retour à l'entrée du site   table des matières des penseurs de la Grèce de Theodor Gomperz

 

 

 

Gomperz, Theodor (1832-1912)
Les penseurs de la Grèce : histoire de la philosophie antique

trad. de Aug. Reymond,... ; et précédée d'une préf. de M. A. Croiset,...
Griechische Denker : eine Geschichte der antiken Philosophie
2e éd. rev. et corr.
Paris : F. Alcan ; Lausanne : Payot, 1908-1910

LIVRE PREMIER


chapitre III chapitre V

CHAPITRE IV

Développement des doctrines pythagoriciennes.

I. Le système cosmique de Philolaos. Mouvement diurne de la terre. Le feu central. Motifs de la théorie de ce feu. Beauté de cette image du monde. - II. L'harmonie des sphères. La fictive Antiterre. Ekphantos enseigne la rotation de la terre autour de son axe. Aristarque, Copernic de l'antiquité.

I

Voltaire a appelé l'astronomie néo-pythagoricienne, à laquelle se rattache le nom de Philolaos, un « galimatias », et Sir George Cornewall Lewis la flétrit du nom de « fantasmagorie (01) ». Le grand Français, souvent précipité dans ses jugements, et l'Anglais, porté plutôt à trop de conscience, se sont ici également mépris. Cette astronomie est sans doute un mélange de vérité et de fiction. Mais la vérité en formait l'amande prête à germer, d'où devait sortir une pousse vigoureuse, tandis que la fiction n'en était que l'enveloppe qui allait bientôt se déchirer et se dissiper comme une nuée au souffle du vent.
Pour comprendre les origines de cette cosmographie, il est nécessaire de s'arrêter un instant aux phénomènes les plus ordinaires du ciel. Chaque jour, le soleil accomplit sa course de l'est à l'ouest. Mais, en même temps, à partir du solstice d'hiver, il s'élève plus haut dans le ciel, pour redescendre graduellement, dès le solstice d'été, du point culminant auquel il atteint. Combinés l'un avec l'autre, son mouvement diurne et son mouvement annuel nous offrent l'image de pas de vis ou de spirales analogues à celles que présente une coquille de colimaçon, c'est-à-dire que les intervalles compris entre les cercles deviennent de plus en plus étroits à mesure qu'il s'approchent davantage du sommet. Cette image n'était pas pour satisfaire les esprits qui s'apprêtaient à étudier les mouvements célestes avec la conviction qu'ils doivent être «simples, constants et réguliers (02) ». On peut taxer cette conviction de préjugé. C'était, en partie du moins, une opinion préconçue, mais elle a été légitimée par les faits en une mesure d'autant plus grande qu'ils ont été plus exactement connus, et même là où la confirmation a manqué, ce préjugé a rendu les meilleurs services comme méthode de recherche ; autant en peut-on dire de la présomption analogue d'une finalité générale dans la structure des organismes. Le moyen de se débarrasser de toute irrégularité et de toute confusion n'était pas impossible à trouver. Un mouvement composé peut être irrégulier, sans que le soient les mouvements simples dont il est la résultante. Il suffisait de considérer les choses séparément : le but était atteint si le mouvement diurne du soleil était envisagé indépendamment du mouvement annuel. Alors se fit jour dans l'esprit de ces investigateurs primitifs la pensée géniale que le mouvement diurne du soleil, de même que celui de la lune et du ciel étoilé en général, n'est pas réel, mais seulement apparent. L'hypothèse que la terre se meut de l'ouest à l'est dispensait de croire au mouvement opposé du soleil, de la lune, des planètes et du ciel des étoiles fixes. Ces Pythagoriciens ont-ils donc immédiatement reconnu et enseigné la rotation de la terre autour de son axe ? Non pas tout à fait, mais un mouvement dont les effets étaient exactement les mêmes. C'était en quelque sorte la rotation autour de son axe d'un globe terrestre considérablement agrandi dans sa circonférence. Ils faisaient tourner la terre en vingt-quatre heures autour d'un centre dont la nature nous occupera tout à l'heure. Tout d'abord un instant de réflexion convaincra le lecteur que, pour n'importe quel point de la surface terrestre, en ce qui concerne sa position à l'égard du soleil, de la lune et des étoiles, il est parfaitement indifférent que la sphère sur laquelle il se trouve tourne autour de son axe dans l'espace d'un jour, ou que, en présentant toujours sa face du même côté, elle décrive un mouvement circulaire qui la ramène à son point de départ exactement au bout du même temps. On ne saurait trop apprécier la grandeur de cette découverte. En proclamant qu'il y a des mouvements célestes apparents, les Pythagoriciens avaient brisé la barrière qui s'opposait aux progrès ultérieurs. En cessant d'enseigner que la terre est au centre du monde et qu'elle s'y tient immobile, ils ouvraient la voie qui devait conduire à la théorie de Copernic et qui, en réalité. - fait trop peu généralement connu - y a conduit en un temps étonnamment court. On n'a pas d'abord découvert la théorie de la rotation, mais seulement un équivalent ? Et qui pourrait s'en étonner ? Nous ne percevons jamais le mouvement d'un astre autour de son axe, tandis que nous observons jour par jour, heure par heure, ses déplacements dans l'espace. Il était donc tout naturel que l'imagination scientifique, dans le puissant effort qu'elle fit pour déjouer une première fois l'illusion des apparences sensibles, remplaçât l'immobilité apparente de la terre par un mouvement analogue aux modèles connus, et non par un mouvement unique en son genre, en dehors de tout ce qui avait été constaté jusque là.
Autour du même centre que la terre, on fit aussi tourner ces astres, que l'on avait cru jusque là se mouvoir autour de la terre elle-même comme autour d'un centre : d'abord la lune, qui devait accomplir sa course en un mois ; puis le soleil, qui devait accomplir la sienne en une année ; puis les cinq planètes visibles à l'œil nu, qui devaient, à l'exception de Mercure et de Vénus, y mettre des temps incomparablement plus longs ; enfin le ciel des étoiles fixes, dont la révolution diurne était reconnue pure-ment apparente, était également doté d'un mouvement circulaire, mais extrêmement lent, soit simplement par analogie avec les autres corps célestes, soit, ce qui est beaucoup plus probable, parce qu'on s'était déjà aperçu de ce changement de position que nous connaissons. sous le nom de précession des équinoxes (03). Comme on connaissait aussi l'inclinaison du plan dans lequel s'accomplit chaque jour le mouvement du soleil (ou, comme on l'admettait maintenant, de la terre), par rapport au plan des mouvements annuels du soleil, de la lune et des planètes, en d'autres termes la position oblique soit de l'équateur, soit de l'écliptique, la nouvelle conception était absolument suffisante pour expliquer le changement des saisons.
Mais quel était le centre autour duquel les corps célestes devaient se mouvoir en cercles concentriques ? Ce n'était pas un centre idéal, mais un corps réel, le feu universel ou central, « fiction absurde et fantastique, » disent les détracteurs de la théorie de Philolaos ; - « résultat de raisonnements par analogie, dont la force devait être presque irrésistible », peuvent répondre ceux qui, d'un jugement équitable, savent se replacer dans les conditions où se trouvait alors la pensée scientifique. Que les corps célestes décrivent des cercles, cette opinion non seulement se rapprochait beaucoup de la vérité, mais - pour ne pas parler des arcs de cercle que le soleil et la lune décrivent au firmament, - elle était pour ainsi dire commandée par le fait que celles des étoiles fixes qui entourent le pôle et qui ne se couchent jamais, exécutent à nos yeux des mouvements circulaires. Et si ce dernier mouvement, comme celui du ciel des étoiles fixes en général, avait été reconnu n'être qu'apparent, le mouvement diurne de la terre qui le remplaçait devait pourtant conserver le même caractère. Par là était donné le modèle au-quel devaient correspondre les mouvements des corps célestes en général. Mais quelle expérience tentée sur la terre nous montre des mouvements circulaires sans un centre réel ? La roue se meut autour de son axe ; le caillou que nous lançons au moyen d'une fronde tourne autour de la main qui le tient et le met en mouvement. Et quand, enfin, une fête religieuse invitait à la danse les hommes et les femmes de la Grèce, c'est autour de l'autel d'une divinité que s'exécutait le rythme de leurs pas.
Mais pourquoi, demandera peut-être quelque lecteur, inventait-on un feu central alors qu'en réalité il en existe mi visible à tous les yeux ? On avait besoin d'un centre de mouvement et d'une source de force et de vie. Pourquoi, au lieu d'attribuer au soleil qui nous éclaire tous le rang qui lui convient, imagina-t-on un corps lumineux dont jamais l'œil humain n'a contemplé et ne devait contempler les rayons, puisque la terre n'était considérée comme habitable que sur celle de ses faces qui lui est opposée ? Pourquoi, au lieu de s'abandonner à des hypothèses vaines, soustraites comme de propos délibéré à toute vérification, n'arrivait-on pas plutôt en droite ligne et ne s'arrêtait-on pas, satisfait, à la théorie héliocentrique? A cette question, il n'y a pas moins, à notre avis, de trois réponses parfaitement concluantes. Indépendamment du fait que la rupture avec les apparences sensibles ne s'opère d'ordinaire que graduellement, et que l'esprit humain s'engage de préférence dans la voie de la moindre résistance, la théorie héliocentrique ne devait venir qu'après celle de la rotation autour d'un axe. Était-il possible de faire tourner la terre autour du soleil à la fois en un intervalle d'un jour et d'une année ? Et nous avons déjà vu que la théorie de la rotation devait être précédée de son équivalent pythagoricien. Un second et puissant obstacle à la proclamation de la doctrine héliocentrique ou copernicienne gisait, croyons-nous, dans l'exacte similitude qui existe entre le soleil et la lune. Que le grand luminaire du jour et sa sœur plus modeste de la nuit, que les deux flambeaux du ciel qui se relayent réciproquement et dont la course mesure toute la durée - que les deux corps lumineux si étroitement liés diffèrent totalement l'un de l'autre sur le point le plus essentiel ; que la lune soit une infatigable voyageuse, et que le soleil soit voué au repos continuel, voilà ce que l'on ne pouvait sûrement se décider à croire à moins que toute autre alternative ne fût fermée à la connaissance. En troisième lieu, et surtout, le soleil, comme corps central, ne pouvait absolument pas donner à l'esprit la satisfaction que le feu central était destiné à lui donner. Notre soleil est le centre d'un système à côté duquel d'innombrables autres systèmes existent sans plan visible, sans ordonnance reconnaissable. A une constatation de cette nature, comme à tout ce qui exige un renoncement, l'esprit humain ne se résout pas, tant que la contrainte des faits ne lui enlève pas tout autre choix. En tout premier lieu, il cherche à se faire de l'Univers une image unique ; il lui répugne d'y introduire des disparates. Ce désir procède de la tendance naturelle à l'esprit de simplifier ses conceptions, et dans le cas particulier il s'y ajoutait certainement des besoins esthétiques et religieux fortement développés.
Car à l'idée de qui pourrait-il venir de contester que le sentiment et l'imagination aient eu une part essentielle dans la composition de ce tableau ? Le mouvement circulaire des corps divins dont se compose l'univers, et dont le nombre avait été élevé à la décade sacrée par la fictive Antiterre, était appelé une « danse ». Au rythme de cette danse sidérale s'ajoutait la grande vague sonore et sans cesse ondulante qui en résultait, et qui est si connue et si souvent citée sous le nom d'harmonie des sphères. Le centre du chœur céleste, le feu universel, parmi beaucoup d'autres noms - tels que ceux de « Mère des Dieux » et de-« Citadelle de Zeus » - en portait deux tout à fait significatifs. Il s'appelait l' « Autel » et le « Foyer du Tout ». De même que les adorateurs entourent l'autel, les astres circulent autour de la source première et sacrée de toute vie et de tout mouvement. Et de même que le foyer constituait le centre de toute habitation humaine et était l'objet d'un culte ; de même que la flamme qui brillait sans interruption sur le foyer du Prytanée constituait le centre révéré de toute communauté grecque, ainsi le foyer universel était le centre du Tout ou du Kosmos. De ce point rayonnent la lumière et la chaleur ; là le Soleil emprunte les feux qu'il renvoie aux deux terres et à la lune ; telle, la mère de la fiancée, le jour des noces, allume la flamme qui brillera dans la nouvelle demeure à celle qui brille dans la sienne ; telle, la colonie nouvellement fondée emprunte son feu au foyer de la métropole.
Tous les éléments de la conception hellénique du monde convergent ici : la joie exaltée de vivre, le sentiment d'amour et de respect qu'inspire un Univers pénétré des énergies divines, le sens élevé de la beauté, de la symétrie et de l'harmonie, et par dessus tout l'intime plaisir que procure la paix de l'État et de la famille. Aussi l'Univers, entouré par le cercle de feu de l'Olympe comme d'un rempart, a-t-il été pour ceux qui le considéraient ainsi en même temps une demeure aimée, un sanctuaire et une oeuvre d'art. On ne s'est jamais, et nulle part depuis, fait du monde une image si élevée et si bienfaisante pour le cœur (04).

II

Mais nous avons maintenant à voir à quel prix l'intelligence payait cette satisfaction vraiment merveilleuse accordée au sentiment. Ce prix n'était pas exagéré. Car, même dans les « songes des Pythagoriciens », se cache habituellement une parcelle de vérité, et là où cette parcelle manquait, on s'était du moins engagé sur une voie que l'on ne pouvait poursuivre bien loin sans arriver finalement à la vérité. Qu'y a-t-il, à première vue, de plus arbitraire que la théorie de l'harmonie des sphères? Sans doute, en dernière analyse, elle découlait d'un besoin esthétique qui peut se formuler par cette question : « comment se pourrait-il que le plus magnifique des spectacles offerts à l'œil fut complètement nul pour l'oreille ? » Mais l'hypothèse sur laquelle reposait la réponse n'était pas déraisonnable. Si l'espace dans lequel gravitent les astres n'est pas absolument vide, la matière qui le remplit doit éprouver des vibrations qui, par elles-mêmes, peuvent être perceptibles à l'ouïe. N'y a-t-il pas peut-être, se demandait de nos jours un savant éminent, le distingué embryologiste Charles Ernest von Baer (05), une résonance de l'espace universel, une harmonie des sphères perceptible à de tout autres oreilles que les nôtres? Et quand on s'étonnait devant eux de ce que nous n'entendons pas, en réalité, ces sons célestes, les philosophes pythagoriciens faisaient une réponse vraiment ingénieuse. Ils faisaient observer que les forgerons deviennent sourds aux coups continus et réguliers des marteaux sur les enclumes, et par là ils anticipaient sur la théorie de Thomas Hobbes en vertu de laquelle la sensation ne peut se produire à moins d'un changement dans l'excitation des sens, interruption, ou modification du degré ou de la qualité du phénomène extérieur. Le fait de croire que les différences de vitesse dans les mouvements des astres étaient capables de produire non seulement des sons de différentes hauteurs, mais encore un ensemble harmonieux, était fantaisie pure. En cela, l'imagination artistique des Pythagoriciens pouvait d'autant plus se donner libre carrière qu'ils déterminaient assez approximativement les arcs de cercle parcourus par les planètes dans des temps donnés, c'est-à-dire les vitesses angulaires de leurs mouvements, mais qu'ils étaient absolument hors d'état de calculer les distances des planètes et les vitesses absolues qui en découlent.
Mais, ici encore, nous nous sentirons aussitôt portés à les juger avec indulgence. Il y a lieu de considérer, en effet, que l'hypothèse bien fondée d'une ordonnance, d'une loi sévère régissant l'ensemble du Kosmos ne pouvait presque s'appliquer, dans le cercle des Pythagoriciens, qu'aux rapports géométriques, arithmétiques, et - en raison du fait que leur doctrine de la nature était partie de l'acoustique - aux rapports musicaux. A tous ces rapports étaient attribuées la simplicité, la symétrie, l'harmonie. Quant aux forces qui produisent les mouvements célestes, ils n'en savaient rien et ne s'en faisaient pas la moindre idée. C'est pourquoi, soit dit en passant, si les orbites elliptiques des planètes leur avaient été connues, leur besoin d'ordre n'en aurait reçu aucune satisfaction, car ils n'auraient pu reconnaître dans cette ligne courbe la résultante de deux forces agissant en ligne droite. « Leur ciel, nous dit Aristote, est tout nombre et harmonie (06). » Une vue juste et de la plus haute importance était, pouvons-nous dire, exprimée sous une forme encore peu appropriée ; on était incapable de trouver l'action d'une loi là où elle existe réellement, mais il valait pourtant mieux la chercher là où elle n'existe pas que de ne pas la chercher du tout. D'ailleurs, si, pour eux, le soleil brillait d'une lumière empruntée, il faut en accuser essentiellement le parallélisme, déjà mentionné plus haut, qu'ils établissaient entre le soleil et la lune. Peut-être aussi l'unité de l'univers telle qu'ils la concevaient leur eût-elle semblé compromise s'ils avaient supposé, si près du centre, une seconde source de lumière indépendante de la première. Se passer entièrement de cette seconde source, on ne le pouvait sans doute pas. On la trouvait dans l' « Olympe », dont nous avons déjà, parlé, et sous le nom duquel on entendait un cercle entourant tout l'univers et renfermant tous les éléments dans leur absolue pureté ; de ce cercle, le ciel des étoiles fixes et peut-être les planètes tiraient toute leur lumière, et le soleil, qui sans cela eût été exposé à de trop nombreuses éclipses, une partie de la sienne. Ce dernier astre était considéré comme un corps à la fois poreux et vitreux, de façon à pouvoir rassembler en soi et projeter au loin les rayons lumineux. En ce qui touche l'Antiterre, nous devons certainement croire avec Aristote que la « sainteté » de la décade joue un rôle dans cette deuxième et étrange fiction. Toutefois, comme l'introduction d'un nouveau corps et son intercalation entre la terre et le feu central devait entraîner de nombreuses et importantes conséquences, on s'y arrêta, il est impossible d'en douter, au moins en partie, par égard pour ces conséquences, et elle se recommanda à l'esprit des Pythagoriciens pour d'autres motifs encore que celui dont parle le Stagirite. Faute d'informations, nous ne pouvons formuler ici aucun jugement sûr. Sans doute, l'opinion de Boeckh, qui voyait dans l'Antiterre un écran destiné à dérober aux habitants de la terre la vue du feu universel et à expliquer l'invisibilité de ce dernier, se révèle défectueuse. Car l'hémisphère occidental de la terre, tourné du côté de ce feu, suffit parfaitement à ce but. Il est plus probable que l'Antiterre fut imaginée parce que l'on croyait pouvoir plus facilement expliquer l'extrême fréquence des éclipses de lune si, pour cela, on disposait non seulement de l'ombre de la terre, mais encore de celle de l'astre qu'on lui opposait (07).
Mais bien plus éloquente que la langue des raisonnements, est celle des faits historiques. Ceux-ci nous montrent dans l'hypothèse du feu central un ferment et non un empêchement de progrès scientifique. En moins d'un siècle et demi, s'en est dégagée la doctrine héliocentrique. Les excroissances fantastiques du système de Philolaos en sont tombées morceau par morceau, à commencer par l'Antiterre. Cette fiction a reçu le coup de mort de l'élargissement de l'horizon géographique. Lorsque, pour le plus tard au IVe siècle, on obtint des renseignements plus exacts sur le grand voyage d'exploration du Carthaginois Hannon, et que l'on apprit qu'il avait dépassé les colonnes d'Héraklès (Gibraltar) et franchi la limite occidentale de la terre, jusque là considérée comme infranchissable (08) ; lorsque, peu après, la configuration de l'Asie orientale prit des contours plus précis, grâce à l'expédition d'Alexandre en Inde, le sol commença à vaciller, sur lequel s'était élevé l'échafaudage des hypothèses pythagoriciennes. On était pour ainsi dire monté sur la plate-forme de laquelle on aurait dû voir la prétendue Antiterre. Et comme on ne la voyait pas plus que le feu central, forcé lui aussi dans sa dernière retraite, cette partie de la cosmographie pythagoricienne s'écroula. Et ce ne fut pas tout. Avec le centre fictif du mouvement circulaire supposé de la terre, celui-ci fut également abandonné ; et à la place de ce que nous avons appelé l'équivalent de la théorie de la rotation, celle-ci fit son apparition. Ekphantos, l'un des plus jeunes Pythagoriciens, a enseigné le mouvement de la terre autour de son axe. Cette première étape sur le chemin de la théorie héliocentrique fut bientôt suivie d'une seconde. Le remarquable accroissement de clarté qu'éprouvent parfois les planètes avait d'abord été observé sur Mercure et Vénus. On ne pouvait manquer d'expliquer le phénomène par sa vraie cause, c'est-à-dire par une plus grande proximité de ces astres de notre terre. Et par là éclatait l'impossibilité de leur faire parcourir des cercles concentriques autour de celle-ci. Et comme précisément ces deux plus proches voisins du soleil trahissaient très manifestement leur dépendance de ce luminaire par une révolution qui s'accomplit dans le cours d'une année solaire, ce furent parmi toutes les planètes les premières dont on mit le mouvement en relation avec celui du soleil. Cette découverte capitale fut due à un homme qui, dans un corps informe, cachait un esprit supérieur, à un véritable génie, Héraclide. d'Hérakleia, sur la Mer Noire (09). Disciple de Platon et d'Aristote, il avait aussi suivi avec ardeur les leçons des derniers Pythagoriciens, et il était également versé dans tous les domaines de la science et de la littérature. Mais on ne devait pas s'en tenir là. Mars présentant également aux observateurs, malgré l'imperfection des moyens d'étude dont on disposait alors, des différences sensibles d'éclat lumineux, un lier était noué entre les deux planètes extérieures. On s'approchait du point de vue soutenu dans les temps modernes par Tycho-Brahé, qui consiste à faire tourner toutes les planètes excepté la terre autour du soleil, mais à faire tourner celui-ci autour de nous avec tout son cortège planétaire. Enfin le dernier pas, le pas décisif, fut fait par le Copernic de l'antiquité, Aristarque de Samos (280 av. J.-C.) et, avant lui, quoique d'une manière moins certaine, par celui que nous avons nommé plus haut. Cet événement scientifique fut préparé par les travaux d'Eudoxos, qui amenèrent à croire que le soleil est incomparablement plus grand que la terre. Aristarque calculait qu'il était sept fois plus grand. Si imparfaite que fût cette évaluation, si loin qu'elle restât de la réalité, elle suffisait pourtant pour montrer combien il était absurde de faire tourner en guise de satellite cette puissante sphère de feu autour du petit astre que nous habitons. La terre était dépouillée de la souveraineté qu'elle avait reconquise de-puis peu ; la théorie géocentrique était remplacée par la théorie héliocentrique ; le but était atteint, auquel Pythagore et ses disciples avaient frayé la voie et tendu eux-mêmes... Mais il allait être bientôt après abandonné, et faire place, pour une longue suite de siècles, aux antiques illusions protégées par le sentiment religieux.
Mais revenons de cette anticipation sur les faits historiques à notre point de départ, aux anciennes doctrines pythagoriciennes. Rien ne nous empêche plus de reprendre le fil que nous avons été obligés d'abandonner à la fin de l'avant-dernier chapitre.

(01)    Voltaire, Oeuvres complètes, éd. Baudoin, LVIII p. 249. Sir George Cornewall Lewis, An historical survey of the astronomy of the ancients, p. 189. Les indications de fait sur lesquelles se fonde notre exposé se trouvent réunies pour l'a plus grande part dans la magistrale dissertation citée plus haut de Schiaparelli. Nous avons beaucoup profité aussi de l'interprétation qu'il en donne dans ce travail et dans un second non moins remarquable : Le Sfere omocentriche, etc., Milan 1876. Le premier qui ait jeté quelque lumière dans cette confusion est Böckh dans son livre : Philolaos des Pythagoreers Lehren. Nous aurons à nous occuper ailleurs de la personnalité de ce Pythagoricien et des autres doctrines qu'on peut lui attribuer avec une assez grande certitude.
(02)   Cf. Geminus, chez Simplicius, Phys. 292, 26-7 Diels.
(03)    C'est à tort, selon nous, que Schiaparelli nie le mouvement du ciel des étoiles fixes dans le système de Philolaos, I precursori, etc., p. 7 du tirage à part. Dans ce cas, nous devrions attribuer à nos autorités, notamment à Aristote, qui parle de dix corps célestes en mouvement (Métaph., I 5), une erreur à peine compréhensible. Il est d'ailleurs contraire au sens si fortement marqué des Pythagoriciens pour la symétrie de supposer qu'ils aient attribué le repos au seul ciel des étoiles fixes. Sans doute, ils ne pouvaient plus croire au mouvement diurne de ce ciel, qu'ils avaient justement remplacé par la rotation de la terre. « Quelle alternative reste-t-il donc, se demande Bückh, op. cit., 118, que d'identifier le mouvement du ciel des étoiles fixes avec la précession des équinoxes ? » Plus tard, Bückh a renoncé à cette opinion (Manetho und die Hundsternperiode, p. 54), mais il y est finalement revenu, quoique d'une manière hésitante (Das kosmische System des Platon, p. 95). Sur ce point, nous nous rangeons absolument à son avis, en raison surtout de la considération suivante. La précession des équinoxes est un phénomène dont la connaissance, comme le remarque justement Martin (Études sur le Timée de Platon , II 98), n'exige que des observations longues et assidues, mais sans aucune théorie mathématique quelconque. Il est à peine croyable en soi qu'un changement dans la position des astres, qui, dans le cours d'une année seulement, s'élève à plus de 50 sec., ait pu rester longtemps inaperçu. Mais cela devient tout à fait incroyable quand on considère le fait sur lequel un spécialiste, le Dr Robert Fröbe, de l'observatoire de Vienne, a attiré mon attention. Les indications fournies par Philolaos et d'autres anciens Pythagoriciens sur la vitesse angulaire des mouvements planétaires sont approximativement exactes. Elles n'ont pu l'être que grâce à des observations prolongées et répétées, puisqu'on ne possédait aucun autre moyen d'éliminer les erreurs les plus grossières - alors inévitables - d'observation. Nous ne pouvons pas taire toutefois que Martin, dans l'article Astronomie du Dictionnaire des Antiquités, I 493 b- 494 a, est revenu comme Böckh de sa première opinion, et dénie la connaissance de la précession des équinoxes aux prédécesseurs d'Hipparque.
(04)  Cf. Stobée, Ecl., I 22 (1 196 Wachsm.) = Aëtius dans les Doxogr. Gr 336-7. On a conjecturé, d'après les meilleures raisons, que le flambeau porté par la mère de la fiancée dans la cérémonie du mariage était allumé « au foyer familial ». (Cf. Hermann-Blümner, Griech. Privataltertümer, p. 275, note 1 : « De là
Žf' ¥stÛaw gein gunaÝka, Jambl. Vit. Pythagor., c. 18 § 84. ») Il semble impossible de ne pas admettre que le nouveau foyer était allumé avec ce même flambeau, surtout si l'on songe à l'usage tout à fait analogue lors de la fondation de colonies.) Au sujet de cette dernière cérémonie, cf. Hérodote, I 146 ; le Scholiaste à Aristide, III p. 48, 8, Dindorf; l'Etym. Magn., p. 694, 28, Gaisford.
(05)     Charles-Ernest von Baer, dans ses Reden... ung kleinere Aufsätze, Petersbourg 1864, 1 p. 264. Sur l'harmonie des sphères, cf. Th. Reinach, La musique des sphères dans la Revue des études grecques, XIII 432 sq.; sur la raison pour laquelle on ne l'entend pas, cf. surtout Aristote, de Caelo, I: 9.
(06)   Aristote, Métaph. I 5.
(07)   En elles-mêmes, sans doute, les éclipses de soleil sont plus fréquentes. Ainsi, dans l'espace de temps envisagé par Oppolzer dans son Canon der Finsternisse, on compte 8000 éclipses de soleil contre 5200 de lune. Mais, sur n'importe quel point particulier de la terre, on observe un nombre sensiblement plus considérable des secondes que des premières.
(08)   Sur le Périple d'Hannon, et sur l'importance de ce voyage de découvertes pour la transformation de la doctrine du feu central, cf. Schiaparelli, I precursori, etc., p. 25, et H. Berger, Wissenschaftliche Erdkunde, II 387.
(09)    Sur Héraclide, cf. surtout Diog. Laërce, V ch. 6. Nous faisons d'Héraclide, dans notre texte, un précurseur immédiat d'Aristarque. Pour cela, nous nous fondons sur l'indication de Geminus (Simplic. Phys., 292, 20 sq. D) qui n'est pas exempte de difficultés. Après les plus mûres réflexions, je ne crois pas pouvoir admettre l'explication que donne Diels de ce passage dans sa dissertation Ueber das physik. System des Straton (Berliner Sitzungs-Berichte, 1893, p. 18, note 1). Il faut ou bien corriger ce passage comme le proposait Bergk (Fünf Abhandl. zur Gesch. d. griech. Philos. und Astron., p. 149) ou d'une manière analogue, ou bien considérer les mots
„HrakleÛd®w õ Pontikñw comme l'adjonction d'un lecteur - bien informé, du reste. Les preuves des progrès de l'astronomie que nous décrivons dans le texte, de même que leur explication, sont données par Schiaparelli, op. cit. La théorie d'Aristarque a été mentionnée par Copernic dans un passage supprimé plus tard par lui : « Credibile est hisce similibusque causis Philolaum mobilitatem terrae sensisse, quod etiam nonnulli Aristarchum Samium ferunt in eadem fuisse sententia, etc. » (De revolut. caelest., éd. Thorun. 1873, p. 34, note.) Les questions traitées ici ont été dès lors discutées à plusieurs reprises : par Hultsch dans le Jahrb. f. Philolog., 1896 (Ueber das astronomische System des Herakleides); par Schiaparelli, Origine del sistema planetario presso i Greci, Milan, dans les Rapp. de l'Institut Lombard 1898; par Tannery dans la Revue des Études grecques, XII 305 : Sur Héraclide du Pont. La conjecture de ce dernier, adoptée par H. Staigmüller (Archiv, XV 144) à savoir qu'Ekphantos on encore Hiketas n'étaient pas des personnages réels, mais de simples interlocuteurs dans un dialogue d'Héraclide, me paraît peu fondée ; des spécialistes compétents la mettent également en doute.