TRADUITE
PAR
Rodolphe DARESTE
MEMBRE DE L'INSTITUT
Il y avait un homme nommé Sigmund. Il était fils de Lambi, fils de Sighvat le rouge, il était grand voyageur, accort et beau, grand et fort. C'était un homme d'humeur fière: il était bon skald et s'entendait bien à toutes sortes de prouesses; mais il était vantard, moqueur et querelleur. Il était venu à terre à l'est dans le Hornafjord. Son compagnon s'appelait Skjöld. C'était un Suédois, auquel il n'était pas bon d'avoir affaire. Ils prirent des chevaux et quittèrent le pays de l'est et le Hornafjord. Et ils ne s'arrêtèrent de chevaucher que lorsqu'ils furent arrivés dans le Fljotshlid, à Hlidarenda. Gunnar les reçut bien. Ils étaient proches parents, Sigmund et lui. Gunnar offrit à Sigmund de passer chez lui l'hiver. Sigmund dit qu'il voulait bien, si Skjöld son compagnon restait aussi. « J'ai ouï dire de lui, dit Gunnar, qu'il n'adoucirait pas ton humeur; et pourtant tu aurais grand besoin qu'elle fût adoucie. De plus le séjour ici est dangereux, et je veux vous donner, comme à mes parents, un conseil: c'est de ne pas aller trop vite si ma femme Halgerd veut vous pousser à quoi que ce soit; car elle fait bien des choses qui ne sont pas comme je voudrais ». — « Qui avertit veut du bien » dit Sigmund. — « Il faut suivre mon conseil, dit Gunnar; on te tourmentera plus d'une fois, mais sois toujours avec moi, et fais selon mes avis ». Après cela ils restèrent chez Gunnar. Halgerd était bien avec Sigmund; et cela alla si loin qu'elle lui donnait de l'argent, et le servait, ni plus ni moins que son mari; et les gens en parlaient beaucoup, et ne savaient pas ce qu'il y avait là-dessous.
Halgerd dit à Gunnar: « Ce n'est pas bien de nous contenter de ces cent onces d'argent que tu as eues pour mon parent Brynjolf. Moi je vengerai sa mort si je le peux ». Gunnar dit qu'il n'avait pas envie de se quereller avec elle, et s'en alla. Il vint trouver Kolskegg et lui dit: « Va chez Njal et dis-lui que Thord prenne garde à lui, quoique nous ayons fait la paix, car je n'ai pas confiance ». Kolskegg alla le dire à Njal, et Njal le dit à Thord. Kolskegg s'en retourna, et Njal les remercia, lui et Gunnar, de cette marque d'amitié.
Il arriva une fois que Njal et Thord étaient assis dehors. Il y avait un bouc qui d'habitude allait et venait dans l'enclos, et jamais personne ne le chassait. Thord dit: « Voilà qui est étrange ». — « Que vois-tu qui te semble étrange? » dit Njal. — « Il me semble que je vois le bouc couché là dans ce creux, et il est tout sanglant ». Njal dit qu'il n'y avait là ni bouc ni rien d'autre. « Qu'y a-t-il donc? » dit Thord. — « Tu dois être près de ta mort, dit Njal, et c'est ton mauvais génie que tu as vu, tiens-toi donc sur tes gardes ». — « Cela ne me servira de rien, dit Thord, si pareille chose doit m'arriver ».
Halgerd vint trouver Thrain, fils de Sigfus, et lui dit: « Tu seras un bon gendre, si tu me tues Thord le fils de l'affranchi ». — « Je ne le ferai pas, dit Thrain, car je m'attirerais la colère de mon parent Gunnar. C'est une grosse affaire au reste; car ce meurtre sera vengé sur le champ ». — « Qui le vengera? dit-elle. Est-ce ce drôle sans barbe? » — « Non pas lui, dit-il, mais ses fils ». Après cela ils parlèrent longtemps tout bas, et nul homme ne sut ce qu'ils avaient décidé.
Un jour il arriva que Gunnar n'était pas à la maison. Sigmund était là, et aussi son compagnon. Thrain était venu de Grjota. Ils étaient assis dehors, eux et Halgerd, et ils parlaient ensemble. Halgerd dit: « Vous m'avez promis vous deux, Sigmund et Skjöld, de tuer Thord le fils de l'affranchi, le père nourricier des fils de Njal; et toi, Thrain, tu m'as promis de les aider ». Ils convinrent tous qu'ils avaient promis cela. « Je vais donc vous dire la manière de vous y prendre, dit-elle; il faut monter à cheval et vous en aller à l'est dans le Hornafjord chercher vos marchandises. Vous reviendrez le ting commencé; car si vous étiez à la maison, Gunnar voudrait vous emmener au ting avec lui. Njal sera au ting, et ses fils aussi, et Gunnar. Et alors vous tuerez Thord ». Ils dirent qu'ils feraient selon son conseil. Après cela ils s'apprêtèrent à partir pour les fjords de l'est, et Gunnar n'y vit pas de malice. Gunnar partit pour le ting.
Njal envoya Thord le fils de l'affranchi à l'est, au pied de l'Eyjafjöll et lui dit de rester là une nuit. Thord partit pour l'est et n'en revint pas; car la rivière était si grosse, qu'il n'y avait pas moyen, si loin qu'on allât, de la passer à gué. Njal l'attendit une nuit; car il voulait l'emmener au ting avec lui. Il dit à Bergthora de lui envoyer Thord au ting, sitôt qu'il serait revenu. Au bout de deux nuits, Thord revint de l'est. Bergthora lui dit qu'il fallait partir pour le ting; « Mais auparavant, dit-elle, tu vas aller à Thorolfsfell donner un coup d'œil au domaine, et tu n'y resteras pas plus d'une nuit ou deux ».
Sigmund revint de l'est, et son compagnon avec lui. Halgerd leur dit que Thord était à Bergthorshval, mais qu'il partirait pour le ting dans peu de jours. « L'occasion est bonne, dit-elle, si vous la laissez passer, vous ne pourrez plus arriver jusqu'à lui ».
Il vint des gens à Hlidarenda qui avaient passé à Thorolfsfell, et ils dirent à Halgerd que Thord était là. Halgerd alla trouver Thrain et Sigmund et leur dit: « Voici que Thord est à Thorolfsfell; il faut que vous le tuiez, quand il retournera chez lui ». — « C'est ce que nous ferons » dit Sigmund. Ils sortirent, prirent leurs armes et montèrent à cheval, et s'en allèrent à sa rencontre sur la route. Sigmund dit à Thrain: « Il ne faut pas que tu t'en mêles; car il n'est pas besoin de nous tous ». — « C'est mon avis » dit Thrain.
Bientôt après, voici que Thord arriva, chevauchant vers eux. Sigmund lui dit: « Rends tes armes; car tu vas mourir ». — « Non pas, dit Thord, viens te battre avec moi en combat singulier ». — « Je ne veux pas, dit Sigmund, il faut profiter de ce que nous sommes plusieurs. Je ne m'étonne pas que Skarphjedin soit si brave: car on dit que la bravoure d'un homme vient pour un quart de son père nourricier ». — « Tu le verras bien, dit Thord, car Skarphjedin me vengera ». Après cela ils tombèrent sur lui, et il leur brisa à chacun une lance, tant il se défendait bien. Alors Skjöld lui emporta la main d'un coup d'épée, et il se défendit avec l'autre quelque temps; à la fin Sigmund lui passa sa lance au travers du corps. Il tomba à terre, mort. Ils le couvrirent de gazon et de pierres. Thrain dit: « Nous avons fait de mauvaise besogne, et les fils de Njal prendront mal ce meurtre quand ils l'apprendront ».
Ils revinrent à la maison et le dirent à Halgerd. Elle fut contente d'apprendre le meurtre. Ranveig, la mère de Gunnar, dit: « Tu sais, Sigmund, ce qu'il est dit: la main ne se réjouit pas longtemps du coup qu'elle a donné; il en sera ainsi encore cette fois. Et pourtant Gunnar te tirera de cette affaire. Mais si Halgerd te persuade de faire une autre sottise, ce sera ta mort ».
Halgerd envoya un homme à Bergthorshval pour dire le meurtre. Et elle en envoya un autre au ting pour le dire à Gunnar. Bergthora dit qu'elle n'aurait garde de dire des injures à Halgerd; que ce n'était pas là la vengeance qu'il fallait à une si grosse affaire.
Quand le messager arriva au ting, et dit le meurtre à Gunnar, Gunnar dit: « Voilà de mauvaises paroles; et jamais il n'est venu de nouvelle à mes oreilles qui me semblât plus fâcheuse. Mais il nous faut aller trouver Njal sur le champ; j'espère qu'il le prendra bien, quoique ce soit un grand coup pour lui ».
Ils allèrent trouver Njal et lui firent dire de venir leur parler. Il vint de suite trouver Gunnar. Ils parlèrent ensemble, et il n'y avait d'abord nul homme présent que Kolskegg. « J'ai à te dire une dure nouvelle, dit Gunnar, le meurtre de Thord le fils de l'affranchi. Je viens t'offrir de prononcer toi-même la sentence ». Njal se tut quelque temps, après quoi il dit: « Voilà une offre bien faite, et il faut que je l'accepte. Cependant il est à prévoir que j'en aurai des reproches de ma femme et de mes fils, car cela leur déplaira fort. Mais j'en courrai le risque, car je sais que j'ai affaire à un brave homme, et je ne veux pas qu'il vienne de mon côté le moindre accroc à notre amitié ». — « Veux-tu qu'un de tes fils soit présent? » dit Gunnar. — « Non, dit Njal; ils ne rompront pas la paix que je ferai; mais s'ils étaient présents, ils n'y voudraient pas consentir ». — « Qu'il en soit donc ainsi, dit Gunnar, prononce-toi seul ». Ils se prirent par la main, et firent leur paix, vite et bien. Alors Njal dit: « Voici ma sentence; deux cents d'argent; tu trouveras que c'est beaucoup ». — « Je ne trouve pas que ce soit trop » dit Gunnar, et il retourna dans sa hutte.
Les fils de Njal rentrèrent; et Skarphjedin demanda d'où venait tout ce bon argent que son père avait dans les mains. Njal dit: « Je vous annonce le meurtre de Thord votre père nourricier. Moi et Gunnar nous venons d'arranger l'affaire, et il a payé pour lui deux fois le prix d'un homme ». — « Qui l'a tué? » dit Skarphjedin. — « Sigmund et Skjöld, et Thrain était là tout près » dit Njal. « Il leur fallait donc bien du monde » dit Skarphjedin; et il chanta:
« Il n'était pas besoin, ce me semble, pour faire si peu de chose, de tant de guerriers, aux coursiers pleins d'ardeur. Quand lèverons-nous le bras? Quand brandirons-nous nos épées? Voici que de vaillants hommes ont rougi de sang leurs armes. Resterons-nous longtemps tranquilles? »
« Nous n'en sommes pas loin, dit Njal, et alors on ne te retiendra pas; mais je tiens beaucoup à ce que vous ne rompiez pas cette paix ». — « Nous la garderons donc, dit Skarphjedin; mais s'il survient quoi que ce soit entre nous, nous nous rappellerons notre vieille haine ». — « Et je ne vous prierai pour personne » dit Njal.
Voici que les hommes rentrent chez eux, venant du ting. Quand Gunnar arriva chez lui, il dit à Sigmund: « Tu es plus que je ne croyais un homme de malheur et tu emploies mal tes bonnes qualités. J'ai fait pourtant ta paix avec Njal et ses fils; fais en sorte maintenant qu'il ne t'entre pas une autre mouche dans la bouche. Nous ne nous ressemblons guère, toi et moi. Tu aimes à railler et à dire du mal, et ce n'est pas mon humeur. Si tu t'entends si bien avec Halgerd, c'est que vous avez même humeur tous les deux ». Et Gunnar parla encore longtemps, lui faisant de grands reproches. Sigmund lui fit une bonne réponse, et dit qu'il suivrait mieux ses conseils à l'avenir qu'il ne l'avait fait jusque-là. Gunnar dit qu'il s'en trouverait bien.
Il se passa quelque temps. Ils s'entendaient toujours bien, Gunnar et Njal et les fils de Njal, mais le reste de leur monde se voyait peu.
Il arriva que des mendiantes vinrent de Bergthorshval à Hlidarenda. C'étaient des bavardes, et de mauvaises langues. Halgerd était assise dans la chambre des femmes; c'était sa coutume. Il y avait là Thorgerd sa fille et Thrain. Il y avait aussi Sigmund, et une quantité de femmes. Gunnar n'était pas là, ni Kolskegg.
Ces mendiantes entrèrent dans la chambre des femmes. Halgerd les salua et fit faire place pour elles. Elle leur demanda les nouvelles. Elles dirent qu'elles n'en savaient pas. Halgerd demanda où elles avaient passé la nuit. Elles dirent que c'était à Bergthorshval. « Que faisait Njal? dit Halgerd. — « Il avait de la peine à se tenir tranquille » dirent-elles. — « Que faisaient les fils de Njal? dit Halgerd. Ceux-là ont l'air d'être des hommes ». — « Ils sont grands à voir, dirent-elles; mais ils ne se sont pas montrés encore. Skarphjedin aiguisait une hache, Grim emmanchait un épieu, Helgi mettait une poignée à une épée, Höskuld attachait une courroie à un bouclier ». — « Il faut qu'ils aient quelque haut fait en tête » dit Halgerd. — « C'est ce que nous ne savons pas » dirent-elles. — « Que faisaient les gens de Njal? » dit Halgerd. Elles répondirent: « Nous ne savons pas ce que faisaient les autres; mais il y en avait un qui charriait du fumier dans les champs ». — « Pourquoi faire? » dit Halgerd. Elles répondirent: « Il disait que la récolte serait meilleure là qu'autre part ». — « Njal est un sot, dit Halgerd, quoiqu'il ait des avis pour tout le monde ». — « Pourquoi cela? » dirent-elles. — « Je ne dis que la vérité, dit Halgerd; que ne fait-il mettre du fumier sur sa barbe, pour être comme les autres hommes? Nous l'appellerons le drôle sans barbe, et ses fils les barbons couverts de fumier. Chante-nous une chanson là-dessus, Sigmund. Puisque tu es un skald, que cela nous serve à quelque chose ». — « Je suis tout prêt » dit-il, et il chanta:
« Pourquoi laisser ces barbons couverts de fumier, qui n'ont ni cœur ni vaillance, clouer les poignées de leurs boucliers? O femme resplendissante, ils ne pourront pas, ces misérables, éviter mes paroles de mépris. »
« Le vieux apprendra nos paroles de moquerie. On lui redira bientôt, au drôle sans barbe, ce que nous avons dit de lui. Je choisis pour eux mes meilleures injures. Il n'y en a pas qui soient dignes de ces barbons couverts de fumier. »
« Voici que j'ai trouvé un nom qui leur convient. (Je romps à regret la paix jurée), je l'ai nommé, le drôle. Disons-le tout d'une voix, pour que les gens s'en souviennent. Appelons-le le drôle sans barbe ».
« Tu es un trésor, dit Halgerd, de m'obéir comme tu le fais ».
À ce moment Gunnar entra. Il s'était trouvé dehors, devant la chambre des femmes, et il avait entendu toutes leurs paroles. Ils eurent grand'peur quand ils le virent entrer. Ils se turent tous, mais avant il y avait eu de grands éclats de rire. Gunnar était fort en colère, et il dit à Sigmund: « Tu es un insensé et un homme de malheur. Tu insultes les fils de Njal, et Njal lui-même, ce qui est pis, et cela, après ce que tu as fait déjà; ce sera ta perte. Mais si quelque homme redit ces paroles que tu as dites, il sera chassé, et ma colère retombera sur lui ». Et il leur faisait si grand'peur à tous que nul n'osa redire ces paroles. Après cela il s'en alla.
Les mendiantes se dirent entre elles qu'elles auraient une récompense de Bergthora, si elles lui disaient ceci. Elles y allèrent donc, et, sans qu'elle eût fait de questions, elles lui racontèrent en secret la chose.
Quand les hommes furent assis à table, Bergthora dit: « On vous a fait des présents à tous, au père et aux fils; et si vous n'êtes pas des hommes de rien, vous les revaudrez à ceux qui les ont faits ». — « Quelle sorte de présents? » dit Skarphjedin. — « Vous, mes fils vous n'avez qu'un présent pour vous tous: on vous a appelé des barbons couverts de fumier; mais mon mari, on l'a appelé le drôle sans barbe ». — « Nous n'avons pas des cœurs de femmes, dit Skarphjedin, pour nous fâcher de tout ». — « Gunnar s'est pourtant fâché pour vous, dit-elle, et il passe pour avoir un bon naturel; si vous ne tirez pas vengeance de ceci, vous ne vengerez jamais aucune honte ». — « La vieille, notre mère, pense qu'il faut nous exciter » dit Skarphjedin, et il ricanait. Mais la sueur lui sortait du front, et il lui venait des taches rouges aux joues; ce qui n'était pas sa coutume. Grim se taisait et se mordait les lèvres, Helgi ne disait mot. Höskuld sortit avec Bergthora. Elle rentra bientôt, et elle était toute écumante. Njal dit: « Qui se met tard en route arrive pourtant, ma femme. Il en va ainsi dans bien des affaires, quelque désagrément qu'elles donnent; il y a toujours deux côtés à la question, même quand on tient sa vengeance ».
Le soir, quand Njal se fut mis au lit, il entendit une hache qui frappait la muraille, et qui rendait un grand son. Il y avait un autre lit fermé, où les boucliers étaient pendus; il regarde et voit qu'on les a ôtés. Il dit: « Qui a ôté de là nos boucliers? » — « Tes fils sont sortis, et les ont pris avec eux » dit Bergthora. Njal mit vivement ses souliers à ses pieds, et sortit. Il s'en alla derrière la maison et vit qu'ils montaient la colline. Il dit: « Où allez-vous ainsi? » Et Skarphjedin chanta:
« Toi qui possèdes de vastes terres, et de grandes richesses, tu as des moutons que nous allons poursuivre, d'une course folle. Ils n'ont pas plus de sens que les moutons qui paissent l'herbe, ceux qui ont forgé contre nous des chansons de moquerie; c'est ceux-là que je vais combattre ».
« Alors vous n'avez pas besoin d'armes, dit Njal; il faut que vous ayez autre chose en tête ». — « Nous allons prendre du saumon, père, dit Skarphjedin, si nous ne trouvons pas les moutons ». — « Je souhaite donc, s'il en est ainsi, que la proie ne vous échappe pas » dit Njal. Ils continuèrent leur route et Njal retourna dans son lit. Il dit à Bergthora: « Tes fils sont partis, tous armés, et il faut que tu les aies poussés à quelque chose ». — « Je leur dirai grand merci, s'ils me disent au retour la mort de Sigmund » répondit Bergthora.
Nous dirons donc des fils de Njal qu'ils s'en allèrent dans le Fljotshlid et pendant la nuit ils longèrent la montagne, et ils étaient près de Hlidarenda, quand le matin vint.
Ce même matin Sigmund et Skjöld s'étaient levés de bonne heure pour aller chercher des chevaux aux pâturages. Ils avaient pris des mors avec eux; ils montèrent sur des chevaux qui étaient dans l'enclos, et s'en allèrent. Ils cherchèrent leurs bêtes le long de la montagne, et les trouvèrent entre deux ruisseaux, et ils les chassèrent vers la hauteur. Skarphjedin vit Sigmund; car il avait des habits de couleur voyante. Skarphjedin dit: « Voyez-vous cet elfe rouge, mes enfants? » Ils regardèrent et dirent qu'ils le voyaient. Alors Skarphjedin dit: « Tu n'as rien à faire à ceci, Höskuld; car on t'enverra plus d'une fois tout seul au loin sans défense. Je prends pour moi Sigmund, et je crois que c'est agir en homme. Grim et Helgi combattront contre Skjöld ». Höskuld s'assit à terre. Et les autres marchèrent en avant, jusqu'au lieu où étaient Sigmund et Skjöld.
Skarphjedin dit à Sigmund: « Prends tes armes et défends-toi: tu en as plus besoin à cette heure que de nous chansonner, moi et mes frères ». Sigmund prit ses armes, et pendant ce temps Skarphjedin attendait. Skjöld se tourna contre Grim et Helgi et ils se jetèrent les uns sur les autres dans un furieux combat. Sigmund avait mis son casque sur sa tête, et son bouclier à son côté; il s'était ceint de son épée, et il avait un javelot à la main. Il vint à Skarphjedin et pointa son javelot sur lui, et le javelot entre dans le bouclier. Skarphjedin brise d'un coup de hache le manche du javelot, puis il lève sa hache une seconde fois pour frapper Sigmund, et la hache entre dans le bouclier de Sigmund et le fend en deux, près de la poignée. Sigmund tira son épée de la main droite et porta un coup à Skarphjedin, et l'épée entra dans le bouclier et y resta prise. Skarphjedin fit tourner le bouclier si vite, que Sigmund lâcha l'épée. Alors Skarphjedin leva sur Sigmund sa hache Rimmugygi. Sigmund était couvert d'une cuirasse. La hache le toucha à l'épaule et lui fendit l'omoplate. Skarphjedin retira à lui la hache; Sigmund tomba sur les deux genoux, mais il se releva aussitôt. « Voilà que tu t'es mis à genoux devant moi, dit Skarphjedin; mais tu tomberas dans le sein de ta mère, avant de nous séparer ». — « C'est grand malheur » dit Sigmund. Skarphjedin le frappa encore une fois sur son casque, et après cela il lui donna le coup de la mort.
Grim avait frappé Skjöld à la jambe, il lui coupa le pied à la cheville. Helgi lui passa son épée au travers du corps; et il mourut sur le champ.
Skarphjedin fit venir le berger d'Halgerd. Il avait coupé la tête de Sigmund. Il mit la tête dans les mains du berger et chanta: « Va saluer de ma part Halgerd, et porte lui cette tête, qui fut celle d'un homme aux actions éclatantes. Sans doute elle va la reconnaître, et s'assurer si c'est bien celle qui a proféré tant de paroles de mépris ».
Le berger jeta la tête à terre dès qu'ils se furent éloignés; car il n'avait pas osé tant qu'ils étaient là.
Les frères continuèrent leur route; ils trouvèrent des hommes plus bas, au bord du Markarfljot, et leur dirent la nouvelle; Skarphjedin déclara qu'il était l'auteur du meurtre de Sigmund, et Grim et Helgi déclarèrent qu'ils étaient les auteurs du meurtre de Skjöld. Après cela ils rentrèrent à la maison et dirent la nouvelle à Njal. Njal dit: « Grand bien vous fasse. Il ne s'agit plus d'amende à payer, au point où nous en sommes maintenant ».
Il faut parler à présent du berger. Quand il revint à Hlidarenda, il dit à Halgerd la nouvelle: « et Skarphjedin m'a mis dans la main la tête de Sigmund et m'a dit de te l'apporter; mais je n'ai pas osé le faire, dit-il, car je ne savais pas si cela te plairait. » — « C'est dommage que tu ne l'aies pas fait, dit-elle; j'aurais porté la tête à Gunnar et il n'aurait plus alors qu'à venger son parent, ou bien à être un objet de moquerie pour tout le monde. »
Après cela elle alla trouver Gunnar et lui dit: « Je t'annonce la mort de ton parent Sigmund, c'est Skarphjedin qui l'a tué, et il voulait me faire apporter sa tête. » — « Il fallait s'y attendre, dit Gunnar; les mauvais conseils portent de mauvais fruits, et vous passiez votre temps à vous exciter l'un contre l'autre, toi et Skarphjedin. » Alors Gunnar s'en alla. Il ne porta point plainte pour le meurtre, et il ne s'en occupait en aucune façon. Halgerd le lui rappelait souvent, et elle disait que Sigmund était resté sans vengeance. Gunnar n'y prenait pas garde. Il se passa ainsi trois tings. Et les gens s'attendaient toujours à le voir engager l'affaire.
Il arriva alors que Gunnar eut sur les bras une affaire difficile, et il ne savait comment la prendre. Il monta à cheval, et alla trouver Njal. Njal reçut bien Gunnar. Gunnar lui dit: « Je suis venu chercher un bon conseil auprès de toi dans une affaire difficile. » — « Tu pouvais y compter » dit Njal, et il lui donna son conseil. Alors Gunnar se leva et le remercia. Njal prit la main de Gunnar et dit: « Voilà trop longtemps que ton parent Sigmund attend le prix de son sang. » — « Il était payé à l'avance, dit Gunnar, mais je ne veux pas repousser l'honneur que tu me fais. » Gunnar n'avait jamais eu une mauvaise parole pour les fils de Njal. Njal dit à Gunnar de prononcer lui-même dans l'affaire, et il ne voulut entendre à rien d'autre. Gunnar prononça que Njal aurait à payer deux cents d'argent, mais qu'il ne payerait rien pour Skjöld. Et la somme entière fut comptée sur le champ.
Au Ting de Tingskala, quand tous les hommes furent rassemblés, Gunnar déclara que l'affaire était arrangée. Il conta comme quoi Njal et ses fils avaient toujours bien agi avec lui, et il redit les mauvaises paroles qui avaient amené la mort de Sigmund. « Et que nul ne les répète à présent, dit-il, car celui qui les dira, on ne paiera point d'amende pour sa mort ». Et ils déclarèrent tous deux, Njal et Gunnar, qu'ils n'auraient jamais entre eux de différend qu'il ne leur fût possible d'arranger eux-mêmes. Et ils firent comme ils avaient dit, et furent toujours amis.
Il y avait un homme nommé Gissur le blanc. Il était fils de Teit, fils de Ketilbjörn le vieux, de Mosfell. La mère de Gissur s'appelait Alof. Elle était fille de Bödvar le seigneur, fils de Kari le pirate. Isleif l'évêque fut fils de Gissur. La mère de Teit s'appelait Helga et était fille de Thord le barbu, fils de Hrap, fils de Björn Buna, fils de Grim, seigneur de Sogn. Gissur le blanc habitait à Mosfell et c'était un grand chef.
Voici un autre homme dont la saga parle à présent. Il se nommait Geir, fils d'Asgeir, fils d'Ulf. On l'appelait Geir le godi. Sa mère se nommait Thorkatla et était fille de Ketilbjbörn le vieux, de Mosfell. Geir habitait à Hlid dans le Biskupstunga. Ils se tenaient toujours tous deux, Geir et Gissur, dans toutes les affaires.
En ce temps là Mörd fils de Valgard habitait à Hofi dans la plaine de la Ranga. Il était rusé et malfaisant. Valgard son père était à l'étranger, et sa mère était morte. Il portait beaucoup d'envie à Gunnar de Hlidarenda. Il était bien pourvu de richesses, mais il avait peu d'amis.
Il y avait un homme nommé Otkel. Il était fils de Skarf, fils d'Halkel. Ce Halkel est celui qui combattit contre Grim de Grimsnæs, et le tua en combat singulier. Halkel et Ketilbjörn le vieux étaient frères. Otkel demeurait à Kirkjubæ. Sa femme s'appelait Thorgerd. Elle était fille de Mas, fils de Bröndolf, fils de Naddad, des îles Feröe. Otkel était riche en biens. Son fils s'appelait Thorgeir. Il était jeune d'âge, et déjà un vaillant homme.
Il y avait un homme nommé Skamkel. Il habitait un domaine nommé aussi Hofi. Il avait de grands biens. C'était un homme malfaisant et menteur, querelleur, et à qui il n'était pas bon d'avoir affaire. C'était un grand ami d'Otkel. Le frère d'Otkel s'appelait Halkel. C'était un homme grand et fort; il demeurait avec Otkel. Ils avaient un frère nommé Halbjörn le blanc. Il amena en Islande un esclave qui s'appelait Melkolf. Melkolf était un Irlandais, et un méchant homme. Halbjörn vint demeurer chez Otkel, et aussi son esclave Melkolf. L'esclave disait sans cesse qu'il serait heureux s'il était à Otkel. Otkel était bien avec lui; il lui donna un couteau et une ceinture, et un habillement complet, et l'esclave faisait tout ce qu'Otkel voulait. Otkel demanda à acheter l'esclave à son frère. Halbjörn dit qu'il le lui donnait. « Mais tu fais là, dit-il, un plus mauvais marché que tu ne crois ». Et sitôt qu'Otkel eut l'esclave, celui-ci fit toutes choses de mal en pis. Otkel parlait souvent de cela avec Halbjörn, son frère, disant qu'il lui semblait que l'esclave faisait peu de bonne besogne. Mais son frère répondait qu'il y aurait pis encore.
Dans ces temps-là, il vint une grande disette. Les gens manquèrent à la fois de foin et de vivres, et c'était ainsi dans tous les cantons de l'Islande. Gunnar vint en aide à beaucoup de gens en leur donnant du foin et des vivres; et tous ceux qui venaient chez lui en eurent tant qu'il en eut, si bien qu'il vint à manquer aussi de foin et de vivres. Alors Gunnar fit demander à Kolskegg de venir avec lui, et aussi au fils de Sigfus, et à Lambi, fils de Sigurd. Ils allèrent à Kirkjubæ et appelèrent Otkel au dehors. Il les salua. Gunnar dit: « Les choses en sont au point que je suis venu t'acheter du foin et des vivres si tu en as ». Otkel répondit: « J'ai l'un et l'autre, mais je ne te vendrai ni l'un ni l'autre ». — « Veux-tu m'en donner alors, dit Gunnar, et courir la chance que je puisse te revaloir cela? » — « Je ne veux pas », dit Otkel. Skamkel était là, qui lui donnait de mauvais conseils. Thrain, fils de Sigfus, dit: « Vous méritez que nous prenions de force le foin et les vivres, en laissant le prix à la place ». — « Les gens de Mosfell seront tous morts, dit Skamkel, quand vous autres fils de Sigfus ferez de pareilles pilleries ». — « Nous ne pillerons jamais personne », dit Gunnar. — « Veux-tu m'acheter un esclave? » dit Otkel. — « Je ne refuse pas », dit Gunnar. Après cela Gunnar acheta l'esclave, et s'en alla.
Njal apprit cela et dit: « C'est mal fait de refuser de vendre à Gunnar. Il n'y a rien de bon à attendre pour les autres là où des hommes comme lui n'ont pas ce qu'ils demandent ». Bergthora sa femme lui dit: « Que parles-tu tant? Ce serait plus agir en homme de lui donner du foin et des vivres, car tu ne manques ni de l'un ni de l'autre ». Njal répondit: « Cela est clair comme le jour, et je ne manquerai pas de l'aider en quelque chose ».
Il s'en alla à Thorolfsfell avec ses fils, et là ils chargèrent du foin sur quinze chevaux, et sur cinq chevaux ils chargèrent des vivres. Njal vint à Hlidarenda et appela Gunnar au dehors. Gunnar lui fit très bon accueil. Njal dit: « Voici du foin et des vivres que je te donne. Et je veux que tu ne demandes jamais à d'autres qu'à moi, quand tu manqueras de quelque chose ». — « Tes dons sont les bienvenus, dit Gunnar, mais ton amitié, et celle de tes fils, vaut encore mieux pour moi ». Après cela Njal retourna chez lui. Et le printemps se passe.
Gunnar alla au ting cet été-là. Et beaucoup d'hommes de l'est, venant de Sida, reçurent l'hospitalité chez lui. Gunnar les pria d'être encore ses hôtes quand ils reviendraient du ting. Ils dirent qu'ils voulaient bien, et on partit pour le ting. Njal était au ting et ses fils aussi. Le ting se passa tranquillement.
Il faut maintenant revenir à Halgerd. Elle alla trouver Melkolf l'esclave: « J'ai pensé à une commission pour toi, lui dit-elle. Tu vas aller à Kirkjubæ. » — « Et qu'ai-je à faire là? » dit-il. — « Tu y voleras des vivres, de quoi charger deux chevaux; tu ne manqueras pas de prendre du beurre et du fromage, après quoi tu mettras le feu à la cabane aux provisions: et chacun croira que cela est arrivé par négligence; mais personne ne pensera qu'on est venu voler. »--L'esclave dit: « J'ai été un méchant homme; mais je n'ai jamais été voleur. » — « Voyez le comble de l'impudence, dit Halgerd; tu fais le bon homme, mais tu as été à la fois voleur et assassin; et tu n'as pas autre chose à faire qu'à y aller, ou bien je te ferai tuer. » Il savait bien qu'elle ferait comme elle disait, s'il n'y allait pas; il prit donc de nuit deux chevaux, leur mit des bâts, et partit pour Kirkjubæ. Le chien n'aboya pas en le voyant, car il le reconnut, mais il courut à sa rencontre et lui fit bon accueil. Alors Melkolf alla vers la cabane et l'ouvrit, et chargea des vivres sur ses deux chevaux, après quoi il brûla la cabane et tua le chien.
Il revient, remontant la Ranga. Et voilà que la courroie de son soulier se rompt, il prend son couteau et la remet en état, et il laisse derrière lui son couteau et sa ceinture. Il continue sa route, et arrive à Hlidarenda. Alors il s'aperçoit qu'il n'a plus son couteau et il n'ose pas retourner en arrière. Il apporte les vivres à Halgerd. Et Halgerd se montre contente de son exploit.
Le matin, quand les hommes sortirent à Kirkjubæ, ils virent un grand dommage. On envoya un homme au ting pour le dire à Otkel; car Otkel était au ting. Il prit bien le dommage et dit que cela était arrivé parce que le four était contre la cabane aux provisions: et tous croyaient aussi que c'était cela.
Et voici que les hommes quittèrent le ting et rentrèrent chez eux, et il en vint beaucoup à Hlidarenda. Halgerd apportait les vivres sur la table, et il arriva du beurre et du fromage. Gunnar savait qu'il n'y avait chez lui rien de semblable, et il demanda à Halgerd d'où cela venait. « L'endroit d'où cela vient est tel que tu peux t'en régaler, dit Halgerd; au reste ce n'est pas aux hommes à s'occuper des provisions. » Gunnar entre en colère et dit: « Voilà qui va mal si je suis à présent un receleur de vols, » et il lui donna un soufflet sur la joue. Elle dit qu'elle lui ferait payer ce soufflet, si elle pouvait. Alors elle s'en alla, et lui avec elle; on emporta tout ce qu'il y avait sur la table et on apporta de la viande. Et tous pensèrent qu'on l'avait apportée parce qu'on se l'était procurée de meilleure façon.
Et maintenant les gens du ting retournent chez eux.
Il faut maintenant parler de Skamkel. Il chevauche le long de la Ranga, cherchant ses moutons; voici qu'il voit briller quelque chose sur le chemin. Il saute à terre et le ramasse: c'était le couteau et la ceinture. Il lui semble qu'il connaît l'un et l'autre, et il vient à Kirkjubæ. Otkel est là, qui se tient dehors et qui lui fait bon accueil. Skamkel lui dit: « Connais-tu ces précieux objets? » — « Certainement je les connais », dit Otkel. — « À qui sont-ils? » dit Skamkel. — « À Melkolf l'esclave » dit Otkel. — « Il faut que d'autres que nous deux les reconnaissent » dit Skamkel, car tu peux compter que je vais t'aider en ceci. » Ils montrèrent les choses à plusieurs, et tous les reconnurent. Alors Skamkel dit: « Qu'allons-nous faire à présent? » Otkel répondit: « Il faut que nous allions trouver Mörd, fils de Valgard; nous lui montrerons les choses et nous saurons ce qu'il nous conseille de faire. »
Après cela ils partirent pour Hofi et montrèrent à Mörd les choses, et lui demandèrent s'il les reconnaissait. « Oui, dit-il, qu'est-ce que cela fait? Prétendez-vous avoir quoi que ce soit à démêler avec Hlidarenda? » — « Il est dangereux, dit Skamkel, d'avoir des affaires avec des hommes aussi puissants ». — « Cela est certain, dit Mörd, et pourtant je sais des choses sur la vie et sur la maison de Gunnar, que nul de vous ne sait ». — « Nous te donnerons de l'argent, dirent-ils, pour que tu conduises cette affaire ». Mörd répondit: « Je paierai bien cher cet argent-là; il se peut cependant que je risque l'aventure ». Après cela ils lui donnèrent trois marks d'argent, pour qu'il leur prêtât ses conseils et son aide. Il leur conseilla donc d'envoyer des femmes avec de menues marchandises qu'elles offriraient aux femmes dans chaque maison, pour voir ce qu'on leur donnerait en échange: « Car chacun est ainsi fait, dit Mörd, qu'on se débarrasse d'abord du bien volé quand on en a en sa possession. Et il en sera de même ici si c'est une main d'homme qui a mis le feu. Elles me montreront alors ce qu'on aura donné à chacune d'elles dans chaque maison. Et je veux qu'on me laisse tranquille sur cette affaire, dès que la lumière sera faite sur le vol ». Ils le promirent. Après cela ils retournèrent chez eux.
Mörd envoya des femmes dans tous les cantons, et elles furent en route un demi-mois. Elles revinrent, et elles avaient toutes sortes de choses. Mörd demanda où on leur avait donné le plus. Elles dirent que c'était à Hlidarenda qu'on leur avait donné le plus, et que Halgerd avait fait grandement les choses. Il demanda ce qu'elle leur avait donné. « Du fromage », dirent-elles. Il demanda à le voir. Elles le lui montrèrent, et il y en avait beaucoup de morceaux. Il les prit, et les garda avec soin.
Quelque temps après, Mörd alla trouver Otkel. Il le pria d'aller chercher le moule à fromages de Thorgerd; et ainsi fut fait. Il mit les morceaux au fond du moule, et ils s'y ajustaient exactement. Ils virent donc qu'on avait donné aux femmes un fromage tout entier. Alors Mörd dit: « Vous voyez à présent que c'est Halgerd qui a volé le fromage ». Et ils furent tous du même avis. Mörd dit encore qu'il ne voulait plus entendre parler de cette affaire. Ils se séparèrent là-dessus.
Kolskegg vint trouver Gunnar et lui dit: « C'est fâcheux à dire; il court un bruit qu'Halgerd aurait volé, et fait ce grand dommage à Kirkjubæ ». Gunnar dit qu'il croyait qu'il en était ainsi. « Mais que veux-tu que je fasse? » Kolskegg répondit: « Je suppose qu'on pense que c'est à toi, comme au plus proche, à payer pour les méfaits de ta femme; et mon avis est que tu ailles trouver Otkel et que tu lui offres une bonne amende ». — « C'est bien parlé, dit Gunnar, et ainsi je ferai ».
Quelque temps après, Gunnar envoya chercher Thrain, fils de Sigfus, et Lambi, fils de Sigurd, et ils vinrent aussitôt. Gunnar leur dit où il voulait aller, et ils le trouvèrent bon. Gunnar monta à cheval avec douze hommes. Il vint à Kirkjubæ et appela Otkel au dehors. Skamkel était là; il dit: « Je vais aller dehors avec toi; car il s'agit maintenant d'être plus avisé qu'eux; et je veux être à ton côté quand tu seras dans l'embarras, comme en ce moment. Mon avis est que tu fasses le fier ».
Après cela, ils sortirent dehors, Otkel et Skamkel, Halkel et Halbjörn. Ils saluèrent Gunnar. Il répondit courtoisement. Otkel demande où il veut aller. « Pas plus loin qu'ici, dit Gunnar, et je suis venu pour te dire, au sujet de ce grand dommage et de tout ce dégât qui a été fait ici, que c'est ma femme qui l'a fait, et cet esclave que j'ai acheté de toi ». — « Il fallait s'y attendre », dit Halbjörn. Gunnar dit: « Je viens te faire des offres honorables; je t'offre donc que les meilleurs hommes du canton prononcent sur notre cas ». Skamkel dit: « L'offre est honorable, mais la partie n'est pas égale: les hommes libres du pays sont tes amis, et ils ne sont pas les amis d'Otkel ». — « J'offrirai donc, dit Gunnar, de prononcer moi-même et d'en finir sur le champ. Je t'engagerai mon amitié et je compterai tout l'argent dès à présent, et l'amende que je t'offre c'est une double amende ». Skamkel dit: « Tu n'accepteras pas cela; il est insensé de le laisser prononcer lui-même, quand c'est à toi de le faire ». Otkel dit: « Je ne veux pas te laisser prononcer, Gunnar ». Gunnar dit: « Je vois bien les conseils qu'on te donne, et ceux qui les donnent s'en repentiront; mais prononce donc toi-même ». Otkel se pencha vers Skamkel et dit: « Que répondrai-je maintenant? » Skamkel dit: « Tu diras que l'offre est honorable, mais que tu veux porter la cause devant Gissur le blanc et Geir le Godi. Les gens diront que tu fais comme Halkel, ton grand-père, qui fut un très vaillant homme ». Otkel dit: « Ton offre est honorable, Gunnar; je veux cependant que tu me laisses du temps pour aller trouver Gissur le blanc et Geir le Godi ». Gunnar dit: « Fais ce que bon te semble. Mais il y a des gens qui diront que tu prends peu de soin de ton honneur, en refusant les offres que je te fais ». Et Gunnar retourne chez lui.
Quand Gunnar fut parti, Halbjörn dit: « Je vois ici combien les hommes sont peu semblables les uns aux autres: Gunnar ne t'a fait offre si honorable que tu aies voulu accepter. Que prétends-tu donc, d'entrer en démêlés avec Gunnar, lui qui n'a point son égal? Tu sais pourtant qu'il est tel qu'il s'en tiendra à son offre, quand même tu ne l'accepterais que plus tard. Mon avis est que tu partes de suite pour aller trouver Gissur le blanc et Geir le godi ». Otkel fit amener son cheval et se prépara à partir.
Otkel n'y voyait pas très clair. Skamkel l'accompagna sur le chemin. Il lui dit: « Je m'étonne que ton frère n'ait pas voulu t'ôter cette peine. Je t'offre d'y aller à ta place, car je sais que les voyages sont une grosse affaire pour toi ». — « Je veux bien, dit Otkel, mais ne dis que la vérité ». — « C'est ce que je ferai », dit Skamkel. Skamkel prit donc le cheval et le manteau d'Otkel, et Otkel rentra chez lui. Halbjörn était dehors; il dit à Otkel: « Il est mauvais d'avoir pour ami de cœur un esclave. Et nous regretterons longtemps que tu aies rebroussé chemin. C'est une invention insensée d'envoyer le plus menteur de tous les hommes à une mission comme celle-ci dont on peut dire que dépend la vie de bien des gens ». — « Quelle peur tu aurais, dit Otkel, si Gunnar brandissait sa hallebarde, puisque tu es si effrayé dès à présent ». — « Je ne sais pas, dit Halbjörn, lequel de nous aura le plus peur; mais tu conviendras d'une chose, c'est que Gunnar ne perd pas de temps à viser, quand sa hallebarde est levée et qu'il est en colère ». Otkel dit: « Vous cédez toujours, vous tous, sauf Skamkel ». Ils étaient tous deux fort en colère.
Skamkel vint à Mosfell et il redit à Gissur toutes les offres de Gunnar. « Il me semble, dit Gissur, que ces offres étaient honorables. Pourquoi Otkel n'a-t-il pas accepté? » — « C'est surtout, dit Skamkel, parce qu'ils ont voulu tous te faire honneur, c'est pourquoi il a réservé l'affaire à ton jugement; cela vaudra mieux pour tout le monde ».
Skamkel passa la nuit là. Gissur envoya chercher Geir le Godi, et il arriva de grand matin. Gissur lui conta la chose, et comment elle s'était passée, puis il lui demanda ce qu'il y avait à faire. Geir dit: « Je pense que ton avis est aussi qu'il faut arranger l'affaire de façon que chacun soit content. Nous allons faire dire son histoire à Skamkel une seconde fois, et nous verrons comment il la dira ». Et ainsi fut fait. Geir dit: « Je veux croire que tu as dit cette histoire selon la vérité; je te tiens pourtant pour le plus méchant des hommes; et si tu as dit vrai, c'est qu'il ne faut pas se fier aux apparences ».
Skamkel retourne chez lui. Il va d'abord à Kirkjubæ et appelle Otkel au dehors. Otkel fait grand accueil à Skamkel. Skamkel lui donne le salut de Gissur et de Geir: « Et pour ce qui est de cette affaire, nous n'avons pas besoin de parler bas; car c'est leur volonté, à Gissur et à Geir le Godi, qu'il ne faut pas faire d'accommodement dans une affaire comme celle-là. Voici leur dire: Il faut que tu ailles à Hlidarenda et que tu cites Halgerd en justice pour vol, et Gunnar pour avoir fait usage des choses volées ». Otkel dit: « Je ferai en toutes choses suivant leur conseil ». — « Ils ont été grandement émerveillés, dit Skamkel, que tu te sois montré si fier; et moi je t'ai montré comme un homme qui valait mieux que tous les autres ». Otkel vint dire la chose à son frère, Halbjörn dit: « Ceci doit être le plus grand de tous les mensonges ».
Le temps se passa, et vinrent les derniers jours où on pouvait citer en justice avant l'Alting. Otkel demanda à ses frères et à Skamkel de venir avec lui à Hlidarenda pour faire la citation. Halbjörn dit qu'il irait: « Mais nous nous repentirons de ce voyage, dit-il, dans quelque temps d'ici ». Ils partirent donc, douze en tout, pour Hlidarenda. Quand ils entrèrent dans l'enclos, Gunnar était dehors, et il ne s'aperçut de rien avant qu'ils ne fussent tout contre la maison. Il resta là, sans rentrer, et Otkel bien vite leur fit dire à haute voix la citation. Quand ils eurent fini, Skamkel dit: « La citation vaut-elle, maître Gunnar? » — « Vous le savez bien, dit Gunnar, mais je te revaudrai ton voyage un de ces jours, Skamkel, et aussi tes bons conseils ». — « Nous n'en aurons pas grand dommage, dit Skamkel, tant que ta hallebarde ne sera pas en l'air ». Gunnar était dans une grande colère. Il rentra et conta la chose à Kolskegg. Kolskegg dit: « Il est fâcheux que nous n'ayons pas été dehors: ils en auraient été pour leur courte honte si nous avions été là ». Gunnar dit: « Chaque chose a son temps, et cette expédition ne leur fera pas honneur ».
Quelque temps après, Gunnar alla trouver Njal et lui dit la chose. Njal dit: « Ne prends pas cela trop à cœur; car tu en sortiras à ton honneur avant que ce ting soit fini. Nous serons tous avec toi, dans le conseil et dans l'action. » Gunnar le remercia et retourna chez lui.
Otkel partit pour le ting, ses frères aussi et Skamkel.
Gunnar partit pour le ting, et tous les fils de Sigfus avec lui; Njal aussi et ses fils. Ils allaient tous avec Gunnar: et les gens disaient qu'il n'y eut jamais si vaillante troupe.
Gunnar alla un jour à la hutte des gens des vallées. Hrut était dans la hutte avec Höskuld et ils firent bon accueil à Gunnar. Gunnar leur conta toute l'histoire de sa querelle. « Quel conseil te donne Njal? » dit Hrut. Gunnar répondit: « Il m'a engagé à venir vous trouver toi et ton frère et à vous dire qu'il sera en ceci du même avis que vous. » — « S'il veut que je prononce, dit Hrut, c'est à cause de notre parenté. Je le ferai donc. Tu vas défier Gissur le blanc au combat dans l'île s'ils ne veulent pas te laisser prononcer toi-même, et Kolskegg défiera Geir le Godi; nous trouverons des hommes à faire marcher contre Otkel et ses frères; et tous ensemble nous aurons une telle force que tu pourras faire de cette affaire ce que tu voudras. » Gunnar rentra dans sa hutte et dit tout à Njal. « Je m'y attendais » dit Njal.
Ulf, godi d'Ör, sut qu'ils avaient tenu conseil et le dit à Gissur. Gissur dit à Otkel: « Qui t'a conseillé de citer Gunnar en justice? » — « Skamkel m'a dit que c'était ton avis, et celui de Geir le Godi » dit Otkel. — « Où est ce vaurien, dit Gissur, qui a menti de la sorte »? — « Il est couché dans sa hutte, malade » dit Otkel. « Puisse-t-il ne se relever jamais, dit Gissur; et maintenant il faut que nous allions tous trouver Gunnar et lui offrir de prononcer lui-même: mais je ne sais pas s'il voudra bien à présent. » Chacun donna tort à Skamkel, et il fut malade tout le temps du ting.
Gissur et les siens allèrent à la hutte de Gunnar. On les vit venir, et on le dit à Gunnar qui était dans la hutte. Ceux qui étaient là sortirent tous et se rangèrent en bataille. Gissur le blanc entra le premier. Il dit, comme ils s'approchaient l'un de l'autre: « Nous venons t'offrir, Gunnar, de prononcer toi-même dans votre affaire, à Otkel et à toi. » — « Ce n'était donc pas ton avis, dit Gunnar, de me faire citer en justice? » — « Je n'ai jamais conseillé cela, dit Gissur, ni Geir non plus. » — « Tu voudras bien alors t'en justifier dans les formes » dit Gunnar. — « Que demandes-tu? » dit Gissur. — « Que tu prêtes serment » dit Gunnar. — « Je le ferai, dit Gissur, si tu consens à prononcer. » — « Je l'ai offert il y a quelque temps, dit Gunnar, mais l'affaire me semble plus grave à présent. »
Njal dit: « Tu ne peux refuser de prononcer toi-même: plus grave est l'affaire, plus grand sera l'honneur ». Gunnar dit: « Pour l'amour de mes amis je consens à prononcer. Mais je donnerai un conseil à Otkel: c'est qu'il ne me cherche plus querelle à l'avenir ». Alors on envoya chercher Höskuld et Hrut, et ils arrivèrent de suite. Gissur prêta serment, et Geir le Godi aussi. Et Gunnar prononça sa sentence, et il n'avait pris conseil de personne avant de la prononcer. « Voici ma sentence, dit-il; je paierai la valeur de la cabane et des vivres qu'elle renfermait. Pour l'esclave je ne veux point donner d'amende, car tu m'as caché ses défauts. Je décide que tu le reprendras, Otkel; car c'est là où elles ont poussé que les oreilles vont le mieux. J'estime d'autre part que vous m'avez fait injure en me citant en justice, et comme compensation je ne m'adjuge rien moins que la valeur entière de la cabane, et de ce qui a brûlé dedans. Et si vous aimez mieux ne pas faire d'arrangement entre nous, je vous en laisse le choix. Mais alors j'ai pris mon parti; et je le mettrai à exécution ». Gissur répondit: « Nous voulons bien que tu n'aies rien à payer; mais nous te prions d'être l'ami d'Otkel ». — « Cela ne sera jamais, dit Gunnar, tant que je vivrai. Qu'il ait l'amitié de Skamkel: il s'en est longtemps si bien trouvé ». Gissur répondit: « Terminons donc l'affaire, quoique tu aies seul prononcé ». Et ils mirent fin à l'affaire en se donnant La main. Gunnar dit à Otkel: « Tu ferais bien de rentrer dans ta famille, mais si tu veux rester ici, fais en sorte de ne pas me chercher querelle ». Gissur dit: « Le conseil est sage, et c'est ce qu'il fera ». Gunnar se fit grand honneur dans cette affaire. Après cela les hommes quittèrent le ting et retournèrent chez eux.
Gunnar est rentré dans son domaine, et tout est tranquille pendant quelque temps.
Il y avait un homme nommé Runolf, fils d'Ulf godi d'Ör. Il demeurait à Dal à l'est du Markarfljot. Il fut l'hôte d'Otkel, en revenant du ting. Otkel lui donna un bœuf de neuf ans tout noir. Runolf le remercia de son présent et le pria de venir le voir toutes les fois qu'il voudrait. L'invitation faite, il se passa quelques temps sans qu'Otkel vînt. Runolf lui envoyait souvent des messagers pour lui rappeler qu'il devait venir; et il promettait toujours de faire le voyage.
Otkel avait deux chevaux marqués de noir sur le dos. C'étaient les meilleurs coursiers du canton, et ils s'aimaient si fort tous deux qu'ils couraient toujours l'un après l'autre.
Il y avait un homme de l'Est qui demeurait chez Otkel, et qui s'appelait Audulf. Il prit de l'inclination pour Signy, fille d'Otkel. Audulf était un homme fort et de grande taille.
Quand vint le printemps, Otkel dit qu'il voulait aller dans le pays de l'Est, à Dal, où on l'avait invité; et chacun s'en réjouit. Skamkel se mit en route avec Otkel, et aussi ses deux frères, Audulf et trois autres. Otkel montait un de ses chevaux marqués de noir, et l'autre courait libre à côté. Ils s'en vont à l'est, vers le Markarfljot. Otkel galope en avant. Et voilà que les deux chevaux s'emportent, et quittent le chemin, remontant le Fljotshlid. Otkel va maintenant plus vite qu'il ne voudrait.
Gunnar était sorti seul de sa maison; il avait un sac de grain dans une main, une petite hache dans l'autre. Il vint à son champ et se mit à semer son grain; il avait mis à terre à côté de lui son manteau de fine étoffe et sa hache, et il sema ainsi pendant quelque temps.
Il faut revenir à Otkel qui va toujours plus vite qu'il ne voudrait. Il a ses éperons aux pieds, et il galope à travers le champ, et ils ne se voient ni l'un ni l'autre, Gunnar et lui. Et à un moment où Gunnar se relève, Otkel arrive sur lui, au galop; son éperon touche à l'oreille de Gunnar et y fait une large déchirure, et le sang coule à grands flots. À ce moment arrivent les compagnons d'Otkel. « Vous pouvez tous voir, dit Gunnar, qu'Otkel m'a blessé jusqu'au sang. Tu ne cesses de m'insulter, Otkel; tu as commencé par me citer en justice, et maintenant tu me foules aux pieds de ton cheval ». Skamkel dit: « C'est bien fait, maître Gunnar; tu n'étais pas moins en colère qu'aujourd'hui, au ting, quand tu as consenti à prononcer la sentence, et que tu tenais ta hallebarde ». Gunnar dit: « La prochaine fois que nous nous rencontrerons, tu la verras, ma hallebarde ». Et là-dessus ils se séparèrent. Skamkel poussait des cris de joie et disait: « Bien galopé, camarade ». Gunnar rentra chez lui et ne parla de rien à personne, et nul ne se douta que sa blessure eût été faite de main d'homme.
Un jour il arriva qu'il le dit à son frère Kolskegg. Kolskegg dit: « Il faut conter cela à d'autres, de peur qu'on ne dise un jour que tu accuses des morts; on te fera bien des querelles, s'il n'y a pas de témoins qui aient su auparavant ce qui s'est passé entre vous ». Gunnar dit donc la chose à ses voisins, et d'abord on en parla peu.
Otkel arriva à Dal, dans le pays de l'est. Il y fut bien reçu, lui et les siens, et ils furent là une semaine. Otkel dit à Runolf tout ce qui s'était passé entre lui et Gunnar. Quelqu'un demanda comment Gunnar s'était comporté. Skamkel dit: « Si c'était un homme de peu, on pourrait dire qu'il a pleuré ». — « C'est mal parlé, dit Runolf, et la prochaine fois que vous vous trouverez, tu verras bien que les pleurs ne sont pas son affaire; nous serons heureux si de meilleurs que toi ne payent pas pour ta malice. Mon avis est maintenant, quand vous retournerez chez vous, que je m'en aille avec vous; car Gunnar ne voudra pas me faire de mal ». — « Je ne veux pas cela, dit Otkel, mais nous passerons plus bas la rivière ».
Runolf fit à Otkel de beaux présents et lui dit qu'ils ne se reverraient plus. Otkel le pria de songer à ses fils, si les choses arrivaient comme il le disait.
Il faut maintenant parler de Gunnar. Il était dehors à Hlidarenda, et il vit son berger qui arrivait au galop vers le domaine. Le berger entra dans l'enclos. Gunnar dit: « Pourquoi galopes-tu si vite? » — « Je voulais te donner un avis fidèle, répondit-il. J'ai vu des hommes qui descendaient la Ranga; ils étaient huit en tout, et quatre avaient des habits de couleur éclatante ». Gunnar dit: « Ce doit être Otkel ». — « Je veux te dire aussi, dit le berger, que j'ai entendu répéter d'eux plus d'une mauvaise parole. C'est ainsi que Skamkel a dit à Dal, dans le pays de l'Est, que tu avais pleuré quand leurs chevaux t'ont renversé. Il me semble que ces méchantes gens disaient là de méchantes paroles ». — « Ne pensons plus à leurs paroles, dit Gunnar, mais toi, tu ne feras plus dès à présent que ce que tu voudras ». — « Dois-je dire quelque chose à Kolskegg, ton frère? » dit le berger. « Va-t'en et dors, dit Gunnar. Je dirai à Kolskegg ce qu'il me plaira ». Le berger se coucha et s'endormit aussitôt.
Gunnar prit le cheval du berger et lui mit une selle. Il prit son bouclier, se ceignit de son épée, présent d'Ölvir. Il mit son casque sur sa tête et prit sa hallebarde: et elle rendait un son si éclatant, que Ranveig, la mère de Gunnar, l'entendit. Elle arriva et dit: « Te voilà bien en colère, mon fils; jamais je ne t'ai vu ainsi ». Gunnar sortit: il frappa de sa hallebarde contre terre, sauta en selle et partit.
Ranveig alla dans la chambre. On y parlait à haute voix. « Vous parlez haut, dit-elle, mais la hallebarde chantait encore plus fort, quand Gunnar est parti ». Kolskegg l'entendit: « C'est signe, dit-il, qu'il y aura de grosses nouvelles ». — « C'est bon, dit Halgerd. Ils vont voir si c'est vrai qu'ils l'ont fait pleurer ».
Kolskegg prend ses armes, va chercher un cheval, et court après Gunnar, le plus vite qu'il peut. Gunnar galope à travers l'Akratunga, il arrive à Geilastofna, de là à la Ranga, et il descend jusqu'au gué qui est près de Hofi. Il y avait là des femmes, à l'endroit où on trait les vaches. Gunnar sauta à bas de son cheval et l'attacha. Et voici que les autres arrivèrent. Le chemin qui menait au gué était plein de pierres couvertes de boue.
Gunnar leur dit: « Il faut se défendre, et voici la hallebarde. Vous allez voir maintenant si jamais vous me faites pleurer ». Ils sautèrent tous à terre et vinrent à Gunnar. Halbjörn était en avant. « N'approche pas, dit Gunnar; tu es le dernier à qui je veuille faire du mal; mais je n'épargnerai personne, si j'ai à défendre ma vie ». — « Je n'en ferai rien, dit Halbjörn, tu veux tuer mon frère, et ce serait une honte, si j'étais assis à te regarder », et des deux mains il pointe sur Gunnar un énorme javelot. Gunnar mit son bouclier devant lui, mais le javelot d'Halbjörn passa au travers. Gunnar jeta le bouclier avec tant de force, qu'il resta planté en terre, puis il prit son épée, si vite que l'œil ne pouvait le suivre, et en frappa Halbjörn. L'épée toucha le bras d'Halbjörn au dessus du poignet, et le lui trancha. Skamkel accourut par derrière, levant sur Gunnar une grande hache. Gunnar se retourna vivement et pointa vers lui sa hallebarde. Elle entra dans le creux de la hache, l'arracha des mains de Skamkel et la jeta dans la Ranga.
Alors Gunnar chanta:
« Te souviens-tu du jour où tu demandas à un autre, coureur de vaillants coursiers, en fuyant à toute vitesse loin de mon domaine, si la citation était bien faite? Voici que nous rougissons de notre sang nos épées. C'est ainsi que nous nous vengeons, dans notre colère, de vos citations en justice ».
Une seconde fois Gunnar pointe sa hallebarde et la passe au travers de Skamkel. Il le soulève et le jette la tête la première dans le sentier boueux.
Audulf, l'homme de l'Est, saisit un javelot et le lança à Gunnar. Gunnar prit le javelot au vol et le lui renvoya: le javelot passa au travers du bouclier et de l'homme, et s'enfonça en terre. Otkel lève son épée sur Gunnar, il vise à la jambe au dessous du genou, Gunnar saute en l'air et Otkel le manque. Gunnar pointe la hallebarde sur lui et le traverse de part en part. Et voici que Kolskegg arrive. Il saute sur Halkel et lui donne avec sa hache le coup de la mort. Ils en tuèrent huit.
Une femme qui les regardait faire courut à la maison. Elle dit la chose à Mörd et le pria de les séparer. « Ce sont des gens dont je ne me soucie guère, dit-il, qu'ils se tuent ou non ». — « Tu ne peux pas parler ainsi, dit-elle; c'est ton parent Gunnar et ton ami Otkel ». — « Tu bavardes toujours, sotte créature », dit-il, et il resta chez lui, tranquille, pendant qu'ils combattaient.
Gunnar et Kolskegg remontèrent à cheval, leur besogne finie. Ils rentrèrent chez eux, remontant la rivière au grand galop. Gunnar sauta à bas de son cheval et se retrouva debout: « Bien galopé, mon frère », dit Kolskegg. Gunnar répondit: « Ce sont les propres paroles de Skamkel, le jour où ils ont fait passer leurs chevaux sur moi ». — « Tu as vengé cela maintenant » dit Kolskegg. — « Je ne sais pas, dit Gunnar, si je puis passer pour un homme moins brave que les autres, parce que j'ai plus de peine qu'un autre à me décider à tuer les gens ».
Voici qu'on apprit la nouvelle, et bien des gens furent d'avis que la chose n'était pas arrivée avant qu'on eût pu s'y attendre.
Gunnar alla à Bergthorsval et dit à Njal la besogne qu'il avait faite. Njal dit: « Tu as beaucoup fait, mais aussi tu avais été poussé à bout ». — « Qu'arrivera-t-il bien maintenant? » dit Gunnar. « Veux-tu que je te dise, dit Njal, ce qui n'est pas encore arrivé? Tu vas aller au ting, et si tu suis mes conseils, tu auras de toute cette affaire beaucoup d'honneur. Ceci est le commencement de tes grandes tueries ». — « Donne-moi un bon conseil », dit Gunnar. « C'est ce que je vais faire, dit Njal. N'en tue jamais plus d'un dans une même famille, et ne romps jamais la paix que de bons et vaillants hommes auront faite entre toi et d'autres, et surtout dans cette affaire-ci ». — « J'aurais cru, dit Gunnar, qu'il fallait moins que d'un autre attendre cela de moi ». — « Je veux le croire, dit Njal, mais en cette affaire souviens-toi d'une chose: c'est que si cela arrive, tu trouveras bientôt la mort; autrement tu deviendras un vieillard ». Gunnar dit: « Sais-tu quelle sera ta mort? » — « Je le sais » dit Njal. — « Et laquelle? » dit Gunnar. — « Celle qu'on eût pensé le moins » dit Njal. Après cela Gunnar s'en retourna chez lui.
On envoya un homme à Gissur le blanc et à Geir le Godi; car c'était à eux à porter plainte pour le meurtre d'Otkel. Ils se réunirent et parlèrent ensemble de ce qu'il y avait à faire. Ils furent d'accord qu'il fallait porter la cause devant la justice. On chercha donc qui voudrait s'en charger; mais personne n'était disposé à cela. « Il me semble, dit Gissur, que nous avons le choix entre deux partis: ou que l'un de nous deux prenne en main la poursuite, et nous tirerons au sort pour savoir lequel; ou bien que nous consentions à ce qu'il ne soit point payé d'amende pour le meurtre de cet homme. Il ne faut pas nous cacher que c'est une grosse affaire à mener: car Gunnar a une grande parenté et beaucoup d'amis. Mais celui de nous deux qui ne sera pas tombé au sort devra venir en aide à l'autre et ne pas se retirer avant que l'affaire soit menée à bien ». Après cela ils tirèrent au sort, et le sort désigna Geir le Godi comme celui qui devait prendre en main l'affaire.
Quelque temps après ils quittèrent le pays de l'Ouest. Ils traversèrent la rivière et vinrent à l'endroit où la rencontre avait eu lieu, au bord de la Ranga. Ils déterrèrent les cadavres et prirent des témoins pour voir les blessures. Après cela ils prononcèrent la citation, et désignèrent comme témoins enquêteurs dans l'affaire neuf hommes libres du pays. On leur dit que Gunnar était chez lui, avec trente hommes. Geir le Godi demanda à Gissur s'il voulait y aller avec cent hommes. « Je ne veux pas, dit Gissur, quoique la différence soit grande ». Alors ils retournèrent chez eux.
Le bruit que l'affaire était engagée se répandit dans tout le canton; et on disait partout que ce ting verrait beaucoup de combats.
Il y avait un homme nommé Skapti. Il était fils de Thorod. La mère de Thorod était Thorvör. Elle était fille de Thormod Skapti, fils d'Oleif le gros, fils d'Einar, fils d'Ölvir Barnakarl.
C'étaient de grands chefs, le père et le fils, et de grands hommes de loi. Thorod passait pour être quelque peu rusé et malfaisant. Ils étaient avec Gissur le blanc dans tous les procès qu'il avait.
Les gens du Hlid et de la Ranga arrivèrent au ting en foule. Gunnar était si aimé de chacun qu'ils furent tous d'avis d'être pour lui. Ils arrivent donc tous au ting, et dressent leurs huttes.
Gissur le blanc avait avec lui les chefs que voici: Skapti et Thorod, Asgrim fils d'Ellidagrim, Od de Kidjaberg, Haldor fils d'Örnolf.
Un jour les gens étaient allés au tertre de la loi. Geir le godi se leva et déclara qu'il intentait une action à Gunnar pour le meurtre d'Otkel. Il lui en intenta une seconde pour le meurtre d'Halbjörn le blanc, puis pour le meurtre d'Audulf, puis pour le meurtre de Skamkel. Après cela il déclara qu'il en intentait une à Kolskegg pour le meurtre de Halkel. Et quand il eut fini toutes ses déclarations, on trouva qu'il avait bien dit. Il demanda de quelle juridiction ils dépendaient, et quel était leur domicile. Après cela les gens quittèrent le tertre de la loi.
Et voici que le ting se passe, et vient le moment où les affaires devaient être jugées. Des deux côtés ils rassemblèrent tout leur monde. Geir le Godi et Gissur le blanc se mirent au sud du tribunal du district de la Ranga, Gunnar et Njal se mirent au nord du tribunal. Geir le Godi somma Gunnar d'écouter son serment. Puis il prêta serment. Après cela il exposa l'affaire. Puis il produisit les témoins de la citation. Puis il fit prendre place aux hommes libres du pays qu'il avait désignés comme témoins enquêteurs. Puis il invita l'adversaire à récuser leur déposition. Puis il leur dit d'apporter leur déposition. Alors les hommes qui avaient été désignés comme témoins enquêteurs s'avancèrent devant le tribunal, prirent des témoins, et déclarèrent que l'affaire d'Audulf n'était pas de leur compétence, parce que ceux à qui la poursuite appartenait étaient en Norvège, qu'ils n'avaient donc rien avoir dans cette affaire. Après cela ils firent leur déposition dans l'affaire d'Otkel et déclarèrent que Gunnar était convaincu d'être coupable de ce meurtre. Après cela Geir le Godi somma Gunnar d'avoir à se défendre; et il prit des témoins de toutes les formalités qu'il avait remplies.
Alors Gunnar à son tour somma Geir le Godi d'écouter son serment et les moyens de défense qu'il allait présenter. Puis il prêta serment. Après quoi il dit: « Voici ce que j'ai à dire pour ma défense dans cette affaire: j'ai pris des témoins, et j'ai déclaré Otkel hors la loi, devant mes voisins, pour cette blessure sanglante qu'il m'a faite avec ses éperons. Je te fais donc, à toi Geir le Godi, défense solennelle de poursuivre cette affaire et aux juges de la juger, et par là je tiens toutes les mesures que tu as prises jusqu'ici pour nulles et de nul effet. Je t'en fais une défense légale, pleine et entière, et qui doit être suivie d'effet, telle enfin que j'ai à te la faire selon la procédure de l'Alting et la loi de tout le pays. Et maintenant j'ai à te dire ce que je vais faire encore » dit Gunnar. — « Vas-tu me défier à un combat dans l'île, comme c'est ta coutume, dit Geir, et refuser de te soumettre à la loi? ». — « Ce n'est pas cela, dit Gunnar; je vais te citer à comparaître au tertre de la loi, pour ceci, que tu as désigné des témoins enquêteurs dans une affaire où ils n'avaient rien à voir: le meurtre d'Audulf; et pour cette cause je vais déclarer que tu as encouru la peine du bannissement simple ».
Njal prit la parole et dit: « Il ne faut pas qu'il en soit ainsi; car vous en viendriez maintenant aux plus grandes violences. Chacun de vous a dans son affaire beaucoup de choses contre lui, à ce qu'il me semble. Il y a quelques-uns de ces meurtres, Gunnar, au sujet desquels tu n'as pas grand'chose à dire contre ceux qui t'en déclarent coupable. D'autre part, tu as cette action que tu intentes à Geir, et il sera trouvé coupable, certainement. Et toi, Geir le Godi, il faut que tu saches une chose, c'est que cette action en bannissement qui te menace n'est pas encore intentée, mais qu'elle ne restera pas en route si tu refuses de suivre mon conseil ».
Thorod le Godi dit: « Il me semble qu'il vaudrait mieux, pour le bien de la paix, faire un arrangement dans cette affaire; mais pourquoi ne dis-tu rien, Gissur le blanc? ». — « Il me semble, dit Gissur, qu'il nous faudrait de solides appuis pour mener à bien notre cause. Il est facile de voir que les amis de Gunnar ne sont pas loin; ce qui donc vaudra le mieux pour notre affaire, c'est que de bons et vaillants hommes prononcent entre nous, si Gunnar y consent ».
« J'ai toujours été accommodant, dit Gunnar; vous avez beaucoup à dire contre moi; mais aussi il me semble que j'ai été grandement forcé à faire ce que j'ai fait ».
Ils décidèrent donc, sur le conseil des hommes les plus sages, de terminer l'affaire, et de la remettre à un arbitrage. Six hommes furent choisis comme arbitres. Et sur l'heure, au ting, ils prononcèrent sur l'affaire. Leur sentence fut qu'il ne serait point payé d'amende pour Skamkel; que le meurtre d'Otkel et le coup d'éperon se compenseraient; que pour les autres meurtres il serait payé des amendes suivant leur valeur. Les parents de Gunnar donnèrent de l'argent, si bien que toutes les amendes furent payées sur le champ, au ting. Alors Geir le Godi et Gissur le blanc allèrent trouver Gunnar et lui promirent de garder fidèlement la paix. Gunnar quitta le ting et retourna chez lui. Il remercia les hommes qui lui avaient prêté leur aide et fit à beaucoup d'entre eux des présents. Il se fit grand honneur de tout ceci.
Gunnar est donc maintenant chez lui, et fort en honneur.
Il y avait un homme nommé Starkad. Il était fils de Bark Blatannarskeg, fils de Thorkel Bundinfot, qui prit des terres aux environs de Trihyrning. C'était un homme marié, et sa femme s'appelait Halbera. Elle était fille de Hroald le rouge et de Hildigunn, fille de Thorstein Titling. La mère d'Hildigunn était Unn, fille d'Eyvind Karf, sœur de Modolf le pacifique, de Mosfell, de qui sont descendus les Modylfings.
Les fils de Starkad et de Halbera s'appelaient, Thorgeir, Börk, et Thorkel. Hildigunn, la guérisseuse, était leur sœur. C'étaient des hommes d'humeur hautaine, querelleurs et malfaisants. Ils faisaient aux gens toute sorte de tort.
Il y avait un homme nommé Egil. Il était fils de Kol, fils d'Ottar-Bal, qui prit des terres entre Stotalæk et Reydarvatn. Le frère d'Egil était Önund de Tröllaskog, père de Hal le fort, qui eut part au meurtre de Holtathorir avec les fils de Ketil le beau parleur.
Egil demeurait à Sandgil. Ses fils étaient Kol, Ottar, et Hauk. Leur mère était Steinvör, sœur de Starkad de Trihyrning. Les fils d'Egil étaient grands et batailleurs, les hommes les plus malfaisants qu'on pût voir. Ils étaient toujours du même côté, eux et les fils de Starkad. Leur sœur était Gudrun Natsol. C'était la plus belle et la plus gracieuse des femmes.
Egil avait pris chez lui deux hommes de Norvège. L'un s'appelait Thorir et l'autre Thorgrim. Ils étaient nouveaux-venus dans le pays, bien vus et riches. C'étaient de vaillants hommes, hardis en toute occasion.
Starkad avait un bon cheval, roux de poil; les gens disaient que ce cheval n'avait pas son pareil pour le combat. Il arriva une fois que ces trois frères de Sandgil étaient à Trihyrning. Il y eut beaucoup de paroles dites sur tous les hommes du pays de Fljotshlid; et on vint à se demander si quelqu'un d'eux voudrait faire combattre un cheval contre celui-là. Des gens qui étaient là dirent, pour leur faire honneur et flatterie, que nul n'oserait, et que nul aussi n'avait un cheval pareil. Alors Hildigunn répondit « Je sais un homme qui osera bien faire combattre un cheval contre le vôtre. » — « Nomme-le » disent-ils. Elle répond; « Gunnar de Hlidarenda a un cheval brun, qu'il fera bien combattre contre vous et contre tous les autres. » — « Il vous semble à vous, femmes, disent-ils, que nul n'est son pareil. Mais si Geir le Godi et Gissur le blanc ont cédé devant lui à leur honte, il n'est pas dit qu'il nous en arriverait autant. » — « Il vous arrivera pis » dit-elle, et il s'ensuivit une grande dispute entre eux. Starkad dit: « Gunnar est le dernier homme à qui il vous faut chercher querelle; car il est dangereux de s'attaquer à sa chance. » — « Tu nous permettras bien, dirent-ils de lui offrir un combat de chevaux? » — « Je vous le permets, dit-il, à condition que vous ne lui jouerez point de mauvais tour. » Ils promirent qu'ils n'en feraient rien.
Ils partirent donc pour Hlidarenda. Gunnar était chez lui; il sortit; Kolskegg et Hjort sortirent avec lui. Ils firent bon accueil aux autres et demandèrent où ils allaient. « Nous n'allons pas plus loin qu'ici » répondirent-ils. On nous a dit que tu avais un bon cheval, et nous venons t'offrir un combat de chevaux. » — « Il n'y a pas grand chose à dire de mon cheval, dit Gunnar; il est jeune et il n'est pas encore bien dressé. » — « Tu te décideras peut-être à le faire combattre; dirent-ils. Hildigunn est d'avis que tu t'en tirerais bien. » — « Comment avez-vous parlé de cela? » dit Gunnar. — « Il y a des gens, répondirent-ils, qui ont dit que tu n'oserais pas faire combattre un cheval contre le nôtre. » — « Je crois que j'oserai, dit Gunnar, mais il me semble que ce sont là de mauvaises paroles. » — « Devons-nous croire, dirent-ils, que tu acceptes le combat? » — « Vous serez contents, dit Gunnar, si vous l'emportez; mais il y a une chose que je veux vous demander. C'est de régler le combat de telle sorte que nous en ayons les uns et les autres du plaisir et nul ennui, et que vous ne puissiez en aucune façon me faire honte. Mais si vous faites pour moi comme pour d'autres, je vous le revaudrai, sans que rien m'en empêche, et vous verrez qu'il vous en coûtera cher. Comme vous aurez fait, ainsi je ferai. » Après cela, ils retournèrent chez eux.
Starkad demanda comment les choses s'étaient passées. Ils dirent que Gunnar leur avait fait faire un bon voyage. « Il a promis de faire combattre son cheval, et nous avons fixé le jour où le combat aura lieu. On voyait bien qu'il trouvait que nous avions l'avantage sur lui, et il faisait tout son possible pour s'y dérober. » — « Vous verrez, dit Hildigunn, que si Gunnar est lent à s'engager dans une affaire chanceuse, il est hardi quand il n'y a plus moyen d'y échapper. »
Gunnar monta à cheval et vint trouver Njal. Il lui dit le combat de chevaux, et les paroles qui avaient été dites entre eux. « Et que penses-tu qu'il advienne de ce combat? » ajouta-t-il. « C'est toi qui auras le dessus, dit Njal; mais ceci va causer la mort de bien des gens. » — « Penses-tu que cela cause ma mort? » dit Gunnar. « Pas cette fois, dit Njal; mais ils se souviendront de leur vieille haine, ils l'en porteront encore une nouvelle, et tu n'auras plus autre chose à faire qu'à plier devant eux. » Alors Gunnar retourna chez lui.
Sur ces entrefaites, Gunnar apprit la mort de son beau-père Höskuld. Quelques jours plus tard Thorgerd, fille d'Halgerd et femme de Thrain, accoucha à Grjota et mit au monde un garçon. Elle envoya quelqu'un à sa mère en la priant de décider s'il fallait appeler l'enfant Glum, comme son père, ou Höskuld, comme son grand-père. Halgerd demanda qu'il fût appelé Höskuld. On donna donc ce nom à l'enfant.
Gunnar et Halgerd eurent deux fils. L'un s'appelait Högni et l'autre Grani. Högni fut un vaillant homme, silencieux, méfiant, et véridique dans toutes ses paroles.
Et voilà que les hommes partent pour le combat de chevaux, et il est venu là une foule nombreuse. Il y avait Gunnar et ses frères avec les fils de Sigfus, Njal et tous ses fils. Starkad était venu aveu ses fils, Egil avec les siens.
Ils dirent à Gunnar qu'il était temps d'amener les chevaux. Gunnar répondit qu'il voulait bien. Skarphjedin dit: « Veux-tu de moi pour faire combattre ton cheval, ami Gunnar? » — « Je ne veux pas » dit Gunnar. — « Cela vaudrait mieux pourtant, dit Skarphjedin; on a pris des deux côtés la chose fort à cœur. » — « Vous auriez peu de chose à dire ou à faire, dit Gunnar, avant qu'un malheur n'arrive; avec moi il viendra plus tard, quoique cela revienne au même, à la fin. »
Après cela on amena les chevaux. Gunnar s'apprêta à faire combattre le sien, que Skarphjedin amenait. Gunnar était en casaque rouge; il avait autour du corps une large ceinture d'argent et un long aiguillon à la main. Les chevaux coururent l'un sur l'autre, et ils se mordirent longtemps sans qu'il fût besoin de les exciter, et les gens y prenaient grand plaisir. Alors Thorgeir et Kol convinrent ensemble de pousser leur cheval en avant, au moment où les chevaux se rueraient l'un sur l'autre, et de voir s'ils pourraient faire tomber Gunnar. Et voici que les chevaux se ruent l'un sur l'autre; Thorgeir et Kol courent à côté de leur cheval et l'excitent tant qu'ils peuvent. Gunnar pousse le sien contre eux, et en un clin d'œil, Thorgeir et Kol tombent tous deux à la renverse, et le cheval par dessus. Ils se relèvent vivement et courent à Gunnar. Gunnar se jette de côté; il saisit Kol et le lance contre terre si fort qu'il reste là, sans connaissance. Alors Thorgeir fils de Starkad, frappa le cheval de Gunnar, et du coup lui fit sauter un œil. Gunnar frappa Thorgeir de son aiguillon, et Thorgeir tomba sans connaissance. Gunnar s'approcha de son cheval et dit à Kolskegg: « Tue-le; il ne faut pas qu'il vive mutilé. » Kolskegg coupa la tête du cheval. À ce moment Thorgeir se releva. Il prit ses armes et voulut se jeter sur Gunnar. On l'en empêcha, et il se fit un grand tumulte. « Cette mêlée me dégoûte, dit Skarphjedin; il convient mieux à des hommes de se battre avec des armes. » Et il chanta:
« Il y a presse au ting; la foule grossit et passe toute mesure. Il y aura peine à terminer les querelles de tous ces hommes. Il est plus digne de vaillants guerriers de teindre leurs armes dans le sang. J'aimerais mieux avoir à dompter les féroces petits de la louve. »
Gunnar était si tranquille qu'un homme le tenait sans peine, et il ne disait pas une seule mauvaise parole. Njal dit qu'il fallait s'arranger et faire la paix: Thorgeir répondit qu'il ne donnerait ni recevrait de paix; qu'il voulait la mort de Gunnar pour le coup qu'il en avait reçu. « Gunnar a été trop solide jusqu'ici, dit Kolskegg, pour tomber devant une parole, et il l'est encore. »
Alors les hommes quittent le lieu du combat et s'en vont chacun chez soi. Ils ne firent nulle entreprise contre Gunnar. Et l'hiver se passa ainsi.
L'été suivant, au ting, Gunnar rencontra Olaf Pai, son parent. Olaf l'invita chez lui et l'engagea à se tenir sur ses gardes: « car ils te feront, dit-il, tout le mal qu'ils pourront. Va toujours bien accompagné. » Olaf lui donna quantité de bons conseils, et ils firent entre eux très grande amitié.
Asgrim fils d'Ellidagrim avait un procès à poursuivre devant le ting. C'était une affaire d'héritage. Il avait pour adversaire dans ce procès Ulf fils d'Uggi. Il arriva à Asgrim, ce qui lui était arrivé rarement, qu'il y avait un de cas de nullité dans son affaire. Et la nullité consistait en ceci qu'il avait nommé quatre jurés là où il avait à en nommer neuf. Les autres avaient donc ce cas de nullité pour eux. Alors Gunnar dit: « Je te défie en combat singulier dans l'île, Ulf fils d'Uggi, puisqu'il n'y a plus moyen de se faire rendre justice. » — « Ce n'est pas à toi que j'ai à faire » dit Ulf. — « Cela revient au même, dit Gunnar; Njal et Helgi mon ami seront d'avis que je dois prendre en main la cause d'Asgrim, quand ils ne sont pas là. » Et le procès finit de telle sorte, qu'Ulf eut à payer toute la somme. Alors Asgrim dit à Gunnar: « Je t'invite à venir chez moi cet été, et je serai avec toi dans toutes les querelles et jamais contre toi. »
Gunnar quitta le ting, et retourna chez lui. À quelque temps de là, ils se rencontrèrent, lui et Njal. Njal pria Gunnar de se tenir sur ses gardes. Il avait ouï dire que ceux de Trihyrning méditaient de marcher contre lui, et il l'engagea à ne jamais sortir sans être en nombre, et à porter toujours ses armes avec lui. Gunnar dit qu'ainsi ferait-il. Il dit à Njal qu'Asgrim l'avait invité chez lui: « et mon intention, ajouta-t-il, est d'y aller cet automne. » — « Que personne ne le sache avant ton départ, dit Njal; ni combien de temps tu resteras au loin. Je t'offrirai en outre que mes fils fassent le chemin avec toi. De la sorte il est à croire qu'ils ne t'attaqueront pas. » Ils convinrent donc qu'il en serait ainsi.
L'été se passa, et voici qu'il n'y avait plus que huit semaines jusqu'à l'hiver. Alors Gunnar dit à Kolskegg: « Apprête-toi à partir, car nous allons à Tunga, où nous sommes invités. » — « Ne le ferai-je pas dire aux fils de Njal? » dit Kolskegg. — « Non, dit Gunnar, il ne faut pas qu'il leur arrive malheur à cause de moi. »
Ils chevauchaient tous trois, Gunnar et ses frères. Gunnar avait sa hallebarde et son épée, présent d'Ölvir. Kolskegg avait sa hache. Hjört aussi était armé jusqu'aux dents. Ils arrivèrent à Tunga. Asgrim leur fit bon accueil, et ils furent là quelque temps. À la fin ils annoncèrent qu'ils voulaient retourner chez eux. Asgrim leur fit de beaux présents et offrit de faire route avec eux pour le pays de l'Est. Gunnar dit qu'il n'avait besoin de personne, et Asgrim ne partit pas.
Il y avait un homme nommé Sigurd Svinhöfdi. Il arriva à Trihyrning. Il demeurait près de la Thjorsa, et il avait promis de les avertir quand passerait Gunnar. Il leur dit donc que Gunnar était en route, et qu'il n'y aurait jamais chance plus belle: « car ils ne sont que trois » — « Combien nous faut-il d'hommes pour le surprendre? » dit Starkad. « Il ne faut pas de petites gens, qui seraient trop peu de chose pour lui, dit Sigurd; et il ne serait pas sage d'avoir moins de trente hommes. » — « Où l'attendrons nous? » dit Starkad. — « À Knafahola, dit Sigurd. Là il ne vous verra qu'une fois tombé au milieu de vous » — « Va à Sandgil, dit Starkad, et dis-leur d'en partir quinze, et nous, nous viendrons quinze autres à Knafahola. » Thorgeir dit à Hildigunn: « Cette main que tu vois te montrera ce soir Gunnar mort. » — « Et moi je crois, dit-elle, que tu auras la tête basse après votre rencontre. »
Ils partirent donc de Trihyrning, le père et ses trois fils, et onze autres hommes. Ils allèrent à Knafahola, et là, ils attendirent.
Sigurd Svinhöfdi vint à Sandgil et dit: « Je suis envoyé ici par Starkad et ses fils pour te dire, Egil, que toi et tes fils alliez à Knafahola pour y attendre Gunnar. » — « Combien faut-il que nous soyons? » dit Egil. « Quinze avec moi » dit Sigurd. Kol dit: « je vais donc aujourd'hui me mesurer avec Kolskegg. » — « C'est une grosse affaire que tu te promets là » dit Sigurd.
Egil pria ses Norvégiens de venir avec lui. Ils dirent qu'ils n'avaient nul grief contre Gunnar. « Et puis, dit Thorir, l'affaire doit être bien chanceuse, s'il faut toute une foule contre trois hommes. » Alors Egil partit, en colère. Sa femme dit au Norvégien: « Maudite soit l'heure où ma fille Gudrun a oublié sa fierté et dormi à ton côté, si tu n'oses pas suivre ton beau-père. Il faut que tu sois un lâche » dit-elle. — « J'irai avec ton mari, répondit-il, et nul de nous ne reviendra. » Après cela il alla trouver Thorgrim son compagnon, et lui dit: « Prends les clefs de mes coffres, car je ne les ouvrirai plus. Je veux aussi que tu aies, des richesses qui sont à nous deux, autant que tu en voudras. Et puis va t'en, et ne t'occupe pas de me venger. Si tu ne t'en vas pas, tu es un homme mort. » Alors le Norvégien prend ses armes, et il part avec le reste de la troupe.
Il faut revenir à Gunnar, qui chevauche vers l'est, passant la Thjorsa. Comme il s'éloignait de la rivière il sentit une grande envie de dormir, et il pria les autres de s'arrêter là. Il tomba dans un profond sommeil, et s'agitait en dormant. Kolskegg dit: « Voici que Gunnar rêve. » Hjört dit: « Je vais l'éveiller. » — « Ne fais pas cela, dit Kolskegg; il faut que son rêve s'achève. » Gunnar dormit longtemps. Quand il s'éveilla, il jeta loin de lui son bouclier, et il avait très-chaud. Kolskegg dit: « Qu'as-tu rêvé mon frère? » — « J'ai rêvé de telles choses, dit Gunnar, que nous ne serions pas partis de Tunga en si petit nombre, si j'avais fait ce rêve là-bas. » — « Dis-nous ton rêve » dit Kolskegg, Gunnar chanta:
« J'ai vu, m'a-t-il semblé, une troupe nombreuse qui fondait sur nous trois. Je vais rompre, j'en suis sûr, le jeûne des corbeaux affamés, qui nous suivent depuis Tunga. O guerrier qui lance des flammes, les vautours vont venir, je te l'annonce, arracher aux loups les cadavres. Terrible était mon rêve. »
« J'ai, rêvé, dit Gunnar, que je chevauchais, passant près de Knafahola. Alors il me sembla voir une grande troupe de loups qui venaient sur moi et, pour les éviter, je m'en allais vers la Ranga. À ce moment il me sembla qu'ils m'attaquaient de tous côtés. Mais je me défendais contre eux, et je perçais de flèches tous ceux qui s'avançaient le plus; à la fin ils furent si près de moi que je ne pouvais plus me servir de mon arc. Je pris mon épée et je la brandissais d'une main; de l'autre je frappais avec ma hallebarde. Je ne me couvrais point de mon bouclier et je ne sais ce qui me protégeait. Je tuai ainsi beaucoup de loups, et toi aussi, Kolskegg. Mais Hjört, il me sembla qu'ils le jetaient à terre et qu'ils déchiraient sa poitrine; et l'un d'eux avait son cœur dans sa gueule. Alors j'entrai dans une si grande colère que d'un coup je fendis le loup en deux, à partir de l'épaule. Après cela il me sembla que les loups prenaient la fuite. Et maintenant, Hjört mon frère, mon avis est que tu t'en retournes à Tunga. » — « Je ne veux pas, dit Hjört; quoique je sache que ma mort est certaine, je te suivrai pourtant. »
Après cela ils partirent, chevauchant vers l'est, et ils vinrent près de Knafahola. Kolskegg dit: « Vois-tu, mon frère, toutes ces lances qui sortent du creux, et des hommes avec des armes? » — « Il n'y a là rien qui me surprenne, dit Gunnar, à trouver mon rêve vrai. » — « Qu'allons-nous faire? dit Kolskegg. Je suppose que tu ne vas pas fuir devant eux. » — « Ils n'auront pas à nous railler à ce sujet, dit Gunnar; mais nous allons marcher en avant jusqu'au rocher qui s'avance dans la Ranga. C'est un bon endroit pour se défendre. »
Ils allèrent donc jusqu'au rocher, et s'y préparèrent au combat. « Où cours-tu si vite, Gunnar? » lui cria Kol, comme ils passaient. — « Tu iras le dire quand la journée sera finie » dit Kolskegg.
Et voici que Starkad pousse ses hommes en avant. Ils marchent vers le rocher où sont les autres. Sigurd Svinhöfdi venait le premier; il avait un bouclier rouge dans une main et un poignard dans l'autre. Gunnar le voit, il bande son arc et lui lance une flèche. L'autre leva son bouclier, dès qu'il vit la flèche voler en l'air; la flèche traversa le bouclier, lui entra dans l'œil et sortit par le cou: ce fut le premier tué.
Gunnar lança une seconde flèche à Ulfhedin l'intendant de Starkad. La flèche l'atteignit au milieu du corps, et il tomba devant les pieds d'un autre, qui tomba sur lui, en travers. Kotskegg lança une pierre sur la tête de cet autre, et il fut tué du coup.
Alors Starkad dit: « Nous n'arriverons à rien tant qu'il se servira de son arc: allons en avant, hardiment. » Et ils s'excitèrent les uns les autres à avancer. Gunnar se défendit avec son arc, tant qu'il put. À la fin il le jeta à terre. Il prit sa hallebarde et son épée, et il frappait des deux mains. Il se fit alors un grand carnage. Gunnar tuait quantité d'hommes et aussi Kolskegg. « J'ai promis, Gunnar, d'apporter ta tête à Hildigunn » dit Thorgeir fils de Starkad. Alors Gunnar chanta:
« Je ne sais si elle y attache un si grand prix. (Le fracas des armes emporte le bruit de nos paroles). Mais toi, si tu veux lui porter ma tête, il faut t'avancer dans la mêlée, un peu plus que tu ne fais.
« Elle ne fera pas grand cas de ton présent, que tu y arrives ou non, dit Gunnar; mais il faut que tu approches, si tu veux tenir ma tête dans tes mains. »
Thorgeir dit à ses frères; « Courons sur lui, tous à la fois. Il n'a pas de bouclier, et sa vie est à nous. » Börk et Thorkel coururent en avant, et furent là plus vite que Thorgeir. Börk lève son épée sur Gunnar. Gunnar la frappe de sa hallebarde, d'un si grand coup, qu'elle vole loin des mains de Börk. Gunnar voit de l'autre côté Thorkel prêt à le frapper. De biais comme il est, il brandit son épée, et l'épée atteint le cou de Thorkel, et fait voler sa tête au loin.
Kol, fils d'Egil, dit: « À nous deux, Kolskegg. J'ai toujours dit que nous nous valions dans le combat. »--C'est ce que nous allons voir, dit Kolskegg. Kol pointa sur lui un javelot. Kolskegg était à tuer un homme, il avait fort à faire et ne put se couvrir de son bouclier; le javelot le toucha à la cuisse, en dehors, et s'y enfonça. Il se retourna vivement, courut à Kol, le frappa de sa hache à la jambe, et la coupa sous lui. « T'ai-je touché ou non? » lui dit-il — « Mauvaise affaire pour moi, dit Kol, d'avoir été sans bouclier. » Il se tint quelques instants sur une jambe, regardant le moignon. « N'y regarde pas tant, dit Kolskegg; c'est bien comme il te semble, ta jambe n'y est plus. » Alors Kol tomba à terre, mort.
Quand Egil, son père, voit cela, il court à Gunnar et lève son épée pour le frapper. Gunnar pointe sa hallebarde contre lui, et le touche au milieu du corps. Il l'enlève au bout de la hallebarde, et le jette dans la Ranga.
À ce moment Starkad dit: « Tu es un misérable, Norvégien Thorir, d'être assis là à nous regarder, quand on tue Egil, ton hôte et ton beau-père. » Le Norvégien sauta sur ses pieds, il était fort en colère. Hjört venait de tuer deux hommes. Le Norvégien court à lui et lui donne un coup qui lui perce la poitrine: Hjört tombe à terre, mort. Gunnar voit cela, il se tourne vivement vers le Norvégien, et il le coupe en deux, au milieu du corps. Puis il pointe sa hallebarde sur Börk; la hallebarde atteint Börk au milieu du corps, le perce de part en part et s'enfonce en terre derrière lui. Et voici Kolskegg qui coupe la tête de Hauk fils d'Egil, et Gunnar encore, qui coupe le bras d'Ottar au coude. Alors Starkad dit: « Fuyons. Ce n'est pas à des hommes que nous avons affaire. » — « On va tenir de mauvais propos sur votre compte, dit Gunnar, si on ne peut voir sur vous que vous étiez au combat. » Il court au père et au fils, et les blesse tous les deux. Après cela ils se séparèrent; Gunnar et son frère en avaient blessé beaucoup qui avaient pris la fuite. Quatorze hommes avaient péri dans la bataille, et Hjört était le quinzième. Gunnar fit rapporter Hjört à Hlidarenda sur son bouclier, et on lui fit là un tombeau. Beaucoup de gens le regrettèrent, car il était très-aimé.
Starkad rentra chez lui. Hildigunn pansa sa blessure et celle de Thorgeir. « Vous donneriez beaucoup, dit-elle, pour n'avoir pas eu de démêlés avec Gunnar. » — « C'est vrai » dit Starkad.
Steinvör de Sandgil demanda à Thorgrim le Norvégien de prendre soin de ses biens: « Ne quitte pas le pays, je t'en prie, dit-elle, et souviens-toi de Thorir, ton parent et ton ami. » Il répondit: « Thorir mon camarade m'a prédit que je tomberais de la main de Gunnar si je restais ici; il devait bien le savoir, car il a su d'avance sa propre mort. » — « Je te donnerai, dit-elle, ma fille Gudrun, et tous mes biens, de moitié avec moi. » — « Je ne savais pas que tu y mettrais un si haut prix » dit-il. Ils convinrent donc qu'il aurait Gudrun, et que la noce se ferait dès cet été.
Gunnar alla à Bergthorshval, et Kolskegg avec lui. Njal était dehors, ses fils aussi; ils allèrent à la rencontre de Gunnar et lui firent grand accueil. Après quoi ils se mirent à parler. Gunnar dit: « Je suis venu ici pour te demander ton assistance et tes bons conseils. » Njal dit que cela lui était dû. « Je me trouve, dit Gunnar, dans un grand embarras; j'ai tué quantité d'hommes, et je voudrais savoir ce que tu penses qu'il faut faire. » — « Bien des gens seront d'avis que tu y as été forcé, dit Njal; mais donne-moi un moment pour réfléchir. »
Njal s'en alla tout seul à l'écart, et songea à ce qu'il y avait à faire. Quand il revint, il dit: « Voici que j'ai bien examiné la chose, et il me semble qu'il faut ici aller de l'avant, hardiment. Thorgeir a séduit Thorfinna, ma parente; je vais abandonner entre tes mains ma poursuite pour séduction. Je t'en abandonne également une autre contre Starkad, pour avoir coupé des arbres dans mon bois de Trihyrningshals. C'est toi qui intenteras les deux procès. Tu iras aussi là où le combat a eu lieu, tu déterreras les morts, tu prendras des témoins de leur blessures, et tu déclareras tous ces morts hors la loi pour être venus te trouver là dans l'intention de vous blesser ou de vous faire périr de mort violente, toi et tes frères. Et si on instruit l'affaire au ting et qu'on t'oppose que tu as le premier frappé Thorgeir et que pour cette raison tu ne peux introduire une instance ni pour toi ni pour d'autres, je répondrai, moi, et je dirai que je t'ai rétabli dans tes droits au ting de Tingskala, de façon que tu puisses introduire une instance tant pour toi que pour d'autres; voici donc qu'il leur sera répondu sur ce point. Il faut de plus que tu ailles trouver Tyrfing à Berjanes; il se défera en ta faveur d'une action en justice qu'il doit intenter à Önund de Trollaskog, à qui appartient la poursuite pour le meurtre de son frère Egil. »
Gunnar s'en retourna donc chez lui, d'abord. Quelques jours après, ils s'en allèrent, Gunnar et les fils de Njal, à l'endroit où étaient les cadavres, et ils déterrèrent tous ceux qui avaient été enterrés, Gunnar les déclara tous hors la loi pour attaque déloyale et pour meurtre. Après quoi il retourna chez lui.
Ce même automne Valgard le rusé revint de l'étranger, et s'en alla chez lui à Hofi. Thorgeir vint trouver Valgard et Mörd; il leur dit qu'on était dans une mauvaise passe, si Gunnar mettait hors la loi tous ceux qu'il avait tués. « C'est un conseil de Njal, dit Valgard, et il n'a pas fini de lui en donner. » Thorgeir demanda au père et au fils aide et assistance. Ils refusèrent longtemps, et consentirent à la fin, pour une grosse somme d'argent. Il fut décidé que Mörd demanderait en mariage Thorkatla, fille de Gissur le blanc, et que Thorgeir se mettrait en route pour l'ouest, et passerait la rivière sur l'heure, avec Valgard et Mörd.
Le jour suivant ils partirent douze ensemble, et vinrent à Mosfell. On les reçut bien, ils y passèrent la nuit; après quoi ils firent leur demande à Gissur. On tomba d'accord que la chose se ferait, et que la noce aurait tien, un demi-mois plus tard, à Mosfell. Ils retournèrent chez eux.
Après quelques jours, le père et le fils se mirent en route pour la noce, avec beaucoup de monde. Ils trouvèrent là-bas beaucoup d'hôtes rassemblés, et la noce se passa bien. Thorkatla partit avec Mörd et se mit à gouverner la maison. Valgard s'en alla l'été suivant à l'étranger.
Cependant Mörd presse Thorgeir d'engager son procès contre Gunnar. Thorgeir s'en va trouver Önund à Trollaskog. Il le prie de porter plainte pour le meurtre de son frère Egil et de ses fils; « Moi, dit-il, je porterai plainte pour le meurtre de mes frères, et pour mes blessures et celles de mon père. » Önund dit qu'il est tout prêt. Ils s'en vont et proclament les meurtres, et prennent neuf des plus proches voisins à témoin de la chose.
On apprend à Hlidarenda ces préliminaires. Gunnar monte à cheval et va trouver Njal. Il lui dit ce qui se passe et demande ce qu'il lui conseille de faire. « Il faut, dit Njal, que tu convoques tes voisins, et ceux que tu as pris à témoins du meurtre. Tu nommeras devant eux des témoins et tu dénonceras Kol comme te devant raison du meurtre de ton frère Hjört: tu procéderas ainsi selon la loi. Après cela tu porteras plainte pour le meurtre contre Kol, quoiqu'il soit mort. Puis tu prendras des témoins, et tu sommeras tes voisins d'avoir à se rendre au ting pour témoigner en justice, et dire si Kol et les siens étaient présents, et partie dans l'attaque, quand Hjört fut tué. Puis tu citeras encore Thorgeir en justice pour séduction, et aussi Önund de Trollaskog pour l'affaire de Tyrfing ». Gunnar fit en toutes choses selon le conseil de Njal. Les gens trouvèrent que c'étaient là des préliminaires singuliers. Et voici que ces procès viennent devant le ting.
Gunnar partit pour le ting, Njal aussi, et ses fils, et les fils de Sigfus. Gunnar avait fait dire à ses parents de venir au ting et d'avoir beaucoup de monde, disant que l'affaire serait chaude. Ils arrivèrent de l'ouest en grand nombre. Mörd vient au ting, et Runolf de Dal, et aussi ceux de Trihyrning, et Önund de Trollaskog.
Et quand ces gens arrivent au ting, ils ne font qu'une troupe avec ceux de Gissur le blanc et de Geir le Godi.
Mais Gunnar, et les fils de Sigfus et les fils de Njal allaient tous ensemble, et ils marchaient d'un air si résolu, que les gens avaient à se garer, pour n'être pas culbutés. Et il n'y avait rien dont on parlât tant durant tout le ting, que de ce grand procès.
Gunnar vint à la rencontre de ses parents, Olaf et les siens lui firent bon accueil. Ils questionnèrent Gunnar sur le combat. Il leur dit tout par le menu, sans rien oublier, et aussi ce qu'il avait fait depuis: « Elle vaut cher pour toi, dit Olaf, l'aide que te donne Njal en te conseillant en toutes choses ». Gunnar dit qu'il ne saurait jamais l'en remercier, puis il leur demanda secours et assistance. Ils dirent que cela lui était dû.
Et voici que de part et d'autre les causes viennent devant le tribunal. Chacun expose son affaire.
Mörd demanda si un homme pouvait porter plainte, quand il avait d'avance forfait ses droits en attaquant Thorgeir, comme avait fait Gunnar. Njal répondit: « Étais-tu au ting de Tingskala, cet automne? » — « Certainement j'y étais » dit Mörd. « As-tu entendu, dit Njal, Gunnar lui offrir l'amende entière? » — « Certes je l'ai entendu » dit Mörd. — « J'ai alors, dit Njal, déclaré Gunnar rétabli dans ses droits et capable d'ester en justice. » — « C'est légal, dit Mörd, mais comment se fait-il que Gunnar ait porté plainte contre Kol pour le meurtre de Hjört, quand c'est le Norvégien qui l'a tué? » — « C'était légal, dit Njal, puisqu'il l'a désigné devant témoins comme devant lui rendre raison. » — « C'était légal assurément, dit Mörd, mais pourquoi Gunnar les a-t-il tous déclarés hors la loi? » — « Tu ne devrais pas le demander, dit Njal, car ils étaient partis tous avec l'intention de blesser ou de tuer » — « Ils n'ont rien fait à Gunnar » dit Mörd. — « Les frères de Gunnar, Hjört et Kolskegg, étaient là, dit Njal. L'un a reçu la mort et l'autre une blessure. » — « Vous avez la loi pour vous, dit Mörd; mais il est dur de se faire à cela. »
Alors Hjalti, fils de Skeggi, de la vallée de la Thjorsa, s'avança et dit: « Je n'ai aucune part à vos querelles; mais je veux savoir ce que tu ferais, Gunnar, par égard à mes paroles, et par amitié pour moi ». — « Que demandes-tu? » dit Gunnar. — « Ceci, dit Hjalti; que tu abandonnes toute l'affaire à une sentence équitable et au jugement d'hommes sages ». — « Alors, dit Gunnar, tu promets de n'être jamais contre moi, quels que soient ceux à qui j'aurai affaire? » — « Je te le promets » dit Hjalti. Après cela, Hjalti entreprit les adversaires de Gunnar, et les choses en vinrent au point qu'ils conclurent tous la paix. Et ils s'engagèrent de part et d'autre à la garder fidèlement. Pour la blessure de Thorgeir on mit, comme équivalent, l'affaire de séduction, et la coupe de bois pour la blessure de Starkad. Pour les frères de Thorgeir on fixa demi-amende, l'autre moitié étant forfaite, par suite de leur attaque contre Gunnar. Le meurtre d'Egil et l'affaire de Tyrfing se compensèrent. Pour le meurtre de Hjört on mit celui de Kol et du Norvégien. Pour tous les autres, on fixa demi-amende. Ce fut Njal qui prononça ce jugement, avec Asgrim fils d'Ellidagrim, et Hjalti fils de Skeggi.
Njal avait beaucoup d'argent placé chez Starkad et chez ceux de Sandgil; il donna tout à Gunnar pour payer ces amendes. Gunnar de son côté avait tant d'amis au ting qu'il put payer sur l'heure l'amende pour tous les meurtres. Il fit des présents à beaucoup de chefs qui lui avaient prêté leur aide, et il se fit grand honneur dans cette affaire. Tous étaient d'accord en ceci, qu'il n'avait pas son pareil dans le pays du Sud.
Gunnar quitta le ting et retourna chez lui. Et pour l'instant il s'y tient tranquille. Mais ses adversaires lui enviaient fort tous ses honneurs.
Il faut parler maintenant de Thorgeir fils d'Otkel. Il était arrivé à l'âge d'homme; il était grand et fort, loyal et simple, un peu trop confiant. Les hommes les meilleurs en faisaient cas, et ses amis l'aimaient.
Un jour, Thorgeir fils de Starkad alla trouver Mörd son parent. « Je ne suis pas content, dit-il, de la façon dont s'est terminée notre affaire avec Gunnar. Je t'ai acheté ton aide pour tout le temps que nous serons debout tous deux. Je veux donc que tu imagines quelque chose qui puisse faire du tort à Gunnar. Et que ce soit quelque invention profonde. Je te parle ouvertement, parce que je sais que tu es le plus grand ennemi de Gunnar, comme il est le tien. Je te ferai avoir de grands honneurs, si tu fais de ton mieux ».
« On dit toujours, répond Mörd, que j'aime l'argent, et il va en être encore de même. Nous n'empêcherons pas, non plus, qu'on ne te fasse passer pour un homme qui rompt les traités, et qui ne respecte pas la paix jurée, si tu reprends en main cette affaire. On m'a dit pourtant que Kolskegg allait intenter un procès pour recouvrer un quart de Moeidarhval, qui a été livré à ton père en paiement, pour le meurtre de ses fils. Il fait ce procès pour le compte de sa mère; Gunnar aussi est d'avis de payer en argent, et de ne pas céder de terre. Il faut attendre que l'affaire soit en train, alors vous l'accuserez d'avoir rompu la paix. Il a aussi pris un champ à Thorgeir fils d'Otkel: vois à t'entendre avec lui pour attaquer Gunnar. Si vous échouez en ceci, et s'il ne se laisse pas forcer, vous pourrez recommencer une autre fois. Car je te dis que Njal a prédit son sort à Gunnar, et lui a annoncé que s'il tuait plus d'un homme en ligne directe dans une même famille, ce serait la cause de sa mort, s'il arrivait en outre qu'il rompît la paix faite à ce sujet. Il te faut donc t'entendre avec Thorgeir, dont Gunnar a déjà tué le père. Si vous vous trouvez tous deux à une rencontre, mets-toi à l'abri. Lui, il ira de l'avant, hardiment, et Gunnar le tuera. Alors il en aura tué deux dans la même famille. Toi tu prendras la fuite. Et si cette fois c'est son destin que sa mort s'ensuive, il rompra la paix. Il faut nous tenir tranquilles jusque là ».
Thorgeir rentre chez lui, et dit tout à son père en secret. Ils conviennent de suivre ce conseil, et de n'en rien dire à personne.
Quelques temps après Thorgeir fils de Starkad vint à Kirkjubæ trouver l'autre Thorgeir; ils s'en allèrent à l'écart et se parlèrent en secret tout le jour. À la fin Thorgeir fils de Starkad donna à l'autre Thorgeir un javelot incrusté d'or, puis il retourna chez lui. Ils firent ensemble la plus étroite amitié.
Au ting de Tingskala, l'automne suivant, Kolskegg introduisit son instance pour les terres de Moeidarhval. Gunnar de son côté, prit des témoins, après quoi il offrit aux gens de Trihyrning de l'argent ou d'autres terres, après estimation légale. Alors Thorgeir prit des témoins de ce fait, que Gunnar rompait la paix conclue avec lui et son père. Après cela le ting prit fin.
Et voici qu'une demi-année se passe. Les deux Thorgeir se voient sans cesse, et ils ont l'un pour l'autre la plus grande tendresse.
Kolskegg dit à Gunnar: « On m'a dit qu'il y avait grande amitié entre Thorgeir fils d'Otkel et Thorgeir fils de Starkad; c'est l'avis de bien des gens qu'il ne faut pas s'y fier; et je voudrais te voir prendre garde à toi. » — « La mort viendra à moi, dit Gunnar, en quelque endroit que je sois, si c'est mon destin. » Et ils n'en dirent pas davantage.
À l'automne, Gunnar décida qu'on travaillerait une semaine à la maison, et une autre en bas dans les îles, pour finir de rentrer les foins. Tous les hommes durent quitter le domaine, hormis lui et les femmes.
Thorgeir de Trihyrning alla trouver l'autre Thorgeir. Sitôt qu'ils se rencontrèrent, ils s'en allèrent à l'écart, comme d'habitude. Thorgeir fils de Starkad dit: « Je pense qu'il faut nous armer de courage, et attaquer Gunnar. » — « Les rencontres avec Gunnar, répondit Thorgeir fils d'Otkel, n'ont eu qu'une seule et même fin jusqu'ici, et peu de gens en sont revenus vainqueurs, et puis je trouve mauvais d'être appelé parjure. » — « C'est eux qui ont rompu la paix, et non pas nous, dit Thorgeir fils de Starkad; Gunnar t'a pris ton champ, et il a pris Moeidarhval à moi et à mon père. » Ils conviennent donc d'aller attaquer Gunnar. Thorgeir fils de Starkad dit qu'à quelques nuits de là Gunnar sera seul chez lui: « Viens alors, ajoute-t-il, me trouver avec douze hommes, j'en aurai autant de mon côté. » Après cela, Thorgeir retourna chez lui.
Les serviteurs et Kolskegg étaient depuis trois nuits déjà dans les îles, quand Thorgeir fils de Starkad, en eut la nouvelle. Il fit dire à l'autre Thorgeir de venir à sa rencontre à la pointe de Trihyrning. Puis il partit de Trihyrning, lui douzième. Il monte sur la pointe et attend là l'autre Thorgeir. À ce moment, Gunnar est seul dans son domaine. Les deux Thorgeir chevauchent, traversant les bois.
Et voici que le sommeil les prit, et ils ne purent faire autrement que de dormir. Ils pendirent leurs boucliers aux branches, attachèrent leurs chevaux, et mirent leurs armes à côté d'eux.
Cette nuit-là, Njal était à Thorolfsfell; il ne pouvait pas dormir, et sortait et rentrait sans cesse. Thorhild demanda à Njal pourquoi il ne dormait pas. « Il me passe toutes sortes de choses devant les yeux, dit-il, je vois quantité de fantômes horribles, ceux des ennemis de Gunnar. Et c'est une chose singulière: ils vont comme des furieux, et pourtant ils ne savent pas où ils vont. »
Peu après, un homme arriva devant la porte. Il descendit de cheval et entra; c'était le berger de Thorhild. « As-tu trouvé les moutons? » demanda-t-elle. — « J'ai trouvé quelque chose qui vaut mieux, je pense » dit-il. — « Qu'était-ce? » dit Njal. — « J'ai trouvé vingt-quatre hommes, dit-il, dans le bois là-haut. Ils avaient attaché leurs chevaux et dormaient. Leurs boucliers étaient pendus aux branches. » Et il avait regardé de si près qu'il dit les armes et les habits de chacun. Alors Njal sut au juste qui ils étaient tous. Il dit à l'homme: « Tu es un bon serviteur, et il nous en faudrait beaucoup de pareils. Tu t'en trouveras bien; mais à présent je vais te donner un message. » L'autre dit qu'il irait. « Tu vas aller, dit Njal, à Hlidarenda, et tu diras à Gunnar d'aller à Grjota, et d'envoyer de là chercher des hommes. Moi j'irai trouver ceux qui sont dans le bois, et je leur ferai peur pour qu'ils s'en aillent. Tout a si bien tourné qu'ils ne gagneront rien à ceci, au contraire ils y perdront beaucoup. »
Le berger s'en alla et dit tout à Gunnar par le menu. Gunnar monta à cheval et s'en alla à Grjota; de là il fit venir des hommes auprès de lui.
Il faut maintenant reparler de Njal. Il monte à cheval, et va trouver les deux Thorgeir: « Vous êtes des imprudents, leur dit-il, de dormir comme vous le faites. Que signifie cette équipée? Gunnar n'est pas un homme dont on se moque. En vérité, c'est une grande trahison de l'attaquer ainsi. Sachez qu'il est en train de rassembler du monde; il sera bientôt ici, et il vous tuera, si vous ne rentrez chez vous promptement. » Ils se levèrent vivement, car ils avaient très peur; ils prirent leurs armes, montèrent à cheval, et coururent d'une traite jusqu'à Trihyrning.
Njal vint à la rencontre de Gunnar et le pria de ne pas renvoyer ses hommes: « Je vais, dit-il, me mêler de ton affaire, et tâcher de conclure la paix. Je crois qu'ils ont eu une bonne peur. Je veux qu'ils payent pour cette trahison, eux tous qui ont pris part à ceci, autant que tu auras à payer toi-même pour le meurtre de l'un ou de l'autre de ces deux Thorgeir, si pareille chose arrive jamais. Je garderai cet argent et j'aurai soin que tu le trouves sous ta main, quand tu en auras besoin. »
Gunnar remercia Njal de son aide. Njal s'en alla à Trihyrning, et dit aux deux Thorgeir que Gunnar ne laisserait pas partir son monde avant que l'arrangement ne fût fait. Ils firent toutes sortes d'offres, car ils avaient très peur, et ils prièrent Njal de se charger de conclure la paix. Njal dit qu'il le ferait à la condition qu'il ne s'ensuivrait pas de trahison. Ils le prièrent d'être de ceux qui prononceraient la sentence, disant qu'ils s'en tiendraient à ce qu'il aurait prononcé. « Je ne prononcerai qu'au ting, dit Njal, en présence de nos meilleurs hommes. » Et ils consentirent à cela. Njal fut donc fait leur arbitre pour conclure entre eux et Gunnar paix et arrangement. Il devait prononcer la sentence, et s'adjoindre qui il voudrait.
Peu de temps après, les deux Thorgeir allèrent trouver Mörd fils de Valgard. Mörd les blâma fort d'avoir remis l'affaire à Njal, le plus grand ami de Gunnar; il leur dit qu'ils s'en trouveraient mal.
Et voici que les hommes vont à l'Alting comme de coutume. Les deux parties y sont, chacun de son côté. Njal prit la parole: « Je demande, dit-il, à tous les chefs, et aux meilleurs hommes ici rassemblés, quelle action il leur semble qu'ait Gunnar contre les deux Thorgeir, pour attaque à sa vie ». Ils répondirent qu'à leur avis un homme comme Gunnar avait le bon droit pour lui. Njal demanda si c'étaient tous les hommes de la bande ou bien les chefs seuls qui devaient répondre de cette affaire. Ils dirent que c'étaient les chefs surtout, et tous les autres pourtant aussi, pour une bonne part. « Bien des gens seront d'avis, dit Mörd, qu'on n'a pas agi sans cause, car Gunnar avait rompu la paix avec les deux Thorgeir ». — « Ce n'est pas rompre la paix, dit Njal, que d'aller en justice contre un autre; c'est avec la loi que notre pays se peuplera; sans la loi nous en ferons un désert ». Et il leur dit que Gunnar avait offert des terres ou d'autres valeurs en échange de Moeidarhval. Alors les deux Thorgeir virent que Mörd les avait trompés. Il lui firent de grands reproches et dirent qu'il leur paierait cette perte.
Njal désigna douze hommes pour prononcer la sentence. Il y eut cent pièces d'argent à payer pour chacun de ceux qui étaient de la bande, et deux cents pour chacun des deux Thorgeir. Njal prit l'argent, et le mit en lieu sûr. Les deux partis se jurèrent paix et fidélité en répétant les paroles dictées par Njal.
Gunnar quitta le ting et s'en alla aux vallées de l'ouest, à Hjardarholt. Olaf Pai lui fit bon accueil. Il fut là un demi-mois. Il allait et venait dans les vallées, et tous le recevaient à bras ouverts. Au moment de se séparer Olaf dit à Gunnar: « Je vais te donner trois choses précieuses: un anneau d'or et un manteau, qui me viennent du roi d'Irlande Myrkjartan, et un chien qui m'a été donné en Irlande. Il est grand, et il vaut, comme compagnon, un vaillant homme. Il faut dire aussi qu'il a la sagesse d'un homme. Il aboiera à tous ceux qu'il saura tes ennemis, jamais à tes amis; car il verra au visage de chacun s'il te veut du bien ou du mal. Il donnera sa vie pour t'être fidèle. Ce chien s'appelle Sam ». Puis il dit au chien: « Tu vas suivre Gunnar et tu feras pour lui de ton mieux ». Le chien vint à Gunnar, et se coucha à terre à ses pieds.
« Prends garde à toi, Gunnar, dit encore Olaf. Tu as bien des envieux, car tu es maintenant l'homme le plus renommé de tout le pays ». Gunnar le remercia de ses dons et de ses conseils, puis il retourna chez lui.
Voici donc, Gunnar rentré chez lui, et pendant quelque temps tout est tranquille.
Quelque temps après, les deux Thorgeir se rencontrent avec Mörd. Ils n'arrivent pas à s'entendre. Ils disaient, les deux Thorgeir, qu'ils avaient perdu beaucoup d'argent par la faute de Mörd et qu'ils n'y avaient rien gagné; ils le prièrent d'imaginer quelque autre chose qui pût faire du tort à Gunnar. Mörd dit qu'il allait le faire: « Et voici mon conseil: il faut que Thorgeir fils d'Otkel séduise Ormhild la parente de Gunnar: Gunnar en prendra encore plus de dépit contre toi. Moi je ferai courir le bruit que Gunnar ne souffrira pas de toi pareille chose. Quelque temps après vous pourrez faire une attaque contre Gunnar. Mais gardez vous d'aller le chercher chez lui. Il ne faut pas y penser, tant que le chien est en vie ». Ils convinrent donc de ce plan, et dirent qu'ainsi feraient-ils.
L'été se passe. Thorgeir va souvent chez Ormhild. Gunnar trouve cela mauvais, et ils prennent l'un pour l'autre beaucoup d'aversion.
L'hiver se passa ainsi. Voici que l'été vient, et ils se rencontrent plus souvent que jamais, en secret. Thorgeir de Trihyrning et Mörd sont toujours ensemble; ils méditent une attaque contre Gunnar quand il s'en ira aux îles voir la besogne de ses serviteurs.
Une fois Mörd eut la nouvelle que Gunnar était allé aux îles; il envoya un homme à Trihyrning, dire à Thorgeir que c'était le bon moment pour attaquer Gunnar. Ils se préparèrent vivement, et se mirent en route, douze ensemble. Et quand ils vinrent à Kirkjubæ, il y en avait encore douze autres à les attendre. On tint conseil pour savoir où on attendrait Gunnar. Ils décidèrent de descendre au bord de la Ranga, et de l'attendre là. Mais quand Gunnar passa, revenant des îles, Kolskegg était avec lui. Gunnar avait son arc, ses flèches et sa hallebarde. Kolskegg avait son épée, et il était armé jusqu'aux dents.
Comme Gunnar et son frère chevauchaient le long de la Ranga, il arriva que la hallebarde se couvrit de sang. Kolskegg demanda ce que cela signifiait. « Quand pareille chose arrive, répondit Gunnar, on appelle cela dans d'autres pays une pluie de blessures, et maître Ölvir, d'Hising, m'a dit que c'était toujours signe de grands combats. »
Ils continuèrent de chevaucher jusqu'au moment où ils virent des hommes au bord de la rivière, assis, et qui avaient attaché leurs chevaux. « Ceci est une embuscade » dit Gunnar. — « Il y a longtemps qu'ils sont des traîtres, dit Kolskegg; mais qu'allons-nous faire à présent? » — « Nous allons passer au galop devant eux, dit Gunnar, nous irons jusqu'au gué, et là, nous nous défendrons. » Les autres voient cela et fondent sur eux au plus vite. Gunnar bande son arc, il prend ses flèches, les jette à terre devant lui, et tire à mesure qu'ils viennent à portée. Il en blesse beaucoup, et en tue quelques-uns.
Thorgeir fils d'Otkel dit: « Ceci ne nous sert de rien. Courons sur lui, hardiment » Et ainsi firent-ils. En avant venait Önund le beau, parent de Thorgeir. Gunnar brandit sur lui sa hallebarde, elle rencontra le bouclier d'Önund, le fendit en deux, et transperça Önund. Ögmund Floki courait pour prendre Gunnar à dos. Kolskegg le vit et lui coupa les deux jambes sous lui, après quoi il le jeta dans la Ranga où il fut noyé sur le champ.
Alors il se fit une rude mêlée. Gunnar frappait des deux mains, d'estoc et de taille. Kolskegg aussi tua plusieurs hommes et en blessa beaucoup. Thorgeir fils de Starkad dit à l'autre Thorgeir; « On ne voit guère que tu aies ton père à venger sur Gunnar. » Thorgeir, fils d'Otkel, répond: « C'est vrai que j'avance peu, mais toi non plus tu n'es pas sur mes talons; pourtant je ne souffrirai pas tes reproches. » Il court à Gunnar, en grande colère, pointe un javelot à travers son bouclier, et perce la main qui le tenait. Gunnar fait tourner le bouclier si vite que le javelot se brise au manche. Gunnar en voit un autre qui s'approche pour le frapper, et il lui donne le coup de la mort. Après cela il saisit à deux mains sa hallebarde. Cependant, Thorgeir fils d'Otkel s'est approché, il a tiré son épée, et il la brandit de façon terrible. Gunnar se tourne vers lui, vivement, et en grande colère. Il lui passe sa hallebarde au travers du corps, le lève en l'air, et le jette dans la Ranga. La rivière l'entraîna jusqu'au gué, où il s'accrocha à une pierre; depuis lors on appelle ce gué le gué de Thorgeir.
Thorgeir fils de Starkad dit: « Fuyons maintenant, au point où nous en sommes nous ne pouvons plus vaincre. » Et ils prirent tous la fuite. « Poursuivons-les, dit Kolskegg; prends ton arc et tes flèches, tu viendras bien à portée de Thorgeir fils de Starkad. »
Gunnar chanta: « Quand nous ne ferions pas plus de carnage que celui qui est fait déjà, nos bourses seraient bientôt vides, s'il faut payer pour tous ceux que nous avons couchés par terre. Écoute mes paroles, mon frère, en voilà assez. »
Gunnar répondit: « Notre bourse sera bientôt vide, s'il faut payer l'amende pour tous ces morts que voilà. » — « Tu ne manqueras jamais d'argent, répondit Kolskegg; mais Thorgeir n'aura ni paix ni cesse, que ses machinations n'aient amené ta mort. »
Et Gunnar chanta: « Parmi tous ceux qui guerroyent sur les mers, il en faudra un meilleur que lui, pour m'arrêter sur mon chemin. Quand je m'avance, couvert de ma ceinture étincelante, je ne sais pas qui pourrait me faire trembler. »
« Il en faudra plus d'un comme lui sur ma route avant que j'aie peur » dit Gunnar. Après cela, ils retournent chez eux, et annoncent la nouvelle. Halgerd s'en réjouit, et les loua fort de la besogne qu'ils avaient faite. « Il se peut que ce soit de bonne besogne, dit Ranveig; mais je me sens trop mal à l'aise pour croire que rien de bon en puisse sortir. »
La nouvelle se répandit au loin, et bien des gens eurent du regret de la mort de Thorgeir. Gissur le blanc et Geir le Godi vinrent au lieu du combat. Ils portèrent plainte pour les meurtres et citèrent des voisins comme témoins au ting, après quoi ils retournèrent dans l'Ouest.
Njal et Gunnar eurent une rencontre, et ils parlèrent du combat. Njal dit à Gunnar: « Prends garde à toi maintenant. Voilà que tu en as tué deux, en ligne directe, dans la même famille. N'oublie pas qu'il y va de ta vie si tu ne gardes pas la paix qui sera faite cette fois. » — « Je ne tiens pas à la rompre, dit Gunnar, mais j'aurai besoin de votre aide au ting. » Njal répondit: « Je te garderai ma fidèle amitié jusqu'au jour de ta mort ». Et Gunnar retourna chez lui.
Le temps se passe, et le moment du ting est arrivé. Il y vient beaucoup de monde des deux côtés. Et tous au ting parlent de la même chose, et se demandent comment cette affaire finira.
Gissur le blanc et Geir le Godi tinrent conseil pour savoir lequel des deux porterait plainte pour le meurtre de Thorgeir. Ils tombèrent d'accord que Gissur se chargerait de la chose. Il vint porter plainte au tertre de la loi, et, prenant la parole, il dit: « J'appelle la vindicte de la loi sur Gunnar fils d'Hamund, pour attaque tombant sous le coup de la loi, sur la personne de Thorgeir fils d'Otkel, et pour lui avoir fait au corps une blessure qui se trouva être une blessure mortelle, dont Thorgeir est mort. Je déclare que pour cette cause il a mérité le bannissement, que nul ne doit le nourrir, lui faire passer l'eau, ni l'aider en aucune manière. Je déclare qu'il a forfait tous ses biens; j'en réclame moitié pour moi, moitié pour les juges du tribunal de district, qui ont droit, d'après la loi, sur les biens forfaits. Je déclare que j'appelle cette affaire au tribunal de district à qui il appartient d'en juger. Ceci est ma déclaration légale faite en présence de tous, au tertre de la loi. Je porte plainte et j'appelle la pleine vengeance de la loi sur Gunnar fils d'Hamund. »
Une seconde fois Gissur prit des témoins et porta plainte contre Gunnar fils d'Hamund pour avoir fait à Thorgeir fils d'Otkel une blessure qui se trouva être une blessure mortelle, dont Thorgeir mourut sur le lieu même où Gunnar commit cette attaque tombant sous le coup de la loi. Et il finit sa déclaration comme la première. Puis il demanda quel était le tribunal compétent et le domicile légal. Après cela, les gens quittèrent le tertre de la loi; et ils disaient tous qu'il avait bien parlé.
Gunnar se tenait tranquille, et ne disait pas grand chose.
Le ting se passe, et le moment est venu de juger les affaires. Gunnar avec ses hommes se tenait au nord du tribunal du pays de la Ranga, et Gissur le blanc était au sud avec ses hommes. Il prit des témoins et somma Gunnar d'entendre son serment et sa déclaration, ainsi que toutes les preuves qu'il entendait produire. Après cela il prêta serment. Puis il intenta l'action dans les termes qu'il avait employés lors de sa déclaration. Puis il amena les témoins de cette déclaration. Puis encore il fit prendre place aux voisins qu'il avait pris à témoins sur le lieu du combat, et mit Gunnar en demeure de les récuser.
Alors Njal prit la parole: « Je ne peux pas, dit-il, rester tranquille plus longtemps. Allons là où sont vos témoins ». Ils y allèrent et en récusèrent quatre, après quoi, ils demandèrent aux cinq qui restaient si Thorgeir fils de Starkad et Thorgeir fils d'Otkel s'étaient mis en route dans l'intention d'attaquer Gunnar s'ils le rencontraient. Et tous dirent à l'instant même que c'était vrai. Njal dit alors que c'était un moyen de défense légal dans l'affaire et qu'il le présenterait, à moins qu'on ne consentît à un arbitrage. Beaucoup de chefs vinrent s'offrir comme arbitres; et on tomba d'accord que douze hommes prononceraient dans l'affaire. Les deux parties s'approchèrent et se donnèrent la main. Après cela la sentence fut prononcée et le prix du sang fixé: l'argent devait être payé, sur l'heure, au ting. On décida que Gunnar s'en irait à l'étranger avec Kolskegg, et qu'ils seraient absents trois hivers. Et si Gunnar ne s'en allait pas, et qu'on pût l'approcher, les parents de ceux qu'il avait tués auraient le droit de le tuer à leur tour.
Gunnar ne dit rien qui pût laisser voir qu'il ne trouvait pas l'arrangement bon. Il demanda à Njal l'argent qu'il lui avait donné à garder, Njal lui avait fait porter intérêt, il donna tout à Gunnar, et cela fit juste la somme que Gunnar avait à payer.
Voici que les gens rentrent chez eux. Njal et Gunnar chevauchaient ensemble, revenant du ting. Njal dit à Gunnar: « Promets-moi, mon camarade, que tu garderas cette paix, et que tu te rappelleras ce que nous avons dit ensemble. De même que ton premier voyage t'a fait grand honneur, celui-ci t'en fera un plus grand encore. Tu reviendras plein de gloire et tu deviendras un vieillard, et pas un dans le pays n'osera te marcher sur le pied. Mais si tu refuses de partir, et que tu rompes la paix jurée, tu seras tué, et c'est triste à penser pour ceux qui étaient tes amis ». Gunnar dit qu'il n'avait pas l'intention de rompre la paix.
Gunnar rentre chez lui, et dit l'arrangement qui a été fait. Ranveig, sa mère, trouva que c'était bien: « pendant ce temps, dit-elle, tes ennemis pourront chercher querelle à d'autres ».
Thrain fils de Sigfus dit à sa femme qu'il voulait partir cet été là pour l'étranger. Elle dit que c'était bien. Il prit passage sur le vaisseau d'Hogni le blanc. Gunnar prit passage sur le vaisseau d'Arnfin, de Vik, et Kolskegg son frère aussi.
Les deux fils de Njal, Grim et Helgi prièrent leur père de leur permettre de partir. « Le voyage vous sera dangereux, dit Njal, au point que vous ne serez pas sûrs d'en revenir la vie sauve, vous y gagnerez pourtant de l'honneur et de la renommée. Mais il faut s'attendre à ce qu'il s'ensuive de grandes querelles à votre retour ». Ils continuèrent à demander de partir, et les choses en vinrent au point qu'il leur dit de faire comme ils voudraient. Ils prirent donc passage sur le vaisseau de Bard le noir et d'Olaf, fils de Ketil, d'Elda. Il n'y avait qu'une voix pour dire que les meilleurs hommes du district partaient tous à la fois.
Cependant les fils de Gunnar, Högni et Grani, étaient arrivés à l'âge d'homme. Ils étaient d'humeur très différente: Grani avait beaucoup de l'humeur de sa mère, mais Högni était bon et doux.
Gunnar fait porter au vaisseau ses bagages et ceux de son frère. Et quand toutes les provisions sont embarquées, et le vaisseau prêt à mettre à la voile, Gunnar s'en va à Bergthorshval et aux autres domaines dire adieu à tous et remercier de leur aide ceux qui avaient pris son parti. Le jour suivant, de bonne heure, il s'apprête à partir et dit à tout le monde qu'il s'en va pour de bon. Et cela leur fit grande peine à tous, quoiqu'ils eussent bonne espérance de le voir revenir plus tard. Quand Gunnar est prêt, il embrasse ses hommes l'un après l'autre, et ils sortent tous avec lui. Il pique en terre sa hallebarde, saute en selle, et lui et Kolskegg s'en vont au galop.
Ils chevauchent le long du Markarfljot. Voilà que le cheval de Gunnar fait un faux pas, et le jette à terre. Il tourne les yeux vers la colline, et le domaine de Hlidarenda. « Ma colline est belle, dit-il, jamais elle ne m'a semblé si belle, mes champs blanchissent, on rentre mes foins; je vais retourner à la maison, et je ne m'en irai pas ».--Ne fais pas ce plaisir à tes ennemis, dit Kolskegg, de rompre la paix jurée; nul n'aurait cru cela de toi. Songe qu'alors il t'arrivera comme Njal a dit ». — « Je ne m'en irai pas, dit Gunnar, et je voudrais que tu fisses comme moi ». — « Non pas, dit Kolskegg: je ne veux me déshonorer ni maintenant, ni jamais quand on s'est fié à moi; puisque le sort en est jeté, nous allons nous séparer. Dis à ma mère et à mes parents que je ne reverrai pas l'Islande; car j'apprendrai bientôt ta mort, mon frère, et je n'aurai plus de raison de revenir ». Ils se séparent alors, Gunnar retourne chez lui, à Hlidarenda, mais Kolskegg continue sa route vers le vaisseau, et il fait voile vers l'étranger.
Halgerd fut joyeuse de voir Gunnar quand il rentra, mais la mère de Gunnar ne disait pas grand'chose.
Gunnar reste donc chez lui cet automne, et l'hiver d'après, et il n'avait que peu d'hommes auprès de lui.
Voici que l'hiver est passé. Olaf Pai envoie un messager à Gunnar, pour lui offrir de venir au pays de l'ouest avec Halgerd, et de laisser son domaine aux mains de sa mère et de son fils Högni.
Gunnar trouva cela bon d'abord, et dit oui; mais quand le moment fut venu, il ne voulut plus.
Cet été là, au ting, Gissur et les siens vinrent au tertre de la loi déclarer Gunnar hors la loi. Et avant que les gens du ting vinssent à se séparer, Gissur réunit dans l'Almannagja tous les ennemis de Gunnar: Starkad de Trihyrning et Thorgeir son fils, Mörd et Valgard le rusé, Geir le Godi et Hjalti fils de Skeggi, Thorbrand et Asbrand fils de Thorleik, Eilif et Önund son fils, Önund de Trollaskog, Thorgrim le Norvégien, de Sandgil.
Gissur dit: « Je vous propose d'aller attaquer Gunnar chez lui, cet été, et de le tuer ». Hjalti dit: « J'ai promis à Gunnar ici au ting, quand il a bien voulu m'écouter, que je ne serais jamais dans aucune entreprise contre lui; et je ferai comme j'ai dit ». Après ces paroles, Hjalti s'en alla. Ceux qui restaient décidèrent d'aller attaquer Gunnar; ils se donnèrent la main, et portèrent une peine contre quiconque se retirerait de l'entreprise. Mörd fut chargé d'épier le meilleur moment pour attaquer Gunnar. Ils étaient quarante dans le complot, et ils pensaient qu'ils n'auraient pas de peine à venir à bout de Gunnar, maintenant que Kolskegg, et Thrain, et tous ses autres amis étaient au loin.
Les gens quittèrent le ting et retournèrent chez eux.
Njal vint trouver Gunnar. Il lui dit sa mise hors la loi, et l'attaque décidée contre lui. « Grand bien te fasse de m'en avertir » dit Gunnar. — « Je veux, dit Njal, que Skarphjedin vienne chez toi, et aussi mon autre fils Höskuld, et qu'ils donnent leur vie pour défendre la tienne ». — « Et moi, dit Gunnar, je ne veux pas que tes fils soient tués à cause de moi; tu mérites de moi autre chose ». — « Cela ne servira de rien, dit Njal: quand tu seras mort, les querelles viendront bien là où seront mes fils ». — « Cela est à prévoir, dit Gunnar, mais je ne voudrais pas en être cause. Je vous fais une demande, à toi et à tes fils, c'est de veiller sur mon fils Högni. Je ne parle pas de Grani, car il ne fait rien à ma guise ». Njal dit qu'il le ferait, et retourna chez lui.
On raconte que Gunnar alla à toutes les assemblées et aux tings où on vote la loi, et que nul de ses ennemis n'osa l'attaquer. Ainsi pendant quelque temps il allait et venait comme un homme qui n'aurait jamais été mis hors la loi.
Quand vint l'automne, Mörd fils de Valgard fit savoir que Gunnar devait être seul chez lui, tout son monde étant allé aux îles finir les foins. Gissur le blanc et Geir le Godi se mirent en route pour l'ouest dès qu'ils surent la nouvelle; ils passèrent les rivières, et vinrent à travers les sables, jusqu'à Hofi. Là, ils envoyèrent dire la chose à Starkad de Trihyrning; Tous ceux qui devaient marcher contre Gunnar vinrent les retrouver, et on tint conseil pour savoir comment on s'y prendrait.
Mörd dit qu'il n'y avait qu'un moyen de surprendre Gunnar, c'était de s'emparer du maître d'un domaine voisin, nommé Thorkel, et de le forcer à venir avec eux pour prendre le chien Sam, en allant tout seul au domaine de Gunnar.
Après cela, ils se mirent en route pour Hlidarenda et envoyèrent de leurs hommes à la recherche de Thorkel. Ils s'emparèrent de lui, et lui donnèrent le choix d'être tué, ou d'aller prendre le chien. Il aima mieux sauver sa vie, et vint avec eux.
Il y avait un chemin creux au dessus du domaine de Hlidarenda. La troupe s'y arrêta. Thorkel s'approcha du domaine; le chien était en haut, tout contre la maison; il l'attira à l'écart dans un endroit creux. Mais le chien a vu qu'il y a là des hommes: il saute sur Thorkel et lui ouvre le ventre. Önund de Trollaskog donna un coup de hache sur la tête du chien, et lui fendit le crâne. Le chien poussa un si grand hurlement qu'ils en furent tous épouvantés, et tomba mort.
Gunnar s'éveilla dans sa maison: « Tu as été durement traité, dit-il, Sam, mon enfant, c'est signe que je te suivrai bientôt ».
La maison de Gunnar était tout en bois, et couverte en planches. Il y avait des fenêtres sous les poutres du toit, fermées par des châssis. Gunnar dormait dans un lit fermé, en haut de la grande salle; Halgerd aussi, et sa mère.
Quand les autres approchèrent du domaine, ils ne savaient pas si Gunnar était chez lui, Gissur dit qu'il fallait envoyer quelqu'un vers la maison, pour tâcher de savoir. Et ils s'assirent par terre en attendant.
Thorgrim le Norvégien grimpa au mur de la maison. Gunnar voit une casaque rouge s'approcher de la fenêtre, il lui passe sa hallebarde au travers du corps. Les pieds de Thorgrim glissèrent, son bouclier lui échappa, et il tomba du toit à terre. Il vient retrouver Gissur et les autres là où ils sont assis. « Gunnar est-il chez lui? » demande Gissur. — « Voyez-le vous-même, dit le Norvégien; ce que je sais, c'est que sa hallebarde y est ». Et il tombe mort.
Alors ils s'approchèrent de la maison. Gunnar leur lançait des flèches, et il se défendait si bien qu'ils ne pouvaient rien faire. Quelques-uns montèrent sur les bâtiments du dehors pour l'attaquer de là. Mais Gunnar les atteignait aussi avec ses flèches, et ils n'arrivaient toujours à rien. Il se passa ainsi quelques instants.
Ils prirent un peu de repos, puis ils s'avancèrent une seconde fois. Gunnar continuait à tirer ses flèches; ils n'arrivaient toujours à rien, et une seconde fois encore ils reculèrent. Alors Gissur dit: « Allons plus vite, nous ne faisons rien de bon. » Ils firent donc un troisième assaut, et cette fois ils tinrent plus longtemps. Après quoi, ils reculèrent encore.
Gunnar dit: « Voilà une flèche qui s'est enfoncée dans la muraille: C'est une des leurs. Je vais la leur envoyer. C'est une honte pour eux s'ils se laissent blesser par leurs propres armes ». — « Ne fais pas cela, mon fils, lui dit sa mère, il ne faut pas les réveiller, puisqu'ils se sont retirés ». Gunnar prit la flèche et la leur lança. Elle atteignit Eilif fils d'Önund et lui fit une profonde blessure. Il était seul à l'écart; les autres ne virent pas qu'il était blessé. « Il est sorti une main, dit Gissur, avec un anneau d'or; elle a pris une flèche qui tenait au mur; il ne chercherait pas d'armes au dehors s'il y en avait assez dedans: voici le moment de l'attaquer. » — « Brûlons-le dans sa maison », dit Mörd. — « C'est ce que je ne ferai jamais, dit Gissur, quand je saurais qu'il y va de ma vie. Tu ferais mieux de nous donner un conseil qui nous soit profitable, toi qu'on dit si habile homme ».
Il y avait des cordes par terre, qui servaient souvent à attacher le toit de la maison. « Prenons ces cordes, dit Mörd; attachons-les par un bout aux poutres du toit, et par l'autre aux rochers, serrons-les avec des bâtons, et nous arracherons le toit. » Ils prirent les cordes et firent comme il avait dit, et Gunnar n'y prit pas garde avant qu'ils eussent arraché le toit tout entier. Alors il se met à tirer de l'arc et il n'y a pas moyen pour eux d'approcher. Mörd dit pour la seconde fois qu'il fallait le brûler, lui et sa maison. « Je ne sais pas, dit Gissur, pourquoi tu parles d'une chose que pas un des autres ne veut. Nous ne ferons jamais cela ».
À ce moment Thorbrand fils de Thorleik saute sur le mur, et coupe en deux la corde de l'arc de Gunnar. Gunnar prend sa hallebarde à deux mains; il se tourne vivement vers lui, lui pousse la hallebarde au travers du corps, et le jette mort à terre. Asbrand frère de Thorbrand s'élance alors. Gunnar pointe sur lui sa hallebarde. Asbrand s'est couvert de son bouclier. La hallebarde traversa le bouclier et les deux bras d'Asbrand. Gunnar la fit tourner si vite que le bouclier se fendit et qu'Asbrand eut les deux bras brisés. Il tomba du haut du mur.
Gunnar avait déjà blessé huit hommes, et il en avait tué deux. Il avait reçu deux blessures, mais au dire de tous, il ne se souciait ni des blessures, ni de la mort.
Il dit à Halgerd: « Donne-moi deux mèches de tes cheveux, et tressez-les, toi et ma mère, pour faire une corde à mon arc ». — « Est-ce pour quelque chose d'importance? » dit-elle. — « Il y va de ma vie, répondit-il; ils ne viendront jamais à bout de moi, tant que je pourrai me servir de mon arc ». — « Rappelle-toi, dit-elle, le soufflet que tu m'as donné; il m'est bien égal que tu te défendes plus ou moins longtemps. » Alors Gunnar chanta:
« Chacun a ses hauts faits dont il peut tirer gloire. Voici que la renommée de ma femme effacera la mienne. Il ne sera pas dit qu'un chef comme moi ait prié pour si peu de chose. La femme est avide d'or, ce pain des dieux. Ce qu'elle fait là, il fallait l'attendre d'elle ».
« Chacun a de quoi se vanter, dit Gunnar; je ne te prierai pas davantage ». — « Tu fais mal, dit Ranveig à Halgerd, et ta honte durera longtemps. »
Gunnar se défendit bien et vaillamment. Il blessa encore huit hommes, leur faisant de si graves blessures que plusieurs en moururent. Il se défendit jusqu'au moment où il tomba de fatigue. Alors ils lui firent mainte blessure profonde. Pourtant il se tira encore de leurs mains, et se défendit encore quelque temps. Enfin il arriva qu'ils le tuèrent.
Thorkel le Skald d'Elfara chanta sa défense dans ces vers:
« Nous avons entendu conter la défense que fit Gunnar le vaillant, au Sud de l'Islande, Gunnar qui fendait la mer avec la proue de ses vaisseaux. Il en a blessé seize de ceux qui l'attaquaient; et il en a tué deux. »
Et Thormod fils d'Olaf:
« Parmi ceux qui jettent l'or à pleines mains sur la terre d'Islande, aucun ne s'est acquis, aux temps païens, plus de gloire que Gunnar. Il a pris, le briseur de casques, deux vies dans le combat. Ses armes en ont blessé douze, et quatre autres encore. »
« Nous avons mis par terre un vaillant guerrier, dit Gissur; il nous en a coûté bien de la peine, et on se rappellera sa défense tant qu'il y aura des habitants dans ce pays. » Puis il alla trouver Ranveig: « Veux-tu, lui dit-il, accorder de la terre à nos deux hommes qui sont morts, pour qu'on leur élève ici un tombeau? » — « Je l'accorde d'autant mieux pour ces deux-là, dit-elle, que je voudrais faire de même pour vous tous. » — « Tu es excusable de parler ainsi, dit-il, car tu as fait une grande perte. » Et il défendit de rien piller ni dévaster. Après cela ils s'en allèrent.
Thorgeir fils de Starkad dit: « Nous ne pouvons pas rester chez nous, à cause des fils de Sigfus, si toi Gissur le blanc, ou bien Geir le Godi, ne restez quelque temps avec nous dans le Sud. » — « C'est ce que nous ferons, » dit Gissur; ils tirèrent au sort, et ce fut Geir qui eut à rester. Il vint à Od, et s'y établit. Il avait un fils appelé Hroald. C'était un fils bâtard, sa mère s'appelait Bjartey et était sœur de Thorvald le faible, qui fut tué à Hestlæk sur le Grimsnes. Hroald se vantait d'avoir donné à Gunnar le coup de la mort. Il était à Od avec son père.
Thorgeir fils de Starkad se vantait d'une autre blessure qu'il avait faite à Gunnar.
Gissur était rentré chez lui, à Mosfell. La nouvelle du meurtre de Gunnar se répandit dans tous les cantons. Partout on disait que c'était mal fait, et bien des gens avaient grande douleur de sa mort.
Njal prit fort à cœur la mort de Gunnar, et les fils de Sigfus aussi. Ils demandèrent à Njal s'il pensait qu'on pût porter plainte pour le meurtre de Gunnar, et citer en justice ceux qui l'avaient tué. Il dit que cela ne se pouvait pas, Gunnar ayant été mis hors la loi; qu'il valait mieux faire quelque brèche à leur gloire, et venger Gunnar en tuant quelques-uns d'entre les meurtriers.
Ils élevèrent un tombeau à Gunnar, et le placèrent assis dans le tombeau. Ranveig ne voulut pas qu'on y mit sa hallebarde; « celui-là seul l'aura, dit-elle, qui vengera Gunnar. » Et personne ne la prit. Elle était fort en colère contre Halgerd, et peu s'en fallut qu'elle ne la tuât, disant qu'elle était cause de la mort de son fils. Halgerd s'enfuit à Grjota avec son fils Grani. On fit alors le partage des biens: Högni prit la terre de Hlidarenda avec le domaine, et Grani eut les terres données à bail.
Il arriva à Hlidarenda, qu'un berger et une servante conduisaient du bétail près du tombeau de Gunnar. Il leur sembla qu'il était joyeux, et qu'il chantait dans son tombeau. Ils allèrent le dire à Ranveig sa mère; elle les envoya à Bergthorshval, dire la chose à Njal. Ils y allèrent, et Njal se le fit répéter trois fois. Après quoi il parla longtemps à voix basse avec Skarphjedin. Puis Skarphjedin prit sa hache et s'en alla avec les autres à Hlidarenda. Högni et Ranveig le reçurent très bien, et eurent grande joie de le voir. Ranveig le pria de rester longtemps, et il le promit. Lui et Högni étaient toujours ensemble, au dedans comme au dehors.
Högni était un homme vaillant et bon, mais méfiant, c'est pourquoi on n'avait pas osé lui dire le prodige.
Ils étaient tous deux dehors, un soir, Skarphjedin et Högni, près du tombeau de Gunnar, du côté du Sud. Il faisait clair de lune, et de temps en temps un nuage passait. Et voici qu'il leur sembla que le tombeau était ouvert, et Gunnar s'était tourné dans le tombeau et il regardait la lune. Ils crurent voir aussi quatre lumières allumées dans le tombeau, et aucune ne jetait d'ombre. Gunnar était gai, et la joie était peinte sur son visage. Il se mit à chanter, à voix si haute, qu'ils l'entendaient distinctement, quoiqu'ils fussent loin:
« Celui qu'on voyait dans le combat, la face brillante, et le cœur hardi, il est mort, le père de Högni, celui qui faisait pleuvoir les blessures. Quand, revêtu de son casque, il a pris ses armes pour combattre, il a dit: Plutôt mourir que céder, plutôt mourir que céder jamais. »
Et après, le tombeau se referma. « Croirais-tu cela, dit Skarphjedin, si d'autres te le disaient? » — « Je le croirais, dit Högni, si Njal me le disait; car on dit qu'il n'a jamais menti. » — « De tels prodiges signifient bien des choses, dit Skarphjedin; Gunnar s'est montré à nous, lui qui a mieux aimé mourir que de céder à ses ennemis: c'est un conseil qu'il nous donne. » — « Je n'arriverai à rien, à moins que tu ne veuilles m'aider » dit Högni. — « Et moi, dit Skarphjedin, je me rappellerai comment Gunnar s'est comporté après le meurtre de votre parent Sigmund. Et je te donnerai toute l'aide que je pourrai. Mon père l'a promis à Gunnar, toutes les fois que toi, ou sa mère, vous en auriez besoin. »
Après cela, ils retournèrent à Hlidarenda.
Skarphjedin dit: « Il nous faut partir cette nuit même; car s'ils apprennent que je suis ici, ils se tiendront sur leurs gardes. » — « Je ferai comme tu voudras » dit Högni.
Ils prirent leurs armes quand tous les gens furent au lit. Högni décroche la hallebarde, et il y a une grande voix qui chante en elle. Ranveig saute sur ses pieds, en grande colère: « Qui touche à la hallebarde, dit-elle, quand j'ai défendu que personne en approche? » — « Je veux l'apporter à mon père, dit Högni, pour qu'il l'ait avec lui dans le Valhal, et qu'il la montre dans l'assemblée des guerriers. » — « Il faut d'abord la porter toi-même, dit-elle, et venger ton père; car voici qu'elle nous annonce la mort d'un homme, ou même de plusieurs. » Après cela, Högni sortit, et dit à Skarphjedin les paroles de sa grand'mère. Ils s'en allèrent à Od. Deux corbeaux les suivaient en volant tout le long du chemin. Quand ils furent à Od, il faisait encore nuit. Ils chassèrent le bétail vers la maison. Hroald et Tjörvi sortirent, et repoussèrent les bêtes dans le chemin creux. Ils étaient armés. Skarphjedin saute sur eux en disant: « Pas n'est besoin de réfléchir; c'est bien comme il te semble, et il y a des hommes ici. » Et il donne à Tjörvi le coup de la mort. Hroald avait un épieu à la main. Högni court à lui. Hroald pointe son épieu contre Högni. Högni fend le manche en deux avec la hallebarde, et la lui passe au travers du corps. Après quoi ils laissent là les morts et s'en vont en hâte à Trihyrning.
Skarphjedin monte sur le toit, et se met à arracher l'herbe; et ceux qui étaient dedans crurent que c'était le bétail. Starkad et Thorgeir prirent leurs armes et leurs vêtements, et sortirent, faisant le tour de la palissade. Quand Starkad vit Skarphjedin, il eut peur, et voulut retourner. Skarphjedin le frappe, et l'étend mort devant la palissade. Au même moment Högni joint Thorgeir et le tue d'un coup de hallebarde. Après cela ils s'en vont à Hof.
Mörd était dehors, dans les champs. Il demanda grâce, offrant de payer l'amende entière. Skarphjedin lui dit la mort des quatre autres. Et il chanta:
« Nous en avons abattu quatre, quatre guerriers aux riches armures. Tu les suivras bientôt, ces vaillants. Faisons-lui peur, à ce drôle, et il sortira, tout tremblant, ses richesses. Nous te forcerons bien, misérable, à laisser la sentence au fils de Gunnar. »
« Et il t'en arrivera autant, dit Skarphjedin, ou bien tu déféreras le jugement à Högni, s'il veut bien l'accepter. » — « J'avais résolu, dit Högni, de ne pas faire d'arrangement avec les meurtriers de mon père ». Et pourtant il finit par accepter de prononcer la sentence.
Njal s'entremit auprès de ceux à qui appartenait la vengeance pour le meurtre de Starkad et de Thorgeir; il les décida à accepter la paix. On réunit une assemblée de district, et des hommes furent désignés pour prononcer la sentence. On prit toutes choses en considération, même l'attaque contre Gunnar, quoiqu'il eût été mis hors la loi. Et la somme qui fut fixée comme amende, Mörd la paya tout entière; car on ne prononça la sentence contre lui qu'après avoir prononcé dans l'autre affaire, et les deux affaires furent mises en compensation.
Voilà donc tous les arrangements faits. Mais au ting on parla beaucoup de celui qui restait à faire entre Geir le Godi et Högni; ils finirent par conclure la paix, et ils la gardèrent depuis lors. Geir le Godi continua d'habiter le Hlid jusqu'au jour de sa mort, et il n'est plus question de lui dans la saga.
Njal demanda en mariage pour Högni, Alfheid, fille de Vetrlid le skald. On la lui donna. Leur fils fut Ari, qui fit voile pour le Hjaltland, et y prit femme. C'est de lui qu'est descendu Einar le Hjaltlandais, un des plus vaillants hommes qu'on pût voir. Högni garda son amitié pour Njal; il n'est plus question de lui dans la saga.