retour à l'entrée du site   table des matières des penseurs de la Grèce de Theodor Gomperz

 

 

  

Gomperz, Theodor (1832-1912)
Les penseurs de la Grèce : histoire de la philosophie antique

trad. de Aug. Reymond,... ; et précédée d'une préf. de M. A. Croiset,...
Griechische Denker : eine Geschichte der antiken Philosophie
2e éd. rev. et corr.
Paris : F. Alcan ; Lausanne : Payot, 1908-1910

LIVRE PREMIER

CHAPITRE V

chapitre IV  -  LIVRE II chapitre I

La doctrine orphico-pythagoricienne de l'âme.

I. La doctrine de la transmigration des âmes. Ses motifs psychologiques. Cette doctrine n'est pas originaire de la Grèce. - II. Le mythe principal des Orphiques. Délivrance du cycle des naissances. - III. Motifs de la psychologie orphique. Essence du mysticisme religieux. Les mystères grecs. Un parallèle égyptien ; est-ce plus qu'un parallèle ? L'Orphisme et la tyrannie. Influence ultérieure du mouvement orphique. - IV. Les âmes et les poussières qui s'agitent dans le rayon de soleil. Renouvellement futur de tous les êtres et de tous les phénomènes. Le processus cosmique fait retour sur lui-même. Théorie des cycles; astrologie et métempsycose. La causalité et le retour d'un état primitif. La balance de la matière et des énergies de l'univers. Hippasos de Métaponte. - V. Alcméon de Crotone ; il reconnaît dans le cerveau l'organe central de la pensée. Physiologie et psychologie d'Alcméon. Son explication de la mort. Alcméon n'a pas créé de système.

I

La doctrine orphique et le pythagorisme pourraient être appelés les incarnations mâle et femelle de la même tendance fondamentale. Là prédomine l'imagination visionnaire, ici le désir de comprendre et de savoir ; là le besoin de salut personnel, ici le souci de l'État et de la société ; là l'aspiration à la pureté, la crainte de la souillure, ici la préoccupation d'améliorer les mœurs et l'ordre civil ; là le manque d'une confiance vigoureuse en soi-même et l'ascétisme contrit, ici la discipline sévère, la culture morale nourrie par la musique et par l'examen de conscience. Les membres de la communauté orphique forment une confrérie religieuse ; ceux de la communauté pythagoricienne sont réunis par le lien d'un ordre de chevalerie à moitié politique. L'Orphisme ne connaît point la recherche mathématique et astronomique ; le Pythagorisme ne cultive pas la poésie cosmogonique et théogonique. Mais malgré ces différences de degré, et au milieu même de ces divergences, on constate la plus surprenante concordance, une concordance telle que les deux sectes se confondent souvent l'une avec l'autre, et qu'il est parfois impossible de dire laquelle des deux a donné et laquelle a reçu.
En ce qui touche une partie importante de la théorie de l'âme, celle que l'on appelle métempsycose, on peut toutefois tenter avec grande chance de succès de faire ce partage. « Selon les mythes pythagoriciens, nous dit Aristote (01), n'importe quelles âmes entrent dans n'importe quels corps. » Et - pour ne pas parler des témoignages de nombreux écrivains postérieurs - Xénophane (02), contemporain légèrement plus jeune que Pythagore, raconte dans des vers que nous possédons encore un fait caractéristique. Voyant un jour maltraiter un chien et l'entendant hurler, le philosophe de Samos, saisi de compassion, s'écria : «Lâche-le et ne le bats pas ! Car c'est l'âme d'un homme qui était mon ami, et que je reconnais au son de sa voix. » Une anecdote de ce genre - et Xénophane la caractérise comme telle en ajoutant les mots « à ce que l'on dit » - n'aurait sans doute pas pris naissance si la donnée sur laquelle repose cet incident particulier n'avait pas passé pour caractéristique de l'homme auquel on l'attribue ; d'ailleurs, à ce que nous assure déjà Empédocle, Pythagore racontait une foule de choses singulières sur la préexistence de sa propre âme. Arrêtons-nous quelques instants à cette croyance étrange. C'est à nous seulement, pour dire vrai, qu'elle semble étrange, cette croyance dans laquelle se rencontrent déjà les Druides gaulois et les Druses du moyen âge, à laquelle se rattachent encore aujourd'hui les Zoulous et les Groenlandais, les Indiens de l'Amérique du Nord et les Dayaks de Bornéo, les Karéens de la Birmanie et les habitants de la Guinée, de même que les innombrables adhérents des religions brahmanique et bouddhique ; à laquelle enfin un Spinoza et un Lessing ne refusaient pas leur sympathie et leur assentiment (03). Sa large diffusion dans l'espace et dans le temps prouve déjà qu'elle plonge de profondes racines dans la pensée et dans le cœur des hommes. Tout d'abord, il faut le dire, ceux qui font passer des âmes humaines dans des corps d'animaux et même dans des plantes ou réciproquement (ce qui n'est pas le cas pour toutes les nations ou sectes que nous venons de mentionner), ne devaient pas éprouver ce sentiment d'orgueil qui élève entre les règnes de la nature des barrières infranchissables. Voici quelles doivent avoir été les principales étapes du développement de cette idée. Tout d'abord, cette question : pourquoi l'âme, dont on avait cru reconnaître la liberté de mouvement, ou si l'on peut ainsi dire, le droit de libre établissement, dans les phénomènes du songe, de l'extase et de la possession, pourquoi cette âme ne se choisirait-elle pas une nouvelle demeure quand son abri caduc tombe en ruines ? Pourquoi ne changerait-elle pas de corps à peu près comme l'homme change de vêtement ? D'où, pouvait-on se demander ensuite, proviennent toutes les âmes qui, pendant un court espace de temps, habitent et animent hommes, animaux et plantes ? Faut-il qu'elles soient aussi nombreuses que les êtres éphémères auxquels elles s'associent temporairement ? Un enfant, par exemple, meurt dans l'âge le plus tendre. Est-il possible que son âme ait été créée pour ce court moment et qu'elle ait dû attendre dès l'origine des choses cette passagère incarnation ? Et après cette vie ? L'essence spirituelle qui possède la faculté d'animer un corps d'homme ou d'animal doit-elle l'exercer pendant quelques semaines, quelques jours, quelques heures ou même quelques instants seulement pour rentrer ensuite dans l'éternel repos ? Même abstraction faite de ce cas extrême, n'est-il pas plus naturel de se figurer ces essences supérieures impérissables ou à peine périssables en moins grand nombre que les êtres matériels et grossiers, sans cesse disparaissant et reparaissant, auxquels elles président ? Les officiers d'une armée ne sont-ils pas moins nombreux que les soldats sous leurs ordres ? Et enfin, aussitôt que la pensée commença à prendre un caractère plus rigoureux, les inférences par analogie qui s'offraient dans ce domaine durent prendre aussi une forme de jour en jour plus ferme. L'âme survit au corps, - telle a été et telle est encore presque sans exception la croyance générale de l'humanité. Aucun motif ne tendant à faire admettre qu'elle finisse par s'éteindre, sa survivance fut considérée de plus en plus comme illimitée, et, quand le concept d'éternité se fut formé, elle fut regardée comme absolument immortelle. Puis, comme tout ce qui est né se révélait périssable, la pensée devait s'imposer avec une force presque irrésistible que ce qui ne finit point n'a pas non plus commencé, qu'à la durée sans fin de l'existence future doit correspondre l'éternité de la préexistence. Et quand enfin, exclusivement, il est vrai, dans l'esprit des peuples à culture avancée, se fut fait jour cette idée que, même dans le domaine de la matière, il n'y a ni naissance ni destruction au sens propre de ces mots, mais seulement un cycle perpétuel de métamorphoses, pouvait-il se faire que l'on ne formulât pas l'hypothèse parallèle dans le domaine psychologique ? Ne devait-on pas se dire qu'il y a un cycle semblable dans le monde des esprits, qu'une seule et même essence revêt une foule innombrable d'enveloppes terrestres, pour revenir à sa forme antérieure après une série infinie de métamorphoses ?
Ces réflexions et d'autres de même nature pouvaient engendrer la croyance à la transmigration des âmes chez les Grecs aussi bien que chez beaucoup d'autres peuples. Il ne semble pourtant pas que ç'ait été le cas en effet (04). Personne ne nous rapporte rien de semblable, et si cette croyance s'était établie en Grèce de toute antiquité, le fait ne fût pas resté inaperçu du philosophe Xénophane, qui avait beaucoup voyagé et qui était très versé en ces questions ; et, dans ce cas, il n'eût pu lui venir à l'esprit de mentionner cette doctrine comme caractéristique de Pythagore et de le railler à ce sujet. Une autre considération, d'une portée plus générale, vient encore confirmer notre opinion. L'amour des animaux, qui est pour ainsi dire le terrain sur lequel cette doctrine prend naissance, ne s'est jamais développé à un haut degré au sein du peuple grec ; jamais celui-ci n'a eu, à part quelques exceptions tout à fait isolées, d'animaux sacrés, comme en possèdent encore les Hindous et en possédaient les Égyptiens. Enfin, que Pythagore ait inventé de toutes pièces une croyance populaire en tant d'endroits, cela peut a priori être regardé comme improbable au plus haut degré. Ainsi donc le problème général se réduit à cette question particulière : à quel peuple, à quel cycle de croyances ce philosophe, célèbre avant tout pour l'étendue universelle de ses « informations », a-t-il emprunté cette doctrine ? A cela, Hérodote répond en indiquant l'Égypte, d'où, à ce qu'il nous dit, des hommes dont il connaît bien, mais dont il ne veut pas donner les noms, l'ont transplantée en Grèce (05). Mais les renseignements directs que nous possédons maintenant sur la théorie égyptienne de la transmigration des âmes nous. empêchent d'accepter comme définitive l'explication de l'historien. Le « Livre des Morts» connaît le privilège des âmes vertueuses de revêtir des formes variées d'animaux et même de plantes ; l'âme vertueuse peut apparaître « aujourd'hui sous la figure d'un héron, demain sous celle d'un scarabée, après-demain sur la surface de l'eau comme fleur de lotus (06) » ; elle peut s'incarner en phénix, en oie, en hirondelle, en pluvier, en grue, en vipère. L'âme criminelle, elle aussi, qui erre sans repos entre le ciel et la terre, est à l'affût d'un corps humain dont elle puisse faire sa demeure pour l'affliger de maladies, pour le pousser au meurtre et à la démence. Mais du cycle régulier de pérégrinations « accompli par l'âme du défunt à travers tous les animaux de la terre, de la mer et des airs pour rentrer dans un corps d'homme au bout d'une période de trois mille ans », de ce cycle dont nous parle Hérodote, les textes égyptiens, ceux du moins qui ont été jusqu'ici déchiffrés, ne savent absolument rien. Que ce soit là ou non le dernier mot d'une science sans cesse renouvelée, et dont les matériaux sont riches en contradictions, nous devons, provisoirement du moins, refuser notre adhésion à l'affirmation d'Hérodote. En tous cas, la théorie pythagoricienne concorde bien plus exactement avec celle de l'Inde, non seulement dans ses traits généraux, mais jusque dans les détails - tels, par exemple, que le végétarisme, - et jusque dans les formules qui résument toute la croyance (le « cycle » et la « roue » des naissances). Ici il ne nous est pas facile de croire à un simple hasard. Sans doute, on devrait abandonner l'idée d'une dérivation de cette nature si elle nous obligeait à faire aller Pythagore à l'école des prêtres hindous ou à lui faire subir, d'une manière même médiate, l'influence de la religion de Bouddha. Mais on peut se passer de l'une aussi bien que de l'autre de ces suppositions par trop aventureuses. La croyance hindoue à la transmigration des âmes a précédé l'éclosion du bouddhisme (07). Le philosophe grec était insatiable de savoir ; supposer donc que, par l'intermédiaire de la Perse, il ait reçu une notion plus ou moins exacte des doctrines religieuses de l'Orient, alors en proie à la plus puissante fermentation intellectuelle, ce n'est vraiment pas une trop grande témérité, surtout si l'on considère que les Grecs asiatiques et une partie de la nation hindoue obéissaient déjà avant que Pythagore quittât sa patrie ionienne au même maître, au fondateur de l'empire perse, à Cyrus. Mais quelle que soit la source à laquelle a été puisée cette croyance, elle s'est en tout cas confondue de bonne heure avec les doctrines orphiques, et il est nécessaire de présenter aux yeux du lecteur la doctrine orphico-pythagoricienne, dont nous ne connaissons plus que réunis les courants primitivement séparés, et avant tout la théorie fondamentale dont la métempsycose ne forme qu'une partie, il est vrai très importante.

II (08)

Cette théorie commune peut se résumer en une seule, mais très significative expression : la chute de l'âme par l'effet du péché. L'âme est d'origine divine, la terre est indigne d'elle ; le corps est pour elle une chaîne, une prison, un tombeau. Sa propre faute seule pouvait la précipiter des splendeurs célestes dans les souillures de la vie terrestre. Elle doit subir le repentir et porter la peine de ce crime ; l'expiation et la purification seules lui permettent de rentrer dans sa patrie première, dans le monde du divin. Cette purification et cette expiation s'accomplissent de deux manières : par les châtiments infernaux et par le cycle des naissances. Il est difficile de croire, d'ailleurs, que ces deux moyens, d'un caractère si différent, pour atteindre le même but, aient été liés dès le début. C'est pourquoi, et pour d'autres motifs encore, il est permis de supposer que les châtiments infernaux se sont ajoutés, soudés à la métempsycose pythagoricienne, et d'y voir un apport postérieur des Orphiques.
Jusqu'ici, nous n'avons appris à connaître ces derniers que comme auteurs de doctrines cosmogoniques particulières, et à cette occasion nous avons pu nous faire une idée dé leur manière de penser. Pour approfondir, pour compléter cette idée, nous devons envisager le mythe qui, dans leur doctrine, occupe la place centrale. Il s'agit de la légende de Dionysos-Zagreus. Le fils de Zeus et de Perséphone a revu, encore enfant, de son divin père l'empire du monde. Il se voit en butte aux embûches des Titans, qui, déjà auparavant, s'étaient attaqués à Ouranos, et avaient été vaincus par lui. Le rejeton des dieux échappe à leurs rusés desseins en recourant à de multiples métamorphoses, jusqu'à ce qu'enfin, saisi par eux sous la forme d'un taureau, il est mis en pièces et dévoré. Athéna réussit à leur soustraire le cœur de leur victime, et Zeus l'avale pour donner naissance au « nouveau Dionysos ». Pour les punir de leur crime, Zeus frappe ensuite les Titans des traits de sa foudre. De leurs cendres sort le genre humain, dans la nature duquel l'élément titanique est mêlé à l'élément dionysiaque dérivé du sang de Zagreus. Les Titans sont l'incarnation du principe du mal, Dionysos celle du principe du bien. Leur réunion est cause de la lutte du divin et de l'anti-divin qui, si souvent, se déchaîne et fait rage dans la poitrine de l'homme. Ainsi cette étrange légende, dont nous n'avons pas à étudier ici les autres significations, aboutit à un mythe destiné à expliquer la dualité de la nature humaine, l'opposition qui règne dans son sein et le déchire.
Le sentiment profond de cette opposition, de ce saisissant contraste entre les souillures et les souffrances terrestres d'une part, la pureté et la félicité divines de l'autre, forme le noyau de la conception orphico-pythagoricienne de la vie. De cette source découle le désir de purification et d'expiation, condition de la rédemption finale. Il est difficile d'atteindre ce but ; une seule existence terrestre ne suffit pas pour délivrer l'âme de la tache originelle et des souillures qu'y ont ajoutées ses propres péchés. Une longue suite de nouvelles naissances forme pour ainsi dire une expiation prolongée pendant des milliers d'années, interrompue et aggravée par les châtiments qu'elle subit dans la « mare de boue » ; et ce n'est que tard - si toutefois elle y réussit - que, délivrée enfin de ses tourments, elle arrive au point de départ de son voyage ; pur esprit, elle reprend sa place au séjour des dieux d'où elle était descendue. « Je me suis enfuie du cercle des peines et des tristesses », s'écrie dans un transport d'espérance l'âme qui a « subi la peine complète de ses oeuvres d'iniquité », et qui, maintenant, « implorant son secours », s'avance vers « la reine des lieux souterrains, la sainte Perséphone, et vers les autres divinités de l'Hadès » ; elle se glorifie d'appartenir à leur « race bienheureuse », elle leur demande de l'envoyer maintenant « dans les demeures des innocents », et elle attend d'elles le mot sauveur : « Tu seras déesse et non plus mortelle ». Voilà, en effet, ce que nous lisons sur les trois tablettes d'or (cf. p. 92) qui, au IVe et au IIIe siècle avant J.-C., furent placées en des tombeaux dans le voisinage de l'antique Thurium, c'est-à-dire dans une contrée qui, autrefois, avait été hospitalière aux Pythagoriciens. Dans ces morceaux poétiques, il faut voir des rédactions diverses d'un texte commun plus ancien. Plusieurs autres feuillets remontant en partie à la même époque ont été trouvés dans les mêmes localités ; d'autres ont été découverts dans l'île de Crète et datent de l'époque romaine postérieure (09) ; tous prescrivent à l'âme sa route dans le monde souterrain. Par des formes et des tournures particulières, ils concordent exactement les uns avec les autres et avec ceux dont nous avons donné plus haut le contenu. Tous ensemble forment les restes encore bien incomplets d'un ouvrage que nous pouvons à bon droit appeler le « Livre des Morts » orphique, et que nous espérons posséder bientôt, sinon dans son intégrité, du moins dans ses parties essentielles.

III

Mentionnons ici une possibilité. La « chute de l'âme par le péché » est aussi étrangère aux textes sacrés que nous venons de discuter qu'aux déclarations de nos plus anciennes autorités relativement à la doctrine orphique, le poète Pindare et le philosophe Empédocle. Ces deux faits peuvent être fortuits. Dans l'un comme dans l'autre cas, nos informations sont très fragmentaires. Mais il y a peut-être lieu aussi de chercher une autre explication. Ce dogme essentiel de l'orphisme a peut-être subi un développement ultérieur. Il se peut, et cela n'est nullement improbable, que la chute de l'âme n'ait été affirmée et motivée que plus tard, et de cette façon : « Et ce mal aussi est le châtiment d'une faute ». Si l'on adopte cette hypothèse, il nous reste comme éléments primitifs de la doctrine les trois suivants : conception pessimiste de la vie, qui dépréciait l'existence et les biens terrestres ; confiance absolue dans une justice divine qui punit tous les crimes et récompense toutes les bonnes actions ; enfin persuasion que l'âme est de nature et d'origine divines. De cette vue mélancolique, en si parfait contraste avec l'insouciance et la gaîté de l'époque homérique, nous nous contenterons provisoirement de prendre acte, sans tenter d'explication. Nous avons déjà pu constater les commencements de cette transformation chez Hésiode ; on conviendra sans hésiter que ce sont des classes différentes de population qui manifestent leurs sentiments ici et dans l'épopée ; on ne fera pas plus de difficulté pour reconnaître que de dures expériences dans la guerre et dans la paix ont préparé les esprits helléniques à recevoir ces sombres doctrines. La ferme croyance en une céleste rétribution suppose - chacun en tombera d'accord - la reconnaissance, au moins en principe, du règne du droit et de la loi ; aussi longtemps que les rapports politiques et sociaux sont régis par la faveur personnelle ou - au cas le plus favorable - par un contrat de fidélité personnelle (cf. p. 29), l'assurance de cette rétribution fait nécessairement défaut. La foi en une récompense ou en une punition, dont nous avons déjà une fois indiqué les germes, nous devient bien plus compréhensible si nous nous souvenons, par exemple, de la nature des Érinyes (10) : à l'origine, ces déesses n'étaient pas autre chose que les âmes irritées des victimes du meurtre, qui cherchaient à tirer vengeance de leurs assassins. De même que, sur la terre, le droit de l'État de punir est dérivé de la vengeance privée de l'individu et de la famille, de même, dans les cours pénales de l'au-delà, le droit de verser le sang a passé de l'offensé aux dieux. La preuve de la justesse de ce raisonnement nous est fournie par ces tableaux des enfers où nous voyons le malfaiteur tourmenté par l'âme ou par l'esprit vengeur de sa victime. C'est d'ailleurs surtout dans les époques ou dans les couches de la population portées au pessimisme que la croyance à la rétribution devait se reporter vers la vie future. Dans les classes ou aux époques heureuses, on n'y songe point ; Eschyle, par exemple, qui, plus que n'importe lequel des poètes grecs, était pénétré de cette croyance, jette à peine un regard au delà des limites de l'existence terrestre ; le héros de Marathon se contente du grand spectacle de la justice divine dont il a été le témoin et dans lequel il a joué le rôle d'acteur. Enfin si nous voulons comprendre et nous expliquer la croyance à l'origine divine de l'âme, il nous faut avant tout nous mettre en garde contre de trompeuses analogies.
Que l'âme du défunt jouisse dans le cercle des dieux d'une absolue félicité ; qu'avec eux elle fasse constamment bonne chère et se livre aux autres plaisirs des sens, c'est la conception des anciens Hindous et des anciens Germains ; c'était celle des Indiens de l'Amérique centrale et probablement aussi des Thraces, mais elle n'a autant dire rien de commun avec le noyau de la doctrine orphique (11). Et rien n'autorise davantage à faire dériver purement et simplement cette croyance à la nature supérieure de l'âme des expériences morales communes aux mystiques de tous les pays et de tous les temps.
Communion directe avec la divinité, assimilation à la divinité, identification avec la divinité, tels sont les buts que se propose partout et toujours le mysticisme religieux. Mais si ce but est toujours le même, les chemins qui y conduisent sont d'autant plus nombreux. Aujourd'hui, c'est le bruit sourd des tambourins, le son grave des flûtes, le fracas assourdissant des cymbales ; demain c'est le tourbillon furieux d'une danse où sombre la raison ; d'autres fois, le fidèle s'abîme dans la contemplation la plus monotone ; enfin il s'hypnotise en fixant ses regards sur un objet brillant. Ainsi la bacchante grecque ou l'ascète brahmanique, le derviche musulman ou le moine bouddhique se plongent dans une extase qui les délivre du fardeau de la conscience et les transporte dans le sein de la divinité ou dans les abîmes de l'Absolu (12). Dès que les orages d'une telle épidémie spirituelle sont calmés, au lieu de la frénésie ou de l'engourdissement nerveux, se répand dans de vastes cercles populaires le « mystèrion » ou « sacramentum », qui procure au fidèle le sentiment de la communion avec Dieu et le délivre momentanément des entraves gênantes de la vie individuelle. Au lieu des actes inspirés par le délire, dans lesquels l'homme perd la notion de sa nature et se croit un dieu - qu'on songe aux B‹kxoi et aux Sab‹zioi, aux Ras et aux Osiris des Égyptiens, etc. - apparaissent des cérémonies symboliques : on porte des vases sacrés, on prend des mets et des breuvages divins ; parfois des images rappellent l'union des sexes et contribuent ainsi à faire naître l'illusion d'une identification avec la divinité. Tel est, en particulier, le noyau des mystères grecs de Bakchos, d'Éleusis, etc. Là, comme ailleurs, la religion dans ses formes initiales n'a absolument rien à voir avec la morale. En supprimant toute règle de conduite, l'extase pousse bien plutôt à l'immoralité ; l'austérité de la vie et les fureurs des Ménades ont toujours formé le plus saisissant contraste. Nous ne parlons pas des désordres qui signalent souvent les mystères clandestins du monde hellénique comme ceux des autres peuples. Dans la mesure sans doute où se développent les éléments altruistes de la nature humaine contenus comme en germe dans les sentiments de la famille, les dieux qui, à l'origine, étaient conçus comme amoraux - pour ne pas dire immoraux - sont élevés à la dignité de gardiens et garants de tout ce qui est cher à l'État et à la société ; et les objets d'adoration ainsi moralisé., réfléchissent à leur tour les rayons dont les ont éclairés les nouvelles et plus pures aspirations de l'humanité. C'est ainsi que les cultes mystiques de la religion hellénique, et surtout le plus influent d'entre eux, celui qui était voué, à Éleusis, aux divinités souterraines, ne sont pas restés non plus complètement indifférents aux exigences de la morale. Les malfaiteurs, et sans doute pas seulement ceux qui s'étaient souillés d'un meurtre, étaient exclus de la participation à ces rites qui promettaient l'éternelle félicité. L'Orphisme possédait, lui aussi, son culte secret ; il nous est, il est vrai, presque inconnu ; nous savons toutefois que le mythe essentiel de cette secte y était l'objet d'une représentation dramatique tout comme le mythe de Déméter à Éleusis, quoique avec moins de magnificence et d'éclat. Mais ce qui distingue le rameau orphique de la religion grecque des autres mystères, c'est l'importance extraordinaire qu'il accordait à la morale ; à ce point de vue, il dépassait même la religion apollinienne, dont le centre était à Delphes. Dans cette exaltation de la conscience morale, nous sommes fondés à voir l'essence même du troisième élément de la doctrine orphique de l'âme, qui en est le plus important et le plus caractéristique.
Une comparaison fera mieux comprendre notre pensée. Le 125e chapitre du « Livre des Morts » égyptien contient une confession négative des péchés qui semble être l'amplification de ce que les tablettes d'or de l'Italie méridionale condensent en peu de mots (13). Ici comme là, l'âme du défunt proclame avec emphase sa « pureté » ; et sur cette pureté seule elle fonde son espérance en une bienheureuse immortalité. Si l'âme de l'Orphique prétend avoir expié les « oeuvres d'iniquité » et par conséquent se sait délivrée de la souillure qui en résulte, l'âme de l'Égyptien énumère toutes les fautes qu'elle a su éviter dans son pèlerinage terrestre. Peu de faits dans l'histoire de la religion et des mœurs sont de nature à nous étonner davantage que le contenu de cette antique confession. On y voit, mais non pas en nombre écrasant, des fautes rituelles. Et à côté des préceptes de morale civile qui sont reçus de toutes les communautés civilisées, se fait jour l'expression d'un sentiment moral peu commun, et qui même peut nous surprendre par sa délicatesse exquise : « Je n'ai pas opprimé la veuve ! Je n'ai pas éloigné le lait de la bouche du nourrisson !... Je n'ai pas rendu le pauvre plus pauvre !... Je n'ai pas retenu l'ouvrier à son travail au delà du temps fixé par son engagement !... Je n'ai pas été négligent ! Je n'ai pas été paresseux !... Je n'ai pas desservi l'esclave auprès de son maître !... Je n'ai fait verser des larmes à personne ! » Mais la morale qui ressort de cette confession ne s'est pas contentée d'interdire le mal ; elle a aussi prescrit des actes de bienfaisance positive : « Partout, s'écrie le défunt, j'ai répandu la joie ! J'ai rassasié celui qui avait faim, désaltéré celui qui avait soif, vêtu celui qui était nu ! J'ai pourvu d'une barque le voyageur menacé d'arriver trop tard ! » Et l'âme juste, après avoir subi des épreuves sans nombre, parvient enfin dans le chœur des dieux. « Mon impureté, s'écrie-t-elle pleine d'allégresse, est bannie, et le péché qui s'attachait à moi, je l'ai secoué... J'arrive en ce pays des élus glorifiés... Vous, qui vous tenez devant moi, - ajoute-t-elle en s'adressant aux dieux déjà nommés - tendez-moi les mains,... je suis devenue l'un de vous ! »Avons-nous devant les yeux plus qu'un simple parallèle ? Sommes-nous en présence d'une coïncidence fortuite ou bien devons-nous croire à l'influence d'un pays sur l'autre ? Nous n'en savons rien. Il est permis seulement de rappeler que le développement de la doctrine orphique a suivi - et non de très loin - l'établissement de rapports étroits entre la Grèce et l'Égypte. Nous ne devrions pas être surpris non plus que les Grecs, qui contemplaient avec une vénération profonde les merveilles de l'architecture et de la sculpture égyptiennes, et qui, en raison de la jeunesse de leur civilisation, se sentaient, selon le mot de Platon (14), des « enfants » auprès de l'antiquité de celle de leurs voisins, que les Grecs, disons-nous, aient éprouvé à son contact des impressions religieuses et morales ineffaçables. Les savants de l'avenir, on peut l'espérer, seront en mesure de dire, sans parti pris, s'il en est réellement ainsi. Pour nous, l'exemple que nous venons d'emprunter à l'Égypte nous suffit pour montrer comment une conception plus profonde de la morale et la croyance à la nature divine de l'âme ont aussi marché de pair dans d'autres pays. Rien n'est d'ailleurs plus compréhensible. L'écart entre les devoirs sévères qu'impose à sa volonté et à ses sentiments l'homme moralement supérieur, et les instincts brutaux qui viennent si souvent faire obstacle à l'accomplissement de ces devoirs ne doit-il pas nécessairement pousser à croire qu'il y a un abîme entre les deux parties constitutives de la nature humaine, et qu'elles ne se peuvent pas dériver de la même origine ? Cette opinion, qui partageait pour ainsi dire la nature humaine en deux moitiés étrangères et ennemies, devait se montrer au plus haut degré favorable au développement de la conscience, au combat contre les impulsions haineuses et méchantes. Mais par là aussi, ombre de cette lumière, commence le déchirement de la personnalité, la destruction de l'harmonie intérieure, l'hostilité contre la nature et le renoncement ascétique à ses exigences même inoffensives ou salutaires. Tout cela se trouve réuni chez les Puritains de l'antiquité, avec une longue série d'usages inutiles et d'interprétations mythiques sans beauté, qui ont fort souvent conduit à juger d'une manière injuste ce grand mouvement.
L'origine de celui-ci sera sans doute plus compréhensible pour nous si nous considérons les conditions historiques dans lesquelles il s'est produit. La crise religieuse nous apparaît comme la conséquence de la crise sociale. Elle est pour nous le phénomène concomitant de la lutte des classes qui a rempli le VIIe siècle et une partie du VIe. Cette fois déjà, la dure nécessité des temps apprit à prier. Ce furent surtout les victimes de la conquête et d'un régime oligarchique sans pitié qui jetèrent leurs regards éperdus vers un au-delà meilleur, et demandèrent à la divinité une compensation aux maux qu'elles avaient subis ici-bas. En tous cas, l'Orphisme plonge ses racines dans les cercles bourgeois, non dans ceux de la noblesse. L'horreur de répandre le sang (15), qui joue un rôle si capital dans la morale de cette secte, dénote une classe sociale qui ne recherchait point la gloire militaire et ne brillait point par ses exploits guerriers. La « Justice » et la « Loi » (Dikè et Nomos) (16) qui occupent une place prépondérante dans le Panthéon orphique, sont toujours invoquées de préférence par les faibles et les opprimés, non par les forts et les puissants. Aussi sommes-nous autorisés à parler d'une opposition consciente à la conception que se faisaient de la vie les classes dirigeantes, d'une opposition à leur idéal, aussi bien que d'une révolte ouverte contre la religion régnante. Le résultat de cette révolte, c'est qu'une divinité accueillie relativement tard dans l'Olympe grec, nous voulons dire le Dionysos de Thrace, joue dans ce système le rôle le plus en vue. Et, remarquez-le bien, ce ne sont pas des prouesses comparables à celles d'Héraklès, le dieu de la noblesse, qui forment le noyau de la nouvelle foi ; ce sont, au contraire, les souffrances imméritées du dieu populaire Dionysos. L'excès de puissance des oppresseurs, qu'atteindra un jour la vengeance de la divinité suprême ; la faiblesse des innocents qui souffrent, mais qui ont confiance dans le triomphe définitif du droit, ne sont-ils pas l'exact parallèle des exécrables. Titans et du jeune dieu sans appui ? Sans doute, ce n'était pas là le sens primitif de la légende, destinée plutôt, comme on l'a supposé vraisemblablement avec raison, à expliquer des orgies et des sacrifices grossiers, qui consistaient à déchirer et à dévorer des animaux vivants. Mais combien souvent l'imagination religieuse ne s'est-elle pas emparée des mythes que lui fournissait la tradition pour les remplir d'un contenu nouveau et les approprier, à de nouvelles idées ? L'animosité contre ceux qui étaient en même temps les représentants de la religion d'État et les gardiens des traditions nationales devait produire dans les conventicules orphiques des effets analogues à ceux qu'elle produisait dans lés cours des « tyrans ». Les uns et les autres, orphiques et tyrans, n'étaient-ils pas, si notre manière de voir est la vraie, les représentants des mêmes classes populaires, des citoyens dénués de tous droits et des paysans asservis (cf. p. 9)? Le parallélisme est surprenant. Souvenez-vous que le même Clisthène, qui a brisé la puissance des nobles de Sicyone, et qui a remplacé par des termes grossiers et insultants les noms antiques et glorieux des tribus doriennes, a aussi interdit la récitation des chants homériques, et privé de ses honneurs le héros national Adraste, dont on avait fait un demi-dieu, pour les attribuer à Dionysos. Des tendances cosmopolites caractérisaient aussi ces dynasties, qui aimaient à conclure des alliances avec les princes étrangers, et dont les membres, parfois, - comme cela est arrivé à Corinthe - portaient des noms exotiques, empruntés à la Phrygie et à l'Égypte, tels que Gordios et Psammétichos. C'est exactement ainsi que les Orphiques ont associé à leurs dieux indigènes non seulement des dieux thraces, mais encore des dieux phéniciens, les Kabires, et, comme nous avons essayé de le montrer, ne dédaignaient pas de s'inspirer des cosmogonies égyptiennes et babyloniennes (cf. p. 103). Ce n'est donc pas par un pur hasard que nous voyons Onomacrite, le fondateur de la communauté orphique d'Athènes, séjourner à la cour des Pisistratides et y jouir de la protection et de la faveur que ces princes lui accordaient.
Nous croiserons encore souvent le sentier de l'Orphisme. Nous apprendrons à en connaître les fruits bienfaisants, tout comme nous en observerons les excroissances grotesques. Nous noterons la puissante influence qu'il a exercée sur Platon et, par lui essentiellement, sur les temps postérieurs. Nous ne manquerons pas de constater alors que le divorce entre le corps et l'âme, le dualisme psychique, s'est amplifié chez lui jusqu'à devenir un divorce entre le monde et la divinité, un dualisme au sens propre du mot, tandis que l'Orphisme lui-même n'a jamais tiré cette conséquence, qui sommeillait dans son principe fondamental, mais s'est contenté d'un panthéisme éclairé, qui faisait ressortir avec force l'unité de la Nature dans l'ensemble de ses manifestations. Enfin, grâce aux fouilles merveilleuses des derniers temps, et surtout grâce à la découverte de l'Apocalypse de Pierre, nous verrons, comme à la lumière du jour, le cours inférieur de ce fleuve puissant dont la source est encore enveloppée d'une obscurité profonde, déboucher dans la mer du christianisme primitif, et en colorer les eaux sur une vaste étendue.

IV

Si obscures que soient encore, à l'heure actuelle, les origines de l'Orphisme, il est absolument hors de doute qu'elles se sont croisées avec les débuts du Pythagorisme. A l'évidence interne s'ajoute le poids de traditions dignes de créance. Parmi les auteurs d'anciens poèmes orphiques, on citait dans l'antiquité des hommes dont les uns nous sont connus comme membres de la communauté pythagoricienne, et dont les autres appartenaient précisément à l'Italie méridionale et à la Sicile, c'est-à-dire aux contrées dans lesquelles les doctrines de Pythagore se sont répandues le plus tôt (17). Si donc nous devons renoncer à faire un départ rigoureusement exact entre les deux sectes, il ne manque pourtant pas, même dans le domaine qui nous occupe maintenant, de théories que, en nous fondant sur la tradition ou sur des motifs internes, nous pouvons tenir pour pythagoriciennes plutôt que pour orphiques. Si les Orphiques faisaient séjourner l'âme dans les lieux d'expiation de l'Hadès durant les intervalles de ses incarnations, les Pythagoriciens, animés de tendances plus scientifiques, devaient se poser cette question : comment se fait-il qu'au lieu et au moment où un nouvel être entre à l'existence (que ce soit au moment de la conception, à celui de la naissance ou pendant la grossesse) il se trouve chaque fois une âme disponible, prête à entrer dans le nouveau corps ? Ils répondaient par l'exemple des corpuscules qui s'agitent dans les airs : ils nous entourent de toutes parts ; à chaque aspiration, nous en absorbons des centaines ; mais ils sont à la limite de la perception des sens, et ils ne deviennent visibles que par le rayon de soleil qui les traverse (18). Il se peut que la vibration de ces grains de poussière, perceptible même quand l'air parait absolument calme, ait rappelé le mouvement incessant que l'on attribuait à l'âme et favorisé cette identification ; mais, indépendamment de cela, cette théorie est fort compréhensible, et même ; au point de vue de ses auteurs, parfaitement raisonnable. S'ils voyaient dans l'âme, comme c'était l'usage constant à cette époque, une essence non pas immatérielle, mais d'une matière extrêmement subtile et par conséquent invisible ou à peine visible, la question était aussi légitime que la réponse qu'on y faisait. D'une manière tout à fait analogue, du fait que certains micro-organismes apparaissent partout où se présentent les conditions favorables à leur développement, nos naturalistes ont tiré la conséquence naturelle et fondée que l'air est plein des germes invisibles qui leur donnent naissance.
Nous sommes beaucoup moins bien renseignés sur la théologie des Pythagoriciens que sur leur doctrine de l'âme. Nulle part on ne nous dit qu'ils se soient mis en opposition violente à n'importe quel point de vue avec la religion populaire. Quelques-uns leur ont attribué une tendance au monothéisme (19) ; d'autres, se fondant sur leur fantastique théorie des nombres, qui permettait d'identifier l'unité, en tant que principe du bien, avec la divinité, et la dualité, en tant que principe du mal, avec le monde matériel, leur attribuent une sorte de dualisme (20). Mais ces indications, pour autant qu'elles méritent créance, se rapportent évidemment à des phases postérieures du développement de la doctrine. Il en est autrement sans doute de la théorie relative à la respiration du monde, qui fait apparaître celui-ci comme un être vivant (21), et de celle de sa formation qui, commençant par un point, se continue et s'achève grâce à l'attraction que ce point exerce d'abord sur son voisinage immédiat, puis sur des parties toujours plus éloignées de l'Illimité. Ces conceptions trahissent l'enfance de l'esprit scientifique ; incomparablement plus importante est une doctrine également ancienne, dont nous devons la connaissance à une déclaration tout à fait frappante d'Éudème (22). Ce disciple d'Aristote, que ses savantes études sur l'histoire de l'astronomie et de la géométrie avaient dû familiariser avec le Pythagorisme, prononçait la phrase suivante dans une leçon sur les concepts du temps et de l'identité temporelle : « Mais s'il faut en croire les Pythagoriciens..., ce bâton à la main, je causerai un jour avec vous, qui serez assis de nouveau devant moi tout comme maintenant, et il en sera ainsi de tout le reste. » Combien nous devons être reconnaissants à l'excellent Eudème d'avoir laissé échapper cette allusion dans le feu de son discours, et combien aussi à ses zélés auditeurs d'en avoir pris note dans leurs cahiers et de l'avoir ainsi conservée à la postérité ! Le délicieux tableau surgit vivement à nos yeux : le chef de l'école, sur son siège de marbre, est de bonne humeur et sourit en jouant avec l'insigne de sa dignité ; devant lui, ses disciples, en longues rangées, l'écoutent à moitié décontenancés, à moitié amusés. Mais il serait difficile d'épuiser le contenu de cette pensée, jetée pour ainsi dire en passant. Nous pouvons affirmer tout de suite qu'elle fait le plus grand honneur aux Pythagoriciens. Dans ces quelques mots gros de sens, ils ne proclament rien de moins que le règne universel de la loi. Une conséquence se tire avec une absolue rigueur scientifique de cette proclamation et de la croyance à un cycle universel. Nous avons déjà rencontré cette croyance chez Anaximandre, chez Empédocle et chez des philosophes bien postérieurs. Ici nous avons à en rechercher l'origine.
A cet effet, nous devons rappeler les motifs de la spéculation cosmogonique comme telle. Le problème de l'origine du monde se posa à l'esprit humain d'abord et surtout par suite de l'expérience journalière qui place devant nos yeux la naissance et la destruction d'objets toujours nouveaux, et qui, naturellement, conduit à rapporter au tout ce qui nous semble vrai des parties ; dans une phase subséquente, une préoccupation nouvelle s'imposa : d'où viennent l'ordre et la régularité que nous observons dans l'univers, et, en particulier, comment expliquer l'existence des grandes masses homogènes de matière, air, terre, mer, que l'on ne pouvait se résoudre à tenir pour primordiales ? Et enfin, plus tard encore, les transformations que suffit le globe terrestre lui-même, et qui se révèlent à une observation attentive : formation de deltas, exondation de la terre ; etc., devaient piquer encore la curiosité. Les plus anciens essais de cosmogonie se contentaient ordinairement de supposer et de décrire un commencement de l'état de choses existant, sans se demander encore ce qui pouvait avoir précédé ce commencement, ni si l'ordre actuel durerait à tout jamais. Aussitôt que ce nouveau problème s'offrit à la pensée plus exercée, on se trouva en présence de cette alternative : commencement absolu et fin absolue, ou bien processus universel sans commencement ni fin au sens propre. Les penseurs grecs, qui se laissaient guider par des analogies bien ou mal interprétées, mais pourtant sérieuses en une certaine mesure, adoptèrent aussitôt et presque à l'unanimité la seconde alternative : pas de commencement ni de fin au sens propre, mais une suite perpétuelle de changements. Là encore, on se trouvait à un carrefour. Le processus universel pouvait - pour parler le langage de la géométrie - être comparé à une courbe ouverte ou à une courbe fermée. D'après la première hypothèse, il apparaissait comme un voyage vers un but inconnu ; d'après la seconde, c'était un cycle de phénomènes qui revenait toujours au même point de départ. Et là encore, le choix ne pouvait guère être douteux. En faveur de la première alternative, on ne disposait d'aucune analogie décisive ; en faveur de la seconde, parlait en première ligne le spectacle sans cesse renouvelé de la vie végétale, qui meurt et renaît, puis le cycle des transformations de la matière, dont la connaissance était peut-être dès l'origine à la base de la théorie de la matière primordiale, et que, nous l'avons vu, Héraclite a décrit de la manière la plus claire. Le sort des âmes - qu'on les fit séjourner sous forme d'ombres dans l'Hadès ou qu'on se les figurât transportées au séjour des bienheureux - devait sans doute paraître une exception à cette règle universelle de la vie ; mais la théorie de la transmigration, qui trouvait certainement un sérieux appui dans cette analogie générale, était bien faite pour rétablir l'harmonie. En outre, le cycle des saisons, le retour régulier des astres brillants du ciel, qui commandent la vie de la nature et celle des hommes, et qui, à cause de cela, étaient adorés comme des dieux, devaient être d'une importance déterminante. A ce propos, nous pouvons noter en passant le plus grand des services que l'astronomie ait rendus à l'humanité. En elle, les idées de divinité et de régularité se sont pour la première fois rencontrées et associées. Par elle, un reflet du divin s'est répandu sur les concepts d'ordre et de règle, et, ce qui vaut encore mieux, l'idée de la souveraineté divine n'a pu se confondre avec celle du règne de l'arbitraire.
La croyance ainsi produite au retour cyclique des phénomènes a pris des formes plus précises en s'appuyant sur les doctrines relatives à l'année universelle ou grande année, doctrines basées sur les observations célestes des Babyloniens, peut-être de peuples plus anciennement civilisés encore, et qui embrassaient des milliers d'années. Ces observations, et les conséquences qu'on en tirait, faisaient connaître ou pressentir des durées immenses. Ainsi l'année ordinaire devait être à l'année universelle des Babyloniens ce qu'est une seconde à un jour, la seconde des Babyloniens étant comptée pour deux des nôtres, parce qu'ils divisaient le jour en douze heures au lieu de vingt-quatre (23). Et une année de cette étendue était considérée comme un jour dans la vie de l'Univers. Si l'on établissait ces gigantesques unités de temps, c'était sans doute dans la pensée que les corps célestes, dont les changements de position s'étaient révélés à des observations séculaires, reviendraient, comme le soleil, la lune et les planètes, à la fin de périodes fixes, aux places qu'ils occupaient au début de ces périodes. Ce cadre, imaginé par l'astronomie de l'Orient, les doctrines cycliques des Grecs ne l'ont pas moins rempli que celles des penseurs hindous. La théorie héraclitique de l'embrasement périodique de l'Univers est déjà connue à nos lecteurs (cf. p. 72). Les Babyloniens avaient admis, eux aussi, des embrasements et des déluges périodiques de la terre (24). Mais si, pour avoir les premiers formulé cette pensée, ils méritent que nous louions l'étendue de leur horizon intellectuel, nous devons déclarer que la façon dont ils se représentaient les choses était pure fantaisie. Lorsque, pensaient-ils, toutes les planètes se réunissent dans la constellation du Cancer, il doit y avoir embrasement ; quand elles se rencontrent dans celle du Capricorne, il doit y avoir déluge ; et cela évidemment pour la simple raison que le premier de ces signes, où le soleil se trouve au moment du solstice d'été, fait songer à une chaleur dévorante, tandis que le second, qu'il occupe au moment du solstice d'hiver, éveille dans les esprits l'idée de pluies dévastatrices. Chez les Pythagoriciens, l'association des idées n'a probablement jamais joué un rôle aussi désordonné ; toutefois, ils professaient une théorie qui semble bien leur avoir été inspirée par celle des Babyloniens. Il y a, disaient-ils, deux causes de destruction : la chute du feu du ciel et celle de l'eau qui se trouve dans la lune. Mais on ne peut expliquer que par l'hypothèse d'une dissolution cyclique des éléments actuels de l'univers ou de la terre la curieuse théorie dont nous parle le disciple d'Aristote. Il nous paraît inadmissible de la dériver directement de la doctrine de l'année universelle en disant : « quand les astres reprendront leurs anciennes positions, tous les phénomènes se répéteront (25) ». Car ce serait attribuer à l'astrologie chaldéenne une influence déterminante sur les doctrines pythagoriciennes, alors que nous n'en constatons aucune trace quant au reste, et que Théophraste, qui était un camarade d'Éudème, manifeste le plus vif étonnement au sujet de la prétendue science babylonienne, dont la connaissance commençait à se répandre en Grèce (26). Il n'est pas plus loisible, à notre avis, de chercher une explication dans la doctrine de la transmigration des âmes. Car, tout d'abord, la théorie du retour des phénomènes fut accueillie avec empressement par une école postérieure, celle des Stoïciens, à laquelle la métempsycose était étrangère ; secondement, l'âme, comme nous le reconnaîtrons bientôt clairement, ne représentait pas du tout pour cette époque la somme des qualités intellectuelles ou morales qui caractérisent l'individu ; enfin et surtout, la doctrine de la transmigration des âmes n'explique nullement ce qu'il y a lieu d'expliquer. La théorie qui nous occupe ne suppose-t-elle pas la résurrection d'hommes sans nombre, et cela avec leurs particularités corporelles aussi bien qu'avec leur individualité psychique ? Considérez encore ce qui suit. Pour qu'Eudème revive dans les mêmes conditions de corps et d'esprit, nous devons d'abord rappeler à l'existence ceux qui lui ont donné le jour ainsi que leurs ascendants ; nous devons faire revivre aussi toute la série de ses ancêtres intellectuels : son maître Aristote, le maître de celui-ci, Platon, Socrate, etc. Et s'il doit brandir le même bâton que maintenant, il faut d'abord que l'arbre dans le bois duquel ce bâton a été taillé croisse à nouveau ; il faut qu'il ait germé de la même graine, qu'il ait pris racine dans le même sol qu'autrefois, etc. Mais il n'est pas nécessaire de nous arrêter à ces détails, car Eudème, évidemment, en prenant comme exemple sa personne, ses disciples et ses contemporains, entendait illustrer une règle générale, également applicable à toutes les autres générations et à tous les autres phénomènes. En un mot, ce retour de toutes les personnes, de toutes les choses, de tous les événements ne peut se produire que par un nouveau déroulement de toute la série des causes antérieures.
Et ce n'est pas là, à notre avis, un simple accident dans le système, mais le noyau proprement dit de la doctrine. Deux choses y sont contenues : la croyance à l'enchaînement causal, strict et absolu de tous les phénomènes, et la croyance à un point de départ nouveau et absolument identique de cette série de causes. Nous ne devons pas être le moins du monde surpris de rencontrer la première de ces croyances chez les Pythagoriciens. Nous l'avons déjà constatée chez Héraclite, et nous croyons avoir eu raison d'y voir chez ce philosophe l'écho éveillé par les découvertes fondamentales de Pythagore dans le domaine de l'acoustique. La théorie des nombres. n'est pas non plus fondée sur autre chose que sur la foi en une loi embrassant l'ensemble des faits. De même Héraclite n'a pas établi une distinction tranchée entre les phénomènes psychiques et les phénomènes de la nature, et le déterminisme, naturel et naïf, pourrions-nous dire, qui se manifeste ici et là à une époque où le problème de la volonté n'avait pas encore été soulevé, n'a rien qui doive nous étonner. Mais la deuxième prémisse de la doctrine pythagoricienne, qui nous est attestée par la phrase d'Eudème, est l'expression rigoureuse, on peut même dire mathématiquement exacte, de la théorie du retour cyclique de l'état primordial de l'Univers. Supposer les mêmes facteurs naturels, en nombre égal et également répartis, et doués des mêmes énergies, qu'est-ce d'autre sinon supposer la source de laquelle se répandra une seconde fois le fleuve, absolument le même jusque dans les plus petits détails, de la causalité ? Si, parmi nous, également, plusieurs prévoient le retour de notre système solaire - sinon de l'Univers - au point de départ de son devenir, ne doivent-ils pas tirer les mêmes conclusions que tiraient les Pythagoriciens ? Si le fluide, résistant selon toute probabilité, qui remplit l'espace a pour effet de ralentir insensiblement l'impulsion primitive des planètes ; de faire prévaloir l'attraction centrale sans cesse renouvelée, et enfin de provoquer la chute des planètes sur le soleil et de produire ainsi un développement de chaleur tel que tout notre système retournerait à l'état de, nébuleuse dont il est un jour sorti ; s'il en est ainsi, nous reste-t-il d'autre alternative que de conclure à la répétition universelle et jusque dans les plus petits détails, de tous les phénomènes terrestres ? Il ne nous en resterait pas d'autre, en effet, si la région de l'Univers occupée par le soleil, les planètes et leurs satellites, formait un tout absolument fermé extérieurement, dont rien ne pourrait sortir, où rien ne pourrait entrer. Mais aucun district de l'Univers ne saurait ressembler à la communauté fermée de Fichte. Pour ne pas parler des sommes énormes de chaleur cédées sans retour à l'espace cosmique dans le cours de millions d'années, tout météore, toute parcelle de météore même qui, de la sphère d'attraction d'un autre système est entrée dans le nôtre, ou inversement ; tout rayon de lumière venu de Sirius au Soleil ou qui, du Soleil, a volé vers Sirius, ont changé suffisamment le doit et l'avoir du compte de la matière et des énergies de notre système pour exclure le retour d'un point de départ rigoureusement identique. La « formule universelle » de laquelle - pour rappeler une pensée fameuse de Laplace - un esprit capable de cette tache pourrait déduire la série consécutive des phénomènes, cette formule ne saurait être la même dans l'un comme dans l'autre cas. Peut-être un de nos lecteurs serait-il tenté d'envisager, comme théâtre de ce déroulement identique de causes, non pas une partie de l'Univers, mais son ensemble. Nous lui ferions observer que l'analyse spectrale, à côté de mondes en décrépitude, nous montre des mondes en formation, et que, par conséquent, les diverses régions de l'Univers nous offrent simultanément des phases variées de ce développement. Ni l'une ni l'autre de ces objections ne pouvait se présenter aux sages de l'Antiquité, et, alors, comme si souvent depuis, ce fut le caractère relativement borné de leur science qui leur permit de soutenir de grandes et fécondes pensées, vraies d'ailleurs dans leur essence, mais que les connaissances de détail eussent nécessairement limitées ou obscurcies ; rien ne les empêchait de les pousser à leurs conséquences dernières et de les exprimer en images grandioses, capables de saisir à jamais les imaginations.
On est tenté de reprocher à cette doctrine l'uniformité cosmique sans commencement ni fin à laquelle elle aboutit, les perspectives mornes et désolées auxquelles elle condamne ses adhérents. D'autant plus devons-nous honorer celui qui l'a formulée. Car il se montre tout à fait au-dessus de cette faiblesse de cœur qui fait regarder une thèse comme jugée quand elle ne flatte pas nos aspirations. Qui était-il ? Nous l'ignorons, mais le nom qui se présente le premier à l'esprit est celui d'Hippasos de Métaponte (27). On le comptait au nombre des Pythagoriciens. Mais, de même qu'Héraclite, il proclamait le feu matière primordiale, et comme lui, il enseignait la destruction et la renaissance du monde à intervalles déterminés. Marchant sur les traces d'Héraclite, il devait aussi insister fortement sur la loi universelle qui régit la vie de la nature comme celle de l'humanité. D'autre part, les Stoïciens, qui gardaient à Héraclite un souvenir respectueux, devaient recevoir sans aucune difficulté des mains d'un Pythagoricien qui était en même temps à moitié disciple d'Héraclite, cette doctrine qui a joué dans leur système un rôle si considérable. Mais nous devons renoncer à une complète certitude. Quand il s'agit de cette école, tenter une distinction de cette nature est une tâche extraordinairement difficile, pour ne pas dire une vaine témérité. La piété des Pythagoriciens à l'égard du fondateur de leur secte leur faisait entasser sur sa tête tous les honneurs, et les empêchait de faire ressortir leurs mérites personnels. Les indications relatives à des travaux individuels nous renvoient la plupart du temps aux écrits apocryphes dont ce domaine de la littérature était rempli plus qu'aucun autre. Parmi les adeptes anciens de la doctrine, plusieurs sans doute nous sont connus de nom, mais ils ne le sont guère autrement. Hommes ou femmes - car les femmes, elles aussi, prirent une part active au mouvement religieux et philosophique provoqué par Pythagore - vivaient en une étroite union. Leur fidélité réciproque, la communauté des intérêts, qui créait entre eux des liens indissolubles, le sentiment de l'amitié poussé jusqu'au sacrifice, sont les traits caractéristiques de leur confrérie, de même que leur amour de la tempérance et de la modération en toutes choses. Car les concepts d'harmonie et de mesure qui formaient la base de leur édifice philosophique étaient aussi l'idéal de leur vie. Une seule personnalité ressort nettement de cette foule indécise. C'est un homme d'une individualité fortement marquée, que ses doctrines astronomiques nous montrent plus influencé par les anciens Ioniens que par Pythagore, mais qui, comme le prouve la dédicace de son oeuvre, fut en rapports intimes avec les membres de l'association pythagoricienne.

V (28)

« Alcméon de Crotone, fils de Peirithoos, lit-on au début d'un livre dont il ne nous est malheureusement parvenu que quelques fragments, parle ainsi à Brontinos, à Léon et à Bathyllos : « Sur les choses invisibles, les dieux seuls possèdent une pleine certitude ; mais pour tirer, à la façon des hommes, des inférences probables...» Ici s'interrompt d'une manière bien fâcheuse cette petite phrase, mais non sans nous donner, toute mutilée qu'elle est, une précieuse indication. Le médecin de Crotone, contemporain de Pythagore, quoique un peu plus jeune que lui, est bien conscient des limites de la connaissance humaine ; il se résigne, en dehors de ce qui est du domaine de l'observation sensible, à exprimer des hypothèses ; les conclusions qu'il tirera, nous pouvons les supposer fondées sur des observations relativement sérieuses, et elles ne manqueront sans doute pas de prudence. Cette phrase ne nous fait pas prévoir un système embrassant toutes choses, les divines et les humaines, mais seulement quelques enseignements particuliers ; mais elle nous autorise à attendre d'autant plus qu'elle promet moins.
Les travaux les plus importants d'Alcméon se rapportent à l'anatomie et à la physiologie. Le premier - et c'est là pour lui un titre de gloire impérissable - il a reconnu dans le cerveau l'organe central de l'activité intellectuelle (29). Selon une tradition digne de foi, il se livrait à la dissection d'animaux ; lui-même se réfère à ces expériences d'une façon non équivoque. Aussi découvrit-il les plus importants des nerfs sensitifs - qu'il appelait, comme Aristote, « conduits » ou « canaux » - leur parcours et leur aboutissement au cerveau. La science moderne interprète cette disposition anatomique, et détermine les fonctions de ces nerfs en se fondant sur les observations auxquelles donnent lieu les maladies et les lésions organiques. Alcméon procédait d'une manière absolument analogue. Nous savons positivement qu'il étudia les troubles de la sensibilité causés par l'ébranlement du cerveau. Il expliquait ces troubles d'une manière rationnelle, bien qu'un peu exclusive, par ce que nous appelons une interruption des fils conducteurs. La surdité et la cécité se produisent, selon lui, lorsque le cerveau, dérangé de sa position normale, obstrue les voies par lesquelles lui parviennent les impressions sonores ou lumineuses. Il combattait par l'évidence l'opinion, très répandue alors, que le sperme de l'homme provient de la moelle épinière ; en effet si l'on tue des animaux immédiatement après l'accouplement, on constate que la moelle dont sont remplies les vertèbres n'a subi chez le mâle aucune diminution (30).
Ses hypothèses positives sur le processus de la génération et sur l'embryologie ne pouvaient, cela se comprend, avoir une grande valeur. Plus importante, du moins par l'influence qu'elle a exercée sur les théories postérieures, est sa théorie de la santé et de la maladie. La première est maintenue par l'équilibre ou isonomie des qualités matérielles contenues dans le corps ; la prédominance de l'une d'elles est cause de maladies ; la guérison a lieu soit artificiellement, soit naturellement, par le rétablissement de l'équilibre rompu, et ce rétablissement est rendu possible en particulier par le fait que « la plupart des choses humaines », et dans le nombre aussi ces qualités, se présentent par couples opposés ; c'est ainsi qu'un excès de froid peut être neutralisé ou compensé par un apport de chaleur, un excès de sécheresse par l'action contraire de l'humidité. Cette théorie devait avoir la vie longue ; n'apparaît-elle pas encore dans les écrits de Geber, le maître des alchimistes arabes ? A la fois rétrécie et figée, elle se retrouve dans la pathologie hippocratique des humeurs, selon laquelle les causes des maladies gisent dans la trop grande abondance ou dans l'anormale diminution des liquides les plus importants du corps (31).
Alcméon s'est livré à des recherches attentives sur chacun des sens, excepté le toucher ; mais nous ne pouvons que lui imputer cette omission à louange, car, s'il l'a commise, c'est évidemment qu'il ne voulait pas combler d'hypothèses arbitraires les lacunes de son savoir empirique, nécessairement incomplet sur ce point. En toutes ses études, il est parti de la constitution anatomique des organes des sens. Dans la cavité remplie d'air qui se trouve dans l'oreille, il voyait une caisse de résonance ; en ce qui concerne le goût, il rend attentif à l'état d'humidité de la langue, à la mollesse de sa chair, à sa flexibilité, à sa richesse en sang (qu'il appelle chaleur) ; ce sont ces qualités, pensait-il, qui lui permettent de transformer en liquides les corps solides et de préparer ainsi les sensations gustuelles. Il est d'ailleurs le premier qui ait voué son attention aux impressions subjectives des sens, et se soit engagé dans la voie qui devait conduire à examiner de plus près la nature de l'acte perceptif et de la connaissance en général. Sans doute, il n'a fait en cela que le premier pas. L'impression lumineuse produite sur l'œil par un coup violent l'avait vivement étonné, et son imagination scientifique en avait reçu une impulsion durable. Si nous ne faisons erreur, c'est une preuve de la profondeur de son intelligence que d'avoir saisi la signification de ce phénomène rare et anormal, et d'avoir cru y trouver la clef du phénomène normal de la vue. Son explication fut naturellement ce qu'elle devait être : grossière et puérile. Où nous parlons d'énergie spécifique des nerfs, il voyait l'action d'un agent purement matériel. L'œil, pour lui, contenait du feu, et dans ce feu imaginaire, ainsi que dans l'humeur aqueuse que renferme réellement le globe de l'œil, il croyait reconnaître les deux véhicules qui lui paraissaient indispensables à la perception visuelle, une source de lumière et un élément transparent (32).
Des rudiments de la physiologie des sens, Alcméon s'éleva à ceux de la psychologie (33). En ce domaine, il essaya tout au moins de distinguer les fonctions de l'entendement, presque absolument confondues par ses contemporains. De la perception sensible, il faisait sortir la mémoire, et de celle-ci la représentation ou opinion (dñja) ; de la mémoire et de l'opinion, l'intelligence ou raison, qu'il n'attribuait qu'à l'homme, à l'exclusion des êtres inférieurs. Il accordait à l'âme l'immortalité, et il prouvait sa thèse par un raisonnement qui nous semble tout à fait étrange. L'âme serait immortelle parce qu'elle ressemble aux Immortels; et elle s'accorderait avec eux en ceci qu'elle se meut incessamment comme eux tous : la lune, le soleil, les étoiles, le ciel tout entier sont en proie à un mouvement qui ne souffre aucun arrêt. Il est évident qu'il ne pouvait, en raisonnant ainsi, tenir l'âme pour une essence absolument immatérielle. Dans ce cas, en effet, il ne l'aurait pas comparée aux astres qui, il est vrai, passaient pour divins et impérissables, mais qui n'en sont pas moins corporels et remplissent l'espace ; et surtout il n'au­rait pas fondé la prétention de l'âme à l'immortalité sur sa ressemblance avec ces astres au point de vue de leur mouvement incessant dans le ciel, mais au point de vue seulement de leur divinité. Et d'où, nous demanderons-nous, Alcméon concluait-il au mouvement continuel, dans l'espace, de l'agent psychique? Assurément pas du cours ininterrompu des phénomènes animiques, concepts, passions, volitions. En effet, il ne pouvait pas, de là, évidemment dériver une supériorité de l'âme sur le corps, même s'il ne voulait pas admettre la possibilité d'un sommeil exempt de rêve, puisque le corps a également des mouvements ininterrompus : pulsations des artères, respiration, etc. Il devait donc, sous le nom de « psyché », entendre l'âme au sens le plus étendu, et y voir la source de tous les actes corporels spontanés, la force vitale. Et il doit bien l'avoir considérée comme une source première de force au sens propre ; cette conception nous est complètement confirmée par Platon, qui a développé cette théorie en la modifiant, et qui, précisément sous ce rapport, a appelé l'âme « origine et source du mouvement (34) ». Cet argument, dans toutes ses parties, est devenu tout à fait étranger à notre époque. Car les astres ne sont plus pour nous vraiment impérissables, et nous ne croyons pas devoir chercher l'énergie productrice des phénomènes vitaux ailleurs que dans les processus chimiques résultant de la nourriture et de la respiration. Le penseur-médecin croyait aussi pouvoir fonder sur un raisonnement la caducité du corps. « Les hommes, disait-il, - et nous pouvons ajouter : les animaux - périssent parce qu'ils ne peuvent pas unir leur commencement à leur fin ». Ces mots, obscurs par eux-mêmes, reçoivent du contexte dans lequel nous les présente notre auto­rité - Aristote (35) - une pleine lumière. Ce qu'Alcméon veut dire par là, c'est simplement ceci : « Si la vieillesse était, non pas au sens simplement figuré, mais littéralement une seconde enfance, les hommes (et les animaux) pourraient vivre éternellement, car alors ils parcourraient un cycle susceptible de se renouveler sans fin. Mais comme, en réalité, la série des transformations qu'éprouve le corps humain (et celui des animaux) aux divers âges ne forme pas un cercle, mais suit une progression, il est aisé de comprendre qu'elle aboutit à un terme final ». Il y avait lieu d'envisager une troisième possibilité, celle d'une série de transformations qui se poursuivraient, en ligne droite ou en ligne courbe, à l'infini ; mais Alcméon n'avait pas de sujet de s'y arrêter. Les phénomènes naturels par l'analogie desquels il se laissait guider ne lui présentaient que les deux alternatives dont il fait mention ; et c'est un grand honneur pour lui d'avoir ainsi conclu par analogie plutôt que de s'être contenté de l'affirmation a priori si souvent répétée dans les temps anciens comme à l'époque moderne ou contemporaine, à savoir que tout ce qui est né doit nécessairement périr, affirmation insoutenable en elle-même, et qui est maintenant réfutée par l'exemple de la formation organique la plus simple, le protoplasma. Nous pouvons ajouter que la science actuelle n'est pas beaucoup plus avancée dans l'étude de ce problème que le «père de la physiologie ». Elle est en mesure d'énumérer les changements dus à l'âge qui, indépendamment des innombrables atteintes auxquelles notre organisme compliqué est sans cesse menacé de succomber, sont de nature à amener sa dissolution finale. Mais les causes de cette suite de modifications sont encore aujourd'hui enveloppées de la même obscurité qu'il y a vingt-quatre siècles.
Nous aimerions jeter d'autres et de plus profonds regards dans les pensées du médecin de Crotone. Qu'est-ce que cet homme digne de la plus haute estime pensait de la divinité, de la matière primordiale, de l'origine du genre humain ? Nos sources ne nous permettent pas de répondre à ces questions. Et leur silence, qui n'est certainement pas dû au hasard, est tout à fait éloquent et significatif. L'apparition d'un penseur qui ne tient pas, comme ses prédécesseurs, une réponse prête pour tous les problèmes qui s'offrent à lui, nous prévient que nous ne sommes plus aux « débuts » de la science grecque ; elle nous avertit que nous avons déjà franchi le seuil d'une époque où l'esprit de critique et de doute agite ses ailes et se dispose à prendre son essor.

 

 

(01)   Aristote, de Anima, I 3 fin.
(02)   Diog. Laërce, VIII 26. On a récemment mis en doute que ces vers fassent allusion à Pythagore. Ces doutes me semblent absolument sans fondement. Je ne crois pas plus justifié celui que l'on a exprimé relativement au témoignage d'Empédocle, v. 415 sq., Stein (1. 18).
(03)    Cf. la note de Wilkinson dans l'History of Herodotus de Rawlinson 3e éd., II 196. Au sujet des Druses, cf. Benjamin de Tudela (XIIe siècle) dans Tylor, Civil. primitive, II 20. Les autres détails ethnographiques sont aussi tirés de Tylor, op. cit., ch. 12; je ne puis toutefois admettre avec lui que la ressemblance corporelle et intellectuelle des descendants avec leurs ancêtres soit une explication suffisante de la croyance à la métempsycose.
(04)  L'origine non-grecque de la métempsycose est indirectement prouvée par les vains efforts de ceux qui la prétendent grecque ; c'est ainsi que Dieterich, dans le bel ouvrage intitulé Nekyia, se contente finalement de simples et vagues possibilités (p. 90).  
 
(05)  Hérodote, II 123.   
(06)   La citation est tirée d'Erman, Aegypten und aegypt. Leben, 413. Ce qui suit, d'après Maspéro, Bibl. égyptologique, II 437, n. 3, et 466. - Maspéro, op. cit., I 349, attribue la métempsycose à la religion égyptienne de l'époque où ce pays est entré en contact avec la Grèce. Plus tard, selon lui, ces théories seraient tombées en discrédit ou même complètement disparues. Dans un travail postérieur (dans le passage cité en premier lieu), Maspéro modifie son jugement comme suit : « Il ne faut pas oublier que l'assomption de toutes ces formes est purement volontaire, et ne marque nullement le passage de l'âme humaine dans un corps de bête. »
(07)   Sur l'antériorité au bouddhisme de la croyance des Hindous à la métempsycose, cf. Jacob, A manual of Hindu Pantheism, 2e éd., p. 25. Cette croyance, à ce que m'a appris mon collègue, le prof. Bühler, a fait son apparition dans la religion et dans la littérature brahmaniques à une époque qu'on ne peut déterminer exactement, mais très ancienne. L'oeuvre principale où se trouve exposée la nouvelle doctrine apparaît déjà dans les plus anciens écrits bouddhiques comme remontant à une antiquité légendaire. L. von Schröder (Pythagoras und die Inde?, 1884) s'est prononcé pour l'origine hindoue de la métempsycose; de même, récemment, Adolphe Furtwängler (Die antiken Gemmen, III 262 sq.) qui approuve les arguments avancés par nous
(08)   Relativement à ce qui suit, cf. avant tout Rohde, Psyché, qui a le seul tort, selon nous, d'exagérer l'influence du peuple thrace. En effet, Hérodote, IV 95, nous dit que ce peuple est peu intelligent et peu civilisé ; en réalité, il était grossier et vivait de rapine. D'autre part, Rohde déprécie les éléments moraux de l'orphisme. Cela nous mènerait trop loin de discuter ici ces questions controversées. Sur le second point, nous renvoyons à la Nekyia de Dieterich, pp. 193-4; sur le premier, nous nous contenterons de rappeler que les traits les plus caractéristiques de l'orphisme : conscience du péché, besoin de purification et de rédemption, châtiments infernaux, etc., n'ont jamais été relevés chez les Thraces.
(09)    Au sujet de la Crète, voir Joubin, Inscription crétoise relative à l'orphisme, Bull. de corr. hellén., XVII 121-124. On trouve des parallèles bouddhiques à ce qui précède dans Rhys Davids, Buddhism, p. 161.
(10)   Au sujet des Erinyes, cf. Rohde, Psyché, 2e éd., I 270 ; pour de plus amples détails, voir Rhein. Mus. L. p. 6. (Kleine Schriften, II 229). 
(11)   Sur ces grossières représentations de la félicité de l'au-delà, cf. Dieterich, op. cit., p. 79-80. Les nombreux parallèles cités par lui, et auxquels je voudrais ajouter encore l'ample citation (empruntée aux sources les plus diverses de l'Inde ancienne) qui se trouve dans Muir, Sanscrit Text, V 307 sq., font paraître très hasardée la conclusion que les dogmes orphiques sont originaires de la Thrace. 
(12)   Sur l'emploi de l'hypnose dans la méditation ascétique des Bouddhistes, cf. H. Kern, Das Buddhismus und seine Geschichte in Indien (trad. en allemand par Jacobi), I 502. On trouvera des preuves de ce qui suit dans Rohde, Psyché, 2e éd., II 14 sq. ; dans Ed. Meyer, Geschichte Aegyptens, p. 87 ; dans l'article Eleusis du Dict. des Ant., de Daremberg et Saglio (par F. Lenormant), et dans Dieterich, De hymnis orphicis capitula quinque, p. 38. 
(13)   Cf. Maspéro, Bibl. Egyptol., II 469 sq. J'ai ajouté deux points de la confession d'après Brugsch, Steininschrift und Bibelwort, contamination tout à fait légitime, à ce que m'assurent des savants compétents, parce que la confession négative des péchés offre de multiples variantes dans les divers textes. Sur ce point, cf. maintenant aussi Maspéro, Hist. ancienne, p. 191.
(14)   Timée, p. 22 B.
(15)     Cf. Aristoph. Grenouilles, 1032, Meinecke :
ƒOrfeçw m¢n gŒr teleutŒw y' ²mÝn kat¡deije fñnvn t' Žp¡xesyai 
(16)   Sur Dikè et Nomos, comparer les Orphica passim, et surtout les fragments 33; 123, 1; 126, Abel.
(17)    Cf. Rohde, Psyché, 2e éd., II 106.
(18)   Voir à ce sujet : Aristote de Anima, I 2.
(19)    D'après Cicéron, de Deor. nat., I 11 (27).
(20)     D'après Aëtius, chez Stobée, Ecl., I 1 = Doxogr. Gr. 302.
(21)     Aristote, Phys., IV 6, p. 213 b 22, où je lis
aétò et où je raye pneæmatow, comme le propose aussi Chaignet, non sans hésitation.
(22)   Eudème, p. 73-4, Spengel. La même doctrine a été récemment exposée à nouveau par Blanqui, Le Bon et surtout par Nietzsche.  
(23)   Sur l'année universelle des Babyloniens, cf. Lenormant-Babelon, Hist. de l'Orient, 9e éd. V 175, et l'indication presque identique de Bérose dans Syncelle (C. Müller, Fragm. hist. gr., II 499)
(24)   Cf. Sénèque, Quaest. Nat., III 29, et Censorinus, de die nat., 18, 11.
(25)   Sur la double destruction, cf. Doxogr. Gr., 333, 7 sq. L'opinion ici combattue est celle de Zeller, Phil. de Gr.. 5e éd., I p. 443 : « Si les astres occupent les mêmes positions qu'auparavant, toutes les autres choses doivent aussi se retrouver dans le même état, et par conséquent aussi les mêmes personnes être présentes dans les mêmes circonstances qu'auparavant ».
(26)   Cf. Engelbrecht, dans l'Eranos Vindobonensis, p. 129. On peut attribuer aux Pythagoriciens la connaissance de principes isolés de l'astronomie babylonienne ; Héraclite, lui aussi, ainsi que l'a montré justement Engelbrecht, loc. cit., p. 126, était au courant de leur doctrine astrologique fondamentale. Mais de là à admettre que les premiers philosophes grecs, qu'en particulier les Pythagoriciens ou une partie notable d'entre eux se soient contentés de marcher sur les traces des Babyloniens dans une question fondamentale, et dont dépend la conception de l'Univers dans son ensemble, ou plutôt qu'ils aient poursuivi le système astrologique de ce peuple jusque dans ses plus extrêmes conséquences et l'aient développé, il y a une distance par trop grande. On peut ajouter qu'Eudème, qui touche occasionnellement aux doctrines religieuses des Phéniciens et des Mages (de Zoroastre ; p. 171, Spengel) n'eût certainement pas manqué de connaître et de signaler une relation comme celle-là. 
(27)   Cf. Aristote, Métaph., I 3; Théophraste (Doxogr. Gr., 475-6); et Aëtius, ibid. 283-4.
  
(28)  Comp. avec ce chapitre la collection et la discussion des fragments dans l'appendice au programme du gymnase de Wittenberg pour 1893 : Alkmaeon von Kroton, par Julius Sander. Cf. aussi Wachtler, de Alcmaeone Crotoniata. Alcméon et sa valeur, comme penseur, ont été pour ainsi dire découverts à nouveau par Philippson dans un livre intitulé
†Ulh ŽntrvpÛnh, Berlin 1831. A noter, p. ex., ce qu'il dit, pp. 20 et 21, d'un passage de Théophraste qui avait échappé à tous les commentateurs avant lui. - Le prologue de son livre se trouve dans Diog. Laërce, VIII 5, 2. J'ai traduit la déclaration finale en lisant non pas Éw d' ŽnyrÅpoiw tekmaÛresyai, ce qui me parait impossible, mais Éw d' nyrvpon tekmaÛresyai. Après cela pouvait venir une phrase telle que ¦xei pou Îde.
(29)   D'après Théophraste, de sensibus, § 26 = Doxogr., 507.   
(30)     L'opinion que le sperme provient de la moelle épinière n'est pas seule-ment grecque, mais encore hindoue et persique ; cf. Darmestetter, Zend-Avesta, I p. 164, note 1 (Sacred books of the East, vol. IV).
(31)  Cf. Doxogr. Gr., 442. Voir aussi à ce sujet la théorie très discutée des contraires d'après Aristote, Métaph., I 5. - J'emprunte à un article de Berthelot, dans la Revue des Deux-Mondes 1893, p. 551, les échos de cette théorie dans Geber : « Quand il y a équilibre entre leurs natures (il s'agit des quatre éléments et des quatre propriétés fondamentales du chaud et du froid, du sec et de l'humide), les choses deviennent inaltérables... Tel est encore le principe de l'art médical, appliqué à la guérison des maladies. » Berthelot reconnaît ici des influences grecques, sans rappeler précisément Alcméon. Sans doute, Alcméon n'est pas le seul qui ait nommé les quatre qualités fondamentales énumérées ici. Mais, chez Aristote déjà, elles se présentent exclusivement dans une connexion qui révèle clairement l'influence d'Alcméon. (Cf. Sander, loc. cit., p. 31.) De même dans l'écrit de Polybos, de nature hominis (Oeuvres d'Hippocrate, VI 38, Littré). La trace d'Alcméon est tout à fait manifeste dans la phrase suivante, p. 36 :
pollŒ g‹r ¤sti ¤n tÒ sÅmati ¤neñnta, ‘ õkòtan êp' Žll®lvn parŒ fæsin yermaÛnhtaÛ te kaÜ cæxhtai kaÜ jhraÛnhtaÛ te kaÜ êgraÛnhtai, noæsouw tÛktei. Littré (1 562) a déjà reconnu clairement en Alcméon un précurseur d'Hippocrate.
(32)  Sur les doctrines d'Aleméon relatives aux différents sens, voir Théophraste, loc. cit. ; puis Aëtius et Areios Didymos dans les Doxogr. Gr., 223, 404 et 456. Ajoutez à cela d'excellentes remarques de Diels dans Gorgias und Empedocles (Berliner Sitzungsber., April 1884, pp. 11 et 12, et Hermes, XXVIII 421, n. 2, où la référence à Aristote, de gener. animal. doit être corrigée en B 6 744 a 7, au lieu de 363 a 7). Mon collègue, feu le prof. Bühler, m'a rendu attentif à la surprenante concordance qui existe entre la théorie de la vision d'Alcméon, et la théorie hindoue, dont l'expression la plus complète se trouve dans le Nyâya-Vaiseshika. D'après cette théorie, l'organe de la vue se compose de « feu » ; celui-ci s'unit à l'objet et en prend la forme. L'impression ainsi produite est recueillie par l'« organe interne », le manas, et transmise à l'âtman ou âme proprement dite.  
(33)    Ce qui suit, d'après Théophraste, op. , cit., § 25 = Doxogr. Gr., 506, complété par Platon, Phédon, 96 b, et Phèdre, 2.19 b. Sur les effets ultérieurs de cette doctrine dans Aristote, cf. Sander, op. cit., pp. 25 et 26, spécialement avec référence aux Analyt. post., II 19. Sander a d'ailleurs suivi la voie tracée par Hirzel. - Quant à la preuve de l'immortalité de l'âme, voir Arist., de Anima, 12.
(34) Phèdre, 245 c.    
(35)  Aristote, Probl., 17, 3. A propos de l'explication que donnait Alcméon du sommeil et de la mort (cf. Doxogr., 485, 11 sq.) - le sommeil est causé par le fait que le sang se retire complètement (de l'organe central, évidemment) - Jules Soury remarque : « La théorie du sommeil et de la mort d'Alcméon, une des plus anciennes sans doute, est encore aujourd'hui, sous la forme de l'anémie cérébrale, la plus répandue. » (Le système nerveux central. Structure et fonctions, histoire critique des théories et des doctrines, Paris 1899, I p. 5.)