TRADUITE
PAR
Rodolphe DARESTE
MEMBRE DE L'INSTITUT
La Saga de Njal, écrite en Islande, à la fin du XIIe siècle, par un auteur inconnu, paraît ici pour la première fois en français. La traduction, aussi littérale que possible, a été faite sur le texte original, d'après l'édition publiée à Copenhague en 1875, aux frais de la Société royale des antiquaires du Nord. On s'est abstenu d'y joindre aucune note. Les lecteurs qui auront besoin d'éclaircissements les trouveront dans l'édition publiée à Copenhague en 1809 avec une traduction latine et un glossaire, dans le recueil des sagas Islandaises traduites en danois par Petersen (2ème édition, Copenhague 1862) et dans la traduction anglaise de Dasent (Edinburgh, 1862). Une édition populaire des principales Sagas est actuellement en cours de publication à Akureyri, en Islande.
Petersen a joint à son travail une courte introduction destinée à montrer la valeur littéraire de la Saga de Njal et à en faciliter l'intelligence par quelques notions historiques et chronologiques. On trouvera ici cette introduction traduite en français.
L'auteur de la Saga de Njal a fait des emprunts à d'autres Sagas, notamment dans les derniers chapitres qui contiennent le récit de la bataille de Brjan. D'autres parties paraissent avoir été ajoutées après coup, par exemple le morceau sur l'introduction du christianisme en Islande, et les formules juridiques du procès engagé à l'alting. Tels sont encore les vers que la Saga met dans la bouche de ses personnages, et qui font presque toujours double emploi avec les paroles en prose. Cette partie poétique dont tout le mérite consiste dans le rythme et l'allitération a aussi tous les défauts de la poésie islandaise, notamment l'abus et l'accumulation des métaphores les plus extraordinaires. Il n'a pas toujours paru possible d'en donner une traduction littérale.
Une autre difficulté s'est présentée dans la transcription des noms propres. L'alphabet norain a plusieurs signes particuliers pour indiquer le renforcement des voyelles ou l'affaiblissement des consonnes. Ces signes n'existent pas dans l'alphabet français et il y aurait eu plus d'inconvénients que d'avantages à chercher des équivalents. On a dû renoncer à reproduire ces simples nuances d'orthographe et de prononciation.
L'autorité de la Saga de Njal, quoique récemment contestée ne paraît pas avoir été sérieusement ébranlée. Ce récit reste toujours, aux yeux des hommes les plus compétents, le fidèle tableau de l'ancienne société Scandinave, et jette une vive lumière sur les conditions de la vie dans le Nord de l'Europe, à la fin du Xe siècle.
Il n'y a qu'un petit nombre de Sagas, ou plutôt il n'y en a aucune qui, au dire des connaisseurs, puisse être comparée à la Saga de Njal. Par le fond comme par la forme elle est supérieure à tout ce que nous connaissons du Nord, et si l'on songe que ce récit a été écrit il y a plus de sept cents ans, sur une île lointaine, à une grande hauteur vers le Nord, sa perfection peut à bon droit exciter notre admiration. Aucune autre Saga ne montre dans un tableau plus saisissant toute la vie de cette époque reculée, aucune ne représente en plus grand détail toute la forme de la procédure. Elle nous arrache complètement à notre vie accoutumée, j'ai presque dit à la trivialité de notre vie de tous les jours, où l'on compte pour le plus grand bonheur de pouvoir se coucher tranquillement chaque nuit dans son lit. Elle nous ramène en arrière jusqu'à cette sauvagerie des anciens temps où la mort et le meurtre étaient à l'ordre du jour, où celui qui se levait de sa couche le matin et qui passait le seuil de sa porte ne pouvait être sûr qu'il ne rencontrerait pas son ennemi et ne mourrait pas de sa main, où par suite celui qui se rendait dans son champ pour l'ensemencer, dans les dispositions les plus pacifiques, prenait le grain dans une main et l'épée dans l'autre. Il faut entrer, toutefois, dans l'esprit de ce temps, et comprendre qu'alors verser le sang n'était pas un crime. C'est seulement à cette condition qu'on peut supporter cette série de meurtres qui se suivent l'un l'autre, coup pour coup, et que, tout en nageant dans le sang, on peut ne pas fermer les yeux sur la fermeté, la grandeur d'âme, les nobles sentiments, les fortes passions, les événements extraordinaires qui se révèlent sous ces dehors terribles. Et certes il y en a assez pour attirer l'attention, pour toucher et émouvoir, pour frapper et saisir, pour faire trembler et frémir, comme aussi pour provoquer des larmes.
Quelle abondance, quelle multiplicité n'y trouve-t-on pas de caractères complètement tracés et bien soutenus? C'est là, si l'on fait attention à l'époque de la Saga, tout ce qu'on peut demander en fait d'art historique: un récit véridique, qui va droit au fond du cœur, simple et rude, sans ornement et sans éclat, mais toujours marchant à son noble but, faire aimer ce qui est grand, faire condamner ce qui est méprisable. Quel homme que ce Gunnar! Brave quand il faut l'être, mais ami de la paix, l'effroi de ses ennemis, et en même temps le plus noble des hommes. Il n'aime pas à se faire valoir devant les autres, à se vanter de sa renommée, à se mettre en vue, et pourtant il s'élève au-dessus de tous. Cette grandeur, cette véritable noblesse se communique à tout ce qui passe près de lui, jusqu'au chien Sam qui tout d'abord le reconnaît pour son maître, devine en quelque sorte sa pensée et donne sa vie pour lui en hurlant pour l'avertir. Sa querelle avec Halgerd n'en est que plus saisissante. La beauté et les qualités brillantes s'allient en elle à la plus terrible passion de vengeance. Pour se venger elle commet le plus bas, le plus méprisable de tous les actes humains, elle vole. Pour se venger elle refuse à son mari la suprême ressource, une boucle de ses cheveux pour faire une corde d'arc, et elle le livre ainsi froidement à la mort. C'est à mon sens, le comble de l'art, ou plutôt la nature même prise sur le fait, que cet admirable instinct de fidélité chez un animal mis en face de la révoltante froideur d'une femme avide de vengeance. Njal aussi est noble, mais d'une autre façon. Il a de braves fils, mais lui-même ne se sert jamais d'aucune arme. La droiture s'allie chez lui à un calme admirable, qui le suit jusqu'à la mort quand il se couche avec sa femme et son enfant sur le lit où ils vont mourir; et ce calme prend à son tour une teinte de prudence pleine de finesse, qui ne fait jamais le mal, mais regarde en face les événements sans s'émouvoir et choisit en toute circonstance le moyen le plus sûr pour atteindre son but. Ce n'est pas sans raison que le récit tout entier est lié à sa vie, et tourne en quelque sorte autour de lui. Il est le héros du récit, sans en être le personnage actif. Il est là, comme un rocher dans la mer, de tous côtés environné de récifs où les flots viennent se briser autour de lui sans troubler son calme, et c'est par là que toute cette histoire, qui autrement se résoudrait en morceaux détachés, trouve son centre et son lien. La vie de Gunnar, la mort de Njal, la vengeance de Kari sont autant d'événements qui, pris séparément, peuvent faire l'objet d'un récit, et ici, tout mêlés qu'ils sont à bien d'autres événements, ils tiennent ensemble et forment un tout. Chaque personnage, pris en lui-même, est peut-être plus remarquable que Njal, mais là encore c'est le comble de l'art, ou plutôt c'est la nature même que d'avoir su mettre chaque personnage à sa vraie place, en face des autres, pour laisser Njal s'élever au-dessus de tous. Voilà la vraie épopée. À côté de Njal est Bergthora. Elle s'attache à lui comme le flot qui vient laver le pied de la montagne. Elle aussi sent au fond du cœur le courroux et la vengeance, — peut-être l'auteur a-t-il pensé que telle est la nature de la femme, toute les fois qu'elle s'épanche violemment au dehors, — mais c'est la vengeance contre un ennemi, contre une femme ennemie. Elle excite ses fils, mais elle met tranquillement sa tête sur le sein de son mari; la volonté de son mari est pour elle une loi, et son unique plaisir est ce qu'elle voit dans les yeux de son mari. Si chère que lui soit la vengeance, elle ne se résoudrait jamais à faire tuer si elle ne savait que son mari s'y est déjà préparé, parce qu'il en doit être ainsi. Il le sait si bien qu'il a emporté avec lui au ting l'argent qui doit être payé pour les amendes.
Elle l'a suivi dans la mort, alors qu'elle était libre de sortir, que même son ennemi l'engageait à le faire, ne voulant pas avoir ce meurtre sur la conscience. Bergthora est généralement peinte en quelques traits, courts et frappants. Il n'en fallait pas davantage. Compagne de son mari, elle ne pouvait pas avoir plus de relief, et cependant nous la connaissons parfaitement. En effet, elle se révèle en quelque sorte dans son fils Skarphjedin. Celui-ci a sans doute quelque chose du calme de son père, mais c'est aussi Bergthora en homme. Il est le vrai portrait de sa mère, mais à la façon d'un homme, avec la force indomptable d'un homme. Elle ne veut pas abandonner son mari, mais c'est aussi une grande question de savoir si Skarphjedin veut réellement abandonner la maison en flammes, si lui, qui n'a jamais fui, fuira aujourd'hui, même pressé par le feu; s'il veut qu'on puisse dire un jour de lui ce que plus tard on a dit de Kari, qu'il s'est échappé par la ruse, d'entre ses ennemis, parce qu'il le fallait bien. Il résiste noblement aux instances de son beau frère Kari. Celui-ci trouve qu'il est dans l'ordre qu'on sauve sa vie quand on peut, mais Skarphjedin attend; il s'élance enfin sur la poutre qui se rompt et il est précipité dans le feu. Ce qui est évident, tout au moins, c'est que l'auteur n'a pas voulu le laisser fuir, et qu'aussi bien nous lui en voudrions de l'avoir fait, c'est que Skarphjedin n'a rempli sa destinée que quand il meurt luttant contre le feu et, même vaincu par cet ennemi, le plus terrible des ennemis de l'homme, meurt sans que son courage faiblisse ou que sa force tombe. Il chante alors son chant du cygne, et l'auteur a encore mis là, récit historique ou œuvre d'imagination, peu importe, tout ce que l'art peut exiger.
Dans la seconde partie du récit, qui se rattache étroitement et immédiatement à la première, Flosi se présente à nous en plein contraste avec Njal. Flosi est maintenant ce que Njal a été jusque là, le centre autour duquel tout vient se grouper. Quoiqu'il commande la vengeance par l'incendie, ce n'est pourtant pas un homme vindicatif ni méchant. L'acte qu'il exécute est un acte qu'il est obligé de commettre par devoir, et il y est poussé de la façon la plus terrible. Chez lui comme chez Njal, on trouve dans tous les moments difficiles un jugement calme et sûr; et à ce point de vue il fait contraste avec les autres caractères, plus farouches. L'auteur a su le saisir et s'en servir pour donner au récit la conclusion la plus naturelle et en même temps la plus intéressante. Les deux plus coupables parmi les incendiaires doivent mourir de la main de Kari, mais Flosi et lui vont tous deux en pèlerinage à Rome et reçoivent l'absolution; et c'est un beau spectacle de voir comment le christianisme introduit un esprit d'apaisement dans une action inspirée au début par toute la sauvagerie du paganisme, de voir comment Kari revient, fait naufrage, et se rend à la demeure de son ennemi pour lui demander l'hospitalité, comment ils se donnent l'un à l'autre le baiser de paix et se réconcilient pour toujours.
Ces quelques remarques, n'ont pour but que d'appeler l'attention du lecteur sur ce récit considéré comme œuvre d'art. Il ne serait pas difficile de pénétrer encore plus avant dans l'étude de l'action et des caractères, mais il n'y a rien de plus fastidieux au monde que d'analyser la beauté. Il faut se contenter de dire: Regarde si elle est là. Celui qui ne peut la voir ni la reconnaître, qu'il reste aveugle! Pour ma part, je me crois en droit de déclarer que tout en voyant dans cet écrit un récit pleinement historique, je le crois propre à fournir à l'art moderne des sujets excellents. Ne serait-ce pas, par exemple, un sujet fait pour un peintre que de nous montrer la maison de Njal en flammes; au milieu de la maison Njal et sa femme qui, avec leur jeune garçon entre eux, se sont couchés pour leur dernier sommeil, tandis qu'un serviteur, debout à côté du lit, étend sur eux une peau de bœuf, et dans un autre coin du tableau Skarphjedin et son frère, les pieds à moitié brûlés, peut-être même Grim mortellement frappé et luttant contre la mort; ou bien encore que de nous montrer Skarphjedin, vaincu par la douleur, enfonçant sa hache dans la poutre, tandis que diverses figures d'incendiaires grimpés çà et là sur la maison, contemplent cette scène, animés des sentiments les plus différents. Ne serait-ce pas encore un sujet convenable pour un tableau, que la scène de Flosi avec Hildigunn, au moment où il rejette loin de lui la chemise sanglante? Si c'est le but de l'art tragique de peindre les passions dans leurs expressions les plus diverses, nulle part elles ne se manifestent avec plus de force qu'ici. C'est aux artistes connaissant bien leur art qu'il appartient d'en juger.
Le récit qu'on va lire pourrait sans doute être mis sous une forme qui se rapprocherait davantage de la façon moderne de raconter. On pourrait par exempte en éliminer divers détails qui rompent la marche régulière de l'exposition, intervertir certaines choses qui ne paraissent pas être tout à fait à leur véritable place. Entre autres habitudes singulières, les anciens ont celle de rassembler en un même endroit les renseignements sur les personnages qui doivent paraître ensuite, ce qui ne se fait plus aujourd'hui. Au moyen de remaniements de ce genre, le récit pourrait, dans l'ensemble et dans les différentes parties, recevoir en maint endroit une forme plus correcte. J'ai eu la tentation de lui appliquer ce traitement, mais je ne suis pas allé jusqu'au bout. Je me suis convaincu que le mieux était de conserver la forme primitive pour montrer au lecteur, par une fidèle image, ce que racontaient les anciens, et comment.
Pour aucune traduction je n'ai aussi bien senti que pour celle-ci combien il est difficile non seulement de saisir et de rendre certains mots et certaines tournures, mais en général de reproduire la simplicité, la brièveté, l'énergie et la force qui vivent dans l'original. C'est surtout à l'occasion de cette traduction que j'ai clairement aperçu combien notre langue actuelle est pauvre et insuffisante pour exprimer avec quelque fidélité maintes idées de l'ancienne. Cela tient encore et surtout à la différence des temps. Les langues modernes se sont épandues sur une quantité extraordinaire d'objets; elles sont riches, en ce sens que la matière en est riche. Les anciennes langues au contraire se bornaient à un petit nombre d'objets, et en conséquence déployaient leur richesse et leur souplesse en variant l'expression de ces objets. Je serais heureux, soit dit en passant, si la tentative que j'ai faite pouvait éveiller assez d'intérêt pour engager plus d'un lecteur à chercher dans l'original ce qu'aucune traduction n'est capable de donner.
La présente Saga est particulièrement remarquable à un double point de vue, d'abord comme récit historique et ensuite par les lumières qu'elle nous fournit sur la constitution de la république islandaise et sur la procédure. Nous devons examiner ici ces deux points d'un peu plus près.
Que le récit soit historique, c'est ce dont on ne peut douter. Les personnages qui s'y présentent, les événements qui s'y trouvent décrits, sont réels. Le récit a, par suite, sa chronologie fixe et précise. Le point central de cette chronologie est l'introduction du christianisme en l'an 1000. De ce point fixe le récit remonte en arrière jusqu'au règne d'Erick à la hache sanglante (Blodoxe) et descend environ dix-sept ans. Pour les lecteurs qui voudraient suivre à ce point de vue la représentation des événements j'ajouterai une remarque d'importance capitale. Par Hoskuld et Hrut, le récit se rattache à la Laxdæla Saga. Les chapitres 2 et 7 embrassent environ 6 ans. La septième année tombe dans le chapitre 8, la huitième dans le chapitre 10. Les chapitres 13 et 14 vont de la neuvième à la onzième année. Dans le chapitre 17 finit la quinzième année et le chapitre 21 tombe dans la seizième. Ces années ne peuvent pas être fixées plus précisément, mais si l'on admet que le voyage de Gunnar à l'étranger, au chapitre 29, a été commencé en l'an 976, il revient en 979 (chapitre 32) et les événements postérieurs suivent année par année jusqu'en 985 (chapitre 45), où les trois tings dont il est parlé font quelque difficulté. Il s'agit en effet de savoir si l'auteur a voulu parler du ting général (alting), ou du ting local. Si l'on admet cette dernière supposition, le chapitre 47 commence avec l'an 983, et le récit marche alors régulièrement jusqu'à la mort de Gunnar en 993 (chapitre 75 et suivants). Les fils de Njal voyagent à l'étranger en 992 (chapitre 83) et reviennent chez eux en 998 (chapitre 90). Les négociations de Njal, à l'Alting, pour le mariage de Hoskuld, godi de Hvidenæs, tombent en l'an 1003, et le mariage avec Hildigunn s'accomplit en 1005 (chapitre 97). Jusque-là le récit paraît écrit comme un tout ininterrompu, mais les chapitres qui parlent de l'introduction du christianisme (chapitres 99-105) sont interpolés, quoique semblables au reste par le style et la manière de présenter les choses. Ce qui les précède et ce qui les suit se lie ensemble et les deux morceaux ont été séparés l'un de l'autre par cette interpolation sur le christianisme. Celle-ci commence avec l'année 995 (chapitre 100) et finit avec l'an 1000 (chapitres 104-105); seulement, les faits relatifs à Amunde Blinde qui sont rapportés comme survenus trois ans après se produisirent non trois ans après l'introduction du christianisme en l'an 1000 (fin du chapitre 105), mais trois ans après le meurtre de Lyting (fin du chapitre 99). Or la fin du chapitre 99 et le commencement du chapitre 106 se rattachent immédiatement l'un à l'autre, comme le prouve d'ailleurs tout l'ensemble du récit. On doit donc admettre ou bien que ce morceau sur l'introduction du christianisme n'est pas à sa place, ou bien qu'il a été ajouté par un écrivain plus récent. Le récit reprend ensuite sa marche jusqu'à la mort de Njal, en l'an 1011 (chapitre 129). Le combat à l'Alting tombe dans l'année suivante 1012 (chapitre 145). Flosi et Kari partirent pour l'étranger en 1013 (chapitres 153-154); la bataille de Brjan eut lieu en 1014 (chapitre 157) et Flosi et Kari se rencontrèrent en Islande en 1017 (chapitre dernier). Telle est la chronologie que les interprètes ont adoptée et que je reproduis ici, parce qu'elle fera suivre en quelque sorte aux lecteurs le cours des événements, quoique sans doute on puisse y faire quelques objections de détail. Elle est d'ailleurs confirmée par cette circonstance que d'autres documents historiques donnent pour la bataille de Brjan ou la grande bataille de Clontarf la même date, de l'an 1014.
Il y avait un homme qui s'appelait Mörd: on l'avait surnommé Gigja. Il était fils de Sighvat le rouge. Il habitait à Völl, dans la plaine de la Ranga. C'était un chef puissant, et un grand homme de loi. Il savait si bien la loi que personne n'eût tenu pour bon un jugement rendu sans lui. Il avait une fille nommée Unn. Elle était belle, accorte et sage; elle passait pour le meilleur parti de la Ranga.
Et maintenant la saga nous mène à l'ouest, dans les vallées du Breidafjord. Il y avait là un homme nommé Höskuld, fils de Dalakol. Sa mère s'appelait Thorgerd, et était fille de Thorstein le rouge, fils d'Olaf le blanc, fils d'Ingjald, fils d'Helgi. La mère d'Ingjald était Thora, fille de Sigurd aux yeux de serpent, fils de Ragnar Lodbrok. La mère de Thorstein le rouge était Udr la riche, fille de Ketil Flatnef, fils de Björn Buna, fils de Grim, seigneur de Sogn.
Höskuld demeurait à Höskuldstad, dans la vallée de la Saxa. Son frère s'appelait Hrut. Il demeurait à Hrutstad. Il était de la même mère que Höskuld. Son père était Herjolf. Hrut était beau, grand et fort, brave, et d'humeur douce. C'était le plus sage des hommes, secourable à ses amis et bon conseiller dans les affaires d'importance.
Il arriva une fois qu'Höskuld donna un festin. Son frère Hrut était là, assis à côté de lui. Höskuld avait une fille qui s'appelait Halgerd. Elle jouait à terre avec d'autres petites filles. Elle était jolie et bien faite. Ses cheveux étaient doux comme de la soie, et si longs qu'ils lui venaient à la ceinture. Höskuld l'appela: « Viens près de moi », dit-il. Elle vint à lui. Il la prit par le menton et la baisa. Puis elle s'en alla. Alors Höskuld dit à Hrut: « Que penses-tu de cette petite fille? Ne te semble-t-elle pas jolie? » Hrut se taisait. Höskuld lui demanda une seconde fois la même chose. Et Hrut finit par répondre: « Certes l'enfant est jolie, et bien des gens le sauront pour leur malheur; mais je ne sais comment le mauvais œil est venu dans notre famille. » Alors Höskuld se fâcha, et les deux frères furent en froid pendant quelque temps.
Les frères d'Halgerd étaient Thorleik, qui fut père de Bolli, Olaf, père de Kjartan, et Bard.
Un jour, les deux frères, Höskuld et Hrut, chevauchaient, allant à l'Alting. Il était venu beaucoup de monde cette année-là. Höskuld dit à Hrut: « Je trouve, frère, que tu devrais songer à ta maison, et prendre femme. » — « Il y a longtemps que j'ai cela en tête, répondit Hrut, mais j'y vois du pour et du contre. Je ferai pourtant comme tu voudras. De quel côté nous tournerons-nous? » Höskuld répondit: « Il y a ici beaucoup de chefs au ting, et le choix est grand; mais je sais déjà qui je veux demander pour toi. Elle s'appelle Unn; c'est la fille de Mörd Gigja, un homme très sage. Il est ici au ting, et sa fille avec lui; tu peux la voir, si tu veux. »
Le jour suivant, comme les hommes allaient au tribunal, ils virent devant les huttes de ceux de la Ranga des femmes vêtues de beaux habits. Höskuld dit à Hrut: « La voilà, c'est Unn, dont je t'ai parlé. Comment la trouves-tu? » — « Elle me plaît, dit Hrut, mais je ne sais pas si nous aurons du bonheur ensemble. » Et ils allèrent au tribunal. Mörd Gigja expliquait la loi, comme c'était sa coutume. Quant il eut fini, il retourna dans sa hutte. Höskuld se leva, puis Hrut; ils allèrent à la hutte de Mörd et y entrèrent. Mörd était assis au fond. Ils le saluèrent. Il se leva, prit la main d'Höskuld, et le fit asseoir à côté de lui. Hrut s'assit à côté d'Höskuld. Ils parlèrent de beaucoup de choses, et Höskuld en vint à dire: « J'ai une affaire à te proposer. Hrut veut devenir ton gendre et acheter la fille; et moi je n'y épargnerai rien ». Mörd répondit: « Je sais que tu es un grand chef; mais ton frère m'est inconnu. » Höskuld reprit: « Il vaut mieux, que moi. »--Mörd dit: « Tu auras à y mettre beaucoup du tien, car ma fille aura tout l'héritage après moi. » — « Je ne chercherai pas longtemps ce que je veux promettre », répondit Höskuld. Il aura Kambsnes et Hrutstad, et toutes les terres jusqu'à Thrandargil; il a de plus un vaisseau marchand prêt à mettre à la voile. Alors Hrut dit à Mörd: « Tu vois que mon frère pour l'amour de moi a bien fait les choses. Si vous voulez donner suite à l'affaire, je veux que vous en fixiez tous deux les conditions. » Mörd répondit: « J'y ai pensé. Ma fille aura soixante cents; tu y ajouteras un tiers de ton domaine, et si vous avez des héritiers il y aura communauté de bien entre vous. » Hrut dit: « J'accepte les conditions; prenons maintenant des témoins. » Ils se levèrent et se donnèrent la main; et Mörd fiança à Hrut sa fille Unn. On décida que le mariage se ferait chez Mörd, un demi-mois après le milieu de l'été.
Et maintenant ils quittent le ting, et s'en retournent chacun chez soi. Höskuld et Hrut prennent à l'ouest, en passant devant le signal de Halbjörn. Et voici venir à leur rencontre Thjostolf, fils de Björn Gullberi du Reykjardal, disant qu'il était arrivé un vaisseau dans la Hvita; Össur, le frère du père de Hrut, venait d'en débarquer, et faisait dire à Hrut d'aller le trouver au plus tôt. Quand Hrut apprit cela, il pria Höskuld d'aller au vaisseau avec lui.
Ils se mirent donc tous deux en route, et quand ils furent au vaisseau, Hrut souhaita la bienvenue avec beaucoup de joie à son parent Össur. Össur les invita à entrer dans sa hutte et à boire. Ils descendirent de cheval, ils entrèrent, et ils burent. Hrut dit à Össur: « Tu vas venir avec moi dans l'Ouest, mon oncle, et tu passeras l'hiver chez moi. » — « Non pas, dit Össur; je t'annonce la mort d'Eyvind, ton frère. Il t'a fait son héritier au Gulating; et tes ennemis vont tout prendre si tu ne viens pas. » — « Que vais-je faire, mon frère? dit Hrut, il me semble que mon affaire se gâte, moi qui viens justement de conclure mon mariage. »--Höskuld dit: « Tu vas aller dans le Sud, trouver Mörd; tu le prieras de changer vos conventions. Il faut que sa fille s'engage à t'attendre, comme fiancée, trois hivers. Moi je retourne à la maison, et je ferai porter des vivres pour toi au vaisseau. » — « Et moi je veux, dit Hrut, que tu prennes de mes provisions, du bois, de la farine, et tout ce qu'il te plaira. »
Hrut fit amener ses chevaux, et partit pour le Sud. Höskuld s'en alla chez lui, à l'Ouest.
Hrut arriva à l'Est, dans la plaine de la Ranga, chez Mörd, ou il fut bien reçu. Il conta son affaire à Mörd, et lui demanda conseil. Mörd lui demanda de combien était l'héritage. Hrut dit qu'il était bien de deux cents marks, s'il pouvait tout avoir. « C'est beaucoup, dit Mörd, en comparaison de ce que je laisserai; tu peux partir si tu veux. » Ils changèrent leurs conventions; et Unn s'engagea à attendre Hrut, comme fiancée, pendant trois hivers.
Hrut revint au vaisseau, et il y passa l'été, jusqu'à ce que tout fût prêt. Höskuld fit apporter au vaisseau toutes les richesses de Hrut, et Hrut remit aux mains d'Höskuld la garde de ses domaines, pour le temps qu'il passerait au loin. Höskuld retourna chez lui. Peu de temps après, un bon vent souffla, et ils mirent à la voile. Ils furent trois semaines au large, et touchèrent terre à Hörn, dans le Hördaland, De là, ils firent voile à l'Est, jusqu'à Vik.
Harald Grafeld régnait en Norvège. Il était fils d'Eirik Blodöx, fils d'Harald Harfag. Sa mère s'appelait Gunhild. Elle était fille d'Össur Toti. Ils avaient leur habitation dans l'Est, à Konungahella.
Et voici qu'on apprit l'arrivée d'un vaisseau, à Vik. Sitôt que Gunhild sut la nouvelle, elle demanda quelle sorte de gens d'Islande étaient sur ce vaisseau. On lui dit que c'était un homme nommé Hrut, fils du frère d'Össur. « Je sais, dit Gunhild. Il vient chercher son héritage. Mais il y a un homme qui le détient, et qui se nomme Soti. » Elle appela un des hommes de sa maison, qui se nommait Ögmund: « Je vais t'envoyer au Nord, dit-elle, dans le pays de Vik, à la rencontre d'Össur et de Hrut; dis-leur que je les invite tous deux chez moi pour l'hiver, et que je veux être leur amie. Et si Hrut veux faire mes volontés, je l'aiderai dans son affaire d'héritage, et dans tout ce qu'il entreprendra. Et je le servirai auprès du roi. »
Ögmund partit, et vint trouver Össur et Hrut. Quand ils surent qu'il était l'homme de Gunhild, ils le reçurent de leur mieux. Il leur fit son message en secret; après quoi les deux parents se mirent à l'écart pour voir ce qu'ils avaient à faire. Össur dit à Hrut: « Je crois, mon neveu, que notre choix est tout fait, car je sais l'humeur de Gunhild. Sitôt que nous aurons refusé d'aller la trouver, elle nous fera mettre hors du pays, et prendra de force tous nos biens. Si nous y allons, elle nous rendra toutes sortes d'honneurs, comme elle nous l'a promis. » Ögmund s'en retourna, et quand il fut devant Gunhild, il lui dit la réponse à son message, et qu'ils allaient venir. « Je le savais bien, dit Gunhild; Hrut est un homme sage, et qui sait vivre; maintenant, sois vigilant, et quand ils approcheront du domaine, dis-le moi. »
Hrut et Össur se mirent en route vers Konungahella. Quand ils arrivèrent, leurs parents et leurs amis vinrent au devant d'eux avec beaucoup de joie. Ils demandèrent si le roi était dans son domaine. On leur dit qu'il y était. À ce moment, Ögmund vint les trouver. Il leur dit que Gunhild les saluait, et aussi qu'elle ne les ferait pas venir chez elle avant qu'ils n'eussent vu le roi, à cause de ce qu'on pourrait dire: « Il semblerait, ajoutait-elle, que je veux les prendre pour moi. Je ferai cependant pour eux tout ce qu'il me plaira. Que Hrut parle sans crainte au roi, et qu'il lui demande de devenir son homme. » — « Et voici, dit Ögmund, un habit que la reine t'envoie. C'est avec cet habit que tu iras trouver le roi. » Et Ögmund s'en alla.
Le jour suivant, Hrut dit à Össur: « Allons chez le roi. » — « Je veux bien » dit Össur; et ils y allèrent, au nombre de douze. Tous leurs parents et leurs amis étaient là. Ils entrèrent dans la salle où le roi était assis à boire, Hrut s'avança le premier, et salua le roi. Le roi regarda avec attention cet homme bien vêtu qui le saluait, et lui demanda son nom. Hrut se nomma. « Es-tu d'Islande? » dit le roi. Hrut répondit que oui, « Pourquoi es-tu venu chez nous? » — « Pour voir votre seigneurie, ô roi, et aussi, parce que j'ai une grosse affaire d'héritage dans ce pays-ci, et j'aurai besoin de votre aide pour qu'il me soit fait droit. » Le roi dit: « J'ai promis qu'il serait rendu justice à chacun dans mon royaume. Mais avais-tu encore autre chose à me dire en venant me trouver? » — « Seigneur, dit Hrut, j'ai à vous demander une place à votre cour, et de me faire votre homme. » Le roi se taisait, Gunhild lui dit: « Il me semble que cet homme vous fait beaucoup d'honneur; je suis d'avis que s'il y en avait un grand nombre comme lui à votre cour, elle serait bien garnie. » — « Est-ce un homme sage? » demanda le roi. « Sage et hardi » répondit-elle. « Je crois bien, dit le roi, que ma mère veut qu'on te fasse comme tu demandes; cependant, à cause de notre dignité, et de la coutume du royaume, je veux que tu reviennes dans un demi-mois seulement; et je te ferai mon homme. Jusque-là ma mère prendra soin de toi, mais alors viens me trouver. »
Gunhild dit à Ögmund: « Conduis-les dans ma maison, et traite-les bien. » Ögmund sortit et eux avec lui. Et il les mena dans une salle de pierre dont les murs étaient tendus de tapisseries, les plus belles qu'on pût voir, et le siège de Gunhild était là. Ögmund dit à Hrut: « Tu vas voir la vérité de ce que je t'ai dit de la part de Gunhild: voici son siège, et tu vas t'y asseoir; tu y resteras, quand elle viendrait elle-même. » Et il leur servit à manger. Comme ils étaient à table depuis quelques temps, Gunhild entra. Hrut voulut se lever pour aller au devant d'elle. « Reste assis, dit-elle; tu garderas ce siège tant que tu seras dans ma maison. » Elle s'assit auprès de Hrut, et ils se mirent à boire. Le soir, elle lui dit: « Tu dormiras avec moi cette nuit dans la chambre d'en haut. »-- « Je ferai ce que vous voulez » répondit-il. Ils allèrent dormir, et elle ferma la porte en dedans; ils dormirent là pendant la nuit, et au matin ils retournèrent boire. Et pendant tout le demi-mois ils couchèrent ensemble dans la chambre d'en haut. Gunhild avait dit aux hommes qui étaient là: « Il y va de votre vie, si vous dites à personne ce qu'il y a entre Hrut et moi. »
Hrut lui donna cent aunes d'étoffes de laine et douze capes de peaux, et elle le remercia de ses présents. Hrut partit, après l'avoir baisée et remerciée. Elle lui souhaita bonne chance. Le jour suivant, Hrut vint devant le roi, avec trente hommes. Il salua le roi, et le roi lui dit: « Tu veux, Hrut, que je fasse pour toi ce que j'ai promis. » Il le fit donc son homme. Hrut demanda: « Quelle place me donnerez-vous? »— « C'est ma mère qui en décidera » dit le roi. Et elle le fit mettre à la place d'honneur.
Hrut passa l'hiver chez le roi, et il y était très considéré.
Au printemps, Hrut entendit parler de Soti. On disait qu'il était allé au Sud, en Danemark, avec l'héritage. Hrut vint trouver Gunhild et lui dit le départ de Soti. Gunhild dit: « Je te donnerai deux vaisseaux longs, avec leur équipage, et de plus, un homme très brave, Ulf Uthvegin, le chef de nos hôtes. Mais toi, va trouver le roi, avant de partir. » Hrut y alla; et quand il fut devant le roi, il lui dit que Soti était parti, et qu'il voulait se mettre à sa poursuite. Le roi demanda: « Qu'a fait ma mère pour t'aider? » Hrut répondit: « Elle m'a donné deux vaisseaux longs, et, pour commander aux hommes, Ulf Uthvegin. » — « C'est bien fait, dit le roi. Et moi, je te donnerai deux autres vaisseaux longs. Il te faudra bien autant de monde que cela. » Il conduisit Hrut à ses vaisseaux et lui souhaita bon voyage. Hrut avec ses gens fit voile vers le Sud.
Il y avait un homme nommé Atli. Il était fils d'Arnvid, jarl de l'Ostgothie. C'était un grand homme de guerre. Il se tenait dans le lac de l'Est avec huit vaisseaux. Son père avait refusé le tribut à Hakon, fils adoptif d'Adalstein; et le père et le fils avaient fui du Jamtaland en Gothie.
Atli sortit du lac avec ses vaisseaux par le Stoksund. Il s'en alla au Sud, en Danemark, et il était à l'ancre dans l'Eyrasund. Il avait été mis hors la loi par le roi de Danemark et par le roi de Suède, pour les brigandages et les meurtres qu'il avait faits dans les deux royaumes.
Hrut vint au Sud, dans l'Eyrasund; comme il entrait dans le détroit, il vit qu'il était plein de vaisseaux. Ulf lui dit: « Que faut-il faire, homme d'Islande? » — « Aller en avant; dit Hrut, qui ne risque rien n'a rien. Notre vaisseau, à Össur et à moi, passera le premier, et toi, tu mettras le tien où tu voudras. » — « Je n'ai pas coutume que d'autres me servent de bouclier » répond Ulf. Il met son vaisseau sur la même ligne que celui de Hrut, et ils s'avancent ensemble dans le détroit.
Et voici que ceux du détroit voient des vaisseaux qui viennent à eux, et ils le disent à Atli. « Il y aura du butin à prendre, répond Atli. Qu'on ôte les tentes des vaisseaux, et qu'on s'apprête au plus vite. Mon vaisseau sera au milieu de la flotte. »
Les vaisseaux de Hrut avançaient à force de rames. Quand on fut assez près pour s'entendre, Atli se leva et dit: « Vous allez comme des imprudents. N'avez-vous pas vu qu'il y avait des vaisseaux de guerre dans le détroit? Quel est le nom de votre chef? » — « Je m'appelle Hrut » répondit-il. — « Qui es-tu? dit Atli. — « L'homme du roi Harald Grafeld » dit Hrut. — « Il y a longtemps, dit Atli, que mon père et moi nous avons cessé d'être bons amis avec votre roi de Norvège. » — « Ce sera pour votre malheur » dit Hrut. « Notre rencontre sera telle, dit Atli, que tu n'auras point de nouvelles à en dire. » Il prit un javelot, et le lança sur le vaisseau de Hrut; et l'homme qui conduisait le vaisseau fut tué. Alors la bataille commença, et ils eurent grand'peine à aborder le vaisseau de Hrut. Ulf se battait bien: il donnait de grands coups, frappant d'estoc et de taille. Le pilote d'Atli s'appelait Asolf. Il sauta sur le vaisseau de Hrut, et tua quatre hommes avant que Hrut ne s'en fût aperçu. Hrut se retourne, et vient à sa rencontre. Ils se joignent, et Asolf, d'un coup de pointe, perce le bouclier de Hrut. Mais Hrut lève son épée sur Asolf, et lui donne le coup de la mort.
Ulf Uthvegin l'avait vu. « En vérité, Hrut, dit-il, tu donnes de beaux coups. Mais aussi tu as de grands remerciements à faire à Gunhild. » — « J'ai peur, répondit Hrut, que ce ne soient tes dernières paroles. » À ce moment, Atli vit qu'Ulf se découvrait. Il lui lança un javelot au travers du corps.
Après cela la bataille devint furieuse. Atli sauta sur le vaisseau de Hrut, et il faisait le vide tout autour de lui. Össur vint à sa rencontre, l'épée en avant, mais il tomba à la renverse, frappé par un autre. Alors Hrut accourut au devant d'Atli, Atli leva son épée, et fendit d'un coup le bouclier de Hrut. En même temps, une pierre l'atteignit à la main, et l'épée tomba. Hrut la prit, et abattit le pied d'Atli. Après quoi, il lui donna le coup de la mort.
Hrut et ses gens firent beaucoup de butin. Ils prirent avec eux les deux meilleurs vaisseaux, et ils restèrent là un peu de temps. Soti avec les siens leur avait échappé. Il avait fait voile pour retourner en Norvège. Il débarqua sur la côte de Limgard. Il y trouva Ögmund, l'homme de Gunhild. Ögmund reconnut tout d'abord Soti, et lui demanda: « Combien de temps penses-tu rester ici? » — « Trois nuits. » dit Soti. — « Où iras-tu ensuite? » dit Ögmund. « À l'ouest, en Angleterre, dit Soti, et je ne reviendrai jamais en Norvège, tant que durera la puissance de Gunhild. » Ögmund s'en alla, et vint trouver Gunhild; elle était près de là, chez des hôtes, avec son fils Gudröd. Ögmund dit à Gunhild ce que Soti comptait faire; et elle donna ordre à son fils Gudröd d'aller tuer Soti. Gudröd partit sur l'heure. Il tomba sur Soti à l'improviste, et le fit amener à terre où on le pendit. Puis il prit tous ses trésors pour sa mère. Elle envoya des hommes débarquer le butin, et le porter à Konungahella, après quoi elle y alla elle même.
Hrut revint à l'automne. Il avait fait beaucoup de butin. Il alla tout d'abord trouver le roi, qui lui fit bon accueil. Il lui offrit, et à sa mère, de prendre ce qu'ils voudraient de ses richesses; et le roi en prit le tiers. Gunhild dit à Hrut qu'elle avait mis la main sur l'héritage et fait tuer Soti. Hrut la remercia, et partagea par moitié avec elle.
Hrut passa l'hiver chez le roi, et il était de joyeuse humeur; mais aux approches du printemps, il devint silencieux. Gunhild s'en aperçut, et elle lui parla un jour qu'ils étaient seuls ensemble. « As-tu du souci, Hrut? » lui demanda-t-elle. Hrut répondit: « On a dit vrai: Malheur à ceux qui sont nés sur une mauvaise terre. » — « Veux-tu retourner en Islande? » dit-elle. — « Je le veux » répondit-il. » — « As-tu quelque femme là-bas? » — « Non. » — « Et pourtant j'en suis bien sûre. » Et ils n'en dirent pas plus long.
Hrut alla devant le roi, et le salua. Le roi demanda: « Que veux-tu Hrut? » — « Je veux vous prier, Seigneur, de me donner congé pour retourner en Islande. » — « Auras-tu là-bas plus d'honneurs qu'ici? » dit le roi. — « Non, dit Hrut, mais il faut que chacun suive sa destinée. » — « C'est peine perdue de lutter contre un plus fort, dit Gunhild. Donne-lui congé; qu'il parte quand il lui plaira. » L'année était mauvaise dans le pays, et pourtant le roi lui donna de la farine, autant qu'il en voulut. Il mit donc son vaisseau en état pour aller en Islande, et Össur avec lui.
Quand ils furent prêts, Hrut vint trouver le roi et Gunhild. Gunhild le prit à part et lui dit: « Voici un anneau d'or que je veux te donner » et elle le lui passa au bras. « J'ai reçu de toi beaucoup de beaux cadeaux » dit Hrut. Elle lui mit les bras autour du cou, le baisa et dit: « Si j'ai autant de puissance sur toi que je me l'imagine, voici que je te jette un sort, et je veux que tu n'aies pas de bonheur avec cette femme que tu vas prendre en Islande, mais tu pourras trouver ton plaisir avec d'autres femmes. Et maintenant nous ne serons heureux ni l'un ni l'autre: car tu n'as pas eu confiance en moi. » Hrut se mit à rire et s'en alla. Il vint trouver le roi, et le remercia de l'avoir toujours bien traité, et comme un chef. Le roi lui souhaita bon voyage. Il dit que Hrut était un homme très-brave, et qui pouvait aller de pair avec les plus grands. Hrut monta sur son vaisseau, et mit à la voile. Il eut bon vent, et ils arrivèrent, lui et les siens, dans le Borgarfjord.
Sitôt que le vaisseau fut à terre, Hrut s'en alla chez lui, dans l'Ouest, et Össur resta pour décharger. Hrut vint à Höskuldstad. Son frère le reçut avec joie, et Hrut lui conta ses aventures. Après cela, il envoya un homme dans le pays de la Ranga, dire à Mörd Gigja de se préparer pour la noce. Les deux frères allèrent au vaisseau, et Höskuld dit à Hrut l'état de ses biens. Ils s'étaient beaucoup accrus depuis que Hrut était parti. Hrut dit: « Je ne te le revaudrai jamais comme je le devrais, frère; mais je vais te donner de la farine, autant qu'il t'en faudra pour la maison durant l'hiver. » Ils tirèrent le vaisseau à terre, lui firent un abri, et portèrent toute la cargaison dans la vallée de l'Ouest.
Hrut resta six semaines chez lui, à Hrutstad. Alors les deux frères et Össur se préparèrent à partir pour la noce de Hrut. Ils montèrent à cheval, et soixante hommes avec eux. Ils chevauchèrent d'une traite jusqu'à la plaine de la Ranga. Il y avait grande foule d'hôtes. Les hommes prirent place sur les bancs du fond, et les femmes sur les bancs de côté. La fiancée était triste. On versa à boire, et la noce se passa bien. Mörd compta la dot de sa fille, et elle partit avec Hrut pour le pays de l'Ouest. Ils chevauchèrent sans s'arrêter jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés chez eux. Hrut donna à sa femme toute puissance sur l'intérieur de sa maison, et chacun trouva que c'était bien. Et pourtant ils ne semblaient pas faire bon ménage. Cela dura ainsi jusqu'au printemps.
Quand le printemps fut venu, Hrut eut à faire un voyage aux fjords de l'Ouest, pour chercher l'argent de sa cargaison. Comme il allait partir Unn lui dit: « Penses-tu revenir avant que les hommes aillent au ting? » — « Pourquoi? » dit Hrut. — « C'est que je veux aller au ting, dit-elle, et voir mon père. » — « Ce sera comme tu veux, dit-il, et j'irai au ting avec toi. » — « C'est bien » dit-elle.
Hrut monta à cheval et partit pour les fjords de l'Ouest. Il plaça tout son argent, et revint chez lui. Dès qu'il fut revenu, il se prépara à partir pour le ting. Tous ses voisins devaient venir avec lui. Höskuld son frère en était aussi. Hrut dit à sa femme: « Si tu as toujours autant d'envie de venir au ting, prépare-toi, et pars avec moi. » Elle fut bientôt prête et ils se mirent en route. Ils chevauchèrent sans s'arrêter jusqu'au ting.
Unn entra dans la hutte de son père. Il lui fit joyeux accueil; mais elle était d'humeur assez sombre. Il s'en aperçut, et dit: « Je t'ai vu meilleur visage autrefois; qu'as-tu sur le cœur? » Elle se mit à pleurer et ne répondit rien. Alors il lui dit: « Pourquoi es-tu venue au ting, si tu ne veux pas répondre et te fier à moi? Ne te plais-tu pas dans ce pays de l'Ouest? » Elle répondit: « Je donnerais tout ce que j'ai pour n'y être jamais venue. » Mörd dit: « Il faut que je sache ce que c'est que cela. » Il fit appeler Hrut et Höskuld. Ils vinrent sur le champ. Comme ils entraient chez Mörd, il se leva pour aller à leur rencontre, les salua, et les fit asseoir. Ils parlèrent longtemps, et la conversation allait bien. À la fin, Mörd dit à Hrut: « Pourquoi ma fille pense-t-elle tant de mal de votre pays? » Hrut répondit: « Qu'elle dise si elle a quelque sujet de se plaindre de moi. » Mais elle n'en trouva point. Alors Hrut fit venir ses voisins et les gens de chez lui, pour leur faire dire comment il se conduisait avec elle. Ils lui rendirent bon témoignage, et déclarèrent qu'elle décidait sur toutes choses comme elle l'entendait. Mörd dit: « Tu vas retourner chez toi, et te contenter de ton sort; car tous les témoignages sont meilleurs pour lui que pour toi. »
Après cela, Hrut quitta le ting, et sa femme avec lui; et tout alla bien entre eux pendant l'été. Mais quand vint l'hiver, ils n'étaient plus d'accord; et plus le printemps approchait, plus ils s'entendaient mal. Hrut eut encore à faire un voyage aux fjords, pour ses affaires, et il annonça qu'il n'irait point au ting. Unn fit peu de réponse, et Hrut partit, dès qu'il eut fini ses préparatifs.
Le moment du ting approchait. Unn alla trouver Sigmund, fils d'Össur, et lui demanda s'il voulait venir au ting avec elle. Il dit qu'il n'irait pas, si son parent Hrut le trouvait mauvais. « Je t'ai demandé cela, dit-elle, parce que j'ai plus de droits sur toi que sur les autres. » Il répondit: « Je le ferai à une condition; c'est que tu reviendras dans l'Ouest avec moi, et que tu ne diras point de paroles, ni contre moi, ni contre Hrut. » Elle promit.
Quelques temps après, ils partirent pour le ting. Mörd, le père d'Unn, y était. Il fit bon accueil à sa fille et l'invita à demeurer dans sa hutte tant que le ting durerait, ce qu'elle fit. Mörd lui demanda: « Que me diras-tu de Hrut, ton mari? » Elle répondit: — « Certes je dirai du bien de ce vaillant guerrier, tant qu'il est maître de lui-même. Mais un sort a été jeté sur lui, et il me faut parler beaucoup, ou me taire. »
Mörd se tut pendant quelque temps, puis il dit: « Je vois, ma fille, que tu désires que personne que moi ne sache cela. Tu sais que je puis t'aider mieux que qui que ce soit. » Ils s'en allèrent dans un lieu écarté, où personne ne pouvait les entendre, et Mörd dit à sa fille: « Dis-moi tout ce qu'il y a entre vous, et ne crois pas ton malheur plus grand qu'il n'est. » Et elle lui expliqua comme quoi elle et Hrut ne pouvaient pas vivre ensemble, parce qu'on lui avait jeté un sort.
Mörd répondit: « Tu as bien fait de me dire cela. Je vais te donner un conseil qui te sera utile si tu le suis de point en point. Il faut que tu quittes le ting, et que tu rentres chez toi; ton mari sera déjà de retour; il te recevra bien; tu seras douce et complaisante pour lui: il croira qu'il s'est fait un heureux changement; il ne faut pas que tu montres la moindre mauvaise humeur. Mais quand le printemps viendra, tu feras la malade, et tu te mettras au lit. Hrut ne te fera point de questions sur ta maladie, ni de reproches d'aucune sorte; il ordonnera au contraire qu'on te soigne pour le mieux. Puis il partira pour les fjords de l'ouest, et Sigmund avec lui. Il s'occupera de rapporter tous ses biens du pays de l'ouest, et il sera absent tout l'été. Mais toi, au moment où les hommes vont au ting, quand tous ceux qui doivent y aller seront partis, tu te lèveras de ton lit, et tu prendras quelques hommes pour t'accompagner; et quand tu seras prête à partir, tu iras devant ton lit, et avec toi ces hommes que tu auras pris pour t'accompagner. Tu prendras des témoins devant le lit de ton mari, et tu déclareras que tu te sépares de lui par séparation légale, et que tu renouvelleras ta déclaration devant le ting, selon la loi du pays. Tu prendras des témoins une seconde fois, et tu feras une déclaration semblable, devant la porte des hommes. Après cela, tu monteras à cheval, et tu partiras. Tu passeras par les plaines du Laxardal, et par celles de Holtavörd, (car on te cherchera du côté du Hrutafjord) et tu chevaucheras sans t'arrêter jusqu'à ce que tu arrives près de moi. Alors je m'occuperai de ton affaire, et tu ne retomberas plus jamais entre les mains de Hrut. »
Elle quitta le ting, et retourna chez elle. Hrut était revenu; il lui fit bon accueil. Elle répondit amicalement, et elle était douce et complaisante avec lui. Ils vécurent en bonne intelligence cet hiver-là. Mais quand vint le printemps, elle fit la malade et se mit au lit. Hrut partit pour les fjords de l'Ouest, donnant ordre de la bien soigner. Quand vint le moment du ting, elle se tint prête, fit en toutes choses comme Mörd lui avait dit, et partit pour le ting. Les gens du canton se mirent à sa poursuite, mais ils ne la trouvèrent pas.
Mörd fit bon accueil à sa fille, et lui demanda si elle avait bien fait suivant ses conseils. « Je n'ai rien oublié » dit-elle. Il alla au tertre de la loi, et déclara Hrut et Unn séparés par séparation légale. Et ce fut pour les gens une nouvelle inattendue. Unn s'en retourna avec son père et ne revint plus jamais dans le pays de l'Ouest.
Hrut revint chez lui. Il fronça le sourcil très fort quand il sut que sa femme était partie. Il se tint pourtant tranquille et resta chez lui tout l'hiver, sans parler de son affaire à personne.
L'été suivant, il partit pour l'Alting et son frère Höskuld avec lui. Ils avaient beaucoup de monde. En arrivant, il demanda si Mörd Gigja était au ting. On lui dit qu'il y était. Chacun crut qu'ils allaient parler de leur affaire; mais il n'en fut rien.
Un jour, comme les gens étaient venus au tertre de la loi, Mörd prit des témoins, et déclara qu'il réclamait à Hrut le bien de sa fille; et il évaluait ce bien à quatre-vingt-dix cents; il déclara qu'il sommait Hrut d'avoir à lui payer cette somme, sous peine d'une amende de trois marks; il déclara qu'il appelait l'affaire devant le tribunal de district qui devait en connaître selon la loi; et il finit en disant: « Ceci est ma déclaration légale, faite de manière que chacun puisse l'entendre, au tertre de la loi. »
Quand il eut cessé de parler, Hrut répondit: « Tu poursuis cette affaire, qui est celle de ta fille, par avarice et par chicane, tu n'y mets ni bon vouloir, ni aucun sentiment d'amitié. Mais je ne te laisserai pas sans réponse, car ces biens qui sont en ma possession, tu ne les a pas encore entre tes mains. Ma réponse est celle-ci, et j'en prends à témoins tous ceux qui sont au tertre de la loi, et qui peuvent nous entendre: je te défie en combat singulier dans l'île. La dot toute entière sera l'enjeu, j'y ajouterai des biens d'une valeur égale, et celui qui sera le vainqueur aura l'une et l'autre part. Mais si tu ne veux pas combattre contre moi, alors tu perdras tout droit sur les biens que tu réclames. »
Mörd ne répondit rien: il prit conseil de ses amis au sujet du combat. Jörand le Godi lui dit: « Tu n'as pas besoin de nos conseils dans cette affaire; tu sais que si tu combats contre Hrut, tu y perdras à la fois la vie et les biens. Sa cause est bonne: il est fort, et c'est le plus brave des hommes. » Alors Mörd parla, et il dit qu'il ne voulait pas combattre contre Hrut. Il s'éleva une grande clameur et beaucoup de murmures sur le tertre de la loi, et Mörd fut couvert de honte en cette affaire.
Les gens quittèrent le ting, et retournèrent chez eux. Les deux frères, Höskuld et Hrut, s'en allèrent à l'Ouest, vers le Reykjardal. Ils vinrent à Lund, où ils furent les hôtes de Thjostolf, fils de Björn Gullberi, qui demeurait là. Il y avait eu beaucoup de pluie tout le jour, les gens avaient été mouillés, et on avait fait de longs feux dans la salle. Thjostolf, le maître de la maison, était assis entre Höskuld et Hrut. Deux petits garçons jouaient à terre (c'étaient des enfants adoptifs de Thjostolf) et une petite fille jouait avec eux. Ils disaient toutes sortes de sottises, car c'étaient des enfants sans raison. L'un d'eux dit: « Je vais être Mörd, et je vais te sommer de te séparer de ta femme, puisque vous ne pouvez pas vivre ensemble. » L'autre répondit: « Moi je serai Hrut, et je te déclare déchu de tes droits sur la dot, puisque tu ne veux pas te battre avec moi. » Ils répétèrent cela plusieurs fois, et il y eut de grands rires parmi les gens de la maison. Alors Höskuld se fâcha, et frappa avec une baguette l'enfant qui faisait Mörd. La baguette l'atteignit au visage et le blessa. « Va-t'en, dit Höskuld, et ne te moque pas de nous. » Mais Hrut dit: « Viens près de moi. » Et l'enfant vint. Hrut tira un anneau d'or de son doigt, le lui donna, et dit: « Va, et maintenant n'insulte plus personne. » L'enfant s'en alla en disant: « Tu es un homme de grand cœur, et je m'en souviendrai toujours. » Cela fit dire beaucoup de bien de Hrut.
Après cela, ils retournèrent chez eux, dans l'Ouest. Et ici finit la querelle entre Hrut et Mörd.
Il faut maintenant parler d'Halgerd, la fille d'Höskuld. Elle avait grandi et c'était la plus belle femme qu'on pût voir. Elle était de haute taille, et à cause de cela, on l'appelait Halgerd au long jupon. Elle avait de beaux cheveux, si longs qu'elle pouvait s'en couvrir tout entière; mais elle était prodigue et elle avait le cœur dur. Son père nourricier s'appelait Thjostolf. Il était d'une famille des îles du Sud. C'était un homme fort et brave. Il avait tué beaucoup de monde, et n'avait jamais payé d'amende à personne. On disait qu'il n'était pas fait pour changer l'humeur d'Halgerd.
Il y avait un homme nommé Thorvald. Il était fils d'Usvif. Il demeurait au rivage de Medalfell, au pied de la montagne. Il était riche en biens. Il possédait les îles qu'on appelle les îles des ours, et qui sont dans le Breidafjord. Il avait là ses provisions de morue et de farine. Thorvald était fort, accort, d'humeur un peu vive.
Un jour, son père et lui parlaient ensemble et ils se demandaient où Thorvald pourrait bien chercher femme. Mais il ne trouvait point de parti qui fût assez bon pour lui. Alors Usvif dit: « Veux-tu demander Halgerd au long jupon, la fille d'Höskuld? » — « Je le veux » dit-il. « Vous n'irez guère ensemble, dit Usvif. C'est une femme impérieuse, et toi, tu es d'humeur rude, et tu n'aimes pas à céder. » — « Et pourtant je tenterai l'aventure, dit Thorvald, et il ne sert à rien de vouloir m'en empêcher. » — « C'est toi aussi qui y risques le plus » dit Usvif.
Ils partirent donc pour faire leur demande. Ils arrivèrent à Höskuldstad et y furent bien reçus. Ils vinrent tout de suite à leur affaire, et firent leur demande. Höskuld répondit: « Je sais qui vous êtes, et je ne veux pas user de tromperie avec vous: ma fille a le cœur dur. Pour sa figure et ses manières, vous verrez vous-même. » Thorvald reprit: « Fais tes conditions; ce n'est pas son humeur qui m'empêchera de conclure le marché. » Ils parlèrent donc des conditions; et Höskuld ne demanda point l'avis de sa fille, (car il avait envie de la marier); et ils se mirent d'accord sur le marché. Alors Höskuld tendit la main, Thorvald la prit et se déclara fiancé à Halgerd. Après quoi il s'en retourna.
Höskuld dit à Halgerd le marché qu'il avait fait. Elle répondit: « Me voilà sûre à présent de ce que je crains depuis longtemps; tu ne m'aimes pas autant que tu l'as toujours dit, puisque tu n'as pas pensé que ce fût la peine de me parler de cette affaire; je ne trouve pas, du reste, que ce parti soit aussi beau que tu m'avais promis. » Et on voyait bien, à ses façons, qu'elle se trouvait mal mariée. Höskuld lui dit: « Je me soucie peu de ton orgueil: il ne changera rien à mon marché. C'est moi qui décide et non pas toi quand nous ne sommes pas d'accord. » — « L'orgueil est grand dans ta famille, dit-elle; il n'est pas étonnant que j'en aie ma part. » Et elle s'en alla.
Elle vint trouver Thjostolf, son père nourricier, et lui dit ce qui avait été décidé: elle était très-triste. Thjostolf lui dit: « Aie bon courage; tu seras mariée une seconde fois, et alors on te demandera ton avis. Et moi je ferai tout pour t'être agréable, sauf contre ton père ou contre Hrut. » Ils n'en dirent pas davantage.
Höskuld fit ses préparatifs pour la noce, et monta à cheval pour inviter du monde. Il vint à Hrutstad et appela Hrut au dehors pour lui parler. Hrut sortit, et ils se mirent à parler ensemble. Höskuld lui conta son marché, et l'invita à la noce: « Et je veux, mon frère, dit-il, que tu ne le trouves pas mauvais, si je ne t'ai pas fait savoir cela avant que le marché fût conclu. » — « Je crois que je ferais mieux de ne pas m'en mêler, dit Hrut, car ce mariage ne donnera de bonheur à personne, ni à lui, ni à elle. Je viendrai pourtant à la noce, si tu trouves que par là je te ferai honneur. » — « Certainement je le trouve, dit Höskuld, » et il s'en retourna.
Usvif et Thorvald invitèrent aussi du monde, et il n'y eut pas en tout moins de cent invités.
Il y avait un homme nommé Svan. Il demeurait sur le Bjarnarfjord, dans un domaine qui s'appelait Svanshol, au nord du Steingrimsfjord. Svan était versé dans la sorcellerie. Il était frère de la mère d'Halgerd. C'était un homme malfaisant, et il n'était pas bon d'avoir affaire à lui. Halgerd l'invita à sa noce, et envoya Thjostolf le trouver. Thjostolf y alla, et ils furent bientôt bons amis.
Et voilà que les hommes arrivent à la noce. Halgerd était assise sur le banc de côté, et c'était une fiancée très-gaie. Thjostolf était toujours à parler avec elle. Par moments aussi il partait avec Svan; et les gens trouvaient cela singulier. La noce se passa bien. Höskuld compta la dot de sa fille, de la meilleure grâce du monde. Après cela il dit à Hrut: « Dois-je faire encore quelques cadeaux? » Hrut répondit: « Tu ne manqueras pas d'occasions de dissiper ton bien pour Halgerd. Restes-en là pour aujourd'hui. »
La noce finie, Thorvald retourna chez lui avec sa femme et Thjostolf. Thjostolf chevauchait à côté d'Halgerd, et ils étaient toujours à parler ensemble. Usvif se tourna vers son fils et lui dit: « Es-tu content de ce que tu as fait? Vous entendez-vous bien? » — « Très bien, dit Thorvald, elle est douce au possible avec moi; tu vois toi-même qu'elle rit à chaque mot. » — « Ce rire là ne me semble pas si bon qu'à toi, dit Usvif, mais nous verrons cela plus tard. » Ils continuèrent leur route jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés.
Le soir, Halgerd s'assit à côté de son mari, et fit mettre Thjostolf à côté d'elle, au fond. Cela allait mal entre Thjostolf et Thorvald; ils ne se parlaient guère, et l'hiver se passa ainsi. Halgerd était convoiteuse et prodigue: elle voulait avoir tout ce qu'avaient les gens du voisinage, et elle gaspillait tout. Quand vint le printemps, on fut à court; il manquait de la farine et du poisson fumé. Halgerd vint trouver Thorvald et lui dit: « Ce n'est pas le moment de rester là, tranquillement assis; il n'y a plus de farine ni de poisson fumé dans la maison. » Thorvald répondit: « Je n'ai pas mis dans la maison moins de vivres qu'à l'ordinaire, et cela durait jusqu'à l'été. » — « Que m'importe, reprit Halgerd, que vous ayez jeûné pour devenir riches, ton père et toi? » Alors Thorvald se mit en colère et la frappa au visage, si fort que le sang coula. Il s'en alla, et appela ses serviteurs. Ils mirent un bateau à l'eau, et ils y montèrent huit. Puis ils ramèrent vers les îles des ours, et là Thorvald prit dans ses provisions du poisson fumé et de la farine.
Maintenant il faut parler d'Halgerd. Elle était assise dehors, et elle était très triste. Thjostolf vint à elle; il vit qu'elle était blessée au visage et lui dit: « Qui t'a si fort maltraitée? » — « C'est Thorvald, mon mari, répondit-elle, et tu n'étais pas là, car tu ne te soucies guère de moi. » — « Je ne savais pas cela, dit-il, mais je vais te venger. » Il s'en alla au rivage et mit à la mer une barque à six rames: il tenait à la main une grande hache qu'il avait, au manche de fer. Il monta dans la barque, et rama vers les îles des ours. Quand il arriva, tous les hommes étaient partis sauf Thorvald et ses compagnons. Thorvald chargeait le bateau, et ses hommes sortaient les provisions.
Thjostolf arriva, il sauta sur le bateau et se mit à charger aussi. Il dit à Thorvald: « Tu es lent et maladroit à la besogne. » Thorvald répondit: « Penses-tu que tu ferais mieux que moi? » — « Il y a une chose que je ferai mieux que toi, dit Thjostolf. La femme que tu as est mal mariée; il ne faut pas que vous viviez plus longtemps ensemble. » Thorvald prit un couteau qui était près de lui, pour frapper Thjostolf. Thjostolf avait levé sa hache sur son épaule; il en donna un coup sur la main de Thorvald, qui lui brisa le poignet: le couteau tomba à terre. Thjostolf leva sa hache une seconde fois et frappa Thorvald à la tête: et il mourut sur le coup.
Voilà que les hommes de Thorvald descendaient au rivage avec leurs fardeaux. Thjostolf eut vite fait de se décider. Il prit sa hache à deux mains, et en frappa le bord du bateau de Thorvald, et le bateau fut défoncé en deux endroits. Après cela il sauta sur sa barque. Le flot noir entra dans le bateau de Thorvald, et il coula au fond, avec toute sa charge. Et le corps de Thorvald coula aussi, et ses compagnons ne purent pas voir ce qu'on lui avait fait; ils ne surent qu'une chose, c'est qu'il était mort.
Thjostolf ramait, remontant le fjord; ils lui souhaitèrent mauvais voyage, et mauvaise chance tant qu'il vivrait. Il ne répondit rien, et rama, remontant le fjord, jusqu'à ce qu'il fût arrivé. Il tira la barque à terre et vint à la maison; il brandissait sa hache en l'air, et elle était toute sanglante. Halgerd était dehors; elle lui dit: « Ta hache est sanglante, qu'as-tu fait? » — « J'ai fait en sorte, dit-il que tu seras mariée une seconde fois. » — « Tu veux me dire que Thorvald est mort » dit-elle. — « Oui, dit-il, et maintenant vois à faire quelque chose pour moi. » — « Ainsi ferai-je, dit-elle. Je vais t'envoyer au nord, sur le Bjarnarfjord, à Svanshol. Svan te recevra à bras ouverts. Il est si fort à craindre que chez lui personne n'ira te chercher ».
Il sella un cheval qu'il avait, monta dessus et s'en alla au nord vers le Bjarnarfjord, à Svanshol. Svan le reçut à bras ouverts et lui demanda des nouvelles. Et Thjostolf lui dit la mort de Thorvald, avec tout ce qui s'était passé. Svan dit: « Voilà ce que j'appelle un homme qui n'a peur de rien. Et moi je te promets que s'ils viennent te chercher ici, ils en seront pour leur courte honte ».
Il faut revenir à Halgerd. Elle appela pour l'accompagner Ljot le noir, son parent, et lui dit de seller leurs chevaux: « Car je veux, dit-elle, retourner à la maison, chez mon père ». Il fit les préparatifs du départ. Pour elle, elle alla à ses coffres, les ouvrit, et fit appeler tous les hommes de la maison. Et elle fit un cadeau à chacun d'eux. Ils se lamentaient tous de la voir partir. Elle monta donc à cheval, et vint à Höskuldstad. Son père la reçut bien, car il ne savait pas encore la nouvelle. Höskuld dit à Halgerd: « Pourquoi Thorvald n'est-il pas avec toi? » Elle répondit: « Il est mort ». Höskuld dit: « C'est Thjostolf qui a fait cela ». Et elle dit que c'était vrai. « Hrut ne se trompait donc pas, dit Höskuld, quand il m'a prédit que ce mariage serait cause de grands malheurs. Mais il ne sert à rien de se lamenter quand le mal est fait ».
Il faut parler maintenant des compagnons de Thorvald. Ils attendirent, la où ils étaient, jusqu'à ce qu'il arrivât un vaisseau dans l'île. Alors ils dirent la mort de Thorvald et demandèrent un vaisseau pour revenir à terre. On leur en prêta un tout de suite, et ils ramèrent, remontant le fjord, jusqu'à Reykjaness. Ils vinrent trouver Usvif et lui dirent la nouvelle. Usvif dit: « Mauvais conseils donnent de mauvais fruits. Je vois d'ici ce qui s'est passé ensuite. Halgerd aura envoyé Thjostolf au Bjarnarfjord et sera retournée chez son père. Pour nous, nous allons rassembler une troupe de gens, et marcher vers le nord, à la poursuite de Thjostolf. » Ils firent comme il avait dit, et allèrent partout, demandant du monde; et cela fit une troupe nombreuse. Ils montèrent à cheval et s'en allèrent vers le Steingrimsfjord. De là, ils vinrent dans le Ljotardal, puis dans le Selardal, et à Bassastada; et enfin, par le col de la montagne, au Bjarnarfjord.
Svan prit la parole et il ouvrait la bouche toute grande: « Voilà les gens d'Usvif qui viennent nous attaquer ». Thjostolf sauta sur ses pieds et prit sa hache. Svan lui dit: « Viens dehors avec moi. Il ne faudra pas grand'chose ». Et ils sortirent tous deux. Svan prit une peau de chèvre, l'agita au-dessus de sa tête et dit: « Vienne le brouillard, viennent l'effroi et la terreur sur tous ceux qui te cherchent ».
Ils chevauchaient au col de la montagne, Usvif et ses compagnons. Et voilà qu'un grand brouillard vint au devant d'eux. Usvif dit: « C'est Svan qui a fait cela, et ce sera bien s'il n'arrive après rien de pire ». Bientôt les ténèbres devinrent si grandes devant leurs yeux, qu'ils ne voyaient plus rien. Et ils tombaient de leurs chevaux, et les perdaient, et s'en allaient dans les marais, d'autres dans les bois, si bien qu'ils étaient en grand péril. Ils avaient laissé tomber leurs armes. Alors Usvif dit: « Si je pouvais retrouver mon cheval et mes armes, je m'en retournerais ». Et comme il avait dit cela, ils commencèrent à y voir un peu, et retrouvèrent leurs chevaux et leurs armes. Et beaucoup d'entre eux pressèrent Usvif de continuer la chevauchée, ce qui fut fait; et aussitôt le même prodige reparut. Et cela arriva trois fois. Alors Usvif dit: « Quoique ce soit pour nous une triste affaire, il faut bien nous en retourner. Nous allons songer à autre chose. Je pense que le mieux est d'aller trouver Höskuld, le père d'Halgerd, et de lui demander une amende pour la mort de mon fils; car on peut s'attendre à être bien traité, là où il y a les moyens de le faire.
Ils se mirent donc en route vers la vallée du Breidafjord. Et il n'y a rien à dire d'eux jusqu'à leur arrivée à Höskuldstad. Il y avait là chez Höskuld son frère Hrut. Usvif appela dehors Höskuld et Hrut. Ils sortirent tout deux, et saluèrent Usvif. Après quoi ils commencèrent à parler ensemble. Höskuld demanda à Usvif d'où il venait. Usvif dit qu'il était allé à la poursuite de Thjostolf et qu'il ne l'avait pas trouvé. Höskuld dit que Thjostolf devait être allé au nord, à Svanshol: « Et il n'est au pouvoir de personne, ajouta-t-il, d'aller le chercher là ».
« Je suis venu ici, dit Usvif, pour te réclamer le prix du meurtre de mon fils ». Höskuld répondit: « Ce n'est pas moi qui ai tué ton fils, ni qui ai conseillé sa mort; mais tu es excusable de chercher quelque dédommagement ». Hrut prit la parole: « Le nez, mon frère, dit-il n'est pas loin des yeux; il est nécessaire que tu mettes fin aux mauvaises paroles et que tu lui payes une amende pour son fils. Tu rendras meilleure de la sorte l'affaire de ta fille. C'est le seul moyen de faire taire les gens au plus vite; et moins on parlera de ceci, mieux ce sera ». Höskuld lui dit: « Veux-tu être notre arbitre? » — « Je le veux, dit Hrut; et je ne te ménagerai pas dans ma sentence; car s'il faut dire vrai, c'est ta fille qui a conseillé de tuer Thorvald ». Alors Höskuld devint rouge comme du sang et resta un moment sans rien dire. Après cela il se leva et dit à Usvif: « Veux-tu me donner la main, en signe que tu laisses tomber ta plainte? » Usvif se leva et dit: « La partie n'est pas égale, si c'est ton frère qui prononce. Et pourtant tu as si bien parlé, Hrut, que je te défère volontiers la sentence ». Après cela, il prit la main d'Höskuld; et il fut convenu que Hrut prononcerait, et terminerait l'affaire avant qu'Usvif ne retournât chez lui.
Hrut prononça donc sa sentence: « Je prononce dit-il, pour le meurtre de Thorvald une amende de deux cents d'argent--ce qui passait alors pour une forte amende;--et tu vas, mon frère, les compter de suite, et payer de bonne grâce ». Höskuld le fit. Alors Hrut dit à Usvif: « Je vais te donner une bonne cape que j'ai rapportée de mes voyages ». Usvif le remercia de son présent, et retourna chez lui, content de ce qui s'était passé.
Quelques temps après, Hrut et Höskuld vinrent trouver Usvif, et ils partagèrent les biens qui étaient en commun. Ils firent un bon arrangement, et retournèrent chez eux avec leur part. Et maintenant la saga ne parlera plus d'Usvif.
Halgerd demanda à Höskuld de faire revenir Thjostolf. Höskuld le lui permit. Et on parla encore longtemps du meurtre de Thorvald.
Les biens d'Halgerd prospéraient et s'accroissaient beaucoup.
Maintenant la saga nomme trois frères: le premier s'appelait Thorarin, le second Ragi, le troisième Glum. Ils étaient fils d'Olaf Hjalti. C'étaient des hommes puissants et riches en biens. Thorarin avait un surnom: on l'appelait le frère de Ragi. Il était l'homme de la loi, depuis la mort de Hrafn fils de Hæing. C'était un homme très-sage. Il demeurait à Varmalæk, et lui et Glum habitaient ensemble. Glum avait été longtemps à l'étranger. C'était un homme de grande taille, fort, et beau de visage. Ragi, leur frère, était un grand tueur d'hommes. Les trois frères avaient dans le Sud les domaines d'Engey et de Laugarness.
Un jour, les deux frères parlaient ensemble, Glum et Thorarin; Thorarin demanda à Glum s'il voulait s'en aller au loin, comme il en avait coutume. Glum répondit: « Je songerais plutôt à cesser d'aller trafiquer. » — « Qu'as-tu donc en tête? dit Thorarin; veux-tu prendre femme? » — « Je voudrais bien, dit Glum, si je trouvais mon affaire. » Alors Thorarin fit le compte de toutes les femmes du Borgarfjord qui n'étaient pas mariées et lui demanda s'il voulait en avoir quelqu'une: « Et j'irai, dit-il, avec toi, faire la demande. » Glum répondit: « Je n'en veux pas une de celles-là. » — « Nomme donc celle que tu veux, » dit Thorarin. Glum répondit: « Si tu veux le savoir, elle s'appelle Halgerd, et c'est la fille d'Höskuld, des vallées de l'Ouest. » — « Tu feras donc mentir le dicton, répondit Thorarin, et l'expérience des autres ne t'aura pas rendu sage. Elle a été mariée à un homme, et elle l'a fait tuer. » Glum dit: « Peut-être qu'elle n'aura pas si mauvaise chance une seconde fois; et je suis sûr qu'elle ne me fera pas tuer. Mais si tu veux me faire un honneur, viens avec moi la demander en mariage. » Thorarin dit: « Il ne sert à rien de te résister: ce qui doit arriver arrivera. »
Souvent Glum reparla de ceci à Thorarin, et toujours Thorarin traînait en longueur. À la fin pourtant, les choses en vinrent à ce point qu'ils rassemblèrent des hommes et s'en allèrent à l'Ouest, au nombre de vingt, vers les vallées. Ils arrivèrent à Höskuldstad, et Höskuld les reçut bien. Et ils y passèrent la nuit.
Le matin de bonne heure, Höskuld envoya chercher Hrut, et Hrut vint aussitôt. Höskuld était dehors à l'attendre, quand il entra dans l'enclos. Höskuld dit à Hrut quels gens étaient venus. « Que peuvent-ils vouloir? » dit Hrut. — « Ils ne m'ont pas encore fait de message » dit Höskuld. « Pourtant ils en ont un à te faire, dit Hrut. Ils viennent demander Halgerd en mariage. Que répondras-tu? » — « Que t'en semble? » dit Höskuld. — « Il faut que tu donnes une bonne réponse, mais que tu dises aussi le bien et le mal sur son compte » dit Hrut.
Pendant que les deux frères parlaient, les hôtes sortirent. Höskuld et Hrut allèrent à leur rencontre. Hrut fit beaucoup d'amitiés à Thorarin et à son frère. Après quoi ils commencèrent à parler ensemble. Thorarin dit: « Je suis venu ici avec mon frère Glum, demander en mariage ta fille Halgerd, Höskuld, pour Glum mon frère. Il faut que tu saches que c'est un homme d'importance. » — « Je sais dit Höskuld, que vous êtes tous deux des hommes de grand renom. Mais il y a une chose que je veux te dire. J'ai déjà donné ma fille une fois, et cela a été cause de grands malheurs pour nous. » — « Il ne faut pas que cela empêche le marché, répondit Thorarin, tout le monde n'a pas le même sort et ceci peut tourner bien, quoique cela ait tourné mal. C'est aussi Thjostolf qui a eu les plus grands torts. »
Alors Hrut: « Je vais vous donner un conseil, si ce qui est arrivé à Halgerd ne vous a pas fait changer d'avis. C'est que vous ne laissiez pas Thjostolf aller dans le Sud avec elle, au cas où le mariage se ferait, et qu'il soit convenu qu'il n'y restera jamais plus de trois nuits, sans la permission de Glum, et que Glum pourra le tuer sans amende, s'il reste plus longtemps. Cela, il dépendra de Glum de le permettre; mais ce n'est pas mon avis. Il faut aussi qu'on ne fasse pas comme la première fois, où on n'a pas parlé à Halgerd; il faut qu'elle sache toute cette affaire, qu'elle voie Glum, et qu'elle décide elle-même si elle veut l'avoir, ou non; de cette façon elle ne pourra s'en prendre à d'autres, si cela ne tourne pas bien. Et nous aurons agi sans détour. »
Thorarin dit: « C'est maintenant comme toujours: si nous suivons ton conseil, nous nous en trouverons mieux. »
On envoya chercher Halgerd: elle vint, et deux femmes avec elle. Elle avait une cape bleue, d'étoffe tissée, et par dessous une robe écarlate, et une ceinture d'argent autour de la taille; ses cheveux tombaient des deux côtés de sa poitrine, et elle les avait noués dans sa ceinture. Elle s'assit entre Hrut et son père. Elle les salua tous avec de bonnes paroles, parlant bien, et hardiment, et demandant les nouvelles. Puis elle se tut et Glum dit: « Nous venons, mon frère Thorarin et moi, de parler d'un marché avec ton père. Je voudrais, Halgerd, te prendre pour femme, si c'est ta volonté, comme c'est la leur. Il faut maintenant que tu dises sans crainte si cela est à ta convenance. Et si tu n'as pas envie d'entrer en marché avec nous, nous n'en parlerons plus. » Halgerd dit: « Je sais que vous êtes des hommes considérables, tes frères et toi, et que je serai beaucoup mieux mariée que la première fois. Mais je veux savoir ce que vous avez dit, et jusqu'où vous avez mené l'affaire. À ce que je vois de toi, il me semble que j'aurai de l'amitié pour toi, si notre humeur peut s'accorder ». Glum lui dit lui-même toutes les conditions, sans rien oublier, et il demanda à Höskuld et à Hrut s'il avait bien dit. Höskuld dit que c'était bien.
Alors Halgerd dit: « Vous avez si bien mené cette affaire pour moi, toi mon père, et toi Hrut, que je ferai selon votre désir; et ce marché sera conclu comme vous l'avez décidé. »
Hrut dit: « Mon avis est que nous nommions des témoins, Höskuld et moi, et Halgerd se fiancera elle-même, si l'homme de la loi trouve cela légal. » — « Cela est légal » dit Thorarin.
Après cela, on estima les biens d'Halgerd, et il fut convenu que Glum en apporterait autant, et que le tout serait mis en communauté. Glum se fiança à Halgerd, et ils retournèrent, son frère et lui, chez eux dans le Sud. Höskuld devait faire la noce dans sa maison.
Les deux frères rassemblèrent des gens en foule pour la noce, et cela faisait une troupe choisie. Ils s'en allèrent à l'Ouest vers les vallées et vinrent à Höskuldstad, où il y avait déjà beaucoup de monde. Höskuld et Hrut se placèrent sur un des bancs, et le fiancé sur l'autre. Halgerd était assise sur le banc de côté, et elle faisait bonne contenance. Thjostolf allait la hache levée et l'air terrible, mais personne ne faisait semblant de le voir.
Quand la fête fut finie, Halgerd partit pour le Sud avec eux. En arrivant à Varmalæk Thorarin demanda à Halgerd si elle voulait prendre le commandement dans la maison. « Je ne le veux pas » dit-elle. Elle se tint tranquille tout l'hiver, et on n'avait pas de mal à dire d'elle.
Au printemps, les frères parlaient un jour de leurs affaires. Thorarin dit: « Je vais vous laisser la maison de Varmalæk; car c'est ce qui vous convient le mieux. Je m'en irai au Sud à Laugarness et j'y demeurerai. Pour Engey nous l'aurons en commun. Glum approuva la chose, et Thorarin s'en alla dans le Sud. Les autres restèrent là. Halgerd prit des serviteurs. Elle était prompte à donner, et avide d'augmenter ses richesses.
L'été suivant elle mit au monde une fille. Glum lui demanda comment il fallait l'appeler. « Elle s'appellera dit-elle, Thorgerd, comme ma grand'mère ». Car elle descendait par son père de Sigurd Fafnisbani. La petite fille fut aspergée d'eau, et on lui donna le nom qu'on avait dit. Elle grandit, et son visage devenait semblable à celui de sa mère. Ils s'accordaient bien, Glum et Halgerd; et cela dura ainsi quelque temps.
On apprit une nouvelle du nord, du Bjarnarfjord, que Svan s'en était allé pêcher, au printemps, qu'un grand vent d'est était venu sur eux, et les avait poussés vers Veidilausa, où ils s'étaient perdus, lui et ses gens. Et les pêcheurs qui étaient à Kaldbak disaient qu'ils avaient vu Svan entrer dans la montagne Kaldbakshorn, où il avait été très bien reçu par les démons. Mais d'autres disaient, qu'il n'y avait rien de vrai là dedans. Ce que chacun sut, c'est qu'on ne le trouva ni vivant ni mort. Quand Halgerd apprit cette nouvelle, elle pensa que la mort de son oncle était grand dommage.
Glum offrit à Thorarin d'échanger leurs domaines. Thorarin dit qu'il ne voulait pas; « Mais dis à Halgerd, que si je vis plus que toi, je veux avoir Varmalæk à moi ». Glum le dit à Halgerd. Elle répondit: « Thorarin peut bien attendre cela de nous ».
Thjostolf avait battu un serviteur d'Höskuld et Höskuld le chassa de chez lui. Thjostolf prit son cheval et ses armes et dit à Höskuld: « Voilà que je m'en vais, et je ne reviendrai jamais ». — « Et chacun s'en réjouira » dit Höskuld. Thjostolf s'en alla chevauchant jusqu'à Varmalæk. Il fut bien reçu par Halgerd, pas mal par Glum. Il dit à Halgerd que son père l'avait chassé, et lui demanda son aide. Elle répondit qu'elle ne pouvait lui promettre de le garder chez elle avant d'avoir parlé à Glum. « Êtes-vous bien ensemble? » dit-il. — « Nous nous aimons bien » répondit-elle. Après cela elle alla trouver Glum, lui mit ses bras autour du cou et lui dit: « M'accorderas-tu une demande que j'ai à te faire? » — « Je veux bien, répondit-il, si c'est une chose qui te fasse honneur; que demandes-tu? » Elle dit: « Thjostolf a été chassé de là-bas, et je veux que tu lui permettes de demeurer ici. Pourtant je ne le prendrai pas mal, si tu n'es pas de cet avis ».--Glum dit: « Puisque tu te comportes si bien, je t'accorderai cela. Mais dis-lui qu'il sera chassé s'il fait quelque mauvais coup ». Elle va trouver Thjostolf et le lui dit. Il répond: « Tu es bonne comme je m'y attendais ». Il resta là et se tint tranquille quelque temps. Pourtant il vint un moment où on vit qu'il gâtait tout. Il ne laissait personne en paix, hormis Halgerd. Mais elle ne s'en mêlait pas quand il avait querelle avec d'autres. Thorarin, le frère de Glum, lui fit des reproches d'avoir gardé Thjostolf. Il dit que cela finirait mal, comme avant, si Thjostolf restait là. Glum lui répondit de bonnes paroles, et n'en fit qu'à sa tête.
Il arriva un certain automne que les gens avaient de la peine à rentrer le bétail, et il manqua à Glum plusieurs moutons, Glum dit à Thjostolf: « Va dans la montagne avec mes gens, et voyez si vous trouverez quelqu'une de mes bêtes ». — « Ce n'est pas mon affaire de conduire des troupeaux, dit Thjostolf; et je ne veux pas marcher derrière les esclaves. Vas-y toi-même, et j'irai avec toi ». Là dessus ils se dirent beaucoup d'injures.
Halgerd était assise dehors, et le temps était beau. Glum vint à elle et lui dit: « Nous avons eu de mauvaises paroles, Thjostolf et moi, et nous ne pouvons plus vivre ensemble à présent » et il lui dit tout ce qui s'était passé. Halgerd parla pour Thjostolf, et ils finirent par se dire des injures. Glum la frappa avec la main en disant: « Je ne discuterai pas plus longtemps avec toi » et là dessus il s'en alla.
Elle l'aimait beaucoup, et elle se mit à pleurer très fort, et elle ne pouvait se calmer. Thjostolf vint la trouver et lui dit: « On te traite mal, et il ne faut pas que cela arrive souvent ». — « Tu n'as pas à me venger, dit-elle, ni à te mêler de ce qui se passe entre nous ». Il s'en alla, et il ricanait.
Glum appela des hommes pour aller avec lui chercher ses bêtes, et Thjostolf s'apprêta à partir aussi. Ils prirent au sud, et remontèrent le Reykjardal jusqu'à Baugagil, et plus haut jusqu'au Tverfell. Là ils se séparèrent. Les uns s'en allèrent dans le Skorradal; les autres, Glum les envoya au sud, dans la montagne de Sulna. Et ils trouvèrent tous beaucoup de moutons. Il arriva ainsi qu'ils furent tous deux seuls, Glum et Thjostolf. Ils s'en allèrent au sud du Tverfell et trouvèrent là des moutons sauvages qu'ils chasseront vers la montagne. Mais les bêtes se sauvaient sur les hauteurs. Alors ils s'injurièrent l'un l'autre, et Thjostolf dit à Glum qu'il n'avait de force que pour dormir dans les bras d'Halgerd. — « Il n'est pires ennemis que ceux qu'on a chez soi », répondit Glum. « Faut-il que j'écoute tes injures, esclave échappé que tu es? » — « Tu vas voir, dit Thjostolf, que je ne suis pas un esclave, car je ne reculerai pas devant toi ». Alors Glum entra en colère et leva sa hache sur Thjostolf, Thjostolf para le coup avec la sienne et celle de Glum entra dans le fer et s'y enfonça de deux doigts. Thjostolf frappa à son tour, sa hache atteignit Glum à l'épaule et lui brisa l'omoplate et la clavicule. Un flot de sang sortit de la blessure. Glum saisit Thjostolf de l'autre main, avec tant de force qu'il le fit tomber. Mais il dut lâcher prise, car la mort vint sur lui.
Thjostolf couvrit le corps de pierres et lui prit son anneau d'or. Puis il s'en retourna à Varmalæk. Halgerd était dehors et elle vit que sa hache était couverte de sang. Il jeta l'anneau d'or devant elle. « Quelles nouvelles m'apportes-tu? dit-elle, et pourquoi ta hache a-t-elle du sang »? Il répondit: « Je ne sais pas comment tu vas le prendre: je t'annonce la mort de Glum ». — « C'est toi qui l'a tué », dit-elle. « C'est vrai », répondit-il. Elle se mit à rire et dit: « Tu n'es pas paresseux à la besogne ». — « Que dois-je faire maintenant »? dit-il. — « Va trouver, répondit-elle, Hrut le frère de mon père, il prendra soin de toi ». — « Je ne sais pas, dit Thjostolf, si c'est agir sagement, je suivrai pourtant ton conseil ».
Il monta à cheval et s'en alla; il ne s'arrêta pas avant d'être à Hrutstad. C'était la nuit; il attache son cheval derrière la maison, puis il va à la porte et frappe un grand coup. Après cela il retourne derrière la maison, du côté du nord.
Hrut s'était éveillé. Il chaussa ses souliers, mit ses braies, et prit son épée à la main. Il avait roulé son manteau autour de son bras gauche, jusqu'au coude. Ses gens s'éveillèrent comme il sortait. Il fit le tour de la muraille, vers le nord, et il vit là un homme de grande taille. Il reconnut Thjostolf. Il lui demanda ce qu'il y avait de nouveau. « Je t'annonce la mort de Glum », dit Thjostolf. — « Qui a fait cela »? dit Hrut. — « C'est moi », dit Thjostolf. — « Comment es-tu venu ici »? dit Hrut. — « C'est Halgerd qui m'a envoyé vers toi », dit Thjostolf. — « Ce n'est donc pas elle qui t'a fait faire cela », dit Hrut, et il tire son épée, Thjostolf le voit, et il ne veut pas demeurer en arrière, il porte un coup de sa hache vers Hrut. Hrut sauta de côté pour éviter le coup, et de la main gauche il frappa le plat de la hache si fort que la hache tomba des mains de Thjostolf. De la main droite il lui enfonça son épée dans la jambe, au-dessus du genou, après quoi il se jeta sur lui et le renversa. Thjostolf tomba en arrière et sa jambe pendait. Hrut lui donna un dernier coup à la tête, et ce fut le coup de la mort.
À ce moment, les gens de Hrut sortirent et virent ce qui était arrivé. Hrut fit emporter Thjostolf et enterrer le cadavre; après cela il alla trouver Höskuld et lui dit la mort de Glum et celle de Thjostolf. Höskuld fut d'avis que c'était grand dommage pour Glum, et il remercia Hrut d'avoir tué Thjostolf.
Il faut conter maintenant que Thorarin, frère de Ragi, apprend la mort de son frère Glum. Il monte à cheval avec douze hommes et s'en va vers les vallées de l'ouest. Il arrive à Höskuldstad. Höskuld le reçoit à bras ouverts, et il y passe la nuit. Höskuld envoie en hâte vers Hrut, et lui fait dire de venir.
Hrut arriva aussitôt. Et le jour d'après, ils parlèrent longtemps de la mort de Glum. Thorarin dit: « Veux-tu me faire des offres pour la mort de mon frère? car j'ai perdu beaucoup en le perdant. » Höskuld répondit: « Ce n'est pas moi qui ai tué ton frère, et ce n'est pas ma fille qui l'a fait tuer; et sitôt que Hrut l'a su, il a tué Thjostolf. » Alors Thorarin se tut, et il lui semblait que l'affaire tournait mal. Hrut dit: « Faisons en sorte qu'il ne regrette pas son voyage. Il a certes beaucoup perdu, et il faut qu'on parle bien de nous. Faisons lui des présents, et qu'il soit notre ami pour le temps à venir. » On fit comme il avait dit, et les deux frères lui firent des présents. Après cela il retourna dans le Sud.
Au printemps, ils changèrent de demeure entre eux, lui et Halgerd. Elle s'en alla au Sud, à Laugarness, et lui vint à Varmalæk. Et maintenant la saga ne parle plus de Thorarin.
Il faut conter maintenant que Mörd Gigja, tomba malade et mourut; et on pensa que c'était grand dommage. Sa fille Unn eut tous ses biens après lui. Elle ne s'était pas remariée. Elle était prodigue et mauvaise ménagère, et l'argent lui fondait dans les mains, si bien qu'il ne lui resta plus que les terres et le bétail.
Il y avait un homme qui s'appelait Gunnar. Il était parent d'Unn. Sa mère s'appelait Rannveig et elle était fille de Sigfus, fils de Sighvat le rouge, qui fut tué au gué de Sandhola. Le père de Gunnar s'appelait Hamund. Il était fils de Gunnar fils de Baug qui a donné son nom à Gunnarsholt. La mère d'Hamund s'appelait Hrafnhild. Elle était fille de Storolf, fils de Hæing. Storolf était frère de Hrafn, l'homme de la loi. Le fils de Storolf était Orm le fort.
Gunnar fils d'Hamund demeurait à Hlidarenda dans le Fljotshlid. C'était un homme de grande taille, fort, et le plus brave qu'on pût voir. Il frappait de l'épée et lançait l'épieu de l'une et de l'autre main, comme il lui plaisait; et il était si prompt à brandir son épée qu'il semblait qu'on en vît trois en l'air. Il tirait de l'arc mieux qu'aucun homme, et touchait tout ce qu'il visait. Il sautait plus haut que sa taille avec toute son armure de guerre, et aussi loin en arrière qu'en avant. Il nageait comme un phoque; et il n'y avait pas de jeu où quelqu'autre pût lutter avec lui. Aussi on a dit avec vérité, qu'il n'avait pas son pareil. Il était beau de visage: il avait le teint clair, le nez droit et retroussé du bout, les yeux bleus et vifs et les joues rouges; il avait une belle chevelure, longue et jaune comme de l'or. C'était le plus courtois des hommes, hardi en toute occasion, de bon conseil et de bon vouloir: doux, sensé, fidèle à ses amis, et prudent à les choisir. Il était riche en biens. Son frère s'appelait Kolskeg. C'était un homme grand et fort, bon champion, et qui n'avait peur de rien. L'autre frère de Gunnar s'appelait Hjört. Il était encore enfant. Orm Skogarnef était frère bâtard de Gunnar. Il n'est pas dans la saga. La sœur de Gunnar s'appelait Arngunn. Elle était la femme de Hroar, godi de Tunga, fils d'Uni le bâtard, fils de Gardar, qui découvrit l'Islande. Le fils d'Arngunn était Hamund Halti, qui demeurait à Hamundstad.
Il y avait un homme nommé Njal. Il était fils de Thorgeir Gollnir, fils d'Ufeig. La mère de Njal s'appelait Asgerd. Elle était fille du seigneur Askel le muet. Elle était venue de Norvège en Islande, et avait pris des terres à l'ouest du Markarfljot, entre Öldustein et Seljalandsmula. Elle eut pour fils Holtathorir, père de Thorleif Krak, de qui sont descendus les Skogverjar, de Thorgrim le grand et de Thorgeir Skorargeir.
Njal demeurait à Bergthorshval dans le pays des îles. Il avait un autre domaine à Thorolfsfell. Njal était riche en biens et beau de visage. Mais le destin voulut qu'il ne lui poussât point de barbe. Il était si fort sur la loi qu'il n'avait pas son pareil; c'était un homme sage et qui lisait dans l'avenir, de bon conseil et de bon vouloir; et tout ce qu'il conseillait aux gens était bien fait. Il était pacifique et pourtant plein de bravoure; il prévoyait les choses à venir et se rappelait les choses passées. Il ôtait d'embarras tous ceux qui venaient le trouver. Sa femme s'appelait Bergthora. Elle était fille de Skarphjedin. C'était une vaillante femme, au cœur d'homme, mais un peu rude. Elle et Njal avaient six enfants, trois fils et trois filles. Ils seront tous dans cette saga.
Nous disions donc qu'Unn avait perdu tout son argent comptant. Elle partit de chez elle et se mit en route pour Hlidarenda. Gunnar reçut bien sa parente, et elle passa la nuit chez lui.
Le jour d'après, ils s'assirent dehors et parlèrent ensemble. Tout en parlant, elle finit par lui dire combien elle était pressée d'argent. « C'est une mauvaise chose » dit-il. — « Quel conseil me donneras-tu? » dit-elle. Il répondit: « Prends autant d'argent qu'il t'en faudra, de celui que j'ai placé à intérêt. » — « Je ne veux pas, dit-elle, dissiper ton bien. » — « Que veux-tu donc? » dit-il. — « Je veux que tu reprennes mon bien à Hrut » dit-elle. — « Ce n'est pas à espérer, dit-il, quand ton père n'a pu le ravoir; et c'était un grand homme de loi; mais moi je n'y entends rien. » Elle répondit: « Hrut s'en est tiré par la force, et non selon la loi; mon père était vieux, et les gens ont trouvé qu'il valait mieux ne pas poursuivre l'affaire. Et moi je n'ai pas d'autres parents pour porter ma cause devant la justice, si tu n'as pas assez de courage pour cela. » — « Je veux bien essayer, dit-il, de réclamer ton bien; mais je ne sais comment il faut s'y prendre. » Elle répondit: « Va trouver Njal à Bergthorshval. Il te donnera un conseil, car il est fort ton ami. » — « Il me tirera bien de peine, comme il a fait pour tant d'autres. » dit-il. Et l'entretien finit de cette sorte que Gunnar se chargea de l'affaire et lui donna de l'argent pour sa maison, tant qu'il lui en fallait. Et elle retourna chez elle.
Alors Gunnar monte à cheval et va trouver Njal. Njal le reçut très bien, et ils se mirent tout de suite à parler ensemble. Gunnar dit: « Je suis venu te demander un bon conseil. » Njal répondit: « J'ai beaucoup d'amis qui peuvent attendre cela de moi, mais je crois que c'est pour toi que je me donnerai le plus de peine. » Gunnar dit: « Je te fais savoir que j'ai pris en main la cause d'Unn au sujet des biens qu'elle réclame à Hrut. » — « C'est une affaire bien chanceuse, dit Njal, et nul ne peut savoir comment elle tournera. Je vais pourtant te donner un conseil, et te dire ce que je crois le meilleur; et tu mèneras la chose à bien si tu ne t'en écartes en rien; mais ta vie est en jeu, si tu fais autrement. » — « Je ne m'en écarterai en rien » dit Gunnar. Alors Njal se tut pendant quelques instants, et après cela il dit: « J'ai bien pensé à la chose, et voici ce qui fera l'affaire. »
« Tu partiras de chez toi, à cheval, et deux hommes avec toi. Tu auras un grand manteau et par dessous une casaque brune d'étoffe grossière. Mais sous la casaque tu auras tes meilleurs habits, et une petite hache à la main. Chacun de vous aura deux chevaux, un gras et un maigre. Tu prendras des outils de forgeron. Vous vous mettrez en route de grand matin. Et quand vous viendrez à l'ouest et passerez la Hvita, tu enfonceras ton chapeau sur ton visage. Alors on demandera qui est ce grand homme, et tes compagnons diront que c'est le grand Kaupahjedin, un homme de l'Eyfjord, qui vend des outils de fer. C'est un méchant homme et un bavard, qui croit tout savoir. Souvent il ramasse sa marchandise et tombe sur les gens quand ils ne font pas comme il veut.
Tu t'en iras ainsi à l'ouest jusqu'au Borgarfjord, et partout tu offriras ta marchandise, mais toujours tu la reprendras sans la vendre. Et on dira dans le pays que Kaupahjedin est le plus méchant homme auquel on puisse avoir affaire et qu'on n'a pas menti sur son compte. Tu t'en iras vers le Nordradal et plus loin jusqu'au Hrutarfjord et au Laxardal, et enfin tu arriveras à Höskuldstad. Tu resteras là pour la nuit, tu t'assiéras à la dernière place et tu pencheras la tête. Höskuld dira aux gens de ne pas s'inquiéter de Kaupahjedin, et que c'est un méchant homme.
Le matin d'après, tu partiras et tu viendras au domaine qui est le plus proche de Hrutstad. Là tu offriras ta marchandise. Tu mettras dessus ce qu'il y a de plus mauvais, et tu effaceras les défauts à coups de marteau. Le maître du domaine regardera de près, et trouvera les défauts. Tu lui arracheras les outils, et tu lui diras de mauvaises paroles. Et il dira: « Il n'est pas étonnant que tu me traites mal, toi qui traites mal tout le monde. » Et tu te jetteras sur lui, quoique ce ne soit pas ton habitude; mais ne montre pas toute ta force, de peur que cela ne semble étrange et que tu ne sois reconnu.
Alors on enverra un homme à Hrutstad dire à Hrut qu'il ferait bien de venir vous séparer. Il t'enverra chercher, et tu iras tout de suite. On te placera sur le banc d'en bas, juste en face du siège de Hrut. Tu le salueras. Il te recevra bien et demandera si tu es du Nord. Tu diras que tu es un homme de l'Eyfjord. Il demandera s'il y a beaucoup de vaillants hommes. « Il y a bien des vauriens » diras-tu. — « Connais-tu le Reykjardal? » dira-t-il. — « Je connais toute l'Islande » diras-tu. — « Y a-t-il de bons guerriers dans le Reykjardal? » dira-t-il — « Il y a des voleurs et des brigands » diras-tu. Alors Hrut rira, et il pensera que cela est divertissant. Vous parlerez ensuite des hommes des districts de l'ouest, et tu diras du mal de chacun d'eux. Et puis vous viendrez à parler de la plaine de la Ranga. Tu diras qu'il n'y a plus là de gens qui vaillent, depuis que Mörd Gigja est mort. Et tu chanteras quelques vers (car tu es bon skald) et Hrut en sera diverti. Il demandera pourquoi tu dis que nul homme ne pourra prendra sa place. Tu lui répondras qu'il était si sage et si grand homme de loi, et si habile à mener une affaire qu'il n'y a jamais eu un mot à dire sur ses jugements. Il demandera: « As-tu su quelque chose de ce qui s'est passé entre nous? » — « Je sais, diras-tu, qu'il t'a ôté ta femme, mais tu en as pris ton parti. » Alors Hrut dira: « Ne te semble-t-il pas qu'il ne s'en est pas tiré à sa gloire, puisqu'il n'a pu ravoir le bien, ayant entamé l'affaire? » — « Voici ce que j'ai à répondre, diras-tu. Tu l'as défié en combat singulier; mais il était vieux, et ses amis lui ont conseillé de ne pas combattre contre toi. Et ainsi l'affaire est tombée. » — « C'est bien ainsi que j'ai fait, dira Hrut; et les gens simples ont cru que c'était selon la loi; mais il aurait pu reprendre l'affaire au ting suivant, s'il l'avait osé. » — « Je le sais » diras-tu. Alors il te demandera: « Entends-tu quelque chose à la loi? » — « On dit dans le nord que je m'y connais » diras-tu; mais tu me diras bien comment il faudrait reprendre l'affaire. » — « De quelle affaire parles-tu? » dira Hrut. — « D'une affaire, diras-tu, qui m'importe peu: comment faut-il réclamer le bien d'Unn? » — « Il faut me citer en justice, dira Hrut, de manière que je puisse l'entendre, ou bien dans mon domicile légal. »--Dis-moi la citation, diras-tu, et je répéterai après toi.
Alors Hrut dira la citation; et il faut que tu fasses grande attention à chaque parole qu'il dira. Apres cela, Hrut te dira de répéter la citation. Tu la diras donc; mais tu diras si mal qu'il n'y aura pas plus d'un mot sur deux qui soit bien. Alors Hrut rira, (et il n'aura point de méfiance) et il dira qu'il n'y avait pas grand chose qui fût bien. Tu diras que c'est la faute de tes compagnons, et qu'ils se sont moqués de toi. Et puis tu demanderas à Hrut de recommencer et de permettre que tu dises encore une fois la citation après lui. Il le permettra et dira la citation lui-même. Tu répéteras après lui et cette fois tu diras bien, et tu demanderas à Hrut si c'était bien dit. Il dira qu'il n'y a pas moyen de déclarer cela nul. Alors tu diras tout haut, de manière que tes compagnons puissent l'entendre: « Je te cite donc en justice au nom d'Unn fille de Mörd, qui a remis sa cause entre mes mains. »
Dès que les hommes se seront endormis, vous vous lèverez sans bruit, vous sortirez et vous irez dans la prairie seller les chevaux gras. Vous monterez dessus et vous laisserez là les autres. Vous monterez sur la montagne, au-dessus des pâturages et vous y resterez trois nuits; car on vous cherchera bien aussi longtemps que cela. Ensuite vous retournerez chez vous, dans le Sud: vous chevaucherez la nuit et vous dormirez le jour. Pour nous, nous irons au ting, et nous t'aiderons à poursuivre l'affaire. »
Gunnar le remercia et s'en retourna chez lui.
Gunnar partit de chez lui à deux nuits de là, et deux hommes avec lui. Ils arrivèrent en chevauchant jusqu'à Blaskogaheidi. Là des hommes à cheval vinrent à leur rencontre, et demandèrent qui était ce grand homme qui se laissait si peu voir. Ses compagnons dirent que c'était le grand Kaupahjedin. Ils répondirent: « Il n'y a rien de pire à attendre après lui, là où il a passé d'abord ». Hjedin fit mine de se jeter sur eux; pourtant chacun passa son chemin.
Gunnar fit en toutes choses comme on lui avait dit; il passa la nuit à Höskulslad, puis il partit de là, descendant la vallée, et vint au domaine qui est le plus proche de Hrutstad. Là il offrit sa marchandise et vendit trois outils de forgeron. Le maître du domaine s'aperçut que la marchandise n'était pas bonne, et lui dit qu'il l'avait trompé. Alors Hjedin se jeta sur lui. Cela fut dit à Hrut; et il envoya aussitôt chercher Hjedin. Hjedin alla tout de suite trouver Hrut et fut très-bien reçu chez lui. Hrut le plaça en face de lui, et ils parlèrent ensemble de la façon que Njal avait prédite. Quand ils en vinrent à la plaine de la Ranga, et que Hrut s'informa des hommes de là-bas, Hjedin chanta ces vers:
« C'est là, en vérité, qu'il y a le moins d'hommes (ainsi disent les gens tout bas, et je l'ai entendu souvent) dans la plaine de la Ranga. Le seul Mörd Gigja s'est fait connaître pour ses hauts faits. Jamais, parmi ceux qui jettent l'or à pleines mains, il n'eut son pareil en sagesse ni en puissance ».
Hrut dit: « Tu es un skald, Hjedin. Mais as-tu entendu dire ce qui s'est passé entre Mörd et moi? » Et Hjedin chanta:
« Je sais que par ses artifices le chef aux anneaux d'or t'a enlevé un précieux rejeton de la terre. Et ceux qui portent le bouclier lui ont conseillé, (souvent son épée s'était rougie de sang) de ne pas combattre contre toi ».
Alors Hrut lui dit comment il fallait reprendre l'affaire, et il prononça la citation. Hjedin la dit après lui, et dit tout de travers. Hrut se mit à rire, et il ne se doutait de rien. Hjedin dit à Hrut de recommencer une seconde fois. Hrut le fit. Hjedin répéta après lui, et cette fois il dit bien et il prit à témoins ses compagnons qu'il citait Hrut en justice, au nom d'Unn, fille de Mörd, qui lui avait mit sa cause en main.
Le soir, il alla se mettre au lit comme les autres. Mais quand Hrut fut endormi, ils prirent ce qui était à eux et montèrent sur leurs chevaux, puis ils s'en allèrent, passant la rivière, du côté de Hjardarholt, jusqu'au bout de la vallée, et ils restèrent là, dans la montagne, parmi les gorges du Haukadal, en un endroit où on ne pouvait les trouver que si on arrivait droit sur eux. Leurs selles et leurs armes étaient restées dans la forge, et il leur fallut aller les chercher. Mais pas un homme ne s'aperçut de leur départ.
Cette même nuit Höskuld s'éveilla à Höskuldstad, et il éveilla tous ses hommes. « Je veux vous dire mon rêve, dit-il. Il m'a semblé que je voyais un grand ours sortir de la maison, (et je sais bien que cet ours n'avait pas son pareil). Deux ours le suivaient, et ils semblaient vouloir du bien à cet ours. Il s'en allait vers Hrutstad, et il entra dans la maison. À ce moment je m'éveillai. Maintenant je veux vous demander ce que vous avez vu de ce grand homme? » Un des hommes répondit: « J'ai vu ceci: de dessous sa manche sortait une bordure d'or et un habit rouge, et à la main droite il avait un anneau d'or ». Höskuld dit: « Ceci est un esprit, et celui de nul autre que de Gunnar de Hlidarenda. Je vois maintenant tout ce qui va venir, et il faut monter à cheval, et aller à Hrutstad ».
Ils sortirent tous, et vinrent à Hrutstad. Ils frappèrent à la porte. On homme sortit et ouvrit la barrière. Ils entrèrent. Hrut était couché dans son lit fermé, et il demanda qui étaient ces gens-là? Höskuld dit son nom et demanda quels hôtes il y avait à Hrulstad. Hrut répond: « Il y a ici Kaupahjedin ». — « Un plus grand que lui de toute la tête, dit Höskuld; car je crois qu'il y a en ici Gunnar de Hlidarenda ». — « Alors il s'est fait ici une tromperie » dit Hrut. « Qu'est-il arrivé? » dit Höskuld. — « Je lui ai dit comment il fallait faire la citation pour réclamer les biens d'Unn, et je me suis cité moi-même en justice, et il a dit après moi; et voilà que maintenant l'affaire est engagée, et c'est selon la loi ». — « C'était une idée de grand sens, dit Höskuld; mais Gunnar ne l'a pas eue tout seul. Njal doit lui avoir donné ce conseil; car il n'a pas son pareil pour la ruse ». Alors ils se mettent à chercher Hjedin, et Hjedin est parti.
Ils rassemblèrent du monde et cherchèrent Hjedin et ses gens trois jours et trois nuits, et ils ne trouvèrent rien. Gunnar chevaucha, quittant la montagne, jusqu'au Haukadal. Il passa à l'est des gorges et vint à Holtavörduheidi, et il ne s'arrêta pas qu'il ne fût arrivé chez lui. Il alla trouver Njal et lui dit qu'il s'était bien trouvé de son conseil.
Gunnar monta à cheval et alla au ting. Hrut et Höskuld allèrent aussi au ting, et beaucoup d'hommes avec eux.
Gunnar porta l'affaire devant le ting, et il prit des hommes libres à témoins dans sa cause, et ceux de Hrut avaient pensé à l'attaquer, mais ils ne s'y risquèrent pas.
Après cela Gunnar alla devant le tribunal du pays du Breidafjord et il fit sommation à Hrut d'écouter son serment, et l'exposé de l'affaire, et toutes les preuves. Puis il prêta serment et exposa l'affaire. Puis il fit comparaître les témoins de la citation, et ensuite les témoins de ce qu'il avait pris en main la cause. Njal n'était pas au tribunal.
Gunnar donc poursuivit l'affaire en sommant Hrut de se défendre. Hrut nomma des témoins, et dit que la procédure était nulle, et que Gunnar avait oublié les trois témoignages qu'il aurait dû produire devant le tribunal: le premier, celui qui est pris devant le lit, le second devant la porte des hommes, et le troisième au tertre de la loi.
Alors Njal était arrivé au tribunal. Il dit qu'il remettrait bien l'affaire en bon chemin s'ils voulaient la continuer. « Je ne veux pas cela, dit Gunnar. Je veux faire à Hrut comme il a fait à Mörd mon parent. Les deux frères, Hrut et Höskuld, sont-ils assez près pour entendre mes paroles? » — « Nous entendons dit Hrut; mais que veux-tu? » Gunnar dit: « Que ceux-là soient témoins, qui sont ici et m'écoutent, que je te cite, Hrut, en combat singulier dans l'île. Et tu combattras avec moi aujourd'hui dans cette île qui est ici dans l'Öxara. Mais si tu ne veux pas combattre, paye tout l'argent aujourd'hui ».
Alors Gunnar chanta ces vers.
« Oui, Hrut et moi dans notre fureur, nous combattrons dans l'île aujourd'hui même, et les casques et les boucliers se choqueront. Qu'ils m'entendent, tous ces guerriers que je prends à témoins. Sinon, que le vieillard paye sur l'heure le douaire de la femme au voile flottant ».
Après cela Gunnar s'en alla du tribunal avec toute sa troupe. Höskuld et Hrut rentrèrent aussi chez eux. Et l'affaire ne fut plus ni poursuivie ni défendue à partir de ce jour.
Hrut dit, comme il entrait dans sa hutte: « C'est une chose qui ne m'est jamais arrivée, qu'un homme m'ait offert le combat, et que je l'aie refusé ». — « Alors tu songes à combattre, dit Höskuld; mais cela ne sera pas, si j'ai un conseil à te donner, car tu n'es pas plus à la taille de Gunnar, que Mörd n'était à la tienne. Et nous ferions mieux de payer tous deux l'argent à Gunnar ».
Alors les deux frères demandèrent aux hommes de leur pays, ce qu'ils voulaient donner. Ils répondirent tous qu'ils donneraient autant que Hrut voudrait. « Allons donc, dit Höskuld, à la hutte de Gunnar, et payons lui l'argent ».
Ils allèrent à la hutte de Gunnar et l'appelèrent dehors. Il sortit devant la porte de la hutte et les autres hommes avec lui. Höskuld dit: « Tu vas maintenant prendre l'argent ». Gunnar dit: « Compte le donc. Je suis prêt à le prendre ». Et ils comptèrent toute la somme jusqu'à la dernière pièce d'argent. Höskuld dit: « Jouis en maintenant comme tu l'as acquis ». Alors Gunnar chanta:
« Les hommes qui ont acquis de la gloire dans les combats peuvent jouir de leurs biens sans crainte. Nul ne me disputera mes richesses les armes à la main. Mais si nous versions le sang à cause d'une femme, mal nous en prendrait, à nous les vaillants guerriers ».
« Tu en seras mal récompensé » dit Hrut. « Il en sera ce qu'il pourra » dit Gunnar. Höskuld et les siens rentrèrent dans leurs huttes. Höskuld roulait ses pensées dans sa tête, et il dit à Hrut: « N'aurons-nous jamais vengeance de Gunnar pour s'être joué de nous? » — « Cela ne sera pas, dit Hrut, il en sera puni certainement mais nous n'aurons de part ni à la vengeance ni au profit. Il est à prévoir cependant qu'il se tournera vers ceux de notre famille pour demander leur amitié ». Et ils n'en dirent pas plus long.
Gunnar montra l'argent à Njal. « Cela a bien marché » dit Njal. — « Et c'est toi qui as fait cela » dit Gunnar.
Les hommes quittèrent le ting, et retournèrent chez eux, et Gunnar eut beaucoup d'honneur de cette affaire. Il remit tout l'argent à Unn, et n'en voulut rien avoir. Mais il dit qu'il lui semblait qu'il pouvait attendre plus d'aide, à l'avenir, d'elle et de ses parents que de nul autre. Elle répondit que c'était vrai.
Il y avait un homme nommé Valgard. Il demeurait à Hofi sur la Ranga. Il était fils de Jörund le godi, fils de Hrafn le simple, fils de Valgard, fils d'Aefar, fils de Vemund le muet, fils de Thorolf au long nez, fils de Thrand le vieux, fils d'Harald aux grandes dents, fils de Hrærek le briseur d'anneaux. La mère d'Harald aux grandes dents était Aud, fille d'Ivar aux longs bras, fils de Halfdan le sage. Le frère de Valgard le mauvais était Ulf, godi d'Ör, de qui sont descendus ceux d'Odda. Ulf, godi d'Ör, fut père de Svart, père de Lodmund, père de Sigfus, père de Sæmund le sage. Lodmund fils de Svart fut père de Grim, père de Sverting, père de Vigdir, mère de Sturla dans la vallée. De Valgard est descendu Kolbein le jeune.
Ces frères, Ulf, godi d'Ör, et Valgard le mauvais, allèrent demander la main d'Unn, et elle épousa Valgard sans prendre l'avis d'aucun de ses parents. Mais cela sembla mauvais à Gunnar, et à Njal, et à beaucoup d'autres; car Valgard était un homme d'humeur méchante et sans amitié. Ils eurent ensemble un fils qui s'appela Mörd; et il sera longtemps dans cette saga. Quand il fut arrivé à l'âge d'homme, il fut mauvais pour ses parents et pire encore pour Gunnar que pour les autres. Il était d'esprit rusé, et de mauvais conseil.
Il faut maintenant nommer les fils de Njal. L'aîné s'appelait Skarphjedin. C'était un homme grand de taille, fort, bon champion; il nageait comme un phoque et c'était le plus agile des hommes, impétueux et sans peur, prompt à parler et parlant bien, bon skald, et pourtant maître de lui en toutes choses. Il avait une chevelure brune et frisée, de beaux yeux, le visage pâle et dur, le nez de travers et des dents qu'il découvrait en riant, la bouche laide. Et malgré cela le plus beau guerrier qu'on pût voir.
Le second fils de Njal s'appelait Grim. Il avait les cheveux noirs et le visage plus beau que Skarphjedin. Il était grand et fort.
Le troisième fils de Njal s'appelait Helgi. Il était beau de visage et il avait de beaux cheveux. C'était un homme fort et un bon champion. Il était sage et réfléchi. Aucun des fils de Njal n'était marié.
Le quatrième fils de Njal s'appelait Höskuld. Il était bâtard. Sa mère s'appelait Hrodny et était fille d'Höskuld, sœur d'Ingiald de Kelda.
Njal demanda à Skarphjedin s'il voulait se marier. Il dit à son père de décider. Alors Njal demanda pour lui en mariage Thorhild, fille de Hrafn de Thorolfsfell. Et c'est pourquoi Skarphjedin eut depuis ce moment un autre domaine. Skarphjedin eut Thorhild et continua quand même à demeurer avec son père.
Pour Grim, Njal demanda Astrid de Djuparbakka. Elle était veuve et très riche. Grim l'eut et demeura aussi avec Njal.
Il y avait un homme nommé Asgrim. Il était fils d'Ellidagrim, fils d'Asgrim, fils d'Öndott le corbeau. Sa mère s'appelait Jorunn et était fille de Teit, fils de Ketilbjörn le vieux, de Mosfell. La mère de Teit était Helga, fille de Thord Skeggji, fils de Hrap, fils de Björn Buna, fils de Grim seigneur de Sogn. La mère de Jorunn était Alof, fille de Bödvar le seigneur, fils de Kari le pirate. Le frère d'Asgrim fils d'Ellidagrim s'appelait Sigfus. Sa fille était Thorgerd mère de Sigfus, père de Sæmund le sage. Gauk fils de Trandil était le frère d'adoption d'Asgrim. C'était le plus brave et le plus beau des hommes. Ils se prirent de querelle, Asgrim et lui; et Asgrim tua Gauk.
Asgrim eut deux fils, et tous deux s'appelaient Thorhal. Ils étaient tous deux de grande espérance. Grim était le nom d'un autre fils d'Asgrim. Sa fille s'appelait Thorhalla. C'était la plus belle des femmes, et la plus accorte, et elle faisait bien toute chose.
Njal vint à parler avec Helgi son fils et lui dit: « J'ai pensé à un mariage pour toi, si tu veux suivre mon conseil ». — « Je le veux certainement, dit Helgi, car je sais deux choses, que tu veux ce qui est bien, et que tu peux beaucoup. Mais de quel côté veux-tu te tourner? » Njal répondit: « Il faut que nous demandions la fille d'Asgrim fils d'Ellidagrim; car nous aurons fait là le choix le meilleur. »
Un peu après, ils s'en allèrent faire la demande en mariage. Ils chevauchèrent vers l'est, passant la Thjorsa et allèrent devant eux jusqu'à ce qu'ils fussent arrivés à Tunga. Asgrim était à la maison, et il les reçut bien; et ils passèrent la nuit là. Le jour suivant ils se mirent à parler ensemble. Alors Njal présenta sa demande, et il demanda Thorhalla pour Helgi son fils. Asgrim fit une bonne réponse, et dit qu'il n'y avait pas d'hommes avec qui il fût plus empressé d'entrer en marché qu'avec eux. Après cela ils parlèrent de l'affaire; et l'entretien finit de telle sorte qu'Asgrim fiança sa fille à Helgi, et que le jour de la noce fut fixé. Gunnar vint au festin, et beaucoup d'autres des meilleurs hommes du pays. Et après la noce Njal proposa de prendre comme fils d'adoption Thorhal fils d'Asgrim. Et Thorhal s'en alla chez Njal et fut avec lui longtemps. Il aimait Njal plus que son propre père. Njal lui apprit si bien la loi qu'il devint le premier homme de loi de l'Islande.
Il vint un vaisseau dans l'embouchure d'Arnarbæli, et le vaisseau avait pour chef Hallvard le blanc, un homme de Vik. Il alla loger à Hlidarenda et fut avec Gunnar tout l'hiver; et il le priait souvent de voyager à l'étranger avec lui. Gunnar n'en disait pas grand'chose, mais il laissait voir que ce n'était pas tout à fait impossible. Au printemps il alla à Bergthorshval et demanda à Njal s'il lui semblait qu'il ferait bien de s'en aller à l'étranger. « Il me semble que tu feras bien, dit Njal: tu te montreras là-bas tel que tu es ici ». — « Veux-tu veiller à mes biens, dit Gunnar, pendant que je serai parti? Car je veux que Kolskegg mon frère vienne avec moi; et je voudrais que pendant ce temps tu eusses l'œil sur ma maison avec ma mère ». — « Je n'y manquerai pas, dit Njal; je t'aiderai en tout ce que tu voudras ». — « Grand bien t'en fasse » dit Gunnar. Et il retourne chez lui.
L'homme de l'est vient encore à parler à Gunnar, comme quoi il devrait aller à l'étranger. Gunnar lui demande s'il a jamais navigué vers d'autres pays. Il répond qu'il a navigué vers tous les pays qui sont entre la Norvège et Gardariki, « et j'ai aussi navigué, dit-il, jusqu'au Bjarmaland ». « Veux-tu naviguer avec moi vers les pays de l'est? » dit Gunnar. — « Je le veux certainement » dit-il. Et après cela Gunnar décida de partir avec lui. Njal prit en sa garde tous les biens de Gunnar.
Gunnar partit pour l'étranger, et Kolskegg son frère avec lui. Ils naviguèrent jusqu'à Tunberg et furent là tout l'hiver. Il y avait eu un changement de chefs en Norvège, Harald Grafeld était mort et aussi Gunhild. Celui qui régnait alors sur le royaume était le jarl Hakon fils de Sigurd, fils d'Hakon, fils de Griotgard. Sa mère s'appelait Bergljot et était fille du jarl Thorir le taciturne. La mère de Bergljot s'appelait Alof Arbot et était fille d'Harald aux beaux cheveux.
Hallvard demanda à Gunnar s'il voulait aller trouver le jarl Hakon. « Je ne veux pas » dit Gunnar. — « As-tu un vaisseau long? » dit-il. — « J'en ai deux » dit Hallvard. « Alors je voudrais partir tous deux pour faire la guerre, dit Gunnar, et rassembler des hommes pour venir avec nous ». — « Je veux bien » dit Hallvard.
Après cela ils s'en allèrent à Vik, prirent là deux vaisseaux et s'apprêtèrent à partir. Ils étaient bien montés en hommes; car on disait beaucoup de bien de Gunnar.
« Où veux-tu aller maintenant? » dit Gunnar. « D'abord au sud à Hising, dit Hallvard, trouver Ölvir mon parent ». — « Que lui veux-tu? » dit Gunnar. — « C'est un bon compagnon, dit Hallvard, il nous donnera bien quelque renfort pour notre expédition ». — « Allons-y donc » dit Gunnar.
Sitôt qu'ils furent prêts, ils s'en allèrent vers l'est, à Hising, et ils trouvèrent là un bon accueil. Peu de temps s'était passé depuis l'arrivée de Gunnar, qu'Ölvir faisait déjà grand état de lui. Ölvir le questionna sur son voyage. Hallvard répond que Gunnar veut guerroyer et gagner des richesses. « Ce n'est pas une idée sage, dit Ölvir, quand vous n'avez point de monde ». — « Tu peux y ajouter » dit Hallvard. « Je veux bien donner quelque renfort à Gunnar, dit Ölvir, et quoique tu puisses te compter dans ma parenté, il me semble pourtant que j'aurai plus de profit avec lui ». — « Que donneras-tu donc? » dit Hallvard ». — « Deux vaisseaux longs, l'un à vingt rameurs, l'autre à trente » a dit Ölvir. — « Quelles gens les monteront? » dit Hallvard. — « Je ferai l'équipage de l'un avec mes serviteurs, et celui de l'autre avec des hommes du pays. Mais voici que j'ai appris qu'il y a du trouble dans la rivière; et je ne sais pas comment vous pourrez vous en aller ». — « Qui donc est venu là? » dit Hallvard. — « Deux frères, dit Ölvir. L'un s'appelle Vandil et l'autre Karl; ils sont fils de Snæulf le vieux, du Gautland, dans l'est ». Hallvard dit à Gunnar qu'Ölvir leur a donné des vaisseaux, et Gunnar s'en réjouit.
Ils s'apprêtèrent à partir de là. Et quand ils furent prêts, ils allèrent trouver Ölvir et le remercièrent. Il leur souhaita bonne chance et leur dit de se garder de ces deux frères.
Gunnar descendait vers l'embouchure de la rivière; lui et Kolskegg étaient tous deux sur un vaisseau, et Hallvard sur l'autre. Et voici qu'ils virent des vaisseaux devant eux. Alors Gunnar dit: « Soyons prêts, s'ils viennent sur nous; autrement n'ayons point affaire à eux ». Ils firent comme il avait dit et mirent les vaisseaux en état de combattre. Les autres séparèrent leurs vaisseaux et firent un passage au milieu. Gunnar s'avança entre eux.
Vandil saisit un croc de fer et le jeta sur le vaisseau de Gunnar, et il le tira à lui. Ölvir avait donné à Gunnar une bonne épée. Gunnar la brandit (et il n'avait pas mis son casque); il sauta sur l'avant du vaisseau de Vandil et frappa tout d'abord sur un homme qu'il tua.
Karl mena son vaisseau de l'autre côté et lança un javelot à travers le vaisseau de Gunnar; et il visait Gunnar au milieu du corps. Gunnar le voit, et se tourne si vite que l'œil ne peut le suivre. Il prend le javelot de la main gauche et le lance sur le vaisseau de Karl; et un homme qui était là fut tué.
Kolskegg saisit une ancre et la jette sur le vaisseau de Karl. La pointe de l'ancre entra dans le bordage et sortit au travers; et le flot noir entra dans l'ouverture, et tous les hommes, quittant le vaisseau, sautèrent sur les autres.
Gunnar revint d'un bond sur son vaisseau. À ce moment Hallvard s'approcha, et il se fit alors une grande tuerie. Ceux de Gunnar voyaient que leur chef était sans crainte, et chacun faisait ce qu'il pouvait. Gunnar tantôt frappait, tantôt lançait des javelots, et nombre d'hommes reçurent la mort de sa main. Kolskegg l'aidait bien. Karl sauta sur le vaisseau de son frère Vandil, et ils combattirent ensemble tout le jour. Un moment, sur le vaisseau de Gunnar, Kolskegg prit du repos. Gunnar le vit et chanta:
« Tu as pris plus de soin, vaillant corbeau, des aigles voraces qui mangent les hommes morts, que de toi-même. Demain plus d'un viendra ici, boire le breuvage des loups; mais toi, tandis que tu tires l'épée, tu souffres les tourments de la soif ».
Alors Kolskegg prit une corne pleine de mjöd et but. Après cela il recommença à combattre. Et il arriva que les deux frères sautèrent sur le vaisseau de Vandil; et Kolskegg venait le long d'un des bords, et Gunnar le long de l'autre. Vandil vint à la rencontre de Gunnar, et lui porta un coup; et l'épée entra dans le bouclier. Gunnar fit tourner vivement le bouclier, où l'épée tenait, et elle se brisa au dessous de la poignée. Gunnar frappa à son tour, et il semblait qu'il y eût trois épées en l'air, et Vandil ne savait de quel côté parer. D'un coup d'épée, Gunnar lui coupa les deux jambes. En même temps Kolskegg perçait Karl d'un javelot. Après cela ils firent beaucoup de butin.
De là ils allèrent au Sud, en Danemark, et de là à l'est dans le Smaland. Et ils se battaient partout, et ils avaient toujours la victoire. Ils ne revinrent pas à l'automne.
L'été suivant, ils allèrent à Rafal et trouvèrent là des pirates. Ils les attaquèrent et eurent la victoire. Après cela ils allèrent à l'est, jusqu'à Eysysl et ils restèrent là quelques temps sous un promontoire. Ils virent un homme qui descendait tout seul de la montagne. Gunnar vint à terre, à la rencontre de l'homme, et ils parlèrent ensemble. Gunnar lui demanda son nom, il se nommait Tofi. Gunnar demanda ce qu'il voulait. « C'est toi que je cherche, dit-il; il y a ici des vaisseaux de guerre à l'ancre de l'autre côté du promontoire, et je vais te dire qui les commande. Deux frères les commandent: l'un s'appelle Hallgrim et l'autre Kolskegg. Je sais qu'ils sont grands hommes de guerre; et je sais aussi qu'ils ont des armes si bonnes qu'il ne s'en trouve pas de pareilles. Hallgrim a une hallebarde qu'il a fait ensorceler, de sorte que nulle autre arme que cette hallebarde ne pourra lui donner la mort. Et il y a ceci encore: c'est qu'il sait tout d'abord quand la hallebarde doit aller au combat; car alors elle résonne si fort qu'on l'entend de loin; si grande est la vertu qu'il y a en elle ». Alors Gunnar chanta:
« Je l'aurai bientôt, cette hallebarde, quand j'aurai tué le guerrier terrible. J'entasserai les morts, et les armes résonneront sur les casques. Alors je m'en irai sur le coursier d'Endil [vaisseau], quand les sorciers auront perdu la vie dans la tempête de Sigar [bataille] ».
« Kolskegg, dit Tofi, a une épée courte. C'est l'arme la meilleure qu'on puisse voir. Ils ont du monde, un tiers de plus que vous. Ils ont aussi beaucoup de butin qu'ils ont mis en sûreté à terre et je sais au juste où il est. Ils ont envoyé un vaisseau pour vous épier, le long du promontoire, et ils savent que vous êtes là. Ils font maintenant de grands apprêts de combat, et ils veulent tomber sur vous, sitôt qu'ils auront fini. Vous n'avez donc que deux choses à faire: ou vous en aller tout de suite, ou vous préparer à combattre le plus vite que vous pourrez. Mais si vous avez la victoire, je vous mènerai là où est tout le butin ».
Gunnar lui donna un anneau d'or. Puis il alla vers ses hommes et leur dit qu'il y avait des vaisseaux de guerre de l'autre côté du promontoire: « et ils savent déjà que nous sommes là. Prenons donc nos armes et préparons toutes choses vite et bien; car il y a du butin à gagner ». Ils firent donc leurs préparatifs. Et sitôt qu'ils sont prêts, ils voient des vaisseaux qui viennent à eux. La bataille s'engage, et ils combattent longtemps, et il se fait une grande tuerie. Gunnar tuait quantité d'hommes. Ceux d'Hallgrim sautèrent sur le vaisseau de Gunnar. Gunnar vint à la rencontre d'Hallgrim. Hallgrim pointa sur lui sa hallebarde. Il y avait une poutre en travers du vaisseau, et Gunnar sauta en arrière, par dessus la poutre. Son bouclier restait devant, et la hallebarde de Halgrim y entra, et dans la poutre après. Gunnar donna un coup d'épée sur le bras d'Hallgrim, et le bras fut paralysé, mais l'épée ne mordait pas; alors la hallebarde tomba à terre. Gunnar la prit et transperça Halgrim. Puis il chanta:
« Je l'ai tué, le grand tueur d'hommes. Il levait son épée comme un éclair dans le combat. J'ai appris aux pays lointains la vertu des armes magiques d'Hallgrim. Tous les vaillants hommes sauront comment elle est venue en ma puissance, la hallebarde qui nourrit les loups. Voici qu'elle me suivra dans les combats jusqu'à la fin de ma vie ».
Et Gunnar tint son serment, et il porta la hallebarde tant qu'il vécut.
Les deux Kolskegg combattaient l'un contre l'autre, et c'était chose douteuse de savoir de quel côté la chance tournerait. Alors Gunnar approcha et donna à Kolskegg le coup de la mort.
Après cela les pirates demandèrent merci. Gunnar consentit à leur demande. Il fit reconnaître les morts, et prit le butin qui était à eux. Mais à ceux à qui il avait fait merci, il donna leurs armes et leurs vêtements, et leur dit de retourner dans leurs pays. Ils s'en allèrent, et Gunnar prit tout le butin qu'ils laissaient derrière eux.
Tofi vint trouver Gunnar après la bataille et lui offrit de le conduire au butin que les pirates avaient mis en sûreté, et il dit qu'il y en avait plus, et du meilleur, que celui qu'ils avaient pris jusque là. Gunnar dit qu'il voulait bien. Il alla à terre avec Tofi. Tofi marchait le premier, vers le bois, et Gunnar derrière lui. Ils vinrent à un endroit où il y avait beaucoup de bois amoncelé. Tofi dit que le butin était dessous. Ils ôtèrent le bois et trouvèrent dessous de l'or et de l'argent, des vêtements et de bonnes armes. Ils portèrent ce butin jusqu'aux vaisseaux.
Gunnar demanda à Tofi comment il voulait être récompensé. Tofi répondit: « Je suis un homme de race danoise, et je désire que tu me ramènes vers mes parents ». Gunnar demanda comment il se trouvait dans les pays de l'est. « J'ai été pris par des pirates, dit Tofi, et ils m'ont jeté à terre ici à Eysysl, et j'y suis resté depuis lors ».
Gunnar le prit avec lui et dit à Kolskegg et à Hallvard: « Nous devrions maintenant aller en Norvège ». Ils furent contents de cela et dirent que c'était à lui de décider. Gunnar fit donc voile loin du pays de l'est avec beaucoup de butin. Il avait dix vaisseaux, il les amena à Heidabær en Danemark. Le roi Harald fils de Gorm, régnait dans ce pays. On lui parla de Gunnar, et on lui disait qu'il n'avait pas son pareil en Islande. Et le roi lui envoya ses hommes pour le prier de venir le voir. Gunnar alla tout de suite trouver le roi. Le roi le reçut bien, et le fit asseoir à côté de lui. Gunnar fut là un demi-mois. Le roi prenait plaisir à faire lutter Gunnar contre ses hommes en toutes sortes de prouesses; et il n'y en avait pas un qui en une seule prouesse fût son égal. Le roi dit à Gunnar; « Il me semble que nulle part on ne trouverait ton pareil ». Et il lui offrit de lui donner une femme et beaucoup de terres à gouverner, s'il voulait s'établir là. Gunnar remercia le roi de son offre et dit: « Je veux d'abord aller en Islande trouver mes amis et mes parents ». — « Alors tu ne reviendras jamais vers nous » dit le roi, — « Le destin décidera, seigneur » dit Gunnar. Gunnar donna au roi un bon vaisseau long et beaucoup d'autres choses précieuses, qu'il avait prises en guerroyant. Le roi lui donna son vêtement d'honneur et des gants brodés d'or, et un bandeau pour le front, avec un bouton d'or dessus et un bonnet russe.
Gunnar partit, et vint au nord, à Hising. Ölvir le reçut à bras ouverts. Il rendit à Ölvir ses vaisseaux, et dit que c'était sa part de butin. Ölvir prit les trésors et dit que Gunnar était un bon compagnon, et il le pria de rester là quelque temps. Hallvard demanda à Gunnar s'il voulait aller trouver le jarl Hakon. Gunnar dit qu'il avait cela en tête: « car maintenant j'ai fait quelque peu mes preuves; et je n'en étais pas là, quand tu m'as proposé cela d'abord ».
Après cela ils s'apprêtèrent à partir et s'en allèrent au nord à Thrandheim trouver le jarl Hakon. Il reçut bien Gunnar et le pria de rester avec lui pendant l'hiver. Gunnar consentit à cela. Tous les hommes qui étaient là pensaient grand bien de lui. Après la fête de Jol le jarl lui donna un anneau d'or. Gunnar prit de l'inclination pour Bergljot, parente du jarl; et on voyait bien à l'air du jarl, qu'il la lui aurait donnée à épouser, si Gunnar avait demandé cela si peu que ce fût.
Au printemps le jarl demanda à Gunnar quel projet il avait en tête. Gunnar dit qu'il voulait aller en Islande. Le jarl dit que l'année avait été mauvaise dans le pays « et il y aura peu de vaisseaux qui s'en iront au loin: pourtant tu auras de la farine et du bois sur ton vaisseau, tant que tu en voudras ». Gunnar le remercia et mit son vaisseau au plus vite en état de partir. Hallvard partit avec lui et Kolskegg.
Ils arrivèrent de bonne heure, en été, et débarquèrent à Arnarbæli, et c'était avant le ting. Gunnar quitta son vaisseau et chevaucha tout droit chez lui; il laissa des hommes pour décharger le vaisseau, et Kolskegg vint avec lui. Quand ils arrivèrent à la maison, leurs hommes furent joyeux de les voir. Ils étaient doux avec leurs gens, et ils n'avaient pas plus de hauteur qu'avant leur absence.
Gunnar demanda si Njal était chez lui. On lui dit qu'il y était. Il fit alors amener son cheval et s'en alla à Bergthorshval et Kolskegg avec lui. Njal fut joyeux de leur arrivée et les pria de rester là pendant la nuit. Ils le firent, et Gunnar lui conta ses voyages. Njal dit qu'il était maintenant le plus vaillant de tous « et tu as fait tes preuves en maint endroit. Mais tu en feras encore davantage à partir d'aujourd'hui; car beaucoup de gens seront jaloux de toi ». — « Je voudrais être bien avec tous » dit Gunnar. — « Il arrivera beaucoup de choses, dit Njal, et tu auras souvent à te défendre ». — « J'aurai ceci pour moi, dit Gunnar, que le bon droit sera de mon côté ». — « Et il en sera ainsi, dit Njal, si tu n'as pas à payer pour d'autres ».
Njal demande à Gunnar s'il pense à aller au ting. Gunnar dit qu'il ira, et demande si Njal doit y aller. Mais Njal dit qu'il n'y songe pas « et j'aurais voulu que tu fisses de même » ajoute-t-il.
Gunnar revint chez lui; avant de partir il fit à Njal de beaux présents et le remercia d'avoir pris soin de ses biens. Kolskegg son frère le pressait d'aller au ting: « Ta gloire s'étendra au loin, disait-il; car plus d'un viendra là pour te voir ». — « Ce n'est guère mon habitude, dit Gunnar, de me donner en spectacle; mais c'est une bonne chose, à ce qu'il me semble, de rencontrer de braves gens ».
Hallvard était arrivé à son tour, et il offrit d'aller au ting avec eux.
Gunnar monta à cheval, et les autres avec lui, pour aller au ting. Et quand ils arrivèrent, ils étaient si bien équipés, qu'il n'y en avait pas un seul là qui fût équipé de même; et les hommes sortaient de toutes les huttes et s'émerveillaient de les voir.
Gunnar chevaucha jusqu'aux huttes de ceux de la Ranga, et il demeura là avec ses parents. Beaucoup d'hommes venaient le trouver et lui demander des nouvelles. Il était avec tout le monde affable et gai, et disait à chacun ce qu'il voulait savoir.
Il arriva, un jour, que Gunnar venait du tertre de la loi. Il passait devant la hutte de ceux de Mosfell. Il vit des femmes venir à sa rencontre, et elles étaient vêtues de beaux habits. Celle qui était en tête était la mieux vêtue de toutes. Et quand ils se rencontrèrent, elle parla tout de suite à Gunnar. Il lui rendit son salut et demanda qui elle était. Elle dit qu'elle se nommait Halgerd et qu'elle était fille d'Höskuld fils de Dalakol. Elle lui parlait hardiment, et elle le pria de lui conter ses voyages. Et il dit qu'il ne pouvait pas refuser de l'entretenir. Alors ils s'assirent et parlèrent ensemble. Elle était vêtue ainsi: elle avait une robe rouge, tout à fait magnifique. Elle avait par-dessus un grand manteau d'écarlate, orné de galons au bord. Ses cheveux tombaient sur sa poitrine, et ils étaient longs et beaux. Gunnar avait sur lui le vêtement d'honneur que le roi Harald fils de Gorm lui avait donné. Il avait au bras l'anneau de Hakon. Ils parlèrent longtemps tout haut. Ils en vinrent là qu'il demanda si elle n'était pas mariée. Elle dit qu'elle ne l'était pas « et il n'y en a pas beaucoup qui en courraient la chance », dit-elle. — « Penses-tu que nul n'est assez bon pour toi? » dit-il. — « Ce n'est pas cela, dit-elle; mais il faut que je sois prudente dans mon choix ». — « Comment répondrais-tu si je te demandais en mariage? » dit Gunnar. — « Tu n'y penses pas » dit-elle. — « Tu te trompes » dit-il. — « Si c'est vraiment ton idée, dit-elle, va trouver mon père ». Et après cela ils cessèrent l'entretien.
Gunnar alla tout droit à la hutte de ceux des vallées; il trouva des hommes dehors devant la hutte, et demanda si Höskuld était dedans. Et ils dirent qu'il y était certainement. Gunnar entra. Höskuld et Hrut le reçurent bien. Il s'assit entre eux deux, et il ne semblait pas à leur conversation, qu'il y eût eu entre eux la moindre inimitié. Le discours de Gunnar en vint là, qu'il demanda quelle réponse les deux frères lui feraient, s'il prétendait à la main d'Halgerd. « Une bonne, dit Höskuld, si tu y as bien pensé ». Gunnar dit que c'était tout à fait sérieux « mais nous nous sommes quittés la dernière fois de telle manière, que bien des gens penseront qu'il vaudrait mieux ne pas faire d'alliance entre nous ». — « Que te semble de ceci, Hrut, mon frère? » dit Höskuld. Hrut répondit: « Il me semble que ce ne serait pas un mariage bien assorti ». — « Qu'y trouves-tu à redire? » dit Gunnar. Hrut dit: « Je vais te répondre là dessus selon la vérité: Tu es un vaillant homme, et un homme d'honneur, mais elle, elle est trompeuse, et je ne veux te faire tort en rien ». — « Grand bien t'en fasse, dit Gunnar, mais je tiendrai ceci pour vrai, que vous vous rappelez notre ancienne querelle, si vous ne voulez pas m'accorder ma demande ». — « Ce n'est pas cela, dit Hrut; c'est plutôt parce que je vois que tu ne sauras pas lui tenir tête. Mais si nous ne faisons pas le marché, nous voulons pourtant être tes amis ». Gunnar dit: « J'ai parié avec elle, et elle n'est pas éloignée de cette idée ». Hrut dit: « Je sais que c'est ainsi, et que tous les deux vous en avez envie. C'est vous deux aussi qui courez le plus de risques, quant à la manière dont cela tournera ». Et Hrut dit à Gunnar, sans que Gunnar l'eût demandé, tout ce qui concernait l'humeur d'Halgerd. Et Gunnar fut d'abord d'avis que tout n'était pas comme il aurait fallu. Et pourtant il arriva à la fin que leur marché fut conclu.
Alors on envoya chercher Halgerd, et on parla de l'affaire, elle étant présente. Ils firent comme la première fois, et la laissèrent se fiancer elle-même. On convint que la noce se ferait à Hlidarenda, et que la chose serait d'abord tenue secrète; mais il arriva que chacun le sut.
Gunnar quitta le ting et retourna chez lui. Il alla tout droit trouver Njal et lui dit son marché. Njal prit la chose tristement. Gunnar lui demanda ce qu'il voyait là-dedans de si peu sage. Njal répondit: « Il viendra d'elle toute sorte de mal, si elle arrive ici dans l'est ». — « Jamais elle ne gâtera notre amitié » dit Gunnar. « Mais il ne s'en faudra pas de beaucoup, dit Njal, et tu auras plus d'une fois à payer l'amende pour elle ». Gunnar invita Njal à la noce, et tous ceux de chez lui qu'il voudrait pour l'accompagner. Njal promit de venir. Après cela Gunnar s'en alla chez lui. Et il chevauchait par tout le district pour inviter les gens.
Il y avait un homme nomme Thrain. Il était fils de Sigfus, fils de Sighvat le rouge. Il demeurait à Grjota dans le Fljotshlid. Il était parent de Gunnar et c'était un homme de grande importance. Il avait pour femme Thorhild Skaldkona. Elle avait une méchante langue et faisait des vers moqueurs sur les gens. Thrain l'aimait peu. Il fut invité à la noce à Hlidarenda, et sa femme devait recevoir les hôtes avec Bergthora fille de Skarphjedin, femme de Njal.
Ketil était le nom du second fils de Sigfus. Il demeurait à Mörk, à l'est du Markarfljot. Il avait pour femme Thorgerd fille de Njal.
Le troisième fils de Sigfus s'appelait Thorkel, le quatrième Mörd, le cinquième Lambi, le sixième Sigmund, le septième Sigurd. Ils étaient tous parents de Gunnar, et vaillants champions. Gunnar les avait tous invités à la noce. Il avait invité aussi Valgard le rusé, et Ulf godi d'Ör et leur fils Runolf et Mörd.
Höskuld et Hrut arrivèrent, et beaucoup d'hommes avec eux. Il y avait là les fils d'Höskuld, Thorleik et Olof. La fiancée venait avec eux, et aussi Thorgerd sa fille, la plus jolie femme qu'on pût voir. Elle était alors âgée de quatorze hivers. Il y avait beaucoup d'autres femmes avec elles. Là était Thorhalla fille d'Asgrim fils d'Ellidagrim, et les deux filles de Njal, Thorgerd et Helga.
Gunnar avait déjà beaucoup de monde, et il plaça ainsi ses hommes: il s'assit au milieu du banc, et après lui, du côté du dedans, Thrain fils de Sigfus, puis Ulf godi d'Ör, puis Valgard le rusé, puis Mörd et Runolf, puis les fils de Sigfus. Lambi venait le dernier. À côté de Gunnar, vers le dehors, s'assit Njal, puis Skarphjedin, puis Helgi, puis Grim, puis Höskuld, puis Haf le sage, puis Ingjald de Kelda, puis les fils de Thorir, qui venaient de l'est, de Holti. Thorir voulut être le dernier parmi les hôtes d'importance; et ainsi chacun trouva bon d'être assis où il était.
Höskuld s'était assis en face au milieu du banc et ses fils après lui, vers le dedans. Hrut était à côté d'Höskuld, vers le dehors. Et on n'a pas dit comment les autres étaient rangés.
La fiancée était assise au milieu du banc du fond. Elle avait d'un côté sa fille Thorgerd. De l'autre côté s'assit Thorhalla fille d'Asgrim fils d'Ellidagrim. Thorhild s'occupait des hôtes, et elle et Bergthora mettaient les viandes sur la table. Thrain fils de Sigfus dévorait des yeux Thorgerd fille de Glum. Sa femme Thorhild voit cela. Elle se met en colère et lui chante ce couplet:
« Te voilà bouche béante, Thrain. Tes yeux vont de travers ».
Thrain se leva de table aussitôt. Il nomma des témoins et se déclara séparé de Thorhild: « Je ne veux plus, dit-il, de ses vers moqueurs ni des mauvaises paroles qu'elle me dit ». Et il était si fort en colère qu'il ne voulut pas rester à la noce, si on ne la renvoyait: ainsi fit-on et elle s'en alla.
Et maintenant les hommes étaient assis, chacun à sa place, et ils buvaient et étaient joyeux. Alors Thrain se mit à dire: « Je n'ai pas besoin de parler en secret de ce que j'ai en tête: je veux te demander ceci, Höskuld fils de Dalakol: veux-tu me donner en mariage Thorgerd ta petite-fille? » — « Je ne sais pas, dit Höskuld, il me semble qu'il y a peu de temps que tu t'es séparé de celle que tu avais avant; et puis quel homme est-il, Gunnar? » Gunnar répondit: « Je ne veux pas parler de lui, car il est de ma famille. Mais parle, toi, Njal, et tous te croiront ». Njal dit: « Voilà ce qu'il y a à dire de cet homme: Il est riche en biens, et accompli en toutes choses, et c'est un homme de grande importance; et à cause de cela vous pouvez bien entrer en marché avec lui ». Alors Höskuld dit: « Que te semble de ceci, Hrut, mon frère? » Hrut répondit: « Tu peux bien faire le marché, c'est un bon parti pour elle. » Ils parlent donc ensemble des conditions du marché, et ils sont bientôt d'accord sur toutes choses.
Alors Gunnar se leva, et Thrain aussi, et ils allèrent vers le banc du fond. Gunnar demanda à la mère et à la fille si elles voulaient dire oui à ce marché. Elles dirent qu'elles n'avaient pas envie de le rompre, et Halgerd fiança sa fille Thorgerd. Alors les femmes changèrent entre elles. Thorhalla s'assit entre les deux fiancées. La noce continua joyeusement. Et quand ce fut fini, Höskuld et les siens montèrent à cheval et s'en allèrent à l'ouest, et ceux de la Ranga retournèrent dans leur pays. Gunnar fit à beaucoup de gens de beaux présents, et cela le rendit très considéré. Halgerd prit la haute main sur la maison et elle était avide et querelleuse. Thorgerd gouvernait à Grjota, et c'était une bonne ménagère.
C'était la coutume entre Gunnar et Njal que chaque hiver, à tour de rôle, l'un des deux invitait l'autre à passer l'hiver chez lui, et c'était à cause de leur grande amitié. Cette année là Gunnar avait à recevoir l'hospitalité chez Njal, et ils partirent, lui et Halgerd, pour Bergthorshval. Helgi et sa femme n'étaient pas à la maison. Njal reçut bien Gunnar et sa femme. Et ils étaient là depuis quelque temps quand Helgi revint avec sa femme Thorhalla. Alors Bergthora alla au banc du fond, et Thorhalla avec elle, et Bergthora dit à Halgerd: « Il faut que tu fasses place à cette femme ». Elle répondit: « Je ne ferai place à personne; car je ne suis pas une femme de peu qu'on met dans les coins » — « C'est moi qui commande ici » dit Bergthora. Après cela Thorhalla s'assit. Bergthora vint à la table avec le bassin à laver les mains. Halgerd prit la main de Bergthora et dit: « Vous allez bien ensemble, Njal et toi; tu as un ongle crochu à chaque doigt, et lui n'a point de barbe ». — « C'est vrai, dit Bergthora, mais nous ne nous en faisons point de reproches l'un à l'autre; pour toi, ton mari Thorvald n'était pas sans barbe, et pourtant tu l'as fait tuer. » — « Il me sert de peu, dit Halgerd, d'avoir pour mari l'homme le plus brave d'Islande, si tu ne venges pas cela, Gunnar! » Gunnar se leva d'un bond; il quitta la table et dit: « Je m'en vais chez moi; et toi tu ferais mieux de te disputer avec tes gens que dans la maison des autres. Je suis redevable à Njal de toutes sortes d'honneurs, et je n'ai pas envie d'être ton jouet ». Après cela, ils s'en allèrent chez eux. « Sache une chose, Bergthora, dit Halgerd, c'est que nous n'en avons pas fini ». Et Bergthora lui répondit que son affaire n'en serait pas meilleure. Gunnar ne disait rien. Il revint à Hlidarenda et resta chez lui tout le long de l'hiver.
Et maintenant l'été s'approche et vient le moment d'aller au ting.
Gunnar partit pour le ting. Avant de monter à cheval, il dit à Halgerd: « Tiens-toi tranquille pendant que je serai loin de chez moi, et ne montre pas de méchanceté à mes amis, quand tu auras affaire à eux. » — « Que les mauvais esprits emportent tes amis. » dit-elle. Gunnar partit pour le ting. Il voyait qu'il n'était pas possible d'avoir de bonnes paroles avec elle.
Njal alla au ting et tous ses fils avec lui.
Il faut dire maintenant ce qui arriva chez eux. Njal et Gunnar avaient un bois en commun à Raudaskrida. Ils n'avaient pas fait de partage, et chacun d'eux avait coutume d'en abattre autant qu'il lui en fallait, et jamais l'un des deux n'avait fait de reproche à l'autre là-dessus. L'intendant d'Halgerd s'appelait Kol. Il était avec elle depuis longtemps et c'était le plus méchant homme qu'on pût voir.
Il y avait un homme nommé Svart. C'était le serviteur de Njal et de Bergthora, et ils l'aimaient beaucoup. Bergthora lui dit d'aller à Raudaskrida et de couper du bois: « et je t'enverrai des hommes pour l'apporter à la maison ». Svart répond qu'il fera ce qu'elle lui a ordonné. Il s'en va à Raudaskrida. Là, il se met à couper du bois; et il devait rester là une semaine.
Il vient des mendiants à Hlidarenda. Ils arrivaient de l'est, du Markarfljot, et ils dirent que Svart était à Raudaskrida, qu'il coupait du bois, et faisait beaucoup de besogne. « Bergthora a donc envie, dit Halgerd, de me voler tant qu'elle pourra; mais je vais faire en sorte que Svart ne coupera plus de bois ». Ranveig l'entendit, la mère de Gunnar, et elle dit: « Nous avons eu pourtant de bonnes ménagères dans notre pays de l'est, mais elles ne s'occupaient pas de faire tuer les gens ».
La nuit se passa. Au matin, Halgerd alla trouver Kol et lui dit: « J'ai de l'ouvrage pour toi » et elle lui donna une hache. « Va-t'en à Raudaskrida. Là, tu trouveras Svart. » — « Que ferai-je de lui? » dit-il. — « Tu le demandes, dit-elle, toi qui es le plus méchant des hommes? Tu le tueras. » — « Je le ferai, dit-il, mais il est à croire que j'y laisserai ma vie. » — « Tu te fais des montagnes de toutes choses, dit-elle, et cela ne te convient guère, quand j'ai parlé pour toi en toute occasion. J'aurai quelqu'autre pour faire cela, si tu n'oses pas. » Kol prit la hache, et il était fort en colère. Il monta sur un cheval qui était à Gunnar et chevaucha vers l'est jusqu'au Markarfljot. Là il descendit et resta à attendre dans le bois que les gens eussent emporté le bois coupé, et que Svart fût resté seul. Alors Kol courut à lui et dit: « Il y a des gens qui savent frapper plus fort que toi » et il abattit la hache sur sa tête et lui donna le coup de la mort.
Après cela il revient à la maison et conte le meurtre à Halgerd. « Grand bien t'en fasse, dit-elle; et je vais prendre soin de toi en sorte qu'il ne t'arrivera point de mal. » — « Il se peut, dit-il, et pourtant c'est autre chose que j'ai rêvé avant de faire le coup. »
Et maintenant les gens arrivent dans le bois et trouvent Svart tué et le rapportent à la maison.
Halgerd envoya un homme au ting, pour dire le meurtre à Gunnar. Gunnar ne dit pas un mot de blâme sur Halgerd devant le messager, et les gens ne savaient pas si cela lui semblait bien ou mal. Un peu après il se leva et dit à ses hommes de venir avec lui.
Ainsi firent-ils, et ils allèrent à la hutte de Njal. Gunnar envoya un homme dire à Njal de sortir. Njal sortit aussitôt, et ils se mirent à parler, Gunnar et lui. Gunnar dit: « J'ai à t'annoncer un meurtre: c'est Halgerd ma femme qui a fait faire cela, et c'est Kol mon intendant qui a tué l'homme, mais celui qui a été tué est Svart ton serviteur. » Njal se taisait, pendant que Gunnar contait l'histoire. Alors il dit: « Prends garde de la laisser faire à sa tête en toutes choses. » Gunnar dit: « Prononce toi-même la sentence. » Njal dit: « Tu auras de la peine à payer l'amende pour tous les mauvais tours d'Halgerd; et une autre fois cela laissera plus de traces qu'ici, où c'est entre nous deux; ici même il s'en faudra de beaucoup que tout soit bien; et nous aurons besoin de nous rappeler tous deux les bonnes paroles d'autrefois; je prévois que tu t'en tireras; et pourtant tu en auras de grands ennuis. »
Njal prononça lui-même la sentence, comme Gunnar le lui offrait; il dit: « Je ne pousserai pas les choses à l'extrême dans cette affaire: tu payeras douze onces d'argent; mais j'ajouterai ceci: s'il vient de chez nous quelque chose sur quoi vous ayez à prononcer, il ne faudra pas nous faire de plus mauvaises conditions. » Gunnar dit que c'était juste. Il compta la somme, et après cela il monta à cheval et retourna chez lui.
Njal revint du ting et ses fils avec lui. Bergthora vit l'argent et dit: « Voilà une affaire bien arrangée; niais il faudra en payer autant pour Kol avant qu'il soit longtemps. »
Gunnar revint du ting et fit des reproches à Halgerd. Elle dit que bien des hommes qui valaient mieux que Svart étaient sous terre sans qu'on eût payé d'amende pour eux. « Mène tes entreprises comme tu l'entends, dit Gunnar, mais c'est à moi de décider comment il faut arranger l'affaire. » Halgerd ne cessait de se vanter du meurtre de Svart et Bergthora n'aimait pas cela.
Njal alla à Thorolfsfell, et ses fils avec lui, pour visiter son domaine. Ce même jour il arriva que Bergthora était dehors; elle vit un homme qui venait vers la maison, monté sur un cheval noir. Elle resta là, sans rentrer. Elle ne connaissait pas cet homme. Il avait un épieu à la main, et une épée courte pendait à son côté. Elle lui demanda son nom. « Je m'appelle Atli » dit-il. Elle demanda d'où il était. « Je suis du pays des fjords de l'est » dit-il. — « Où vas-tu? » dit-elle. « Je suis sans domicile, dit-il, et je venais trouver Njal et Skarphjedin, et savoir s'ils voudraient me prendre chez eux. » — « Que saurais-tu bien faire? » dit-elle. « Je travaille aux champs, et je sais faire encore bien d'autres choses, dit-il, mais je ne te cacherai pas que je suis d'un naturel violent, et je suis cause que bien des gens ont eu des blessures à bander. » — « Je ne te blâmerai pas de n'être pas un poltron » dit Bergthora. Atli dit: « As-tu donc quelque chose à dire ici? » — « Je suis la femme de Njal, dit-elle, et je puis prendre des serviteurs aussi bien que lui ». — « Veux-tu me prendre? » dit-il. — « Je le ferai, dit-elle, à une condition, c'est que tu feras tout ce que je te commanderai, quand même je t'enverrais tuer un homme. » — « Tu ne manques pas de gens à tes ordres, dit-il, et tu n'as pas besoin de moi pour cela. » — « Je ferai en cela comme je l'entendrai, » dit-elle. — « Faisons donc le marché de la manière que tu veux » dit-il. Et elle le prit à son service.
Njal revint et ses fils avec lui. Njal demanda à Bergthora qui était cet homme. « C'est ton serviteur, dit-elle, et je l'ai pris à mon service, parce qu'il a l'air prompt à la besogne. » — « Il se peut qu'il en fasse beaucoup, dit Njal, mais je ne sais si elle sera bonne. » Skarphjedin prit Atli en amitié.
Quand vint l'été, Njal alla au ting, et ses fils avec lui. Gunnar était au ting. Comme il quittait sa maison, Njal prit une bourse pleine d'argent. « Quel argent est-ce là, père? » demanda Skarphjedin. « C'est l'argent, dit Njal, que Gunnar m'a payé pour notre serviteur l'été dernier. » — « Il te servira à quelque chose », dit Skarphjedin, et il riait en disant cela.
Voici maintenant ce qui arriva à la maison de Njal. Atli demanda à Bergthora ce qu'il ferait ce jour là. « J'ai de l'ouvrage pour toi, dit-elle, tu vas aller chercher Kol jusqu'à ce que tu le trouves; car il faut que tu le tues aujourd'hui, si tu veux faire ma volonté ». — « Cela se trouve bien, dit Atli, car nous sommes tout deux de méchants vauriens. Je vais m'y prendre de telle sorte qu'un de nous deux mourra ». — « Bonne chance, dit Bergthora; tu n'auras pas travaillé pour rien ».
Il alla prendre ses armes et son cheval, et partit. Il chevaucha jusqu'au Fljotshlid, là il rencontra des hommes qui venaient de Hlidarenda. C'étaient des habitants de Mörk, dans l'est. Ils demandèrent à Atli où il allait. Il dit qu'il courait après une vieille rosse. « C'est une petite besogne pour un homme comme toi, dirent-ils, mais il faudrait demander à ceux qui ont été sur pied cette nuit ». — « Qui sont-ils » dit Atli. — « Kol l'assassin, le serviteur d'Halgerd, dirent-ils; il vient du pâturage et il a veillé toute la nuit ». — « Je ne sais si j'oserai aller le trouver, dit Atli; il a mauvais caractère, et le dommage d'autrui devrait me rendre prudent ». — « Tes yeux disent pourtant, répondirent-ils, que tu n'as pas peur de grand'chose » et ils lui montrèrent où était Kol.
Alors Atli donne des éperons à son cheval et part à toute vitesse. Il rencontre Kol et lui dit: « La besogne avance-t-elle? » — « Cela ne te regarde pas, vaurien, répond Kol, ni aucun de ceux qui sont là d'où tu viens ». — « Il te reste encore à faire le plus dur, dit Atli, c'est de mourir ». Et après cela Atli pointa son épieu sur lui, et l'atteignit au milieu du corps. Kol avait brandi sa hache et l'avait manqué. Il tomba de cheval et mourut sur le champ.
Atli se remit en route. Il rencontra des gens d'Halgerd et leur dit: « Allez là-bas où est le cheval, et occupez-vous de Kol. Il est tombé de cheval, et il est mort ». — « Est-ce-toi qui l'as tué? » dirent-ils. Il répondit: « Halgerd pensera bien qu'il ne s'est pas tué tout seul ». Après cela il retourna à la maison et dit le meurtre à Bergthora. Bergthora approuve son ouvrage, et les paroles qu'il a dites. « Je ne sais, dit Atli, ce qu'en pensera Njal ». — « Il en prendra son parti, dit-elle, et je vais t'en donner une preuve: il a emporté au ting l'argent que nous avons reçu pour l'esclave l'été passé; et maintenant cet argent va servir pour Kol. Mais l'arrangement fait, tu feras bien pourtant de prendre garde à toi; car Halgerd ne gardera jamais de paix jurée ». — « Enverras-tu quelqu'un à Njal, dit Atli, pour lui dire la chose? » — « Non, dit-elle, j'aimerais mieux qu'il n'y eût pas d'amende à payer pour Kol ». Et ils n'en dirent pas davantage.
On dit à Halgerd le meurtre de Kol et les paroles d'Atli. Elle dit qu'Atli aurait sa récompense, et elle envoya un homme au ting pour dire à Gunnar le meurtre de Kol. Gunnar ne répondit pas grand'chose et envoya un homme le dire à Njal. Njal ne répondit rien: « Nos esclaves sont d'autres hommes qu'au temps passé, dit Skarphjedin; ils se battaient alors, et personne ne s'en inquiétait; maintenant il faut qu'ils se tuent » et il riait.
Njal prit la bourse pleine d'argent qui pendait à un clou dans la hutte, et sortit. Ses fils étaient avec lui. Ils allèrent à la hutte de Gunnar. Skarphjedin dit à un homme qui était debout à la porte de la hutte: « Va dire à Gunnar que mon père veut lui parler ». L'homme le dit à Gunnar. Gunnar sortit aussitôt et fit bon accueil à Njal et à ses fils. Ensuite ils entrèrent en conversation. « C'est une mauvaise chose, dit Njal, que ma femme ait rompu la paix et fait tuer ton serviteur ». — « Elle n'en aura pas de reproches de moi » dit Gunnar. — « Prononce toi-même la sentence » dit Njal — « Je le ferai, dit Gunnar; mettons-les tous deux, Svart et Kol, au même prix l'un que l'autre: tu me paieras douze onces d'argent ». Njal prit la bourse pleine d'argent et la remit à Gunnar. Gunnar reconnut l'argent, et c'était le même qu'il avait payé à Njal. Njal retourna à sa hutte, et ils furent après cela aussi bons amis qu'avant.
Quand Njal revint chez lui, il fit des reproches à Bergthora. Elle répondit qu'elle ne céderait jamais devant Halgerd.
Halgerd fit de grands reproches à Gunnar pour avoir fait la paix au sujet du meurtre. Gunnar dit qu'il ne se brouillerait jamais avec Njal ni avec ses fils. Elle se fâcha beaucoup. Gunnar n'y fit pas attention. Ils passèrent ainsi une demi-année, sans que rien de nouveau arrivât.
Au printemps, Njal dit à Atli: « Tu devrais t'en aller aux fjords de l'est, car Halgerd en veut à ta vie ». — « Je n'ai pas peur de cela, dit Atli; et je veux rester ici, si j'ai le choix ». — « Ce n'est pourtant pas sage » dit Njal. — « J'aime mieux être tué dans ta maison que de changer de maître, dit Atli. Mais je veux te demander une chose: si je suis tué, qu'on ne paye pas pour moi comme pour un esclave ». — « Tu auras le prix d'un homme libre, dit Njal; mais Bergthora te promettra de venger ta mort par une autre, et elle tiendra sa promesse ». Atli resta donc au service de Njal.
Il faut maintenant revenir à Halgerd. Elle envoya un homme dans l'ouest, au Bjornarfjord, chercher Brynjolf Rosta son parent. C'était un fils bâtard de Svan, et le plus méchant homme qu'on pût voir. Gunnar ne sut rien de cela. Halgerd disait qu'il était très propre à faire un intendant. Brynjolf arriva de l'ouest; et Gunnar lui demanda ce qu'il venait faire. Il répondit qu'il venait pour rester là. « Tu n'apportes rien de bon dans notre maison, dit Gunnar, si j'en crois ce qu'on m'a dit de toi; mais je ne chasserai jamais aucun des parents d'Halgerd qu'elle voudra avoir chez elle ». Gunnar ne lui parlait guère, mais il ne le traitait pas mal. Le temps se passa ainsi, jusqu'au moment du ting.
Gunnar partit pour le ting et Kolskegg avec lui. Et quand ils arrivèrent, ils se rencontrèrent avec Njal et ses fils. Ils se voyaient souvent, et ils étaient bien ensemble.
Bergthora dit à Atli: « Va-t'en à Thorolfsfell et travaille-là pendant une semaine ». Atli partit, et commença sa tache: il brûlait du charbon dans le bois. Halgerd dit à Brynjolf: « On m'a dit qu'Atli n'était pas à la maison; il doit travailler à Thorolfsfell. » — « Que penses-tu qu'il fasse? » dit Brynjolf. — « Quelque besogne dans le bois », dit-elle. — « Que lui ferai-je? » dit-il. — « Tu le tueras » dit-elle. Il resta pensif. « Si Thjostolf était en vie, dit Halgerd, il ne trouverait pas que tuer Atli soit chose si effrayante. » — « Tu n'as pas besoin de te fâcher » répondit-il. Il alla prendre ses armes, monta sur son cheval et partit pour Thorolfsfell. Il vit une grande fumée de charbon à l'est du domaine. Il arrive à la fosse au charbon, et il y a un homme auprès. Et il voit que cet homme a mis son épieu en terre à côté de lui. Brynjolf marche le long de la fumée, droit sur l'homme; et l'autre était tout à son ouvrage, et ne vit pas venir Brynjolf. Brynjolf lui donna un coup de hache sur la tête. Il fit un si grand saut que Brynjolf laissa échapper la hache. Alors Atli prit son épieu et le lança à Brynjolf. Brynjolf se jeta à terre, et l'épieu passa au-dessus de lui. « Tu as de la chance que je n'aie pas été prêt » dit Atli; Halgerd sera contente: tu vas lui annoncer ma mort. Ce qui me console, c'est que pareille chose t'arrivera bientôt; reprends ta hache que tu as laissée là. » Brynjolf ne répondit rien et ne reprit la hache que quand Atli fut mort. Alors il alla dire à Thorolfsfell la mort d'Atli. Après cela il retourna à Hlidarenda et conta la chose à Halgerd. Elle envoya un homme à Bergthorshval dire à Bergthora que le meurtre de Kol avait eu sa récompense. Puis elle envoya un homme au ting dire à Gunnar le meurtre d'Atli.
Gunnar se leva, et Kolskegg avec lui. « Les parents d'Halgerd feront ta perte » dit Kolskegg. Ils allèrent trouver Njal. Gunnar dit: « J'ai à t'annoncer la mort d'Atli » et il lui dit qui l'avait tué; « je viens maintenant t'offrir de te payer le prix du meurtre; et je veux que tu le fixes toi-même. » Njal dit: « Nous avons toujours souhaité tous deux que rien ne vînt à nous diviser, et pourtant je ne le mettrai pas au prix d'un esclave. » Gunnar dit que c'était bien, et lui tendit la main. Njal prit des témoins, et ils firent leur paix à ces conditions. « Halgerd ne laisse pas nos serviteurs mourir de vieillesse » dit Skarphjedin. Gunnar répondit: « Et ta mère aura soin que les coups soient pareils des deux côtés. » — « Cela m'en a bien l'air » dit Njal. Après cela Njal fixa le prix à cent onces d'argent, et Gunnar les paya sur le champ. Beaucoup de ceux qui étaient là dirent que le prix était trop élevé. Gunnar se fâcha et dit qu'on avait payé l'amende entière pour des gens qui n'étaient pas plus braves qu'Atli. Et là-dessus ils quittèrent le ting et retournèrent chez eux.
Bergthora dit à Njal quand elle vit l'argent: « Tu penses que tu as rempli ta promesse, mais il reste encore la mienne. » — « Il n'est pas nécessaire que tu la tiennes » dit Njal. — « Tu as pourtant deviné que je le ferai, dit-elle, et il en sera ainsi. »
Cependant Halgerd dit à Gunnar: « Tu as donc payé cent onces d'argent pour la mort d'Atli, et fait de lui un homme libre? » — « Il était libre avant, dit Gunnar, et je ne traiterai jamais les hommes de Njal en gens pour qui il n'y a point d'amende à payer. » — « Vous êtes tous deux pareils, toi et Njal, dit-elle, et aussi peureux l'un que l'autre. » — « C'est ce qu'on verra », dit-il. Et après cela Gunnar fut longtemps froid pour elle, jusqu'à ce qu'elle eut fait sa soumission.
Tout fut tranquille pendant l'hiver. Au printemps Njal n'augmenta pas le nombre de ses gens. Et voilà que l'été arrive, et les hommes partent pour le ting.
Il y avait un homme nommé Thord. On l'appelait le fils de l'affranchi. Son père s'appelait Sigtryg. Il avait été affranchi d'Asgerd, et se noya dans le Markarfljot. Depuis ce temps-là Thord était chez Njal. C'était un homme grand et fort. Il avait élevé tous les fils de Njal. Thord prit de l'inclination pour une parente de Njal qui s'appelait Gudfinna, fille de Thorolf. Elle était chargée de gouverner la maison de Njal. À ce moment-là elle était enceinte.
Bergthora vint parler à Thord: « Tu vas, dit-elle, aller tuer Brynjolf, le parent d'Halgerd. » — « Je ne suis pas un meurtrier, dit-il; il faudra bien pourtant que je m'y risque, si tu le veux. » — « Je le veux » dit-elle. Alors il monta à cheval et s'en alla à Hlidarenda. Il fit appeler Halgerd et lui demanda où était Brynjolf. « Que lui veux-tu? » dit-elle. Il répondit: « Je veux qu'il me dise où il a enterré le cadavre d'Atli. On m'a dit qu'il l'avait mal enterré. » Elle lui montra l'endroit et dit qu'il était en bas à Akratunga. « Prends garde, dit Thord, qu'il ne lui arrive comme à Atli. » — « Tu n'es pas de ceux qui tuent, dit-elle, et si vous vous rencontrez, il n'en sortira rien. » — « Je n'ai jamais vu le sang de personne, dit-il, et je ne sais pas quel effet cela me ferait. » Il sortit de l'enclos au galop, et descendit à Akratunga. Ranveig, la mère de Gunnar avait entendu leur conversation. « Tu railles son courage, Halgerd, dit-elle; mais moi je le tiens pour un homme qui n'a pas peur, et ton parent le verra bien. »
Ils se rencontrèrent sur le grand chemin, Brynjolf et Thord. Thord dit: « Défends-toi, Brynjolf, car je ne veux pas agir en traître envers toi. » Brynjolf courut sur Thord et lui porta un coup de sa hache. Thord leva la sienne en même temps et fendit le manche en deux entre les mains de Brynjolf; vite il frappa une seconde fois, et la hache atteignit Brynjolf à la poitrine et s'y enfonça. Brynjolf tomba de cheval, et mourut aussitôt.
Thord rencontra un berger d'Halgerd et lui annonça le meurtre. Il lui dit où était Brynjolf, et le chargea de dire la chose à Halgerd. Après cela il revint à Bergthorshval et dit le meurtre à Bergthora et aux autres. « Grand bien t'en fasse » dit-elle.
Le berger dit le meurtre à Halgerd. Elle fut fort en colère et dit qu'il sortirait beaucoup de mal de tout cela, si on la laissait faire.
Et voilà que la nouvelle arriva au ting. Njal se le fit dire trois fois. « Il y a plus de gens que je ne pensais, dit-il, qui deviennent des meurtriers. » Skarphjedin dit: « Il faut que cet homme ait été deux fois poltron pour se laisser tuer par notre père nourricier qui n'a jamais vu le sang de personne. » Et il chanta: « Je l'appellerai toujours deux fois poltron, cet homme, et je ris en y pensant. On aurait cru cela plutôt de nous autres qui sommes des hommes de meurtre, que de notre père nourricier. »
Njal dit: « Bien des gens croiront, avec l'humeur qu'on vous connaît; que c'est vous qui avez fait le coup. Vous en viendrez là avant qu'il soit longtemps, mais il y en aura qui diront que vous y étiez bien forcés ». Alors ils allèrent trouver Gunnar et lui dirent le meurtre. Gunnar dit que ce n'était pas une grande perte: « Pourtant c'était un homme libre ». Njal lui offrit la paix. Gunnar accepta et on convint qu'il prononcerait lui-même. Et tout de suite il fixa le prix à cent onces d'argent. Njal paya aussitôt, et ainsi la paix fut faite entre eux.