Gomperz,
Theodor (1832-1912)
Les penseurs de la Grèce : histoire de la philosophie
antique
trad. de Aug.
Reymond,... ; et précédée d'une préf. de M. A. Croiset,...
Griechische Denker : eine Geschichte der antiken Philosophie
2e éd. rev. et corr.
Paris : F. Alcan ; Lausanne : Payot, 1908-1910
LIVRE II
CHAPITRE III
Les disciples de Parménide.
I. Mélissos de Samos. Sa démonstration. L'unité confondue avec l'homogénéité. L'Univers exempt de peine et de souffrance. L'Être en même temps étendu et incorporel. - II. Zénon d'Elée. Ses « apories ». L'argument du grain de millet. - III. Critique du concept de l'espace. Achille et la tortue. Difficulté du problème. La flèche et l'argument de l'hippodrome. - IV. Négation de la pluralité des choses. Les choses en même temps dépourvues de grandeur et infiniment grandes. Critique du concept de la matière. Son fondement partiel. Décomposition spontanée de la doctrine éléate de l'Être. Distinction entre la science et la croyance. Influence ultérieure de l'éléatisme.
I
Mélissos est
l'enfant terrible de la métaphysique (01). La
gaucherie naïve de ses faux raisonnements trahit plus d'un secret que l'art
plus raffiné de ses successeurs a su soigneusement garder. De là, le curieux
et perpétuel changement d'attitude dont ils usent à son égard. Tantôt ils
s'effrayent de l'affinité qu'ils ont avec lui et ils renient leur grossier
prédécesseur, à peu près comme on tourne le clos à ceux des membres de sa
famille dont on croit devoir rougir. Tantôt ils sont heureux de voir leurs
propres théories soutenues à une date si ancienne ; alors ils frappent
amicalement à l'épaule le maladroit qui a engagé la lutte, et s'efforcent,
par toute sorte d'interprétations, de débarrasser son argumentation de ses
taches les plus compromettantes. C'est ainsi que Mélissos est tour à tour
traité de « rustre » et de «lourdaud » ou salué comme un penseur vaillant
et digne de toute considération ; et ces jugements se succèdent de la manière
la plus variée depuis Aristote (02) jusqu'à
l'heure actuelle.
Nous connaissons déjà le point de départ de la doctrine de Mélissos ; nous
connaissons aussi le but qu'il poursuivait, pour autant du moins que ce but
coïncidait avec celui de Parménide. A notre connaissance, il y avait
divergence sur trois points. Mélissos conservait à l'Être l'attribut de
l'étendue, mais il le dépouillait de tout élément grossier et corporel ; à
l'infinité dans le temps, il ajoutait l'infinité dans l'espace ; enfin il
reconnaissait à l'Être une vie affective exempte de toute peine, de toute
souffrance, et que nous pouvons par conséquent considérer comme un état de
félicité parfaite (03). Il a fait, comme on voit,
des progrès considérables dans la voie d'abstraction inaugurée par Parménide
; il pousse si loin la volatilisation de l'Univers qu'il est sur le point de le
faire évanouir tout à fait et de le remplacer par un pur esprit. A cet égard,
Mélissos se place parmi les mystiques ; mais il se distingue de la grande
majorité de ceux de l'Orient ou de l'Occident par l'effort qu'il fait -
couronné de succès ou non - pour s'appuyer non pas sur la simple lumière
intérieure ou intuition, mais sur une démonstration rigoureuse. Nous allons
donc envisager la marche de cette dernière, quoiqu'il paraisse à peine
possible d'en faire une analyse compréhensible sans la soumettre en même temps
à un examen critique. « Si rien n'est, comment pourrions-nous en arriver à
parler de quelque chose comme étant ? » Tels sont les mots que Mélissos a
placés en tête de son livre, et c'est un honneur pour lui d'avoir eu l'idée
que le point de départ de son exposition pouvait être illusoire, et d'avoir
essayé d'écarter cette possibilité par un argument. Nous ne voulons pas nous
attarder à examiner si cet argument est concluant, ou si l'on n'aurait pas pu
répondre avec raison : Le concept de l'Être, au sens rigoureux dans lequel
seul il peut supporter les conséquences qui y sont ici attachées, repose
peut-être réellement sur une illusion de l'esprit humain, que Mélissos,
précisément, a déclaré sujet à tant d'illusions. « Ce qui existe, dit-il
ensuite, était de toute éternité et sera de toute éternité. Car s'il était
né, il aurait nécessairement, avant de naître, dû être le Néant. Mais si
un jour il était le Néant, nous sommes en droit de dire que jamais rien ne
peut sortir du Néant. Si donc il n'est pas né, et si cependant il est, c'est
qu'il était de toute éternité et qu'il sera de toute éternité ; il n'a ni
commencement ni fin, mais il est infini. Car s'il était né, il aurait un
commencement (car, étant né, il aurait commencé une fois) et une fin (car,
étant né, il aurait fini une fois). Mais s'il n'a jamais commencé et jamais
fini, s'il a toujours été et sera toujours, alors il ne possède ni
commencement ni fin. Il est d'ailleurs impossible qu'une chose soit éternelle,
si elle ne renferme tout en soi. » Pour prévenir tout malentendu, il est
nécessaire de citer encore deux courts fragments : « Mais s'il est à jamais
(l'Être), il doit être aussi à jamais infini en grandeur », et ensuite : «
Ce qui a un commencement et une fin n'est ni éternel ni infini ».
Qui ne voit ici le saut périlleux que tente Mélissos de l'infinité du temps
à celle de l'espace ? Aristote y a déjà rendu attentif avec beaucoup de
raison et avec l'insistance qu'il fallait (04).
Mais voici ce qu'il y a de plus étonnant et de plus remarquable dans cette
démonstration. Ce qui réellement a besoin de preuve est supposé évident par
soi-même, ou du moins il faut en lire la preuve entre les lignes ; au
contraire, ce qui est vraiment évident par soi-même, parce que tautologique,
est développé dans les formes rigoureuses d'une argumentation prolixe
jusqu'à la satiété. A la première catégorie appartient cette thèse : « Ce
qui est né doit périr », bien moins prouvée qu'affirmée par cette petite
phrase incidente : « Car s'il est né, il aurait fini une fois ». Du reste,
cette proposition, qui n'est ni plus ni moins que la généralisation bien
compréhensible de l'expérience, n'aurait pu, à proprement parler, se prouver.
A la même catégorie appartient aussi cette thèse, également dérivée de
l'expérience : « Seul, ce qui n'a rien hors de soi par quoi il pourrait être
compromis ou détruit, peut être éternel », pensée qui devait être
présente à l'esprit de notre philosophe, car on ne peut guère imaginer une
autre défense de cette affirmation que seul le Tout peut pré-tendre à
l'éternité. Pas prouvée davantage, la proposition qui forme la base de toute
l'argumentation : « Jamais rien ne peut sortir de rien ». Ici le
métaphysicien a fait un emprunt aux physiciens ; il leur a pris le principe
essentiel de la doctrine de la matière, principe issu des constatations de
fait, confirmé de plus en plus par le progrès de l'observation, mais qu'il est
impossible de déduire jamais des nécessités de la pensée. -- Tout au
contraire, on voit apparaître les formes rigoureuses de la démonstration, on
voit Mélissos tirer des conséquences et des conclusions là où, en
vérité, il ne prouve ni ne conclut quoi que ce soit, mais où il ne fait que
donner un autre vêtement â ses assertions : « Ce qui commence a un
commencement ; ce qui finit a une fin ; ce qui ne commence ni ne finit n'a ni
commencement ni fin ; ce qui n'a ni commencement ni fin est infini ». Cette
prétendue série de raisonnements ne dénote-t-elle, pour cela, absolument
aucun progrès de pensée? Si bien, mais si elle ne piétine pas sur place, si
elle franchit le cercle vicieux de la tautologie, elle le doit exclusivement. à
l'équivoque ou à l'ambiguité de la langue, qui remplace sans qu'on y prenne
garde le commencement et la fin dans le temps par les termes correspondants
dans l'espace. De telle sorte que nous pouvons voir dans l'ensemble du morceau
un modèle, un chef-d'œuvre de démonstration a priori et répudiant tout
appel à l'expérience. Si le conducteur d'une démonstration comme celle-là
ne veut pas arriver au but dans un dénuement aussi complet qu'à son départ,
il faut qu'en route il remplisse sa poche vide. Il fera donc main basse sur
toutes les proies qui s'offriront à lui, vaines chimères aussi bien que
substantiels produits de l'expérience. Il trouvera une complice de cette
contrebande intellectuelle dans l'équivoque, qui remplit d'un contenu nouveau
et toujours enrichi les vieilles enveloppes des mots. Une partie de cette
marchandise suspecte éblouira notre oeil, grâce à l'éclat emprunté dont la
revêtiront de prétendues fières nécessités de la raison ; le reste
échappera à nos regards en se dissimulant derrière des présomptions tacites
ou des parenthèses insidieuses.
La notion de l'infinité de l'Être dans l'espace ainsi acquise, Mélissos en
dérive son unité. « Car s'il y avait deux êtres, l'Être serait limité par
autre chose. » En d'autres termes : ce qui est illimité dans l'espace ne peut
pas être limité ou borné par un autre élément étendu. Proposition aussi
incontestable que stérile. Elle ne devient féconde qu'au moment où
l'équivoque entre en jeu et transforme l'attribut de la quantité en celui de
la qualité. De l'un sort immédiatement l'uniformité et l'homogénéité. Par
l'intermédiaire de ces concepts, se tirent, touchant le caractère de l'Être,
des conclusions d'une valeur exactement pareille à celle de ce raisonnement :
un dé cesse d'être un aussitôt que ses six faces cessent d'être teintes de
la même couleur. Mais écoutons le philosophe de Samos lui-même : « Ainsi
donc, il (l'Être) est éternel, infini, un et absolument homogène ; et il ne
peut ni s'anéantir, ni devenir plus grand, ni éprouver une transformation
cosmique; il ne ressent pas davantage la peine ou la souffrance, car s'il
était sujet à quoi que ce soit de tout cela, il ne -serait plus un ». De la
démonstration détaillée de ces propositions, nous nous contenterons de
relever quelques points. L'impossibilité de tout « changement » est fondée
sur ce que, l'Être cessant d'être homogène, ce qui existe devrait tomber dans
le néant pour faire place au non-être. L'homogénéité ne s'étend donc pas
seulement, selon Mélissos, aux états simultanés, mais aux états successifs
de l'Être, et cette extension de l'idée est motivée par le fait que
l'impossibilité de la naissance et de la destruction n'est pas limitée à
l'existence de l'Être, mais s'étend à sa nature. Ce passage du « quoi ? »
au « comment ? » nous est déjà connu ; il n'y a de neuf pour nous que
I'argument sur lequel il est fondé : la perte de propriétés anciennes et
l'acquisition' de propriétés nouvelles sont assimilées à une destruction de
l'Être précédent et à une naissance du Non-Etre. Mais la pensée suivante ne
manque pas d'imprévu : « Si le Tout se modifiait en dix mille ans de la
largeur d'un cheveu, il périrait au cours de la durée entière. » Ce qui
frappe ici, ce n'est pas seulement la grandeur de la perspective, qui contraste
si fort avec l'horizon borné des anciennes et enfantines représentations
cosmogoniques et mythologiques. Mélissos s'est aussi approprié la doctrine,
développée surtout par Xénophane dans ses spéculations géologiques, de la
totalisation des plus infimes phénomènes pour aboutir à des effets immenses,
et cela lui fait grand honneur, bien que la rigueur de son raisonnement ait
quelque peu souffert à cette occasion. En effet, que signifient les conclusions
tirées des faits expérimentaux dans une méthode qui déclare la guerre à
toute expérience ? Nous rencontrons à la fois le même emploi et la même et
illégitime généralisation des résultats de l'expérience dans le
raisonnement destiné à prouver que l'Être est exempt de peine et de douleur.
« Il n'éprouve non plus aucune douleur. Car il est impossible qu'il soit
absolument rempli de douleur, puisque l'objet qui en serait rempli ne saurait
durer éternellement. D'ailleurs l'objet qui éprouve de la douleur n'a pas la
même nature que celui qui est sain ; par conséquent, s'il éprouvait une
douleur (partielle), il ne serait plus homogène. D'ailleurs il ne pourrait
éprouver de la douleur que s'il perdait une partie de lui-même ou
s'accroissait, et alors (pour le même motif) il ne serait plus homogène. Il
est impossible aussi que ce qui est sain éprouve de la douleur, car alors ce
qui est sain et ce qui est périrait, et l'on verrait se produire le Non-Être.
En ce qui concerne le chagrin (le mot grec signifie affliction, tristesse de
l'âme), la preuve est la même qu'en ce qui concerne la douleur. »
Quelques-uns des paralogismes qui se rencontrent ici sont déjà connus des
lecteurs, et il n'est pas nécessaire de les relever en détail. Ce qu'il y a de
frappant, c'est l'analogie tirée de ce fait d'expérience : que la douleur est
le phénomène concomitant d'un trouble intérieur, et que celui-ci, très
souvent du moins, est l'avant-coureur de la dissolution ; ce fait, emprunté à
l'organisme animal, Mélissos le transporte à l'Être absolu, qui lui ressemble
si peu. Dans ce qui suit, il paraît avoir oublié une des causes les plus
ordinaires de la douleur corporelle, c'est-à-dire les troubles des fonctions,
et son regard s'est attaché évidemment aux causes les plus manifestes,
c'est-à-dire à la perte des membres et à la formation d'excroissances
pathologiques. On se demande en vain comment il aurait modifié sa
démonstration pour l'appliquer à la seconde partie de sa thèse et prouver que
l'Être n'est sujet à aucun chagrin, à aucune souffrance psychique ; on
pourrait presque supposer que la difficulté de l'entreprise l'en a détourné.
Quant à la possibilité du mouvement de l'Être, il la combat par l'argument
qu'employait déjà Parménide.
Sans espace vide, pas de mouvement ; - c'est ce qu'avaient vu et reconnu les
physiciens - or le vide n'est rien, et un rien ne peut pas exister. Notre
philosophe refuse aussi à l'Être la différence de densité en s'en référant
à son homogénéité qu'il croit avoir déjà démontrée.
Nous arrivons à la dernière partie de la doctrine de Mélissos, qui est aussi
la plus difficile. Il admettait, comme nous l'avons vu surabondamment, que
l'Être était étendu dans l'espace ; comment expliquer alors qu'il lui
refusât la corporalité ? Il le fait dans les termes que voici : « Puisque
l'Être est un, il ne peut pas posséder de corps, car s'il possédait
l'épaisseur, il se diviserait en parties et ne serait par conséquent plus un.
» Parménide, il est vrai, a aussi dit de son essence primordiale qu'elle «
n'était pas divisible ». Mais rien ne nous oblige de supposer qu'il lui ait
attribué la forme sphérique, et que par un non-sens manifeste, il lui ait en
même temps dénié la possession de parties. Nous pensons avoir des raisons de
croire que, par là, il ne niait pas la possibilité d'une division idéale,
mais celle seulement d'une division de fait. L'indivisibilité de l'Être
conçue dans ce sens n'est qu'un cas spécial de l'impossibilité de mouvement
que lui attribuait Parménide. En ce qui concerne Mélissos, on ne peut recourir
à cette échappatoire, puisqu'il conteste expressément non pas la
séparabilité, mais l'existence même de parties. Personne ne soutiendra
sérieusement que par l' « épaisseur », il n'entendait que la troisième
dimension de l'espace, et que, par conséquent, l'Être, pour lui, n'en avait
que deux et se réduisait à une simple surface. Car non seulement une telle
pensée est étrangère à toute l'antiquité, mais elle est en contradiction
avec le fait que l'espace entier est rempli par l'essence primordiale de
Mélissos. Il ne reste guère qu'un parti : admettre que Mélissos n'a pas
identifié la plénitude de l'espace avec la corporalité, et qu'il a voulu
débarrasser de tout grossier matérialisme son Être universel, partout
présent et parfaitement heureux. Cette conception, qu'on ne peut, à cause de
son obscurité, préciser d'une manière un peu nette, ne manque pas de
parallèles, même dans les temps les plus modernes : qu'on songe à
l'identification tout récemment renouvelée de l'espace et de la divinité. La
doctrine serait sans doute plus compréhensible et en tout cas plus conséquente
si le penseur de Samos, en se fondant sur les motifs que nous venons de citer,
avait refusé à son Être la catégorie de l'espace comme celle du temps. Car
l'unité, conçue absolument, ne souffre aucune coexistence et aucune
succession. Dès que l'on oublie que nous ne connaissons que relativement les
concepts de nombre, et parmi eux aussi celui de l'unité - l'arbre est une
unité à côté des autres arbres de la forêt, une pluralité par rapport à
ses rameaux ; de même ceux-ci à l'égard les uns des autres et à l'égard de
leurs feuilles, etc., etc., - et qu'on prend tout à fait au sérieux l'unité
ainsi entendue, on s'engage dans une voie qui n'aboutit à rien de moins qu'au
complet « évidement » non seulement de l'existence matérielle, mais encore -
étant donnée la succession dans le temps des états de conscience - de toute
existence spirituelle. A ce moment, l'unité, dépourvue de tout contenu, se
transforme en pur néant. Nous aurons, dans la suite, à nous occuper de
l'histoire d'une transformation de ce genre, laquelle, de l'ontologie ou
doctrine de l'Être des Éléates, a fait sortir le nihilisme ou doctrine du
Néant.
Malgré tout ce
que l'on peut trouver à blâmer dans les méthodes de Mélissos et dans les
résultats auxquels elles le conduisent, - et nous ne nous sommes pas fait faute
de lui adresser des reproches, - il lui reste un titre de gloire qu'on ne
saurait enta-mer. Le valeureux amiral était un penseur d'une tranquille
hardiesse. Il poursuit le cours de ses méditations sans se préoccuper de
savoir s'il sera salué à la fin par des huées ou par des applaudissements. Si
grossiers que soient les paralogismes que nous avons dû mettre à sa charge,
nous n'avons pas le moindre motif de croire qu'il ait trompé de propos
délibéré. Tout porte à supposer, au contraire, qu'il a été lui-même dupe
de ses erreurs. Ce grand et loyal courage philosophique est le meilleur
héritage que Xénophane ait laissé à son école ; il caractérisait aussi le
puissant champion de la critique que nous allons maintenant considérer, Zénon
d'Élée. C'était un bel homme, d'une remarquable prestance ; ami intime de
Parménide, il était d'un quart de siècle plus jeune que lui, et, comme lui,
il prit part à la vie politique (05).
Une conjuration à laquelle il s'affilia et dont le but était de renverser un
usurpateur causa sa mort. Celle-ci fut précédée d'un cruel martyre, qu'il
supporta avec une constance célébrée par ses contemporains et par la
postérité. Zénon mania dès sa jeunesse les armes de la dialectique,
obéissant en cela au penchant de sa nature combative et au besoin de mettre en
oeuvre ses étonnantes aptitudes. Son talent fut éveillé par la nécessité de
se défendre. La doctrine de l'unité de Parménide avait provoqué dans toute
la Grèce de bruyants éclats de rire. Il y a moins de deux siècles, pour avoir
nié la matière, l'évêque Berkeley n'a pas été salué de plus de moqueries
et de dédains. Il n'en fallait pas davantage pour entraîner Zénon dans la
lutte. Il voulait se venger et il se vengea. « Il rendit aux railleurs la
monnaie de leur pièce, nous dit Platon, et il y ajouta même quelque chose (06).
» « Vous vous moquez de nous, leur cria-t-il à peu près, parce que nous
rejetons tout mouvement comme ridicule et impossible; - vous nous traitez de
fous parce que nous traitons les sens de menteurs ; parce que, dans la
multiplicité des choses, nous ne voyons qu'une vaine illusion, vous nous lancez
des pierres. Prenez garde de ne pas habiter vous-mêmes une maison de verre. »
Et aussitôt il se mit à vider sur eux son carquois de polémiste, qui était
plein de traits acérés. L'un après l'autre sa dialectique souple et légère
en tira cette série de subtils arguments qui ont fait le désespoir de tant de
générations de lecteurs, et dans lesquels plus d'un esprit puissant - il
suffira de mentionner ici Pierre Bayle (07) - a
trouvé des obstacles qu'on ne peut emporter qu'en les tournant. Examinons les
principaux.
Nous prenons un grain de millet, et nous le laissons tomber. Il arrive à terre
silencieusement. Ainsi d'un second, d'un troisième, et, successivement, de
chacun des dix mille grains, que contenait le boisseau. Puis nous réunissons
ces grains, nous les remettons dans le boisseau, et nous le renversons. La chute
des grains est accompagnée d'un grand bruit. Comment se peut-il faire, demande
Zénon, que les dix mille chutes silencieuses, en se réunissant, forment une
chute si bruyante ? N'est-il pas inexplicable que la somme de dix mille zéros
ne soit pas égale à zéro, mais qu'au contraire elle produise une grandeur
perceptible, et même très nettement perceptible ? Il y a là, nous le pensons
aussi, une sérieuse difficulté, que l'on ne peut résoudre sans avoir examiné
de plus près la nature du phénomène en question (08).
Cet examen plus approfondi n'avait pas été fait à l'époque de Zénon, et l'
« aporie » ou embarras de l'Éléate a eu le grand mérite de faire sentir
cette lacune à tous les esprits pensants. Elle appelle, pour ainsi dire, une
psychologie de la perception par les sens. Aussi longtemps que les propriétés
sensibles sont considérées comme des qualités purement objectives des choses,
l'aporie est insoluble. Mais la solution est trouvée dès le moment où nous
envisageons l'acte de la perception, et que nous nous apercevons du caractère
toujours compliqué, et souvent extrêmement compliqué, que présente ce
phénomène si simple en apparence. De même, l'idée doit d'abord se faire jour
en nous que, en cela comme ailleurs, une dépense de force n'est pas perdue et
sa valeur pas égale à zéro, bien qu'elle ne soit pas suivie d'un effet
visible. Un exemple fera ressortir ces deux vérités. De sa petite main, un
enfant essaye de tirer la corde d'une cloche. Il n'imprime pas à la cloche un
mouvement perceptible. Si plusieurs enfants viennent ajouter leurs mains à la
sienne, leurs efforts réunis réussiront peut-être à faire balancer la cloche
avec le battant. Le nombre des menottes est-il doublé ou triplé, il suffira
pour faire frapper le battant contre le métal, mais le choc ne sera peut-être
pas assez fort, et l'ébranlement de l'air causé par lui peut-être assez
puissant pour produire dans notre appareil auditif les modifications physiques
d'où résulte la perception d'un son. La dépense de force suffisante pour cela
peut encore être inférieure à la force requise pour réaliser l'effet
physiologique que nous appelons une excitation du nerf auditif. De plus, cette
excitation peut avoir lieu, mais non pas avec le degré d'intensité voulu pour
produire dans l'organe central le phénomène décisif qui dépend de
l'excitation nerveuse. Et enfin, ce phénomène peut même se réaliser, mais
non pas avec une vigueur suffisante pour faire franchir le seuil de la
conscience à l'impression psychique qui y correspond. Il y a lieu de tenir
compte aussi chaque fois de notre état psychique général. Lorsque le sommeil
enveloppe nos sens ou que notre attention est fixée sur autre chose, la
résistance à vaincre est plus grande que dans des conditions différentes et
plus favorables. Si le résultat final ne se produit pas, cela ne prouve
nullement que l'un quelconque des actes intermédiaires - dont nous avons
certainement dressé une liste trop courte - n'était pas, en lui-même, propre
à en assurer l'apparition. On ne peut pas même l'affirmer du premier effort,
en apparence si parfaitement stérile, de la petite main de l'enfant ; n'a-t-il
pas contribué pour sa part à diminuer la résistance, que le nombre des mains
seul, en s'accroissant, a pu finir par vaincre ? Mais on ne saurait
légitimement demander en pareil cas que chaque unité de la force initiale
produise la centième partie du résultat final atteint par cent unités de
même espèce. Une roue dentée peut avoir un pouce ou quatre-vingt-dix-neuf
pouces de rayon sans pour cela s'engrener dans la roue dentée voisine ; il faut
que son rayon soit d'au moins cent pouces pour qu'elle atteigne la roue placée
à cette distance de son centre et transmettre la série d'effets qui dépendent
de la rotation de cette seconde roue. Il en est de même de cette deuxième roue
par rapport à une troisième, etc. La présence ou l'absence de ce dernier
pouce décide de l'exécution ou de la non-exécution du travail final de la
machine. C'est à ces considérations et à des considérations analogues que
devait conduire l' « embarras » de Zénon. La théorie correcte de la
perception sensible est à peu près contemporaine de ce philosophe ; dès
après lui, on sait que la perception n'est pas un simple reflet de propriétés
objectives, mais le résultat d'une action de l'objet sur le sujet, et que ce
résultat est assuré par une longue chaîne d'actes dépendant les uns des
autres. - N'est-il pas évident que l' « aporie » dont nous venons de parler
si longuement peut revendiquer une part de cette découverte féconde dont les
bienfaisants effets n'ont pas manqué de se répandre au loin ?
Nous arrivons
maintenant aux fameuses apories relatives au mouvement dans l'espace. Tout
d'abord, Zénon soumit le concept même de l'espace à une critique qui n'avait
rien de particulièrement pénétrant. Si chaque être, chaque objet réel se
trouve dans l'espace, l'espace lui-même, à moins qu'il ne soit dépourvu de
réalité, doit se trouver dans l'espace, c'est-à-dire dans un second espace ;
celui-ci, pour le même motif, dans un troisième, et ainsi de suite à
l'infini. Ainsi il ne nous reste d'autre choix que d'admettre cette conséquence
extravagante, ou de nier la réalité de l'espace. Ce serait faire trop
d'honneur à Zénon que de rapprocher de la sienne la critique exercée par Kant
et d'autres modernes sur l'idée de l'espace, et de prétendre que le philosophe
grec avait anticipé sur elle. On peut parfaitement traduire le mot grec (tñpow)
par notre mot « lieu », sans influencer en rien le contenu du raisonnement.
Tout objet est situé dans un lieu ; ce lieu doit, s'il est réel, être situé
dans un autre lieu, etc. Et l'aporie que Zénon applique à la situation des
choses aurait tout aussi bien pu s'appliquer à leur existence. Tout ce qui est
réel ou existe possède une existence ; sous peine d'être une pure chimère,
celle-ci doit en posséder une elle aussi, etc. C'est que nous nous trouvons ici
en présence d'une tendance profondément conforme au génie de la langue :
comme nous employons des substantifs pour désigner les abstractions de toute
espèce (énergies, propriétés, états, rapports), nous sommes portés à
mesurer les concepts abstraits avec la même mesure que les objets concrets. Un
tel concept devait être une espèce d'objet ou ne pas être. Selon qu'il
supportait cette épreuve, ou, plus exactement, selon qu'on croyait pouvoir
renoncer, ou non, à son existence, il était ou bien relégué dans le domaine
de la fantaisie, ou bien - et c'est le cas de beaucoup le plus fréquent - il
était conçu comme concret, considéré pour ainsi dire comme le spectre d'un
objet. Cette aporie a pour avantage de placer sous nos yeux, de nous faire voir
clairement cette fâcheuse tendance de l'esprit humain, origine d'erreurs et
d'illusions d'autant plus funestes qu'il est presque impossible de les
déraciner, - et aussi de nous avertir de son influence en nous montrant les
conséquences absurdes qui en découlent.
Incomparablement moins élémentaires sont les objections formulées par Zénon
concernant le mouvement lui-même. Chacun connaît le problème d'Achille et de
la tortue. Le héros qui personnifie la vitesse et l'animal dont on a fait le
symbole de la lenteur se provoquent à la course. Et, chose étrange, il nous
est difficile de comprendre comment le fils de Thétis peut atteindre ou
devancer son adversaire ! Achille - telle est la donnée du problème - accorde
une avance à la tortue, et court dix fois plus vite qu'elle ; donc pendant
qu'il franchit la distance rendue par lui - disons un mètre, - la tortue avance
d'un décimètre ; pendant qu'il parcourt cet espace,, elle avance d'un
centimètre ; tandis qu'il la suit jusque là, elle couvre un millimètre, et
ainsi de suite à l'infini ; nous voyons les deux concurrents se rapprocher
toujours davantage, mais nous sommes dans l'impossibilité de comprendre comment
sera jamais franchi le minimum de distance qui les sépare : Achille, telle est
par conséquent la conclusion du problème, ne rattrapera jamais la tortue.
Grand est l'étonnement des profanes en mathématiques quand ils apprennent
qu'à part sa conclusion finale, cette démonstration est absolument approuvée
par tous les experts en cette science. Achille aux pieds légers n'atteindra en
effet sa concurrente à la lourde carapace en aucun des points que nous venons
d'indiquer, ni quand elle aura fait un dixième, ni quand elle aura fait encore
un centième, un millième, un dix millième, un cent-millième, un
millionième, etc., etc., du second mètre de la piste ! Mais il l'atteint - il
suffit d'un calcul bien simple pour nous en convaincre - à l'instant où elle a
parcouru la neuvième partie de cette distance (09). En effet , pendant qu'elle
s'avance d'un neuvième de mètre, Achille en fait 10/9 = 1 1/9 m.
La progression infinie : 1/10 + 1/100 + 1/1000 + 1/10 000 + 1/100 000 etc., ne
dépasse jamais la valeur d'un neuvième. Ou, pour donner au problème et à sa
solution une forme générale : si les deux vitesses sont dans le rapport de 1 :
n, les deux adversaires ne s'atteindront en aucun des points de la série : 1/n
+1/n2 + 1/n3 + 1/n4 ... ; mais cette
progression infinie se trouve comprise dans la grandeur finie 1/1-n. Jusqu'à ce
point tout est en règle. Une grandeur peut être divisible à l'infini, elle ne
cesse pas, pour cela, d'être une grandeur finie. Divisibilité infinie et
grandeur infinie sont deux concepts très différents, si facile qu'il soit de
les confondre (10). Il est facile aussi d'expliquer
le semblant d'intervalle qui sépare toujours les deux compétiteurs pour notre
oeil intellectuel. La faculté que nous avons de nous représenter les espaces
extrêmement petits est très limitée. Nous arrivons très vite au point que
notre force d'imagination ne peut plus franchir. Tandis donc que nous diminuons
de plus en plus par le langage la plus petite unité d'espace que. nous
puissions nous représenter, tandis que nous parlons de cent millièmes et de
millionièmes de mètre ou de pied, notre imagination se figure, en réalité,
toujours la même unité d'espace, la plus petite qu'elle puisse saisir. A
chaque nouvelle division, cette unité reparaît à nos yeux, malgré tous les
efforts que nous faisons pour la rapprocher de zéro.
Mais toutes ces explications suffisent-elles en vérité à résoudre
complètement et définitivement la difficulté aperçue et si brillamment
exposée par Zénon ? Le puissant athlète de la dialectique nous a facilité la
réponse à cette question en donnant à son aporie une seconde forme,
dépouillée de tout sortilège. Comment pouvons-nous, se demande-t-il, franchir
jamais un espace quelconque ? Il faut, en effet, avant d'atteindre le but, que
nous parcourions la moitié de la distance, puis la moitié de la moitié qui
reste, c'est-à-dire un quart ; puis, de nouveau, la moitié du quart qui reste,
c'est-à-dire un huitième, puis un seizième, un trente-deuxième, etc., à
l'infini. La réponse communément donnée est celle-ci : pour parcourir un
espace infiniment divisible il ne faut ni plus ni moins qu'un temps également
divisible à l'infini. Si on lui donne la portée qu'elle a réellement, - cette
réponse est exacte. Mais cette portée ne va pas bien loin. Car la difficulté
qui résulte de la question ainsi posée gît aussi dans le rapport d'une
progression infinie à une grandeur finie. Sans doute, les mathématiciens nous
assurent et nous prouvent que la progression résultant ici de la division par
2, comme celle qui résultait plus haut de la division par 10, ne dépasse pas
la valeur d'une quantité finie. De même que la première (1/10 + 1/100
+1/1000...) ne dépasse pas la valeur de la seconde ( 1/2 +1/4 + 1/8...) ne
dépasse pas la valeur de 1. Et cela n'est pas difficile à comprendre, mais ce
qui nous rend perplexes, c'est l'assurance qu'ils nous donnent ensuite, et qui
seule satisfait dans le cas qui nous occupe, à savoir que l'une comme l'autre
de ces progressions infinies atteint réellement la quantité finie dont il
s'agit. Nous franchissons d'un pas une distance quelconque, et nous ne sommes
nullement surpris d'entendre dire que cette distance est divisible à l'infini.
Mais faisons le contraire, procédons non pas analytiquement, mais
synthétiquement, et essayons de construire la quantité finie au moyen de cette
infinité supposée de parties. Ne manque-t-il pas toujours quelque chose, si
peu que ce soit, pour que la quantité finie soit complète? Est-il possible
d'épuiser l'inépuisable ? La mathématique se tire d'affaire ici en
négligeant les valeurs infinitésimales qui terminent les progressions, de
même qu'elle les néglige dans la transformation d'une fraction décimale
périodique en fraction ordinaire. Ce sont là des artifices légitimes et qui
contribuent en une grande mesure aux progrès des sciences, mais dans lesquels
on croit lire l'aveu de l'impossibilité où nous sommes de jamais pénétrer à
fond le concept de l'infini. C'est, à notre avis du moins, contre ce concept,
et non contre le fait empirique du mouvement, que portent, en réalité, et tout
à fait contre le gré de leur auteur, les apories que nous venons de discuter.
Les deux dernières apories relatives au problème du mouvement nous
délasseront des fatigues et des perplexités intellectuelles que nous ont fait
éprouver les deux premières. La troisième ne nous est pas parvenue sous une
forme très claire, mais nous croyons pouvoir l'exprimer comme suit : une
flèche se détache de la corde de l'arc ; elle mesure un pied de longueur et
parcourt dix pieds à la seconde. Ne sommes-nous donc pas en droit de dire que,
dans chaque dixième de seconde, elle a occupé un espace égal à sa longueur ?
Mais occuper un espace équivaut à rester au repos ; et comment dix états de
repos pourraient-ils engendrer un état de mouvement ? Le problème pouvait
aussi prendre cette forme, plus captieuse encore un objet se meut-il dans
l'espace où il est ou bien dans celui où il n'est pas ? Ni dans l'un ni dans
l'autre, car être dans un espace et l'occuper, c'est être au repos ; d'autre
part, un objet ne peut ni agir, ni souffrir dans l'espace où il n'est pas. Ici
il y a lieu de répondre simplement : l'hypothèse est insidieuse, mais fausse ;
un corps toujours en mouvement n'occupe pas, même dans les unités de temps les
plus petites qu'il soit possible de concevoir, un espace unique, il est toujours
en train de passer d'une partie de l'espace à une autre. Cependant cette aporie
ne manque pas non plus de valeur, car elle nous oblige à nous faire et à
garder rigoureusement l'idée de la continuité (11).
La difficulté résulte du manque de délimitation précise de cette idée, de
la confusion du continu et des unités discontinues, opposition que nous
rencontrerons bientôt sous une autre forme. - La quatrième aporie se rapporte
à la rapidité du mouvement ; et le plus simple est peut-être de la
représenter comme suit, en modernisant l'antique hippodrome. Trois voies
parallèles portent trois trains d'égale longueur. Le premier, A, est en
mouvement ; le deuxième, B, au repos ; le troisième, C, se meut dans le sens
contraire de A, mais avec une égale vitesse. Le temps nécessaire à A pour
arriver à la fin de B sera, comme chacun le comprend, le double de ce qu'il lui
faudra pour arriver à la fin de C. Mais si l'on nous demande à quelle vitesse
a marché A, nous sommes obligés de donner des réponses contradictoires,
suivant que nous nous reportons au train C, qui se mouvait aussi, ou au train B
qui était immobile. On peut évidemment objecter que la seconde façon de
mesurer est seule normale, que nous l'employons dans l'immense majorité des
cas, et que nous sommes obligés de l'employer toutes les fois qu'il s'agit de
déterminer la dépense de force nécessaire pour obtenir telle ou telle
vitesse. - « C'est égal, répondrait Zénon, la vérité et l'erreur ne sont
pas affaire de majorité et de minorité ; il me suffit de pouvoir m'en
référer à des exemples tels que le précédent, où l'on peut soutenir avec
raison que la masse en mouvement a parcouru le même chemin dans le temps entier
que dans la moitié de ce temps. Si la mesure du mouvement dans le temps n'est
que relative, comment le mouvement lui-même pourrait-il être quelque chose
d'absolu, de purement objectif, et par conséquent de réel (12)
? »
Le double
raisonnement suivant était destiné à prouver que nos sens nous trompent en
nous affirmant la multiplicité des choses. En effet, si l'on admet cette
pluralité, on se trouve conduit à deux conséquences qui s'excluent
réciproquement. Les choses, étant multiples, seraient en même temps
dépourvues de grandeur et infiniment grandes. Dépourvues de grandeur, car
elles ne seraient pas multiples si chacune d'elles ne représentait pas une
unité. Une véritable unité ne peut être divisible. Une chose reste cependant
divisible tant qu'elle renferme plusieurs parties. Elle renferme des parties
dès qu'elle est étendue. Si donc elle doit posséder une véritable unité,
elle doit être privée d'étendue et par conséquent de grandeur. Mais, d'autre
part, les objets multiples seraient aussi infiniment grands. Car chacun d'eux
doit, si l'on veut lui attribuer une existence, quelconque, posséder une
grandeur. S'il possède une grandeur, l'objet se compose de parties, auxquelles
revient pareillement une grandeur. Mais ces parties doivent être séparées les
unes des autres, car comment seraient-elles autrement des parties distinctes ?
Elles ne peuvent être séparées les unes des autres que s'il y a entre elles
des parties intermédiaires. Ces parties intermédiaires, enfin, doivent de
nouveau être séparées par d'autres parties, douées, elles aussi, d'une
certaine grandeur, etc., etc. Ainsi donc, chaque corps recèlera en soi un
nombre infini de parties, dont chacune possède une certaine grandeur ; en
d'autres termes, il devra être infiniment grand.
Les prémisses de ce raisonnement ne sont pas tout à fait si forcées qu'elles
le paraissent au premier moment. Il faut d'abord se rendre compte que l'unité
et la pluralité ne doivent pas être entendues ici au sens relatif que nous
sommes habitués à leur donner. Qu'une unité qui doit partout et toujours
rester telle ne puisse, en effet, pas renfermer de parties ; que, par
conséquent, elle ne puisse pas plus se rencontrer dans le monde de la
coexistence que dans celui de la succession, c'est ce que nous avons tout à
l'heure et surabondamment démontré (p. 204-5). Une unité non relative, mais
absolue, est donc en réalité inconciliable avec le concept de l'étendue et de
la grandeur dans l'espace, et si l'on part de ce point de vue, la première
partie du raisonnement est réellement irréfutable. La deuxième partie repose,
elle aussi, sur l'hypothèse d'une absolue pluralité. Pour que deux parties
d'un corps ne puissent jamais et nulle part être considérées comme une
unité, il faut au moins - et en ajoutant ces deux mots, nous voulons faire
entendre que cet argument a moins de force que sa contre-partie - il faut au
moins, disons-nous, qu'il y ait entre elles, pour les séparer, une limite bien
marquée. De son côté, cette limite doit être réelle ; elle doit donc
posséder une grandeur, c'est-à-dire une étendue corporelle, du moment que
nous admettons qu'il n'y a pas de réalité sans grandeur. Mais un objet étendu
se compose de nouveau de parties, et par conséquent tout ce que nous venons de
dire des parties corporelles séparées par une limite s'applique de nouveau à
celle-ci. Et ainsi de suite à l'infini. Nous pouvons ramener les deux
démonstrations à deux brèves formules conçues dans les termes suivants : «
Si chaque objet est réellement un, il doit être indivisible, c'est-à-dire
inétendu et par conséquent dépourvu de grandeur ». Et ensuite : « S'il y a
une pluralité d'objets, les objets, pris deux à deux, doivent être séparés
par un objet intermédiaire qui possède l'étendue et par conséquent des
parties ; celles-ci, de leur côté, doivent être séparées de la même
manière, et ainsi de suite, à l'infini ». Ce double raisonnement ne nous
semble pas non plus dénué de toute valeur pour le progrès de la science.
Unité et pluralité ne sont pas des concepts absolus, mais purement relatifs.
Suivant le point de vue auquel je me place, le but auquel je prétends
atteindre, je considère la pomme placée devant moi comme une unité, en tant
que partie d'une collection de pommes, mi comme une pluralité, en tant
qu'agrégat des parties qui la constituent. Pour pouvoir parler d'unité et de
pluralité au sens absolu d'unités qui en aucun cas ne sauraient être des
pluralités, de pluralités qui en aucun cas ne sauraient être des unités, il
faudrait, en réalité, partir de suppositions aussi grotesques que celles d'où
découle cette série de raisonnements, et qu'infirment les résultats
contradictoires auxquels elles conduisent.
Cette aporie nous fait d'ailleurs toucher les racines de plusieurs autres
apories réelles ou possibles. Nous voulons parler de l'opposition qui se
manifeste ici entre l'unité et la pluralité, et de la contradiction que
présentent ces deux concepts avec celui de la réalité. Suivant les principes
de l'école, ne peut être considéré comme réel que ce qui possède une
grandeur, et par conséquent est étendu, divisible, multiple ; mais le multiple
présuppose les unités dont il est précisément la réunion ; les unités,
cependant, doivent, en tant qu'unités vraies ou absolues, être tenues comme
indivisibles, comme inétendues, comme sans grandeur et par conséquent sans
réalité. Ainsi le concept de l'être ou de la réalité se montre lui-même
ici fragile, en proie à une contradiction interne. Tout réel est un multiple
composé d'unités ; mais les unités sont dépourvues de réalité ! Le colosse
du réel repose sur les pieds d'argile de l'irréel ! Mais essaye-t-on de
débarrasser le réel de son illusoire fondement, et de le placer sur une autre
base, non pourrie celle-là, loin de gagner au change, il s'écroule sur
lui-même. Car si le multiple reste un multiple, si les parties dont il doit se
composer pour posséder étendue, grandeur et partant réalité ne se réduisent
pas à des unités, alors il est privé de tout fondement, solide ou caduc ; il
devient divisible à l'infini ; il se désagrège tant et si bien qu'il finit
par s'anéantir tout à fait. Ainsi les concepts de l'unité et de la pluralité
ne se montrent, ni isolément, ni pris ensemble, les soutiens vraiment
résistants de celui de l'Être ou de la réalité. L' « Un » - ou simple -
est irréel ; le « Multiple » devient irréel soit que, fondé sur lui-même,
il s'écroule et s'anéantisse ; soit que, fondé sur le sable mouvant de l' «
Un », il soit dissipé avec lui.
On aurait tort de ne voir, dans les pensées que nous avons librement
développées ici d'après Zénon, qu'un jeu d'abstractions creuses et
inconsistantes. Au contraire, elles renferment une critique très sérieuse et
non tout à fait stérile de l'idée de la matière telle qu'elle était conçue
alors, et telle qu'elle est encore en partie conçue aujourd'hui. L'infinie
divisibilité qu'on lui attribuait semblait la menacer de ruine. Alors se fit
jour, probablement dans des cercles pythagoriciens, l'idée que cette
divisibilité ne franchissait pas une certaine limite, conçue d'ailleurs comme
très éloignée ; des particules très petites, comparables à des pointes
d'épingles ou à ces grains de poussière qu'on voit s'agiter dans le rayon de
soleil, mettaient, disait-on, un terme à toute division ultérieure. Zénon a
eu le mérite incontestable de faire saisir la contradiction que présente cette
manière de voir. Ou bien ces particules possèdent grandeur et étendue, et
alors elles sont soumises aussi à la loi de la divisibilité ; ou bien elles ne
possèdent ni l'une ni l'autre, et alors on ne peut en faire les moellons
nécessaires à la construction de l'édifice de la matière. Car ajouter ce qui
n'a pas de grandeur à ce qui n'a pas de grandeur, cela ne donne aucune grandeur
; échafaudons une montagne de zéros les uns sur les autres, le total sera
toujours égal à zéro.
Mais ici doit s'arrêter notre acquiescement. Et même dans cette limite, nous
devons le tempérer d'une importante réserve. Les auteurs de la théorie que
Zénon a si victorieusement réfutée partaient d'une conception contradictoire.
Mais, malgré cela, ils ne s'étaient pas engagés sur une fausse piste.
Bientôt nous ferons la connaissance d'une doctrine de la matière qui, en
suivant pour le reste la même voie, a su éviter cette contradiction ; les
sciences naturelles modernes n'ont fait que poursuivre cette voie, qui les a
conduites de triomphe en triomphe. Pour qu'un tout se désagrège, il faut qu'il
se compose de parties, mais celles-ci peuvent exister sans que la
désagrégation soit à craindre dans un avenir prochain, lointain ou même
très lointain. La divisibilité idéale et la séparation actuelle sont, il est
vrai, deux choses connexes, mais il n'en résulte pas qu'elles doivent, en fait,
marcher l'une à la suite de l'autre. L'hypothèse de particules de matière non
dépourvues d'étendue, mais indestructibles en fait, peut, comme nous l'avons
déjà remarqué une fois (p. 64) ne pas être une vérité définitive ; elle
n'en a pas moins fait faire un pas considérable vers la vérité, ou, pour
parler plus exactement, les conclusions qu'on en a déduites s'accordent en une
si grande mesure avec les phénomènes de la nature qu'elle est devenue, entre
les mains des physiciens, un instrument d'une puissance incomparable. Si ce
n'était pas un blasphème, on serait presque tenté de s'écrier : « Le
Créateur du monde n'était peut-être pas tout à fait aussi subtil que Zénon
». Dans tous les cas, la sublime sagesse ne devait pas être aussi avide
d'arguties et de raisonnements captieux que le sagace et combatif Éléate.
Mais, à parler sérieusement, la rigueur de pensée de ce dernier n'est pas
toujours de bon aloi. Au milieu de ses raisonnements, on rencontre parfois deux
points de vue qui, tous deux, peuvent se défendre, mais qui s'excluent
absolument. Zénon joue tour à tour l'un contre l'autre ; tantôt il associe
l'idée du fini avec celle de l'infini, tantôt l'espace continu avec les
unités distinctes du temps, tantôt enfin le temps continu avec les unités
distinctes de l'espace.
Mais, pour en revenir au point de vue qui nous guide, au point de vue
historique, Zénon est-il resté en fait jusqu'à la fin ce qu'il était au
commencement de son entreprise, le fidèle écuyer de Parménide ? On le
soutient souvent, mais cela ne paraît pas soutenable. L'arme de la dialectique,
qu'il maniait avec tant de vigueur, devait d'abord sans doute réduire à la
raison les adversaires des Éléates. Mais ceux-ci purent-ils vraiment jouir de
leur victoire? Qu'il nous soit permis d'en douter. L' « Unité continue » de
Parménide, son « Tout sphérique », son « Être étendu » sont-ils sortis
sains et saufs de la mêlée ? On ne peut l'assurer qu'en recourant à une
interprétation artificielle et forcée. Pour tout esprit non prévenu, il est
clair, au contraire, que les concepts fondamentaux de l'Eléatisme, ceux de
l'Unité, de l'Étendue, de la Réalité même ont été ébranlés ou plutôt
réduits en poussière par cette critique. On s'en rendait bien compte dans le
cercle des amis et des adhérents de l'école. Platon fait dire à Zénon (13)
que son ouvrage avait été le produit de la pétulance juvénile et d'une
indomptable combativité; qu'il lui avait d'ailleurs été soustrait, et publié
sans son consentement. Qui connaît Platon comprend ce que cela signifie.
L'admirateur du « grand » Parménide a bien vu qu'elles étaient à deux
tranchants les armes que le disciple de celui-ci n'avait que trop habilement
maniées; l'auréole qui entourait la tête de l' « inventeur de la dialectique
» ne devait pas illuminer également toutes les parties de son oeuvre. En
vérité, il a été évidemment entraîné par l'impétuosité de son génie
bien au delà du but qu'il s'était proposé. Quand il est parti pour le combat,
c'était un disciple fervent de la doctrine de l'unité, un ontologiste
convaincu ; il en est revenu sceptique ou plutôt nihiliste. Nous avons dû à
plusieurs reprises parler de là décomposition spontanée de la théorie de la
matière primordiale ; l'œuvre de Zénon nous fait voir la décomposition
spontanée de la doctrine éléate de l'Être.
Quel chemin parcouru de Xénophane à Zénon ! Et comme, cependant, le point de
départ et le point d'arrivée se touchent de près ! Là, la possibilité de
résoudre les grandes énigmes du monde est contestée en principe (p. 176) ;
ici, les tentatives faites pour les résoudre sont épluchées et anéanties
sans pitié. L'histoire de l'école est celle du développement graduel et
puissant de l'esprit critique. Quand nous voyons Héraklès au berceau
étrangler deux serpents, nous pressentons de sa part d'autres et de plus
glorieux exploits. Tout d'abord, la critique porte la main sur le riche et
éclatant tissu des mythes divins ; ensuite elle fait évanouir le monde
brillant des apparences sensibles ; elle finit par mettre au jour les
contradictions intérieures qui déchirent les parties encore intactes de la
conception de l'Univers. Ce développement se poursuit en ligne droite. Les
trois principaux représentants de l'éléatisme appartiennent à cette classe
de trouble-fête intellectuels dont la mission est de secouer l'humanité pour
la tirer de son indolence de pensée, de sa tendance à s'endormir dans un
dogme. La témérité de ces initiateurs de la critique était grande, et ils
croyaient avec une fermeté inébranlable que le monde devait porter l'empreinte
de ce qu'ils envisageaient comme la Raison. Mais, de même que la pétulance,
l'impatience de toute règle ne sied pas mal à la jeunesse, de même une
science qui essayait ses forces pouvait bien avoir en elle-même une confiance
orgueilleuse et sans bornes. Ce qui, au terme moyen de ce développement,
dispose peu favorablement le spectateur, c'est le caractère incomplet et
incohérent des solutions cherchées, et un reste injustifié de dogmatisme. Ce
dernier fait une impression d'autant plus choquante que, au lieu de laisser
debout un reste de la conception antique de l'Univers, il la remplace par une
transformation bizarre, aussi peu satisfaisante pour l'esprit naïf de l'enfant
que pour l'esprit réfléchi de l'homme fait. Mais cette impression s'atténue
dès que l'on considère à la fois et que l'on joint dans une vue d'ensemble
l'affirmation téméraire et la négation qui lui succède. C'est dans ce
progrès continu du criticisme que consiste la vraie valeur et la signification
historique du développement de l'école d'Élée. Elle a été la grande arène
dans laquelle la pensée occidentale s'est assouplie et trempée, dans laquelle
elle a pris conscience de sa force.
Un fruit de ce progrès se trouve dans la distinction rigoureuse - entrevue
déjà par Xénophane, mais nettement formulée par Parménide - entre la
science et la croyance, entre la connaissance et l'opinion ; et cette
distinction prend toute sa valeur pour qui se souvient dans quelle confusion les
deux éléments étaient encore associés, amalgamés dans les doctrines de
l'école pythagoricienne. Nous sommes ici, pour ainsi dire, sur la ligne de
partage des eaux ; deux fleuves y prennent leur source et coulent dans des
directions différentes ; leurs flots ce se réuniront que plus tard, quand la
décadence sera venue.
Le philosophe d'Élée traitait de monstres à deux têtes les disciples de l'Éphésien. Cette épithète retombe sur lui-même. Car, nouvelle Jocaste, sa
doctrine porte en son sein deux frères ennemis. Le matérialisme conséquent et
le spiritualisme conséquent, ces deux pôles extrêmes du monde de la
métaphysique, sont sortis de la même racine, à savoir du concept rigoureux de
la substance, qui n'a pas été sans doute une création originale des
Éléates, mais qui a été extrait par eux, sous sa forme la plus pure, de la
doctrine de la matière primordiale. La tendance au spiritualisme -plus
exactement d'abord à l'anti-matérialisme - devait se faire jour dès que
l'abstraction, déjà très développée, ferait un pas de plus et rejetterait
le témoignage du sens musculaire - ou de la résistance - comme celui des
autres sens, pour ne rien laisser subsister que le pur concept de la substance,
c'est-à-dire le complexus des attributs de l'éternelle permanence et de
l'éternelle immutabilité. Là encore, on se trouvait à un tournant de route.
Les entités métaphysiques que l'on avait ainsi créées, on pouvait, à
volonté, en faire ou n'en pas faire les véhicules de la force et de la
conscience. La décision dépendait des exigences individuelles ou, comme nous
l'apprendra l'exemple de Platon, des préférences et des tendances, changeantes
suivant les temps et les occasions, du même individu. Sur ce point, l'influence
indirecte de l'Éléatisme fut plus puissante que l'influence directe. Car
l'exemple de Mélissos n'a pas trouvé de successeurs dignes d'être mentionnés
; nous ne retrouverons un écho de ses créations que dans la moins importante
des écoles socratiques, dans celle de Mégare. Pour trouver un parallèle tout
à fait exact de l'essence première et bienheureuse de Mélissos, de cette
essence inactive et inféconde, nous sommes obligés de tourner nos regards vers
l'Inde, où la doctrine des philosophes Vedanta nous fait voir également dans
l'Univers , une simple et illusoire apparence, et comme centre de cet Univers un
Être dont les seuls attributs sont l'existence, la pensée et le bonheur (sat,
cit et ânanda). Quant à l'autre tendance, incomparablement plus importante
pour l'histoire de la science, et qui consiste à remplacer l'Un étendu par des
substances matérielles innombrables, nous la rencontrerons bientôt dans les
débuts de l'atomistique ; cette tendance reste d'accord avec Parménide dans sa
conception rigoureuse de la substance ; mais elle s'en écarte en cessant de
nier la multiplicité des choses, l'existence de l'espace vide qui les sépare
et du mouvement dépendant de ce vide. Ici encore, il est pour le moins probable
qu'il y a relation historique entre les deux doctrines. Mais y avait-il besoin
de cet intermédiaire entre les formes anciennes de la doctrine de la matière
et cette forme récente et mûrie ? Et si oui, en quelle mesure y en avait-il
besoin ? La réponse à cette question nous sera fournie par l'étude de deux
philosophes, qui présentent trop de points de contact et trop d'oppositions
pour pouvoir être traités séparément.
(01)
Détails
sur sa personnalité dans Diog. Laërce IX ch. 4. Apollodore y place son acmé
à la 84e Olympiade. Il s'agit évidemment, et on ne le conteste pas, de la 4e
année de cette Ol., à savoir de l'année 441, dans laquelle Mélissos remporta
la victoire navale mentionnée dans le texte. Ici nous pouvons saisir sur le
fait la méthode d'Apollodore, - qui consiste à rattacher un incident personnel
à un événement historique dont la date peut être fixée avec certitude. Dans
les autres cas, nous en sommes souvent réduits à la supposer. - Les restes de
l'ouvrage de Mélissos Sur la Nature ou l'Être nous ont été conservés
presque uniquement par Simplicius dans ses commentaires sur la Physique et le de
Caelo d'Aristote, dont nous avons maintenant les éditions très améliorées de
Diels et de Heiberg. Cf. en outre la dissertation de A. Pabst de Melissi
Samii fragmentis, Bonn 1889. Les recherches de Pabst rendent pour le moins
très probable qu'une partie seulement de ces fragments méritent ce nom, tandis
que, dans les autres, les pensées de Mélissos n'ont pas été rendues avec une
fidélité littérale.
(02) Aristote qualifie Mélissos
de « lourdaud » (fortikñw),
Physique, I 3. Mélissos et Xénophane sont déclarés ensemble « un peu
grossiers » (mikròn Žgroikñteroi),
dans Métaph. I 5.
(03) « Quelqu'un s'est-il jamais
demandé quels états de conscience Mélissos a bien pu attribuer à son Être
absolu ? Car il le concevait comme conscient, puisqu'il lui déniait la peine et
la souffrance. Il vise sans doute par là à lui attribuer la félicité pure et
inaltérable. » Voilà ce que nous écrivions en janvier 1880, et nous pouvions
bientôt après ajouter cette remarque : « C'est ce que reconnaît enfin Fr.
Kern dans son importante dissertation, importante aussi pour l'intelligence de
Parménide : Zur Würdigung des Melissos von Samos (Festschrift des
Stettiner Stadtgym. zur Begrüssung der 35. Vers. deutscher Philologen u. s. w.,
Stettin 1880. » Si Mélissos se contentait de ces déterminations négatives,
et s'interdisait de célébrer son Être universel et bienheureux comme tel, il
obéissait sans doute à des considérations de prudence. L'homme qui occupait
une situation éminente dans la vie publique de sa patrie avait encore plus de
raisons que d'autres philosophes de ménager les susceptibilités religieuses de
ses concitoyens. C'est évidemment pourquoi il préférait ne pas attribuer
directement à son Unité universelle la félicité des dieux populaires (m‹karew
yeoÛ), mais se contentait de le faire
entendre indirectement.
(04) Aristote, Sophist. Elench. ch. 5,
107 b. 13 et Phys. I 3, 186 a 10.
(05) Sur
Zénon cf. Diog. Laërce IX ch. 5. Diogène, c'est-à-dire Apollodore, place son
acmé à la 79e Olympiade, tandis que Platon (voir plus haut) le dit d'environ
25 ans plus jeune que Parménide, dont l'acmé est fixée à la 69e Olympiade.
Ces indications peuvent fort bien reposer toutes deux sur la vérité. Car,
d'après ce que nous avons remarqué plus haut dans notre note sur Mélissos, et
déjà auparavant à propos de la méthode d'Apollodore, nous n'avons aucune
raison du tout de supposer qu'aux différences d'acmé correspondent
nécessairement des différences égales ou même approximativement égales
d'âge. - Nous parlerons plus loin de la discussion critique à laquelle Zénon
avait soumis la doctrine d'Empédocle (¤j®gesiw
ƒEmpedokl¡ouw dans Suidas, au mot Z®nvn).
On a souvent, mais sans raison, mis en doute que Zénon ait, comme son maître
Parménide, exposé des doctrines se rapportant à la philosophie naturelle. Le
titre d'un ouvrage Sur la nature (Suidas, ibid.) et surtout les
propositions qui lui sont attribuées dans Diog. Laërce (IX 29) prouvent que
ces questions l'ont préoccupé. - Les sources principales où nous puisons la
connaissance de ces arguments sont : Arist. Phys. IV 1 ; VI 2. et surtout
VI 9, ainsi que les commentaires de Simplicius à ces passages.
(06) Parménide 128 d. Platon décrit
dans le Phèdre, 261 d, l'impression déconcertante que produisaient les
discours de Zénon.
(07) Pierre Bayle : Dict.
historique et critique IV 536, éd. de 1730.
(08) Aristote fait allusion à
cette aporie, Phys. VII 5. et elle est développée, dans la note de
Simplicius à ce passage, sous forme d'un dialogue entre Zénon et Protagoras.
(09) Sur ce qui suit, cf. Fried. Ueberweg,
System der Logik, 34 éd., 409.
(10) C'est dans cette confusion de
l'infinie divisibilité et de l'infinie grandeur que St. Mill (, 3e éd., 533)
voit le noeud de l'aporie. C'est ainsi q Examination of Sir William Hamiltons
philosophy u'en avait déjà jugé Aristote ; cf. Phys., VI 2, 233 a,
21 sq.
(11) Au
sujet du concept de la continuité et de son contraire, cf. maintenant les
excellentes remarques d'Ernest Mach (Principien der Wärmelehre, Leipzig 1896,
p. 77). Pour lui, ce concept est « une fiction qui n'est que commode, mais
n'est nuisible en aucune manière ». Les propositions suivantes sont
directement applicables aux démonstrations de Zénon : « Si l'on peut partager
à l'infini le nombre qui sert à exprimer la distance sans jamais rencontrer
une difficulté, il n'en est pas ainsi quand il s'agit de la distance
elle-même. Tout ce qui apparaît comme continu pourrait parfaitement bien se
composer d'éléments séparés, si ceux-ci étaient suffisamment petits en
comparaison des plus petites mesures que nous employons pratiquement,
c'est-à-dire suffisamment nombreux. » N'est-on pas en droit de rappeler ici le
cinématographe, qui donne à une série limitée de moments d'un phénomène
l'apparence d'une complète continuité dans le temps ? Quoi, si la réalité
dans le temps (et peut-être aussi dans l'espace) produisait exactement le même
effet que cet appareil ?
(12) L'esprit subtil des Chinois fournit de curieux pendants à ce que l'on appelle
les sophismes des Eristiques, et en particulier à « l'Achille et la tortue »
de Zénon. Cf. H.-A. Giles Chuang-Tzu (Londres 1889), 453: « Si vous prenez une
canne d'un pied de long, et que vous la coupiez chaque jour en deux, vous
n'arriverez jamais au bout ».
(13) Platon
: Parménide, 128 c.