Gomperz,
Theodor (1832-1912)
Les penseurs de la Grèce : histoire de la philosophie
antique
trad. de Aug.
Reymond,... ; et précédée d'une préf. de M. A. Croiset,...
Griechische Denker : eine Geschichte der antiken Philosophie
2e éd. rev. et corr.
Paris : F. Alcan ; Lausanne : Payot, 1908-1910
LIVRE II
CHAPITRE IV
Anaxagore.
I. Anaxagore de Klazomènes. Doctrine de la matière d'Anaxagore. Innombrables matières primordiales. Tous les phénomènes naturels ramenés à des mouvements. - II. Cosmogonie d'Anaxagore. Intervention du Nous. Problème de la causalité. Le soleil, pierre incandescente. - III. Supériorité intellectuelle de l'homme. L'astronomie d'Anaxagore. Explication de la voie lactée. - IV. Les présuppositions de la doctrine de la matière d'Anaxagore. Le mouvement spéculatif échoue sur un banc de sable. Anaxagore et ses contemporains.
I
Deux
contemporains se présentent à nous. Leur pensée scrute les mêmes problèmes
; leur étude repose sur les mêmes principes ; les résultats auxquels ils
arrivent offrent des traits de la plus surprenante analogie. Et cependant quel
contraste ! L'un est poète, l'autre géomètre ; l'un est doué d'une
imagination ardente, l'autre fait preuve d'un jugement froid et sobre ; l'un
brille par sa jactance et son orgueil démesuré, l'autre disparaît absolument
derrière son oeuvre ; l'un s'abandonne a une débauche d'images éclatantes,
l'autre écrit en une prose simple et sans ornements ; l'un est d'une souplesse
telle que l'expression « ondoyant et divers » semble avoir été créée pour
lui ; l'autre est, dans ses raisonnements, d'une raideur poussée jusqu'à
l'absurdité. Chacun des deux se distingue surtout par les qualités qui font
défaut à l'autre : Empédocle par une foule d'aperçus brillants, ingénieux
et souvent allant droit au but ; son aîné, Anaxagore, par la solide charpente
d'un système où tout se tient et s'enchaîne puissamment.
Avec Anaxagore (01), la philosophie et les sciences
de la nature ont passé d'Ionie en Attique. Ce penseur est né en ou vers l'an
500 avant J.-C. à Clazomènes, dans le voisinage immédiat de Smyrne ; il
appartenait à une famille aristocratique. Il négligea, dit-on, son patrimoine
et se voua de bonne heure et exclusive-ment à la recherche philosophique. Nous
ignorons quelles écoles il fréquenta, où il acquit sa science. Car s'il se
rattache en bien des points aux doctrines d'Anaximandre et d'Anaximène, la
tradition qui fait de lui l'élève de ce dernier contredit les données
chronologiques. A l'âge d'environ quarante ans, il vint se fixer à Athènes ;
et il y fut jugé digne de l'amitié du grand homme d'État qui cherchait à
faire de cette ville le centre littéraire aussi bien que le centre politique de
la Grèce. Pendant toute une génération, il fut l'ornement du cercle choisi
que Périclès avait rassemblé autour de lui. Mais il devait, lui aussi, être
entraîné dans le tourbillon des luttes de partis. Lorsque, vers le
commencement de la guerre du Péloponnèse, l'astre du maître des destinées
d'Athènes commença à pâlir, une accusation d'impiété fut portée contre la
gracieuse et intelligente compagne de sa vie, et aussi contre celui que la
philosophie lui avait rendu cher. L'exil ramena Anaxagore dans sa patrie, en
Asie Mineure, et il termina à Lampsaque, à l'âge de soixante-douze ans, et au
milieu de ses fidèles disciples, une vie sans tache. Nous possédons des
fragments notables de son oeuvre, qu'il avait divisée en plusieurs livres, et
qu'il avait écrite en une prose dénuée d'art, mais non de grâce. Il l'avait
publiée après 467, date de la chute d'une météorite, car il y mentionne ce
fait ; son livre est, soit dit en passant, le premier livre pourvu de figures
que la littérature grecque ait possédé.
Le problème de la matière l'a préoccupé, comme il avait préoccupé avant
lui ses compatriotes ioniens. Mais la solution qu'il y a donnée est tout à
fait originale ; elle le sépare entière-ment de ses prédécesseurs et fournit
en même temps la preuve que le mouvement critique inauguré par les Éléates
n'avait exercé sur lui aucune espèce d'influence. S'il a connu le poème
didactique de Parménide, le contenu en a glissé sur son esprit sans y laisser
la moindre trace. Car pas une syllabe des fragments que nous possédons de lui,
pas un mot des témoignages antiques qui les complètent ne fournit le plus
léger indice qu'il ait - pour ne pas parler du reste - pris garde aux doutes
exprimés avec tant de force par Parménide sur la valeur du témoignage des
sens et sur la multiplicité des choses, le plus léger indice qu'il ait fait
une tentative quelconque pour les combattre. Tout au contraire. Sa confiance
absolue dans les indications fournies par les sens forme la base de son système
; et ce n'est pas la simple multiplicité des choses, mais une foule
inépuisable d'entités radicalement différentes dès le principe qui en
constitue le caractère distinctif. On est d'autant plus surpris, au moins au
premier moment, de le voir prendre exactement la même position que Parménide
relativement au double postulat que nous venons d'exposer si longuement. Pas de
naissance ni de destruction, pas de changements de propriétés. «Les Grecs ont
tort de parler de naissance et de destruction. Car aucune chose né naît et
aucune ne périt, mais chacune se forme par mélange des objets existants, et se
résout en eux par séparation. Ils auraient donc plus de raison de donner à la
naissance le nom de mélange, et à la destruction celui de séparation ». Nous
avons déjà appris comment le second et le plus récent de ces postulats (que
nous avons déjà vu poindre chez Anaximène) a pu, sortir du premier , « de
l'ancienne et commune doctrine des physiciens, qui n'a été combattue d'aucun
côté », pour citer encore une fois les mots significatifs d'Aristote; quant
à la question de savoir comment, en fait, la pensée d'Anaxagore l'en a fait
sortir, nous n'en sommes plus réduits à des suppositions depuis qu'un court
fragment le son oeuvre, longtemps négligé malgré l'importance de son contenu,
a jeté une pleine lumière sur ce point. La nature des choses est telle que les
sens nous la montrent ; les choses sont indevenues et indestructibles ; il en
est de même de leurs qualités - telles sont les trois propositions d'où est
sortie la théorie de la matière qui porte le nom d'Anaxagore ; cette théorie
est aussi caractéristique de la rigueur implacable de sa pensée que des
lacunes de son esprit ; elle dénote en lui l'absence de cette peur instinctive
- peut-être plus précieuse encore pour le naturaliste - des méthodes trop
inflexibles ; faute de cela, il s'est éloigné d'autant plus de la vérité
qu'il les suivait avec plus de conséquence. Cette doctrine est, en effet, à
peu près exactement le contraire de ce que la science nous a appris sur la
matière et sur sa composition. Les combinaisons en réalité les plus
compliquées - les combinaisons organiques, notamment - sont pour le
Klazoménien les matières fondamentales ou éléments ; des matières
infiniment moins compliquées - bien que non simples -- comme l'eau ou le
mélange qui constitue l'air atmosphérique, représentent pour lui les
combinaisons les plus disparates. Si jamais un puissant esprit s'est engagé
dans une voie trompeuse et l'a suivie avec une inlassable persévérance, on
peut dire que c'est Anaxagore dans sa théorie de la matière, puisque cette
théorie est aux résultats de la chimie exactement ce qu'est le mauvais côté
d'un tapis à son beau côté.
Voici comment il a raisonné. Considérons le pain. Il est fait de matières
végétales, et contribue à nourrir notre corps. Mais le corps de l'homme ou de
l'animal est formé d'éléments multiples : peau, chair, sang, veines, tendons,
cartilages, os, poils, etc. Chacun de ces éléments se distingue des autres par
sa couleur claire ou sombre, sa mollesse ou sa dureté, son élasticité ou son
man-que de souplesse, etc. Comment se peut-il qu'une aussi abondante
multiplicité d'objets sorte d'un pain constitué de parties uniformes ? Il
n'est pas croyable qu'il se produise un changement de propriétés. Il ne reste
donc qu'une alternative : admettre que les nombreuses formes de matière
contenues dans le corps humain sont déjà renfermées comme telles et sans
exception dans le pain que nous mangeons. Leur petitesse se dérobe à notre
perception. Car nos sens ont un défaut, une « faiblesse », qui est de ne
percevoir que dans d'étroites limites. Le processus de la nourriture associe
les particules imperceptibles à cause de leur petitesse, et les rend visibles
à notre oeil, sensibles à notre toucher, etc. Ce qui est vrai du pain est vrai
aussi du blé avec lequel il a été préparé. Mais comment cette étonnante
variété de particules de matière pourrait-elle se rencontrer dans le pain si
elle n'existait pas déjà dans la terre, dans l'eau, dans l'air, dans le feu
(du soleil), desquels le blé a tiré sa nourriture ? Et puisque tant d'êtres
et des êtres si différents tirent leur substance des mêmes sources, on doit
admettre en celles-ci la présence d'innombrables particules de natures
différentes. La terre, l'eau, le feu, l'air, apparemment les plus simples de
tous les corps, sont en réalité les plus composés. Ils sont pleins de «
semences » ou de matières premières de toutes les espèces imaginables ; ce
ne sont guère que des collections ou des entrepôts où s'approvisionnent
animaux et végétaux. Toutes les qualités des diverses parties du corps humain
appartiennent de toute éternité aux particules primitives, et se manifestent
quand les circonstances sont favorables ; ainsi s'élabore le parfum de la rose,
ainsi l'aiguillon de l'abeille acquiert son acuité, ainsi se réunissent les
couleurs chatoyantes qui brillent comme des yeux sur la queue du paon. Autant
d'impressions les sens nous transmettent, en tenant compte des plus légères,
des plus insaisissables nuances ; autant de combinaisons se révèlent dans
l'unité d'un objet matériel ; - autant il doit exister de particules
primordiales ; l'énumération en serait donc impossible.
Qui ne voit que le contenu de cette doctrine contredit de la façon la plus
évidente les faits constatés par la science moderne ? Mais, et qu'on le
remarque bien, il règne, malgré tout, entre la méthode et les aspirations
d'Anaxagore et celles de nos savants la plus surprenante concordance. Lui aussi
se propose de faire comprendre jusque dans leur essence intime les phénomènes
de l'Univers. Les processus chimiques sont ramenés par lui aux mouvements ;
même les faits physiologiques sont dépouillés par lui de toute apparence de
mysticisme et étudiés au point de vue mécanique. Car c'est aux combinaisons
et aux séparations, c'est-à-dire aux changements de situation qu'il recourt
pour expliquer les altérations, les transformations les plus mystérieuses. La
théorie du philosophe de Klazomènes est une tentative, grossière sans doute
et prématurée, pour montrer que tous les phénomènes matériels sont les
conséquences de mouvements. Quant au détail de cette théorie, nous l'ignorons
presque complètement. Comment, par exemple, Anaxagore rendait-il compte du
changement d'aspect et de qualité des choses qui se produit lorsque change leur
état d'agrégation ? Nous ne pouvons donner aucune réponse à cette question.
Sur ce point, nous n'avons qu'une indication tout à fait énigmatique : la
neige, prétendait Anaxagore, doit être sombre comme l'eau dont elle est
formée, et, à quiconque le sait, elle n'apparaît plus du tout blanche. Nous
saisissons la difficulté à laquelle s'est ici heurtée sa théorie de la
matière : comment le rapprochement des particules de l'eau causé par le froid
pourrait-il expliquer le changement de couleur qui se produit en même temps ?
Il n'aurait servi de rien d'invoquer, en ce cas, la faiblesse de notre vue.
Fermement convaincu que, en tout état de cause, les molécules de l'eau doivent
garder une couleur foncée, le grand penseur s'est laissé prendre - nous
serions tenté de le supposer - à une grossière erreur des sens. Pour
l'examiner avec toute la netteté possible, il a sans doute contemplé le tapis
blanc de l'hiver éclairé par le soleil jusqu'à ce que son oeil ébloui ait
commencé à le voir noir, et, dans cette illusion d'optique, il a cru trouver
la confirmation d'une opinion préconçue (02).
Souvenons-nous de l'interprétation à peine plus extravagante des faits
naturels que nous avons rencontrée chez Anaximène (p. 64), et la grandeur de
cette méprise ne nous paraîtra plus guère impossible. Quant à l'objection
que ne pouvaient s'empêcher d'élever contre lui les représentants de
l'ancienne théorie de la matière : comment des objets essentiellement
différents pourraient-ils agir les uns sur les autres, souffrir les uns par les
autres ? cette objection avait perdu une partie de sa valeur depuis
qu'Héraclite avait émis l'hypothèse de particules et de mouvements
invisibles. « En tout, répondait-il, il y a des parties de tout » ; dans ce
monde, « les objets ne sont pas (absolument) séparés et comme coupés les uns
des autres avec une hache ». (C'est là, soit dit en passant, la seule
expression figurée que l'on trouve dans la longue série de ses fragments.)
Mais chaque objet est dénommé d'après l'espèce de matière qui se rencontre
en lui en plus grande quantité, et qui, par conséquent, prédomine. Enfin, il
cherchait à supprimer tout doute sur la réalité de l'Invisible en général,
en faisant remarquer quelle résistance l'air invisible emprisonné dans une
outre gonflée oppose à nos tentatives de compression.
La cosmogonie
d'Anaxagore se meut jusqu'a un certain point dans les voies frayées par
Anaximandre, et que ses successeurs n'ont guère abandonnées (03).
Au commencement, pour lui aussi, règne une sorte de chaos. Mais, au lieu d'une
matière primordiale unique, nous sommes en présence d'un nombre indéfini de
matières primitives, également étendues au delà de toute limite : « Toutes
choses étaient réunies » ; les particules primitives, infiniment petites,
entassées pêle-mêle, formaient la confusion initiale. Il eût été
impossible de les distinguer les unes des autres, en quoi elles rappelaient
l'indétermination primitive de l'Être universel d'Anaximandre. Douées dès le
principe de qualités matérielles particulières, les « semences » ou
éléments - n'avaient pas besoin d'être différenciées dynamiquement, mais
seulement d'être séparées mécaniquement. Anaxagore ne se croyait pas tenu
d'imaginer le phénomène physique nécessaire à cet effet ou de le construire
d'après des analogies connues ; il croyait le voir dans un mouvement qui se
passe encore aujourd'hui, et que notre oeil peut observer tous les jours, toutes
les heures : dans la révolution apparente du ciel. Non seulement cette
révolution a opéré à l'origine la première séparation des particules
matérielles ; elle continue à l'opérer encore dans d'autres parties de
l'espace universel. Cette tentative de rattacher le passé le plus reculé au
présent immédiat, et celui-ci à l'avenir le plus lointain, dénote la ferme
conviction que les forces agissantes de l'Univers sont toujours les mêmes, que
les phénomènes auxquels elles donnent naissance sont réguliers et constants ;
et cette conviction, bien faite pour exciter en nous l'étonnement le plus vif,
contraste de la manière la plus saisissante avec les conceptions mythiques des
époques précédentes. Et si maintenant nous demandons comment cette
révolution peut produire l'effet qu'on lui attribue, voici à peu près la
réponse que nous recevons. Sur un point de l'Univers a commencé un mouvement
rotatoire qui s'est propagé et ne cessera de se propager à des cercles
toujours plus étendus. On peut, avec quelque probabilité, considérer le pôle
septentrional du ciel comme point de départ de ce mouvement ; quant à sa
transmission, elle ne peut guère s'opérer qu'en lignes circulaires, et elle
est due au choc ou à la pression que chaque particule de matière exerce sur
son entourage. Ainsi seulement, le premier choc, dont l'origine va bientôt nous
occuper, pouvait produire naturellement les extraordinaires effets qu'Anaxagore
lui attribue. L'inconcevable puissance, l'inconcevable rapidité de ce mouvement
rotatoire avaient, selon la pensée évidente du Klazoménien, produit un tel
ébranlement dans la masse sphérique de la matière, que la ferme cohésion en
avait été relâchée, que la friction des particules avait été surmontée,
et qu'ainsi il leur avait été possible de suivre la sollicitation de leur
pesanteur spécifique. Alors seulement, pouvaient et devaient se former les
masses de matière homogène auxquelles étaient réservées les diverses
régions de l'Univers. « L' Épais, le fluide, le froid et le sombre se sont
réunis à l'endroit où se trouve actuellement la terre (à savoir au centre de
l'Univers) ; le subtil, le chaud et le sec se sont élancés bien haut dans
l'éther ». On voit que la chaîne d'effets rattachée à ce phénomène
initial, qui se produit dans un lieu limité de l'espace, s'étend à perte de
vue. Mais ce phénomène lui-même nécessitait une explication. Il devait
avoir, lui aussi, une cause. Ici les analogies physiques laissent notre
philosophe dans l'embarras ; il recourt à ce que l'on peut appeler avec une
demi-raison une intervention surnaturelle. Avec une demi-raison, disons-nous.
Car si l'agent qu'il appelle à son secours n'est pas absolument matériel, il
n'est pas non plus absolument immatériel ; si ce n'est pas la matière
ordinaire, ce n'est pas non plus la divinité ; et surtout s'il est proclamé
souverain et sans limites, il fait de sa puissance un si mince et même si
exceptionnel usage qu'on peut bien lui attribuer en principe la domination sur
la nature, mais non pas, assurément, la lui accorder en fait. Quoi qu'il en
soit, la première chiquenaude est censée avoir été donnée par le Nous, mot
que nous préférons ne pas traduire, parce que toute traduction, que ce soit
par esprit ou par matière pensante introduit dans sa signification un élément
étranger (04). C'est, d'après la propre
déclaration d'Anaxagore, « la plus subtile et la plus pure des choses» ; «
seule, elle n'est mélangée d'aucune autre chose, car si elle était mélangée
à une autre chose quelconque, elle aurait (d'après ce que nous avons dit plus
haut de la séparation incomplète des matières) part à toutes les autres, et
ce mélange l'empêcherait d'exercer sur n'importe quoi la même puissance »
qu'elle exerce maintenant dans son état de pureté. Selon des déclarations
ultérieures, le Nous possède toute science sur toute chose, sur le passé, le
présent et l'avenir, et le suprême pouvoir lui appartient. Mais si, d'après
tout cela, on est tenté de l'identifier à la divinité suprême, on se trouve
arrêté par d'autres et non moins importantes déterminations. Anaxagore parle
d'un « plus et d'un moins » du Nous ; il le représente comme « divisible »,
et comme « inhérent à bien des choses », par lesquelles il entend tous les
êtres vivants.
Deux mobiles très différents ont contribué à l'élaboration de cette
doctrine, et se sont en même temps tenus réciproquement en échec. Tout ce
qui, dans l'Univers, trahit l'ordre et la beauté, tout ce qui, par une habile
adaptation à d'autres facteurs, fait l'impression d'un moyen approprié à un
but, donne, l'idée d'une action consciente, d'un déploiement de forces
intentionnel. En fait, l'argument téléologique ou de la finalité est encore a
l'heure qu'il est l'arme la plus redoutable de l'arsenal du théisme
philosophique. Mais si d'autres penseurs, après Anaxagore, ont jugé que cette
mission ne pouvait être dignement remplie que par une essence dépouillée de
tout élément matériel, il croyait, lui, qu'il suffisait pour cela d'une sorte
de fluide ou d'éther ; c'est ainsi qu'Anaximène avait considéré l'air et
Héraclite le feu comme les supports d'une intelligence universelle qui, il est
vrai, ne se proposait aucun but ; c'est ainsi que les neuf dixièmes des
philosophes de l'antiquité ont vu dans l'« âme » individuelle non pas une
substance immatérielle, mais une substance matérielle extrêmement subtile et
mobile. Mais la théorie avec laquelle a fait son apparition le problème de la
finalité, qui ne devait plus disparaître des préoccupations, renfermait un
sérieux danger pour le progrès des sciences de la nature. Heureusement, le
penseur ultra-conséquent d'habitude s'est montré, cette fois, inconséquent.
Aristote, aussi bien que Platon, le blâme à ce propos ; tous deux se
déclarent tout à fait ravis de l'introduction de ce nouvel agent, mais peu
édifiés du rôle de bouche-trou ou d'expédient qui lui est attribué.
Anaxagore, disent-ils, emploie le Nous comme le poète dramatique emploie le
Deus ex machina qu'il fait descendre du ciel pour trancher violemment le nœud de l'intrigue lorsqu'il ne trouve aucun moyen plus doux de terminer la pièce.
Mais, dans l'explication du détail, il préfère recourir «aux airs, aux
courants éthérés et à d'autres choses singulières » ; bref, à n'importe
quoi plutôt qu'à son fluide intelligent. Ainsi parlent Aristote et Platon (05).
Pourtant, s'il avait agi autrement, si, comme l'aurait voulu ce dernier, il
avait poursuivi ses recherches en se plaçant complètement au point de vue du
« meilleur », si, à propos de chaque phénomène particulier, au lieu de se
demander comment et dans quelles conditions il se produit, il s'était demandé
pourquoi et dans quel but, alors sa contribution au trésor de la science
humaine eût été incomparablement plus modeste qu'elle ne l'a été en
réalité. Mais il sut éviter ce sentier d'illusion ; il semble avoir compris
que l'étroitesse de notre horizon intellectuel nous empêche de deviner jamais
les intentions de l'Être qui gouverne le monde. Il n'a été qu'un
demi-théologien, mais un naturaliste complet, quoique ses facultés, à cet
égard, fussent très inégalement développées. Son siècle l'a même
considéré comme le modèle du naturaliste, pour cette raison surtout, sans
doute, que la théologie nouvelle, si l'on peut donner ce nom à la doctrine du
Nous, l'a complètement dégagé des liens de l'ancienne mythologie.
Pour lui, les grands objets de la nature n'étaient plus des êtres divins, mais
seulement des masses matérielles obéissant aux mêmes lois que les autres
accumulations, grandes ou petites, de matière. Ses contemporains se plaignent
sans cesse qu'il ait vu dans le soleil non plus le dieu Hélios, mais ni plus ni
moins qu'une « masse ignée ». Sur un point seulement de sa théorie, toute
mécanique et physique quant au reste, de la formation du ciel et de l'univers,
il s'est vu forcé d'admettre une intervention ; encore cette intervention
n'a-t-elle lieu qu'une fois. Mais cette première impulsion, par laquelle
l'Univers, jusqu'alors au repos, entre en mouvement, rappelle de la manière la
plus surprenante la première chiquenaude que, selon maint astronome moderne, la
divinité a donnée aux astres. Que dis-je ? L'une des hypothèses ne rappelle
pas simplement l'autre ; il est plus vrai de dire qu'elles sont à peu près
identiques. Toutes deux sont destinées à combler la même lacune dans notre
connaissance. Elles répondent exactement au même besoin, à savoir
d'introduire dans la mécanique du ciel, à côté de la gravité, une seconde
force d'origine inconnue. Que l'on ne se méprenne pas sur notre pensée. Nous
n'entendons pas attribuer au penseur de Clazomènes une anticipation sur la
doctrine newtonienne de la gravitation, ou la connaissance du parallélogramme
des forces ; il ignorait à coup sûr que les courbes décrites par les astres
résultent de la combinaison de deux forces, dont l'une est la gravitation, et
l'autre la force tangentielle résultant de cette impulsion première. Mais une
courte réflexion fera comprendre combien ses idées se rapprochent des
principes de l'astronomie moderne. Dans la suite de sa cosmogonie, il enseignait
que le soleil, la lune et les étoiles avaient été arrachés du point central
de l'Univers - la terre - par la force de la révolution cosmique. Il admettait
donc des projections tout à fait analogues à celle que suppose la théorie de
Kant et de Laplace sur la formation du système solaire. Il en trouvait la cause
dans ce que nous appelons force centrifuge, force qui, toutefois, ne pouvait
déployer cet effet avant que cette révolution eût commencé et qu'elle eût
acquis une force et une vitesse considérables. D'autre part, à propos de la
chute, que nous avons déjà mentionnée, d'une météorite gigantesque,
comparable à une meule de moulin, Anaxagore avait déclaré, comme si cette
pierre était tombée du soleil, que toutes les masses sidérales s'abîmeraient
sur la terre aussitôt que la force de révolution diminuerait et, ne les
maintiendrait plus dans leurs orbites. Ainsi les considérations les plus
diverses le ramenaient toujours au même point de départ, à ce que nous
pouvons appeler le secret primordial de la mécanique. La gravitation (dont il
se faisait d'ailleurs une idée incomplète, puisqu'elle impliquait l'absolue
légèreté de certaines matières) ne lui paraissait suffisante pour expliquer
ni la séparation des masses de matière, ni la naissance, la permanence, et les
mouvements des astres et du ciel. Il en déduisait l'action d'une force opposée
qui, directement ou indirectement, dégage une série d'effets indispensable à
l'intelligence des phénomènes universels. Et parmi ses effets indirects, il
rangeait en premier lieu l'occasion qu'elle fournit à la force centrifuge de se
manifester. Quant à l'origine de cette force, elle lui paraît enveloppée
d'une impénétrable obscurité. Il la réduit à un choc destiné à compléter
l'effet de la gravitation, tout comme l'est le choc dans lequel les
prédécesseurs de Laplace ont cru trouver le point de départ de la force
tangentielle.
Anaxagore - et
cela montre son esprit vraiment scientifique, - ne recule pas, il est vrai,
devant les hypothèses les plus hardies quand les faits ne lui laissent pas
d'autre choix ; mais grâce à la vigueur de sa pensée, il sait leur donner la
forme qui satisfait au. plus grand nombre d'exigences. Ainsi se distinguent
aussi les produits les plus parfaits de la législation. Un minimum
d'hypothèses doit expliquer un maximum de faits. A quel degré il y a réussi
en recourant à cette unique et presque surnaturelle intervention, c'est ce qu'a
suffisamment montré le chapitre précédent. A la même tendance d'esprit se
rattache la mémorable tentative qu'il a faite, et que nous devons à cause de
cela mentionner ici, pour expliquer la supériorité intellectuelle de l'homme.
Anaxagore la réduit à la possession d'un seul organe, la main ; et il
comparait sans doute celle-ci au membre correspondant des animaux les plus
rapprochés de nous par leur structure. Ceci nous rappelle le mot de Benjamin
Franklin sur « l'être qui crée des outils ». Il est possible que cette
déduction, dont nous ne connaissons pas les détails, substituât la partie au
tout ; mais elle nous fait voir en lui, profondément enracinée, la crainte
d'entasser les différences spécifiques et les faits primordiaux inexplicables,
et cette crainte, plus que tout autre trait, distingue de sa contrefaçon la
physionomie du vrai penseur.
Le reste de l'astronomie d'Anaxagore (06) n'est
guère que la reproduction des théories de ses devanciers milésiens. On serait
presque tenté d'attribuer au grand homme un peu de la suffisance qu'Hérodote a
si amèrement reprochée aux Ioniens des douze Cités, tellement il se montre
peu accessible aux influences intellectuelles qui ne proviennent pas de sa
patrie. La sphéricité de la terre, proclamée par Parménide, lui était
inconnue ou lui paraissait inadmissible. D'accord avec Anaximène, il regarde la
terre comme un disque plat immobile dans l'espace. Mais ici nous nous trouvons
en présence d'une difficulté insoluble pour le moment, et qui a même à peine
été aperçue (07). A ce qu'Aristote nous assure,
il se représentait la terre sous forme d'un couvercle qui forme le centre du
Kosmos et qui repose sur l'espèce de coussin formé par l'air emprisonné sous
lui ; d'autre part, si l'on en croit des témoignages également dignes de foi,
il enseignait que les astres se meuvent au-dessous de la terre. Comment
concilier ces deux théories ? Dans les temps primitifs, sans doute, selon lui,
les astres se mouvaient latéralement à la terre, et par conséquent ne
descendaient jamais au-dessous d'elle. L'inclinaison de l'axe terrestre, qui
semble avoir contredit le besoin de régularité si vivement ressenti par notre
philosophe, et dont il n'indique pas la cause, ne date, à son avis, que d'un,
temps relativement récent, postérieur en tout cas au commencement de la vie
organique. Anaxagore estimait évidemment que l'extraordinaire phénomène de
l'apparition des animaux et des végétaux supposait des conditions tout autres
que les conditions actuelles, et se conciliait peut-être mieux avec le règne
d'un perpétuel printemps qu'avec les changements de saisons. L'idée qu'il se
fait de la grandeur des corps célestes est très enfantine. Le contour du
soleil, disait-il, était plus grand que celui du Péloponnèse. Son explication
du solstice n'est pas plus heureuse : si l'astre lumineux revient en arrière,
c'est que la densité de l'air l'oblige à rétrograder. A cause de sa chaleur
moindre, la lune doit être moins capable de résister à l'air épaissi, et par
conséquent obligée de se retourner plus fréquemment. Malgré cela, Anaxagore,
si les témoignages des anciens ne nous trompent pas, a une importante
découverte astronomique à son actif. C'est lui qui, le premier, formula la
théorie exacte des phases de la lune et des éclipses ; toutefois, il gâta son
explication de ces dernières en supposant qu'elles pouvaient être causées non
seulement par l'ombre de la terre et de son satellite, mais encore, comme le
pensait Anaximène, par l'interposition d'astres dépourvus de lumière. Ce qui
caractérise au plus haut degré les faiblesses aussi bien que les mérites de
son esprit scientifique, c'est la tentative qu'il fit pour rendre compte de
l'accumulation d'étoiles qui forme la voie lactée (08).
Il n'y voyait qu'une apparence, et cette apparence était due, à l'en croire,
au fait que, dans cette région du ciel, la lumière des étoiles ressort plus
vivement à cause de l'ombre projetée par la terre. Il est évidemment arrivé
à cette théorie par le raisonnement suivant : La lumière du jour nous
empêche d'apercevoir les astres qui se trouvent dans le ciel ; seule,
l'obscurité de la nuit les rend visibles ; un accroissement d'obscurité est
donc parallèle à un accroissement de visibilité, et là où notre oeil voit
la plus grande quantité d'étoiles, il n'est pas nécessaire, en vérité,
qu'il y en ait un plus grand nombre ; il suffit que, dans cette partie du ciel,
il règne une obscurité plus grande. Et, pour expliquer ce maximum
d'obscurité, il ne s'offrait à lui aucune hypothèse à part celle que nous
avons indiquée. Sans doute, cette théorie contredit les faits les plus faciles
à observer, et nous montre encore une fois combien Anaxagore était
exclusivement déductif, combien peu il se préoccupait de vérifier ses
hypothèses. La voie lactée n'est-elle pas inclinée sur l'écliptique, alors
que, si cette explication était vraie, elle devrait coïncider avec elle? Et
pourquoi la lune ne s'éclipse-t-elle pas toutes les fois quelle traverse la
voie lactée ? Mais cela ne doit pas nous empêcher de reconnaître que cette
déduction était des plus ingénieuses, et que la question à laquelle il
voulait répondre était plus que l'amusement d'un esprit oisif.
Vraisemblablement, Anaxagore, comme le fait supposer sa doctrine du Nous, et
comme nous avons eu déjà l'occasion de le remarquer, était très exigeant en
fait de symétrie cosmique. Mais l'astronomie actuelle ne se contente pas
simplement non plus, pour expliquer ce fait surprenant, d'admettre une
irrégularité dans la distribution originelle de la matière. Elle cherche
plutôt - comme autrefois le Klazoménien - sous cette extraordinaire
irrégularité une simple illusion d'optique ; si ces astres nous paraissent si
rapprochés, nous dit-elle, c'est que le système de la Voie lactée, auquel
nous appartenons, présente une forme lenticulaire.
Dans le domaine de la météorologie, nous devons mentionne son explication des
vents par des différences de température et de densité de l'air ; dans celui
de la géographie, il rendit compte des crues du Nil en les rapportant à la
fonte des neiges dans les montagnes de l'Afrique centrale. Cette supposition, au
moins partiellement exacte, provoqua les moqueries de toute l'antiquité. En ce
qui touche les commencements de la vie organique, Anaxagore suit les traces
d'Anaximandre ; sa seule originalité consiste à faire précipiter sur la terre
avec la pluie les premiers germes des plantes qui se trouvaient dans l'air avec
les « semences » de toute nature. Cette doctrine, selon toute apparence, est
en rapport avec la haute signification que notre sage attribuait a l'air pour
toute la vie organique. N'a-t-il pas, par exemple, attribué aux plantes - sans
se fonder sans doute sur des observations précises, - une sorte de respiration
? C'est lui aussi qui a découvert que les poissons respirent par des branchies.
Pour lui, d'ailleurs, il n'y a pas d'abîme béant et infranchissable entre le
règne végétal et le règne animal. Les plantes doivent, pour le moins,
dit-il, éprouver des sensations agréables et des sensations désagréables,
les premières durant leur croissance, les secondes au moment où elles perdent
leurs feuilles. De même, pour lui, les divers degrés du monde animal
n'étaient pas « séparés comme à coups de hache », et cependant sa théorie
de la matière devait lui interdire tout pressentiment de l'évolution des
espèces. Sa préoccupation - que nous avons déjà louée, mais qu'on ne
saurait assez louer, - de ne pas entasser sans nécessité les différences
spécifiques, l'a préservé de plusieurs des erreurs dans lesquelles sont
tombés ses successeurs. Il ne reconnaissait dans les dons intellectuels que des
différences de degré, puisqu'il faisait participer au Nous, en une mesure plus
ou moins grande, tous les animaux sans exception, les plus gros comme les plus
petits, les plus élevés comme les plus infimes dans l'échelle des êtres.
Nous ne croyons
pas devoir nous arrêter longtemps à la théorie des sens d'Anaxagore. Ce qui
la caractérise surtout, c'est qu'elle ne reconnaît le principe de la
relativité que là où les faits ne permettent aucun doute, par exemple en ce
qui concerne le sentiment de la température. Le philosophe sait bien que la
même eau paraît plus ou moins chaude suivant que l'on a plus ou moins froid à
la main. A part cela, il considère les sens comme des témoins dont les
informations sont limitées, mais dont la véracité ne laisse rien à désirer.
Leur témoignage nous permet, il en est persuadé, de nous faire une image
absolument fidèle du monde extérieur. Nous avons fait suffisamment connaître
à nos lecteurs la théorie de la matière qu'il en a déduite. Cependant il ne
sera pas mauvais de se la remettre ici en mémoire avec les considérations sur
lesquelles elle est fondée. De ces deux prémisses : « il ne se produit pas de
changements de propriétés », -« les objets possèdent réellement les
propriétés que les sens nous révèlent », découlait inévitablement cette
conclusion : « toute différence des propriétés sensibles est fondamentale,
primordiale et immuable ; il n'y a donc pas une ou plusieurs matières
primitives, mais il y en a une foule innombrable ». Ou, pour parler plus
exactement, il ne subsiste de distinction qu'entre les agglomérations de
particules homogènes (auxquelles Anaxagore donne le nom d'homoioméries (09))
et les agglomérations de particules hétérogènes : la distinction entre les
formes matérielles primitives et les formes matérielles dérivées tombe.
Ainsi, Anaxagore était retourné à la naïve conception que se fait de la
nature l'homme primitif; il avait reculé bien au delà de la théorie de la
matière de ses prédécesseurs, et même au delà des premiers essais de
simplification du monde matériel que l'on rencontre déjà dans Homère, dans
l'Avesta ou même dans le livre de la Genèse. Mais les arguments sur lesquels
repose cette théorie, et qui imposent à la pensée humaine avec une force
irrésistible la croyance à l'intime affinité des innombrables éléments de
la matière, n'en avaient point été ébranlés. Des postulats d'une importance
égale, mais opposés et inconciliables, se trouvaient, semblait-il, en
présence les uns des autres ; on aurait pu croire que le problème de la
matière aboutissait à une impasse. Seule, la considération suivante pouvait
le tirer de cette fâcheuse situation. Les prémisses de la théorie de la
matière avaient été définitivement réfutées par les conséquences qu'on en
avait tirées, conséquences radicalement fausses, comme nous le savons
aujourd'hui, et difficiles à croire, comme pouvaient déjà s'en rendre compte
les contemporains d'Anaxagore. Mais il n'en résultait pas que ces prémisses
fussent nécessairement inexactes ; il se pouvait qu'elles fussent seulement
incomplètes. Il n'était pas indispensable de les rejeter; il suffisait de les
compléter. La pierre d'achoppement était écartée ; ce que nous avons appelé
le second postulat de la matière, à savoir la croyance à la constance
qualitative de celle-ci, pouvait être maintenu, si l'on considérait comme
vraiment objectives non pas l'ensemble des qualités perceptibles par les sens,
mais seulement une partie d'entre elles. La nouvelle théorie de la connaissance
vint au secours de l'ancienne théorie de la matière. La distinction entre les
propriétés objectives ou primaires et les propriétés subjectives ou
secondaires des choses, tel fut le grand exploit intellectuel qui devait opérer
et qui opéra en effet la réconciliation entre des prétentions jusqu'alors
inconciliables. Par là, une nouvelle cime, incomparablement plus haute, quoique
sûrement pas la cime suprême, était escaladée. Cet exploit, c'est Leucippe
qui l'a accompli. Ainsi il a rendu des ailes à la spéculation philosophique,
qui semblait condamnée à l'immobilité, ainsi il s'est acquis un titre
impérissable. Le mérite, à peine moins grand, d'Anaxagore, son plus grand
mérite, à' notre avis, est d'avoir, par la rigueur implacable de déductions
qui ne reculaient pas devant les conséquences les plus absurdes, rendu visible
même aux yeux les moins exercés, la nécessité de compléter la théorie de
la matière.
Anaxagore a joui dans l'antiquité d'une haute estime, et cette estime, il l'a
due, comme cela arrive si souvent, à peu près autant aux lacunes qu'à la
grandeur de son génie. Le caractère démodé de son dogmatisme, la raideur et
l'intransigeance de sa méthode et sans doute aussi de sa personnalité,
l'assurance d'oracle avec laquelle il proclamait des théories dont plusieurs
contredisaient étrangement le sens commun, tout cela exerçait, a n'en pas
douter, et sur des cercles étendus, une véritable fascination. Ces caractères
formaient le contraste le plus violent qu'il soit possible d'imaginer avec la
flottante incertitude, avec la souplesse intellectuelle exagérée d'une époque
où la pensée était aussi imprégnée de germes de scepticisme que le sont
l'air ou l'eau de « semences », d'après les enseignements de notre
philosophe. Mais il était impossible qu'on ne ressentît pas aussi une autre
impression. Quand le vénérable philosophe énonçait sur tous les secrets de
l'Univers des jugements aussi précis que s'il avait assisté lui-même comme
témoin oculaire à la naissance du Kosmos; quand il exposait du ton de
l'infaillibilité les opinions les plus paradoxales, telles que, par exemple,
ses vues sur la matière ; et surtout quand, avec la confiance d'un homme qui a
reçu une révélation, il parlait d'autres mondes où tout se passe exactement
comme sur la terre, où il y a des hommes comme nous, qui se construisent des
demeures, cultivent leurs champs et portent leurs produits au marché ; quand il
faisait tout cela en ayant soin de terminer toujours par ce refrain : « tout à
fait comme chez nous ; » - alors plus d'une bouche devait esquisser un sourire,
et nous croyons sans peine que Xénophon n'exprimait pas seulement son opinion
personnelle, mais. une opinion très répandue autour de lui, quand il disait
que « le grand philosophe n'avait pas tout à fait sa tête a lui (10)
». Une seule chose le rattachait au scepticisme de l'époque d'effervescence
intellectuelle à laquelle il appartenait : son attitude parfaitement
dédaigneuse à l'endroit des croyances populaires. A part cela, doué d'une foi
dans la perception sensible qui rappelle, par sa robustesse, l'ingénuité des
moins philosophes de nos naturalistes ; n'ayant pas le moindre atome
d'intelligence dialectique, et par conséquent passant sans les remarquer, ou en
les méprisant, à côté des doutes et des arguments subtils de Zénon ; --
poursuivant le solitaire sentier de ses pensées avec l'inconsciente témérité
d'un somnambule, sans prévoir les objections, sans être égaré par les doutes
ou arrêté par les difficultés ; - proclamant sèchement, sans poésie et sans
humour, des théories aussi absolues qu'aventureuses, il ne devait pas toujours
faire la meilleure figure au milieu des esprits si souples, si ouverts, si peu
exclusifs de son temps. Beaucoup s'en laissaient imposer par son calme
aristocratique, par sa confiante dignité ; d'autres le haïssaient parce qu'il
s'immisçait trop, à leur gré, dans les secrets des dieux ; à d'autres enfin,
qui n'étaient sans doute pas les moins nombreux, il devait paraître à tout le
moins un tantinet naïf, pour ne pas dire toqué. Nous-mêmes, nous voyons en
lui un esprit d'une grande puissance déductive, étonnamment inventif, doué
d'un sens très développé de la causalité ; mais ces avantages nous
paraissent plus que balancés par son manque surprenant de saine intuition et
par son indifférence regrettable à vérifier par les faits ses ingénieuses
hypothèses.
(01)
Cf. surtout : Anaxagore Clazomenii fragmenta, coll. Ed. Schaubach,
Leipzig 1827, ou bien W. Schorn, Anaxagorae Claz. et Diogenis Appolloniatae
fragmenta, Bonn 1829. La source presque exclusive des fragments est le
commentaire de Simplicius à la Physique d'Aristote. Une petite phrase oubliée
par les collectionneurs de fragments se trouve dans Simplic. in Arist. de
Caelo, 608, 26, Heiberg; un mot plein de sens, également omis dans les
collections, se trouve dans Plut. Moral., 98 sq. (de Fortuna, c. 3). Sur
les détails de sa biographie, voir Diog. Laërce, II ch. 3. Apollodore place sa
naissance dans la 70e Olympiade (500-497), et sa mort dans la Ire année de la
88e (428). Diog. Laërce donne comme un on-dit (l¡getai)
le fait qu'il naquit en 500 et qu'il atteignit par conséquent l'âge de 72 ans.
Sur les relations d'Anaxagore avec Périclès, cf. Platon, Phèdre, 270
a, et la biographie de Périclès par Plutarque, en particulier le ch. 32. La
résignation avec laquelle il supporta la perte de son fils unique a été
admirée de toute l'antiquité. Sur l'époque de la publication de son livre,
cf. Diels, Seneca und Lucan (Berl. Akademie-Abhandlungen, 1885, p. 8,
note). Dans Diog. Laërce, II 11, il faut certainement lire ¤pÜ
rxontow Lus [istr‹tou] = 467. Que
ce fût le premier livre illustré de figures (indépendamment, je pense, des
traités de géométrie destinés à un public spécial et peu nombreux?) c'est
ce que Kothe a conclu récemment et avec raison de Clément d'Alex. Strom.,
I 364, Pott. et de Diog. Laërce, loc. cit. (Fleckeisens Jahrb., 1886, p.
769 sq.).
(02) Cette explication - si
hasardée à première vue - de la déclaration d'Anaxagore est fondée sur la
contradiction choquante qu'il y aurait sans cela entre la base de toute sa
théorie de la matière - foi inébranlable dans la vérité qualitative des
perceptions sensibles - et l'affirmation que nous sommes en ce cas particulier
trompés par la vue. D'ailleurs mon explication s'accorde de la manière la plus
exacte avec les termes dont se sert Cicéron (Acad. quaest. IV 31), et
dont les interprètes antérieurs n'ont pas trouvé le sens vrai : « sed
sibi quia sciret aquam nigram esse, unde illa concreta esset, albam ipsam esse
ne videri quidem ».
(03) Sur la cosmogonie
d'Anaxagore, cf. l'instructive discussion de W. Dilthey (Einleitung in die
Geisteswissenschaft I 200 sp.). Je ne puis cependant, pas plus que Zeller
(Ph. d. G. I 5e éd. 1002 n.), me ranger à l'opinion que l'Univers, selon
Anaxagore, ait la forme d'un cône. On peut sans doute attribuer avec
probabilité an Klazoménien l'idée que la sphère céleste, produite par
rotation (perixÅrhsiw),
gagne en circonférence dans la mesure où des masses de matières toujours plus
grandes entrent en mouvement. Il n'est peut-être pas sans utilité de rappeler
qu'Anaxagore ne semble en tout cas rien savoir d'une sphère céleste
matérielle ou d'un ciel matériel des étoiles fixes. Même là où l'on serait
le plus en droit d'en attendre la mention (ainsi frg. 8 Schaub), il n'y a pas la
moindre allusion à une représentation de cette nature.
(04) Les tentatives sans cesse renouvelées
pour prouver la nature purement spirituelle du Nous d'Anaxagore se condamnent
elles-mêmes, soit par les contradictions dans lesquelles elles se trouvent avec
les déclarations non équivoques du Klazoménien lui-même, soit par les
artifices subtils auxquels leurs auteurs se voient forcés de recourir. Ainsi
les mots d'Anaxagore, leptñtaton p‹vrvn
xrhm‹tvn sont interprétés « la
plus perspicace de toutes choses » au lieu de « la plus fine » ; ainsi encore
dans le Œploèn
(simple) d'Aristote on voit autre chose que la reproduction du prédicat Žmig¡w
(sans mélange). La méthode employée ici consiste essentiellement à combattre
par des indications aristotéliciennes, plus ou moins arbitrairement
expliquées, le texte clair et précis des déclarations d 'Anaxagore. On
trouvera de bons arguments contre l'absolue immatérialité du Nous dans Natorp,
Philos. Monatshefte XXVII 477. L'expression « matière pensante »
(Denkstoff) est de Windelband (Iw. Müllers Handbuch d. klass. Altertums
V 1, 165).
(05) Ces plaintes se trouvent
dans le Phédon de Platon, 97 c sq. et chez Arist. Métaph. I 3
985 b. 17.
(06) Sur
les doctrines astronomiques et météorologiques d'Anaxagore, cf. Doxogr. Gr.
137 sq.
(07) Cette
difficulté (Aristote, de Caelo II 13) a, je le vois maintenant, été
étudiée, mais sans avoir été, selon moi, résolue par Brieger, Die
Urbewegung der Atome, u. s. w. (Gymnasial-Progr., Halle 1884, p. 21). II
résulte des témoignages réunis par Schaubach, pp. 174 sq., qu'Anaxagore
attribuait à la terre la forme d'un disque plat. Simplicius seul indique par le
mot tumpanoeid®w (ap.
Arist. de Caelo II 13 p. 520, 28 sq. Heiberg) qu'il lui attribuait la
forme d'un cylindre ou d'un tambourin. Mais Simpl. affaiblit son témoignage en
disant la même chose d'Anaximène, qui, nous le savons avec une pleine
certitude, était d'accord, relativement à la forme de la terre, non pas avec
Anaximandre, mais avec Thalès. Il est donc erroné de dire, comme Zeller,
Ueberweg et d'autres, qu'Anaxagore faisait de la terre un « cylindre plat ».
(08) Au
sujet de l'explication que donnait Anaxagore de l'entassement d'étoiles dans la
voie lactée, cf. Tannery, Pour l'histoire, etc., 279. Au sujet du
problème lui-même, cf. entre autres Wundt, Essays 79 sq.
(09) Depuis
Schleiermacher, on a contesté à Anaxagore l'expression de homoioméries pour
en faire une invention d'Aristote. On trouvera réunis clans Schaubach, p. 89,
les témoignages inéquivoques de l'antiquité contre cette opinion. Ce qui
montre, clair comme le jour, que cette supposition est insoutenable, c'est
qu'Epicure, et après lui Lucrèce, qui n'avait pas le moindre motif d'employer
les expressions techniques d'Aristote, ont fait usage de ce terme. (Cf. à ce
sujet le commentaire de Munro sur Lucrèce 1834 et notre étude dans la
Zeitschrift f. d. öst. Gymn. XVIII 212.)
(10) Le
jugement dédaigneux de Xénophon se trouve dans les Mémor. IV 7.