches, un scrupule de religion vint à Cornutus : les pullaires avaient déclaré que les auspices n'avaient pas été consultés par lui convenablement. Notre collège était de cet avis à l'unanimité. On s'ajourna au lendemain. Ce fut ce jour-là que j'eus à votre sujet une prise des plus fortes avec Servilius. A force de condescendance, il avait obtenu de parler le premier; mais, pendant qu'il parlait, presque tous les sénateurs désertèrent, et furent s'occuper d'autres affaires. Quand mon tour vint (j'étais le second), les rangs se regarnirent, et mes propositions allaient réunir les suffrages, lorsque P. Tittus, poussé par Servilius, fit opposition. Nouvel ajournement. Le lendemain, Servilius se présenta armé de toutes pièces, et prêta affronter Jupiter lui-même, dans le temple duquel nous étions réunis. Je l'écrasai, et mes efforts parvinrent à faire tomber ensuite l'opposition de Titius. Mais j'aime mieux que vous appreniez ces détails par d'autres que par moi. Je me bornerai à un mot. Impossible d'être mieux, de se montrer plus digne, surtout plus jaloux de votre gloire que le sénat dans cette occasion. Toutefois si le sénat vous aime, Rome entière ne reste certes pas en arrière. C'est admirable : le peuple romain n'a qu'une pensée : cette pensée vit dans tous les rangs, dans tous les ordres : Il faut sauver la république ! Persistez, mon cher Plancus, persistez dans la voie où vous êtes. Il ne tient qu'à vous de rendre votre nom immortel à jamais. Dédaignez les vains ornements et les frivoles parures de la fausse gloire; tout cela n'a qu'un moment de durée, fuit et passe sans retour : la vertu seule luit d'un solide éclat, et c'est en servant la patrie qu'elle se revêt de son plus beau lustre. L'occasion est belle. Vous la tenez, ne la laissez point échapper et poussez ferme. Il ne faut pas que la république vous doive moins que vous ne lui devez vous-même. Nous savez que vous pouvez compter sur moi pour tout ce qui tient à vos intérêts, à vos honneurs. C'est un devoir que me commandent à la fois mon amour pour la république, qui m'est plus chère que la vie, et la longue amitié qui nous lie. Au milieu de mes luttes, pour faire valoir vos efforts, j'ai eu la joie de voir le sage et loyal Munatius rester fidèle aux sentiments que je lui connais, et se signaler de plus en plus par son zèle et son dévouement pour vous.

820. — A CORNIFICIUS. Rome, avril.

F. XII, 28. Vous avez raison, c'est à Lilybée même qu'il aurait fallu faire justice des misérables qui vous ont fait trembler pour Lilybée; mais vous avez craint, dites-vous, de montrer de la passion dans la vengeance : je vous entends; vous avez craint de ne point paraître assez grave, assez puissant sur vous-même, assez fidèle à votre noble caractère, il existait entre votre père et moi une sorte d'alliance pour la défense de la république. Je suis charmé de voir cette alliance se renouveler entre nous : ce sont là des nœuds qui ne s'affaibliront jamais, mon cher Cornificius. Non, point de remercîments : voilà qui est fort bien encore, et c'est un usage à maintenir entre nous. Le sénat s'occuperait de vous davantage, si, pendant l'absence des consuls, il s'assemblait pour autre, chose que pour des incidents extraordinaires. Nulle apparence qu'il puisse traiter l'affaire des deux millions ni celle des cinq millions de sesterces. Mon avis est que vous agissiez en vertu du sénatus-consulte, et que vous mettiez un emprunt en recouvrement. Je pense qu'on vous donne des détails sur ce qui se passe, à mesure qu'on vous envoie les actes officiels. J'ai bonne espérance. La république occupe et remplit toutes mes pensées. J'attaque de front ses ennemis. Les choses se débrouillent ; elles auraient été beaucoup plus faciles, si tout le monde avait fait son devoir.

821. — A CORNIFICIUS. Rome, avril.

F. XII, 29. Vous qui savez tout ce qui me touche, vous savez l'intimité de mes rapports avec L. Lamia : je ne crois pas qu'il y ait un seul citoyen qui les ignore, car il s'eu lit une révélation publique à l'époque ou le consul Gabinius força Lamia de s'exiler pour avoir défendu ma vie avec indépendance et courage. Ce n'est pas au surplus de ce moment que date notre liaison, et c'est même parce que nous étions alors fort étroitement liés depuis longtemps qu'il ne recula devant aucun danger pour moi. Indépendamment de ses titres, de ses droits sacrés à ma reconnaissance, Lamia est un homme charmant ; je n'en connais pas de. plus aimable au monde. Cela dit, dois-je me mettre en peine des termes dans lesquels je vous le recommanderai? Imaginez tout ce que la plus tendre affection peut inspirer de plus pressant. Mais je veux que vous sachiez quel prix infini j'attache à tout ce que vous ferez pour lui, pour ses affaires, ses agents, ses affranchis , toute sa maison enfin. Je vous en saurai autant de gré que pour moi-même. Il y a une chose dont je suis sûr : c'est que vous jugez trop bien les hommes pour ne pas accueillir Lamia avec empressement, même sans ma recommandation. On m'a dit, il est vrai, que vous lui reprochiez d'avoir apposé sa signature à certain sénatus-consulte dont vous avez fort à vous plaindre. Je vous assure qu'il n'a pris part à aucun des décrets de ces consuls-là : combien de décrets faux ne faisait-on pas d'ailleurs à cette époque? Croyez-vous, par exemple, que j'aie pris part au sénatus-consulte de Sempronius, moi qui n'étais pas même à Rome alors, et qui vous en ai écrit tout chaud? Assez là-dessus. Je vous prie, mon cher Cornificius, avec toute sorte d'instances, de regarder les affaires de Lamia comme les miennes, et de le traiter de façon qu'il ait des remerciements à ne faire. Vous ne pouvez rien faire qui me soit plus agréable. Ayez soin de votre santé.

822. — A CASSIUS. Rome, avril.

F. XII, 6. C. Tidius Strabon vous dira quelle est notre situation au moment où je vous écris. C'est un homme de bien. Ses sentiments pour la république sont admirables. Comment parler autrement d'un homme qui, dans l'impatience de son dévouement à votre personne, abandonne sa fortune et sa maison uniquement pour vous rejoindre? Je ne vous le recommande point, sa présence le recommande suffisamment. Croyez et persuadez-vous bien, mon cher Cassius, qu'en cas de revers (ce que je me plais à croire impossible) il n'y a pour les gens de bien de ressource qu'en vous et Brutus. Au moment où je vous écris, une catastrophe est imminente. Brutus est serré de près dans Modène. S'il se maintient, la victoire est à nous; sinon.... (ah ! que les Dieux nous préservent d'un tel malheur!) l'émigration sera générale auprès de vous. Élevez votre courage et vos forces au niveau des besoins de la république; elle ne peut être sauvée qu'à ce prix. Adieu.

823.— BRUTUS A CICÉRON. Dyrrachium, avril.

B. 23 et et 21. J'attends avec bien de l'impatience votre réponse aux nouvelles que je vous ai envoyées au sujet de mes affaires et de l'assassinat de Trébonius. Point de doute que vous ne me fassiez connaître votre avis. Nous avons perdu par un forfait atroce un excellent citoyen et la possession d'une grande province qu'il nous serait facile de reprendre, et qu'il serait honteux, criminel même de ne pas reprendre, si on le peut. Caïus est toujours sous ma main ; mais, je vous le jure, il m'attendrit par ses prières. D'un autre côté, j'ai à craindre qu'il ne trouve de l'appui dans quelques furieux. J'en ai vraiment le cerveau échauffé. Un avis de vous pourrait seul me tranquilliser, car je suis sûr que ce serait le meilleur. Hâtez-vous donc de me dire ce qui vous en plaît. — Notre cher Cassius est maître de la Syrie et des légions qui s'y trouvent ; Murcus et Marcius l'ont appelé eux-mêmes, d'accord avec leur armée. J'ai écrit à Tertia, ma sœur, et à ma mère d'attendre vos réflexions et votre avis avant d'ébruiter les succès de l'habile et heureux Cassius. J'ai lu deux de vos discours, dont l'un remonte aux kalendes de janvier, et dont l'autre est une sortie contre Calénus au sujet de ma lettre. Vous comptez sans doute sur mes compliments. Eh bien! mon cher Cicéron, je ne sais ce qu'il faut louer le plus en vous, de votre courage ou de votre éloquence; et j'approuve fort ce nom de Philippiques que, dans une de vos lettres, vous donniez en riant à ces discours.— Nous manquons à la fois d'argent et d'hommes. Quant aux hommes, vous pourrez nous en envoyer en détachant une partie de vos troupes, soit à l'insu de Pansa qui s'y opposerait, soit en vertu d'un sénatus-consulte : mais l'argent nous est encore plus nécessaire; je sens toutefois qu'il ne l'est pas moins aux autres armées qu'à la mienne. Le plus cruel de mes tourments est de voir qu'en Asie... C'est en Asie, croyez-moi, qu'il laut pousser la guerre. Rien de mieux à faire , quant à présent... En Asie, la conduite de Dolabella est tellement tyrannique, que l'assassinat de Trébonius ne peut plus passer pour le plus atroce de ses attentats. Vetus Antistius m'a procuré quelque secours d'argent. Votre fils, mon cher Cicéron, me révèle chaque jour plus d'habileté, de constance, de zèle, de magnanimité. Par ce développement progressif de toutes les vertus, il fait bien voir que le nom qu'il porte est sans cesse présent à sa pensée. S'il n'est pas en mon pouvoir de vous le faire aimer davantage , croyez du moins que je l'ai assez étudié pour me porter garant de son avenir, et soyez persuadé que, pour arriver aux honneurs paternels, votre fils n'aura pas besoin de se faire un manteau de votre gloire.

824. - A BRUTUS.  Rome, avril.

B. 24. Vous avez besoin de deux choses indispensables, de renforts et d'argent. Que faire? je ne vous vois d'autre ressource pécuniaire que des emprunts forcés aux villes, moyen mis à votre disposition par le décret du sénat. Quant aux renforts , je ne sais où donner de la tête. Il est impossible de rien détacher de l'armée de Pansa, ni même des nouvelles levées. Il a déjà un dépit extrême de voir tant de volontaires courir vous rejoindre. Il pense, sans doute, que, dans les grandes affaires qui se débattent en Italie, il ne saurait y avoir ici trop de forces : peut-être aussi n'est-il pas fâché de vous laisser un peu faible ; c'est un soupçon assez général, mais que je ne partage point. — Vous avez mandé a Tertia, votre sœur, de ne publier qu'avec mon agrément les nouvelles de Cassius; vous redoutiez avec raison de choquer le parti de César, puisque le parti de César subsiste toujours; mais, avant l'arrivée de vos dépêches, les nouvelles étaient déjà connues et publiques. Beaucoup de vos amis les avaient lues dans des lettres portées par vos propre messagers. Le secret n'était donc plus possible; l'eut-il été, j'aurais préféré encore la publicité au mystère. — Si mon fils est tel que vos lettres le dépeignent, j'en éprouve une satisfaction bien naturelle; mais si le portrait est flatté, il ne peut l'être que par un ami , et cette affection que vous portez à Cicéron me comble de joie plus que je ne puis le dire.

825. — A BRUTUS.  Rome, avril.

B. 20. La lettre de Plancus, dont on vous a communiqué sans doute une copie, vous a fait connaître ses nobles sentiments pour la république, ainsi que l'état de ses légions, de ses auxiliaires et de toutes ses ressources. Votre famille ne vous a pas laissé ignorer non plus la légèreté et l'inconstance de Lépide , dont l'esprit est toujours hostile à la république, et qui, après son frère, ne hait rien tant que tous ses proches. — Nous sommes dans une anxiété bien vive; car le moment de la crise est arrivé. Tout notre espoir est dans la délivrance de Décimus, pour qui nous sommes dans des transes continuelles. J'ai ici sur les bras ce furieux de Servilius; je l'ai souffert plus longtemps qu'il ne convenait à ma dignité; mais je m'y suis résigné dans l'intérêt de l'Etat. Je ne voulais pas donner à une foule d'hommes perdus qui l'entourent un meneur d'une bien pauvre tète , il est vrai , mais d'un nom illustre. Quoique les brouillons trouvent déjà en lui un point de ralliement, je ne voulais pas le jeter dans les rangs des ennemis de la république. Mais enfin il m'a, par ses insolences, en s'oubliant jusqu'à nous traiter en esclaves. L'affaire de Plancus l'enflamma de dépit et de rage; il tenta pendant deux jours de l'emporter sur moi de haute lutte, mais il est sorti tout broyé de mes mains avec une leçon de modestie qui jamais , je crois , ne sortira de sa mémoire. C'est le 5 des ides d'avril , au fort de ce débat si animé , que je reçus au sénat une lettre de Lentulus remplie de détails sur la situation de Cassius, des légions et de la Syrie. La lecture que j'en fis aussitôt confondit Servilius et bien d'autres ; car il règne un mauvais esprit chez beaucoup de nos plus illustres sénateurs. Servilius fut piqué au vif de voir, dans l'affaire de Plancus, le sénat passer à mon avis. N'est-ce pas une monstruosité dans une république que ...

(Le reste manque.)

826. — ANTOINE A HIRTIUS ET A CESAR (Cette lettre extraite de la 13e Philippique, est publiée pour la première fois dans la correspondance de Cicéron.).

J'ai trouvé dans la mort de Trébonius autant de cause d'affliction que de joie. Le sang d''un scélérat offert à la tombe et aux mânes du plus illustre des citoyens; la justice divine se manifestant dans l'année même du crime, et par un commencement d'expiation et par la vengeance qu'elle montre suspendue sur le reste des parricides, voila de quoi se réjouir: mais Dolabella déclaré ennemi public, pour avoir mis à mort un assassin; le peuple romain montrant plus de sympathie pour le fils d'un bouffon que pour César, le père de la patrie; c'est ce qu'on ne peut trop déplorer. Je souffre par-dessus tout de vous voir, vous Hirtius que César a comblé de bienfaits, qu'il a élevé à un faîte qui vous étonne vous-même; et vous aussi, jeune homme, qui devez un nom de César tout ce que vous êtes; de vous voir, dis-je, travailler tous deux à faire que la condamnation de Dolabella soit légitime, à délivrer cette sorcière que je tiens assiégée, à accroître sans limite le pouvoir d'un Cassius, d'un Brutus. Est-ce donc toujours la vieille prétention? Appelez-vous sénat le camp de Pompée? Cicéron, un vaincu de Pharsale, est votre chef; la Macédoine est envahie par vos troupes. A Varus, deux fois prisonnier, on donne l'Afrique, à Cassius la Syrie. Vous souffrez qu'un Casca ait la puissance tribunitienne! On arrache aux ministres des Lupercales les dotations accordées par César. Les colonies de vétérans supprimées en vertu d'une loi et d'un sénatus-consulte; les Marseillais sur le point de recouvrer ce dont ils ont été dépossédés par le droit de la guerre; au mépris de la loi Hirtia , les Pompéiens survivants redevenus admissibles aux honneurs; Brutus enrichi des dépouilles d'Apulée: Pétus et Ménédème, tous deux hôtes de César, citoyens de sa création, livrés à la hache, et ce meurtre traité d'acte méritoire ;Théopompe volé, chassé par Trébonius, et qu'on laisse languir à Alexandrie, Servius Galba se montrant dans votre camp, sous vos yeux , encore armé de son poignard sanglant; mes soldats, les vétérans, appelés soi-disant pour venger la mort de César, et que l'on pousse, à leur insu, contre leur questeur, contre leur général, contre leurs compagnons d'armes ; voila ce que vous avez fait ou laissé faire : que fera il de plus Pompée, s'il venait à revivre? ou son fils, s'il pouvait remettre le pied dans Rome? — Aucune parole de paix, dites-vous, ne sera écoutée qu'au préalable je n'aie rendu la liberté à Décimus, ou que je ne lui aie fourni des vivres. Est-ce bien là ce que demandent les vétérans, pour qui toute chose est encore entière? Vous vous êtes vendus pour des paroles flatteuses et des dons empoisonnés. Vous voulez sauver les soldats enfermés dans Modène; ce n'est pas moi qui m'y oppose. Désignez le lieu ou ils doivent se rendre. Ils sont libres, mais qu'ils laissent périr celui dont il faut qu'il soit fait justice. On a parlé de paix dans le sénat, et d'une députation de cinq consulaires. J'ai peine à attacher une pensée de modération , l'idée d'une démarche conciliatrice, au nom de gens qui se sunt montrés a mon égard si intraitables quand j'offrais les termes les plus modérés, avec l'intention d'en rabattre encore. Ceux qui ont condamné Dolabella pour un acte de justice me ménageront-ils, moi qui m'y suis joint d'intention? Enfin, c'est à vous de peser s'il est de meilleur goût, s'il est plus dans l'intérêt de notre parti, de venger la mort de César ou celle de Trébonius; s'il vaut mieux nous entrégorger pour faire revivre une faction tant de fois terrassée, ou nous entendre pour ne pas donner à rire à nos ennemis communs? Qui que ce soit de nous qui succombe, sa chute leur sera profitable. Quel spectacle! la fortune nous l'avait épargné jusqu'ici; deux armées du même parti en venir aux mains, tandis qu'un Cicéron est là pour jouer des coups comme un maître d'escrime! Il faut vraiment qu'il ait la main heureuse! Vous prendre aux mêmes pièges ou lui-même il s'est glorifié tout haut d'avoir fait tomber César! Mes résolutions sont arrêtées : ne laisser outrager ni moi ni les miens; rester fidèle au parti que détestait Pompée; ne pas souffrir qu'on dépossède les vétérans, ni qu'on les traîne un à un au supplice; conserver à Dolabella la foi jurée; rester l'ami de Lépide, le plus consciencieux des hommes; ne pas trahir Plancus, qui a bien voulu faire cause commune avec moi. Si les Dieux, comme, je l'espère, me secondent dans ma juste entreprise, alors la vie aura de l'attrait pour moi : sinon, je me fais d'avance une joie de vos supplices. Car si, tout vaincus qu'ils sont, les Pompéiens montrent tant d'insolence, ils vous apprendront, à vos dépens, ce qu'ils sont après la victoire. Voici mon dernier mot. Je pardonne à mes amis, s'ils veulent eux-mêmes oublier les injures qu'ils m'ont faites, on m'aider à venger César. Je ne crois pas que les députés se hasardent sur le théâtre de la guerre. S'ils viennent, je saurai ce qu'ils veulent.

827. - A BRUTUS. Rome, 13 avril.

B. 22. J'avais remis hier, 6 des ides d'avril, dans la matinée, une lettre pour vous à Scaptius; le même jour, je reçus votre lettre, datée de Dyrrachium, le soir des kalendes d'avril. Ce matin, Scaptius m'informe que ma dépêche d'hier n'est pas en route, mais qu'elle va partir à l'instant. Je me hâte d'y joindre un mot, que je vous écris au milieu de ma nombreuse réception du matin. Des succès de Cassius me charment; je m'en réjouis pour la république et pour moi-même, qui, malgré l'opposition et le dépit furieux de Pansa, ai fait confier à Cassius la conduite de cette guerre. Je déclarai hardiment que déjà, sans attendre le sénatus-consulte, Cassius l'avait commencée. Je dis aussi de vous tout ce que je crus en devoir dire; et puisque vous prenez goût à mes Philippiques, je vous enverrai mon nouveau discours. — Vous me consultez sur ce que vous devez faire de Caius. Je suis d'avis qu'il reste votre prisonnier, tant que nous ne serons pas hors d'incertitude sur Décimus. Votre correspondance m'apprend que Dolabella commet toutes sortes d'excès en Asie, et qu'il s'y conduit abominablement. Vous avez écrit à diverses personnes que Rhodes lui avait fermé ses portes. Mais s'il s'approche de Rhodes, il abandonne donc l'Asie? Dans ce cas-là, je crois que vous devez rester en position où vous êtes : mais s'il s'est rendu maître de l'Asie, croyez-moi, mettez-vous en mouvement.

828. — GALBA A CICÉRON. DU camp de Modène. 20 avril.

F. X, 30. C'est le 17 des kalendes de mai qu'on attendait Pansa dans le camp d'Hirtius. J'avais été à cent milles au-devant de lui pour hâter sa marche, et je l'avais rejoint. Antoine fit avancer deux légions, la seconde et la trente-cinquième, deux cohortes prétoriennes, la sienne et celle de Silanus, et une partie des rappelés. C'était contre nous qu'il dirigeait ces forces, persuadé que nous n'avions que quatre légions toutes de recrues. Mais, pendant la nuit, Hirtius, voulant favoriser votre entrée au camp, nous avait envoyé la légion Martiale que je commande ordinairement, et deux cohortes prétoriennes. A peine commençâmes-nous à apercevoir la cavalerie d'Antoine, qu'il fut impossible de contenir la légion Martiale et les cohortes. Nous cédâmes à leur ardeur, après quelques efforts impuissants pour l'arrêter. Antoine avait caché ses troupes derrière Forum-Gallorum, et ne voulait pas qu'on sût qu'il avait des légions. Il ne mettait en avant que sa cavalerie et l'infanterie armée à la légère. Pansa, voyant que la légion Martiale allait s'engager malgré lui, se fit suivre par deux légions de recrues. Lorsque nous eûmes passé les défilés des marais et des bois, nous mîmes douze cohortes en ordre de bataille. Les deux légions n'étaient pas encore arrivées. A ce moment Antoine déboucha du village, démasqua toutes ses forces et fit attaquer. On se battit d'abord de part et d'autre avec acharnement. Le premier choc de l'aile gauche , ou j'étais avec huit  cohortes de la légion Martiale, mit en déroute la trente-cinquième légion d'Antoine , et la poursuivit plus de cinq cents pas au delà du champ de bataille.  M'apercevant bientôt que la cavalerie ennemie cherchait à m'envelopper, j'ordonnai le ralliement, et j'opposai mon infanterie légère aux cavaliers maures ennemis pour les empêcher de nous tourner. Au milieu de ces mouvements, je me trouvai tout à coup dans le gros des gens d'Antoine, que je vis lui-même à deux pas derrière moi. Je n'eus que le temps de me couvrir de mon bouclier, et de pousser vivement mon cheval du côté de la légion de recrues qui venait du camp. Les gens d'Antoine me poursuivirent : les nôtres leur lancèrent quelques traits. Enfin j'échappai je ne sais comment, mais surtout grâce à nos soldats, qui me reconnurent sur-le-champ. C'est sur la voie Emilienne même, où se trouvait la cohorte prétorienne de César, que le combat dura le plus longtemps. Notre aile gauche, qui était plus faible, n'étant composée que de deux cohortes de la légion Martiale et d'une cohorte prétorienne, commença à lâcher pied, en se voyant prise à revers par la cavalerie, qui fait la principale force d'Antoine. Cependant les rangs parvinrent à se reformer, et nous nous dirigeâmes en bon ordre, moi le dernier de tous, vers le camp. Antoine, qui s'imaginait nous avoir vaincus, s'en regardait déjà comme maître. Il attaqua, et perdit beaucoup de monde sans le moindre avantage, Hirtius, averti de ce qui se passait, vint avec vingt cohortes de vétérans couper la retraite à Antoine. Ce fut une défaite complète, une déroute de toute son armée, la où l'on venait de combattre déjà, près de Forum-Gallorum. A la quatrième heure de la nuit, Antoine et ses cavaliers étaient rentrés dans leur camp devant Modène. Hirtius de son côte regagna le camp que Pansa avait quitté le matin, y laissant deux légions qu'Antoine y tenait resserrées. En résultat, nous avons fait perdre à Antoine la plus grande partie de ses vétérans; mais ce n'est pas sans avoir laissé de notre côté quelques soldats des cohortes prétoriennes et de la légion Martiale. Nous avons pris deux aigles et soixante enseignes. Tout le monde a fait son devoir.

829. — DE PLANCUS A CICÉRON. Des Gaules, avril.

F. X, 9. Non, je ne vous avais rien promis de trop, et vous ne vous étiez pas vous-même trop avancé sur mon compte. Combien j'en suis heureux ! Certes, je vous ai donné une grande preuve d'affection, en voulant que vous fussiez le premier à connaître mes plans; et vous voyez parfaitement, j'espère, combien de services je rends et combien tous les jours j'en puis rendre encore. Quant à ce qui me touche personnellement, mon cher Cicéron, que mon bras délivre d'abord la république des maux qui la menacent ! Je me préoccupe peu des honneurs et des récompenses, gages pourtant si flatteurs d'immortalité : l'espoir ne m'en serait pas permis, que mes efforts et mon dévouement seraient encore les mêmes. Si, entre un si grand nombre de citoyens, je ne me distingue pas par une ardeur extraordinaire et quelque effort décisif, je repousse toute proposition de récompense que vous voudriez faire en ma faveur. Je ne demande rien, je désire même qu'on ne s'occupe pas de moi. Il me suffit de vous avoir là. Vous jugerez les temps et les circonstances. A mon avis, ce que la patrie donne à l'un de ses enfants ne vient jamais trop tard, et n'est jamais trop peu. A la suite de marches forcées, mes troupes ont passe le Rhône le 6 des kalendes de mai ; j'ai envoyé de Vienne mille chevaux en avant par une route qui abrège. Si Lépide ne vient pas contrarier mes opérations, j'arriverai à temps. Si, au contraire, ma marche est inquiétée par son fait, j'agirai suivant les circonstances. L'armée que j'amène est formidable par le nombre, par sa composition et son excellent esprit. Aimez-moi toujours, je vous le demande, mon cher Cicéron, si vous croyez que je vous aime. Adieu.

830. A QUNTUS CORNIFICIUS. Rome, avril.

F. XII, 25, 1ere partie. J'ai reçu votre lettre le jour des fêtes de Bacchus, quoique Cornificius prétende l'avoir apportée le 21e jour. Il n'y a eu séance au sénat, ni le 21e ni le lendemain ; mais on s'est réuni le jour des quinquatrides, et on était fort nombreux. J'ai plaidé votre cause. Je n'ai pas, comme on dit, parlé malgré Minerve, puisque le même jour ma pauvre Minerve, protectrice de la ville, qu'un ouragan avait renversée, a été rétablie par le sénat. Pansa a donné lecture de vos lettres : un murmure d'approbation et de joie a aussitôt circulé dans l'assemblée. Le Minotaure seul a rugi, je veux dire Calvisius et Taurus. Le décret honorifique a été rendu. On avait demandé leur rappel à l'ordre, mais Pansa, plus indulgent, a passé outre. — Quant à moi, mon cher Cornificius, le jour où une lueur d'espoir pour la liberté est rentrée dans mon âme, le jour où, au milieu de la torpeur universelle. je jetai les fondements de la république, c'était le 13 des kalendes de janvier; ce jour-là même, je pourvus à une foule de choses, et je songeai en particulier à l'intérêt de votre gloire. Le sénat, vous le savez, a ratifié toutes mes propositions sur la répartition des provinces. Depuis, je n'ai cessé de me plaindre de ce qu'à votre préjudice et au grand détriment de la république, on laissât une province à un absent. J'insistai si opiniâtrement, je revins si fort chaque jour à la charge, que j'ai forcé l'adversaire à venir à Rome en dépit de lui-même; et là mes énergiques et florissantes attaques lui ont arraché du même coup ses espérances et sa proie. Je jouis vivement, je vous assure, du beau caractère que vous avez montré dans votre province et des magnifiques témoignages que vous y avez reçus. — J'accepte votre justification sur Sempronius. Il y a de ces moments où l'esclavage rend aveugle. Moi qui vous parle et de qui vous reçûtes des conseils, moi qui fus si jaloux de votre honneur, je me sentis emporté dans le tourbillon, et, la colère et le désespoir dans l'âme, je fuyais vers la Grèce, lorsque, comme de bons citoyens, les vents étésiens vinrent arrêter en quelque sorte le déserteur de la république, et lui dire : Tu n'iras pas plus loin. L'aquilon me barra passage, et d'un souffle violent me rejeta à Rhégium chez les gens de votre tribu. Le vent et la rame m'eurent bientôt ensuite rendu à la patrie; et le lendemain, quand tout courbait encore la tête, seul je me réveillai libre. J'attaquai Antoine de front. L'ivrogne bondit, et concentra sur moi sa rage. En vain chercha-t-il à m'attirer sous les coups de ses sicaires, en vain me prépara-t-il des embûches, je le lançai moi-même, tout écornant de rage et de vin, dans les filets de César Octavianus. Cet admirable enfant ne manqua ni à son propre salut, ni au mien, ni à celui de la république. Sans lui, le retour d'Antoine de Brindes devenait fatal à la patrie. Vous n'ignorez pas, je pense , ce qui s'est passé. — Mais revenons au sujet qui m'a mené si loin. Oui, j'accepte votre justification sur Sempronius. Peut-on se faire une règle fixe au milieu de si grandes perturbations? « Chaque jour, dit Térence, le temps modifie notre être et nous donne d'autres pensées. » A bord, mon cher Quintus, a bord avec nous! c'est à la poupe même qu'il faut vous asseoir. Un seul et même vaisseau porte tous les bons citoyens. Puissé-je le bien diriger! Puisse la traversée être heureuse, quels que soient les vents ! Mon expérience ne fera pas faute à la manœuvre. La vertu ne peut rien de plus. De votre côté, fortifiez, agrandissez votre âme , et, dans votre pensée, ne séparez jamais votre existence de celle de la république.

831. — A CORNIFICIUS. Rome, avril.

F. XII, 25, 2e partie. Me recommander à moi Luccéius mon ami? certes je ne lui ferai faute en rien de ce que je puis. C'est une perte bien malencontreuse que celle de nos collègues Hirtius et Pansa, de deux consuls si utiles à la république. Nous sommes, il est vrai, délivrés des brigandages d'Antoine; mais il reste tant de choses à faire! Je veillerai pour la république, s'il plaît aux Dieux, jusqu'au dernier épuisement de mes forces affaiblies. Rien n'a pouvoir contre le devoir et l'honneur. Je m'arrête : j'aime mieux que les autres vous parlent de moi que de vous en parler moi-même. Tout ce qui me revient de vous satisfait à mes vœux les plus chers. Quelques-unes de vos lettres portent aux nues Cn. Minueius. Il courait sur son compte des bruits assez peu flatteurs. Dites-moi sincèrement ce qui en est, et tenez-moi au courant de tout ce qui se passe là-bas.

832. — A BRUTUS. Rome, 18 avril.

B.2. J'avais écrit et fermé ma lettre; j'en reçois une de vous pleine de faits nouveaux et assurément bien extraordinaires : Dolabella a jeté cinq cohortes dans la Chersonèse. Il ne pouvait plus tenir en Asie, disait-on, et le voilà maître de pousser une pointe en Europe; mais qu'espère-t-il faire avec cinq cohortes sur un point où vous pouvez agir avec cinq légions, une cavalerie excellente et un corps nombreux d'auxiliaires? C'est un acte de folie de ce brigand; et je me flatte que déjà les cinq cohortes sont a vous. J'approuve fort que vous ayez maintenu votre armée a Dyrrachium et Apollonie, tant que vous avez ignoré la fuite d'Antoine, la sortie de D. Brutus et la victoire du peuple romain. Vous m'écrivez que ces événements vous ont décidé à marcher sur la Chersonèse, et à ne plus souffrir qu'un scélérat insulte à la puissance romaine : c'est bien entendre votre honneur et l'intérêt public. Quant à la sédition soulevée par les Antoines au sein de votre quatrième légion, vos soldats, soit dit sans offense, en voulaient faire meilleure justice, .le me réjouis, au surplus, que cette occasion ait fait éclater l'affection que vous portent les légions et la cavalerie. Selon votre promesse, tenez-moi au courant des nouvelles de Dolabella. Combien je m'applaudis aujourd'hui de ma prévoyance, lorsque je vous fis donner pleins pouvoirs pour décider seul ce qu'il faudrait y faire! Je n'avais en vue que le bien de la république : il y aura aussi tout profit pour votre gloire. J'étais, d'après votre lettre, fort à mon aise pour prendre à partie les Autoines , comme je viens de le faire. Vous m'approuvez pourtant de l'avoir entrepris, et je crois votre éloge sincère; mais je repousse, sous tous les rapports, cette distinction qu'il vaut mieux déployer de l'énergie à prévenir les. guerres civiles que de s'acharner plus tard contre des vaincus. Je pense tout le contraire, mon cher Brutus, et votre démenée ne me séduit pas. Une rigueur salutaire est plus efficace qu'un vain étalage de douceur. Soyons cléments, et nous perpétuerons les guerres civiles. Au reste, c'est à vous de décider; car je puis dire avec le père dans le Trinummus de Plaute : « Je touche au terme de ma carrière; ce sont tes intérêts plus que les miens. » Croyez-moi , vous êtes perdu, si vous ne changez de mesures. Vous ne trouverez pas toujours le peuple, le sénat, le guide du sénat dans les mêmes dispositions. Recevez cet oracle comme sorti du trépied de Delphes : Apollon n'en rend pas de plus infaillibles.

833 — A BRUTUS, Rome, 19 avril.

B. 25. Votre famille, à qui vous n'êtes pas plus cher qu'à moi, vous aura sans doute écrit au sujet de lettres qu'on a lues dans le sénat aux ides d'avril, sous votre nom et sous celui de Caius. Il n'était pas nécessaire que tout le monde vous écrivît les mêmes choses ; il l'est que je m'explique avec vous sur la nature de cette guerre, ainsi que sur la manière dont je l'envisage et la juge. — En politique générale, Brutus, nos vues ont été constamment les mêmes; mais quelquefois, je ne dis pas toujours, j'aurais voulu plus de vigueur dans les mesures. Vous savez comme je comprenais le salut de la république: guerre à mort, non pas seulement au tyran , mais à la tyrannie. Vous fûtes plus modéré, à votre gloire immortelle. Mais il y avait mieux à faire. C'est ce que me disait alors un pressentiment douloureux ; c'est ce que nos périls ne confirment que trop aujourd'hui, La paix, la paix ! disiez-vous,  aux premiers jours; comme si on l'obtenait avec des paroles. Moi je rapportais tout à la liberté, qui n'est rien sans la paix, j'en conviens; mais cette paix , il fallait, selon moi, l'arracher à la pointe de l'épée. Ni les sympathies, ni les bras ne manquaient; mais nous avons retenu l'élan, étouffé l'enthousiasme. Enfin , nous nous sommes fait une position si fausse, que, sans l'intervention d'Octave, inspiré par le ciel même, il nous fallait subir le joug d'Antoine, le plus vil et le plus dégradé de tous les hommes. Au moment ou j'écris, quelle lutte n'avons-nous pas encore à soutenir contre lui ! Tout était fait si on ne l'eût pas épargné. Mais passons : un acte mémorable, un effort divin, doit vous placer au-dessus du blâme comme il est au-dessus de l'éloge. -- Depuis peu,  votre front s'est rembruni. Vous avez pris sur vous de recruter, d'armer, d'improviser des légions. Quelle nouvelle, grands Dieux! quel accueil à votre message! que de joie au sénat! quels transports dans le peuple ! Jamais applaudissements plus unanimes. Il restait à en finir  avec Caius, à qui vous veniez d'enlever sa cavalerie et la meilleure partie de ses légions. Nouveau succès qui a comblé les espérances. Le sénat put apprécier par votre rapport tout ce que le général avait montré de talent, le soldat de courage, vos officiers, et mon fils avec eux, de conduite et d'habileté. On était au fort de l'agitation qui a suivi le départ de Pansa, et vos parents ne voulurent pas qu'il fût ouvert de proposition. Autrement des actions de grâces eussent été rendues, par décret, aux Dieux immortels avec un éclat proportionné à de tels services. Mais ne voilà-t-il pas que, le matin des ides d'avril, arrive en diligence Pilus chargé d'un double message ! Quel homme, grands Dieux ! quelle noblesse ! quel dévouement à la bonne cause! Il apporte deux lettres: l'une de vous, l'autre de Caïus. Il les remet à Servilius, tribun du peuple; celui-ci, à Cornutus. Ou les lit au sénat. « Antoine, proconsul. » Étonnement général! Les mots , Dolabella, imperator, n'auraient pas produit plus de sensation, car Dolabella aussi venait d'écrire. Mais lui n'avait pas trouvé de Pilus pour se charger de son épître et pour oser la remettre aux magistrats. On arrive à votre lettre, qui était courte et singulièrement indulgente pour Caius. La stupeur redouble. Je ne savais quel parti prendre. Déclarer la lettre supposée? mais si vous veniez à l'avouer plus tard ! la reconnaître comme de vous? c'était vous compromettre : je gardai le silence. Le lendemain , affaire ébruitée. Pilus était vu du plus mauvais œil. Je me décidai à entamer le débat, et je me donnai carrière sur le proconsul Caius : Sextius m'appuya fortement. Nous causâmes plus tard, et je le vis très-préoccupé de l'hypothèse fâcheuse où son fils et le mien auraient effectivement pris les armes contre un proconsul. Vous le connaissez; jugez s'il me seconda franchement. D'autres prirent aussi la parole. Notre Labéon remarqua que la lettre ne portait pas votre cachet ; qu'elle était sans date; et que, contrairement à votre usage, vous ne l'aviez accompagnée d'aucune lettre particulière. II en voulait induire que la dépêche était fausse; et s'il faut vous le dire, c'est la conclusion que tout le monde a tirée. — Maintenant, mon cher Brutus, c'est vous qui déciderez du caractère à donner à toute cette guerre. La douceur, je le vois, a de l'attrait pour vous, et vous la considérez comme un moyen fécond en politique. Cette disposition vous honore. Mais la clémence, croyez-en l'histoire et la raison, veut, pour se déployer, de tout autres conjonctures; car enfin, quelle est la position? Une tourbe de misérables, de gens perdus menace jusqu'aux temples des Dieux immortels. Il ne s'agit pour nous de rien moins que d'être. De la clémence ! et pour qui? quel intérêt nous préoccupe? Celui de gens qui, vainqueurs, anéantiraient jusqu'à notre souvenir. Quelle différence, je vous prie, entre Dolabella et celui qu'on voudra des trois Antoines? Indulgents pour un de ceux-ci, nous aurons été cruels pour Dolabella. Telle est l'opinion que j'ai puissamment contribué à enraciner dans l'esprit du sénat et du peuple; opinion que, à défaut de mes conseils et de mon influence, la force des choses eût invinciblement établie. Si vous persistez à suivre un plan de conduite opposé , je vous seconderai encore de tout mon pouvoir; mais je garderai mon opinion. On n'attend de vous ni faiblesse ni cruauté. Entre ces deux extrêmes, il est un terme moyen facile à saisir; et le voici : Sévérité pour les chefs, indulgence pour les soldats. — Mon cher Brutus, rapprochez de vous mon fils le plus possible. Il n'est pas de meilleure école pour lui que vos exemples et le spectacle de vos vertus.

834. — BRUTUS A CICERON. De la Macédoine, avril.

B. 11. Je connais les sentiments de Vetus Antistius, et je suis sûr que, pour lutter contre César et Antoine avec toute l'énergie d'un défenseur de la liberté, il ne lui a manqué que l'occasion. On l'a vu en Achaïe, où Dolabella avait une force imposante et de la cavalerie, refuser des subsides à ce brigand et le braver en face, aux risques de sa vie; et le même homme qui résistait à cette exaction, quand il pouvait donner à sa condescendance l'excuse de la contrainte, venait spontanément nous offrir et nous compter deux millions de sesterces; il a fait plus, il nous a offert son bras et est venu se joindre lui-même à nous. Je l'avais presque persuadé de rester dans mon camp, avec son titre de général, pour défendre la république; mais il a résolu de partir, par la raison qu'il a de fait remis son commandement; il m'a promis toutefois, aussitôt qu'il en aura reçu la mission officielle , de revenir prendre un commandement sous mes ordres, à moins que les consuls n'assemblent les comices prétoriens. Touché d'un si pur civisme, je l'ai engagé de toutes mes forces à ne pas différer sa candidature. La conduite de Vetus doit être applaudie de ceux du moins qui regardent mon armée comme l'armée de la république; elle doit vous charmer surtout, vous dont le noble courage et la gloire sont les appuis de la liberté, vous à qui tant d'honneur est réservé si la fortune seconde nos desseins et nos vœux. Je vous prie donc, en mou propre nom et comme votre ami, mon cher Cicéron, de vous attacher à Vetus, et de travailler de tous vos efforts à lui faire la position la plus considérable. Rien, sans doute, n'est capable de l'ébranler dans le parti qu'il a pris. Pourtant vos éloges et vos bontés ne peuvent manquer de le lier plus invinciblement encore à ses propres sentiments. Vous aurez un titre de plus à ma reconnaissance.

835. A BRUTUS, Rome, avril.

B. 19. Au moment ou je vous écris, chacun croit à l'imminence d'une catastrophe. Les lettres et les courriers apportent à la fois de mauvaises nouvelles de Décimus. Cependant je n'en suis pas grandement troublé. Avec des soldats et des généraux tels que les nôtres, il m'est impossible de manquer de confiance et de m'associer aux alarmes du plus grand nombre des citoyens. Je sais qu'on suspecte la fidélité des consuls, mais moi je ne la révoque pas en doute : je voudrais seulement leur voir un peu plus de prudence et de fermeté. S'ils en avaient montré, la république serait aujourd'hui rétablie. Vous n'ignorez pas quel est en politique le prix d'un moment, et quelle différence il y a du jour au lendemain pour décider une chose, pour l'entreprendre, pour l'exécuter. Si nos troubles durent encore, ce n'est pas faute de mesures vigoureuses. Que n'a-t-on su les prendre le jour même ou je les avais proposées? Mais on tergiversa d'un jour à l'autre. Si du moins quand on eut commencé d'agir, on eût agi avec suite, sans rien remettre au lendemain, il n'y aurait plus de guerre aujourd'hui. J'ai fait pour la république, mon cher Brutus, tout ce que devait faire un homme aussi haut placé dans l'estime du sénat et du peuple-le dévouement, l'activité, le patriotisme, sont d'obligation pour tous les citoyens, il n'est permis à personne d'en manquer; mais je pense que pour ceux qui sont à la tête de l'État, la prudence n'est pas moins indispensable. Quand je me suis senti assez sûr de moi-même pour saisir le gouvernail, j'ai compris que toute proposition de fausses mesures me rendrait aussi coupable que des conseils infidèles. Vous êtes au courant de ce qui s'est fait et de ce qui se passe; mais je veux que vous sachiez de moi que toute ma confiance est dans une bataille. En avant donc! et sans me ménager une retraite, à moins que l'intérêt de Rome ne me commande de faire un pas en arrière. C'est vous dire que la plupart de mes pensées s'arrêtent sur vous et sur Cassius. Tenez-vous prêt à tout événement, mon cher Brutus : en cas de succès, vous aurez à mettre la république sur un meilleur pied ; en cas de revers , vous la ferez recouvrer.

836. — A BRUTUS. Rome, 11 avril.

B. 3. Vous avez su que nos affaires prenaient un meilleur tour; car je me suis assuré qu'on vous a mandé le détail des événements. Ce que je vous ai souvent écrit des consuls se trouve aujourd'hui justifié par leur conduite. Il y a de merveilleuses qualités dans la jeune âme de César. Puisse l'éclat des honneurs er la faveur populaire ne pas le rendre moins docile à la main qui l'a gouverné, jusqu'à ce jour ! La tâche, il est vrai, devient plus délicate; mais je suis loin d'en désespérer. C'est chez lui une conviction (et je n'ai pas peu contribué à la faire naître) que notre salut est son ouvrage. En effet, s'il n'eût pas réussi a refouler Antoine qui marchait sur Rome, tout était perdu. Trois ou quatre jours avant ce grand succès, c'était comme un débordement de la population entière , qu'une terreur subite précipitait vers vous, hommes, femmes, enfants. Rome enfin , rassurée par la journée du 12 des kalendes de mai, vous aurait volontiers vu venir dans son sein, mais n'aurait plus couru elle-même s'abriter sous vos pavillons. Dans cette journée mémorable, j'ai recueilli le prix de mes longs travaux et de toutes mes veilles, si c'est une récompense que la véritable et solide gloire. Une multitude prodigieuse, tout ce que Rome contient d'habitants, s'est portée à ma demeure , m'a escorté jusqu'au Capitole, et je me suis vu hisser à la tribune au milieu des transports et des applaudissements. Je n'ai point de vanité et n'ai pas le droit d'en avoir; cependant le concert de tous les ordres, ces témoignages de reconnaissance, ces félicitations unanimes me causent une vive émotion.  Je sens qu'il est beau d'être populaire, quand on l'est, comme moi, pour avoir sauvé le peuple ; mais j'aime mieux que ces détails vous viennent d'une autre main. — Faites-moi savoir exactement où vous en êtes et ce que vous vous proposez de faire; surtout prenez garde que votre généreuse indulgence ne soit taxée de faiblesse. Car c'est le sentiment du sénat, c'est celui du peuple romain , que si jamais ennemis méritèrent le dernier supplice, ce sont les citoyens qui, dans cette guerre, ont pris les armes contre la patrie. Je les attaque, je les poursuis sans relâche dans mes discours , et j'ai l'assentiment de tous les gens de bien. Votre opinion sur cette matière ne doit avoir d'autre juge que vous-même. Quant à moi, je pense que la cause des trois frères n'est qu'une seule et même cause. — Nous avons perdu les deux consuls, braves gens sans doute, mais rien de plus. Hirtius est mort au sein même de la victoire, peu de jours après avoir gagné une grande bataille; Pansa reçut dans l'action des blessures qui le forcèrent de se retirer, et auxquelles il succomba. Décimus et le jeune César poursuivent les restes de nos ennemis. Un sénatus-consulte a déclaré tels tous ceux qui ont pris parti pour Antoine; et, suivant l'opinion dominante, cette disposition s'applique tant à vos prisonniers de guerre qu'à ceux qui sont venus se rendre à vous. — Je n'ai pas fait de proposition rigoureuse contre Caïus en le nommant dans le sénat, qui ne peut, selon moi, s'occuper de cette cause que sur votre rapport.

837. — DÉCIMUS BRUTUS A CICÉRON. Au camp de Régium, 29 avril.

F. XI, 9. Vous comprenez tout ce que peut avoir de funeste pour la république la perte de Pansa. C'est à vous à redoubler d'efforts et de prudence pour empêcher que la mort des deux consuls ne redonne confiance à nos ennemis. Je tâcherai, de mon côté, qu'Antoine ne puisse tenir en Italie. Je me mets de ce pas à sa poursuite. Ventidius ne pourra m'échapper, j'espère, et je me hâte de purger le sol italique de la présence d'Antoine. Toute chose cessante, envoyez, je vous en conjure, envoyez auprès de Lépide : c'est une tête à tous vents. Qu'il n'aille pas nous faire recommencer la guerre, en se joignant à Antoine. Vous devez savoir ce qu'on peut attendre d'Asinius Pollion. Lépide et lui ont beaucoup de légions, tous bons et vaillants soldats. Je n'ai pas, en parlant ainsi, la prétention de vous instruire de ce que vous savez aussi bien que moi; mais ma profonde conviction est que Lépide ne marchera jamais droit. Peut-être vous autres ne pensez-vous pas ainsi. Ne négligez pas Plancus, je vous en supplie. Après la défaite d'Antoine, il est impossible qu'il fasse défaut à la république. Dans le cas où Antoine se jetterait au delà des Alpes, mon intention est d'en faire occuper tous les passages. Je vous tiendrai au courant. Le 3 des kalendes de mai.

838— D BRUTUS A CICÉRON. Dertona, en Ligurie, 5 mai.

F. XI, 10. Non, la république ne m'a pas plus d'obligations que je ne vous en ai moi-même. Vous êtes bien persuadé que je suis plus capable de reconnaissance pour vous que ces mauvais citoyens ne le sont pour moi; et ce n'est point sous l'impression du moment que je déclare préférer votre jugement à celui de tous ces ingrats (Allusion à la froideur du sénat pour Decimus Brutus.). Vous me jugez, vous, par des règles certaines de raison et de vérité : l'excès de la malveillance et de l'envie aveugle les autres. Qu'ils se mettent donc à la traverse pour me priver des honneurs qui me sont dus; mais au moins qu'on me laisse libre de servir la république. Je vais vous expliquer aussi brièvement que possible combien ses dangers sont grands. Vous savez d'abord mieux que personne quelle perturbation la mort des consuls jette dans les affaires de Rome, et combien elle met enjeu d'ambitions! J'en dis assez pour une lettre, je pense; je sais à qui j'écris. J'arrive maintenant à Antoine. Il n'était accompagné, dans sa fuite, que d'une poignée de soldats sans armes; mais en ouvrant les prisons, en prenant toute espèce de gens, il est parvenu à se former un noyau assez fort. Ce noyau s'est grossi des troupes de Ventidus, qui, après les marches les plus pénibles pour traverser les Alpes , est arrivé au gué , où il a fait sa jonction avec Antoine. Bon nombre de vétérans el de volontaires armés marchaient avec Ventidius. Antoine prendra nécessairement l'un de ces partis : ou il se jettera dans les bras de Lépide, si Lépide veut le recevoir; ou il occupera la ligne des Apennins et des Alpes, pour lancer de là sa cavalerie partout où elle pourra faire ravage; ou enfin il se portera de nouveau vers l'Etrurie, qui est la seule partie de l'Italie dégarnie de troupes. Si César avait voulu m'entendre et passer les Apennins, j'aurais serré Antoine de si près, que la faim m'en eut fait raison plutôt encore que le fer; mais César ne reçoit d'ordres de personne, et son armée n'en reçoit pas de lui ; ce qui est doublement déplorable. Voilà où nous en sommes : qu'on s'oppose tant qu'on voudra, je le répète, à ce qui me concerne personnellement , pourvu que la position ne se complique pas, et que vous ne trouviez pas trop de résistance lorsque vous voudrez pourvoir à ses nécessités. Je n'ai plus le moyen de nourrir mes soldats. Au moment où je me mis à l'œuvre, je possédais au delà de quatre millions de sesterces; aujourd'hui il ne me reste plus un sou de fortune, et presque tous mes amis sont criblés de dettes pour être venus à mon secours. J'ai sept légions à entretenir ; ce n'est pas peu de chose, vous pouvez le croire. Les trésors de Varron n'y suffiraient point. Aussitôt que j'aurai des nouvelles positives d'Antoine, je vous en ferai part. Aimez-moi comme vous savez que je vous chéris moi-même.

839. — A BRUTUS. Rome, 5 mai.

B. 5. Le 5 des kalendes de mai, on a délibéré sur les moyens de faire la guerre à ceux qui avaient été déclarés ennemis publics; Servilius parla d'ajouter à la liste Ventidius, et de faire marcher Cassius contre Dolabella : j'appuyai sa proposition. Je fis décider en outre que vous pourriez aussi vous-même attaquer Dolabella, si vous jugiez utile de porter sur ce point les armes de la république; mais, que, dans le cas où vous y verriez des inconvénients, ou trop peu d'avantage, vous garderiez vos positions. Le sénat ne pouvait plus hautement faire éclater son estime qu'en vous laissant ainsi juge absolu des intérêts de l'État. Mon opinion à moi est que si Dolabella dispose de forces imposantes, s'il a un camp ou quelque point d'appui, il est de votre devoir, de votre honneur de le pousser à outrance. Nous ne savons rien de l'armée de Cassius. Point de lettres de lui , ni même de nouvelles dignes de foi. Vous comprenez sans doute combien il importe d'écraser Dolabella, tant pour faire enfin justice de ses crimes, que pour priver de tout refuge les chefs de bandits échappés au désastre de Modène. Ce n'est pas d'aujourd'hui que je tiens ce langage. Reportez-vous à mes lettres précédentes. Alors cependant nous n'avions que votre camp pour retraite, pour sauvegarde que votre armée. Nous voici, je l'espère, hors de crise. Raison de plus pour nous occuper sérieusement d'anéantir Dolabella. Mais vous y réfléchirez, et la sagesse dressera vos plans. Vous me ferez connaître, si vous le jugez convenable, et votre détermination et la suite que vous y aurez donnée. — Je voudrais bien voir porter mon fils pour une place dans votre collège; car aux comices pour le sacerdoce, l'absence, à mon avis, ne détruit pas l'éligibilité. Les précédents sont en ma faveur. Marius était en Cappadoce quand la loi Domitia le fit augure, et je ne connais pas de loi subséquente qui ait dérogé à celle-là. Je m'appuie d'ailleurs de ce texte de la loi Julia, la plus récente de toutes sur la matière : Celui qui demande ou celui qu'on jugera digne; alternative qui implique aptitude de la part des absents. J'en ai écrit à mon fils, avec recommandation de suivre votre avis en cela comme en toute chose. Vous avez aussi à statuer sur Domitius et sur le jeune Caton mon pupille. Après tout, si l'absence n'emporte pas exclusion, il y a de fait plus de chances à se présenter en personne; mais comment faire paraître nos jeunes gens aux comices, si vous vous déterminez à passer en Asie? Que Pansa n'est-il encore vivant! L'affaire marcherait d'elle-même, car il se serait aussitôt donné un collègue, et l'on aurait pu procéder à l'élection des prêtres sans attendre les comices prétoriens. Aujourd'hui j'appréhende que les auspices ne nous causent bien du retard , le droit de les prendre ne pouvant revenir au sénat tant qu'il restera un seul magistrat patricien. N'est-ce pas une véritable confusion? Un mot de votre opinion sur tout cela.

840. — A PLANCUS. Rome, mai.

F. X, 14. Oh! quelle bonne nouvelle s'est répandue deux jours avant la victoire : Que vos secours nous arrivaient, que vous accouriez plein de patriotisme et d'ardeur, que vos forces étaient imposantes! Les ennemis ont été dispersés, mais notre espérance est encore en vous. Les principaux chefs de ces brigands ont, dit-on , échappé au combat de Modène. Il n'y a pas moins de mérite à mettre le dernier sceau à la victoire : qu'à porter les premiers coups à l'ennemi. J'attends de vos nouvelles avec une impatience que beaucoup d'autres partagent. J'espère que Lépide, éclairé par la position et les nécessités du moment, va s'unir intimement à vous et à la république. Faites votre unique affaire, mon cher Plancus, du soin d'anéantir jusqu'à la dernière étincelle de cette infâme guerre. Si vous y réussissez, vous aurez été un dieu pour la république, et votre nom sera couvert d'une gloire immortelle.

841. — D. BRUTUS A C1CÉRON. De la Ligurie, mai.

F.XI, 11. Le double de la lettre que m'ont apportée mes esclaves m'est parvenu. Je vous ai tant d'obligations, que je ne pourrai jamais m'acquitter envers vous. Je vous ai fait connaître notre situation. Antoine est en route. Il va joindre Lépide, et il ne désespérait pas encore de gagner Plancus. J'en ai la certitude par ses papiers qui sont tombés dans mes mains, et où j'ai trouvé les noms des affidés qu'il devait envoyer à Asinius, à Lépide et à Plancus. Je n'ai pas la moindre inquiétude sur Placeus, et je lui ai à l'instant même dépêché un exprès. Dans deux jours, j'attends les députés des Allobroges et de toute la Gaule; je les renverrai chez eux, après m'être assuré de leurs dispositions, dont je réponds. De votre côté, pourvoyez à toutes les nécessités. Que rien ne se fasse que par vous, et pour le plus grand avantage de la république. Il y a bien de la malveillance contre moi. Empêchez-la, si vous le pouvez. Si vous ne le pouvez point, consolez-vous en pensant que tous leurs outrages ne sauraient me faire broncher. La veille des nones de mai ; de mon camp, près d'Aquœ-Statiellœ.

842. — CASSIUS A SON CHER CICÉliON. De l'Asie, 7 mai.

F. XII, 12.  J'ai lu votre lettre, et je vois combien vous m'aimez : ce ne sont plus les simples mouvements de cet intérêt qui ne m'a jamais manqué non plus qu'à la république, c'est une préoccupation énergique et active sur tout ce qui se passe de ce côté, c'est une vive inquiétude sur moi personnellement. Je savais bien d'avance que vous ne me croiriez pas capable d'assister, les bras croisés, à la ruine de la république, et que vous ne pourriez me supposer engagé dans des entreprises, sans éprouver des alarmes pour ma sûreté, et pour le succès de mes desseins. A peine eus-je reçu les légions que A. Alliénus a ramenées d'Egypte, que je vous ai écrit et que j'ai expédié des courriers à Rome. J'ai écrit aussi au sénat, avec ordre de vous communiquer mes dépêches avant de me les remettre. J'espère qu'on n'y aura pas manqué. Si elles ne vous sont point parvenues, ce ne peut être que du fait de Dolabella, qui, étant maître de l'Asie depuis l'abominable assassinat de Trébonius, peut arrêter les courriers et intercepter les lettres. J'ai réuni sous mes ordres toutes les troupes de Syrie. S'il y a eu un peu de retard dans mes opérations, c'est que j'avais des engagements avec les soldats et qu'il fallait y pourvoir. Mais je suis maintenant en mesure. J'ai la confiance que vous voudrez être mon patron à Rome; vous êtes témoin que mon patriotisme n'a reculé devant aucun effort, devant aucun péril, pour le salut de la république ; que c'est sur vos conseils et à votre instigation que j'ai pris les armes contre ces infâmes brigands; que j'ai formé une armée pour défendre la république et la liberté, et que cette armée je l'ai enlevée à d'abominables oppresseurs. Si je m'étais laissé prévenir par Dolabella, le bruit de son arrivée, l'idée et l'espérance d'un renfort, auraient suffi pour redonner de la vie à Antoine. — Devenez donc, je vous en conjure, par tous ces motifs, devenez le protecteur de mes soldats. Vous comprenez ce que leur dévouement à la patrie a d'admirable. Faites qu'ils ne se repentent pas d'avoir préféré la république à l'appât du vol et du pillage. Ne manquez pas surtout de faire valoir la belle conduite de Murcus et de Crispus, imperators. Ce misérable Bassus refusait de me livrer sa légion ; et si ses soldats ne m'eussent envoyé une députation malgré lui, il m'aurait fallu emporter de vive force Apamée, dont il avait fermé les portes. C'est au nom de la république que je vous parle, mon cher Cicéron; de la république que vous avez toujours tant aimée. Je vous parle aussi au nom de l'amitié, qui a, je ne l'ignore pas, tant de pouvoir sur votre âme. Mon armée est l'armée du sénat, l'armée des gens de bien, la vôtre surtout. Elle entend parler sans cesse de vos bons sentiments pour elle, et elle apprend ainsi à s'attacher à votre nom, à le chérir. Pour elle, c'est déjà tout que de vous avoir pour défenseur et pour ami. — Ma lettre écrite, j'apprends l'arrivée de Dolabella en Cilicie avec ses troupes. Je pars pour l'y rejoindre. J'aurai soin de vous informer aussi vite que possible de mes opérations. Puissé-je être assez heureux pour bien mériter de la république! Portez-vous bien et aimez-moi toujours.

843. — PLANCUS A CICÉRΟΝ. Des Gaules, mai.

F. X, 11. Je vous rends et vous rendrai jusqu'à mon dernier soupir d'immortelles actions de grâces. Comment m'acquitterais-je jamais autrement envers vous? Tant de bienfaits ne peuvent se payer; il n'y a pour y répondre, ainsi que vous l'avez dit vous-même avec tant de sentiment et de bonheur, il n'y a que le souvenir éternel que mon cœur en conservera. Vous n'auriez pas agi avec plus d'affection même pour un fils. Je sais tout, et cette perspective infinie que vos premiers discours offraient à ma jeune ambition, et ces paroles que vous sûtes si bien approprier ensuite aux circonstances des temps et aux exigences de mes amis, et vos éloges dans toutes les occasions, et vos luttes avec mes détracteurs. Non, je ne ferai pas faute à vos louanges. La république verra mes efforts, et l'amitié me trouvera fidèle. C'est avons à continuer votre ouvrage, et, si je réponds à votre pensée, si je remplis vos souhaits, à vous constituer partout mon défenseur et mon patron. — J'avais passé le Rhône avec mes troupes, fait prendre les devants à mon frère à la tête de trois mille chevaux, et je me dirigeais de ma personne vers Modène, lorsque j'appris, en chemin, la bataille, la levée du siège et la délivrance de Brutus. Antoine n'a plus d'autre ressource que de se jeter par ici avec les débris de ses troupes. Il a encore deux chances, l'armée de Lépide et Lépide lui-même. Une partie de cette armée est aussi mauvaise que celle d'Antoine; aussi ai-je cru de voir rappeler ma cavalerie. Moi-même j'ai fait halte dans le pays des Allobroges; j'y suis eu bonne position et prêt à agir suivant les circonstances. Si Antoine se présente seul, il me sera facile d'en avoir raison et de mener les choses à votre satisfaction, quand même l'armée de Lépide lui aurait ouvert ses rangs. Mais s'il amène avec lui quelques troupes, et si les vétérans de la dixième légion, que j'avais ramenée comme les autres à leur devoir, s'insurgent de nouveau, je ne songerai qu'à ne pas me laisser entamer. Je saurai, j'espère, donner le temps aux autres troupes d'arriver, et de faire leur jonction avec moi. Nous serons alors en mesure d'écraser ces misérables. Ni le cœur ni le zèle ne me manqueront, je vous le garantis, mon cher Cicéron; il faut en finir. Tant qu'il subsistera le moindre sujet d'inquiétude, je ne veux pas qu'il soit dit qu'un seul d'entre vous ait montré plus de courage, d'ardeur et de persévérance que moi. Je ne néglige rien pour obtenir le concours de Lépide. S'il est franc et sincère, je suis prêt à m'effacer. J'ai pris près de lui pour négociateurs et pour agents mon frère, Latérensis et notre ami Furnius. J'oublie tous mes griefs. Pour sauver l'empire, je donnerais la main à mon plus mortel ennemi. Si je ne gagne rien sur Lépide, je ne perdrai pas courage, je redoublerai d'efforts au contraire pour que vous soyez content de moi, et ma gloire n'en sera que plus brillante. Portez-vous bien et aimez-moi comme je vous aime.

844. — PLANCUS A C1CÉRON. Des Gaules, mai.

F. X, 15. Il est utile de vous tenir au courant de ce qui s'est passé depuis ma lettre écrite. Mes soins seront, je m'en flatte, de quelque profit pour moi-même et pour la république. J'avais échangé plusieurs notes avec Lépide, je lui proposais de déposer nos rivalités, d'accepter une réconciliation franche, et de travailler de concert au salut commun. Vous devez faire plus de cas, disais-je, de vos enfants, de la patrie, de vous-même, que d'un vil et ignoble bandit. J'ai ajouté que, s'il déférait à mon vœu , il pouvait compter sur moi en tout et pour tout. La négociation a été suivie par Latérensis. Lépide m'a donné sa parole que si Antoine mettait le pied dans sa province, il lui ferait bonne guerre. Il m'a demandé de réunir mes forces aux siennes, observant qu'Antoine a une bonne cavalerie, et que la sienne peut à peine compter. Dix de ses meilleurs escadrons sont venus, il y a quelques jours, se ranger sous mes drapeaux. Les moments étaient précieux, il fallait profiter des bonnes dispositions de Lépide. Les avantages de notre jonction sont clairs : j'ai une cavalerie qui peut tenir tête à celle d'Antoine et l'écraser. De plus, j'agis par la présence de mon armée sur la partie gâtée et mauvaise de celle de Lépide. J'espère du moins la contenir. En vingt-quatre heures un pont a été jeté sur l'Isère, grand fleuve qui baigne la frontière des Allobroges, et le 4 des ides de mai j'y ai fait passer mon armée : en même temps, sur l'avis que Lucius Antoine avait poussé une reconnaissance jusqu'à Forum-Julii avec de la cavalerie et des cohortes, j'ai fait partir mon frère le 5 des ides, à la tête de quatre mille chevaux, pour aller à sa rencontre. Je le suivrai moi-même à marches forcées avec quatre légions, sans bagages, et le reste de ma cavalerie. Pour peu que la fortune de Rome me favorise, ces misérables trouveront ici leur tombeau, et nous, la fin de nos peines. Si ce bandit, averti trop tôt de mes mouvements, parvient à gagner encore une fois l'Italie, ce sera à  D. Brutus à lui courir sus. Le courage et le zèle ne lui manqueront pas, j'en réponds, .l'enverrai, dans ce cas, mon frère a la poursuite d'Antoine avec de la cavalerie, afin que l'Italie n'ait pas trop à souffrir des excès de ces brigands. Ayez soin de votre santé et aimez-moi comme je vous aime.

845. — BRUTUS A CICERON, de son camp, mai.

B. 4. L'extrême joie que m'ont causée les succès de notre cher Décimus et des consuls est plus facile à imaginer qu'à peindre. Il faut se féliciter et se réjouir de tout ce qui est arrivé, et particulièrement de cette sortie de Brutus qui a si bien tourné pour lui-même, en décidant de la victoire. Vous regardez, dites-vous, la cause des trois Antoines comme une seule et même cause, et vous m'en laissez juge. Voici ma décision : c'est au sénat et au peuple romain qu'il appartient de statuer sur le sort des citoyens que les combats ont épargnés. A tort, direz vous, j'appelle citoyens des hommes qui nourrissent des sentiments hostiles contre la république. Rien de plus juste, au contraire. Tant que le sénat n'a pas délibéré, tant que la volonté du peuple ne s'est pas fait connaître, je ne m'arroge pas le droit de rien préjuger, et je n'usurpe point une autorité arbitraire. Je ne me fais nul reproche à l'égard de mon prisonnier; aucun motif ne me commandait de sacrifier Caïus. Je ne lui ai rien enlevé par cruauté, rien accordé par faiblesse; je l'ai retenu captif tant qu'a duré la guerre. Il est plus honorable, selon moi, et plus conforme à l'esprit d'une république de ne pas aggraver le sort des malheureux, que de prodiguer sans mesure aux puissants tout ce qui peut exciter les ambitions et autoriser les exigences. Sur ce point, mon cher Cicéron, vous, le meilleur et le plus courageux des hommes, vous, à qui je suis si légitimement attaché par inclination et par patriotisme, vous vous abandonnez trop à vos confiantes illusions, vous vous hâtez trop, au moindre service rendu, de tout donner et de tout permettre; comme si le cœur, échauffé par ces profusions corruptrices, ne pouvait aisément devenir un foyer de mauvaises passions. Un esprit bien fait comme le vôtre ne pourra que prendre en bonne part ces avis, dictés par l'intérêt public. Suivez, au surplus, votre façon de voir : c'est ce que je ferai moi-même, après que vous m'aurez éclairé. Mais il est temps d'agir, mon cher Cicéron ; sans quoi la défaite d'Antoine ne nous aura causé qu'une vaine joie, et le mal détruit fera renaître un mal plus funeste encore. Nul revers désormais, sans qu'on nous accuse tous d'imprévoyance ou de pusillanimité, sans qu'on vous accuse, vous surtout, que la complaisance ou plutôt l'aveu décidé du sénat et du peuple investit de toute l'autorité qu'un homme peut avoir dans un Etat libre. Cette autorité conquise par la droiture de vos intentions, maintenez-la par la sagesse de vos actes. Vous avez fait preuve d'une prudence consommée, à laquelle il ne manque peut-être qu'un peu plus de réserve à faire décerner les honneurs. Sous tout autre rapport, vos qualités brillent d'un si vif éclat, que l'antiquité n'a pas de vertu dont vous puissiez redouter le parallèle. Tenez-vous donc en défiance contre cette générosité, seule erreur de votre belle âme. Le sénat ne doit rien accorder dont une mauvaise pensée puisse se prévaloir et s'autoriser plus tard. Je crains, par exemple, que votre César ne se croie porté assez haut par vos décrets pour afficher la prétention d'atteindre au consulat. Si Antoine a pu régner en ramassant le sceptre tombé de la main d'un autre, quelle excitation, je vous le demande, pour un ambitieux, que de se sentir poussé aux envahissements, non par la mort fortuite d'un tyran, mais par les faveurs spontanées du sénat ! J'attendrai donc, pour louer votre prévoyance et votre bonheur, que j'aie vu Octave s'en tenir aux honneurs extraordinaires qu'on lui aura décernés. Mais, direz-vous, c'est là me rendre responsable des torts d'autrui : oui, des torts d'autrui, s'il a dépendu de vous de les prévenir. Que ne pouvez-vous lire dans mon cœur les appréhensions dont Octave le remplit ! — Ma lettre écrite, le bruit se répand que vous êtes nommé consul. Si tant de bonheur m'est réservé, je verrai donc la république telle qu'elle doit être, assez forte pour se soutenir elle-même. Votre fils se porte bien : il me devance en Macédoine avec la cavalerie.

846. — A DÉCIMUS BRUTUS, IMPERATOR. Rome, mai.

F. XI, 22. Je suis fort lié avec Appuis Claudius, fils de Caius. Notre liaison est née de ses bons procédés pour moi, et je ne suis pas demeuré en reste. Votre cœur est généreux, vous m'aimez et vous êtes puissant : à ce triple titre je vous prie de prendre Appius sous votre égide. On vous sait le plus courageux des hommes; je veux  que vous en soyez aujourd'hui le plus clément. Ce sera une belle gloire que de sauver un aussi illustre jeune homme. Sa position mérite d'autant plus d'intérêt que le dévouement filial l'a seul jeté dans les bras d'Antoine. C'était pour obtenir le rétablissement de son père. Ainsi, quand vous n'auriez pas de meilleure raison, en voilà une que vous pouvez mettre en avant, et certes on en sera touché. Un seul signe de vous, et vous .sauverez et vous conserverez à la république un homme de la plus haute naissance, de l'esprit le plus distingué, et qui joint à ces avantages le caractère le plus aimable et le cœur le plus reconnaissant. Accordez-moi cette grâce; je vous la demande avec plus d'intérêt et plus du fond du cœur que je ne saurais vous l'exprimer.

847. — DE PLANCUS A CICÉRON. Des Gaules, mai.

F. X, 17. Antoine est arrivé à Forum-Julii avec son avant-garde, le jour des ides de mars. Ventidius est à deux journées de marche. Lépide campe à Forum-Voconii, à vingt-quatre milles du camp d'Antoine : c'est là qu'il m'attend, il vient lui-même de me l'écrire. Si la fortune et Lépide me restent fidèles, je vous réponds que j'aurai bientôt mis bon ordre à nos affaires, comme je vous l'ai dit. Mon frère, épuisé par la fatigue et des marches sans fin , s'est trouvé dans une situation grave. Je vous l'ai mandé précédemment. A peine a-t-il été un peu sur pied, que, plus occupé de la république que de lui-même, on l'a vu partout s'offrir le premier au danger. Je lui ai représenté son imprudence, et j'ai dû le forcer à partir pour Rome. En restant, son état ne pouvait qu'empirer, et il était incapable de me rendre ici le moindre service. J'ai considéré d'ailleurs que, dans le veuvage de ses deux consuls, un préteur tel que lui pouvait être fort utile à Rome. Que si quelqu'un de vous se récrie, qu'on n'accuse que moi, et qu'on se garde surtout de soupçonner mon frère d'avoir manqué à la patrie. Lépide a fait ce que je désirais beaucoup, à part moi. Il m'a envoyé Apella, comme garant de sa foi dans tout ce que nous entreprendrons en commun pour le service de la république. Lucius Gellius ayant eu occasion de me montrer, ainsi qu'à Sext. Gavianus, ses vrais sentiments au sujet des trois frères, je l'ai chargé à mon tour de me représenter près de Lépide. C'est un fidèle : j'aime à lui rendre ce témoignage, que je rendrai de même à tous ceux qui le mériteront. Ayez soin de votre santé. Aimez-moi comme je vous aime, et ne manquez pas à mes intérêts dans l'occasion. Vous avez toujours été si bon pour moi !

848. — A PLANCUS. Rome, mai.

F. X, 16. Non, de mémoire d'homme, jamais rien n'a eu autant d'éclat, n'a causé plus d'émotion et n'est arrivé plus à propos que votre dernière dépêche. Le sénat était nombreux. Elle fut apportée à Cornutus, au moment où il achevait la lecture d'une lettre de Lépide, glaciale et inconséquente comme à l'ordinaire. La vôtre, lue immédiatement après, excita mille acclamations. Les nouvelles qu'elle contient sont si rassurantes ! Puis quel dévouement ! quels services ! quel noble langage! et que de profondeur dans vos vues! Le sénat requit délibération, séance tenante ; Cornutus voulut gagner du temps, on le hua. Cinq tribuns s'étant constitués rapporteurs, on alla aux opinions. Servilius vota pour l'ajournement. Mon tour vint, et je fus assez heureux pour réunir toutes les opinions à la mienne; mais vous connaîtrez mes propositions par le sénatus-consulte. - Certes vous n'avez pas besoin de conseils, et vous êtes à cet égard assez riche de votre propre fonds; cependant je vous engage à ne nous rien renvoyer ici. Si les événements se pressent avec rapidité, les moments sont trop précieux: ne référez de quoi que ce soit au sénat. Soyez-vous un sénat à vous-même, et allez hardiment quand l'intérêt de la république vous le dit. Pourquoi nous entretenir de vos espérances? Précipitez les événements et annoncez-nous vos succès. Le sénat ratifiera tout, et vous proclamera le plus fidèle et le plus sage des citoyens.

849. — BRUTUS A CICÉRON. De la Candavie, mai.

B. 7. Personne ne sait mieux que vous combien je dois aimer Bibulus, qui s'est donné tant de mouvement et de soins pour la république, ,1e pense que son mérite et mon amitié parlent assez haut pour lui, et me dispensent d'une apologie plus longue. Une recommandation de moi ne peut manquer son effet sur vous, quand elle est juste et dictée par un devoir rigoureux. Bibulus se met sur les rangs pour remplacer Pansa (Au collège des pontifes ou des simples prêtres.): je vous demande votre appui. Vous ne pouvez servir ni un ami plus tendre que moi, ni un candidat plus digne que Bibulus. Je n'ai pas à intervenir en faveur d'Apuléius ni de Domitius, tous deux déjà si bien placés dans votre estime. Votre protection est acquise au premier, et je laisse à Domitius qui vous écrit le soin de faire lui-même valoir ses titres. Ne perdez pas un instant de vue les intérêts de Bibulus; servez de cœur un homme déjà si grand, et destiné à compter un jour, croyez-m'en, dans le petit nombre de vos rivaux de gloire.