ANONYME
LA SAGA DE NJAL chapitres LXXXI - CXXV
chapitres XLI à LXXX - CXXVI à CLIX
Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer
TRADUITE
PAR
Rodolphe DARESTE
MEMBRE DE L'INSTITUT
Il faut maintenant parler de Kolskegg. Il vint en Norvège, et passa l'hiver à Vik. Quand vint l'été, il s'en fut à l'est, en Danemark, et prit du service chez le roi Svein Tjuguskegg; on le tenait là en grand honneur.
Une nuit il rêva qu'un homme venait à lui. Il avait le visage brillant, et il lui sembla que cet homme l'éveillait. « Lève-toi, dit l'homme, et viens avec moi ». — « Que me veux-tu? » dit Kolskegg. L'homme répondit: « Je te ferai trouver une femme, et tu seras mon chevalier ». Il sembla à Kolskegg qu'il disait oui, et là-dessus il s'éveilla.
Il vint trouver un homme sage et lui dit son rêve. « Cela signifie, dit l'autre, que tu t'en iras dans les pays du Sud, et que tu deviendras le chevalier de Dieu ». Kolskegg se fit baptiser en Danemark, mais il ne lui prit pas envie d'y rester; il s'en alla vers l'est, au pays de Gardariki, et y fut un hiver. Après quoi il partit pour Miklagard, où il prit du service. On a su qu'il s'était marié là, qu'il était devenu chef des Værings, et qu'il y resta jusqu'au jour de sa mort. La saga ne parlera plus de lui.
Il nous faut conter maintenant comme quoi Thrain fils de Sigfus vint en Norvège. Ils abordèrent, lui et les siens, au Nord, dans le Halugaland, de là ils firent voile au Sud, vers Trandheim, puis vers Hlad.
Sitôt que le jarl Hakon l'apprit, il envoya des gens pour savoir quels hommes étaient sur ces vaisseaux. Ils revinrent et le lui dirent. Alors le jarl envoya chercher Thrain fils de Sigfus, et Thrain vint le trouver. Le jarl lui demanda de quelle famille il était. Il dit qu'il était proche parent de Gunnar de Hlidarenda. « Tant mieux pour toi, dit le jarl; car j'ai vu beaucoup d'hommes d'Islande, mais pas un n'était son pareil ». Thrain dit: « Voulez-vous, seigneur, que je reste auprès de vous cet hiver? » Et le jarl le prit avec lui. Thrain passa là l'hiver, et on le tenait en grand honneur.
Il y avait un homme nommé Kol. C'était un grand pirate. Il était fils d'Asmund Eskisida, du Smaland, dans l'ouest. Il se tenait dans le Göta-elf, avec cinq vaisseaux et beaucoup de monde. Il mit à la voile, sortit de la rivière et vint en Norvège. Il prit terre à Fold, et tomba à l'improviste sur Hallvard Sota, qu'il découvrit dans un grenier. Hallvard se défendit bien jusqu'au moment où ils y mirent le feu. Alors il se rendit. Ils le tuèrent et firent beaucoup de butin, après quoi ils firent voile vers Ljodhus.
Le jarl Hakon apprit la chose. Il fit déclarer Kol hors la loi dans tout son royaume, et mit sa tête à prix.
Il arriva un jour que le jarl parla ainsi: « Gunnar de Hlidarenda est trop loin de nous. S'il était ici, il me tuerait cet homme que j'ai mis hors la loi. Mais maintenant, les Islandais vont le faire mourir. Il a mal fait de ne pas venir à nous ». Thrain fils de Sigfus répondit: « Je ne suis pas Gunnar, mais je suis de sa famille, et je veux tenter l'aventure ». — « Je ne demande pas mieux, dit le jarl, et je vais bien t'équiper ». Son fils Eirik prit la parole: « Vous faites à beaucoup de gens de belles promesses, dit-il; mais quant à les tenir, c'est bien différent. C'est ici une entreprise fort dangereuse; car ce pirate est terrible, et il n'est pas bon d'avoir affaire à lui. Tu auras, Thrain, pour cette expédition, grand besoin de vaisseaux et d'hommes ». — « J'irai, dit Thrain, et quand toutes les chances seraient contre moi ». Le jarl lui donna cinq vaisseaux, bien équipés.
Thrain avait avec lui Gunnar fils de Lambi, et Lambi fils de Sigurd. Gunnar était le fils du frère de Thrain, il était venu tout jeune auprès de lui, et tous deux s'aimaient beaucoup.
Eirik, fils du jarl, vint les trouver. Il passa en revue les hommes et les armes et il fit les changements qui lui semblèrent nécessaires. Puis, quand ils furent prêts à mettre à la voile, il leur donna un pilote.
Ils firent voile vers le Sud, suivant la côte; là où ils abordaient, le jarl leur avait donné le droit de prendre tout ce qu'il leur fallait. Ils s'en allèrent à l'est à Ljodhus. Là, ils apprirent que Kol était allé au Sud, en Danemark. Ils firent donc voile pour le Sud. En arrivant à Helsingjaborg, ils trouvèrent des gens dans une barque; les gens leur dirent que Kol était là et qu'il allait y rester quelque temps.
Un jour, il faisait beau; Kol vit des vaisseaux qui s'avançaient vers lui: « J'ai rêvé cette nuit, dit-il, du jarl Hakon; ceux-ci doivent être ses hommes. » Et il fit prendre les armes à tout son monde. On se prépara à combattre, et la bataille s'engagea. On se battit longtemps sans qu'aucun des deux côtés l'emportât. À la fin, Kol sauta sur le vaisseau de Thrain, et il eut vite fait une grande trouée, tuant bon nombre d'hommes. Il avait un casque doré. Thrain voit que les choses vont mal, il presse ses hommes, marche le premier en avant à la rencontre de Kol. Kol lui porte un coup de son épée, l'épée tombe sur le bouclier de Thrain et le fend en deux. À ce moment, Kol reçoit sur le bras une pierre qu'on lui lance; son épée tombe à terre. Thrain lui coupe une jambe, après quoi les autres le tuent. Thrain lui coupa la tête. Il jeta le tronc par dessus bord, mais il garda la tête précieusement.
Ils firent beaucoup de butin, puis ils remirent à la voile vers le Nord. Ils arrivèrent à Thrandheim et vinrent trouver le jarl. Le jarl fit bon accueil à Thrain. Thrain lui montra la tête de Kol. Le jarl le remercia de la besogne qu'il avait faite. « Cela mérite mieux que des paroles » dit Eirik. Le jarl dit que c'était vrai, et il les pria de venir avec lui. Ils allèrent à un endroit où le jarl avait fait faire un beau vaisseau. Ce vaisseau n'était pas comme sont les vaisseaux longs d'ordinaire; il avait à sa proue une tête de vautour, et il était richement orné. « Tu es magnifique, Thrain, dit le jarl, et tu tiens cela de ton parent Gunnar: c'est pourquoi je veux te donner ce vaisseau: il s'appelle le vautour. Tu auras de plus mon amitié. Je veux que tu restes avec moi aussi longtemps qu'il te plaira. » Thrain remercia le jarl de son présent, et dit que rien ne le pressait pour l'heure de retourner en Islande. Le jarl avait un voyage à faire à l'est, aux confins du royaume, pour aller trouver le roi des Suédois. Thrain partit avec lui quand vint l'été. Il montait son vaisseau le vautour, et le conduisait lui-même. Il cinglait si vite, que nul ne pouvait le suivre. On l'enviait beaucoup; mais le jarl laissait toujours bien voir le cas qu'il faisait de Gunnar; car il châtiait durement tous ceux qui en voulaient à Thrain.
Thrain fut auprès du jarl tout l'hiver. Au printemps le jarl lui demanda s'il voulait rester, ou partir pour l'Islande. Thrain dit qu'il n'y avait pas encore réfléchi, et qu'il voulait d'abord attendre des nouvelles. Le jarl lui dit de faire comme il lui conviendrait. Thrain resta donc avec le jarl.
Alors il vint une nouvelle d'Islande qui fut pour bien des gens une grosse nouvelle: la mort de Gunnar de Hlidarenda. Et le jarl ne voulut pas laisser Thrain partir; Thrain resta encore auprès de lui.
Il nous faut maintenant parler des fils de Njal, Grim et Helgi. Ils étaient partis d'Islande le même été que Thrain, et ils avaient avec eux sur leur vaisseau Olaf d'Elda fils de Ketil, et Bard le noir. Ils eurent un vent du nord si fort, qu'ils furent entraînés au sud, en pleine mer; et un brouillard si épais s'abattit sur eux qu'ils ne savaient plus où ils allaient; ils errèrent longtemps à l'aventure.
Et voilà qu'ils vinrent à un endroit où il y avait peu de fond; il leur sembla qu'ils devaient être près de terre. Les fils de Njal demandèrent à Bard s'il avait quelque idée du pays qui se trouvait le plus près. « Il peut y en avoir beaucoup, dit-il, après le mauvais temps que nous avons eu: les îles, ou l'Écosse, ou bien l'Irlande. »
À deux nuits de là, ils virent la terre des deux côtés. Il y avait une ligne de brisants en travers du fjord. Ils jetèrent l'ancre en deçà des brisants. Alors le vent commença à se calmer, et le lendemain matin le temps était beau. Et voici qu'ils voient venir à eux treize vaisseaux. Bard dit: « Qu'allons-nous faire? Ces gens-là viennent nous attaquer. » Ils délibérèrent donc s'il fallait se défendre ou se rendre. Mais avant qu'ils eussent décidé, les pirates arrivèrent sur eux. Des deux côtés on se demande le nom des chefs. Les chefs des marchands se nommèrent et demandèrent à leur tour qui commandait les pirates. L'un des chefs dit se nommer Grjotgard et l'autre Snækolf, fils tous deux de Moldan de Dungalsbæ en Écosse, et parents du roi d'Écosse Melkolf; « Et nous vous laissons, dit Grjotgard, le choix entre deux choses: Ou vous irez à terre, et nous prendrons vos richesses; ou nous allons vous attaquer, et tuer tous ceux que nous pourrons. » Helgi répondit: « Les marchands ont résolu de se défendre. » — « Que dis-tu, malheureux? dirent les marchands. Comment pourrions-nous nous défendre? Il vaut mieux perdre les biens que la vie. » Alors Grim prit le parti de pousser de grands cris, pour empêcher les pirates d'entendre les murmures des marchands. « Ne voyez-vous pas, dirent Bard et Olaf, que les Irlandais vont faire leur risée de lâches comme vous? Prenez plutôt vos armes et défendons-nous. » Ils prirent donc tous leurs armes, et ils résolurent de ne pas se rendre tant qu'il y aurait moyen de se défendre.
Les pirates se mettent à lancer des flèches, et le combat s'engage; les marchands se défendent bien. Snækolf court à Olaf et le perce de sa lance. Grim pointe la sienne contre Snækolf, si vivement, qu'il le jette par dessus bord. Helgi alors s'approche de Grim. À eux deux ils abattent tous les pirates qui s'approchent. Et les fils de Njal étaient toujours au plus fort de la mêlée. Les pirates crièrent aux marchands de se rendre. Mais ils dirent qu'ils ne se rendraient jamais.
À ce moment un d'eux tourna ses yeux vers la mer. Et ils voient des vaisseaux qui doublaient le cap à pleines voiles, venant du Sud: il n'y en avait pas moins de dix. Ils font force de rames et se dirigent sur eux. Sur ces vaisseaux le bouclier touche le bouclier; et sur celui qui vient le premier, il y a un homme debout près du mât. Cet homme avait une casaque de soie et un casque doré; ses cheveux étaient longs et clairs. Il tenait à la main une lance incrustée d'or. Il demanda: « Qui êtes-vous, qui combattez ce combat inégal? » Helgi se nomma, et dit qu'ils avaient contre eux Grjotgard et Snækolf. « Qui sont vos chefs? » dit l'autre. Helgi répondit: « Bard le noir, qui est en vie. L'autre vient de tomber sous les coups des pirates; il s'appelait Olaf. Mon frère que voici avec moi s'appelle Grim. » — « Etes-vous des hommes d'Islande? » dit l'autre. — « Oui » dit Helgi. Il demanda de qui ils étaient fils. Ils le dirent. Alors il sut à qui il avait affaire: « Vous êtes connus, vous et votre père » dit-il. — « Et toi, qui es-tu? » dit Helgi. — « Je m'appelle Kari et je suis fils de Sölmund. » — « D'où viens-tu? » dit Helgi. « Des îles du Sud » dit Kari. « Tu es bienvenu, dit Helgi, si tu veux nous donner ton aide. » — « Tant qu'il vous en faudra, dit Kari. Que demandez-vous? » — « Que tu les attaques » dit Helgi. Kari dit qu'ainsi ferait-il; il mit le cap sur eux, et le combat recommença une seconde fois.
Après qu'on s'est battu quelque temps, Kari saute sur le vaisseau de Snækolf. Snækolf court à la rencontre de Kari et lève son épée. Kari fait un saut en arrière, par dessus une poutre qui se trouvait en travers du vaisseau. L'épée de Snækolf s'enfonce dans la poutre si profondément que ses deux tranchants y sont cachés. Kuri le frappe à son tour, il l'atteint à l'épaule, d'un si grand coup qu'il lui fend le bras du haut en bas; et Snækolf mourut sur le champ. Grjotgard lança un javelot à Kari. Kari le vit et sauta en l'air, et le javelot le manqua. Cependant Grim et Helgi s'étaient approchés pour joindre Kari. Helgi court à Grjotgard; il lui passe son épée au travers du corps, et le tue. Alors ils s'avancèrent tous trois, des deux côtés du vaisseau. Les gens demandèrent merci. Ils leur donnèrent la vie sauve à tous mais ils prirent tout le butin. Après cela ils mirent tous leurs vaisseaux à l'abri des îles, et ils s'y reposèrent quelque temps.
Kari était au service du jarl Sigurd, et il venait de lever le tribut pour lui dans les îles du Sud chez le jarl Gilli. Il pria les fils de Njal de venir avec lui aux îles de Hross, disant que le jarl les recevrait bien. Ils acceptèrent, partirent avec Kari, et vinrent aux îles de Hross.
Kari les conduisit devant le jarl, et lui dit qui ils étaient. « Comment les as-tu rencontrés? » dit le jarl. « Je les ai trouvés, dit Kari, dans les fjords d'Écosse, où ils combattaient contre les fils de Moldan de Dungalsbæ; et ils se défendaient si bien qu'on les voyait toujours sur la plate-forme de leur vaisseau, et qu'ils se jetaient toujours là où le péril était le plus grand. Et je viens vous prier, seigneur, de les admettre parmi vos hommes. » — « Fais comme tu l'entendras, dit le jarl, puisque tu les as déjà pris sous ta protection. » Ils passèrent donc l'hiver chez le jarl, et on les y tenait en grand honneur.
Mais quand l'hiver fut passé, Helgi devint taciturne. Le jarl ne savait ce que cela voulait dire; il demanda pourquoi Helgi était taciturne, et ce qu'il avait en tête: « N'es-tu pas bien ici? » dit-il. — « Je m'y trouve très bien » dit Helgi. — « À quoi penses-tu donc? » dit le jarl. — « N'avez-vous pas un royaume à garder en Écosse? » dit Helgi. — « En effet, dit le jarl, mais qu'est-ce que cela vient faire ici? » Helgi répondit: « Les Écossais ont tué votre gouverneur et ils ont pris tous les messagers de sorte que nul n'a pu passer le fjord de Petland. » — « As-tu la seconde vue? » dit le jarl. — « Cela peut bien être », répondit Helgi. — « Je te comblerai d'honneurs, dit le jarl, si tu as dit vrai; sinon, tu t'en repentiras. » — « Il n'est pas homme à mentir, dit Kari, et il doit avoir dit vrai; car son père a la seconde vue. » Le jarl envoya donc des hommes dans le Sud, aux îles de Straum, vers Arnljot son gouverneur. Et Arnljot à son tour envoya des hommes au Sud, qui passèrent le fjord de Petland. Ils s'informèrent, et apprirent que les jarls Hundi et Melsnati avaient fait mourir Havard de Thrasvik, beau-frère du jarl Sigurd. Arnljot envoya dire à Sigurd de venir au Sud en force, pour chasser les deux jarls du royaume. Et sitôt que le jarl en eut la nouvelle, il rassembla de toutes les îles une nombreuse armée.
Le jarl partit avec son armée pour le Sud. Kari était de l'expédition, et les fils de Njal aussi. Ils arrivèrent à Katanes.
Le jarl possédait en Écosse les royaumes que voici: Ross et Myræfi, le pays du Sud et Dali. Il vint des gens de ces royaumes à leur rencontre, qui leur dirent que les jarls n'étaient pas loin de là, avec une grande armée. Le jarl Sigurd fit avancer la sienne, et l'endroit où on se rencontra se nomme Dungalsgnipa. Il s'engagea entre eux une grande bataille. Les Écossais avaient détaché une partie de leur monde, qui vint sur les derrières des hommes du jarl, et il y eut là une grande tuerie, jusqu'au moment où les fils de Njal accoururent. Ils tombèrent sur les assaillants et les mirent en fuite. À ce moment il y eut une rude mêlée, Grim et Helgi reviennent près de la bannière du jarl et ils combattent comme les plus hardis des hommes.
Kari s'avance à la rencontre du jarl Melsnati. Melsnati lance un javelot à Kari. Kari prend le javelot, le renvoie au jarl, et le perce de part en part. Alors le jarl Hundi prend la fuite. Sigurd et ses gens se mirent à la poursuite des fuyards.
Mais voici qu'ils apprirent que Melkolf, roi d'Écosse rassemblait une armée à Dungalsbæ. Le jarl tint conseil avec ses hommes, et l'avis de tous fut qu'il fallait retourner en arrière, et ne pas combattre contre une si grande armée. Ils s'en retournèrent donc.
Quand le jarl fut à l'île de Straum, il fit le partage du butin. Après quoi il s'en alla au Nord, à l'île de Hross. Les fils de Njal le suivaient, et Kari. Le jarl fit un grand festin, et à ce festin il donna à Kari une bonne épée et une lance incrustée d'or, à Helgi un anneau d'or et un manteau, et à Grim une épée et un bouclier. Puis il reçut Grim et Helgi parmi ses hommes, et les remercia de l'aide qu'ils lui avaient donnée.
Ils passèrent cet hiver là avec le jarl, et au printemps, quand Kari s'en alla en guerre; ils partirent avec lui. Ils guerroyèrent au loin tout l'été, et eurent partout la victoire. Ils attaquèrent le roi Gudröd, de Mön, et le battirent, après quoi ils s'en retournèrent. Ils avaient fait beaucoup de butin. Ils passèrent encore l'hiver chez le jarl, et ils y étaient bien traités.
Au printemps, les fils de Njal demandèrent à s'en aller en Norvège. Le jarl dit qu'ils feraient comme bon leur semblerait, et il leur donna un bon vaisseau, et de vaillants hommes. Kari leur dit qu'il allait venir en Norvège cet été-là pour apporter le tribut au jarl Hakon: « Et nous nous y rencontrerons » dit-il. Ils se donnèrent donc leur parole de s'y retrouver. Après cela, les fils de Njal mirent à la voile. Ils cinglèrent vers la Norvège et débarquèrent au Nord, à Thrandheim. Ils restèrent là quelque temps.
Il y avait un homme nommé Kolbein fils d'Arnljot. Il était du pays de Thrandheim. Il fit voile pour l'Islande ce même été où Thrain et les fils de Njal s'en allèrent à l'étranger. Il passa l'hiver à l'est dans le Breiddal. L'été d'après, il vint mettre son vaisseau en état de partir, à Gautavik. Comme ils étaient tout prêts, il vint à eux un homme qui ramait dans un bateau. Il attacha le bateau au vaisseau, et monta sur le vaisseau pour trouver Kolbein. Kolbein lui demanda son nom. « Je m'appelle Hrap » dit l'homme. — « De qui es-tu fils? » dit Kobein. Hrap répondit: « Je suis fils d'Örgumleidi, fils de Geirolf Gerpir. » — « Que veux-tu de moi? » dit Kolbein. — « Je veux te prier, dit Hrap, de me faire passer la mer. » — « Quel besoin en as-tu? » dit Kolbein. — « J'ai tué un homme » dit Hrap. — « Qui as-tu tué? dit Kolbein, et à qui appartient la vengeance? »--Hrap répondit: « Celui que j'ai tué s'appelait Örlyg fils d'Örlyg, fils de Hrodgeir le blanc. La vengeance est aux gens du Vapnfjord. » — « S'il en est ainsi, tant pis pour qui t'aidera à fuir » dit Kolbein. Hrap répondit: « Je suis l'ami de mes amis, mais ceux qui me font du mal s'en repentent; au reste je ne manque pas d'argent pour payer mon voyage. » Et Kolbein finit par prendre Hrap avec lui.
Peu après, il y eut bon vent, et on fit voile vers la pleine mer. En route, Hrap manqua de vivres: il s'assit à côté de ceux qui étaient le plus près de lui, mais ils se levèrent en lui disant des injures. On en vint aux coups, et Hrap eut bientôt fait d'abattre deux hommes. On le dit à Kolbein, il offrit à Hrap de manger avec lui, et Hrap accepta.
Et voici qu'on quitte la pleine mer, et ils jettent l'ancre près d'Agdanes. Alors Kolbein demande à Hrap: « Où est cet argent que tu m'as promis pour ma peine? » — « Là-bas en Islande » dit Hrap. — « Tu en tromperas encore plus d'un après moi, dit Kolbein, pourtant je veux bien te remettre ta dette. » Hrap lui fit ses remerciements: « Et maintenant, que me conseilles-tu de faire? » dit-il. — « Ceci d'abord, dit Kolbein, de quitter le vaisseau au plus vite; car nos gens de l'est te feraient de méchants adieux. Et puis je vais te donner encore un bon conseil: ne trompe jamais un maître qui t'aura fait du bien. » Après cela Hrap alla à terre avec ses armes; il avait à la main une grande hache avec un manche bardé de fer.
Il s'en va, jusqu'à ce qu'il arrive chez Gudbrand, à Dal. Gudbrand était grand ami du jarl Hakon. Ils avaient à eux deux un temple en commun; et on ne l'ouvrait jamais sans que le jarl fût là. C'était un des deux plus grands temples de Norvège, l'autre était à Hlad. Le fils de Gudbrand s'appelait Thrand, et sa fille Gudrun.
Hrap arrive devant Gudbrand et le salue. Gudbrand lui demande qui il est. Hrap dit son nom, et ajoute qu'il vient d'Islande. Il prie Gudbrand de le prendre avec lui. Gudbrand dit: « Tu ne me fais pas l'effet d'un hôte qui porte bonheur » — « Et moi il me semble qu'on a grandement menti sur ton compte dit Hrap. On m'avait dit que tu prenais chez toi ceux qui t'en priaient, et que nul autre n'avait pareille renommée. Je dirai le contraire, si tu ne veux pas de moi. » — « Il faut donc que tu restes » dit Gudbrand. — « Où sera ma place? » dit Hrap. — « Sur le banc le plus bas, dit Gudbrand, juste en face de mon siège. » Et Hrap alla s'asseoir. Il savait conter bien des choses. Il arriva d'abord que Gudbrand y prit plaisir, et beaucoup d'autres aussi; mais bientôt plusieurs furent d'avis qu'il raillait trop. Il en vint aussi à entrer en conversation avec Gudrun, fille de Gudbrand, si bien que les gens disaient qu'il finirait par la séduire. Quand Gudbrand s'en aperçut, il fit à Gudrun de grands reproches d'avoir parlé à Hrap, et lui défendit d'entrer en conversation avec lui, à moins que tout le monde ne pût les entendre. Elle fit d'abord de bonnes promesses, mais bientôt ils recommencèrent. Alors Gudbrand donna ordre à Asvard son intendant, de la suivre partout où elle irait.
Un jour il arriva qu'elle demanda à aller dans un bois de noisetiers, pour s'amuser, et Asvard la suivit. Hrap se met à leur recherche, et les trouve dans le bois. Il prit Gudrun par la main, et l'emmena à l'écart avec lui. Asvard courut après elle et les trouva tous deux couchés dans un fourré. Il vient à eux, la hache levée, et veut frapper Hrap à la jambe. Mais Hrap se recule vivement, et Asvard le manque. Hrap saute sur ses pieds et saisit sa hache. Asvard veut s'enfuir. Mais Hrap le frappe par derrière et le fend en deux.
Gudrun dit: « Après ce que tu viens de faire, tu ne pourras pas rester chez mon père davantage. Mais il y a autre chose qui lui semblera pire encore: c'est que je suis enceinte. » Hrap répond: « Il ne l'apprendra pas par un autre que par moi. Je vais à la maison, et je lui dirai les deux nouvelles. » — « Alors tu ne t'en iras pas vivant » dit-elle. — « J'en courrai le risque » dit-il. Il la conduisit chez les femmes, après quoi il entra dans la maison. Gudbrand était assis sur son siège; il y avait peu d'hommes dans la salle. Hrap s'avança vers lui, levant haut sa hache. « Pourquoi y a-t-il du sang sur ta hache? » demanda Gudbrand. — « C'est que je l'ai essayée sur le dos d'Asvard, ton intendant », dit Hrap. — « Et ce n'est pas de bonne besogne que tu dois avoir faite là, dit Gudbrand; je suis sûr que tu l'as tué. » — « C'est la vérité » dit Hrap. — « Qu'y a-t-il eu entre vous? » dit Gudbrand. — « Cela vous semblera peu de chose, dit Hrap; il a voulu me couper une jambe » — « Mais qu'avais-tu fait? » — « Une chose qui ne le regardait pas » dit Hrap. — « Il faut pourtant que tu le dises » dit Gudbrand. Hrap répondit: « Si tu veux le savoir, j'étais couché auprès de ta fille Gudrun et cela ne lui a pas plu. » — « Debout! mes hommes, dit Gudbrand, emparez-vous de lui, il faut le faire mourir. » — « Notre alliance ne me profitera donc guère, dit Hrap: mais tes hommes ne sont pas si vaillants que cela puisse être fait aussi vite que tu crois. »
Ils s'étaient levés, mais il leur échappa en courant. Ils se mirent à sa poursuite; il disparut dans le bois sans qu'ils eussent pu le saisir. Gudbrand rassembla du monde et fit fouiller le bois; et on ne l'y trouva point, car le bois était grand et épais.
Hrap s'en alla dans le bois jusqu'à une clairière. Il trouva là un domaine avec une maison, et un homme dehors qui fendait du bois. Il demanda son nom à cet homme, et l'homme dit qu'il se nommait Tofi. Tofi lui demanda le sien, et Hrap le lui dit. Hrap demanda pourquoi il habitait si loin des autres hommes. « Pour avoir à disputer le moins possible avec eux » répondit-il. — « Nous perdons notre temps en paroles inutiles, dit Hrap; il faut d'abord que je te dise qui je suis: j'étais chez Gudbrand à Dal, j'ai fui de chez lui, parce que j'avais tué son intendant. Je sais que nous sommes tous deux des malfaiteurs, car tu ne serais pas venu ici loin des autres hommes, si tu n'étais proscrit pour quelque meurtre; je te laisse donc le choix: ou bien je te dénoncerai, ou bien tu partageras avec moi tout ce qui est ici. » Tofi répondit: « Tu as dit vrai; j'ai enlevé la femme qui est ici avec moi, et bien des gens ont été à ma recherche. » Et il fit entrer Hrap avec lui. La maison était petite, mais bien bâtie. Tofi dit à sa femme qu'il avait pris Hrap avec lui. « Il arrivera malheur à plus d'un, à cause de cet homme, dit-elle; mais c'est à toi de décider ».
Hrap resta donc là. Il allait et venait beaucoup, et n'était jamais à la maison. Il trouvait moyen de se rencontrer avec Gudrun. Le père et le fils, Thrand et Gudbrand, le guettaient, mais ils n'arrivèrent jamais à s'emparer de lui: il se passa ainsi toute une demi-année.
Gudbrand fit dire au jarl Hakon l'affront que Hrap lui avait fait. Le jarl fit déclarer Hrap proscrit, et mit sa tête à prix. Il promit en outre de se mettre lui-même à sa recherche, mais il n'en fit rien; il pensait que les autres le prendraient bien tout seuls, puisqu'il se tenait si peu sur ses gardes.
Cet été là les fils de Njal arrivèrent en Norvège, venant des îles Orkneys. Ils vinrent aux foires qui se tiennent là, et y attendirent Kari fils de Sölmund, comme il était convenu entre eux.
En même temps, Thrain fils de Sigfus mettait son vaisseau en état de partir pour l'Islande, et il avait presque fini. À ce moment, le jarl Hakon vint à un festin chez Gudbrand. Pendant la nuit, Hrap le meurtrier vint au temple du jarl et de Gudbrand. Il entra. Il vit, assise dans le temple, Thorgerd la fiancée, aussi grande qu'un homme de haute taille. Elle avait un large anneau d'or au bras, et un voile sur la tête. Il lui arrache son voile et lui prend son anneau. Il voit encore le char de Thor et vient lui prendre un autre anneau d'or. Puis il en prit un troisième à Irpa. Après quoi il les traîna tous dehors et leur prit tous leurs vêtements. Ensuite il mit le feu au temple, qui brûla tout entier. Il s'en alla là-dessus. Le jour commençait à poindre. Comme il traversait un champ, six hommes armés sautèrent sur lui, et l'attaquèrent. Il se défendit bien, et voici quelle fut l'issue du combat: Hrap avait tué trois hommes, blessé Thrand à mort, les deux autres s'enfuirent vers le bois, et nul ne resta pour en porter la nouvelle au jarl. Il s'approcha de Thrand et lui dit: « Il est en mon pouvoir de te tuer, mais je ne le ferai pas: je me souviendrai mieux que vous de notre alliance. » Là-dessus il veut s'enfuir vers le bois. Mais il voit des hommes entre le bois et lui. Il n'ose donc s'en aller de ce côté. Il se couche à terre, sous un fourré, et y reste quelque temps caché.
Le jarl Hakon et Gudbrand s'en allèrent ce matin-là de bonne heure à leur temple. Ils le trouvèrent brûlé, les trois dieux dehors et tous les objets précieux disparus. « Nos dieux sont de puissants dieux, dit Gudbrand; ils sont sortis tout seuls du feu. » — « Ce ne sont pas les dieux qui ont fait cela, dit le jarl, c'est un homme qui a brûlé le temple, et qui les a mis dehors. Mais les dieux ne se vengent jamais sur l'heure. L'homme qui a fait cette chose sera chassé du Valhal, et n'y viendra jamais. »
À ce moment, quatre des hommes du jarl arrivèrent en courant, apportant de mauvaises nouvelles. Ils dirent qu'ils avaient trouvé dans le champ trois hommes tués, et Thrand blessé à mort. « Qui peut avoir fait cela? dit le jarl. — « Hrap le meurtrier » dirent-ils. — « Alors c'est lui qui a brûlé le temple » dit le jarl. Et ils furent d'avis que c'était à croire. — « Où peut-il être? » dit le jarl. — « Thrand a dit, répondirent-ils, qu'il s'était couché à terre dans un fourré. » Le jarl y courut, mais Hrap était parti. Il envoya des gens pour le chercher, et ils ne le trouvèrent pas. Alors le jarl se mit lui-même à sa poursuite, et il donna l'ordre de se reposer d'abord. Il s'en alla tout seul loin des autres hommes, défendant que personne le suivît, et resta quelque temps à l'écart. Il se mit à genoux, tenant ses mains devant ses yeux. Après quoi il revint vers les siens. « Venez avec moi » leur dit-il, et ils le suivirent. Il s'en alla dans un autre sens que celui où ils avaient marché d'abord, et vint à une petite vallée. Et voici que Hrap sauta sur ses pieds devant eux: c'était là qu'il s'était caché. Le jarl dit à ses hommes de courir après lui. Mais Hrap était si agile, qu'ils ne purent pas l'approcher. Il courut jusqu'à Hlad. Il y avait là, tout prêts à mettre à la voile, Thrain fils de Sigfus, et aussi les fils de Njal. Hrap court là où sont les fils de Njal: « Sauvez-moi, braves hommes, dit-il, car le jarl veut me tuer. » Helgi le regarda, et dit: « Tu m'as l'air d'un homme de malheur, et qui n'aura pas affaire à toi s'en trouvera bien. » — « Puisse-t-il donc vous arriver toutes sortes de maux à cause de moi » dit Hrap. — « Nous sommes gens à t'en donner ta récompense, dit Helgi, et cela avant longtemps. »
Alors Hrap alla trouver Thrain fils de Sigfus, et lui demanda son aide, « Qu'as-tu fait? » dit Thrain.--Hrap répondit: « J'ai brûlé le temple du jarl, et j'ai tué quelques-uns de ses hommes, et il sera bientôt ici, car il s'est mis lui-même à ma poursuite. » — « Il ne convient guère que je te cache, dit Thrain, après tout ce que le jarl a fait pour moi. » Alors Hrap montra à Thrain les joyaux qu'il avait pris dans le temple, et offrit de les lui donner. Thrain dit qu'il n'en voulait pas, à moins de lui donner autre chose on échange. « Je vais donc rester ici, dit Hrap, et ils me tueront sous tes yeux, et tu peux t'attendre à être la risée de tout le monde. » À ce moment, ils voient le jarl et ses hommes qui s'approchent. Alors Thrain se décida à prendre Hrap avec lui. Il fit détacher une barque qui l'amena sur son vaisseau. « Et voici, dit-il, le meilleur endroit pour te cacher: nous allons défoncer deux tonneaux, et tu te mettras dedans. » Ainsi fut fait. Hrap entra dans les tonneaux, qui furent attachés ensemble et jetés par dessus bord.
Et voici que le jarl arrive avec sa troupe auprès des fils de Njal; il leur demande si Hrap est venu là. Ils disent que oui. Le jarl demande où il est allé ensuite. Ils disent qu'ils n'y ont pas pris garde. « Je comblerai d'honneurs, dit le jarl, celui qui me dira où est Hrap. »
Grim dit tout bas à Helgi: « Pourquoi ne le dirions-nous pas? Je ne sais pas si Thrain nous le revaudra jamais. » — « Et pourtant nous ne devons pas le dire, répondit Helgi, car il y va de sa vie. » Grim dit: « Il se peut que le jarl se venge sur nous; car il est si fort en colère qu'il faut bien qu'il s'en prenne à quelqu'un. » — « N'y prenons pas garde, dit Helgi, mais levons l'ancre et allons nous en au large dès que nous aurons bon vent. » — « N'attendrons-nous pas Kari? dit Grim. — « Ce n'est pas de cela que je m'inquiète à présent » dit Helgi. Ils levèrent donc l'ancre, et restèrent à l'abri d'une île, attendant un vent favorable.
Le jarl s'était approché de tous les hommes de l'équipage, pour les questionner; mais ils répondirent tous qu'ils ne savaient rien de Hrap. Alors le jarl dit: « Allons trouver mon ami Thrain, il nous livrera l'homme s'il sait où il est. » Ils prirent un bateau long, et vinrent aborder le vaisseau de Thrain. Thrain voit le jarl venir, il se lève, et le salue d'un air gracieux. « Nous cherchons, dit le jarl, un homme qui se nomme Hrap, et qui est d'Islande. Il nous a fait tout le mal possible. Nous venons vous prier de nous le livrer, ou de nous dire ce qu'il est devenu. » Thrain répondit: « Vous savez, seigneur, que j'ai tué celui que vous aviez proscrit, au risque de ma vie, et que j'ai reçu de vous, en récompense, de grands honneurs. » — « Tu en auras de plus grands encore » dit le jarl. Thrain tenait conseil en lui-même; il ne savait pas bien comment le jarl prendrait la chose. Il finit pourtant par nier que Hrap fût là, et dit au jarl de chercher. Le jarl chercha quelque peu, après quoi il revint à terre. Il s'en alla à l'écart des autres, et il était si fort en colère que personne n'osait lui parler.
« Menez-moi vers les fils de Njal, dit le jarl. Je les forcerai bien à me dire la vérité. » On lui dit qu'ils étaient au large. « Il n'y a donc rien à faire, dit le jarl, mais il y avait deux tonnes d'eau le long du vaisseau de Thrain, où un homme pouvait bien se tenir caché. Si Thrain a caché Hrap, c'est là qu'il était. Allons une seconde fois trouver Thrain. »
Thrain voit que le jarl fait mine de revenir: « Il était bien en colère tout à l'heure, dit-il, mais il va l'être moitié plus encore. Il y va de la vie de tous ceux qui sont sur le vaisseau, si l'un de nous lui dit un seul mot de Hrap. » Ils promirent de se taire, car chacun avait grand'peur pour soi. On retira quelques sacs de la cale, et Hrap se mit à leur place; puis ils le couvrirent avec d'autres sacs légers. Et voici que le jarl arrive comme ils venaient de finir. Thrain salua le jarl, qui lui rendit son salut, mais au bout d'un instant seulement. Ils virent que le jarl était grandement en colère. Il dit à Thrain: « Livre-moi Hrap; car je sais que tu l'as caché. » — « Où l'aurais-je caché, seigneur? » dit Thrain. — « Tu le sais mieux que personne, dit le jarl; mais s'il faut que je le dise, je crois que tu l'avais caché tout à l'heure dans ces tonnes d'eau qui étaient le long du vaisseau. » — « Je ne tiens pas, seigneur, à passer pour menteur à vos yeux, dit Thrain; j'aime mieux que vous cherchiez dans mon vaisseau. » Le jarl monta sur le vaisseau; il chercha, et ne trouva rien. « M'en tenez-vous quitte maintenant, seigneur? dit Thrain. » — « Point du tout, dit le jarl; mais je ne sais pourquoi nous ne pouvons pas le trouver: il m'a semblé que je voyais clair dans tout ceci sitôt que j'ai été à terre; mais depuis que je suis ici je ne vois plus rien. » Et il fait de nouveau ramer vers le rivage. Il était si fort en colère qu'il n'y avait pas à lui parler. Son fils Svein était avec lui. « C'est une étrange façon de faire, dit-il, que de décharger sa colère sur des gens qui n'ont rien fait de mal ».
Alors le jarl s'éloigna encore des autres, puis il revint et dit: « Aux rames encore une fois, et allons les retrouver ». Ainsi fut fait. « Où donc était-il caché? » dit Svein. « Cela importe peu à présent, dit le jarl, car il ne doit plus y être. Il y avait deux sacs près de l'ouverture de la cale, et Hrap était dans la cale à leur place. »
« Voici qu'ils remettent leur barque à l'eau, dit Thrain, ils vont revenir vers nous. Il faut le faire sortir de la cale, et mettre autre chose à la place; mais nous laisserons les deux sacs dehors. » Ils le firent. Alors Thrain dit: « Cachons Hrap dans la voile qui est roulée autour de la vergue. » Et ainsi fut fait. À ce moment le jarl arrive. Il était plus en colère que jamais: « Me livreras-tu cet homme maintenant, Thrain? dit-il. C'est sérieux cette fois. » — « Il y a longtemps que je vous l'aurais livré, répond Thrain s'il était en mon pouvoir; mais où pourrait-il être? » — « Dans la cale » dit le jarl. »--Pourquoi ne l'y avez vous pas cherché? » dit Thrain. — « L'idée ne nous en est pas venue » dit le jarl. Ils cherchèrent alors dans tout le vaisseau, mais ils ne le trouvèrent point. Thrain dit: « M'en tenez-vous quitte à présent, seigneur? » — « Certes non, dit le jarl, car je sais que tu as caché cet homme, bien que je n'arrive pas à le trouver. Mais j'aime mieux te voir traître envers moi que de l'être envers toi. » Et il retourna à terre.
« Maintenant je sais, dit le jarl, où Thrain avait caché Hrap. » — « Où donc? » dit son fils Svein. — « Dans la voile, dit le jarl, qui était roulée autour de la vergue. »
À ce moment, le vent se leva. Thrain mit à la voile et sortit du fjord, s'en allant vers la pleine mer. Il cria au jarl en s'éloignant (et longtemps après on le racontait encore): « Le vautour a déployé ses ailes et Thrain ne cédera pas. » Le jarl entendit les paroles de Thrain: « Il va se passer bien des choses, dit-il; et ce n'est pas parce que je n'ai pas su voir à temps, mais l'alliance qu'ils ont faite entre eux les conduira tous deux à la mort. »
Thrain ne fut pas longtemps en mer. Il arriva en Islande, et rentra dans son domaine. Hrap était avec Thrain, et passa l'hiver chez lui. Au printemps Thrain lui donna un domaine qu'on appela Hrapstad, et Hrap s'y établit. Mais il était tout le temps à Grjota, et les gens trouvaient qu'il y gâtait tout. Quelques-uns disaient même qu'il y avait de l'amitié entre lui et Halgerd, et qu'il l'avait séduite; mais d'autres disaient le contraire. Thrain donna son vaisseau à Mörd Urækja son parent. Ce Mörd est celui qui tua Od fils d'Haldor, à Gautavik dans l'est, sur le Berufjörd.
Tous les parents de Thrain le reconnaissaient pour leur chef.
Il nous faut revenir au jarl Hakon. Quand il vil Thrain lui échapper, il dit à son fils Svein: « Prenons quatre vaisseaux longs, allons trouver les fils de Njal et tuons-les; car ils étaient d'accord avec Thrain. » — « Ce n'est pas bien agir, dit Svein, que de s'en prendre à des hommes qui n'ont rien fait, et de laisser échapper le coupable. » — « Je sais ce que j'ai à faire » dit le jarl. Ils se mettent donc à la recherche des fils de Njal, et les trouvent à l'abri d'une île, Grim voit le premier le vaisseau du jarl: « Voici des vaisseaux de guerre qui viennent à nous, dit-il à Helgi; c'est le jarl, je le vois, et ce n'est pas la paix qu'il nous apporte. » — « Tu sais ce qu'il est dit, répond Helgi; de braves hommes se défendent contre qui que ce soit. Et nous aussi nous nous défendrons. » Ils le prièrent tous de les commander. Et ils prirent leurs armes. À ce moment le jarl arrive, et leur crie de se rendre. Helgi répond qu'ils se défendront tant qu'ils pourront. Le jarl offre la paix à tous ceux qui refuseraient de défendre Helgi. Mais Helgi était si aimé que tous aimèrent mieux mourir avec lui.
Alors le jarl commence l'attaque, lui et ses hommes. Les autres se défendent bien, et on voit toujours les fils de Njal au plus fort de la mêlée. Plus d'une fois le jarl leur offrit la paix, ils répondaient toujours de même, disant qu'ils ne se rendraient jamais. Un homme du jarl, Aslak de Langey, leur fit un rude assaut, et monta sur le vaisseau par trois fois. « Tu y vas hardiment, dit Grim; ce serait bien, si tu arrivais à quelque chose. » Il lança à Aslak un javelot qui lui perça la gorge, Aslak mourut sur le champ. Un moment après, Holgi tua Egil, l'homme qui portait la bannière du jarl.
Alors Svein, fils d'Hakon, s'avança vers les fils de Njal. Il les fit enfermer d'un cercle de boucliers, et ils furent pris tous les deux. Le jarl voulait les faire tuer tout de suite. Mais Svein demanda qu'on ne fît pas cela, disant qu'il faisait nuit, Alors le jarl dit: « Qu'on les tue demain matin, et qu'on les attache bien pour ce soir, » — « Ainsi fera-t-on, dit Svein, mais je n'ai jamais vu de plus braves hommes que ceux-ci, et c'est grand dommage de leur ôter la vie. » — « Ils ont tué deux de nos meilleurs hommes, dit le jarl, et nous les vengerons en faisant mourir ceux-ci. » — « C'est qu'ils étaient encore plus braves qu'eux, dit Svein; mais il en sera comme tu voudras. » Les fils de Njal furent donc liés et enchaînés, après quoi le jarl et ses hommes s'endormirent.
Pendant qu'ils dormaient, Grim dit à Helgi: « Je voudrais bien m'échapper, si je pouvais. » — « Cherchons quelque moyen » dit Helgi. Grim voit près de lui, à terre, une hache dont le tranchant est tourné en l'air. Il rampe jusque là, et coupe sur le tranchant la corde d'arc dont il est lié, non sans se faire au bras une grande blessure. Puis il délia Helgi. Après cela, ils se glissèrent par dessus bord, et vinrent à terre sans que les gens du jarl y eussent pris garde. Ils brisèrent leurs fers et s'en allèrent de l'autre côté de l'île. Le jour commençait à poindre. Ils virent qu'il y avait là un vaisseau, et reconnurent que c'était Kari, fils de Sölmund, qui venait d'arriver. Ils allèrent le trouver et lui dirent les mauvais traitements qu'on leur avait faits. Ils lui montrèrent leurs blessures, et dirent que le jarl était encore endormi. « C'est mal fait, dit Kari, que des innocents soient maltraités pour le compte de méchantes gens; mais maintenant, qu'avez-vous envie de faire? » — « Nous voulons aller trouver le jarl, dirent-ils, et le tuer. » — « Vous n'aurez pas cette chance, dit Kari, quoique l'audace ne vous manque pas. Mais sachons d'abord s'il est encore là. » Ils y allèrent, et ils virent que le jarl était parti.
Alors Kari s'en vint à Hlad trouver le jarl, et lui remit le tribut. « As-tu pris avec toi les fils de Njal? » dit le jarl. — « C'est la vérité » dit Kari. — « Veux-tu me les livrer? » dit le jarl. — « Je ne veux pas » dit Kari. — « Veux-tu me jurer que tu ne m'attaqueras jamais avec eux? » dit le jarl. Alors Eirik fils du jarl prit la parole: « Il n'y a pas, dit-il, à faire semblable demande. Kari a toujours été notre ami. Et les choses ne se seraient pas passées ainsi, si j'avais été là. Les fils de Njal s'en seraient tirés sans dommage, et ceux-là auraient été punis qui le méritaient. Mon avis est qu'il est plus sage de faire de beaux présents aux fils de Njal pour les mauvais traitements et les blessures qu'il ont reçus. » — « Tu as raison, dit le jarl; mais je ne sais s'ils voudront bien faire la paix. » Et il dit à Kari de tâcher de faire sa paix avec les fils de Njal.
Kari alla donc trouver Helgi, et lui demanda s'il prendrait les présents du jarl. « Je prendrai ceux de son fils Eirik, répondit Helgi, mais je ne veux pas avoir affaire au jarl. » Kari dit à Eirik la réponse des deux frères. « Ils auront donc mes présents » dit Eirik, puisqu'il leur semble mieux ainsi, et dis-leur que je les prie de venir chez moi, et que mon père ne leur fera point de mal. » Ils acceptèrent et vinrent chez Eirik. Ils furent avec lui jusqu'au moment ou Kari eut mis son vaisseau en état de faire voile de nouveau vers l'ouest. Alors Eirik donna un festin en l'honneur de Kari, et il lui fit de beaux présents, ainsi qu'aux fils de Njal. Après cela ils prirent la mer avec Kari, et s'en allèrent à l'ouest trouver le jarl Sigurd. Il les reçut à merveille, et ils passèrent l'hiver avec lui.
Au printemps Kari pria les fils de Njal de venir avec lui guerroyer. Grim dit qu'ils le feraient si Kari voulait bien aller avec eux en Islande. Kari le promit. Ils partirent donc en guerre tous ensemble. Ils guerroyèrent à Öngulsey, et dans toutes les îles du sud. De là ils vinrent à Satiri, où ils débarquèrent et attaquèrent les habitants. Ils firent beaucoup de butin, après quoi ils reprirent la mer. De là ils vinrent au Sud, dans le Bretland, où ils guerroyèrent encore, puis à Mön. Ils se rencontrèrent avec Gudröd, roi de Mön, le battirent et tuèrent son fils Dungal. Ils firent là encore beaucoup de butin. De là ils vinrent au Nord, à Kol, trouver le jarl Gilli. Il les reçut bien, et ils restèrent chez lui quelque temps. Il s'en alla avec eux aux Orkneys rendre visite au jarl Sigurd. Et au printemps le jarl Sigurd donna pour femme au jarl Gilli sa sœur Nereid. Après quoi il retourna aux îles du Sud.
Cet été-là, Kari et les fils de Njal firent leurs préparatifs pour s'en aller en Islande. Quand ils furent tout prêts, ils vinrent trouver le jarl. Il leur fit de beaux présents, et ils se séparèrent en grande amitié. Après cela ils prirent la mer. La traversée fut courte, car ils avaient bon vent, et ils abordèrent à Eyrar. Ils se procurèrent des chevaux, et, laissant là leurs vaisseaux, ils s'en allèrent à Bergthorshval. Et quand ils arrivèrent, ce fut grande joie pour tout le monde. Ils apportèrent chez eux leurs richesses, et mirent leur vaisseau à couvert.
Kari passa cet hiver chez Njal. Au printemps, il demanda en mariage Helga, fille de Njal; Grim et Helgi parlèrent pour lui, et voici comment finit la chose: Helgi fut fiancée à Kari, et on fixa le jour de la noce. On la fit un demi-mois avant la mi-été. Kari et sa femme restèrent tout cet hiver là chez Njal. Au printemps, Kari acheta des terres à Dyrholm, dans le Mydal, au pays de l'ouest, et il y fit un domaine. Il y mit un intendant et une ménagère; mais ils continuèrent, lui et sa femme, à demeurer chez Njal.
Hrap avait son domaine à Hrapstad; mais il était toujours à Grjota, et on disait qu'il y gâtait tout. Thrain était bien avec lui.
Un jour il arriva que Ketil de Mörk était à Bergthorshval. Les fils de Njal vinrent à parler des maux qu'ils avaient soufferts, et dirent qu'ils auraient fort à se plaindre de Thrain, s'ils voulaient. Njal fut d'avis que Ketil devait parler de la chose avec son frère Thrain. Il le promit. Et il fut convenu qu'il le ferait à son loisir.
Peu de temps après, Ketil parla à Thrain. Les fils de Njal vinrent l'interroger. Mais il dit qu'il ne pouvait pas répéter grand'chose de ce qui s'était passé entre eux: « Car j'ai bien vu, dit-il, que Thrain trouvait que je mets trop d'importance à ma parenté avec vous. » On n'en dit pas plus long; mais il sembla aux fils de Njal que l'affaire prenait une mauvaise tournure. Ils demandèrent conseil à leur père, disant qu'ils n'avaient pas envie d'en rester là. Njal répondit: « Ceci n'est pas un cas sans précédent. Si vous les tuez, cela passera pour un meurtre sans cause. Voici donc mon conseil: envoyez-leur pour leur parler, le plus de gens que vous pourrez, de façon qu'il y ait le plus de témoins possible, s'ils répondent mal. Que Kari porte la parole; car c'est un homme qui saura s'y prendre. Votre désaccord ne fera que croître, car ils entasseront injures sur injures, quand ils verront que d'autres s'en mêlent: ce sont des gens sans raison. Il se peut qu'on dise que mes fils sont lents à l'action; mais laissez dire pour un temps, car toute chose faite peut être envisagée de deux manières. Pourtant il faut en dire assez pour qu'on sache que vous irez de l'avant, si on vous traite mal. Si vous m'aviez demandé conseil tout d'abord, on n'aurait jamais parlé de ceci et vous n'en auriez eu nulle honte. Mais à présent vous voici dans un grand embarras, et vos affronts ne feront qu'augmenter, si bien que vous n'aurez plus qu'à entrer en querelle et à recourir aux armes; et il est difficile de dire ce qui en sortira. » Ils n'en dirent pas davantage. Et bien des gens commençaient à parler de tout ceci.
Un jour les deux frères vinrent demander à Kari d'aller à Grjota. Kari dit qu'il aurait mieux aimé un autre voyage, mais qu'il irait, si c'était l'avis de Njal. Kari s'en va donc trouver Thrain. Ils parlent de l'affaire, et chacun l'envisage à sa façon. Kari revient, et les fils de Njal lui demandent ce qu'ils ont dit, lui et Thrain. Kari dit qu'il ne répétera pas leurs paroles: « Car je m'attends, ajoute-t-il, à ce qu'il vous les redise à vous-mêmes. »
Thrain avait dans son domaine seize hommes exercés aux armes; huit d'entre eux le suivaient partout où il allait. Il était magnifique, et il chevauchait toujours vêtu d'un manteau bleu, et un casque doré en tête. Il tenait à la main sa lance présent du jarl, et un beau bouclier; son épée pendait à sa ceinture. Il avait avec lui, dans toutes ses courses, Gunnar fils de Lambi, Lambi fils de Sigurd et Grani fils de Gunnar de Hlidarenda. Mais Hrap le meurtrier se tenait plus près de lui qu'eux tous. Hrap avait un serviteur nommé Lodin; Lodin était aussi de la suite de Thrain, ainsi que son frère Tjörvi. C'étaient Hrap le meurtrier et Grani fils de Gunnar, qui voulaient le plus de mal aux fils de Njal et qui empêchaient qu'on leur offrît ni paix ni amende.
Les fils de Njal demandèrent à Kari de venir avec eux à Grjota. Il dit qu'il voulait bien: « Car il est bon, ajouta-t-il, que vous entendiez la réponse de Thrain. Ils se préparèrent donc, les quatre fils de Njal, et Kari le cinquième. Ils partent pour Grjota. Il y avait devant la maison un large porche, où nombre d'hommes pouvaient se ranger. Une femme qui était dehors les vit venir et le dit à Thrain. Il donna ordre à ses hommes de se mettre sous le porche et de prendre leurs armes. Ainsi firent-ils. Thrain était au milieu, devant la porte. À ses côtés se tenaient Hrap le meurtrier et Grani, fils de Gunnar, après eux Gunnar, fils de Lambi, puis Lodin et Tjörvi, puis Lambi fils de Sigurd, puis le reste; car tous les hommes étaient à la maison.
Skarphjedin et les siens s'avancent. Il vient le premier, puis Kari, puis Höskuld, puis Grim, puis Helgi. Et quand ils furent devant la porte, aucun de ceux qui étaient là ne leur fit de salut: « Soyons tous les bienvenus » dit alors Skarphjedin.
Halgerd était sous le porche, et elle parlait tout bas à Hrap: « Nul de ceux qui sont ici ne vous appellera bienvenus » dit-elle. — « Je me soucie peu de tes paroles, dit Skarphjedin, car tu n'es qu'une femme de rien et une prostituée. » Et Skarphjedin chanta.
« Tes paroles, femme couverte d'or, ne viennent pas jusqu'à nous, des guerriers tels que nous sommes; je vais nourrir aujourd'hui les loups et les aigles. Tu n'es qu'une femme qu'on jette dans un coin, une coureuse, et une prostituée. Nous, quand nous courons la mer sur nos vaisseaux, nous sommes de la race d'Odin. »
« Tu me paieras cela avant de t'en retourner » dit Halgerd.
Alors Helgi prit la parole et dit: « Je suis venu te demander, Thrain, si tu veux m'offrir quelque dédommagement pour les maux que j'ai soufferts en Norvège à cause de toi. » Thrain répondit: « Je ne savais pas encore que toi et tes frères vous faisiez argent de votre bravoure. Jusqu'à quand allez-vous me réclamer cette amende? » — « Bien des gens sont d'avis que tu nous dois un accommodement, dit Helgi, car ta vie était en jeu alors. » — « C'est la chance qui a décidé, dit Hrap, et ceux-là ont eu les coups qui devaient les avoir; les mauvais traitements ont été pour vous, et nous nous en sommes tirés. »--Mauvaise chance pour Thrain, dit Helgi, d'avoir rompu sa foi envers le jarl, en se chargeant de toi. » — « Ne vas-tu pas me réclamer une amende aussi? dit Hrap; je vais te payer de la bonne façon. » — « Si nous avons des démêlés, dit Helgi, ce n'est pas toi qui en profiteras. » — « Ne perds pas ton temps à parler à Hrap, dit Skarphjedin, change lui plutôt sa peau grise contre une rouge. » — « Tais-toi, Skarphjedin, dit Hrap; je ne me ferai pas faute de te jeter ma hache à la tête. » — « On verra bien, dit Skarphjedin, qui de nous deux mettra des pierres sur la tête de l'autre. » — « Partez d'ici, gens à la barbe de fumier, cria Halgerd; c'est ainsi que nous vous appellerons toujours à présent; et votre père, le drôle sans barbe. » Et avant qu'ils fussent partis tous les autres avaient redit les paroles d'Halgerd, hormis Thrain. Il leur défendit de les répéter.
Les fils de Njal s'en allèrent, et revinrent à la maison. Ils dirent à leur père ce qui s'était passé, « Avez vous pris des témoins des paroles qui ont été dites? » demanda Njal. — « Aucun, dit Skarphjedin; nous n'avons nulle envie de poursuivre l'affaire autrement que par les armes. » — « Personne ne croira que vous osiez lever la main » dit Bergthora. — « Attends, femme, dit Kari, avant d'exciter tes fils; ils ont assez envie d'aller de l'avant ». Après cela, ils parlèrent encore longtemps, tous, à voix basse, le père, les fils, et Kari.
On commençait à parler beaucoup de cette querelle, et tous étaient d'avis qu'au point où on en était, il n'y avait plus à l'étouffer.
Runolf, fils d'Ulf, godi d'Ör, de Dal dans l'est, était grand ami de Thrain et il l'avait invité chez lui; il était convenu que Thrain s'en irait dans l'est, trois semaines ou un mois après le commencement de l'hiver.
Thrain prit avec lui pour faire le voyage Hrap, et Grani, fils de Gunnar, Gunnar fils de Lambi, Lambi, fils de Sigurd, et Lodin, et Tjörvi. Ils étaient huit en tout. La mère et la fille, Halgerd et Thorgerd, devaient venir aussi. Thrain annonça qu'il s'arrêterait à Mörk chez son frère Ketil; il dit aussi combien de nuits il comptait passer au loin. Ils étaient tous armés jusqu'aux dents.
Ils chevauchèrent vers l'est, passant le Markarfljot. Ils trouvèrent là des femmes mendiantes qui les prièrent de leur faire passer l'eau, ils le firent, après quoi ils vinrent à Dal ou ils trouvèrent un bon accueil, Ketil de Mörk y était. Ils restèrent là deux nuits. Runolf et Ketil prièrent Thrain de s'arranger avec les fils de Njal. Mais Thrain répondit de travers: il dit que jamais il ne leur donnerait d'argent, et qu'il était bien de taille à leur tenir tête, partout où ils se rencontreraient. « C'est possible, dit Runolf, mais moi je suis d'avis qu'ils n'ont pas leur pareil, depuis que Gunnar de Hlidarenda est mort; et il est à croire qu'il s'ensuivra mort d'homme des deux côtés. » Thrain dit qu'il n'en avait pas peur.
Alors Thrain partit pour Mörk, où il passa deux nuits. Puis il revint à Dal. À l'un et l'autre endroit, on lui fit au départ de beaux présents.
Les bords du Markarfljot étaient gelés, et il y avait des banquises de glace, çà et là, au travers de la rivière.
Thrain dit qu'il voulait retourner chez lui ce soir-là. Runolf lui dit de n'en rien faire, qu'il serait plus prudent de ne pas marcher au jour qu'il avait dit. « Ce serait avoir peur, répond Thrain, et je ne veux pas de cela. »
Les mendiantes auxquelles Thrain et ses hommes avait fait passer l'eau, vinrent à Bergthorshval. Bergthora leur demanda de quel pays elles étaient. Elles dirent qu'elles venaient de l'est, du pays qui est sous l'Eyjafjöll. « Qui vous a fait passer la rivière? » demanda Bergthora. — « Des hommes magnifiquement vêtus » dirent-elles. — « Qui étaient-ils? » dit Bergthora. — « Thrain fils de Sigfus, dirent-elles, et les hommes de sa suite. Et il nous a semblé qu'ils disaient beaucoup de mauvaises paroles sur ton mari et ses fils. » — « On n'entend pas toujours sur son compte les paroles qu'on voudrait » dit Bergthora. Elles s'en allèrent. Bergthora leur fit des présents d'adieu, et leur demanda quand Thrain reviendrait chez lui. Elles dirent qu'il serait de retour à quatre ou cinq nuits de là. Bergthora alla le dire à ses fils et à Kari son gendre, et ils parlèrent longtemps ensemble, tout bas.
Ce même matin où Thrain et les siens quittaient le pays de l'est, Njal s'éveilla de bonne heure, et il entendit la hache de Skarphjedin résonner contre la muraille.
Njal se lève et sort. Il voit ses fils tout armés, et avec eux Kari, son gendre.
Skarphjedin était en avant. Il était vêtu d'une casaque bleue; il avait son bouclier à la main, et sa hache levée sur l'épaule. Après lui venait Kari. Il avait un justaucorps de soie, un casque et un bouclier dorés, et sur le bouclier était peint un lion. Après lui venait Helgi, vêtu de rouge, le casque en tête. Son bouclier était rouge, et orné d'une figure de cerf. Tous avaient des vêtements de couleurs éclatantes.
« Où vas-tu, mon fils? » cria Njal à Skarphjedin, — « À la chasse aux moutons » répondit l'autre. — « C'est comme l'autre fois, dit Njal; mais ce jour-là vous avez chassé des hommes. » Skarphjedin se mit à rire: « Entendez-vous, dit-il, ce que dit notre bonhomme de père? Il a ses soupçons. » — « Quand lui as-tu déjà dit cela? » dit Kari. — « Quand j'ai tué Sigmund le blanc, le parent de Gunnar » dit Skarphjedin. — « Pourquoi l'as-tu tué? » dit Kari. — « Il avait tué Thord, fils de l'affranchi, notre père nourricier » répondit Skarphjedin.
Njal rentra. Les autres s'en allèrent jusqu'à un endroit qu'on appelait le défilé rouge. Là il attendirent. De la place où ils étaient ils pouvaient voir, du côté de l'est, les autres arrivant de Dal. Le soleil brillait ce jour-là et le temps était clair.
Et voici que Thrain et les siens arrivent de Dal en chevauchant le long de la rivière. Lambi fils de Sigurd dit: « Je vois briller des boucliers au défilé rouge: le soleil les fait reluire; il doit y avoir là une embuscade. »--Changeons de route et suivons la rivière, dit Thrain, il faudra bien qu'il viennent à notre rencontre, s'ils ont affaire à nous, » Ils se détournèrent donc et suivirent le bord de l'eau. Skarphjedin dit: « Ils nous ont vus, car ils ont changé de route; nous n'avons plus rien d'autre à faire que de courir sur eux. » — « Bien des gens se mettent en embuscade, dit Kari, avec une partie moins inégale que la nôtre. Ils sont huit et nous quatre. »
Ils descendent donc au bord de la rivière et voient une banquise de glace un peu plus bas. C'est par là qu'ils veulent passer. Thrain et les siens s'étaient postés sur la glace, en amont de la banquise. « Que peuvent vouloir ces gens-là? » dit Thrain. Ils sont quatre, et nous sommes huit. » — « Et moi je crois, dit Lambi fils de Sigurd, qu'ils nous attaqueraient quand nous serions encore plus. »
Thrain jette son manteau, et ôte son casque.
Skarphjedin courait avec les autres le long de la rivière: et voici que la courroie de son soulier cassa, et le força de s'arrêter. « Que tardes-tu, Skarphjedin? » dit Grim. — « J'attache mon soulier » dit Skarphjedin. — « Allons toujours, dit Kari, je connais Skarphjedin, il n'arrivera pas plus tard que nous. » Ils continuent de courir vers la banquise, et ils vont à toute vitesse.
Skarphjedin sauta sur ses pieds dès qu'il eut attaché sa courroie. Il levait en l'air sa hache Rimmugygi. Il court vers la rivière, mais l'eau est si profonde que sur une grande longueur il ne faut pas songer à la passer à gué.
Il y avait de l'autre côté un amas de glaçons, uni comme du verre. Thrain et les siens avaient pris place au milieu. Skarphjedin prend son élan, il saute par dessus le fleuve, au milieu des glaçons, et puis, sans s'arrêter, il se lance en avant, les pieds joints. La glace était unie, et il avançait comme l'oiseau vole. Thrain était en train de remettre son casque. Skarphjedin arrive, il lève sur Thrain sa hache Rimmugygi, il le frappe à la tête, et la fend en deux jusqu'aux dents du menton, qui tombent sur la glace. Cela fut fait si vite, que personne n'eut le temps de frapper. Et là-dessus il s'éloigne, comme l'éclair.
Tjörvi avait jeté son bouclier devant Skarphjedin; il sauta par dessus, retomba sur ses pieds et continua de glisser jusqu'au bout de la banquise.
À ce moment, Kari et les autres arrivent à sa rencontre. « Voilà qui est d'un homme » dit Kari. — « À votre tour maintenant » dit Skarphjedin; et il chanta:
« Me voici arrivé en même temps que vous sur le lieu du combat. J'ai fait mordre la poussière à ce jeune insolent. Depuis que le jarl a dépouillé Grim et Helgi, voici enfin le moment venu de venger cette aventure. »
Il chanta encore: « J'ai brandi ma hache, qui fait pleuvoir les blessures. Elle qui se nomme l'ogre terrible, elle a pourvu les corbeaux de chair humaine. Rappelez-vous ce que vous avez promis à Hrap. Venez au combat, sur la plaine de glace. Rimmugygi de sa voix retentissante, vous a donné le signal. »
Ils s'avancent donc. Grim et Helgi ont vu Hrap, et courent sur lui. Hrap lève sa hache sur Grim. Helgi qui le voit, le frappe au bras: le bras est tranché et la hache tombe à terre. « Tu as fait là d'utile besogne, dit Hrap; cette main a causé mort ou dommage à plus d'un. » — « Mais voilà qui est fini » dit Grim, et il lui passe sa lance au travers du corps. Hrap tomba mort à l'instant.
Tjörvi court à Kari et lui lance un javelot. Kari saute en l'air, et le javelot passe sous ses pieds. Puis il court à Tjörvi et le frappe de son épée. L'épée s'enfonce dans la poitrine de Tjörvi, qui meurt sur le coup.
Skarphjedin s'était emparé de Gunnar fils de Lambi et de Grani fils de Gunnar. « Voilà que j'ai pris deux louveteaux, dit-il. Que vais-je en faire? » — « C'est à toi de tuer l'un ou l'autre, si tu veux leur mort » dit Helgi. — « Il ne me plaît pas, dit Skarphjedin, de faire à la fois ces deux choses; aider Högni, et tuer son frère. » — « Mais le temps viendra, dit Helgi, où tu souhaiteras de l'avoir tué; car ils ne garderont jamais de paix avec toi, ni ces deux-là, ni aucun de ceux qui sont ici. » — « Je n'ai pas peur de cela » dit Skarphjedin. Et ils donnèrent la vie sauve à Grani, fils de Gunnar, à Gunnar, fils de Lambi, à Lambi fils de Sigurd, et à Lodin.
Après cela ils retournèrent chez eux, et Njal leur demanda les nouvelles. Ils lui dirent tout ce qui s'était passé. « Ce sont là de grandes nouvelles, dit Njal; vous verrez qu'il s'ensuivra la mort d'un de mes fils, sinon pis encore. »
Gunnar, fils de Lambi, emporta le corps de Thrain à Grjota, où il lui éleva un tombeau.
Ketil de Mörk avait pris pour femme, comme il a été dit, Thorgerd fille de Njal. Mais il était frère de Thrain. Il se trouvait donc dans l'embarras. Il vint trouver Njal et lui demanda s'il n'avait pas quelque offre à lui faire pour le meurtre de Thrain. « Je te ferai, répondit Njal, des offres convenables. Je te prie donc d'amener tes frères, qui ont droit à l'amende, à accepter la paix. » Ketil dit qu'il le ferait volontiers. Et ils convinrent que Ketil irait trouver tous ceux à qui l'amende était due, et les déciderait à faire la paix. Puis il s'en retourna chez lui.
Ketil va donc trouver ses frères et les convoque tous ensemble à Hlidarenda. Il leur expose l'affaire et Högni fut pour lui tant que dura l'entretien. Ils tombèrent d'accord qu'il fallait choisir des arbitres, et fixer une rencontre avec Njal. Pour le meurtre de Thrain on décida qu'il serait payé le prix d'un homme libre, et que tous ceux qui de par la loi y avaient droit en prendraient leur part. Alors la paix fut déclarée conclue, et les gages échangés. Njal compta la somme entière, sur l'heure, ainsi que le doit faire un chef. Et tout fut tranquille pendant quelque temps.
Njal vint une fois à Mörk, et ils parlèrent ensemble, Ketil et lui, tout le jour. Le soir, Njal rentra chez lui et nul ne sut de quoi ils avaient parlé.
Peu après, Ketil s'en alla à Grjota. Il dit à Thorgerd: « J'ai toujours tenu mon frère Thrain en grande affection, et je veux te le montrer; je t'offre de prendre chez moi pour l'élever son fils Höskuld. » — « Il sera fait comme tu le désires, dit-elle. Tu feras à l'enfant tout le bien que tu pourras quand il sera grand, tu le vengeras s'il périt par les armes, et tu lui donneras une somme d'argent quand il prendra femme. Tu vas t'y engager par serment », et il promit tout cela. Höskuld partit avec Ketil et fut chez lui quelque temps.
Un jour Njal vint à Mörk. On lui fit bon accueil, et il y passa la nuit. Le soir, comme l'enfant était près de lui, il l'appela. L'enfant vint à lui aussitôt. Njal avait un anneau d'or au doigt: il le montra au petit garçon. Le petit prit l'anneau, le regarda, et le passa à son doigt. « Veux-tu l'accepter en cadeau? » dit Njal. « Je veux bien » dit l'enfant. « Sais-tu, dit Njal, ce qui a causé la mort de ton père? » — « Je sais, répondit l'enfant, que c'est Skarphjedin qui l'a tué; mais nous n'avons plus à y penser, puisque la paix a été faite, et que le prix du sang a été payé. » — « Ta réponse vaut mieux que ma demande, dit Njal, et tu seras un brave homme. » — « J'aime tes prédictions, dit Höskuld, car je sais que tu vois dans l'avenir et que tu ne dis point de mensonges. » Njal dit: « Je t'offre de te prendre chez moi pour t'élever, si tu veux y consentir. » Et Höskuld dit qu'il acceptait le bienfait, ainsi que tout autre que pourrait lui offrir Njal. L'affaire étant conclue, Höskuld partit avec Njal pour être élevé chez lui.
Njal prenait soin qu'il n'arrivât rien de fâcheux à l'enfant, et il l'avait en grande affection. Les fils de Njal l'emmenaient avec eux et le traitaient avec toutes sortes d'égards.
Le temps passa, et Höskuld arriva à l'âge d'homme. Il était grand et fort, le plus bel homme qu'on pût voir, avec une longue chevelure. C'était un des plus braves parmi les hommes du pays. Il était doux dans ses paroles, généreux, réfléchi. Il parlait bien à tous, et était aimé de tous. Les fils de Njal et Höskuld n'avaient jamais de différend entre eux, ni en paroles, ni en actions.
Il y avait un homme nommé Flosi. Il était fils de Thord, godi de Frey, fils d'Össur, fils d'Asbjörn, fils d'Heyjangrsbjörn, fils d'Helgi, fils de Björn Buna, fils de Grim, seigneur de Sogn. La mère de Flosi était Ingunn, fille de Thorir d'Espihol, fils d'Hamund Heljarskin, fils de Hjör, le fils du roi Half, qui régna sur les hommes de Half, et qui fut fils de Hjörleif Kvensama.
La mère de Thorir était Ingunn, fille d'Helgi le maigre, qui prit des terres au fjord de l'est.
Flosi avait pris pour femme Steinvör, fille de Hal de Sida. C'était une fille bâtarde, et sa mère s'appelait Solvör. Elle était fille d'Herjölf le blanc.
Flosi habitait à Svinafell. C'était un grand chef. Il était fort et de grande taille, le plus hardi des hommes. Son frère s'appelait Starkad. Il n'avait pas la même mère que Flosi. La mère de Starkad était Thraslaug, fille de Thorstein Titling, fils de Geirleif. La mère de Thraslaug était Unn, fille d'Eyvind Karf, un de ceux qui s'établirent en Islande, et sœur de Modolf le sage.
Les autres frères de Flosi étaient Thorgeir et Stein, Kolbein et Egil.
La fille de Starkad, frère de Flosi, s'appelait Hildigunn. C'était une femme d'un grand courage, et la plus belle femme qu'on pût voir. Elle était si habile de ses mains, qu'elle n'avait pas son égale parmi les autres femmes. Mais elle était cruelle, et de cœur dur, quoiqu'elle sût être libérale quand il le fallait.
Il y avait un homme nommé Hal. On l'appelait Hal de Sida. Il était fils de Thorstein, fils de Bödvar. La mère de Hal s'appelait Thordis, et était fille d'Össur, fils de Hrodlaug, fils de Rögnvald, Jarl de Mæri, fils d'Eystein le batailleur.
Hal avait pour femme Joreid, fille de Thidrand le sage, fils de Ketil le tapageur, fils de Thorir, fils de Thidrand, de Veradal. Les frères de Joreid étaient Ketil le tapageur, de Njardvik, et Thorval, père d'Helgi fils de Droplaug. Halkatla était la sœur de Joreid, elle fut mère de Thorkel fils de Geitir, et de Thidrand.
Le frère de Hal se nommait Thorstein. On l'appelait Thorstein Breidmagi. Son fils était Kol, qui fut tué par Kari dans le Bretland.
Les fils de Hal de Sida étaient Thorstein et Egil, Thorvald et Ljot, et Thidrand, celui que les déesses ont tué.
Il y avait un homme nommé Thorir. On l'appelait Haltathorir. Ses fils étaient Thorgeir Skorargeir et Thorleif Krak, et Thorgrim le grand.
Il faut raconter maintenant comme quoi Njal vint trouver Höskuld, son fils d'adoption: « Je voudrais, mon fils, lui dit-il, te chercher une femme. » Höskuld dit, que cela lui allait, et le pria de s'occuper de la chose: « De quel côté, dit-il, es-tu d'avis de nous tourner? » — « Il y a, répondit Njal, une femme nommée Hildigunn, elle est la fille de Starkad, fils de Thord, godi de Frey. C'est le meilleur parti que je connaisse. » — « Fais comme tu l'entendras, mon père, dit Höskuld. Ton choix sera le mien. » — « C'est donc là que nous ferons notre demande » dit Njal.
Peu de temps après, Njal convoqua nombre d'hommes pour l'accompagner. Il y avait les fils de Sigfus, tous les fils de Njal, et Kari fils de Sölmund. Ils montent à cheval, et s'en vont à l'est, jusqu'à Svinafell. Ils trouvent là bon accueil. Le jour d'après, Njal et Flosi entrent en conversation. Njal prit la parole et dit: « Je suis venu ici pour conclure une alliance avec toi, Flosi, et pour te demander en mariage Hildigunn, la fille de ton frère. » — « Pour qui? » dit Flosi. — « Pour Höskuld, fils de Thrain, mon fils d'adoption » dit Njal. — « L'idée est bonne, dit Flosi, quoiqu'il y ait bien des risques à courir pour vous deux; mais que me diras-tu d'Höskuld? » — « Je n'en puis dire que du bien, répondit Njal, et je lui donnerai en mariage autant d'argent qu'il vous semblera convenable, si vous voulez conclure l'affaire. » — « Appelons Hildigunn, dit Flosi, et sachons ce qu'elle pense de l'homme dont tu me parles. »
On envoya donc chercher Hildigunn. Elle arriva. Flosi lui dit la demande de Njal. « Je suis une femme orgueilleuse, répondit-elle, et je ne sais pas comment je m'arrangerais avec des hommes d'humeur semblable; et puis ce n'est pas tout: cet homme ne commande à personne, et tu m'as dit que tu ne me marierais jamais avec un homme qui ne fût pas godi. » — « C'est assez, dit Flosi; si tu ne veux pas être la femme d'Höskuld, je n'ai plus à faire mes conditions. » — « Je n'ai pas dit, répliqua-t-elle, que je refusais d'être la femme d'Höskuld, s'ils peuvent faire de lui un godi. Mais je ne veux de lui qu'à cette condition. » — « Je vous prierai donc, dit Njal, de laisser l'affaire en suspens pendant trois ans. » Et Flosi répondit qu'ainsi ferait-on. « Je fais encore une condition, dit Hildigunn; si ce mariage se fait, nous resterons ici dans le pays de l'est. » Njal dit que c'était à Höskuld à répondre à cela. Et Höskuld dit qu'il avait confiance en bien des gens, mais en son père adoptif plus qu'en nul autre. Ils remontèrent à cheval, et quittèrent le pays de l'est.
Njal cherchait pour Höskuld un siège de godi, mais personne ne voulait vendre le sien.
L'été se passa, et le temps de l'Alting arriva. Cet été là, il y avait de grands procès à juger. Bien des gens firent comme d'habitude et vinrent trouver Njal. Mais, comme on ne s'y attendait guère, il les conseilla de telle sorte que leurs procès ne purent aboutir: et il en résulta de grandes querelles et les hommes quittèrent le ting sans que justice fût rendue.
Le temps se passe, et vient un autre ting. Njal y alla. Tout fut d'abord tranquille, jusqu'au moment où Njal dit aux hommes qu'il était temps d'introduire leurs affaires. La plupart dirent, que cela ne servirait de rien, puisqu'il n'y avait pas moyen d'aboutir, quoique ces procès eussent été déférés à l'Alting; « Nous aimons mieux, ajoutèrent-ils, défendre notre droit d'estoc et de taille. » — « Gardez-vous en, dit Njal; il n'est pas bon qu'il n'y ait pas de loi dans ce pays. Vous avez quelque raison cependant de parler comme vous le faites; c'est à nous de vous aider, qui connaissons la loi, et qui devons l'appliquer. Mon avis est donc que nous réunissions tous les chefs, et que nous parlions ensemble de la chose. »
On alla donc à l'assemblée. Njal dit: « J'ai une proposition à faire à toi, Skapti fils de Thorod, et aux autres chefs. Il me semble que nos procès viennent à néant, s'il nous faut les porter devant les tribunaux de quartier, où ils s'embrouillent de telle sorte qu'ils ne peuvent plus ni avancer ni reculer. Je trouverais préférable d'avoir un cinquième tribunal, devant lequel seraient portées toutes les affaires qui n'auraient pu se terminer devant les tribunaux de quartier. » — « Et comment nommeras-tu, dit Skapti, ton cinquième tribunal, puisque les tribunaux de quartier prennent tous nos anciens godis, douze pour chaque tribunal? » — « Je vois un moyen, dit Njal, c'est de faire de nouveaux godis, en prenant dans chaque quartier ceux qui conviennent le mieux pour cela; et les suivront au ting tous ceux qui voudront. » — « Nous ferons selon ton conseil, dit Skapti: mais quelles sortes de procès viendront devant eux? » — « Il faut, dit Njal, qu'ils connaissent de toutes les affaires d'illégalités au ting, de faux témoignages et de citations mensongères en justice. De même toutes les affaires où les tribunaux de quartier seront divisés, on les fera venir devant le cinquième tribunal. De même encore, si quelqu'un offre ou accepte de l'argent pour corrompre la justice. C'est devant ce tribunal que les serments seront les plus solennels, et chaque serment sera appuyé par deux hommes, qui confirmeront sur leur honneur ce que les autres auront juré. Dans le cas aussi ou une des deux parties procéderait régulièrement, et l'autre irrégulièrement, il faudra que le tribunal juge en faveur de ceux qui auront procédé régulièrement. Les affaires seront jugées comme aux tribunaux de quartier, avec cette différence qu'une fois le cinquième tribunal formé de quatre fois douze juges, le plaignant en récusera six, et le défendeur six autres. Et si le défendeur ne veut pas, c'est le plaignant qui en récusera encore six, comme il a fait des six premiers. Et si le plaignant ne les récuse pas, alors l'affaire tombera à néant; car il faudra pour juger trois fois douze juges seulement. Nous prendrons aussi une décision au sujet du tribunal législatif, c'est que ceux-là seulement qui siègent au banc du milieu, auront le pouvoir de faire et de défaire la loi; et on choisira pour cela ceux qui sont les plus sages et les meilleurs. C'est là aussi que se tiendra le cinquième tribunal. Et si ceux qui siègent au tribunal législatif ne tombent pas d'accord sur les arrêtés à prendre ou les lois à faire, alors on lèvera la séance pour se compter, et c'est la majorité des voix qui décidera. Et s'il y a quelqu'un en dehors du tribunal, qui ne puisse y entrer, et se trouve lésé en quelque chose, il protestera à haute voix, de manière qu'on l'entende au tribunal, et par là il rendra nulles et de nul effet toutes les lois qu'ils auront faites et toutes les décisions qu'ils auront prises, et contre lesquelles il aura protesté. »
Alors Skapti fils de Thorod fit adopter une loi sur la formation du cinquième tribunal et tout ce qu'avait dit Njal. Les hommes allèrent au tertre de la loi, et ils instituèrent de nouveaux sièges de godis. Dans le pays du Nord, voici quels furent les nouveaux: le Godord des hommes de Mel, au Midfjord et celui de Laufæsing, sur l'Eyjafjord.
Alors Njal prit la parole et dit: « Bien des gens ici ont connaissance de ce qui s'est passé entre mes fils et les hommes de Grjota, quand ils ont tué Thrain fils de Sigfus, après quoi la paix fut conclue, et je pris chez moi Höskuld fils de Thrain. Voici qu'à présent je lui ai cherché une femme, et il l'aura s'il peut obtenir un siège de godi. Mais personne ne veut vendre le sien. Je vous prie donc de consentir à ce que j'institue un nouveau Godord à Hvitanes, pour Höskuld. » Et tous y consentirent. Njal institua un nouveau Godord pour Höskuld, qui fut appelé depuis lors Höskuld, godi de Hvitanes.
Après cela les gens quittèrent le ting et retournèrent chez eux.
Njal ne resta pas longtemps chez lui. Il partit pour Svinafell avec ses fils et Höskuld, et fit sa demande à Flosi. Et Flosi dit qu'il tiendrait tout ce qu'il avait promis. Hildigunn fut fiancée à Höskuld et on fixa le jour de la noce en sorte que tout était conclu. Ils rentrèrent chez eux, et une seconde fois revinrent chez Flosi pour la noce. Flosi compta tout l'argent d'Hildigunn, quand la noce fut faite, et tout se passa très bien. Ils s'en allèrent à Bergthorshval et y passèrent l'hiver. Hildigunn et Bergthora s'entendaient bien ensemble.
Le printemps suivant, Njal acheta des terres à Vörsabæ et les donna à Höskuld, qui alla s'y établir. Njal lui donna tous les serviteurs qu'il lui fallait. Ils étaient tous si bons amis que nul d'entre eux ne faisait rien sans avoir pris conseil de tous les autres.
Höskuld demeura longtemps à Vörsabæ. Ils se rendaient les uns aux autres toutes sortes d'honneurs, et les fils de Njal étaient toujours en compagnie d'Höskuld. Il y avait tant d'amitié entre eux qu'ils s'invitaient les uns les autres chaque automne, et se faisaient de riches présents. Cela dura ainsi longtemps.
Il y avait un homme nommé Lyting. Il habitait à Samstad. Il avait une femme nommée Steinvör. Elle était fille de Sigfus, et sœur de Thrain. Lyting était de grande taille, fort, et riche en biens, mais c'était un homme à qui il n'était pas bon d'avoir à faire.
Il arriva que Lyting donna un festin à Samstad. Il y avait prié Höskuld, godi de Hvitanes, et les fils de Sigfus. Ils vinrent tous. Il y avait là aussi Gunnar fils de Lambi et Lambi fils de Sigurd.
Höskuld, fils de Njal, et sa mère, avaient leur demeure à Holt; quand Höskuld rentrait chez lui, venant de Bergthorshval, comme il faisait souvent, son chemin passait devant le domaine de Samstad.
Höskuld avait un fils qui s'appelait Amundi. Il était né aveugle. Il était, malgré cela, de grande taille, et fort.
Lyting avait deux frères: l'un s'appelait Halstein et l'autre Halgrim. C'étaient les plus malfaisants des hommes; ils étaient toujours avec leur frère Lyting, car personne autre ne pouvait s'entendre avec eux.
Lyting resta dehors une grande partie du jour; de temps en temps il rentrait. Il venait de s'asseoir sur son siège, quand une femme entra et dit: « Vous étiez trop loin pour voir cet insolent, quand il a passé devant le domaine. » — « De quel insolent parles-tu? » dit Lyting. « D'Höskuld fils de Njal, dit-elle, qui vient de passer devant le domaine. » — « Il passe souvent dit Lyting, et cela me fâche assez; je t'en prie, Höskuld mon neveu, viens avec moi, si tu veux venger ton père et tuer Höskuld fils de Njal. » — « Je ne ferai pas cela, ce serait mal remercier Njal, mon père adoptif; et puisse ton festin ne pas te donner de joie. » Il sauta sur ses pieds, quitta la table, fit amener ses chevaux, et partit.
Alors Lyting dit à Grani fils de Gunnar: « Tu étais là quand Thrain fut tué, et tu t'en souviens bien. Et toi aussi, Gunnar fils de Lambi, et toi, Lambi fils de Sigurd. Je veux que vous veniez avec moi ce soir. Nous allons courir sus à Höskuld fils de Njal, et le tuer avant qu'il ne rentre chez lui. » — « Non, dit Grani, je ne veux pas combattre contre les fils de Njal et rompre la paix que de bons et vaillants hommes ont conclue. » Les deux autres dirent la même chose et aussi les fils de Sigfus; et ils prirent tous le parti de s'en aller.
Quand ils furent loin, Lyting dit: « Chacun sait que je n'ai pas eu part au prix du meurtre de mon beau-frère Thrain; je ne pourrai jamais trouver bon que sa mort reste sans vengeance. » Il appela, pour venir avec lui, ses deux frères, et trois serviteurs. Ils allèrent sur le chemin où Höskuld devait passer, et l'attendirent dans un creux, au nord du domaine. Ils restèrent là jusqu'à la moitié du soir.
Et voici qu'Hölskuld arriva, chevauchant. Ils sautèrent tous sur leurs pieds, leurs armes à la main, et se jetèrent sur lui. Höskuld fit si bonne défense que de longtemps ils n'en purent venir à bout. À la fin il blessa Lyting au bras, et tua deux de ses serviteurs, après quoi il tomba lui-même. Ils lui firent seize blessures, mais ils ne lui tranchèrent point la tête. Puis ils s'en allèrent dans les bois, à l'est de la Ranga, et ils s'y tinrent cachés.
Ce même soir, le berger de Hrodny trouva le cadavre d'Höskuld. Il rentra à la maison, et dit à Hrodny le meurtre de son fils. « Était-il bien mort? dit-elle; lui avait-on coupé la tête? » — « Non », dit-il. « Je le saurai si je le vois, dit-elle. Va prendre mon cheval et mon traîneau. » Il fit comme elle avait dit, et ils partirent pour l'endroit où gisait Höskuld. Elle considéra les blessures et dit: « C'est comme je pensais, il n'est pas tout à fait mort: et Njal peut guérir des blessures plus profondes que les siennes. » Ils le prirent, le mirent sur le traîneau, et l'emmenèrent à Bergthorahval. Là, ils le portèrent dans une étable à moutons, et l'assirent contre la muraille. Après quoi ils allèrent frapper à la porte de la maison; un serviteur vint leur ouvrir. Elle passa devant lui, très-vite, et vint tout droit au lit de Njal. Elle demanda si Njal était éveillé. « J'ai dormi jusqu'à présent, dit-il, mais maintenant je suis éveillé; qu'est-ce qui t'amène de si bonne heure? » Hrodny répondit: « Lève-toi de ton lit, et quitte les côtés de ma rivale; sors avec moi, elle aussi, et tes fils. » Ils se levèrent et sortirent. « Prenons nos armes, dit Skarphjedin. » Njal ne répondit rien; ils rentrèrent, et ressortirent armés. Hrodny marche devant eux, et ils arrivent à l'étable à moutons. Elle entre et leur dit d'entrer aussi. Elle lève sa torche et dit: « Voici, Njal, ton fils Höskuld. Il a sur lui nombre de blessures et il a grand besoin que tu le guérisses. » — « Je vois, répondit Njal, les marques de la mort sur son visage, et nul signe de vie. Pourquoi ne lui as-tu pas rendu les derniers devoirs? Ses narines sont ouvertes. » — « Je voulais que Skarphjedin le fît » dit-elle. Skarphjedin s'approcha d'Höskuld, et lui ferma les yeux. Puis il dit à son père: « Sais-tu qui l'a tué? »--Njal répondit: « C'est Lyting de Samstad, et ses frères, qui ont fait cela. » Alors Hrodny prit la parole: « Je mets entre tes mains, Skarphjedin, dit-elle, la vengeance de ton frère. Je compte que tu feras bien les choses, quoiqu'il ne soit pas né en légitime mariage, et que tu ne perdras pas de temps. » — « Vous êtes d'étranges gens, dit Bergthora; vous tuez des hommes pour des choses qui vous importent peu, et dans un cas pareil vous ruminez et digérez ce que vous avez à faire jusqu'à ce que rien n'en sorte: voici qu'Höskuld, godi de Hvitanes va venir vous offrir la paix, et il faudra bien l'accepter. C'est maintenant qu'il faut agir, si vous voulez. » — « Notre mère nous presse, et elle a raison » dit Skarphjedin. Et ils sortirent tous, en courant. Hrodny rentra dans la maison avec Njal, et elle y passa la nuit.
Parlons maintenant de Skarphjedin et de ses frères, qui s'en allaient vers la Ranga. « Arrêtons-nous, dit Skarphjedin, et écoutons. » Ainsi firent-ils. « Marchons sans faire de bruit, reprit-il; car j'entends des voix d'hommes en amont de la rivière. Voulez-vous, Grim et Helgi, vous charger de Lyting seul, ou de ses deux frères? » Ils dirent qu'ils se chargeaient de Lyting seul. « C'est lui pourtant qui nous importe le plus, dit Skarphjedin; s'il nous échappe, ce sera fâcheux; et c'est à moi que je me fierais le mieux pour l'empêcher. » — « Si nous en venons aux mains, dit Helgi, nous ferons en sorte qu'il ne s'échappera pas. »
Ils allèrent du côté où Skarphjedin avait entendu des voix, et virent Lyting et ses frères auprès d'un ruisseau. Skarpjedin sauta par dessus le ruisseau, sur un banc de sable qui se trouvait de l'autre côte. Là étaient Halgrim et son frère, Skarphjedin frappe Halgrim à la jambe, et la lui tranche sous lui; de l'autre main il s'empare de Halkel.
Lyting pointa son épée sur Skarphjedin, Helgi accourut et mit son bouclier devant; l'épée s'y enfonça. Lyting ramassa une pierre et la lança à Skarphjedin, qui laissa échapper Halkel. Halkel se mit à courir le long du banc du sable, mais il ne pouvait remonter qu'en grimpant sur ses genoux. Skarphjedin lui lança de côté sa hache Rimmugygi, et lui brisa l'épine du dos. À ce moment, Lyting s'échappe, Grim et Helgi courent après lui et chacun d'eux lui fait sa blessure, mais il réussit à passer la rivière et à se mettre hors de poursuite. Il retrouve son cheval, et court d'une traite à Vörsabæ.
Höskuld était chez lui. Lyting va le trouver, et lui dit ce qui s'est passé. « Il fallait t'y attendre, dit Höskuld, tu t'es conduit comme un fou. Tu trouveras vrai ce qui a été dit: La main ne se réjouit pas longtemps du coup qu'elle a donné. Tu vas être, je crois, en grand doute si tu pourras te garder des fils de Njal. » — « Il est certain, dit Lyting, que j'aurai peine à m'en tirer; je te prie donc de faire la paix entre moi et Njal, et les fils de Njal, de manière que je puisse rentrer dans mon domaine. » — « Ainsi ferai-je » dit Höskuld.
Alors Höskuld fit seller son cheval, et partit pour Bergthorshval, lui sixième. Les fils de Njal étaient rentrés, et ils s'étaient couchés pour dormir. Höskuld vint trouver Njal, et ils se mirent à parler tous deux. Höskuld dit à Njal: « Je suis venu en suppliant de la part de mon oncle Lyting. Il a commis un grand méfait envers vous: il a rompu la paix, et tué ton fils. » — « Lyting pense peut-être, dit Njal, qu'il a assez payé par la mort de ses frères. Mais si je consens à un arrangement, ce n'est que par égard pour toi. Je te dirai donc d'avance ceci: les frères de Lyting seront traités comme gens hors la loi, Lyting n'aura rien pour ses blessures, et payera pour Höskuld l'amende entière. » — « Je veux, dit Höskuld, que tu prononces seul. » — « Je le ferai, puisque tu le veux » dit Njal. — « Ne faut-il pas que tes fils soient là? » dit Höskuld. — « Alors nous ne pourrons rien conclure, dit Njal, mais ils garderont la paix que j'aurai faite. » — « Finissons-en donc, dit Höskuld, et promets la paix à Lyting, au nom de tes fils. » — « Ainsi ferai-je, dit Njal. Je veux donc que Lyting paie deux cents d'argent pour le meurtre d'Höskuld, et qu'il garde son domaine de Samstad. Mais il me semble préférable qu'il le vende et s'en aille. Non pas que moi et mes fils ne rompions la paix faite, mais il se peut que quelqu'un surgisse dans le pays, qui lui deviendrait redoutable. S'il semble que je le chasse, je lui permets de rester, qu'il réponde seul des suites. » Après cela, Höskuld retourna chez lui.
Les fils de Njal s'éveillèrent et demandèrent à leur père qui était venu. Il leur dit que c'était Höskuld, son fils adoptif. « Il venait demander la paix pour Lyting » dit Skarphjedin. — « C'est vrai » dit Njal. — « C'était mal fait, » dit Grim. — « Höskuld ne l'aurait pas couvert de son bouclier, dit Njal, si tu l'avais tué comme tu t'en étais chargé. » Et Skarphjedin chanta:
« Ne faisons pas, nous autres, de reproches à notre père. Nous devions nous attendre à ce qu'il fît la paix. Si l'on savait que nous l'avons blâmé, on verrait l'acier reluire encore en de nouveaux combats. »
« Ne blâmons pas notre père » dit Skarphjedin.
Nous ne devons pas oublier de dire que cette paix fut toujours gardée.
Il y avait eu changement de chefs en Norvège. Le jarl Hakon avait fini ses jours, et on avait mis à sa place Olaf fils de Trygvi. Voici quelle fut la fin du jarl Hakon: un esclave nommé Kark lui coupa la gorge à Rimul dans le Gaulardal.
En même temps que ces nouvelles, on apprit que la Norvège avait changé de croyances. Les gens avaient rejeté la vieille foi, et le roi Olaf avait fait chrétiens les pays de l'ouest, le Hjaltland, les îles Orkneys et les Féröe.
Beaucoup de gens dirent en présence de Njal que c'était mal fait de quitter les vieilles croyances. Mais Njal dit: « Il me semble que la nouvelle foi est bien meilleure, et que celui qui la suivra, au lieu de l'autre, fera bien. Et s'il vient ici de ces hommes qui annoncent cette foi, je les aiderai de mon mieux. » Et il redisait cela souvent. Il s'en allait volontiers à l'écart, se parlant à lui-même.
Ce même automne, il arriva un vaisseau dans les fjords de l'est, à l'endroit que l'on nomme Gautavik sur le Berufjord. L'homme qui le menait s'appelait Thangbrand. Il était fils du comte Vilbald, du pays de Saxe. Thangbrand était envoyé par le roi Olaf fils de Trygvi, pour annoncer la vraie foi. Avec lui venait un homme d'Islande nommé Gudleif. Il était fils d'Ari, fils de Mar, fris d'Atli, fils d'Ulf le louche, fils d'Högni le blanc, fils d'Utryg, fils d'Ublaud, fils de Hjörleif Kvensama, roi du Hördaland. Gudleif était un grand tueur d'hommes. C'était l'homme le plus hardi et le plus querelleur qu'on pût voir.
Il y avait deux frères qui demeuraient à Berunes. L'un s'appelait Thorleif et l'autre Ketil. Ils étaient fils de Holmstein, fils d'Ossur du Breiddal. Ils tinrent une assemblée où il fut défendu d'avoir aucun commerce avec les hommes qui venaient d'arriver.
Hal de Sida l'apprit. Il habitait à Thvatta sur l'Alptafjord. Il monta à cheval, avec trente hommes, et vint au vaisseau. Il alla droit à Thangbrand et lui dit: « Vos affaires ne vont pas bien, n'est-il pas vrai? » L'autre dit que c'était vrai. « Je vais donc te dire mon message, dit Hal; je vous invite tous à venir chez moi, et je tâcherai de faire marcher vos affaires. » Thangbrand le remercia et vint à Thvatta.
Un jour de l'automne suivant, Thangbrand sortit de bonne heure, il se fit dresser une tente, et il y chanta la messe avec beaucoup de pompe; car c'était jour de grande fête. « En l'honneur de qui fais-tu cette fête? » dit Hal. — « En l'honneur de l'ange Michel » dit Thangbrand. — « Quelle dignité ont les anges? » dit Hal. — « Une très grande, dit Thangbrand. Il pèse tout ce que tu fais, le bien et le mal; et il est si miséricordieux, qu'il donne toujours l'avantage aux bonnes actions. » — « Je voudrais bien, dit Hal, l'avoir pour ami. » — « Il ne tient qu'à toi, dit Thangbrand; donne-toi à lui, et à Dieu, aujourd'hui. » — « Je veux bien, dit Hal, à une condition, c'est que tu me promettes de sa part qu'il sera mon ange gardien. » — « Je te le promets » dit Thangbrand. Et Hal reçut le baptême, avec toute sa maison.
Le printemps suivant, Thangbrand s'en alla annoncer la foi, et Hal avec lui. Et quand ils arrivèrent dans l'ouest, par la plaine de Lonsheidi, à Stafafell, là demeurait Thorkel. Il s'éleva grandement contre la foi nouvelle, et défia Thangbrand en combat singulier. Thanghrand vint au combat avec le signe de la croix sur son bouclier: il fut vainqueur et tua Thorkel.
De là ils allèrent au Hornafjord, et reçurent l'hospitalité à Borgarhöfn, à l'ouest d'Heinabergssand. Là demeurait Hildir le vieux. Son fils était Glum, qui fut de la troupe de Flosi quand on brûla Njal. Hildir reçut la foi, et toute sa maison avec lui.
De là ils allèrent à Fellsvherfi, et logèrent à Kalkafell. Là demeurait Kol fils de Thorstein, et ami de Hal; il reçut la foi, lui et toute sa maison.
De là ils allèrent à Breida. Là demeurait Ossur fils de Hroald, et ami de Hal; il se fit marquer du signe de la croix.
De là ils allèrent à Svinafell, et Flosi se fit marquer du signe de la croix, et promit de les aider au ting.
De là ils allèrent dans l'ouest, à Skogahverfi, et logèrent à Kirkjubæ. Là demeurait Surt fils d'Asbjörn, fils de Thorstein, fils de Ketil le fou. Tous ceux là avaient été chrétiens, de père en fils.
Après cela, ils quittèrent Skogahverfi, et vinrent à Höfdabrekka. On commençait à parler beaucoup de leur voyage. Il y avait un homme nommé Galdrahjedin, qui demeurait dans le Kerlingardal. Des païens vinrent faire marché avec lui pour qu'il tuât Thangbrand et ses compagnons. Il vint à Arnarstaksheidi et y fit un grand sacrifice. Et comme Thangbrand s'approchait, venant de l'est, la terre s'ouvrit sous son cheval, il sauta et se trouva sain et sauf sur le bord du précipice; mais le cheval fut englouti, avec tout son harnais, et plus jamais on ne le revit. Et Thangbrand loua Dieu.
Voici que Gudleif se met à la poursuite de Galdrahjedin, il le trouve dans la plaine et lui donne la chasse jusqu'au Kerlingardal. Arrivé à une portée de trait, il lui lance un javelot, et le perce de part en part.
De là, ils allèrent à Dyrholm, où ils tinrent une assemblée. Thangbrand y annonça la foi, et baptisa Ingjald fils de Thorkel Hæyrartyrdil.
De là, ils allèrent dans le Fljotshlid, et y annoncèrent la foi. Là ils trouvèrent Vetrlidi le skald et son fils Ari, qui s'élevèrent grandement contre eux, et à cause de cela ils tuèrent Vetrlidi. Voici ce qu'on a chanté à ce sujet:
« Il est allé, celui qui faisait retentit son épée sur les casques, dans le pays du Sud. Il a terrassé l'enclume où se forgent les chants. Ses armes ont retenti sur le crâne d'un héros, de Vetrlidi le skald. »
De là Thangbrand vint à Bergthorshval, et Njal reçut la foi, avec toute sa maison. Mais Mörd fils de Valgard était fort contre eux.
Ils partirent de là et passèrent la rivière. Ils vinrent dans le Haukadal, où ils baptisèrent Hal, âgé de trois ans.
De là ils vinrent à Grimsnes. Thorvald le malade rassembla une troupe pour marcher contre eux, et il envoya un message à Ulf fils d'Uggi, pour l'engager à courir sus à Thangbrand, et à le tuer. Et voici le chant qu'il fit:
« Au loup qui jamais n'a peur, au terrible fils d'Uggi, moi qui brandis le fer, j'ai envoyé ce simple message: qu'il chasse celui qui est le proscrit des dieux, et qui a blasphémé Odin; et nous, nous chasserons l'autre. »
Ulf fils d'Uggi répondit par cet autre chant:
« Je me garderai bien d'accueillir ce cormoran, le message de cette bouche pleine d'artifice. Le hennissement du cheval a retenti; mais je le vois, ce serait ma perte. Il est dangereux de happer des mouches. »
« Je n'ai nulle envie, dit Ulf, de me laisser enjôler par ses belles paroles. Mais qu'il prenne garde que sa langue ne devienne un lacet autour de son cou. » Le messager retourna vers Thorvald, et lui dit les paroles d'Ulf. Thorvald avait déjà rassemblé beaucoup de monde: il annonça qu'il irait attendre Thangbrand dans les bruyères de Blaskog.
Thangbrand et Gudleif chevauchaient, venant du Haukadal. Ils virent un homme qui venait à leur rencontre. L'homme demanda Gudleif, et quand il fut près de lui, il lui dit: « Je viens t'avertir, Gudleif, pour l'amour que je porte à ton frère Thorgil, de Reykjahol, qu'ils t'ont préparé plus d'une embuscade, et voici que Thorvald le malade est avec sa troupe à Hestlæk, sur le Grimsnes. » — « Nous n'en irons pas moins tout droit à sa rencontre » dit Gudleif. Et ils descendirent vers Hestlæk. Thorvald était déjà là, et il avait passé le ruisseau. Gudleif dit à Thangbrand: « Voici Thorvald; courons à lui. » Thangbrand lança un javelot, qui transperça Thorvald, et Gudleif le frappa à l'épaule, et lui coupa un bras: il mourut sur le champ.
Après cela ils allèrent au ting, et il s'en fallut de peu que les parents de Thorvald ne vinssent les attaquer. Mais Njal et les gens de l'est prirent la défense de Thangbrand. Hjalti fils de Skeggi fit ce couplet:
« Je ne crains pas d'insulter les dieux. Je tiens Freyja pour une chienne. Ce sont des chiens tous deux, Odin et Freyja. »
Cet été là, Hjalti s'en alla à l'étranger, et aussi Gissur le blanc.
Cependant le vaisseau de Thangbrand se brisa au Bulandsnes, sur la côte de l'est: ce vaisseau s'appelait le Bison.
Thangbrand et ses compagnons parcouraient tout le pays de l'ouest. Steinunn, mère de Skaldref, vint à leur rencontre. Elle venait prêcher à Thangbrand la foi païenne, et elle lui parla longuement. Thangbrand se taisait pendant qu'elle parlait, mais ensuite il parla longuement à son tour, et retourna contre elle tout ce qu'elle avait dit. « Sais-tu, dit-elle, que Thor a défié Christ en combat singulier, et que Christ n'a pas osé se mesurer avec Thor? » — « Je sais, dit Thangbrand, que Thor n'eût été que cendre et poussière, si Dieu n'avait bien voulu le laisser vivre. » — « Sais-tu, dit-elle encore, qui a brisé ton vaisseau? » — « Qui dis-tu qui l'a fait? » demanda-t-il. » — « Je vais te le dire, » répondit-elle. Et elle chanta:
« Les dieux ont chassé les sonneurs de cloches comme le faucon du rivage; ils ont dispersé leurs vaisseaux, les bisons qui courent sur les vagues. Christ a refusé de boire avec les nôtres. Odin n'a pas épargné ses vaisseaux, les rennes de la mer. »
Elle chanta encore:
« Thor a arraché de leurs ancres les vaisseaux de Thangbrand. Il les a mis en pièces, et il les a brisés contre le rivage. Jamais plus les patins du Viking ne sillonneront les flots, car la tempête a été rude, et les a réduits en poussière. »
Après cela Thangbrand et Steinunn se séparèrent, et Thangbrand et les siens continuèrent leur route vers l'ouest, jusqu'au Bardastrand.
Gest fils d'Odleif habitait à Haga, au Bardastrand. C'était le plus sage des hommes, et il voyait les destins dans l'avenir. Il donna un festin à Thangbrand et aux siens, qui vinrent à Haga, au nombre de soixante. On leur dit que deux cents hommes païens y étaient déjà rassemblés et qu'on s'attendait à voir arriver un sorcier nommé Utryg; ils avaient tous grand'peur de lui. On disait qu'il ne craignait ni le fer ni la flamme; et tous ces païens étaient fort effrayés. Thangbrand leur demanda s'ils voulaient recevoir la foi, mais ils refusèrent tous. « Je vous ferai donc, dit Thangbrand, une proposition, afin de voir quelle foi est la meilleure. Nous allons faire trois feux. Vous autres païens, vous en bénirez un, et moi un autre, et le troisième restera sans bénédiction. Si le sorcier a peur du feu que j'aurai béni, mais passe à travers les deux autres, vous recevrez la foi. » — « C'est bien dit, répondit Gest, et je consens à cela pour moi et ceux de ma maison. » Et après que Gest eut ainsi parlé, beaucoup d'autres dirent qu'ils feraient comme lui.
Et voici qu'on vint dire que le sorcier s'approchait du domaine. Les feux étaient allumés et brûlaient. Les hommes prirent leurs armes, sautèrent sur les bancs, et attendirent. Le sorcier arrive, tout armé; le voilà qui passe la porte. Il entre dans la chambre et passe tout droit au travers du feu que les païens avaient béni, et aussi de celui qui était resté sans bénédiction. Il arrive au feu que Thangbrand avait béni, et il n'ose pas le traverser, et il dit que ce feu le brûle grandement. Il brandit son épée vers les bancs, mais l'épée qu'il avait levée en l'air entre dans une poutre, de côté. Alors Thangbrand le frappa au bras avec son crucifix, et on vit ce prodige, que l'épée tomba de la main du sorcier. Thangbrand lui enfonce l'épée dans la poitrine. Gudleif lui enlève un bras, les autres s'approchent et achèvent de le tuer.
Alors Thanghrand leur demanda s'ils voulaient recevoir la foi. Gest répondit qu'il n'avait promis que ce qu'il comptait tenir. Et Thangbrand baptisa Gest et toute sa maison, et bien d'autres encore.
Thangbrand demanda à Gest s'il ne pourrait pas continuer sa route vers les fjords de l'ouest. Gest l'en détourna, disant que les gens de là-bas étaient des hommes rudes, à qui il n'était pas bon d'avoir à faire « mais s'il est écrit, ajouta-t-il, que la foi finira par s'établir, c'est au ting qu'on l'établira, et alors tous les chefs de chaque district seront présents. » — « J'ai déjà annoncé la foi au ting, dit Thangbrand, et j'ai trouvé beaucoup de résistance. » — « Tu as fait de grandes choses, dit Gest, quoiqu'il soit réservé à d'autres de mettre la foi dans nos lois. C'est comme on l'a dit: un arbre ne tombe pas du premier coup. » Après cela, Gest fit à Thangbrand de riches présents, et Thangbrand et les siens retournèrent dans le pays du Sud.
Thangbrand vint dans le district des gens du Sud et de là aux fjords de l'est. Il reçut l'hospitalité à Bergthorshval, et Njal lui fit de beaux présents. De là il continua sa route vers l'est, jusqu'à l'Alptafjord, pour retrouver Ifal de Sida. Il fit remettre son vaisseau en état. Les païens avaient nommé ce vaisseau le panier de fer. Thangbrand s'y embarqua, et Gudleif avec lui.
Cet été là, Hjalti fils de Skeggi fut mis hors la loi, au ting, pour avoir blasphémé les dieux.
Thangbrand dit au roi Olaf les mauvais traitements que lui avaient faits les Islandais, et comme quoi ils étaient si grands sorciers, qu'ils avaient fait ouvrir la terre sous les pieds de son cheval, qui fut englouti. Le roi Olaf entra en si grande colère qu'il fit prendre et mettre en prison tous les hommes d'Islande, et il voulait les tuer. Alors Gissur le blanc et Hjalti vinrent le trouver. Ils offrirent de se porter caution pour ces hommes, et de s'en aller en Islande pour y annoncer la foi. Le roi prit bien la chose, et on mit les gens en liberté.
Gissur et Hjalti mirent leur vaisseau en état pour s'en aller en Islande: ils furent bientôt prêts. Ils prirent terre à Eyra, comme dix semaines d'été étaient déjà passées. Ils se firent amener des chevaux, et prirent des hommes pour décharger leur vaisseau. Après quoi ils partirent pour le ting, au nombre de trente. Ils avaient fait dire à tous les chrétiens de se tenir prêts. Hjalti était resté en arrière à Reydarmula; car il avait appris qu'on l'avait mis hors la loi pour avoir blasphémé les dieux. Mais comme ils arrivaient à Vellandkatla, descendant de Gjabakka, voici que Hjalti vint les rejoindre disant qu'il ne voulait pas laisser croire aux païens qu'il avait peur d'eux.
Et voilà que beaucoup de chrétiens vinrent à leur rencontre, et ils arrivèrent au ting en troupe nombreuse. Les païens aussi avaient beaucoup de monde. Et peu s'en fallut que tous les gens du ting n'en vinssent aux mains; il n'en fut rien pourtant.
Il y avait un homme nommé Thorgeir. Il était fils de Tjörvi, fils de Thorkel le long. Sa mère s'appelait Thorunn et était fille de Thorstein, fils de Sigmund, fils de Gnupi le barde. Sa femme s'appelait Gudrid. Elle était fille de Thorkel le noir, du domaine de Hleidrar. Son frère était Orm Töskubak, père de Hlenni le vieux, de Saurbæ.
Thorkel et ses frères étaient fils de Thorir Snepil, fils de Ketil Brimil, fils d'Ornolf, fils de Björnolf, fils de Grim le barbu, fils de Ketil Hæing, fils de Halbjörn le sorcier, de Hrafnista.
Thorgeir habitait à Ljosavatn. C'était un grand chef, et le plus sage des hommes.
Les chrétiens dressèrent leurs huttes; Gissur et Hjalti étaient dans la hutte de ceux de Mosfell.
Le jour d'après, les deux partis vinrent au tertre de la loi; chacun des deux prit des témoins, le parti des chrétiens comme celui des païens, et déclara qu'il n'avait plus rien à voir avec la loi de l'autre parti; et là-dessus il s'éleva au tertre de la loi une clameur si grande qu'on ne s'entendait plus parler. Alors on se sépara, et il semblait à tous que cela finirait mal.
Les chrétiens firent choix de Hal de Sida, pour leur donner une loi. Mais Hal vint trouver Thorgeir, Godi de Ljosavatn, qui avait été jusque-là l'homme de la loi, et il lui donna trois marcs d'argent, pour faire la loi. C'était une chose hasardeuse, car il était païen.
Thorgeir fut couché tout le jour. Il avait mis un manteau sur sa tête, en sorte que nul ne pouvait lui parler. Le jour suivant, les hommes allèrent au tertre de la loi. Thorgeir fit faire silence, et parla ainsi: « Il me semble que nos affaires seront en mauvaise passe si nous n'avons pas tous, une seule et même loi. Si la loi est rompue en deux, la paix aussi sera rompue; et il n'y aura pas moyen de vivre ainsi. C'est pourquoi je demande à tous, chrétiens et païens, s'ils veulent prendre pour leur loi celle que je vais dire ». Ils dirent tous que oui. Il répondit qu'il voulait avoir leur serment, et des gages qu'ils le tiendraient. Ils dirent que oui encore, et des gages furent donnés.
« Voici, dit alors Thorgeir, le commencement de notre loi. Tous seront chrétiens dans le pays, et croiront en un seul Dieu, père, fils, et saint esprit; ils renonceront au culte des idoles, ils n'exposeront plus leurs enfants, et ils ne mangeront plus de viande de cheval. On mettra hors la loi ceux qui auront fait ces choses, si cela est certain; s'ils l'ont fait en secret, on ne les inquiètera pas ». Mais ces coutumes païennes disparurent entièrement à peu d'années de là; et il ne fut plus permis de faire ces choses, ni en secret, ni à découvert.
Il dit encore qu'on garderait les dimanches et les jours de jeûne, le jour de Noël et le jour de Pâques, ainsi que toutes les grandes fêtes. Les païens furent d'avis qu'on les avait grandement trompés. Mais la foi n'en était pas moins introduite dans la loi, et tous les hommes du pays faits chrétiens.
L'affaire étant ainsi terminée, les gens quittèrent le ting.
À trois années de là, voici ce qui se passa au Ting de Tingskala. Amundi l'aveugle, fils d'Höskuld, fils de Njal, était venu au ting. Il se fit amener parmi les huttes, et vint à celle où était Lyting de Samstad. Il se fit conduire dans la hutte, jusqu'à l'endroit où Lyting était assis. « Lyting de Samstad est-il ici? » demanda-t-il. « Oui, dit Lyting; que me veux-tu? » — « Je veux savoir, dit Amundi, quel prix tu veux me payer pour le meurtre de mon père. Je suis un fils bâtard, et je n'ai point reçu d'amende ». — « J'ai payé pour ton père l'amende entière, dit Lyting; c'est le père de ton père qui l'a reçue, et ses frères; mais pour le meurtre de mes frères il n'a rien été payé. Si j'ai mal fait, on m'a traité bien durement ». — « Je ne te demande pas, dit Amundi, ce que tu as payé aux autres. Je sais que vous avez fait la paix. Je te demande ce que tu me paieras à moi ». — « Rien du tout » dit Lyting. « Je ne peux pas croire, dit Amundi, que cela soit juste devant Dieu, quand tu m'as frappé si près du cœur. Mais voici tout ce que je puis le dire: si j'avais mes deux yeux, il me faudrait une de ces deux choses: ou l'amende, ou mort d'homme. Que Dieu juge entre nous ». Et il sortit. Mais comme il était à la porte de la hutte, il se retourna vers l'intérieur; et voici que ses yeux s'ouvrirent. « Loué sois-tu, dit-il, Dieu mon Seigneur; je vois maintenant ce que tu veux ». Il rentre en courant dans la hutte, arrive devant Lyting et lui porte un si grand coup de hache sur la tête, que la hache s'y enfonça jusqu'au manche, après quoi il la retira. Lyting tomba la face en avant: il était mort sur le coup.
Amundi retourne vers la porte pour sortir. Comme il arrivait à l'endroit où ses yeux s'étaient ouverts, voici qu'ils se refermèrent, et il resta aveugle tout le temps qu'il vécut.
Après cela, il se fit conduire vers Njal et ses fils. Il leur dit le meurtre de Lyting. « On ne peut pas t'imputer ceci à mal, dit Njal, car de telles choses sont écrites à l'avance; et quand elles arrivent, c'est un avertissement pour nous de ne pas laisser dehors ceux qui sont les plus proches ».
Alors Njal offrit la paix aux parents de Lyting. Höskuld, godi de Hvitanes, s'entremit auprès d'eux et les décida à accepter l'amende. On mit fin à l'affaire par une sentence, et l'amende fut réduite de moitié, à cause des droits qu'Amundi était réputé avoir eus contre Lyting. Après cela, on alla échanger des gages, et les parents de Lyting donnèrent des gages à Amundi. Les gens quittèrent le ting et retournèrent chez eux, et tout fut tranquille pendant longtemps.
Valgard le rusé revint cet été-là. Il était encore païen. Il vint à Hof chez son fils Mörd, et il y passa l'hiver. Il dit à Mörd: « J'ai parcouru tout le pays et il ne me semble plus que ce soit le même. Je suis allé à Hvitanes, et là j'ai vu beaucoup d'emplacements de huttes, et le sol tout remué. Je suis allé aussi au ting de Tingskala, et là j'ai vu toutes nos huttes mises à bas. Que signifient toutes ces choses étranges? » — « On a établi de nouveaux Godords, répondit Mörd, et un cinquième tribunal, et il y a des gens qui se sont séparés de mon ting, pour aller joindre le ting d'Höskuld. » — « C'est mal me remercier, dit Valgard, du Godord que je t'ai transmis, que de te conduire si lâchement. Je veux que tu les en punisses de telle sorte qu'ils y trouvent tous leur mort. Il faut pour cela, à force de paroles mensongères, amener les fils de Njal à tuer Höskuld. Ceux qui auront à le venger sont nombreux, et les fils de Njal périront dans cette querelle. » — « Ce n'est pas facile » dit Mörd. « Je vais te dire comment il faut t'y prendre, répondit Valgard. Tu vas inviter chez toi les fils de Njal, et tu les renverras avec des présents. Mais tu ne commenceras tes histoires que lorsqu'il y aura une grande amitié entre vous, et qu'ils se fieront à toi comme à eux-mêmes. C'est ainsi que tu te vengeras de Skarphjedin pour l'argent qu'il t'a forcé de lui donner après la mort de Gunnar. Quand tous ceux là seront morts, tu pourras devenir un chef. » Et ils convinrent que Mörd agirait selon ce conseil.
« Je voudrais, mon père, dit Mörd, te voir recevoir la foi, car tu es vieux. » — « Je ne veux pas, dit Valgard; tu devrais plutôt la rejeter, et nous verrions ce qui s'ensuivrait. » Mais Mörd dit qu'il ne ferait pas cela. Valgard brisa devant Mörd toutes les croix et autres choses saintes. Peu après, il tomba malade et mourut, et il fut déposé dans un tertre.
À quelque temps de là, Mörd vint à Bergthorshval trouver Skarphjedin. Il leur donna, à lui et à ses frères, beaucoup de belles paroles; il parla tout le long du jour et dit qu'il désirait grandement faire amitié avec eux. Skarphjedin prit bien la chose: il dit pourtant qu'il ne s'y attendait pas.
Mörd finit par entrer en si grande amitié avec eux, que des deux côtés nul conseil ne semblait bon si les autres n'y avaient eu part. Njal trouvait toujours mauvais que Mörd vint, et chaque fois qu'il venait, il se montrait fâché.
Un jour, Mörd vint à Bergthorshval et dit aux fils de Njal: « J'ai résolu de donner un festin, et de boire la bière d'héritage en l'honneur de mon père. Je vous invite à ce festin, vous, fils de Njal, et Kari, et je vous promets que vous ne partirez pas sans présents. » Ils promirent de venir. Mörd retourne chez lui, et fait ses préparatifs. Il invita beaucoup de possesseurs de domaines, et il y eut grande foule. Les fils de Njal vinrent, et Kari aussi. Mörd donna à Skarphjedin une grande agrafe d'or, à Kari une ceinture d'argent, et à Grim et à Helgi de beaux présents. Ils rentrent chez eux, vantent les cadeaux qu'ils ont reçus, et les montrent à Njal. Njal dit qu'ils sont chèrement achetés: « Prenez garde, ajoute-t-il, que vous ne veniez à les payer de la manière qu'il voudra. »
Peu de temps après, Höskuld et les fils de Njal donnèrent des festins. Les fils de Njal commencèrent, et invitèrent Höskuld.
Skarphjedin avait un cheval brun, de quatre ans, grand et beau. C'était un étalon, mais il n'avait pas encore combattu. Skarphjedin en fit don à Höskuld, avec deux juments. Ils firent tous des présents à Höskuld, et se promirent bonne amitié.
Un peu plus tard, Höskuld les invita chez lui à Vörsabæ. Il en avait invité beaucoup d'autres, et il y eut grande foule. Il venait de faire abattre sa grande salle, mais il avait trois bâtiments extérieurs, et c'est là que les logements furent préparés. Ceux qu'il avait invités vinrent tous, et la fête se passa bien. Quand les gens furent sur le point de partir, Höskuld leur donna de beaux présents, et il fit la conduite aux fils de Njal. Les fils de Sigfus l'accompagnaient, et toute la foule des invités. Ils disaient les uns et les autres que jamais personne ne pourrait se mettre entre eux.
À quelque temps de là, Mörd vint à Vörsabæ et demanda à parler à Höskuld. Ils s'en allèrent à l'écart, et Mörd dit: « Il y a grande différence entre toi et les fils de Njal. Tu leur as fait de beaux présents; mais ceux qu'ils t'ont donnés, c'était pour se moquer de toi. » — « Qu'est-ce qui te fait penser cela? » dit Höskuld. « Ils t'ont donné, répondit-il, un cheval qu'ils n'appelaient eux-mêmes qu'un poulain, et ils l'ont fait par dérision, car ils te tiennent, toi aussi, pour jeune et sans expérience. Je peux te dire aussi qu'ils t'envient ton siège de godi. Skarphjedin s'en est emparé au ting, quand tu ne t'es pas rendu à la convocation du cinquième tribunal; et il entend bien ne pas le lâcher. » — « Ce n'est pas vrai, dit Höskuld; je l'ai repris à la session d'automne. » — « C'est que Njal s'en est mêlé, dit Mörd. De plus, ajouta-t-il, ils ont rompu la paix avec Lyting. » — « Je ne leur en ferai pas un crime » dit Höskuld. — « Tu ne peux pas nier pourtant, dit Mörd, qu'un jour où Skarphjedin et toi vous vous en alliez à l'est, vers le Markarfljot, sa hache est tombée de sa ceinture, et ce jour-là il avait en tête de te tuer. » — « C'était sa hache à fendre du bois, dit Höskuld; je l'ai vue quand il l'a mise à sa ceinture. Et je veux te dire tout de suite, ajouta-t-il, que tu ne me diras jamais si grand mal des fils de Njal que j'arrive à le croire. Et quand il y aurait quelque chose, quand tu dirais vrai en me prévenant que j'aurai à les tuer ou à être tué moi-même, j'aime bien mieux souffrir la mort de leur main que de leur faire le moindre mal. Mais toi, tu n'en es que plus méchant homme, de m'avoir dit cela. » Et Mörd s'en retourna chez lui.
Quelque temps après, Mörd va trouver les fils de Njal. Il parle longuement avec les trois frères, et Kari. « J'ai su, dit-il, qu'Höskuld godi de Hvitanes avait dit que toi, Skarphjedin, tu avais rompu la paix avec Lyting. Je suis certain aussi qu'il a cru que tu en voulais à sa vie le jour où vous alliez à l'est, vers le Markarfljot. Mais il me semble qu'il n'en voulait pas moins à la tienne, quand il t'a invité à son festin, et qu'il t'a logé dans le bâtiment le plus éloigné du domaine. On a apporté du bois toute la nuit devant ce bâtiment, et il avait résolu de vous brûler. Mais il se trouva que Högni fils de Gunnar arriva pendant la nuit, et il ne fut plus question de vous attaquer, car ils avaient peur de lui. Plus tard il t'a fait la conduite avec une troupe nombreuse. Cette fois encore il voulait t'attaquer, et il avait mis près de toi pour te tuer Grani fils de Gunnar et Gunnar fils de Lambi. Mais le cœur leur a manqué, et ils n'ont pas osé ».
Quand il eut ainsi parlé, d'abord les autres le contredirent; mais à la fin pourtant ils le crurent. Et à cause de cela ils entrèrent en défiance d'Höskuld, et ils ne lui parlaient presque pas quand ils se rencontraient. Mais Höskuld se tenait à l'écart. Il se passa ainsi quelque temps.
L'automne suivant, Höskuld s'en alla dans l'est, à Svinafell, où on l'avait invité. Flosi lui fit bon accueil. Hildigunn était venue aussi, Flosi dit à Höskuld: « Hildigunn me dit qu'il y a de la froideur entre toi et les fils de Njal. Ceci me déplaît. Je te propose donc de ne plus retourner dans le pays de l'ouest. Je t'établirai à Skaptafell; et j'enverrai mon frère Thorgeir habiter à Vörsabæ ». — « Alors on dira, répondit Höskuld, que j'ai fui, parce que j'avais peur, et je ne veux pas de cela ». — « Il est donc à craindre, dit Flosi, qu'il ne sorte de là de grands malheurs ». — « J'en suis fâché, dit Höskuld, car j'aimerais mieux rester sans vengeance que d'être cause qu'il arrive mal à d'autres ».
Peu de jours après, Höskuld s'apprêta à retourner chez lui. Flosi lui fit présent d'un manteau d'écarlate, orné de broderies jusqu'en bas. Höskuld rentra chez lui à Vörsabæ, et tout fut tranquille pendant quelque temps.
Höskuld était d'humeur si agréable, que peu de gens étaient ses ennemis. Mais il y eut pendant tout cet hiver, la même froideur entre lui et les fils de Njal.
Njal avait pris chez lui, comme son fils d'adoption, le fils de Kari, nommé Thord. Il avait élevé aussi Thorhal fils d'Asgrim fils d'Ellidagrim. Thorhal était un vaillant homme, hardi en toutes choses. Il avait si bien appris la loi chez Njal qu'il était le troisième homme de loi de toute l'Islande.
Cette année-là, le printemps vint de bonne heure, et les gens se hâtèrent de semer leur grain.
Il arriva un jour, que Mörd vint à Bergthorshval. Ils se mirent tout de suite à parler ensemble, Mörd, les fils de Njal, et Kari. Mörd calomnie Höskuld comme il en a l'habitude: il a encore de nouvelles histoires à raconter, et il presse très fort Skarphjedin et ses frères de tuer Höskuld, disant qu'il irait plus vite qu'eux, s'ils ne l'attaquaient sur le champ. « Nous ferons comme tu veux, dit Skarphjedin, si tu viens avec nous prendre part à la chose ». — « Je le ferai » dit Mörd. Ils s'engagèrent les uns aux autres par promesses, et il fut convenu que Mörd reviendrait le soir.
Bergthora demanda à Njal: « Que disent-ils là dehors? » — « Je ne suis pas dans leurs conseils » dit Njal. Pourtant ils m'ont rarement laissé à l'écart quand leurs conseils étaient bons ».
Skarphjedin ne se coucha pas ce soir-là, ni ses frères non plus, ni Kari. Vers la fin de la nuit, Mörd arriva. Ils prirent leurs armes, les fils de Njal et Kari, montèrent à cheval, et partirent. Ils marchèrent sans s'arrêter jusqu'à Vörsabæ. Là ils attendirent, derrière une haie. Le temps était beau, et le soleil venait de se lever.
À ce même moment, Höskuld, godi de Hvitanes, s'éveilla. Il se revêtit de ses habits, et mit sur son dos le manteau, présent de Flosi. Il prit un panier à grain d'une main, de l'autre une épée; puis il s'en va vers la haie et se met à semer son grain.
Skarphjedin et les autres étaient convenus entre eux qu'ils l'attaqueraient tous à la fois.
Skarphjedin s'élança de derrière la haie. Quand Höskuld le vit, il voulut fuir. Mais Skarphjedin courut après lui, en disant: « Ne crois pas que tu puisses t'échapper, godi de Hvitanes! » Il le frappe et le touche à la tête, et Höskuld tombe sur ses genoux. « Que Dieu m'aide et vous pardonne » dit-il en tombant. Alors ils coururent tous à lui, et le frappèrent tous.
Après cela, Mörd dit: « Il me vient une idée ». — « Laquelle? » dit Skarphjedin. — « C'est, dit Mörd, de retourner chez moi tout d'abord. Ensuite j'irai à Grjota, je leur dirai la nouvelle, et que je trouve cela très mal fait. Je sais que Thorgerd me priera de dénoncer le meurtre. Et je le ferai; car ce sera le meilleur moyen d'embrouiller leur affaire. J'enverrai aussi un homme à Vörsabæ pour savoir s'ils se hâtent de prendre un parti. Il y apprendra la nouvelle et je ferai comme si je l'avais reçue de lui ». — « Fais cela; tu feras bien » dit Skarphjedin.
Les trois frères retournèrent chez eux, avec Kari. En arrivant, ils dirent à Njal la nouvelle. « C'est une triste nouvelle que celle-ci, dit Njal, et fâcheuse à entendre; ce malheur me touche de si près que, je puis le dire en vérité, j'aimerais mieux avoir perdu deux de mes fils, et qu'Höskuld fût en vie ». — « Il faut t'excuser, dit Skarphjedin, car tu es vieux, et il était à prévoir que ceci te ferait de la peine ». — « Ce n'est pas seulement, dit Njal, parce que je suis vieux, mais aussi parce que je sais mieux que vous ce qui s'ensuivra ». — « Qu'est-ce qui s'ensuivra? » dit Skarphjedin. — « Ma mort, dit Njal, celle de ma femme, et de tous mes fils ». — « Que lis-tu dans l'avenir pour moi? » dit Kari. — « Il leur sera difficile, dit Njal, de s'opposer à ton heureux destin, et tu seras plus fort qu'eux tous ».
Et ce fut la seule chose au monde qui touchât Njal de telle sorte qu'il ne pouvait en parler sans pleurer.
Hildigunn s'éveilla et vit qu'Höskuld n'était plus dans la chambre. « J'ai fait de mauvais rêves, dit-elle, et qui ne m'annoncent rien de bon; allez me chercher Höskuld ». Ils le cherchèrent dans le domaine, et ne le trouvèrent pas. Cependant Hildigunn s'était habillée. Elle sort, et deux hommes avec elle, ils s'en vont vers la haie, et trouvent là Höskuld mort. À ce moment, arrive le berger de Mörd fils de Valgard. Il lui dit qu'il a rencontré les fils de Njal, venant de ce lieu, « et Skarphjedin m'a appelé, dit-il, et s'est déclaré l'auteur du meurtre ». — « Ce serait un exploit de brave, dit Hildigunn, si un seul y avait eu part ». Elle prit le manteau, essuya tout le sang des blessures, y rassembla les gouttes de sang caillé, et le mit dans son coffre.
Puis elle envoya un homme à Grjota pour y annoncer la nouvelle. Mörd était là qui l'avait déjà dite. Ketil de Mörk était venu aussi. Thorgerd dit à Ketil: « Voici qu'Höskuld est mort comme vous savez. Rappelle-toi maintenant ce que tu m'as promis, quand tu l'as pris pour ton fils d'adoption ». — « Il se peut, dit Ketil, que j'aie promis alors trop de choses; car je ne pensais guère qu'il viendrait des jours comme ceux-ci. Me voici fort en peine; car le nez est près des yeux, et je suis marié à une fille de Njal ». — « Veux-tu donc, dit Thorgerd, que ce soit Mörd qui porte plainte pour le meurtre? » — « Je ne sais pas, dit Ketil, car je crois qu'il vient de lui plus de mal que de bien ». Mais dès que Mörd eut parlé à Ketil, il en fut de lui comme des autres, et il crut que Mörd lui serait fidèle. Ils convinrent donc que Mörd porterait plainte pour le meurtre, et s'occuperait de porter l'affaire devant le ting.
Après cela, Mörd descendit à Vörsabæ. Il vint là neuf hommes, les plus proches voisins du lieu du meurtre, pour servir de témoins. Mörd avait dix hommes avec lui. Il montre aux voisins les blessures d'Höskuld, les prenant à témoins des coups, et il nomme l'auteur de chaque blessure, sauf d'une. Celle-là, il fit comme s'il ne savait pas qui l'avait faite; mais c'était celle qu'il avait faite lui-même. Puis il déclara qu'il portait plainte contre Skarphjedin pour le meurtre, et contre ses frères et Kari pour les blessures. Après quoi il cita les neuf proches voisins du lieu du meurtre, à comparaître devant l'Alting.
Après cela il retourna chez lui. Il ne voyait presque jamais les fils de Njal, et quand ils se rencontraient, ils se faisaient mauvais visage. C'était ainsi convenu entre eux.
La nouvelle du meurtre d'Höskuld se répandit dans tous les cantons. On disait que c'était mal fait.
Les fils de Njal allèrent trouver Asgrim fils d'Ellidagrim, et lui demandèrent son aide. « Vous savez bien, dit-il, que je vous aiderai dans toute affaire grave. Pourtant j'augure mal de celle-ci; ils sont nombreux, ceux à qui appartient la vengeance, et dans tous les cantons ce meurtre a été grandement blâmé ». Alors les fils de Njal retournèrent chez eux.
Il y avait un homme nommé Gudmund le puissant. Il habitait à Mödruvöll sur l'Eyjafjord. Il était fils d'Eyjolf, fils d'Einar, fils d'Audun le chauve, fils de Thorolf Smjör, fils de Thorstein le lâche, fils de Grim Kamban. La mère de Gudmund s'appelait Halbera: elle était fille de Thorod Hjalm. Et la mère de Halbera s'appelait Reginleif, fille de Sæemund, des pays du Sud, celui qui donna son nom à la plaine de Sæmund sur le Skagafjord.
La mère d'Eyjolf, le père de Gudmund, était Valgerd fille de Runolf. La mère de Valgerd s'appelait Vilborg. Sa mère était Jorunn la bâtarde, fille du roi Osvald le saint. La mère de Jorunn était Bera, fille du roi Jatmund le saint.
La mère d'Einar, père d'Eyjolf, était Helga, fille d'Helgi le maigre, qui s'établit dans l'Eyjafjord. Helgi était fils d'Eyvind du pays de l'est, et de Rafört, fille de Kjarval, roi d'Irlande. La mère d'Helga fille d'Helgi était Thorunn la cornue, fille de Ketil Flatnef, fils de Björn Buna, fils de Grim, seigneur de Sögn.
La mère de Grim était Hervör. La mère de Hervör était Thorgerd, fille d'Halegg, roi d'Halogaland.
La femme de Gudmund le riche s'appelait Thorlaug. Elle était fille d'Atli le fort, fils d'Eilif l'aigle, fils de Bard, fils de Ketil Ref, fils de Skidi le vieux.
Herdis était le nom de la mère de Thorlaug. Elle était fille de Thord de Höfda, fils de Björn Byrdusmjörs, fils de Hroald, fils de Hrodlaug le triste, fils de Björn Jarnsida, fils de Ragnar Lodbrok, fils de Sigurd Hring, fils de Randæs, fils de Radbard.
La mère d'Herdis fille de Thord était Thorgerd fille de Skidi. Sa mère était Fridgerd fille de Kjarval roi d'Irlande.
Gudmund était un grand chef. Il était riche en biens Il avait cent serviteurs dans sa maison. Il avait pris la toute-puissance sur tous les chefs du pays qui est au nord de la plaine d'Öxnadal: les uns durent quitter leurs domaines, à d'autres il ôta la vie; d'autres lui laissèrent leur siège de Godi. C'est de lui que viennent les meilleures familles du pays: les Oddaverjar, les Sturlungar, les Hvammverjar, et ceux de Fljota, et aussi Ketil l'évêque, et beaucoup d'autres parmi les meilleurs.
Gudmund était ami d'Asgrim fils d'Ellidagrim, et Asgrim songeait à lui demander son aide.
Il y avait un homme nommé Snorri, surnommé le Godi. Il demeurait à Helgafell, avant que Gudrunn, fille d'Usvif, ne lui eût acheté ses terres. Elle y demeura jusqu'à sa mort. Mais Snorri s'en alla sur le Hvammsfjord et s'établit à Sælingsdalstunga.
Le père de Snorri s'appelait Thorgrim et était fils de Thorstein Thorskabit, fils de Thorolf Mostrarskegg fils d'Örnolf Fiskrek. Mais Ari le sage dit qu'il était fils de Thorgil Reydarsida. Thorolf Mostrarskegg avait pour femme Oska, fille de Thorstein le rouge.
La mère de Thorgrim s'appelait Thora. Elle était fille d'Oleif le lâche, fils de Thorstein le rouge, fils d'Oleif le blanc, fils d'Ingjald, fils d'Helgi. La mère d'Ingjald s'appelait Thora, fille de Sigurd à l'œil de serpent, fils de Ragnar Lodbrok.
La mère de Snorri le Godi était Thordis, fille de Sur et sœur de Gisli.
Snorri était grand ami d'Asgrim fils d'Ellidagrim, et Asgrim comptait sur son aide.
Snorri était l'homme le plus sage de l'Islande, parmi ceux qui ne voyaient pas dans l'avenir. Il était bon pour ses amis, et terrible pour ses ennemis.
À ce moment-là, il y eut grande affluence au ting, de tous les districts, et les gens avaient beaucoup de procès à juger.
Flosi apprend le meurtre de son gendre Höskuld, et cette nouvelle le met en grand souci et grande colère. Pourtant il se tint tranquille. On lui dit comment l'affaire avait été engagée après la mort d'Höskuld, mais il ne fit pas paraître ce qu'il en pensait. Il envoya un messager à Hal de Sida, son beau-père, et à son fils Ljot, pour leur dire d'amener beaucoup de monde avec eux au ting. Ljot passait pour être en espérance le plus grand chef du pays de l'est. On lui avait prédit que s'il allait trois étés de suite au ting, et revenait sain et sauf, il deviendrait le plus grand chef et l'homme le plus vieux de sa race. Il était déjà allé un été au ting, et il allait partir pour la seconde fois.
Flosi envoya encore des messages à Kol, fils de Thorstein, et à Glum, fils de Hildir le vieux, à Geirleif, fils d'Önund Töskubak et à Modolf, fils de Ketil. Ils vinrent tous à la rencontre de Flosi. Hal avait promis d'amener beaucoup de monde.
Flosi se mit en route et vint à Kirkjubæ chez Surt, fils d'Asbjörn. De là, il envoya chercher Kolbein, fils d'Egil, son neveu, qui vint se joindre à lui.
Après cela, Flosi vint à Höfdabrekka. Là demeurait Thorgrim Skrauti, fils de Thorkel le beau. Flosi le pria de venir au ting avec lui. Il consentit à la chose et dit à Flosi: « Je t'ai souvent vu, messire, plus gai que maintenant; mais tu as de bonnes raisons pour qu'il en soit ainsi ». — « Certes, dit Flosi, il s'est passé de tristes choses, et je donnerais tout ce que je possède pour que ceci ne fût pas arrivé. Du mauvais grain a été semé: mauvaise récolte en poussera ».
Il partit de là, traversant la plaine d'Arnarstak, et fut à Solheima le soir. Là demeurait Lodmund, fils d'Ulf. Il était grand ami de Flosi. Flosi y passa la nuit. Au matin, Lodmund partit avec lui pour Dal, où ils passèrent la nuit. Là demeurait Runolf, fils d'Ulf godi d'Ör. Flosi dit à Runolf: « Nous allons savoir ici la vérité sur le meurtre d'Höskuld, godi de Hvitanes. Tu es un homme véridique, et bien informé; je croirai tout ce que tu me diras de leur querelle ».--Runolf dit: « Il n'y a pas à mesurer ses paroles, et il a été tué sans la moindre cause. Sa mort a affligé tout le monde. Mais personne n'en a si grand deuil que Njal, son père d'adoption ». — « Ils auront donc de la peine à trouver des gens qui leur viennent en aide », dit Flosi. — « Je le crois, dit Runolf, s'il ne survient rien ». — « Qu'y a-t-il de fait? » dit Flosi. « Les voisins ont été cités à témoins, dit Runolf, et plainte a été portée pour le meurtre ». — « Qui a fait cela? » dit Flosi. — « Mörd fils de Valgard » dit Runolf. — « Peut-on se fier à lui? » dit Flosi. — « Il est mon parent, dit Runolf, mais, s'il faut dire vrai, on dit de lui plus de mal que de bien. Maintenant je t'en prie, Flosi, apaise ta colère, et prends le parti qui amènera le moins de trouble; car Njal va te faire sans doute des offres honorables, et les hommes les meilleurs seront avec lui ». Flosi répondit: « Viens donc au ting. Runolf, et tes paroles pourront beaucoup sur moi; à moins que les choses ne tournent plus mal qu'il ne faudrait ». Ils n'en dirent pas d'avantage, et Runolf promit de venir. Il envoya un message à Haf le sage, son parent, qui arriva aussitôt. Flosi partit de là et vint à Vörsabæ.
Hildigunn était dehors et dit: « Il faut que tous mes serviteurs sortent quand Flosi entrera dans le domaine. Les femmes nettoieront la maison et l'orneront de tentures, et elles prépareront un siège élevé pour Flosi ».
Alors Flosi entra dans l'enceinte. Hildigunn vint à sa rencontre: « Salut à toi, mon oncle, dit-elle; mon cœur se réjouit de ta venue ». — « Nous allons prendre notre repas, dit Flosi, et ensuite nous nous remettrons en route ». Et on attacha leurs chevaux.
Flosi entra dans la salle et s'assit. Il renversa sur le banc le siège qu'on lui avait préparé, en disant: « Je ne suis ni roi ni jarl, je ne veux pas qu'on me fasse un trône, et il n'est pas besoin de se moquer de moi ». Hildigunn était debout à son côté: « Il est fâcheux, dit-elle, que cela te déplaise, car nous l'avions fait de bon cœur ». — « Si tu agis de bon cœur avec moi, dit Flosi, tes actions se loueront elles-mêmes; et elles se blâmeront elles-mêmes si elles sont mauvaises ». Hildigunn eut un rire froid: « N'en parlons plus, dit-elle. Nous aurons souvent encore affaire l'un avec l'autre avant la fin ». Elle s'assit près de Flosi, et ils parlèrent longtemps à voix basse.
On apporta les tables; Flosi et ses hommes se lavèrent les mains. Flosi regarda la serviette, elle était pleine de trous, et un des coins était arraché. Il ne voulut pas s'en servir et la jeta sur le banc. Il déchira un morceau de la nappe, s'y essuya les mains, et le lança à ses hommes. Après quoi il se mit à table et leur dit de manger.
Alors Hildigunn entra dans la salle. Elle vint droit à Flosi, écarta ses cheveux, qui couvraient son visage, et se mit à pleurer. « Tu as le cœur bien gros, ma nièce, dit Flosi, pour pleurer ainsi. Tu as raison pourtant, car tu pleures un bon mari ». — « Quelle vengeance me donneras-tu, dit-elle, et quelle aide? » Flosi répondit: « Je porterai ta cause devant la justice, et j'irai jusqu'au bout, ou bien je ferai une paix telle que tous les hommes de bien puissent dire qu'elle nous fait honneur de tout point ». — « Höskuld te vengerait, dit-elle, si c'était lui qui eût à te venger ». — « Tu es féroce, répondit Flosi, et je vois bien ce que tu veux ». Hildigunn reprit: « Moins grande était l'offense d'Arnor fils d'Örnolf de Forsarskog envers ton père Thord godi de Frey, et pourtant tes frères Kolbein et Egil l'ont tué au ting de Skaptafell.
Alors Hildigunn s'en alla dans la pièce d'entrée et ouvrit son coffre. Elle prit le manteau que Flosi avait donné à Höskuld. C'est dans ce manteau qu'Höskuld avait été tué, et elle l'avait gardé là tout plein de sang comme il était. Elle rentra dans la salle avec le manteau, et vint, sans dire un mot, droit à Flosi. Flosi avait mangé son saoul, et on avait emporté les tables. Hildigunn jeta le manteau sur Flosi, et le sang caillé tomba à grand bruit tout autour. « Voici, Flosi, dit-elle, le manteau que tu donnas à Höskuld; je veux te le donner à mon tour. C'est dans ce manteau qu'il a été tué. J'appelle à témoins Dieu et tout ce qu'il y a de vaillants hommes, que je t'adjure, par la puissance du Christ, par ta renommée et ta bravoure, de venger toutes les blessures qui couvraient son cadavre; sinon, puisse chacun t'appeler un lâche! »
Flosi arracha le manteau et le lui jeta: « Tu es une sorcière d'enfer, dit-il; tu voudrais nous voir faire ce qui serait notre perte à tous; mais les conseils des femmes sont toujours cruels ». Flosi était tellement hors de lui, que son visage était tantôt rouge comme du sang, tantôt pâle comme du foin séché, et tantôt noir comme la mort.
Flosi monta à cheval, avec ses hommes, et s'en alla. Il vint à Holtsvad pour y attendre les fils de Sigfus et le reste de ses amis.
Il y avait un homme nommé Ingjald qui demeurait à Kelda. C'était le frère de Hrodny, mère d'Höskuld, fils de Njal. Ils étaient tous deux les enfants d'Höskuld le blanc, fils d'Ingjald le fort, fils de Geirfin le rouge, fils de Sölvi, fils de Gunnstein le tueur de sorciers. Ingjald avait pour femme Thraslaug, fille d'Egil, fils de Thord, godi de Frey. La mère d'Egil était Thraslaug fille de Thorstein Titling. La mère de Thraslaug était Unn, fille d'Eyvind Karf, et sœur de Modolf le sage.
Flosi envoya dire à Ingjald de venir le trouver. Ingjald arriva aussitôt avec quatorze hommes, tous de sa maison. Ingjald était grand et fort. Il parlait peu, chez lui, mais c'était le plus brave des hommes, et il donnait volontiers de ses biens à ses amis.
Flosi fit bon accueil à Ingjald et lui dit: « De grandes calamités sont venues sur nous, et je ne sais comment nous sortirons de là. Je te prie, mon neveu, de ne pas abandonner ma cause avant que nous soyons sortis de peine. » Ingjald répondit: « Me voici moi-même en grand embarras. Je suis parent de Njal et de ses fils, et il y a d'autres choses importantes qui me font réfléchir. » Flosi reprit: « Quand je t'ai donné en mariage la fille de mon frère, j'ai cru que tu m'avais promis de m'aider en toute circonstance. » — « Il est probable aussi que je le ferai, dit Ingjald, mais je vais retourner chez moi d'abord, et de là j'irai au ting. »
Les fils de Sigfus apprirent que Flosi était à Holtsvad. Ils montèrent à cheval et vinrent le trouver. Il y avait là Ketil de Mörk et Lambi son frère, Thorkel et Mörd, et Sigmund, tous fils de Sigfus. Il y avait aussi Lambi fils de Sigurd, et Gunnar fils de Lambi, et Grani fils de Gunnar, et aussi Vjebrand fils d'Hamund.
Flosi se leva à leur arrivée et leur souhaita la bienvenue, très amicalement. Ils s'en allèrent vers la rivière. Flosi leur fit faire un récit véridique, et il ne s'écartait en rien de celui de Runolf de Dal. Flosi dit à Ketil de Mörk: « Je te demande une chose: jusqu'où voulez-vous pousser la vengeance dans cette affaire, toi et les autres fils de Sigfus? » — « Je voudrais, dit Ketil, qu'on pût faire la paix. Pourtant j'ai juré un serment, de ne pas abandonner cette affaire qu'elle n'ait pris fin, de façon ou d'autre, quand je devrais y laisser ma vie. » — « Tu es un brave homme, dit Flosi, et tout tourne bien aux hommes tels que toi. »
Alors Grani fils de Gunnar et Gunnar fils de Lambi parlèrent tous deux à la fois: « Nous voulons, dirent-ils, le bannissement et la vengeance du sang. » — « Nous n'aurons pas à choisir », répondit Flosi. Grani reprit: « Quand ils ont tué Thrain à Markarfljot, et plus tard son fils Höskuld, je me suis dit que jamais je ne ferais avec eux de paix qui dure; car je voudrais bien être là, quand ils seront tous tués. » — « Tu as été assez près d'eux, répondit Flosi, pour tirer d'eux ta vengeance, si tu avais eu le cœur d'un homme. À ce qu'il me semble, tu veux maintenant des choses (toi et beaucoup d'autres) auxquelles tu voudrais bien, dans quelque temps d'ici, n'avoir jamais pris part, et pour cela tu donnerais très cher. Je vois cela clairement: quand il nous arriverait de tuer Njal et ses fils, ce sont des hommes si considérables et de si grande race qu'on tirera d'eux une vengeance terrible. Il nous faudra tomber aux pieds de bien des gens pour demander leur aide, avant que nous puissions sortir de peine et obtenir la paix. Sachez aussi que beaucoup deviendront pauvres, qui possédaient de grands biens, et que d'autres perdront à la fois leurs biens et la vie ».
Mörd fils de Valgard vint trouver Flosi. Il lui dit qu'il irait au ting avec lui, et qu'il amènerait tout son monde. Flosi fut content de son offre et lui fit la proposition de marier Rannveig, sa fille, à Starkad, qui demeurait à Stafafell, et qui était fils du frère de Flosi. Flosi pensait s'assurer par là de la fidélité de Mörd, et de l'aide de ses gens. Mörd prit bien la chose, mais il dit qu'il s'en remettait à l'avis de Gissur le blanc, et qu'on en parlerait au ting. Mörd était marié à la fille de Gissur, Thorkatla.
Mörd et Flosi partirent ensemble pour le ting, et ils parlèrent, à eux deux, tout le long du jour.
Njal dit à Skarphjedin: « Qu'avez-vous résolu de faire, toi et tes frères, et Kari? » Skarphjedin répondit: « Ce n'est pas notre habitude de ruminer longtemps les choses. Voici ce que j'ai à te dire: Nous irons à Tunga, chez Asgrim fils d'Ellidagrim, et de là au ting. Et toi, mon père, qu'as-tu décidé pour ton voyage? » — « J'irai au ting, répondit Njal; car je tiens à l'honneur de ne pas abandonner votre cause, tant que je vivrai. Je trouverai là-bas bien des gens qui auront pour moi de bonnes paroles: je pourrai vous servir, et je ne vous ferai pas de tort. »
Thorhal fils d'Asgrim et fils adoptif de Njal était là. Les fils de Njal riaient de lui, parue qu'il avait une casaque brune. Ils lui demandèrent combien de temps il comptait la porter. « Je l'ôterai, répondit-il, quand j'aurai à venger mon père adoptif. » — « Tu montreras que tu es brave, dit Njal, quand on aura besoin de toi. »
Ils se préparèrent tous à partir, et ils étaient près de trente hommes. Ils se mirent en route, et chevauchèrent sans s'arrêter jusqu'à la Thjorsa. Là vinrent les retrouver les parents de Njal, Thorleif Krak et Thorgrim le grand. Ils étaient fils d'Holta-Thorir. Ils offrirent aide et assistance aux fils de Njal. Et les fils de Njal acceptèrent.
Ils partirent tous ensemble, passèrent la Thjorsa et vinrent sur les bords de la rivière de Lax, où ils firent halte. Là vint les rejoindre Hjalti fils de Skeggi. Njal et ses fils le prirent à l'écart, et ils parlèrent longtemps tout bas. Hjalti dit: « Je vais montrer que je ne suis pas un ingrat. Njal m'a demandé mon aide. Je lui ai accordé sa demande, et j'ai promis de l'aider. Il m'a récompensé d'avance, moi et beaucoup d'autres, par les bons conseils qu'il nous a donnés. » Hjalti dit à Njal toutes les allées et venues de Flosi. Ils envoyèrent Thorhal en avant, à Tunga, dire à Asgrim qu'ils seraient chez lui le soir.
Asgrim fit aussitôt ses préparatifs. Il était dehors, quand Njal entra dans l'enceinte. Njal était vêtu d'un manteau bleu, il avait sur la tête un chapeau de feutre, et une petite hache à la main. Asgrim l'aida à descendre de cheval, le mena dans la maison, et le fit asseoir sur un siège élevé. Après eux entrèrent tous les fils de Njal, et Kari. À ce moment Asgrim sortit. Il vit Hjalti qui voulait s'en aller sans bruit, pensant qu'il y avait trop de monde. Asgrim prit son cheval par la bride, en disant qu'on ne lui avait pas permis de partir. Il fit mettre pied à terre à ses hommes, mena Hjalti dans la salle, et le fit asseoir à côté de Njal. Thorleif et ses hommes avaient pris place sur l'autre banc.
Asgrim s'assit sur un siège devant Njal: « Que te semble de notre affaire? » lui demanda-t-il. « Rien de bon, répondit Njal: car j'ai peur qu'il n'aient pas la chance pour eux, ceux qui ont part à cette querelle. Je voudrais, mon ami, te faire une demande, c'est de rassembler tous tes hommes, et de venir au ting avec moi. » — « C'est ce que je compte faire, dit Asgrim, et je te promets de plus que je n'abandonnerai jamais votre cause, tant que j'aurai quelques hommes pour me suivre. » Tous ceux qui étaient là le remercièrent, et dirent que c'était parler en brave homme.
Ils passèrent la nuit là. Le jour d'après, tous les gens d'Asgrim arrivèrent. Ils partirent tous ensemble, et chevauchèrent sans s'arrêter jusqu'au ting; leurs huttes étaient déjà dressées.
Flosi était déjà arrivé, et il avait logé tout son monde dans ses huttes. Runolf habitait la hutte des gens de Dal, et Mörd celle des gens de la Ranga. Hal de Sida était venu de l'est depuis longtemps, et il n'était guère venu que lui de ce pays-là, mais il avait beaucoup de monde à sa suite, il joignit sa troupe à celle de Flosi, et il l'engageait fort à conclure la paix. Hal était un homme sage et bienveillant. Flosi lui donna de bonnes paroles, mais n'en fit pas davantage. Hal lui demanda quelles gens lui avaient promis leur aide. Flosi nomma Mörd fils de Valgard, et dit qu'il avait demandé la fille de Mörd en mariage pour son parent Starkad. C'est un bon parti, répondit Hal, mais de Mörd il ne peut venir que du mal, et tu t'en apercevras avant que ce ting n'ait pris fin. » Et ils n'en dirent pas davantage.
Il arriva un jour que Njal et Asgrim parlèrent longtemps en secret. Tout à coup Asgrim sauta sur ses pieds, et dit aux fils de Njal: « Allons, et cherchons-nous des amis, pour que nous ne soyons pas écrasés sous le nombre; car dans cette affaire, c'est la force qui décidera. » Asgrim sortit, et derrière lui Helgi fils de Njal, puis Kari fils de Sölmund, puis Grim fils de Njal, puis Skarphjedin, puis Thorhal fils d'Asgrim, puis Thorgrim le grand, puis Thorleif Krak.
Ils allèrent à la hutte de Gissur le blanc, et ils entrèrent. Gissur se leva pour venir à leur rencontre. Il les fit asseoir et leur offrit à boire. « Ce n'est pas notre affaire, répondit Asgrim, et ce qui nous amène nous n'avons pas à le dire tout bas: quelle aide pouvons-nous attendre de toi, mon oncle? » Gissur répondit: « Ma sœur Jorunn serait d'avis que je ne puis me dispenser de t'aider. Il en sera donc ainsi, maintenant et toujours, et nous aurons un même sort, tous les deux. » Asgrim le remercia, et s'en alla.
« Où allons-nous maintenant? » demanda Skarphjedin. « À la hutte des gens d'Ölfus » répondit Asgrim. Et ils y allèrent. Asgrim demanda si Skapti fils de Thorod était dans sa hutte. On lui dit qu'il y était. Ils entrèrent. Skapti était assis sur le banc. Il souhaita la bienvenue à Asgrim, et Asgrim lui fit une bonne réponse. Skapti pria Asgrim de s'asseoir à côté de lui. « Je n'ai pas le loisir, répondit Asgrim, et pourtant j'ai quelque chose à te demander. » — « Que je l'entende donc » dit Skapti. « Je viens, dit Asgrim, te demander aide et assistance pour moi, et mes parents que voici. » — « J'aurais souhaité, dit Skapti, que vos embarras ne vinssent pas me chercher jusque dans ma demeure. » — « C'est mal parler, répondit Asgrim, que de refuser d'aider les gens au moment où ils en ont le plus grand besoin. » — « Quel est cet homme, dit Skapti, qui en a quatre devant lui, grand, pâle, à la face de malheur, qui a l'air terrible, et semble être un sorcier? » — « Je me nomme Skarphjedin, répondit l'autre, et tu m'as vu au ting plus d'une fois. Mais moi je suis plus sage que toi et je n'ai pas besoin de te demander comment tu t'appelles. Tu t'appelles Skapti fils de Thorod. Mais tu t'es appelé d'abord Burstakol, l'homme à la tête rasée, après que tu as tué Ketil d'Elda. Alors tu as rasé tes cheveux, et tu as frotté ta tête de goudron. Après quoi tu as payé des esclaves pour lever de terre une bande de gazon, et tu t'es caché dessous pendant la nuit. Ensuite tu as été trouver Thorolf, fils de Lopt, du pays d'Eyra, qui t'a pris à son bord et t'a emmené au loin en te cachant dans ses sacs de farine. » Et là-dessus ils sortirent, Asgrim et eux tous.
« Où allons-nous maintenant? » demanda Skarphjedin. « À la hutte de Snorri le Godi » dit Asgrim. Et ils allèrent à la hutte de Snorri. Il y avait un homme devant. Asgrim lui demanda si Snorri était dans sa hutte. L'homme dit qu'il y était. Asgrim entra, et tous les autres avec lui. Snorri était assis sur le banc. Asgrim vint à lui et le salua amicalement. Snorri lui fit bonne mine, et le pria de s'asseoir. « Je n'ai pas le loisir, dit Asgrim, et pourtant j'ai quelque chose à te demander. » — « Parle donc » dit Snorri. « Je te demande, dit Asgrim, de venir avec moi au tribunal, et de me donner ton aide; car tu es un homme sage, et tu t'entends à mener les affaires. » — « Nous avons des procès qui vont mal, dit Snorri, et bien des gens sont contre nous; c'est pourquoi nous n'avons pas envie d'entrer dans les querelles de ceux des autres districts. » — « Nous n'avons pas à t'en vouloir, dit Asgrim, car tu ne nous dois rien. » — « Je sais que tu es un brave homme, dit Snorri; je te promets donc de n'être jamais contre toi et de ne pas donner d'aide à tes ennemis. » Asgrim le remercia. « Qui est cet homme, dit Snorri, qui en a quatre devant lui, pâle et au visage dur, qui rit en montrant ses dents, et qui porte sa hache levée sur son épaule? » — « Je me nomme Hjedin, dit l'autre, mais il y en a qui m'appellent Skarphjedin, de mon nom tout entier. Qu'as-tu à me dire de plus? » — « J'ai à te dire ceci, répondit Snorri. Tu m'as l'air d'un homme hardi, et qui ne craint personne. Et pourtant je vois une chose, c'est que ton bonheur est passé, et que tu n'as plus devant toi qu'une courte vie. » — « C'est bien, dit Skarphjedin; c'est une dette que nous paierons tous. Mais toi tu ferais mieux de venger ton père que de me faire tes prophéties. » — « Bien d'autres me l'ont dit avant toi, dit Snorri, et je ne me fâcherai pas pour cela. » Ils sortirent et ils n'avaient pas trouvé là de secours.
De là ils allèrent à la hutte des gens du Skagfjord. Dans cette hutte demeurait Haf le riche. Il était fils de Thorkel, fils d'Eirik, de la vallée de God, fils de Geirmund, fils de Hroald, fils d'Eirik à la barbe hérissée, qui tua Grjotgard, en Norvège, dans la vallée de Sokn. La mère de Haf s'appelait Thorunn et était fille d'Asbjörn Myrkarskall, fils de Hrossbjörn.
Asgrim et les autres entrèrent dans la hutte. Asgrim vint à Haf, et le salua. Haf lui fit bon accueil, et le pria de s'asseoir. « Je suis venu, dit Asgrim, te demander ton aide, pour moi et mes parents. » Haf répondit vivement: « Je ne veux pas me mêler de vos embarras. Mais dis-moi, qui est cet homme pâle, qui en a quatre devant lui, et qui a l'air si terrible qu'on le dirait sorti des gouffres de la mer? » — « Que t'importe qui je suis, face de bouillie, dit Skarphjedin. Là où tu seras en embuscade pour m'attendre, je n'aurai pas peur d'aller en avant; ce ne sont pas des compagnons comme toi sur ma route, qui m'effraieront beaucoup. Tu ferais bien d'aller chercher ta sœur Svanlög; qu'Eydis Jarnsaxa et Stedjakol ont enlevée de ta maison, sans que tu aies osé bouger. » — « Sortons, dit Asgrim, il n'y a point d'aide à attendre ici. »
Après cela ils allèrent à la hutte de ceux de Mödruvöll, et ils demandèrent si Gudmund le puissant était dans sa hutte. On leur dit qu'il y était. Ils entrèrent. Il y avait au milieu de la hutte un siège élevé. Là était assis Gudmund. Asgrim vint devant Gudmund et le salua. Gudmund lui fit bon accueil et le pria de s'asseoir. « Je ne veux pas m'asseoir, dit Asgrim. Je suis venu te demander ton aide; car tu es un chef brave et puissant. » Gudmund répondit: « Je ne serai pas contre toi. Mais pour ce qui est de te donner mon aide, nous pourrons en parler plus tard. » Et il eut avec eux des façons fort gracieuses. Asgrim le remercia de ses paroles. Gudmund dit: « Il y a un homme dans ta troupe que je considère depuis un instant, et qui me semble plus terrible qu'aucun de ceux que j'aie jamais vus. » — « Qui est-il? » demanda Asgrim. « C'est celui qui en a quatre devant lui, dit Gudmund; l'homme à la chevelure foncée et au teint pâle, à la haute taille et à l'air hardi. Il me semble si redoutable que j'aimerais mieux l'avoir dans ma suite que dix autres. Et pourtant cet homme a une face de malheur. » — « Je vois, dit Skarphjedin, que c'est de moi que tu parles. Nous avons, toi et moi, des destins divers. J'ai été blâmé pour le meurtre d'Höskuld, godi de Hvitanes, et ce n'est pas sans raison. Mais toi, Thorkel Hak et Thorir fils d'Helgi ont raconté de fâcheuses histoires sur ton compte, et tu as pris cela fort à cœur. » Et là-dessus ils sortirent.
« Où allons-nous maintenant? » demanda Skarphjedin. « À la hutte des gens de Ljosvatn » répondit Asgrim. Dans cette hutte logeait Thorkel Hak. Il était fils de Thorgeir le Godi, fils de Tjörvi, fils de Thorkel le long. La mère de Thorgeir était Thorunn, fille de Thorstein, fils de Sigmund, fils de Gnupabard. La mère de Thorkel Hak s'appelait Gudrid. Elle était fille de Thorkel le noir de Hleidrargard, fils de Thorir Snepil, fils de Ketil Brimil, fils d'Örnolf, fils de Björnolf, fils de Grim Lodinkin, fils de Ketil Hæing, fils de Halbjörn Halftroll.
Thorkel Hak avait été à l'étranger, et y avait acquis de la gloire. Il avait tué un brigand dans la forêt de Jamt, au pays de l'est. Après quoi il était allé en Suède où il s'était joint à Sörkvi Karl, et tous deux avaient guerroyé dans l'est, ensemble. Un soir, sur les côtes de la Baltique, Thorkel eut à chercher de l'eau pour les autres. Il rencontra un monstre à tête humaine et se battit contre lui, longtemps. À la fin il le tua. De là, il vint à Adalsysli, où il tua un dragon. De là il revint en Suède, de là en Norvège, d'où il retourna en Islande. Il avait fait graver tous ses exploits sur son alcôve, et sur un tabouret devant son siège. Il attaqua sur le chemin de Ljosvatn Gudmund le puissant et ses frères, et ceux de Ljosvatn eurent la victoire. Thorir fils d'Helgi et Thorkel Hak firent une chanson sur Gudmund. Thorkel disait qu'il n'y avait pas un homme en Islande avec qui il ne se mesurât volontiers en combat singulier, ou qui pût le faire reculer d'une semelle. On l'appelait Thorkel Hak (la mauvaise langue) parce qu'il ne ménageait ni en paroles, ni en actions, ceux à qui il avait affaire.
Asgrim fils d'Ellidagrim et ses compagnons vinrent à la hutte de Thorkel Hak. Asgrim dit aux autres: « Cette hutte est à Thorkel Hak, un vaillant champion; ce serait pour nous un grand avantage si nous pouvions avoir son aide. Il s'agit ici de prendre garde, car il est opiniâtre et d'humeur difficile. Je t'en prie, Skarphjedin, ne te mêle pas à notre entretien. »
Skarphjedin se mit à rire en montrant ses dents. Voici comme il était vêtu ce jour-là. Il avait une casaque bleue, et des pantalons rayés de bleu. Il avait aux pieds de hauts souliers noirs, et une ceinture d'argent autour de la taille. Il tenait à la main, la hache qui avait tué Thrain, et qu'il appelait Rimmugygi; et aussi un bouclier léger. Il avait autour de la tête un bandeau de soie, et ses cheveux étaient rejetés derrière ses oreilles. C'était le plus terrible des guerriers, et, à cela, tous pouvaient le reconnaître sans l'avoir jamais vu. Il marchait au rang qu'on lui avait marqué sans avancer ni reculer.
Ils entrèrent dans la hutte, et allèrent jusqu'à la chambre du fond. Thorkel était assis au milieu du banc, et ses hommes de chaque côté. Asgrim le salua. Thorkel lui fit bon accueil. « Nous sommes venus, dit Asgrim, te demander de nous aider, et de venir au tribunal avec nous. » — « Qu'avez-vous besoin de mon aide » dit Thorkel, puisque vous venez de chez Gudmund? Il a dû vous promettre la sienne. » — « Il ne nous a rien promis » dit Asgrim. « C'est donc, dit Thorkel, que Gudmund a trouvé l'affaire mauvaise; et elle l'est en effet, car ce meurtre est la plus méchante action qui jamais ait été commise. Je ne sais ce qui t'a pris de venir ici, ni comment tu as pu croire que je serais plus traitable que Gudmund, et que je soutiendrais une mauvaise cause. » Asgrim se taisait. Il pensait que cela prenait une mauvaise tournure. Thorkel reprit: « Qui est cet homme, grand, et à l'air terrible, qui en a quatre devant lui, pâle et au visage dur, effroyable à voir, une face de malheur? » Skarphjedin répondit: « Je me nomme Skarphjedin; mais toi, tu as tort de m'adresser tes paroles insultantes, car je ne t'ai rien fait. Jamais je n'ai mis mon père à mes pieds, jamais je n'ai combattu contre lui, comme toi contre le tien. Ce n'est pas souvent que tu es venu au ting, et que tu t'es mêlé des procès qu'on y juge. Tu aimes bien mieux rester chez toi, à Öxara, à t'occuper de tes laitages avec ta poignée de serviteurs. Tu ferais bien aussi de te nettoyer les dents, et d'en ôter la viande de cheval que tu as mangée avant de partir pour le ting; ton berger t'a vu, et il s'est émerveillé de te voir faire une telle horreur. » Alors Thorkel, en grande colère, sauta sur ses pieds. Il tira son épée et dit: « Voici une épée que j'ai prise en Suède, à un des meilleurs champions qu'on pût voir; et depuis, je m'en suis servi pour tuer plus d'un homme. Que je t'approche, et je te la passerai au travers du corps, en récompense de tes injures. » Skarphjedin était là, sa hache levée. Il rit en montrant ses dents, et dit: « J'avais cette hache à la main quand j'ai fait un saut de douze aunes au travers du Markarfljot, pour tuer Thrain fils de Sigfus; ils étaient huit contre moi, et pas un d'eux ne me toucha. Mais moi je n'ai jamais levé une arme contre un homme, sans le frapper. » Et là-dessus il poussa de côté ses frères et Kari, et vint droit à Thorkel. « Choisis, Thorkel Hak, lui dit-il. Ou bien rengaine ton épée et va t'asseoir, ou bien je te plante ma hache dans la tête, et je la fends en deux jusqu'aux épaules. » Thorkel rengaina son épée et s'assit. Pareille chose jamais ne lui était arrivée, et jamais ne lui arriva depuis.
Asgrim et les autres sortirent. « Où allons-nous maintenant? » dit Skarphjedin. « Chez nous, dans nos huttes » dit Asgrim. « Nous sommes las de demander, alors » dit Skarphjedin. Asgrim se tourna vers lui et dit: « Dans plus d'un endroit tu as eu la langue bien prompte. Mais pour Thorkel, je suis d'avis que tu l'as traité comme il le méritait. »
Ils rentrèrent dans leur hutte, et dirent à Njal ce qui s'était passé, d'un bout à l'autre. Njal dit: « Nous allons vers la destinée: ce qui doit arriver arrivera. »
Gudmund le puissant apprit ce qui s'était passé entre Skarphjedin et Thorkel. « Vous savez, dit-il, ce que m'ont fait les gens de Ljosvatn; mais je n'ai jamais souffert d'eux tant de mépris ni d'injures, que Thorkel vient d'en avoir de Skarphjedin; et c'est bien fait pour lui. » Puis il dit à son frère Einar de Thværa: « Tu prendras tous mes hommes, et tu te mettras du côté des fils de Njal quand leur cause viendra devant le ting; et si l'été prochain ils ont besoin d'aide j'irai moi-même leur en donner. » Einar promit d'y aller, et le fit savoir à Asgrim. « Gudmund est le plus brave homme qu'on puisse voir » dit Asgrim; et il alla le redire à Njal.
Le jour suivant, Asgrim et Gissur le blanc, Hjalti fils de Skeggi et Einar de Thværa se réunirent. Mörd fils de Valgard était là aussi. Il s'était déchargé de la poursuite, et l'avait remise aux mains des fils de Sigfus.
Asgrim dit: « Je vous ai fait appeler, toi d'abord Gissur le blanc, et vous Hjalti et Einar, pour vous dire où en est notre affaire. Vous savez que Mörd a porté plainte. Mais la vérité est que Mörd a eu part au meurtre d'Höskuld, et que c'est lui qui lui a fait cette blessure dont on n'a pas nommé l'auteur. Il me semble donc que la poursuite doit être déclarée nulle, pour cause d'illégalité. » — « Il faut dénoncer cela tout de suite. » dit Hjalti. « Il vaudrait mieux, dit Thorkel fils d'Asgrim, tenir la chose secrète jusqu'au jour du jugement. » — « Pourquoi faire? » dit Hjalti. Thorhal répondit: « S'ils savent dès à présent qu'il y a une nullité dans leur affaire, ils peuvent encore la sauver en envoyant, du ting chez eux, un homme qui citera de nouveau les témoins et les amènera au ting. Et de la sorte leur poursuite sera rendue légale. » — « Tu es un homme sage, Thorhal, dirent-ils, et nous suivrons ton conseil. » Et là-dessus ils retournèrent chacun à sa hutte.
Les fils de Sigfus firent déclaration de leur poursuite, au tertre de la loi, et ils s'informèrent de la juridiction à laquelle ils appartenaient, et du domicile de leurs adversaires. Le vendredi soir les tribunaux devaient s'assembler, et les audiences commencer. Tout fut tranquille jusque là.
Bien des gens cherchaient à amener un arrangement mais Flosi fit beaucoup de résistance; les autres employèrent encore plus de paroles que lui, et on vit bien qu'il n'y avait rien à faire.
Voici qu'on arrive au vendredi soir. C'est le moment où les tribunaux doivent s'assembler. Tous les hommes présents au ting viennent au tribunal.
Flosi se tenait avec sa troupe au Sud du tribunal du district de la Ranga. Avec lui étaient Hal de Sida et Runolf de Dal, fils d'Ulf godi d'Ör, et les autres qui avaient promis leur aide à Flosi. Et au Nord du tribunal du district de la Ranga étaient Asgrim fils d'Ellidagrim, et Gissur le blanc, Hjalti fils de Skeggi, et Einar de Thværa. Mais les fils de Njal étaient restés dans leur hutte avec Kari, Thorleif Krak, et Thorgrim le grand. Ils étaient là tous avec leurs armes, et il ne fallait pas songer à les attaquer.
Njal pria les juges d'entrer en séance. Et voici que les fils de Sigfus introduisent leur plainte. Ils prirent des témoins, et sommèrent les fils de Njal d'entendre leur serment. Puis ils prêtèrent serment, après quoi ils exposèrent la cause. Puis ils firent comparaître les témoins du meurtre. Puis ils les firent asseoir. Puis ils sommèrent les fils de Njal de les récuser.
Alors Thorhal, fils d'Asgrim, se leva. Il prit des témoins et récusa les témoins du meurtre, « et cela, dit-il, parce que l'homme qui a porté plainte était lui-même tombé sous le coup de la loi, et s'est mis hors la loi. » — « De qui parles-tu? » dit Flosi. « De Mörd fils de Valgard » répondit Thorhal. Il est allé tuer Höskuld avec les fils de Njal, et c'est lui qui lui a fait cette blessure dont on n'a pas nommé l'auteur le jour où on a pris des témoins. Vous n'avez rien à dire là-contre, et la plainte est à néant. »
Alors Njal se leva et dit: « Je vous adjure, toi Hal de Sida, et Flosi, et vous tous fils de Sigfus, et aussi tous les nôtres, de ne pas vous retirer, et d'écouter mes paroles ». Ils firent comme il disait, Njal reprit: « Il me semble que cette poursuite est réduite à néant, et c'est justice, car elle était sortie d'une mauvaise racine. Je vous déclare que j'aimais Höskuld plus que mes propres fils. Et quand j'ai appris qu'il avait été tué, il m'a semblé que la plus douce lumière de mes yeux venait de s'éteindre. J'aimerais mieux avoir perdu tous mes fils, et qu'il fût encore en vie. Je vous prie donc, toi, Hal de Sida, et toi, Runolf de Dal, et aussi Gissur le blanc, et Einar de Thværa, et Haf le sage, de consentir à faire la paix avec moi, au sujet de ce meurtre, pour le compte de mes fils. Et je veux qu'on prenne pour arbitres ceux qui en sont les plus dignes ».
Gissur, Einar et Haf, parlèrent à leur tour, longuement. Ils prièrent Flosi de consentir à la paix, et lui promirent en échange leur amitié. Flosi leur donna à tous de bonnes paroles, mais il ne promit rien. Alors Hal de Sida dit à Flosi: « Veux-tu tenir ta parole, et m'accorder ma demande comme tu as promis de le faire, quand j'ai aidé à sortir du pays ton parent Thorgrim, fils de Digrketil, après qu'il eut tué Hal le rouge? » — « Je veux bien, beau-père, dit Flosi; car tu ne me demanderas rien qui ne soit pour me faire honneur ». — « Je veux donc, dit Hal, que tu fasses la paix au plus vite, et que tu prennes pour arbitres des hommes de bien. Par là tu gagneras l'amitié de ceux qui sont les meilleurs parmi nous ».
« Sachez tous, dit Flosi, que je vais faire selon les désirs de Hal, mon beau-père, et des autres vaillants hommes qui sont ici. Je veux que six hommes de chaque côté, prononcent dans l'affaire, comme le veut la loi. Et je trouve que Njal vaut bien que je lui accorde cela ». Njal le remercia, lui et les autres, et tous ceux qui étaient là le remercièrent aussi, et dirent que Flosi avait bien agi.
Flosi reprit: « Je vais donc nommer mes arbitres. Je nomme en premier lieu Hal mon beau père, et Össur de Breida, Surt fils d'Asbjörn de Kirkjubæ, Modolf fils de Ketil (il demeurait alors à Asa), Haf le sage et Runolf de Dal. Et il n'y aura qu'une voix pour dire que ce sont les meilleurs parmi les miens ».
Puis il pria Njal de nommer ses arbitres. Njal se leva et dit: « Je nommerai d'abord Asgrim fils d'Ellidagrim, puis Hjalti fils de Skeggi, Gissur le blanc et Einar de Thværa, Snorri le Godi, et Gudmund le puissant ».
Après cela, ils se donnèrent tous la main, Njal, et Flosi, et les fils de Sigfus. Njal, au nom de ses fils et de Kari son gendre, promit d'exécuter la sentence des douze, et on peut dire que tous les hommes présente au ting en furent réjouis. On envoya chercher Snorri et Gudmund, qui étaient dans leurs huttes. Il fut convenu que les arbitres siégeraient au tribunal, et les autres s'éloignèrent.
Snorri le Godi prit la parole: « Nous voici douze arbitres, dit-il, pour prononcer dans cette affaire. Je veux vous prier tous de ne soulever aucune difficulté qui les empêche de faire la paix ». — « Voulez-vous, dit Gudmund, que nous bannissions quelqu'un d'eux du district, ou même du pays? » — « Ni l'un ni l'autre, dit Snorri, car souvent ces sortes de sentences ne sont pas exécutées, et bien des gens ont été tués pour cela, et bien des paix rompues. Mais je veux fixer une amende en argent si forte, que nul homme dans ce pays n'aura coûté plus cher qu'Höskuld ». On trouva qu'il avait bien parlé.
Ils entrèrent donc en discussion, et d'abord on ne put s'entendre pour savoir qui parlerait le premier, et fixerait la somme. Enfin on tira au sort, et le sort tomba sur Snorri.
« Je ne réfléchirai pas longtemps, dit-il, et voici ma sentence: je veux qu'il soit payé pour Höskuld trois fois le prix d'un homme; ce qui fait six cents d'argent. À vous de la changer, si cela vous semble trop ou trop peu ». Ils répondirent qu'ils n'en feraient rien. « J'ajoute, dit-il, que la somme sera payée toute entière, ici, au ting ». — « Cela ne me semble guère possible, dit Gissur le blanc; car ils n'en ont sans doute qu'une petite partie sur eux ». — « Je sais, dit Gudmund le puissant, ce que veut Snorri. Il veut que nous donnions, nous autres arbitres, chacun suivant sa générosité; et après nous plus d'un fera comme nous ». Hal de Sida le remercia et dit qu'il donnerait volontiers autant que celui qui donnerait le plus. Tous les autres arbitres approuvèrent à leur tour.
Après cela ils s'en allèrent, et il fut convenu que Hal prononcerait la sentence au tertre de la loi. On sonna la cloche, et tous les hommes vinrent au tertre.
Hal de Sida se leva et dit: « Nous nous sommes mis d'accord sur l'affaire confiée à notre arbitrage, et nous avons fixé une amende de six cents d'argent. Nous autres arbitres nous en paierons la moitié, et il faut que la somme toute entière soit payée ici même au ting. Et maintenant j'adresse une prière à toute cette assemblée: c'est que chacun donne quelque chose pour l'amour de Dieu. » Et tous dirent que c'était bien.
Alors Hal prit des témoins de la sentence, pour que nul ne pût la détruire. Et Njal les remercia de la sentence qu'ils avaient prononcée. Mais Skarphjedin était là, qui se taisait, et qui ricanait.
Les gens quittèrent le tertre de la loi, et retournèrent à leurs huttes. Mais les arbitres s'en allèrent au cimetière des hommes libres, et là ils rassemblèrent tout l'argent qu'ils avaient promis de donner. Les fils de Njal apportèrent ce qu'ils avaient, Kari aussi; et cela faisait un cent d'argent. Njal donna ce qu'il avait; et c'était un autre cent. Alors on apporta tout cet argent au tertre de la loi. Et les hommes donnèrent de si grosses sommes qu'il ne s'en manquait pas d'un denier. Njal prit encore un manteau de soie et une paire de bottes, et les mit sur le tas.
Après cela Hal dit à Njal: « Va chercher tes fils; moi j'amènerai Flosi, et ils se jureront la paix les uns aux autres. » Njal retourna donc à sa hutte, et dit à ses fils: « Voici notre affaire venue à bonne fin. La paix est faite, et tout l'argent est rassemblé. Il faut maintenant que les deux partis se rencontrent et se jurent paix et fidélité. Et je viens vous prier, mes fils, de ne rien gâter. » Skarphjedin passa la main sur son front en ricanant.
Et voici qu'ils arrivent tous au tribunal. Hal était allé trouver Flosi: « Viens avec moi au tribunal lui dit-il; tout l'argent est là, rassemblé en un tas. » Flosi pria les fils de Sigfus de venir avec lui. Ils sortirent tous, et arrivèrent au tribunal, venant de l'est, comme Njal et ses fils arrivaient venant de l'ouest. Skarphjedin s'avança jusqu'au banc du milieu, et resta là debout.
Flosi entra dans l'enceinte du tribunal pour regarder l'argent: « Voilà une grosse somme, dit-il, en belle monnaie, et bien comptée, comme il fallait s'y attendre. » Puis il prit le manteau, l'agita en l'air, et demanda qui l'avait donné. Mais personne ne lui répondit. Une seconde fois il agita le manteau, demandant qui l'avait donné, et il riait. Et personne ne lui répondit. « Quoi donc, dit-il alors, personne de vous ne sait-il à qui est ce vêtement, ou bien n'osez-vous pas me le dire? » — « Qui penses-tu qui peut l'avoir donné? » dit Skarphjedin. « Si tu veux le savoir, dit Flosi, je vais te dire ce que je pense. Je pense que c'est ton père qui l'a donné, le drôle sans barbe; car ceux qui le voient ne savent pas si c'est un homme ou une femme. » Skarphjedin dit: « C'est mal parler d'insulter un vieillard, et jamais, jusqu'à ce jour, un brave homme n'a fait pareille chose. Vous savez bien qu'il est un homme, car il a engendré des fils avec sa femme; et pas un de nos parents n'est tombé percé de coups, près de notre domaine, que nous l'ayons laissé sans vengeance. » Là-dessus il prit le manteau, et jeta à Flosi un pantalon bleu. « Tu en as plus besoin que lui » dit-il. « Et pourquoi? » dit Flosi. « Parce que, répondit Skarphjedin, tu es la fiancée du démon de Svinafell. On m'a dit qu'il faisait de toi une femme, chaque neuvième nuit. » Alors Flosi donna un coup de pied dans le tas d'argent, et dit qu'il n'en voulait pas avoir un seul denier: « De deux choses l'une, dit-il, ou Höskuld ne sera pas vengé, ou il aura une vengeance sanglante. » Et il refusa d'échanger les promesses de paix. « Retournons chez nous, dit-il aux fils de Sigfus. Un même sort sera pour nous tous. » Et ils retournèrent à leurs huttes.
Hal dit: « Ceux qui ont part à cette querelle sont des gens voués au malheur. »
Njal et ses fils rentrèrent dans leurs huttes. « Voici qu'il arrive, dit Njal, ce que je vois venir depuis longtemps, et cette querelle finira mal pour nous. » — « Non pas, dit Skarphjedin, car ils n'ont plus de recours légal contre nous. » — « Il nous arrivera donc pis encore » dit Njal.
Ceux qui avaient donné l'argent parlèrent de le reprendre. Mais Gudmund le puissant dit: « Je ne me ferai jamais cette honte de reprendre ce que j'ai une fois donné, soit ici, soit ailleurs. » — « C'est bien parlé » dirent-ils. Et personne ne voulut plus reprendre l'argent. « Voici mon avis, dit Snorri le Godi. Il faut que Gissur le blanc et Hjalti fils de Skeggi prennent cet argent en garde jusqu'au prochain Alting. J'ai idée que nous en aurons besoin avant qu'il soit longtemps. » Hjalti prit donc en garde une moitié de l'argent, et Gissur l'autre. Puis chacun rentra dans sa hutte.
Flosi donna rendez-vous à tous ses hommes dans l'Almannagja, et il y alla lui-même. Ils y étaient tous venus, et cela faisait cent hommes.
Flosi dit aux fils de Sigfus: « Comment vous aiderai-je dans cette affaire, de façon que vous soyez satisfaits? » Gunnar fils de Lambi dit: « Nous ne serons contents que quand tous ces frères, les fils de Njal, auront été tués. » Flosi dit: « Je vous fais une promesse, fils de Sigfus: c'est de ne pas me séparer de vous qu'un des deux partis n'ait été écrasé par l'autre. Et maintenant je veux savoir s'il est quelqu'un ici qui ne veuille pas nous aider dans cette entreprise. » Mais tous dirent qu'ils voulaient marcher avec lui. « Venez donc tous avec moi, dit Flosi, et jurez qu'aucun de vous ne nous abandonnera. » Ils vinrent tous à Flosi, et lui prêtèrent serment. « Et maintenant, dit Flosi, nous allons nous donner la main, et faire un pacte: c'est que celui-là aura forfait ses biens et sa vie, qui se retirera de l'entreprise avant que nous l'ayons menée à bonne fin. »
Voici les nom des chefs qui étaient avec Flosi: Kol, fils de Thorstein Breidmagi et neveu de Hal de Sida; Hroald, fils d'Össur de Breida; Össur, fils d'Önund Töskubak, Thorstein le beau, fils de Geirleif, Glum, fils d'Hildir le vieux, Modolf, fils de Ketil, Thorir, fils de Thord Illugi de Mörtunga, les parents de Flosi Kolbein et Egil, Ketil, fils de Sigfus, et Mörd, son frère, Thorkel et Lambi, Grani, fils de Gunnar, Gunnar, fils de Lambi, et Sigurd son frère, Ingjald de Kelda, Hroar, fils d'Hamund.
Flosi dit aux fils de Sigfus: « Prenez maintenant pour chef celui qui vous semblera le meilleur; car il faut qu'il y en ait un qui commande dans cette entreprise. » Ketil de Mörk répondit: « Si le choix ne tient qu'à nous autres frères, nous aurons vite fait de choisir, et c'est toi que nous mettrons à notre tête. Il y a bien des raisons pour cela: tu es un homme de noble race et un grand chef, hardi et sage. Nous pensons que tu verras mieux que personne ce qu'il y a à faire dans une telle entreprise. » — « Il faut bien, dit Flosi, que je vous accorde votre demande. Je vais donc vous dire tout de suite comment nous nous y prendrons. Voici mon avis: que chacun quitte le ting et retourne chez lui, et veille à son domaine tout l'été, tant qu'on n'aura pas fait les foins. Moi aussi je vais rentrer chez moi, et j'y passerai l'été. Le dimanche qui tombera huit semaines avant l'hiver, je me ferai chanter une messe, après quoi je monterai à cheval et je m'en irai dans l'ouest, en passant par Lomagnupssand. Chacun de nous aura deux chevaux. Je n'en veux pas d'autres avec moi que ceux qui ont juré ici; nous serons assez, si nous nous tenons bien. Je chevaucherai tout le dimanche et la nuit d'après; et le second jour de la semaine j'arriverai à Trihyrningshals vers le milieu de la soirée. Il faudra que vous soyez tous là, vous qui avez prêté serment; mais s'il manque quelqu'un de ceux qui ont promis d'être à l'entreprise, il perdra la vie, si c'est en notre pouvoir. »
« Comment pourra-t-il se faire, dit Ketil, que tu partes de chez toi le dimanche, et arrives le second jour de la semaine à Trihyrningshals? » Flosi répondit: « Je partirai de Skaptartunga, et je passerai, venant du Nord, devant le Jökul d'Eyjafell. De là je descendrai dans le Godaland; et j'arriverai, en chevauchant dur. Je vais maintenant vous dire tout mon plan: quand nous serons rassemblés, nous marcherons, la troupe tout entière, sur Bergthorshval; nous attaquerons les fils de Njal par le fer et par le feu, et nous ne nous séparerons pas, que tous ne soient morts. Tenez notre projet secret, car il y va de notre vie. Et maintenant, montons à cheval, et retournons chez nous. » Et ils rentrèrent tous dans leurs huttes. Flosi fit seller ses chevaux et partit sans attendre personne. Il n'avait pas voulu voir Hal son beau-père, car il savait bien que Hal blâmerait toute violente entreprise.
Njal quitta le ting et retourna chez lui avec ses fils, et ils restèrent tous chez eux pendant l'été. Njal demanda à Kari son gendre s'il n'avait pas envie de s'en aller dans l'est, à son domaine de Dyrholm. « Je n'irai pas dans l'est, répondit Kari; je veux qu'un même sort nous frappe, moi et tes fils. » Njal le remercia et dit qu'il attendait cela de lui.
Il y avait toujours à Bergthorshval près de trente hommes prêts à combattre, les serviteurs compris.
Il arriva un jour que Hrodny, fille d'Höskuld, et mère d'Höskuld, fils de Njal, vint à Kelda. Ingjald son frère lui fit bon accueil. Elle ne lui rendit pas son salut, et le pria de venir avec elle dehors. Ingjald fit comme elle voulait, et tous deux sortirent ensemble du domaine. Alors elle le prit par la main, et ils s'assirent à terre. « Est-ce vrai, dit Hrodny, que tu as juré un serment d'aller attaquer Njal, et de le tuer, lui et ses fils? » Il répondit: « C'est vrai. » — « Tu es un grand misérable, dit-elle, toi que Njal a sauvé trois fois, quand tu n'étais qu'un proscrit, traqué dans les bois. » — « Mais j'en suis là maintenant, dit Ingjald, qu'il y va de ma vie si je ne le fais pas. » — « Non pas, dit-elle, tu vivras, et tu seras un brave homme si tu refuses de tromper celui à qui tu dois plus qu'à personne. »
Alors elle tira de son sein un bonnet de lin tout sanglant et percé de trous: « Ce bonnet, dit-elle, couvrait la tête de ton neveu Höskuld, fils de Njal, quand ils l'ont tué. Il me semble que c'est mal fait à toi de donner ton aide à ceux qui ont à répondre de sa mort. » — « Il se peut, dit Ingjald, que je n'aille pas attaquer Njal, quoiqu'il arrive. Mais je sais bien qu'ils s'en vengeront sur moi. » — « Tu pourrais, dit Hrodny, être d'un grand secours à Njal et à ses fils en leur disant tout ce qui a été tramé contre eux. » — « Cela, dit Ingjald, je ne le ferai pas; car je mériterais d'être montré au doigt par chacun, si je disais ce qui m'a été confié. Ce sera agir en brave, au contraire, que de me retirer de cette entreprise, quand je sais que je dois m'attendre à leur vengeance. Dis à Njal et à ses fils qu'ils prennent garde à eux tout cet été (ce sera toujours un bon conseil), et qu'ils aient beaucoup de monde. »
Elle s'en alla donc à Bergthorshval et répéta à Njal tout ce qu'ils avaient dit. Njal la remercia et dit qu'elle avait bien fait: « car, dit-il, ç'aurait été plus mal fait à lui qu'à tout autre, de venir m'attaquer. » Elle retourna chez elle. Et Njal dit la chose à ses fils.
Il y avait une vieille à Bergthorshval, qui s'appelait Sæun. Elle était fort avisée et voyait dans l'avenir. Elle était arrivée à un âge très avancé; et les fils de Njal l'appelaient radoteuse parce qu'elle parlait beaucoup. Mais il arrivait souvent comme elle avait dit.
Un jour, elle prit un bâton à la main et s'en alla derrière la maison, vers un tas de foin qui était là. Elle se mit à frapper le foin de son bâton, le maudissant et le chargeant d'imprécations. Skarphjedin était là qui riait. Il lui demanda ce qu'elle avait contre ce foin. « Ce foin servira, dit la vieille, à allumer l'incendie qui fera périr Njal mon maître et Bergthora ma bienfaitrice. Jetez-le dans l'eau, ou brûlez-le au plus vite. » — « Nous ne ferons pas cela, dit Skarphjedin; si pareille chose doit arriver, on trouvera bien de quoi allumer le feu, quand ce foin ne serait pas là. » La vieille radota tout l'été de ce foin qu'il fallait brûler, mais on n'en fit rien.
Au domaine de Reykja, dans le Skeid, demeurait Runolf fils de Thorstein, Son fils s'appelait Hildiglum.
La nuit du dimanche qui tombe douze semaines avant l'hiver, Hildiglum était sorti de la maison. Il entendit un grand bruit, et il lui sembla que le ciel et la terre en tremblaient. Il regarda du côté de l'ouest et crut voir un cercle de feu, et dans ce cercle un homme sur un cheval blanc. Il s'approchait au galop et il avait à la main un tison ardent. Il passa si près qu'Hildiglum put le voir distinctement. Il était noir comme de La poix. Il chantait d'une voix éclatante:
« Je monte un cheval couvert de givre, à la crinière de glace. Il apporte la ruine. Ses jambes sont de feu, son cœur est de venin. Tel ce brandon que j'agite, telle court la vengeance de Flosi. »
Alors Hildiglum vit l'homme lancer son tison sur les montagnes qui sont à l'est, et il lui sembla qu'il s'élevait des montagnes une flamme si grande qu'il ne pouvait la regarder. L'homme continua sa route vers l'est et disparut dans le feu.
Hildiglum rentra, se mit au lit, et fut longtemps sans connaissance. Quand il eut reprit ses sens, il se rappela tout ce qui s'était passé, et le dit à son père. Son père l'engagea à le dire à Hjalti fils de Skeggi. Il alla trouver Hjalti, et lui dit la chose. « C'est la chevauchée des fantômes que tu as vue, dit Hjalti; et c'est toujours signe d'événements graves. »