Gomperz,
Theodor (1832-1912)
Les penseurs de la Grèce : histoire de la philosophie
antique
trad. de Aug.
Reymond,... ; et précédée d'une préf. de M. A. Croiset,...
Griechische Denker : eine Geschichte der antiken Philosophie
2e éd. rev. et corr.
Paris : F. Alcan ; Lausanne : Payot, 1908-1910
LIVRE II
CHAPITRE V
Empédocle.
I. Personnalité et biographie d'Empédocle. - II. Empédocle et la chimie moderne. Doctrine des quatre éléments. Son mal-fondé et sa fécondité. Empédocle reconnaît une multiplicité de proportions chimiques. - III. Explication de la perception visuelle. Mérites de la physiologie des sens. - IV. Attraction réciproque des semblables. L'Amitié et la Discorde. Conditions de la vie organique. - V. Cosmologie d'Empédocle. Explication erronée de l'immobilité de la terre. - VI. Empédocle, précurseur de Darwin et de Goethe. Il n'est pas adversaire des hylozoïstes. Théorie de l'animation universelle. - VII. Physique et théologie des âmes. Théorie homérique de l'âme double. L'âme-fumée et l'âme-souffle. Empédocle à moitié mystique, à moitié naturaliste. - VIII. Sa théologie. Empédocle et les Éléates.
I
Le voyageur qui,
aujourd'hui, visite Girgenti, retrouve à chaque pas le souvenir d'Empédocle (01).
Car la noble piété des Italiens, entretenue par la continuité de leur
civilisation, ne connaît pas les barrières plantées par la chronologie.
Virgile est encore cher à Mantoue, Stésichore à Catane, leur éminent «
concitoyen» Archimède aux Syracusains, et les habitants de Girgenti
(Agrigentum, Akragas) sont fidèles au culte de leur grand compatriote, le
philosophe et homme d'État Empédocle. Les disciples de Mazzini et de Garibaldi
l'honorent comme démocrate parce qu'il mit fin au régime aristocratique qui,
pendant trois ans, opprima Agrigente, et qu'il refusa de placer sur sa tête la
couronne qu'on lui offrait. Cette tradition n'a rien d'inacceptable en soi. Elle
ne contredit pas ce que nous savons de la vie d'Empédocle et de l'histoire de
sa ville natale à ce moment. D'autres villes encore de la Sicile étaient alors
le théâtre de profondes dissensions. La famille d'Empédocle était parmi les
plus considérables du pays. Quand il vint au monde, entre 490 et 500 ou, au
plus tard, entre 480 et 490, elle était dans toute sa prospérité, dans tout
son éclat. Son grand-père, dont il avait reçu le nom, avait remporté en 496
à Olympie la victoire au concours des quadriges. Son père, Méton, contribua
en 470 à la chute du tyran Thrasidaeos, et acquit ainsi une influence
prépondérante sur ses concitoyens. Il n'est donc pas absolument
invraisemblable que le trône fût offert à son héritier, éminent à la fois
par l'esprit et par la naissance. Toutefois, ce ne fut pas nécessairement par
esprit démocratique qu'il renonça à régner seul comme il avait refusé de
prendre part au gouvernement oligarchique. Cette décision pouvait aussi lui
être dictée par l'intérêt personnel bien compris. Cet homme aussi habile à
parler que remarquable penseur, et qui est même cité parmi les fondateurs de
l'art oratoire, pouvait espérer jouer un rôle plus considérable dans une
cité douée d'institutions populaires que dans le cercle plus étroit de ses
égaux. Le refus d'une couronne constitue en soi un titre de gloire qui n'est
pas à dédaigner. Et de plus, ce titre ne peut être souillé ni de boue ni de
sang, tandis que le trône qui s'élève des flots impurs d'une révolution peut
facilement y retomber. Dans ces périodes agitées, la dignité de prince ne
conférait aucune protection contre les caprices, de la faveur populaire. Mais
le simple particulier n'était pas menacé du poignard vengeur d'un fanatique de
la liberté. Quand la foule changeante se fatiguait de son autorité, elle le
frappait d'une sentence d'exil.
Tel paraît justement avoir été le sort d'Empédocle, qui, à l'âge de
soixante ans, fut victime d'un accident en terre étrangère, dans le
Péloponnèse. Cette fin n'a pas paru digne, d'ailleurs, d'un homme aussi
extraordinaire ; aussi quelques-uns racontaient-ils qu'il s'était précipité
dans les laves incandescentes de l'Etna, tandis que d'autres voulaient qu'il se
fût élancé vers le ciel dans un nuage de flamme.
En réalité l'ambition de cet homme avait de plus hautes visées que la
royauté, et elle l'emporta bien au-dessus des trônes humains. Sans doute, un
palais superbe sur les rivages de la « blonde Agrigente » pouvait avoir ses
charmes et sa séduction. Mais qu'était-ce que de régner sur huit cent mille
sujets pour le Sage, le Voyant, le Thaumaturge qui pouvait prétendre régner
sans limite de nombre, de temps ou de lieu sur les âmes des autres hommes ? Et
qu'est-ce, au surplus, qu'un roi en comparaison d'un dieu ? Or Empédocle ne se
flattait-il pas d'en être un, quand il disait à ses fidèles : « Je ne suis
plus pour vous un mortel, mais un dieu immortel » ? Il était vêtu de pourpre
bordée d'or ; ses cheveux, couronnés de laurier comme ceux d'un prêtre,
retombaient des deux côtés de sa tête et encadraient ses traits austères ;
quand il parcourait les campagnes de la Sicile, des foules d'adorateurs et
d'adoratrices l'entouraient et lui offraient l'hommage de leur admiration. Par
milliers, par dizaines de mille, ils l'acclamaient, s'attachaient à ses pas et
réclamaient de lui quelque prédiction favorable, l'adoucissement de quelque
chagrin, la guérison de quelque maladie. Il se flattait de commander aux vents
et aux orages ; il prétendait imposer sa volonté aux ardeurs dévorantes du
soleil, aux trombes dévastatrices. Son génie était admirable, en effet. Il a,
en desséchant le marais qui l'entourait, délivré Sélinonte de l'épidémie
par laquelle elle était ravagée ; à sa ville natale, il a assuré un climat
salutaire en ouvrant passage, à travers un rocher, au vent rafraîchissant du
Nord. Voilà pour l'ingénieur. Comme médecin, il a peut-être accompli des
choses étonnantes ; il en a promis de plus étonnantes encore. Il a, dit-on,
réveillé de sa léthargie une femme qui, depuis trente jours, morte en
apparence, gisait « sans pouls et sans respiration (02)
». Gorgias, qui fut son élève, l'a vu se livrer à la magie, et l'on a peine
à croire qu'il s'agit là seulement de cures obtenues au moyen de l'hypnotisme
ou par le pouvoir de l'imagination.
Il est difficile de formuler un jugement équitable sur un homme en qui l'or pur
du vrai mérite se mêlait d'une manière si étrange au vil métal des
prétentions sans fondement. Pour expliquer, sinon pour excuser ces dernières,
il faut se souvenir du caractère de ses compatriotes, et peut-être aussi de
ses concitoyens. Les habitants de l'île qui a été le berceau de la
rhétorique semblent avoir eu dès l'origine, dans le sang, un penchant à
l'ostentation et à la mise en scène. Dans les débris des temples qui
couronnent les collines des environs de Girgenti, nous sommes frappés
désagréablement par la recherche de l'effet ; par la tendance à
l'exagération. Mais, s'il est difficile d'apprécier la personnalité de ce
philosophe, il est plus difficile encore de remonter à la source primitive de
ses doctrines, qui paraissent manquer d'unité et de consistance, et auxquelles
on a fait le reproche d'être un éclectisme par trop facile.
Pour le médecin,
pour l'hiérophante, pour l'orateur, pour l'homme d'État, pour le créateur d'œuvres
utiles, le principal intérêt réside toujours dans l'homme. Par
conséquent, nous devons nous attendre à trouver dans Empédocle, comme
philosophe, un anthropologiste autant qu'un cosmologue ; comme investigateur de
la nature, un physiologiste, un chimiste et un physicien plutôt qu'un astronome
et un mathématicien. Et les faits justifient cette attente. Le philosophe
agrigentin ne s'est presque pas préoccupé de la science des nombres et de
l'espace, et, dans l'étude des astres, il n'a pas fait preuve d'une
originalité marquée. En revanche, dans le domaine de la biologie, il a trouvé
des points de vue nouveaux à bien des égards et d'une remarquable fécondité.
Mais le centre de gravité de son oeuvre se trouve dans sa théorie de la
matière. On ne s'avance guère trop en disant qu'avec Empédocle, nous nous
trouvons tout à coup en plein dans la chimie moderne. Nous rencontrons chez
lui, et pour la première fois, trois des principes fondamentaux de cette
science : il enseigne une pluralité, mais une pluralité limitée de matières
primordiales ; il suppose les combinaisons dans lesquelles ces matières
s'unissent entre elles ; et enfin il reconnaît de nombreuses différences
quantitatives, c'est-à-dire des proportions variables dans ces combinaisons.
Peut-être est-ce le médecin pratiquant qui, ici, a montré le chemin au
chimiste spéculatif (03). Les maladies sont dues
à un conflit ou à une disproportion des matières hétérogènes que renferme
le corps animal, telle est la théorie que nous avons trouvée chez Alcméon, à
peu près un demi-siècle avant Empédocle. Elle avait pris de fortes racines,
au moins parmi les médecins, et l'on y voyait, comme le montre clairement
l'ouvrage déjà cité de Polybos (p. 178), l'objection capitale à opposer au
monisme de la matière. Toutefois, indépendamment de cela, ce dernier se
révélait impuissant à rendre un compte exact des phénomènes. Et plus on se
livrait à l'étude de la nature, plus l'on devait, chacun le comprend,
abandonner les généralités vagues pour consacrer son attention à l'examen
approfondi des questions de détail. Du moment que le transformisme imprécis
des anciens Ioniens (exception faite d'Anaximène), qui ne s'appuyait ni sur des
faits sûrement établis ni sur des idées claires, se montrait insuffisant, il
ne restait plus, en vérité, qu'à ramener la multiplicité des phénomènes à
une multiplicité primordiale des éléments matériels. Mais, tandis que le
contemporain et rival de notre philosophe jetait le vin avec les lies, tandis
qu'Anaxagore renonçait à toute distinction entre les éléments et les corps
qui en dérivent, et retournait à cet égard jusqu'à l'enfance de la pensée
humaine, Empédocle s'engageait dans une voie moins violente. Il n'a pas, en
même temps que l'unité de la matière, abandonné la doctrine des éléments
elle-même. Peut-être est-ce l'école de la politique pratique qui lui avait
appris la valeur des compromis et l'avait heureusement mis en garde contre
l'absurdité de ce dilemme radical : ou bien une seule matière primitive ou
bien rien que des matières primitives. Pour obtenir une pluralité de matières
fondamentales, il suffisait de réunir les doctrines de Thalès, d'Anaximène et
d'Héraclite, ou pour parler plus exactement, de la physique populaire et
spontanée qui en formait le fond, et, suivant l'exemple de celle-ci, d'ajouter
la terre à l'eau, à l'air et au feu. Les « quatre éléments » qui forment
et maintiennent le monde, et qui aujourd'hui ne survivent plus que dans les
croyances populaires et dans la poésie, ont une longue et glorieuse histoire (04).
L'autorité d'Aristote, qui les a accueillis dans sa théorie de la nature, leur
a fait franchir le cours des siècles et leur a imprimé le sceau de
l'infaillibilité. Et cependant la doctrine est dépourvue, dès le principe, de
toute justification intrinsèque. Elle ne repose visiblement que sur la plus
grossière des confusions. Est-il nécessaire, eu effet, de prouver qu'elle se
ramène, en dernière analyse, à la distinction des trois états d'agrégation
- solide, liquide et gazeux, - et que le quatrième état ajouté à ces trois
états fondamentaux n'était qu'un accessoire, que le phénomène concomitant du
processus de la combustion, qui éblouit les sens, et auquel on donnait à cause
de cela une valeur usurpée ? Les formes fondamentales, communes à tout ce qui
est matériel, prenaient ici une individualité propre et devenaient les seules
matières fondamentales.
Malgré tout, la valeur de cette doctrine était inestimable. L'histoire de la
science ne considère pas toujours et uniquement le degré de vérité
objective. Une théorie peut être absolument vraie, et cependant rester sans
applications et sans utilité parce que l'esprit humain est insuffisamment
préparé à la recevoir ; inversement, une théorie peut être fausse en tout
point, et cependant servir grandement au progrès de la connaissance, dans la
même phase du développement intellectuel. Si nous considérons l'époque dont
nous nous occupons ici, et même les époques récentes, nous rangerions dans le
premier de ces cas la doctrine d'une matière primordiale unique ; si nous
envisageons cette époque et celles qui la suivent immédiatement, nous
rangerions dans le second la théorie des quatre éléments. Sans doute, aucun
d'entre eux n'était un élément réel ; celui même qui mérite le mieux cette
qualification, l'eau, est un corps composé ; la terre et l'air ne sont que des
noms sous lesquels s'abritent une foule de matières, les unes simples, les
autres composées, et seulement sous une de leurs formes respectives ; quant au
feu, loin d'être un élément, ce n'est pas même une chose. Cela est vrai,
mais cette apparence de science n'en était pas moins la chrysalide d'où la
science vraie devait sortir un jour. Un modèle était donné, qui représentait
les conceptions fondamentales de la chimie, et sans lequel il était même
impossible de les dégager. Si l'on eût attendu, pour former les concepts
d'élément et de combinaison, que l'on eût réussi à isoler des éléments
réels et à se rendre compte de réelles combinaisons, on aurait attendu en
vain pendant l'éternité, car on ne pouvait atteindre le but auquel visait la
théorie de la matière - comme celui auquel tendait l'astronomie (cf. p. 125) -
que par les chemins de l'erreur.
Les pensées d'Empédocle relativement à cet objet étaient aussi justes que
l'application en était fausse. Non seulement, il ne voulait, pas plus que ses
prédécesseurs, entendre parler de naissance et de destruction au sens absolu,
mais il se faisait une idée plus claire que n'importe lequel d'entre eux de la
contre-partie positive de ces négations. Toute prétendue naissance, pour lui
comme pour Anaxagore, n'est en réalité qu'un mélange ; toute destruction
apparente n'est qu'une dissociation des éléments mélangés. Mais il connaît
de plus ce fait que les qualités sensibles d'un composé dépendent de la
nature de sa composition. Il l'exprime en tout premier lieu par une comparaison
tout à fait significative. Pour expliquer la multiplicité infinie des
propriétés que les choses manifestent à nos sens, il rappelle ce qui se passe
continuellement sur la palette du peintre. A ses quatre matières primordiales,
il compare les quatre couleurs fondamentales dont se servaient habituellement
les artistes de son temps, et au moyen desquelles, grâce à d'habiles
mélanges, ils obtenaient une quantité innombrable de tons et de nuances (05).
C'est là, peut-on objecter justement, une simple comparaison, et non une
explication. Oui, mais, pouvons-nous répliquer, c'est là une comparaison qui
implique quelques-uns des éléments de l'explication. Tout d'abord, nous
constatons ici l'intelligence de ce fait que la simple différence quantitative
dans la combinaison de deux ou de plusieurs matières produit une différence
qualitative dans les propriétés sensibles du composé. Que notre philosophe
ait réellement possédé cette intelligence, nous n'avons pas besoin,
d'ailleurs, de l'inférer de cette comparaison ; les documents nous permettent
de le prouver directement. Il a essayé, d'une manière, il est vrai, assez
aventureuse dans le détail, de ramener à des différences quantitatives de
composition la différence de qualité des diverses parties de l'organisme
animal. La chair et le sang, par exemple, contiendraient des proportions égales
- en poids, et non en volume - des quatre éléments, tandis que les os seraient
composés pour une moitié de feu, pour un quart de terre, et pour un quart
d'eau. Il devait - cela est hors de doute - faire le plus grand usage de ce
moyen d'explication. Car, sans cela, comment aurait-il pu soutenir que les
qualités sensibles dépendent de la nature de la composition matérielle, et le
soutenir aussi expressément qu'il le fait dans la comparaison dont nous parlons
plus haut ? Les quatre éléments, pris en eux-mêmes, ne donnent qu'un très
petit nombre de combinaisons possibles, à savoir une combinaison à quatre,
quatre à trois et six à deux éléments. Mais, du moment que chacun de ces
éléments peut entrer en combinaison dans des proportions variées, le nombre
des combinaisons possibles s'accroît à l'infini, et la méthode d'explication
réalise les conditions voulues pour rendre compte de la richesse vraiment
inépuisable des objets matériels. Avant d'aller plus loin, faisons remarquer
ici une des anticipations les plus remarquables sur la science moderne. Quel
rôle ne joue pas, depuis Dalton, la théorie des proportions ou des
équivalents dans la chimie de notre siècle ! Quelle signification n'a-t-elle
pas acquise, en particulier dans le domaine de la chimie organique, où les
quatre éléments principaux (carbone, hydrogène, oxygène et azote) permettent
d'appliquer à la lettre la comparaison empruntée aux quatre couleurs
fondamentales de la peinture antique, et surtout dans ces tout derniers temps,
où l'on a pu constater que certains atomes entrent au nombre de plusieurs
centaines, par exemple dans l'albumine !
En admettant que
les éléments premiers de la matière, sans jamais éprouver eux-mêmes le
moindre changement, donnent naissance à une foule de composés différents,
Empédocle était absolument d'accord avec les chimistes modernes. Mais de
toutes les connaissances nécessaires à l'élaboration de cette théorie, nous
ne pouvons lui en attribuer avec certitude qu'une seule : il s'est rendu compte,
comme nous l'avons expliqué, de la valeur des proportions dans les combinaisons
des éléments. Mais il y a un autre fait, plus important encore à considérer
: c'est que les propriétés d'un composé sont déterminées par sa structure,
par la disposition ou par les mouvements des particules dont il est formé ; et
que, par conséquent, un corps qui diffère d'un autre sous ce rapport exerce
aussi d'autres effets sur d'autres corps, entre autres sur les organes de nos
sens. Ce fait, Empédocle ne l'a jamais exprimé d'une manière précise. Et
cependant il doit avoir pressenti quelque chose d'analogue, sans quoi il aurait
renoncé tout à fait à comprendre ceci que, pour employer sa propre
expression, les éléments, dans leurs combinaisons, « en passant les uns à
travers les autres, présentent un aspect différent ». Il semble que le
philosophe aurait dû reconnaître pleinement à ce propos, et apprécier à sa
juste valeur le rôle que joue la subjectivité dans nos perceptions sensibles.
Tel n'est pas le cas. Toutefois il est beaucoup plus près de s'en rendre compte
que ses prédécesseurs, à l'exception d'un seul : nous voulons parler de ce
penseur et observateur original qui appartenait au cercle des Pythagoriciens, de
ce médecin Alcméon auquel on a si longtemps refusé l'estime et le respect qui
lui sont dus. Alcméon a eu, le premier, l'idée de sensations subjectives. On
peut démontrer rigoureusement qu'Empédocle se rattache à lui sur ce point (06).
Comme Alcméon, et sans aucun intermédiaire, il enseigne que l'intérieur de l'œil
se compose presque entièrement de feu et d'eau. Et partant de là, il
compare la structure de l'œil à celle d'une lanterne. Aux parois transparentes
qui dans celle-ci protègent la flamme contre les vents, correspondent, dans
l'organe de la vue, de fines membranes qui en recouvrent et en maintiennent le
contenu. Ici entre en jeu le principe, fondé probablement sur l'analogie du
sens du toucher ou de la résistance, que le semblable est connu par le
semblable. Conformément à ce principe, les parties ignées de l'œil servent
à la perception du feu extérieur, et les parties aqueuses à celle de l'eau
extérieure, ces deux éléments étant pour lui les types de la clarté et de
l'obscurité. L'acte perceptif s'accomplit de la manière suivante : quand les
effluves ignés ou aqueux émis par les corps s'approchent de l'œil, les
particules correspondantes de celui-ci vont à leur rencontre par les pores de
cet organe, semblables à des entonnoirs, grâce à l'attraction réciproque des
éléments de même nature. Les particules pénétrant du dehors dans les pores,
et celles qui sortent par ceux-ci opèrent leur contact en dehors de l'œil,
mais probablement tout près de sa surface, et ce contact produit la sensation
de la vue. Ainsi la perception visuelle est assimilée au toucher : elle
résulte du contact de deux clartés ou de deux obscurités. Et selon que l'œil
des diverses espèces d'animaux et des divers individus renferme en quantité
moindre, et par conséquent plus susceptible d'être complétée, l'un ou
l'autre des deux éléments en question, il est plus ou moins apte à percevoir
les impressions lumineuses et à voir clair pendant le jour ou au demi-jour de
l'aube et du crépuscule.
Si grossière, si fantastique que soit cette représentation du mécanisme de la
vue, si peu qu'elle explique ce qu'elle prétend expliquer, et si nombreuses que
soient les questions auxquelles elle ne songe pas même à fournir une réponse,
il lui reste un mérite incontestable. C'est une tentative, très insuffisante,
il est vrai, mais enfin une tentative pour expliquer la perception par des
phénomènes intermédiaires (cf. p. 207) ; elle laisse en outre au facteur
subjectif une certaine part, très modeste encore, dans l'acte perceptif et
constitue par conséquent une étape sur le chemin de la vérité ; en suivant
cette voie, nous finirons par apprendre que nos perceptions sensibles ne sont
rien moins que les simples reflets des propriétés extérieures et objectives
des choses. D'ailleurs cette théorie ne méconnaît pas absolument le principe
de la relativité. Car non seulement la quantité plus ou moins grande de
matière ignée ou aqueuse qui se trouve dans les différents yeux doit, comme
nous l'avons déjà vu, expliquer les différences de vision, mais la forme et
la grandeur des pores doit, en ce qui concerne ce sens comme en ce qui touche
aux autres, permettre ou défendre l'entrée des effluves. Seuls, ceux de ces
derniers qui correspondent aux pores sont déclarés perceptibles. Ainsi, même
par cette théorie erronée, le chemin était aplani pour l'intelligence vraie
de la sensation. On s'éloignait tout doucement de ce point de vue qui obligeait
l'esprit humain à choisir entre deux alternatives : ou accepter aveuglément ou
rejeter non moins aveuglément le témoignage des sens. Ce témoignage fut de
plus en plus protégé contre les objections résultant des différences
individuelles ou occasionnelles d'impression ; le trésor de connaissance puisé
à cette source vit sa valeur réduite à de plus étroites limites, mais en
dedans de ces limites cette valeur ne fut que mieux garantie.
Les mérites et
les défauts qu'on relève dans la théorie physiologique des sens d'Empédocle
caractérisent aussi ses doctrines sur les questions qui s'en rapprochent. Elles
tendent toutes à ramener aux phénomènes généraux de la nature les processus
physiques et psychiques de la vie chez l'homme, les animaux et même les
végétaux. Le philosophe fit de son mieux pour abattre les barrières ou
plutôt pour ne pas en élever entre l'organique et l'inorganique, entre le
conscient et l'inconscient. Ce pressentiment, cette intuition de l'unité de la
vie sous toutes ses formes constitue la force, mais aussi la faiblesse
d'Empédocle. Sa faiblesse, parce que ses larges généralisations ne reposent
pas tant sur la connaissance de ce qui est commun dans le divers que sur
l'ignorance de la diversité ; parce que l'entreprise, en un mot, était aussi
peu préparée, aussi prématurée que l'essai analogue d'Anaxagore (cf. p.
226). Une constatation a fait la plus vive impression sur l'esprit d'Empédocle,
à savoir que le semblable est attiré par le semblable. Les agglomérations de
matières homogènes (air, terre, nuages, mer) peuvent tout aussi bien être
entrées en jeu ici que l'observation parallèle empruntée à la vie sociale,
et devenue proverbiale chez les Grecs : « qui se ressemble s'assemble ». En
revanche, l'attraction qui repose sur la différence des sexes était presque
négligée, et les phénomènes naturels qui contredisent ce principe, en
particulier ceux que relève la théorie de l'électricité, étaient encore
inconnus.
Empédocle fait partout et toujours usage de cette prétendue loi universelle de
la nature. S'agit-il d'expliquer la croissance des plantes ou la naissance du
genre humain, c'est, dans l'un comme dans l'autre cas, le feu contenu dans
l'intérieur de la terre qui aspire à se joindre au feu extérieur, et qui, par
là, soulève jusqu'à la surface du globe et élève au-dessus d'elle la plante
et les « mottes » humaines formées d'eau et de terre. S'agit-il de rendre
compte de la respiration des animaux, c'est le feu contenu dans l'organisme qui,
obéissant à la même tendance, chasse l'air dont il est entouré et provoque
ainsi l'expiration. Là prédominance de l'un ou de l'autre des éléments dans
les diverses espèces d'animaux détermine non seulement leur caractère
particulier, mais encore, en vertu du même principe, le lieu qu'ils habitent :
les animaux riches en air recherchent l'air, ceux qui sont riches en eau
recherchent l'eau, ceux qui sont riches en terre recherchent la terre. Le
semblable est connu par le semblable : voilà qui devient la règle générale,
applicable non seulement, comme nous l'avons déjà vu, à la perception
sensible, mais encore à la pensée proprement dite. Ce besoin de compléter le
semblable par le semblable, que nous avons déjà rencontré dans la théorie de
la vision, se trouve aussi à la base de tout désir, par exemple du désir de
nourriture ; c'est ce besoin qui, satisfait, produit la sensation de plaisir,
et, non satisfait, celle de la douleur.
Si exclusives, si fantastiques même que soient ces théories, elles ont quelque
chose de grandiose, qui fait songer à la puissance de pensée d'Héraclite.
Mais on éprouve aussi un sentiment de soulagement, quand, par-ci par-là, la
monotonie de ces explications est interrompue par une observation réelle, même
mal appliquée, de la nature. C'est à une observation de ce genre, ou, pour
parler plus exactement, à une vérité fournie par l'expérience, qu'Empédocle
recourt pour rendre compte de la respiration cutanée. Il fait remarquer que si
l'on plonge dans un bassin rempli d'eau un vase, en ayant soin d'en tourner
l'orifice du côté d'en bas et de le boucher avec le doigt, ce vase ne se
remplit pas lorsqu'on ôte le doigt, tandis que, si l'orifice est en haut, l'eau
s'y précipite immédiatement. Il comprend très bien que, dans le premier cas,
c'est l'air contenu dans le vase, et qu'on empêche de s'échapper, qui barre le
passage à l'eau (07). De même, l'air extérieur
ne pourra pénétrer dans le corps que lorsque le sang se retirera de sa surface
et affluera vers les organes intérieurs. L'alternance régulière avec laquelle
cet afflux se produit commande la respiration, non moins régulière, qui se
fait à travers les pores de la peau.
Mais si puissante que soit, pour Empédocle, l'influence de ce prétendu
principe universel, de cette attraction du semblable par le semblable, il était
impossible qu'il le tint pour seul principe agissant. Il y avait, à n'en pas
douter, en face de ce principe, pour en limiter ou pour en paralyser les effets,
un principe exactement contraire, tendant à la séparation des semblables et à
l'union des dissemblables. Autrement, devait-il se demander avant tout, comment
les êtres organiques auraient-ils pu naître, et comment pourraient-ils se
conserver, puisque, dans chacun d'eux, plusieurs éléments, sinon les quatre à
la fois, sont réunis en un tout ? L'état actuel de l'Univers représente pour
ainsi dire un compromis des deux tendances ; en effet, dans la formation de tout
être individuel se manifeste l'action de la seconde, tandis que dans sa
nourriture (étant données surtout les idées d'Empédocle à ce sujet), et
dans sa décomposition, qui rend la terre à la terre, l'air à l'air, etc., se
révèle clairement l'influence de la première. Mais, on se le rappelle, la
différenciation de la matière ou la séparation des éléments ne s'est
produite, d'après la doctrine d'Anaximandre comme aussi d'après celle
d'Anaxagore, que dans le cours du temps; et elle a été précédée d'un état
d'homogénéité absolue ou de mélange et de pénétration complète des
éléments. Si Empédocle, suivant en cela la trace de ce philosophe ou se
fondant sur ses réflexions personnelles, s'en tenait à cette conception, il
remontait à un point du temps où l'une de ces deux tendances naturelles
exerçait une influence illimitée, où l'attraction du semblable par le
semblable était absolument annihilée par le principe opposé de l'attraction
du dissemblable par le dissemblable. Alors devait lui apparaître une
nécessité presque inéluctable de l'architecture intellectuelle : accorder au
premier de ces principes, et cela d'autant plus qu'il l'emporte en puissance sur
le second, une période de domination unique et absolue. Et si enfin l'Agrigentin n'était pas moins sollicité parles motifs si longuement
développés plus haut (p. 152) qu'Anaximandre, Héraclite et au moins une
partie des Pythagoriciens à considérer les phénomènes comme formant un
cycle, la succession de ces deux époques ne pouvait se borner, pour lui, à se
produire une fois ; elle devait se renouveler dans une alternance indéfinie de
périodes cosmiques. Et c'est ce qu'il a enseigné en effet ; quant aux causes
de cette alternance, c'est une couple de forces opposées l'une à l'autre, qui
acquièrent tour à tour la prépondérance, et exercent une domination
temporaire. Ces puissances qui régis-sent la matière, il les appelle l' «
Amitié » et la « Discorde» ; la première rapproche et unit les éléments
hétérogènes ; la seconde, aussitôt qu'elle entre en jeu, brise cette. union
et permet aux éléments de suivre la tendance qui leur est inhérente et de
s'unir de semblable à semblable. Ni l'une ni l'autre ne supplante soudainement
et d'un seul coup sa rivale, mais elles se combattent sans trêve dans le cours
de chacune des périodes cosmiques alternantes. Tantôt c'est l'une, tantôt
c'est l'autre qui grandit, et, au prix de longues luttes, parvient à triompher.
Mais la victoire finale est suivie d'un déclin : la force vaincue se réveille
et reprend l'offensive qui lui donnera, à elle aussi, son jour de règne
absolu. Ainsi Empédocle distingue pour ainsi dire deux hauts et deux bas dans
ce mouvement de flux et de reflux : victoire de l'Amitié, suivie de la
croissance de la Discorde; victoire de la Discorde, suivie de la croissance de
l'Amitié.
Si, comme nous l'espérons, notre exposition a bien déterminé le point de
départ de cette conception, il nous reste pourtant à rendre compte d'un
élément que nous n'avons pas suffisamment expliqué, c'est-à-dire du passage
graduel de la prédominance de l'une de ces puissances à celle de l'autre. Si
la transition est ainsi ménagée, c'est évidemment à cause du sentiment
profond de la nature qui distinguait Empédocle, lui faisait rejeter comme
incroyables les changements trop brusques et soudains, et lui montrait au
contraire dans la continuité des phénomènes une loi fondamentale de
l'Univers. Le premier de ces points culminants, à savoir le règne de
l'Amitié, est caractérisé par un état que nous pouvons comparer à la «
confusion » primordiale d'Anaxagore, et à son analogue chez Anaximandre. Une
sphère énorme enveloppe les éléments mélangés, brouillés les uns avec les
autres en un chaos où l'on n'en peut plus distinguer aucun. Mais le règne de
la « Discorde » nous offre une contre-partie exacte de ce tableau : les quatre
éléments se trouvent alors presque complètement séparés les uns des autres,
et la quasi totalité de chacun d'eux est agglomérée en une masse
indépendante. La vie organique, sur laquelle se dirige principalement
l'attention du philosophe agrigentin, ne peut naître et prospérer ni à l'un
ni à l'autre de ces moments. En effet, tout organisme se compose de plusieurs
éléments, constitués en proportions variables, qui doivent se trouver au
moins en partie séparés (nous dirions plutôt facilement séparables) dans le
monde extérieur d'où il tire sa nourriture, mais qui, en même temps, doivent
être aptes à s'unir les uns aux autres. La première de ces conditions n'est
pas réalisée au premier de ces points culminants ; la seconde ne l'est pas au
second. Elles ne peuvent se trouver réunies qu'aux étapes intermédiaires qui
séparent l'un de l'autre les deux extrêmes du développement cosmique. Ainsi
la vie organique ne pourra naître et se développer qu'au point où les deux
tendances se croisent, c'est-à-dire au milieu des deux grandes ondulations ;
elle est anéantie chaque fois que l'un ou l'autre des deux mouvements
ascendants atteint son point culminant et final.
Nous ne nous
arrêterons pas aux détails de la cosmologie d'Empédocle (08).
Elle n'a été vraiment féconde ni par ses mérites ni par ses défauts ; et
d'ailleurs nous n'en avons qu'une connaissance très incomplète. Même à la
question essentielle de savoir si, pour lui, la terre a la forme d'une sphère
ou d'un tambourin, on ne peut répondre que par une conjecture incertaine. Pour
lui, comme pour Anaxagore, une partie seulement de la matière primordiale a
été jusqu'ici ordonnée, transformée en Kosmos. La réunion intime, la
pénétration des éléments, telle qu'elle existait à l'époque où régnait
l'Amitié, nous montre cette matière sous forme d'une balle immobile, douée de
personnalité et de bonheur, et à laquelle le philosophe donne le nom de
Sphairos. La séparation des éléments commença, ainsi que nous l'apprend un
vers du poème, par la séparation du « lourd » et du « léger ». L'agent
mécanique en était - cela est presque certain - une sorte de tourbillon qui
réunit à son centre, c'est-à-dire à l'endroit qui nous sert aujourd'hui de
demeure, le « lourd », c'est-à-dire un mélange de terre et d'eau. Quelle fut
la cause initiale de ce phénomène qui permit à «tous les membres du dieu de
se mouvoir à leur tour ? » Cela n'est pas clair pour nous. L'air d'abord, puis
une partie du feu, s'échappèrent par en haut. Sous, l'influence du feu, l'air
se fixa et devint, en se vitrifiant pour ainsi dire, la voûte cristalline du
ciel. La masse qui subsistait au centre rentra bientôt au repos, mais les
régions qui entouraient la terre, entraînées encore par le tourbillon,
continuèrent leur mouvement rotatoire, et firent sortir de celle-ci l'eau qui
s'y trouvait renfermée. En même temps, le feu céleste extrayait de la mer, «
transpiration de la terre », par le processus de l'évaporation, l'air qui,
nous ne savons par quelle cause surprenante, y était resté.
Mais pourquoi la terre demeure-t-elle en repos, et pourquoi, surtout, ne
s'enfonce-t-elle pas ? A cette question, notre philosophe répond par une
analogie qui, à défaut d'autre mérite, doit nous faire admirer la vivacité,
la mobilité d'une imagination habile à rapprocher les choses les plus
éloignées. Il se creusait la tête pour découvrir la cause de cette
prétendue immobilité de la terre, quand tout à coup il se souvint d'un tour
d'adresse offert à l'admiration des badauds dans les foires de l'antiquité
comme dans celles d'aujourd'hui. Des gobelets remplis d'eau ou d'un liquide
quelconque sont fixés à un cerceau, le fond tourné du côté extérieur,
l'ouverture tournée du côté intérieur ; un mouvement circulaire et rapide
est imprimé au cerceau, et l'eau ne sort pas des gobelets (09).
Voilà le jeu dans lequel Empédocle crut avoir trouvé la solution de
l'énigme. Rotation très rapide des gobelets, pas une goutte d'eau qui
s'échappe de leur milieu ; rotation très rapide du ciel, la terre qui se
trouve à son milieu ne tombe pas : cette analogie lui suffisait, tandis qu'à
nous, cette comparaison nous paraît étrange et même incompréhensible au
premier abord. Nous savons, en effet, que, dans l'expérience en question, c'est
la force centrifuge qui presse l'eau contre le fond des gobelets, et l'empêche
de s'écouler. Mais la force centrifuge n'entrerait pas en ligne de compte si le
liquide ne tournait pas lui-même avec les gobelets qui en sont remplis. Comment
donc, nous demandons-nous avec étonnement, pouvait-il venir à l'idée d'un
philosophe de comparer le repos relatif du liquide avec le repos absolu -
présumé - de la terre ? Mais Empédocle n'était pas au fait de cette cause ;
dans l'un comme dans l'autre cas, le mouvement circulaire « plus rapide » lui
paraissait l'emporter sur la force et la rapidité moindres de la tendance de
haut en bas. Cette pseudo-explication caractérise bien le Sicilien au sang
chaud : impatient de se procurer des preuves, il épie et ramasse partout des
analogies ; mais son regard voit plus loin que profond. L'alternance du jour et
de la nuit ont pour cause, à l'en croire, la révolution du ciel, celui-ci
étant composé de deux hémisphères, dont l'un est sombre, l'autre brillant.
Le soleil n'éclaire pas par lui-même ; c'est - et sur ce point Empédocle peut
bien avoir précédé les derniers des Pythagoriciens - un corps vitreux qui
recueille et réfléchit la lumière de l'éther. C'est de lui, pour le
philosophe d'Agrigente comme pour celui de Klazomènes, que la lune emprunte son
éclat ; comme Anaxagore, il explique exactement les éclipses des deux astres.
Avec Alcméon, il distinguait entre les étoiles fixes, réellement attachées
if la voûte céleste, et les planètes, qui s'y meuvent librement. Quant aux
explications qu'il donnait des phénomènes météorologiques, elles étaient en
partie exactes, et presque toujours ingénieuses, niais nous les laissons de
côté pour venir à ses importantes théories relativement à la vie organique
et à son origine.
Les êtres
organiques se sont formés, selon Empédocle, de deux manières (10).
L'une consiste dans la continuation du processus de séparation des éléments ;
en ce qui la concerne, nous sommes insuffisamment renseignés. La seule
indication que nous ayons à ce sujet est déjà connue de nos lecteurs : il
s'agit de ces « mottes » informes qui sortent de terre, et qui donnent
naissance aux hommes. Sur la seconde manière, nous avons des données plus
abondantes. Sous te signe de l'Amitié, le monde des plantes et celui des
animaux se forment peu à peu pour aller sans cesse en se perfectionnant. Le
premier de ces mondes a précédé le second, et remonte à une époque où
l'inclinaison actuelle de l'axe terrestre - ceci nous fait songer de nouveau à
Anaxagore - n'existait pas. Le plus parfait sort du moins parfait, telle est la
pensée directrice de cette zoogonie assez aventureuse, mais qui n'est pas
dépourvue, cependant, de toute valeur scientifique. Tout d'abord, des membres
isolés ont surgi du sol : têtes sans cou et sans tronc, bras auxquels
manquaient les épaules, yeux que n'entourait aucun visage. Le lien de I'Amitié
réunit bon nombre de ces créations fragmentaires; d'autres, poussées çà et
là, restèrent solitaires, et n'abordèrent point au « rivage de la vie ».
Cette réunion produisit des êtres étranges et monstrueux : êtres à deux
tètes et à deux poitrines, corps d'hommes avec des têtes de taureaux, corps
de taureaux avec des têtes d'hommes, etc. Ces combinaisons monstrueuses
disparurent bientôt, comme d'ailleurs les membres isolés du début de cette
création ; celles seulement qui répondaient à la loi de l'harmonie
intérieure se montrèrent viables, se consolidèrent et se propagèrent enfin
par les voies de la procréation. Qui ne reconnaît ici l'idée darwinienne de
la « survivance des plus aptes » ? Rien ne nous empêche de voir, que dis-je ?
tout nous porte à voir là une tentative, aussi gauche qu'on voudra, mais
pourtant digne d'attention, pour résoudre par les voies naturelles l'énigme de
la finalité dans le monde organique. Les phénomènes de la vie végétale et
de la vie animale sont le champ dans lequel s'exerce de préférence la
curiosité scientifique de notre philosophe. Les intuitions du génie se
croisent en lui avec les audaces d'une naïveté qui se flatte d'enlever à la
volée le voile dont s'enveloppe la nature, et qui n'a pas encore appris
l'alphabet à l'école du renoncement. Intuition de génie, que cette pensée :
« C'est une seule chose que les cheveux, les feuilles et le plumage serré des
oiseaux », pensée qui fait d'Empédocle un précurseur de Goethe dans le
domaine de la morphologie comparée ; en même temps, c'était une seconde
pierre - mais dont il ne fit pas usage - qui devait servir à édifier la
théorie de la descendance (11). Audaces naïves,
en revanche, ses tentatives fantastiques pour expliquer les énigmes les plus
obscures de la reproduction : la naissance de rejetons mâles ou femelles, leur
ressemblance avec le père ou la mère, la procréation de jumeaux, la
prétendue influence, sur la conformation de l'enfant à naître, de tel ou tel
spectacle qui s'offre à la mère, l'origine des monstruosités, la stérilité
des mules. Avec moins d'extravagance peut-être, il se représentait le sommeil
comme un refroidissement partiel, et la mort comme un refroidissement total du
sang.
Nous avons déjà parlé de l'étroite relation qui existe entre la théorie de
la matière d'Empédocle et sa théorie de la connaissance. Le principe que le
semblable est connu par le semblable, que nous percevons « la terre par la
terre, l'eau par l'eau, le divin éther par l'éther, et le feu par le feu
funeste » fait déjà présumer que pour lui la matière elle-même est douée
de conscience, et qu'il n'a pas distingué rigoureusement le monde animé du
monde inanimé. Telle est bien, en réalité, l'opinion d'Empédocle. Non
seulement il attribue, comme Anaxagore, la sensibilité aux plantes, mais, pour
lui, « tout sans exception possède la faculté de penser, tout participe à
l'intelligence ». On reconnaît encore ici à quel point se méprenaient ceux
qui le séparaient de ses prédécesseurs, les hylozoïstes, et même voulaient
le placer en opposition de principe avec eux parce qu'il admettait, en dehors de
la matière, deux forces déterminant l'alternance des périodes cosmiques. Sans
doute, cette doctrine introduisait dans son système un germe de dualisme, mais
ce germe n'y a pas pris racine et ne s'y est pas développé. Car à côté et
au-dessus de ces deux puissances qui prédominent tour à tour, règne, nos
lecteurs le savent déjà, une force inhérente à- la matière elle-même, et
vraiment universelle, l'attraction du semblable par le semblable. Et maintenant
voici que la conscience, que la faculté de penser même sont accordées à la
matière ! Nous sommes donc autorisés à voir dans cette doctrine un
hylozoïsme au second degré (12). Elle a pour
caractère non pas tant de prêter la vie, que de donner une âme à la matière
! Considérez encore ceci : s'il avait fait de la matière quelque chose
d'inerte et de mort, n'obéissant qu'aux impulsions extérieures, mais ne
possédant en soi-même aucune tendance au mouvement, par quelle insigne folie
eût-il donné à ses quatre éléments des noms de dieux, et surtout les noms
des dieux qui occupent les premières places dans le panthéon hellénique, Zeus
et Héra? Cette appellation, a-t-on objecté, n'est qu'un ornement poétique de
la doctrine et n'a pas la valeur d'un argument. Mais ce n'est pas là une
concession que l'on puisse faire sans plus. Car celui qui professe une doctrine
nouvelle a habituellement conscience de sa nouveauté et du contraste qu'elle
présente avec les doctrines plus anciennes, et il est beau-coup plus porté à
accentuer ce contraste qu'à l'affaiblir ou à le faire disparaître par la
forme sous laquelle il l'exprime. Il y a lieu d'ailleurs de rappeler
qu'Aristote, du moins, n'a pas vu dans ces désignations de simples ornements
oratoires, puisqu'il dit expressément : « Ceux-ci (les éléments) sont aussi
pour lui des-dieux (13) ». Mais il n'est pas
nécessaire de s'étendre sur ces arguments plus ou moins accessoires., Le vers
que nous avons cité plus haut nous montre dans son auteur un champion de la
théorie de l'animation universelle, et tranche définitivement la question.
Toutefois, s'il restait encore l'ombre d'un doute, la considération suivante y
mettrait fin. Toutes les fois que l'ensemble de la matière, au moment de la
victoire de l' Amitié, s'agglomère en une unité complète, elle devient
Sphairos, « divinité bienheureuse ». Est-il possible d'admettre que ce qui,
à l'état de réunion, est conçu comme divin et bienheureux, donc doué de
conscience et de force, puisse devenir, à l'état de séparation, une masse
inerte et morte, dépourvue de toute énergie et ne recevant ses impulsions que
du dehors ? D'ailleurs la rigoureuse logique avec laquelle l'Agrigentin a
poursuivi ici sa pensée jusqu'à ses extrêmes conséquences éclate en un
fait. Ce dieu bienheureux, auquel il serait tenté d'accorder une connaissance
entière et absolue, est pris en défaut sur un point. Il lui manque la
connaissance de la Discorde, parce que celle-ci est exclue de l'agglomération
pacifique du Sphairos, et parce que, semblable aux éléments qui ne se
connaissent point les uns les autres, l'Amitié n'est vue et connue que de
l'Amitié, la Discorde n'est vue et connue que de l'horrible Discorde.
Nous venons de
louer Empédocle de son impeccable logique Mais n'allons-nous pas être obligés
de retirer immédiatement cet éloge en raison du caractère discordant que
présente sa psychologie ?
Il y a d'abord en elle ce que l'on pourrait avec raison appeler sa physique de
l'âme (14). Tout ce qui concerne l'âme est
ramené immédiatement à l'élément matériel, sans même l'intervention d'une
matière psychique particulière ; toutes les différences de qualités ou de
fonctions psychiques sont fondées sur des différences matérielles
correspondantes, chez les espèces aussi bien que chez les individus, et qu'en
ce qui. touche aux états successifs et variables de ces derniers. «
L'intelligence varie chez les hommes suivant la matière dont ils sont faits ».
« Autant les hommes se modifient, autant vient à eux, dans un perpétuel
changement, pensée après pensée ».Toute supériorité a son origine dans la
richesse de la composition matérielle et dans l'heureuse combinaison des
éléments. Les êtres organiques s'élèvent au-dessus des êtres inorganiques
parce que ceux-ci ne renferment que peu d'éléments, ou même qu'un seul.
Là-dessus repose la supériorité les dons individuels : chez l'orateur, c'est
la langue, chez l'artiste, c'est la main qui se distingue de cette manière ; la
partie du corps dans laquelle le mélange des éléments est le plus parfait est
aussi la mieux appropriée à remplir les plus hautes fonctions psychiques : «
le sang du cœur, nous dit Empédocle, est la pensée », et cela suppose que le
sang, au moment où il afflue de sa source, dans toute sa fraîcheur et dans
toute sa pureté, renferme les quatre éléments dans la proportion la plus
favorable.
D'autre part, nous trouvons chez notre philosophe, si l'expression est permise,
la théologie de l'âme. Chaque âme est un « démon » qui, précipité de sa
patrie céleste, est tombé dans la « prairie ténébreuse », dans le « lieu
sans joies », dans la vallée de larmes. Là, il prend les formes les plus
variées, tantôt jeune garçon, tantôt jeune fille, tantôt arbrisseau, oiseau
ou poisson (Empédocle affirme avoir subi lui-même toutes ces métamorphoses) ;
il y est retenu, vagabond fugitif, en punition de ses crimes, meurtre ou
parjure, et il peut rentrer dans son premier séjour au plus tôt au bout de
trente mille « hores » ou dix mille ans (15).
Cette doctrine nous est déjà connue. C'est la doctrine orphico-pythagoricienne
de l'âme, revêtue des couleurs éclatantes de la poésie, de la magie d'une
éloquence inspirée et enthousiaste. Le penseur d'Agrigente célèbre le
puissant esprit de Pythagore et lui paie le tribut de l'admiration la plus
reconnaissante. Dans des vers touchants, il décrit les funestes méprises
auxquelles sont exposés les croyants pieux, mais non initiés à la doctrine de
la métempsycose. Le père aveuglé s'imagine qu'il va offrir aux dieux un
sacrifice agréable : il immole son propre fils et se prépare en prononçant
des prières un repas exécrable. De même, les fils dévorent leur mère, et,
conscients de leur crime, invoquent trop tard la mort, qui les eût préservés
de cet horrible forfait. Il n'est donné à ces infortunés de regagner leur
divinité perdue que graduellement, après une expiation qui dure des siècles ;
encore faut-il qu'ils aient gravi les plus hauts échelons de la condition
humaine et soient devenus devins, poètes, princes ou médecins. Ce
perfectionnement moral doit être accompagné de cérémonies extérieures,
d'initiations, d'aspersions ; le philosophe a consacré à ces pratiques un
poème spécial, le livre des « purifications », dont les restes forment, avec
les débris des trois livres de la Nature, la collection de fragments auxquels
nous devons surtout la connaissance de son système.
Comment se peut-il que deux doctrines si foncièrement différentes, et
s'excluant absolument, semble-t-il, l'une l'autre, aient pu habiter à la fois,
et sans se combattre, un seul et même esprit ? Le mot d'éclectisme n'explique
que peu de chose ou même rien du tout. Car si, en réalité, un abîme aussi
profond qu'il le parait au premier abord est béant entre la doctrine
spiritualiste que nous venons d'indiquer et la doctrine matérialiste analysée
plus haut, à quel point doit-il être dénué d'intelligence et de jugement, le
penseur qui les expose l'une après l'autre, ou à quel degré s'en
représente-t-il dénués les lecteurs auxquels il les donne comme l'expression
de ses convictions réfléchies ! En fait, ce n'est point ainsi que les choses
se présentent. La contradiction est, en partie, inexistante : et pour une autre
part, elle n'est nullement limitée à Empédocle. Pour lui, comme pour la
plupart de ses prédécesseurs, l'âme-démon est aussi peu que l' « âme »
proprement dite (psyché) le support des qualités psychiques qui caractérisent
un individu ou une espèce d'êtres (cf. p. 154 sq.). C'est ce qu'il nous dit
lui-même en termes non équivoques dans le passage où il nous parle de sa vie
antérieure ; car l' « arbrisseau », l' « oiseau », ou le « poisson »
qu'il se figure avoir été ne ressemblaient sûrement en rien à la haute
personnalité humaine qu'il sent en lui. Il n'en est pas autrement de la
croyance populaire que nous font connaître les poèmes homériques. Il est
surprenant au plus haut degré, mais il est absolument incontestable que, pour
Homère, la psyché joue dans l'existence terrestre des hommes un rôle aussi
inutile que celui de l' « âme-démon » d'Empédocle. Elle ne semble exister
que pour se séparer du corps au moment de la mort et pour lui survivre dans le
monde souterrain. Pas une seule fois, elle n'est désignée comme l'agent qui,
en nous, pense, veut ou sent. Toutes ces fonctions sont attribuées à un être
tout autrement organisé, à un être périssable qui, à la mort des hommes ou
des animaux, se dissipe dans les airs. On est donc fondé à parler d'une âme
double chez Homère. Cette seconde âme, mortelle, s'appelle thymos (yumñw).
Ce mot est identique au latin fumus (fumée), au sanscrit dhumas, à l'ancien
slave dymu, etc. La nature, jusqu'ici ignorée, de cette âme-fumée apparaît
aujourd'hui ; une note d'Alfred von Kremer (16)
nous a fait deviner ce qu'il faut entendre par là : au cours de ses études sur
les peuples et les civilisations de l'Orient, ce savant a établi que la vapeur
qui s'élève d u sang fraîchement répandu et encore chaud a été regardé
comme l'agent psychique. Cette âme-fumée, dont la signification originelle se
trahit encore dans quelques tournures homériques - au moment où l'homme sort
de l'évanouissement, par exemple, le thymos, qui a failli se dissiper, se
rassemble dans la cavité thoracique ou dans le diaphragme - cette âme-fumée
est, comme le prouve la présence de ce mot, avec la même signification
parfois, dans les langues indo-européennes, d'origine plus ancienne que la «
psyché » exclusivement grecque. Lors donc que l'âme-souffle fit son
apparition, elle trouva le terrain déjà occupé par l'âme-sang, et dut se
contenter d'un rôle à la fois plus modeste et plus relevé. Pendant de longs
siècles, cette doctrine n'a pas changé. « La psyché, qui seule descend des
dieux, dit Pindare, dort aussi longtemps que les membres remuent (17)
» ; dans le songe seulement, le poète, comme la croyance populaire,
consentaient à lui accorder quoique activité. Et lorsque la recherche
scientifique commença à s'étendre aux phénomènes psychiques, la pensée
parcourut à nouveau les phases par lesquelles elle avait passé de longs
siècles auparavant. La conception du thymus, à force de s'écarter de son
origine, avait perdu sa signification ; son contenu s'était, c'est le cas de le
dire, dissipé, et ne pouvait plus satisfaire à l'explication des choses par un
principe matériel. C'est pourquoi Empédocle, en plaçant l'activité psychique
dans le sang du cœur, a en quelque sorte inventé pour la seconde fois
l'âme-sang. Si. pour cela, il n'a pas cessé de croire à une âme immortelle,
il ne s'est dans tous les cas pas comporté avec plus d'inconséquence que les
poètes de l'époque homérique ou que son prédécesseur immédiat, Parménide.
Car celui-ci aussi a ramené à des causes matérielles les particularités de
caractère et les états (l'esprit momentanés des hommes (cf. p. 196); il a de
plus, attribué aux cadavres une perception partielle, à savoir celle de
l'obscurité, du froid et du silence (18) ; il a
même accordé une sorte de connaissance à tout ce qui existe, par conséquent
aussi aux objets qui, à aucun moment de leur existence, n'ont été doués
d'une psyché. Mais il n'a nullement, en raison de cela, brisé avec la croyance
à l'âme et à l'immortalité ; bien au contraire, sous l'influence évidente
des Orphiques, il a fait descendre les âmes dans le Hadès, et revenir de là
dans le monde supérieur. De même le jeune Pythagoricien Philolaos. Car, tout
comme Parménide dérive le « sens des hommes » de la composition des parties
de leur corps et de la façon dont les éléments y sont « mélangés »,
Philolaos appelle l'âme elle-même un « mélange » et une « harmonie » du
corporel, ce qui ne l'empêche pas d'admettre une âme substantielle et de
croire d'après la doctrine « d'anciens théologiens et devins » qu'elle a
été exilée dans le corps en punition de ses fautes.
Et maintenant récapitulons. La superfluité de la foi en l'immortelle psyché
n'a pas empêché Empédocle de la conserver, pas plus qu'elle n'en avait
empêché les représentants des croyances populaires ou ses prédécesseurs et
ses contemporains en philosophie. Ce qui signifie seulement que, comme eux tous,
il était animé d'instincts religieux aussi bien que de besoins scientifiques.
Mais ne se contredit-il pas en faisant dépendre le sort de l'âme des actions
des hommes dans lesquels elle a fixé provisoirement sa demeure, puisqu'en même
temps il déduit les dispositions mentales de ces hommes, c'est-à-dire la
source de leurs actions, de la composition matérielle de leur corps ? Sans
aucun doute. Seulement cette contradiction lui est commune avec les Orphiques,
pour lesquels assurément la psyché n'a rien signifié d'autre et de plus que
pour un Pindare ou un Parménide ; et on peut en retrouver nettement les germes
déjà dans les poèmes homériques. Que répondre, en effet, à celui qui
taxerait d'inconséquence l'auteur de la Nekyia ? Là, nous voyons des âmes
comme celles de Titye, de Tantale, de Sisyphe, en proie à d'atroces châtiments
en punition de crimes que, d'après les idées régnantes jusque dans les
parties les plus récentes de l'Iliade et de l'Odyssée, les âmes immortelles
n'ont pas commis elles-mêmes. D'ailleurs l'histoire religieuse de tous les
temps fourmille de semblables anomalies. Est-il nécessaire de rappeler la
contradiction dans laquelle tombait l'Église du moyen âge en enseignant à la
fois la prédestination et le châtiment ? Ou celle que commet la doctrine
bouddhique, si complètement équivalente à l'Orphisme, quand elle affirme la
réincarnation, à titre de châtiment, de défunts auxquels elle dénie en
même temps toute âme substantielle ? Il était bien difficile, pour ne pas
dire impossible, d'écarter cette contradiction de la doctrine centrale de la
plus répandue de toutes les religions ; on peut le voir par les observations si
ingénieuses et si subtiles que renferment à ce sujet les Questions du roi
Milinda (19). Ce qu'il y a de particulier à
Empédocle, c'est l'intensité extraordinaire avec laquelle les deux tendances
en conflit se sont emparées, l'une de sa pensée scientifique, l'autre de son
sentiment religieux. Il nous apparaît donc, - et cela donne à sa physionomie
un trait étrange - comme un membre sincèrement croyant de la communauté
orphique, et comme un champion zélé des recherches scientifiques ; comme un
retardataire des mystiques et des hiérophantes et comme un précurseur
immédiat des physiciens atomistes. Cette dualité peut compromettre jusqu'à un
certain point la cohésion si rigoureusement maintenue de son système ; mais
elle fournit un témoignage éclatant de la multiplicité de ses dons, de
l'universalité de son génie.
C'est à peine,
d'ailleurs, si l'on trouve une trace de ce dualisme là où l'on s'attendrait
surtout à le trouver, c'est-à-dire dans la théologie proprement dite
d'Empédocle. Ici il a réussi à fondre en une harmonie presque complète les
deux moitiés de son système. La matière douée de force et de conscience ne
laissait sans doute aucune place pour une divinité extérieure à l'univers,
capable de l'ordonner, de le gouverner, pour ne pas dire de le créer. Mais rien
n'empêchait de croire à des êtres divins de la nature de ceux que nous avons
rencontrés chez les autres hylozoïstes, et qualifiés de dieux de second rang
(cf. pp. 62, 79, 173). Les quatre éléments conçus comme divins (cf. p. 261)
s'évanouissent au moment de leur union dans le Sphairos et perdent leur
existence particulière ; le même sort, au moment sans doute du rétablissement
de l'unité primitive du Tout, attend les autres dieux, auxquels Empédocle
refuse formellement l'immortalité, puisqu'il en fait des êtres « à longue
vie », mais non des êtres éternels. Les périodes universelles qui
déterminaient la durée de leur existence servaient sans doute aussi à mesurer
les destinées des âmes-démons. Ainsi un trait commun relie la théologie et
la psychologie de notre penseur ; le même terme est fixé à toutes les vies
individuelles qui compromettraient la pleine unité de l'Être. Nous n'avons de
renseignements un peu précis que sur un seul de ces dieux secondaires, sur
Apollon, auquel Empédocle, dans des vers mémorables, dénie la possession de
membres humains, et qu'il appelle une intelligence (fr®n),
sainte, ineffable, dont la rapide pensée parcourt le monde entier (20).
Il nous parait également inadmissible d'identifier ce « démon » avec le «
Sphairos », - divinité universelle ou Univers animé - ou de lui subordonner
le « Sphairos », qui renferme tout en lui.
On n'est donc pas sérieusement fondé à reprocher à Empédocle d'avoir été
éclectique, c'est-à-dire de s'être approprié des pensées étrangères sans
bien se préoccuper de les mettre d'accord les unes, avec les autres. Toutefois
un défaut de son organisation intellectuelle, conséquence directe d'ailleurs
de ses qualités, lui en donne une certaine apparence. C'était un esprit d'une
activité incessante, constamment engagé dans la poursuite de nouveaux
problèmes, et toujours en communion intime avec la nature, mais il n'avait pas
la patience nécessaire pour poursuivre ses pensées jusqu'au bout. En même
temps, en dépit d'une richesse débordante d'imagination, il manquait de cette
souveraine insouciance des limites qu'oppose la connaissance des faits, de cette
insouciance qui permit à Anaxagore, par exemple, d'ériger sa pseudo-chimie en
un système aussi dépourvu de preuves extérieures que bien coordonné dans
toutes ses parties. Cette particularité se trahit surtout dans ses rapports
avec les doctrines des Eléates. Qu'il ait connu le poème didactique de
Xénophane, cela serait certain pour nous, même si, occasionnellement, il ne
manifestait à son égard une hostilité qui nous donne une entière certitude
sur ce point (21). Son panthéisme, dont la
doctrine du Sphairos est la plus haute expression, son aversion, qui se
manifeste ouvertement, au moins en un cas, contre l'anthropomorphisme de la
religion populaire, semblent trahir l'influence du Colophonien. Empédocle a
plus d'une fois imité des vers de Parménide, dont on voit que le poème lui
était familier. Les théories exposées par son prédécesseur relativement à
la physique, au sens le plus étendu du mot, dans ses Paroles de l'Opinion ont
fait sur lui une impression durable. Cela est vrai aussi, mais dans une mesure
moindre, de la métaphysique de Parménide. Empédocle s'est approprié presque
mot pour mot les preuves a priori données par le philosophe d'Élée de
l'impossibilité de la naissance et de la destruction. Mais ce que nous avons
appelé le second postulat de la matière se manifeste d'une manière infiniment
plus claire et plus frappante dans la doctrine d'Anaxagore que dans celle
d'Empédocle. Celui-ci, il est vrai, affirme aussi que les éléments restent
les mêmes, mais il ne fait nulle part une application précise de ce principe.
Son optique est basée sur l'hypothèse que tout élément a, dès l'origine,
une couleur fixe et déterminée, mais comment, de ces couleurs fondamentales,
peut sortir l'infinie variété de couleurs des diverses matières, comment il
est possible que les quatre éléments « en se traversant les uns les autres,
nous offrent un aspect différent », c'est ce-qu'il ne nous dit pas nettement.
La théorie de la matière d'Anaxagore est en contradiction avec les faits, sans
doute, mais elle donne à cette question une réponse qui satisfait à la
logique et sauvegarde en même temps la « constance qualitative ». Et comme
nous n'avons pas la moindre preuve qu'Anaxagore ait étudié le poème
didactique de Parménide, ou qu'il en ait apprécié les traits essentiels, nous
sommes toujours plus fermement persuadé que les deux postulats de la matière -
le second aussi bien que le premier - résultent d'une évolution nécessaire
des-théories des physiologues ioniens où ils étaient impliqués,- et que, si
les Éléates leur ont donné leur expression rigoureuse, ce n'est pas à eux
que revient l'honneur de les avoir découverts (cf. p. 185). A la fin d'un
précédent chapitre (p. 221), nous nous posions, sans la résoudre, la question
de savoir si, et dans quelle mesure, il était nécessaire d'admettre un
intermédiaire entre les théories des Ioniens sur la matière et les théories
de leurs successeurs. Cette question, nous croyons y avoir répondu maintenant,
et d'une manière satisfaisante.
(01) Cf.
Empedoclis Agrigentini fragmenta, éd. H. Stein, Bonn 1852; Diels,
Studia Empedoclea, dans l'Hermès, XV ; Knatz a édité un frg. nouveau d'un
vers et demi dans les Schedae philol., Bonn 1891; Doxogr. gr., passim.
Diog. Laërce consacre à Emp. le ch. 2 du 1. VIII. Comp. en outre l'excellente
critique de sources de J. Bidez, La biographie d'Empédocle, Gand 1894. -
Ce que nous disons, ici et dans la suite, de Girgenti repose sur nos impressions
personnelles de voyage ; cf. aussi Vingt jours en Sicile, dans les Mélanges
de voyages et d'histoire, d'E. Renan, p. 103 sq. Pour la chronologie, nous
disposons d'une série de vers de la chronique d'Apollodore, reproduits par
Diog. Laërce, loc. cit. Le passage très discuté d'Aristote, Métaph.,
1 3, d'après lequel Anaxagore était l'aîné d'Empédocle au point de vue des
années, mais son cadet au point de vue de la philosophie, ne contient ni une
indication sur l'époque de la publication de leurs ouvrages, ni un jugement sur
leur valeur, mais sert simplement à motiver le renversement de l'ordre
chronologique qu'affectionnait Aristote pour des motifs didactiques. En effet,
Aristote traite Empédocle avant Anaxagore parce que les quatre éléments du
premier étaient beaucoup plus près du monisme matériel des anciens
philosophes naturalistes que les substances premières, infinies en nombre, du
second. Cf. la petite phrase qui précède : ƒEmpedokl°w
de tŒ t¡ttara pròw toÝw eÞrhm¡noiw g°n prostiyeÜw t¡tarton.
(02) Sur le dessèchement des marais de
Sélinonte, et sur le percement d'une montagne à Agrigente par Empédocle, cf.
la variété parue dans le supplément de l'Allgem. Zeitung d'Augsbourg du 15
nov. 1881. Bidez, op. cit., p. 34, paraît avoir démontré, après Diels, que
l'histoire de la femme tirée d'un sommeil léthargique provient du traité
d'Héraklide de Pont perÜ t°w pnou,
et reposait sur une légende déjà en cours à cette époque.
(03) Tannery, Pour l'histoire,
etc., est probablement le premier qui ait signalé un rapport entre les études
médicales d'Empédocle et sa théorie antimoniste de la matière.
(04) Les quatre éléments se
retrouvent dans la physique populaire non seulement des Grecs, mais encore des
Hindous (cf. Kern, Buddhismus, übers. von H. Jacobi, I 438). Cf. aussi
la doctrine persique des éléments dans le Vendidad, trad. de James
Darmesteter, The sacred books of the East, IV p. 187. Kopp, Die
Entwicklung der Chemie in d. neueren Zeit, p. 110, nous apprend combien tard
cette antique doctrine a disparu : « Si, à l'époque qui a précédé
l'apparition du système de Lavoisier, on demandait quels étaient les
éléments des corps, on recevait pour réponse que la terre, l'eau, l'air et le
feu devaient toujours être regardés comme des éléments, ou du moins que la
plupart croyaient à ces éléments. »
(05) Sur la comparaison des quatre
éléments avec les couleurs fondamentales, voir Galien, Commentaire au « de
natura hominis » d'Hippocrate (XV 32, Kühn).
(06) La preuve qu'Empédocle
dépend d'Alcméon a été faite par Diels, Gorgias und Empedokles, p.
11.
(07) L'expérience ici indiquée
(v. 294 sq., Stein) présuppose l'existence d'espaces vides, au moins
temporairement. On est donc étonné de voir que, malgré cela, Aristote (de Caelo,
IV 2) de même que Théophraste (De Sensu, dans les Doxogr. gr.,
503, 9-12) attribuent à Empédocle la négation de l'espace vide. Théophraste,
il est vrai, a soin d'ajouter qu'en cela Empédocle n'est pas conséquent avec
lui-même, et Aristote fait entendre à peu près la même chose dans le de
Generat. et Corrupt., I 8. Il nous semble donc naturel de supposer qu'il y a
eu un malentendu. Nous possédons encore les vers auxquels on attribue la
négation du vide (91 sq., Stein), mais ils paraissent admettre une autre
interprétation. J'en rendrais librement le sens comme suit : Nulle part on ne
peut dire : « Ici n'est pas le Tout » ; nulle part : « Ici est autre chose
que le Tout ». Il faut, je crois, faire dépendre le génitif toè
pantñw de keneñn
(cf. v. 111, toætvn .. keinÅsetai)
Si keneñn
était employé ici absolument, dans le sens « d'espace vide », que
signifierait le oéd¢ perissñn
dont il est accompagné? On ne peut en tout cas pas tirer argument de ce vers
pour nier la supposition d'interstices vides, soit d'une manière permanente,
soit momentanément. - Il est assez étrange de voir qu'Aristote (loc. cit., et
Phys., IV 6) conteste également à Anaxagore le concept du vide en faisant
observer que l'expérience de l'outre gonflée (cf. p. 227) et la tentative de
compression de l'air - qui doit avoir été celle d'Empédocle mentionnée plus
haut - ne prouvent pas qu'il n'y a pas d'espace vide, mais « que l'air est
quelque chose ». Ici encore, il nous sera permis de supposer qu'Aristote a
quelque peu méconnu l'intention de ces anciens investigateurs. Anaxagore avait
fait un si ample usage de l'Invisible qu'on ne manqua sans doute pas de lui
reprocher d'user de non-entités. Alors il prouva aux sceptiques qu'il y a des
corps invisibles, que là où il ne semble y avoir rien, il y a en réalité
quelque chose. Une outre vidée semble au premier abord ne rien contenir. Mais
gonflez-la - et telle est précisément l'expérience attribuée par Aristote à
Anaxagore -, rapprochez-en et liez-en l'ouverture, puis essayez de la presser.
La résistance qu'elle opposera à vos tentatives de compression vous apprendra
bientôt que l'Invisible qui est en elle est quelque chose de matériel. Nous
avons la témérité de croire qu'Anaxagore voulait prouver précisément ce
qu'il a prouvé en effet, mais qu'il n'a nullement eu l'intention de prouver la
non-existence du vide. Comme la supposition du vide ne date pas de Leucippe,
mais d'avant lui, il ne résulte absolument pas de ce que nous venons de dire
qu'Empédocle ait été influencé par l'Abdéritain. Cette conjecture, émise
à plusieurs reprises dans les tout derniers temps, me semble sans fondement non
seulement parce qu'Aristote ne sait rien du tout de cette dépendance (cf. de
Generat. et Corrupt., I 8, et en particulier 324 b, 32 sq. et 325 b, 36
sq.), mais surtout parce que les doctrines d'Empédocle se comprennent fort bien
sur plusieurs points comme étapes préliminaires à l'atomisme, tandis que, si
l'on admettait cette influence, il faudrait y voir - chose bien plus difficile -
un recul sur les résultats déjà acquis.
(08) Sur la cosmologie d'Empédocle, cf.
Karsten, Empedoclis Reliquiae, 416 sq.; Gruppe, Kosmische Systeme der
Griechen, 98-106 ; Tannery, Pour l'histoire, -etc., 316 sq.; Doxogr.
gr., passim.
(09) Sur cette expérience,
et sur les conclusions qui en sont tirées, cf. Aristote, de Caelo, II
13. Gruppe, op. cit., p. 99, s'est grossièrement mépris sur
l'indication, très brève, il est vrai, d'Aristote.
(10) Sur la théorie
d'Empédocle relativement à la naissance des êtres organisés, il règne de
grandes divergences entre les savants, et il ne semble guère possible d'arriver
à une pleine certitude. Contre l'interprétation de Dümmler (Akademika,
218 sq.) à laquelle je me suis rangé dans le texte, Zeller (5e éd., I 795-96)
élève des objections que je ne puis regarder comme décisives. Si l'on en
croit Zeller, Empédocle ne songeait pas à une transformation progressive des
êtres organisés, mais pensait que « ceux-ci disparaissent simplement de la
scène, et que, pour ceux qui les remplacent, il faut une création nouvelle et
intégrale ». Cette manière de voir a contre elle le fait que, des quatre
modes de naissance qu'Actius décrit probablement d'après Théophraste (Doxogr..
430-1), le premier et le second ne se trouvent en tout cas pas dans cette
relation. Car les formations grotesques eÞdvlofaneÝw
de la seconde « genèse» sont évidemment supposées produites par
l'agrégation des membres non combinés de la première (cf. Žsumfu¡si...
toÝw morÛoiw avec sumfuom¡nvn
tÇn merÇn. Et le caractère
grotesque des organismes de la seconde série résulte évidemment de l'union
des formations partielles disparates de la première genèse (cf. Empéd.,
frg.244-261, Stein). De plus, la quatrième genèse concerne certainement les
premiers êtres engendrés, non ceux qui engendrent au début. Le sens est
celui-ci : «quatrièmement naquirent les êtres animés par génération
sexuelle » et non pas : « des êtres animés naquirent rapidement, qui
engendrèrent les autres sexuellement ». Cela n'a guère besoin d'être
prouvé. Je n'insiste pas sur l'argument, peut-être un peu subtil, qu'autrement
l'énumération serait incomplète ; car alors les êtres appelés à
l'existence par génération formeraient une cinquième genèse ! Mais la
détermination causale qui suit : ( toÝw
d¢... ¤mpoihs‹shw. Doxogr. , 431)
ne permet qu'une interprétation : c'est qu'il est fait mention ici d'une
modification d'êtres déjà existants, modification nécessaire pour que la
génération pût s'accomplir. Donc la relation supposée par Zeller entre la
troisième et la quatrième genèse n'existe pas non plus. La troisième genèse
seule fait exception dans son rapport avec la seconde, mais elle constitue aussi
à tous les autres points de vue une exception dans la série. Seulement il ne
faut pas oublier que le texte est corrompu. Le mot décisif, õlofuÇn,
repose sur une conjecture. Sans doute, cette conjecture trouve un appui dans
Empédocle, v. 265, mais quel appui ! Ici, selon toute apparence (même si l'on
ne veut pas insister sur le mot prÇta,
il n'est pas question d'une genèse postérieure à d'autres modes de
génération, ni d'un mode de génération des êtres animés en général, mais
seulement de la naissance des êtres humains. La tentative de Dümmler, de
placer cette anthropogonie dans une autre période cosmique que le reste des
zoogonies, ne s'accorde pas, il faut le concéder à Zeller, avec le passage
d'Aëtius. Mais comme cette partie du passage ne concorde pas non plus sous
d'autres rapports avec le contexte, l'hypothèse de Dümmler n'est pas
condamnée par là. Moi, du moins, je ne regarde pas comme trop téméraire de
supposer qu'Aëtius avait dans l'esprit les vers décrivant la naissance des
hommes comme procédant directement des éléments, mais que, par erreur, il l'a
intercalée dans cette série d'évolutions, et que, de ce fait, il a supprimé
ce que l'on pouvait avec raison s'attendre à trouver ici : à savoir les
organismes subsistant après l'élimination des créatures non viables. Il a
bien pu considérer comme terme d'une série ce qui avait sa place à côté de
celle-ci, ce qui n'était relié qu'extérieurement aux membres de cette série,
complète par elle-même, dans l'énumération des divers modes de naissance.
(Soit dit en passant, ne faut-il pas, dans Doxogr.. 530, 27-28, lire ¤k
tÇn õmostoÛxvn au lieu de ¤k
tÇn õmoÛvn ? - H. von Arnim élève
des objections contre cette partie de mon exposé dans le recueil de
dissertations qui m'a été offert, p. 16 sq. - On trouve d'ailleurs dans
Diderot un frappant parallèle de la doctrine d'Empédocle sur l'origine des
animaux ; cf. John Morley Diderot and the Encyclopaedisis. I 111
(Forlnightly Review, 1875, 1 686).
(11) Parmi les pressentiments de génie
d'Empédocle, on peut aussi citer ce fait que, le premier, mais nous ignorons
absolument en vertu de quels motifs, il a reconnu que la lumière ne se propage
pas instantanément (Aristote, de Sensu, c. 6 446 a, 25).
(12) Dernièrement, Rohde a appelé le
système d'Empédocle un « hylozoïsme entièrement développé » (Psyché,
2e éd., II 188). Je considère comme tout à fait sans fondement l'opinion
soutenue par Windelband et d'autres savants, si éminents soient-ils, et qui
consiste à dire qu'en admettant des forces motrices Empédocle a voulu
satisfaire aux postulats de Parménide ; en tant qu'être pur et immuable, les
éléments ne peuvent pas se mouvoir, mais seule-ment être mis en mouvement ».
(1w. Müllers Handbuch, V 1, 161.) Est-il nécessaire de rappeler que, pour
Parménide, le mouvement est impossible en lui-même, soit que l'impulsion
vienne du dehors, soit qu'elle vienne du dedans ? Ce qui a amené Empédocle à
l'hypothèse des deux énergies extra-matérielles, c'est seulement, autant que
je puis m'en rendre compte, l'impossibilité de ramener à une tendance
inhérente à la matière comme telle, et par conséquent agissant d'une
manière toujours identique, les tendances prédominantes dans les deux
périodes cosmiques alternantes, et qui se font sentir tour à tour. Le dualisme
est aussi peu fondamental chez lui que chez Anaxagore, pour qui l'intervention
du Nous sert uniquement à résoudre un problème déterminé de mécanique et
de théologie. De même que la gravité inhérente à la matière était gardée
par Anaxagore comme source indépendante de mouvement à côté de l'impulsion
du Nous, ainsi Empédocle conservait l'attraction du semblable par le semblable
à côté des impulsions dérivant de la « Discorde » et de l'« Amitié ».
Aristote lui-même (de Generat. et Corrupt., II 6) dit que l'Amitié et
la Discorde ne sont les causes que d'un mouvement déterminé (Žll‹
tinow kin®sevw taèta aàtia),
prouvant ainsi qu'Empédocle ne considérait pas ces deux énergies comme les
seules forces motrices, et réfutant lui-même ce qu'on peut lire dans les
premiers chapitres de la Métaphysique, où il défend une thèse.
(13) Le mot cité ici d'Aristote
se trouve dans le de Generat. et Corr., II 6 (p. 333 h, 21);
immédiatement avant, les éléments sont déclarés plus anciens que la
divinité, c'est-à-dire que le SfaÝrow
par ces mots : tŒ fæsei prñtera toè
yeoè.
(14) Sur la « physique de l'âme
» d'Empédocle, cf., outre les fragments (notamment v. 329-332, St.), Doxogr.,
50
(15) Dans les 30 000 Ïrai
de la transmigration des âmes, je vois avec Dieterich (Nekyia, 119) 10 000
années, chacune d'elles consistant en trois saisons ou Ïrai,
ce qui concorde avec les indications de Platon à ce sujet. Rohde, au contraire
(Psyché, 2e éd., II 179, n. 3, et 187), considère les Ïrai
comme des années, et ne voit dans le nombre de 30 000 que l'expression d'une
quantité illimitée d'années. Cependant il parle, comme Dümmler (Akademika,
237), du parallélisme dont nous parlons dans notre texte, p. 268.
(16) Dans les Wiener
Sitzungsber. (Phil. hist. cl., 1889, n° III, Studien zur vergleich.
Culturgeschichte), p. 53.
(17) Frg. 131, Bergk. Cette
assertion est modifiée par Wilh. Schrader, Die Seelenlehre der Griechen in
der älleren Lyrik, Halle 1902 (Gedenkschrift für Rud. Haym). Cf. aussi H.
Weil, Etudes sur l'antiquité grecque. p. 4.
(18) Sur la perception partielle que
Parménide attribuait même aux cadavres, cf. Théophraste, de Sensibus
(Doxogr., 499). Ibid.: kaÛ ÷lvw d¢ pn
tò ùn ¦xein tinŒ gnÇsin. Nous
connaissons sa théorie du sort des âmes par Simplicius, Phys., p. 39
sq., Diels. - La krsiw mel¡vn
de Parménide a pour parallèle la krsiw
kaÜ ŒrmonÛa de Philaolaos (d'après
Platon, Phédon, c. 36 comp. avec 61 d).
(19) The « questions of King
Milinda ». (Sacred Books of the East, XXXV pp. 40 sq. et 71 sq.)
(20) L'identification de cette divinité
intellectuelle avec Apollon remonte à Ammonius qui a probablement lu encore
dans leur contexte original les vers qu'il est seul à nous communiquer
intégralement (vv. 347-351, St.)
(21) L'attitude occasionnelle
d'hostilité contre Xénophane se trouve dans les vers 146 sq., Stein.