Gomperz,
Theodor (1832-1912)
Les penseurs de la Grèce : histoire de la philosophie
antique
trad. de Aug.
Reymond,... ; et précédée d'une préf. de M. A. Croiset,...
Griechische Denker : eine Geschichte der antiken Philosophie
2e éd. rev. et corr.
Paris : F. Alcan ; Lausanne : Payot, 1908-1910
LIVRE DEUXIÈME
De la métaphysique à la science positive.
Une déduction métaphysique est ou bien une déduction fausse ou une vérité d'expérience déguisée.
H. von HELMHOLTZ
(Das Denken in der Medicin, Vorträgeund Reden II 189).
LIVRE I chapitre V - LIVRE II chapitre II
CHAPITRE PREMIER (01)
Xénophane (02).
N. B. En numérisant le second livre de la République de Platon, j'ai trouvé dans les notes de bas de page des extraits de Xénophane. Je les ai ajoutés ici. (Philippe Remacle)
« kayaÛrontai
d' llvw aámati miainñmenoi oåon eà tiw phlòn ¤mbŒw plhrÒ ŽponÛzoito
maÛnesyai d' n dokoÛh eà tiw aétòn ŽnyrÅpvn ¤pifr‹saito
oìtv poi¡onta kaÜ toÝw Žg‹lmasi d¢ tout¡oisin eëxontai
õkoÝon eà tiw dñmoisi lesxhneæoito oë ti gignÅskvn yeoçw oéd'
´rvaw oátin¡w eÞsi. » «Ils cherchent à se purifier en se souillant de sang, comme quelqu'un qui, ayant marché dans la boue, se nettoierait avec de la boue ; or, l'homme qui agirait ainsi passerait pour dément. Et ils adressent des prières à ces statues (des dieux) comme quelqu'un qui converserait avec des maisons, ne connaissant pas la nature des dieux ni des héros. » « Žll'
eÞ xeÝraw ¦xon bñew < áppoi t'> ±¢ l¡ontew µ gr‹cai
xeÛressi kaÜ ¦rga teleÝn ‘per ndrew áppoi m¡n y' áppoisi
bñew d¡ te bousÜn õmoÛaw kaÜ <ke> yeÇn Þd¡aw ¦grafon
kaÜ sÅmat' ¡poÛoun toiaèy' oåñn per kaétoÜ d¡maw eäxon
<§kastoi>.
» « p‹nta yeoÝs' Žn¡yhkan †Omhrñw y' „HsÛodñw te, ÷ssa par' ŽnyrÅpoisin ôneÛdea kaÜ cñgow ¤stÛn, kl¡ptein moixeæein te kaÜ Žll®louw Žpateæein. »Homère et Hésiode ont attribué aux dieux tout ce qui est, parmi les hommes, sujet de honte et de blâme : le vol, l'adultère, et l'art de se tromper les uns les autres.» « tÛw gŒr aétÇn
nñow ¶ fr®n ; d®mvn ŽoidoÝsi peÛyontai kaÜ didask‹lÄ
xreÛvntai õmÛlÄ oék eÞdñtew ÷ti oß polloÜ kakoÛ, ôlÛgoi d'
ŽgayoÛ. » « did‹skalow d¢
pleÛstvn „HsÛodow: toèton ¤pÛstantai pleÝsta eÞd¡nai, ÷stiw
²m¡rhn kaÜ eéfrñnhn oék ¤gÛgnvsken: ¦sti gŒr §n. » « eåw yeòw, ¦n te yeoÝsi kaÜ ŽnyrÅpoisi m¡gistow oëte d¡maw ynhtoÝsi õmoÛiow oëte nñhma. »« II y a un Dieu, le plus grand parmi les dieux et les hommes, qui, ni par la forme ni par la pensée ne ressemble aux mortels.» « oïlow õraÝ, oïlow d¢ noeÝn oïlow d¡ t' Žkoæei. »« Il est tout yeux, tout esprit, tout oreilles. » « aÞeÜ d' ¤n taètÄ mÛmnei kinoæmenow oéd¡n oéd¢ met¡rxesyaÛ min ¤pritr¡pei llote llú. »« Il reste toujours à la même place et ne se meut pas; il ne lui appartient point d'aller tantôt d'un côté et tantôt de l'autre. « tÒ m¢n yeÒ kalŒ p‹nta kaÜ Žgay‹ kaÜ dÛkaia ... »« A Dieu appartient toute beauté, toute bonté et toute justice... » |
1. Vie de Xénophane. Attaques contre l'anthropomorphisme. Rupture avec la tradition nationale. - II. La divinité suprême de Xénophane. Son rapport avec les dieux particuliers. - III. Xénophane comme géologue. Le développement de Xénophane.
I
Les voyageurs
qui, vers l'an 500, parcouraient les provinces de la Grèce, rencontraient
parfois un vieux ménestrel qui marchait d'un pas alerte, suivi d'un esclave qui
lui portait sa guitare et son modeste bagage. Aux marchés, sur les places
publiques, des foules serrées l'entouraient. Aux badauds, il offrait des
marchandises variées : histoires héroïques ou de fondations de villes, les
unes de sa composition, les autres de facture étrangère ; mais pour les
clients attitrés, il tirait des compartiments secrets de sa mémoire des
pièces choisies dont il savait habilement insinuer le captieux contenu dans les
esprits récalcitrants. Ce pauvre rhapsode (03),
qui, dans un bon morceau, voyait la meilleure récompense que puisse espérer un
artiste, était le novateur le plus hardi et le plus influent de son époque. Le
métier qu'il pratiquait lui procurait une bien maigre pitance, mais il le
mettait à l'abri des dangers qui menaçaient son activité de missionnaire
religieux et philosophique. Au moment où nous le rencontrons nous-mêmes, sa
figure est entourée de mèches blanches. Dans sa verte jeunesse, il a combattu
l'ennemi national ; mais quand la victoire s'est déclarée pour les drapeaux du
conquérant, quand l'Ionie est devenue province perse (545), jeune homme de
vingt-cinq ans, il s'est joint aux plus valeureux de ses concitoyens, les
Phocéens, et il a trouvé dans le lointain Occident, dans l'italique Élée,
une nouvelle patrie. Sur l'emplacement de cette ville ne s'élève plus
aujourd'hui qu'une tour solitaire, au bord d'une baie qui s'enfonce
profondément dans les terres et à l'issue d'une large vallée partagée en
trois vallons par deux chaînes de collines ; à l'horizon scintille la neige
des montagnes calabraises. C'est là que Xénophane, âgé de plus de
quatre-vingt-douze ans, a fermé ses yeux fatigués, après avoir suscité des
philosophes qui firent de lui le chef d'une école influente (04).
Elles sont perdues les épopées, de plusieurs milliers de vers, dans lesquelles
il chantait la fondation de sa ville natale, Colophon, la « riche en résine
», et la colonisation d'Élée, la ville qu'il devait illustrer. Mais de son
profond poème didactique, de ses élégies charmantes, assaisonnées d'un
esprit aussi fin qu'enjoué, il nous est parvenu plusieurs fragments précieux,
qu'on ne peut lire sans se sentir pénétré de sympathie et de respect pour ce
penseur intrépide et droit. Sans doute, il accable de ses sarcasmes bien des
choses chères au cœur de son peuple. Et avant tout les dieux qui apparaissent
dans l'épopée ; en les montrant sous ce jour, nous dit-il, Homère et Hésiode
ont enseigné aux hommes le vol, l'adultère et la tromperie. La conception
anthropomorphique de la divinité en général le choque au plus haut point. «
Si les bœufs, les chevaux et les lions avaient des mains et pouvaient peindre
des tableaux ou sculpter des statues, ils représenteraient les dieux sous forme
de bœufs, de chevaux et de lions, semblablement aux hommes, qui les
représentent sur leur propre modèle. » Il n'est pas moins étranger, et
hostile à d'autres côtés de la vie nationale. C'est pour lui le comble de
l'absurde de voir le vainqueur au pugilat, ou à la palestre, à la course
pédestre, à celle des chars, participer aux plus grands honneurs. L'humilité
de sa propre condition lui parait un scandale quand il la compare à l'auréole
dont l'opinion populaire entoure la tête des plus grossiers athlètes. Car «
il est injuste de préférer la force du corps à la bienfaisante sagesse », et
« notre sagesse vaut mieux que la vigueur des hommes et des chevaux ». C'est
ainsi qu'il attaquait les unes après les autres les idoles chères au génie
hellénique, aussi bien l'adoration des célestes et radieux modèles des hommes
que le culte de la force et de la beauté. D'où vient - nous demanderons-nous
avant d'aller plus loin - d'où vient cette rupture soudaine avec les traditions
de son peuple ? D'où vient cet éloignement des normes nationales de la pensée
et de la sensibilité qui devait ouvrir la voie aux plus hardies innovations des
temps postérieurs ?
Le fatal dénouement historique dont Xénophane a été le témoin aux jours
impressionnables de sa jeunesse nous fournit la réponse à cette question.
L'Ionie soumise au sceptre du grand roi, ses habitants se pliant sans
résistance sérieuse au joug étranger ; les citoyens de deux villes seulement
- Phocée et Téos - préférant la liberté dans l'exil à la servitude sur le
sol natal : de telles impressions ne devaient-elles pas influencer les
conceptions qu'allait se faire la génération grandissante de la vie et du
monde ? La ruine de la patrie, la perte de l'indépendance nationale font
toujours naître dans les grands esprits la conscience de leurs faiblesses et de
leurs vices, et leur font éprouver un besoin de rénovation. De même qu'en
Allemagne, après les triomphes de Napoléon, après Iéna et Auerstädt, le
rationalisme et les tendances cosmopolites ont fait place au sentiment national
et au romantisme historique, une transformation non moins profonde s'est
accomplie après les victoires que Cyrus avait remportées sur les Grecs de
l'Asie Mineure. Il ne suffisait pas de rejeter sur la frivolité et sur la
mollesse orientales la responsabilité de cette écrasante défaite. Sans doute,
le Colophonien ne manque pas d'accuser ses « mille » concitoyens,
représentants des classes supérieures, qui, les premiers, ont appris des
Lydiens un faste inutile, et ont traversé l'agora revêtus de pourpre et
inondés de parfums. Mais sa pénétrante intelligence ne pouvait en rester là.
Il soumit à une enquête minutieuse les règles de conduite et l'idéal du
peuple, ses inspirateurs et ses maîtres. Quoi d'étonnant qu'un esprit robuste,
un caractère énergique comme le sien crût découvrir dans la religion
dégradée et dans la poésie épique - trop connue de lui - qui en était
l'expression, la cause première du mal, et qu'il se séparât, bien que d'un cœur
saignant, des traditions de sa nation ? Ainsi, notre sage ne tourne pas
seulement le dos à sa patrie déshonorée, mais à l'idéal qu'elle chérissait
(05). L'extraordinaire durée de son vagabondage,
qu'il évalue lui-même à soixante-sept ans, l'extraordinaire étendue, dans le
temps et dans l'espace, de son horizon historique étaient aussi
exceptionnellement favorables à la critique dissolvante qu'il pratiquait. Non
seulement les contradictions, les absurdités et les détails révoltants des
nombreuses légendes divines et héroïques de la Grèce offraient prise à
l'acuité de ses jugements, mais il a aussi jeté des regards profonds dans
l'officine des créations religieuses anthropomorphiques ; il les a vues aussi
contradictoires que variées, et se détruisant les unes les autres. Il sait que
les Nègres peignent leurs dieux noirs avec des nez retroussés, tandis que les
Thraces donnent aux leurs des yeux bleus et des cheveux rouges. Et pourquoi les
Grecs seuls auraient-ils raison, les Thraces et les Nègres tort ? Il connaît
les lamentations des Égyptiens sur Osiris aussi bien que celles des Phéniciens
sur Adonis. Il les condamne, les unes et les autres, et, avec elles, les cultes
parents de la Grèce. Faites votre choix, crie-t-il à ceux qui gémissent sur
les dieux défunts ; pleurez-les comme hommes et mortels ou adorez-les comme
dieux immortels. Ainsi, le premier, il a manié les méthodes de l'attaque
indirecte et de la réfutation réciproque, fondées sur la comparaison et le
parallélisme, méthodes qui, aux mains d'un Voltaire et d'un Montesquieu, se
sont montrées si efficaces dans le combat contre les croyances et les principes
positifs.
A vrai dire, le
sage de Colophon était aussi peu que le sage de Ferney un simple contempteur de
la religion. Lui aussi adore un « être suprême ». Car « il y a un dieu
souverain parmi les dieux comme parmi les hommes, mais il n'est pas semblable
aux mortels en forme, pas semblable en pensées ». Ce dieu n'est pas le
créateur de l'Univers ; il n'est ni en dehors ni au dessus du inonde, mais,
sans être expressément nommé ainsi, du moins, en fait, il est l'âme du
monde, l'esprit universel. « Les yeux fixés sur l'édifice entier du ciel,
nous dit Aristote qui, dans ce passage, ne tire évidemment pas une inférence,
mais rapporte une opinion, Xénophane a déclaré cette Unité divinité (06)
». D'autre part, Timon de Phlionte (né vers l'an 300) auteur d'un poème
satirique dans lequel il ridiculise les doctrines des philosophes, le fait
parler ainsi : « Où que je laisse errer mes pensées, tout se résout pour moi
en une Unité ». Lorsque le penseur lui-même dit de son dieu suprême qu'il «
domine tout de la force de son esprit », il a l'air de tendre à une conception
dualiste du monde. Mais, en même temps, nous trouvons chez lui des
déclarations qui s'accordent mal avec cette interprétation. « Tout entier, il
voit ; tout entier, il entend, et tout entier il pense », voilà une phrase qui
refuse au dieu suprême la possession des organes humains des sens et de la
pensée ; mais ce dieu n'est pas encore, pour cela, considéré comme en dehors
de l'espace. En effet, plus loin Xénophane nous dit de lui : « Éternellement,
il reste sans remuer, à la même place ; tout mouvement lui est étranger ; »
et ces termes le caractérisent précisément comme étendu, comme Univers,
pouvons-nous ajouter, puisque l'Univers, en tant que Tout, reste immobile et
immuable, bien qu'il n'en soit pas de même des parties dont il se compose. Mais
nous ne pouvons réprimer un sourire quand nous voyons l'ardent adversaire de
l'anthropomorphisme en proie parfois lui-même à des accès du mal qu'il
combat. Ne justifie-t-il pas le repos immuable de la divinité suprême par
cette considération qu'il ne lui convient pas de se mouvoir de côté et
d'autre ? N'est-ce pas dire, en d'autres termes, que l'être suprême ne doit
pas ressembler à un domestique que sa besogne appelle en cent endroits, et qui
y vaque essoufflé et haletant, mais à un roi qui trône dans une majestueuse
tranquillité ?
On peut encore, et par une autre voie, déterminer d'une manière certaine cette
conception d'une divinité oscillant entre l'esprit et la matière. Le théisme
dualiste est aussi étranger aux prédécesseurs de Xénophane qu'à ses
contemporains et à ses successeurs. L'essence primordiale, à la fois
matérielle et divine, d'Anaximandre, le feu intelligent d'Héraclite ne doivent
nous paraître ni plus ni moins surprenants que le dieu-nature de notre
philosophe. Et, dans le système de ses disciples, il n'y a pas la plus petite
place ni pour un créateur du monde, ni pour un artisan poursuivant un but,
encore moins pour un père céleste manifestant sa bienveillance par des
interventions spéciales ou pour un juge distribuant la récompense et la
punition. Or à qui serait-il jamais venu à l'esprit de tenir les
métaphysiciens d'Élée pour des disciples de Xénophane s'ils l'avaient
contredit - lui, bien plus théologien que métaphysicien - relativement à sa
théorie fondamentale de Dieu ? De plus, son panthéisme est moins une violente
nouveauté qu'un développement de la religion populaire, développement causé
par l'intelligence croissante de l'unité des phénomènes de la nature et par
les progrès de la conscience morale. La religion populaire avait toujours
été, essentiellement et dans son principe, une adoration de la nature, et par
conséquent nous ferions peut-être mieux de parler de réaction que de
développement. Dans le cas qui nous occupe, le réformateur est en même temps,
et non dans une faible mesure, un restaurateur. Sous les murs du temple qu'il a
détruit, il rencontre un sanctuaire plus ancien. En abattant la couche
religieuse la plus récente, la couche anthropomorphique, qui est propre à la
Grèce, et qui a trouvé son expression dans les poèmes d'Homère et
d'Hésiode, il a mis au jour la couche primitive, commune à toute la race
aryenne, celle de la religion de la nature, qui s'est conservée presque intacte
chez les Hindous, et surtout chez les Perses.
De ce point de vue, nous avons à examiner la question très controversée de
savoir si Xénophane a reconnu des dieux particuliers à côté de son Être
universel (07). Les sources littéraires, dont le
témoignage est maintenant reconnu sans valeur, l'ont nié. Des déclarations du
penseur lui-même, déclarations au-dessus de tout doute, tranchent la question
dans le sens affirmatif. Nous nous en référons surtout à l'explication qu'il
donne des rapports entre les dieux subordonnés et le dieu suprême, et dont
l'authenticité nous est attestée par une imitation d'Euripide. Ces rapports ne
doivent pas ressembler à ceux qui unis-sent le despote à ses sujets. A la
domination arbitraire, Xénophane oppose la domination basée sur les lois, et
dans cette phrase nous avons de plus le droit de voir la proclamation plus ou
moins claire d'un ordre souverain et régulier. Et nous n'avons pas l'ombre d'un
motif pour nous refuser à cette interprétation. Le sage de Colophon n'a
assurément pas adressé ses prières aux enfants de Latone ni élevé ses mains
devant Héra aux bras blancs. Car si « les mortels se figurent que les dieux
sont créés et possèdent une sensibilité, une voix et une forme semblable à
la leur, » ils sont dans une illusion profonde, et cette illusion, Xénophane
croit devoir la combattre de la manière la plus énergique. Mais vouloir priver
la nature elle-même d'une âme en la privant de dieux, cela est aussi éloigné
de sa pensée que de celle de ses prédécesseurs et contemporains les Orphiques
; eux aussi, ils ont insisté avec force sur l'unité du gouvernement de
l'Univers, mais sans nier, pour cela, la multiplicité des êtres divins.
Héraclite a pareillement toléré des dieux individuels et subordonnés à
côté de son feu primitif en pensant ; Platon et Aristote eux-mêmes n'ont pas
sacrifié les dieux sidéraux à leur divinité suprême ; le monothéisme pur,
absolu, est toujours apparu aux esprits helléniques comme une impiété. Ne
serait-ce donc pas le plus grand des miracles si, animé d'un profond sentiment
religieux, mais du sentiment religieux des Hellènes, Xénophane avait fait
exception à une époque si reculée ? Ainsi nous avons beaucoup de raisons de
croire et pas un seul motif de douter qu'il ait payé un tribut d'adoration aux
grandes puissances de la nature. Le chef de l'école éléate n'a donc pas été
le premier monothéiste, mais il a annoncé un panthéisme conforme aux idées
de ses compatriotes sur la nature et imprégné des éléments de civilisation
de son époque.
Mais nous n'avons
pas encore épuisé la signification de ce puissant esprit. Ce poète, ce
penseur était aussi un savant hors ligne, et en cette qualité, il reçoit de
son jeune contemporain Héraclite un blâme où nous voyons un éloge. Et cela
n'a rien qui puisse nous surprendre. Car il est presque certain que ce fut sa
soif de savoir qui lui fit prendre le bâton de pèlerin et « lui fit promener
d'un lieu à l'autre dans le pays grec » pendant des décades et sans aucun
repos son « esprit pensant ». Dans ses pérégrinations, il a plutôt
recherché qu'évité les extrémités de l'immense ligne de côtes colonisée
par les Grecs. Car c'est précisément dans ces avant-postes de la culture
hellénique, dans l'égyptienne Naukratis ou dans la scythique Olbia, qu'un
héraut de la poésie nationale devait être bien accueilli ; de même
qu'aujourd'hui c'est à Saint-Louis ou à New-York que l'on fait fête à un
conférencier français ou allemand. Ainsi, à une époque où l'information
personnelle jouait un rôle beaucoup plus important que le savoir livresque,
toutes les occasions possibles s'offraient à lui d'emmagasiner des
connaissances dont il ne manquait pas de tirer profit. Parmi les sciences
spéciales, ce fut surtout à la géologie qu'il s'appliqua, et elle compte en
lui un de ses plus anciens adeptes. Autant que nous pouvons le savoir, il fut le
premier qui, de la découverte de restes d'animaux et de végétaux fossiles,
tira des conclusions justes et étendues. Dans les couches tertiaires récentes
des célèbres carrières de Syracuse, il trouva des empreintes de poissons et -
probablement - de varechs ; dans le terrain tertiaire plus ancien de Malte, des
coquilles marines de toutes sortes (08). De là, il
déduisit que la surface terrestre avait, dans des périodes antérieures, subi
des transformations ; - anticatastrophiste, si nous pouvons l'appeler d'un mot
emprunté à sir Charles Lyell - il ne voyait pas dans ces changements le
résultat de crises momentanées violentes, mais d'une série de faits sans
importance apparente et qui, en s'accumulant, avaient produit peu à peu les
effets les plus grandioses. Il supposait une alternance lente et périodique de
la terre ferme et de la mer ; cette opinion rappelle la théorie du cycle, que
nous avons déjà rencontrée chez son prétendu maître Anaximandre, et il y
joignait une théorie analogue relativement au développement naturel et graduel
de la civilisation humaine :
Les Dieux n'ont pas tout montré aux Mortels dès le début,
Mais en cherchant, ceux-ci trouvent eux-mêmes petit à petit le meilleur.
Ici, il est impossible de méconnaître l'expression d'une pensée
rigoureusement scientifique, qui nous permet d'ajouter à l'image du Colophonien
un trait nouveau et non des moins significatifs.
Jetons encore une fois les yeux sur les étapes successives de cet homme
extraordinaire. Les expériences douloureuses de sa jeunesse ont éveillé en
lui de bonne heure des doutes sur la valeur des traditions populaires, des
traditions religieuses surtout, et sur la possibilité de s'y tenir. Une vaste
enquête, prolongée pendant près de soixante-dix années de voyages, sur les
croyances, les mœurs et les usages des divers peuples a accusé et fortifié
ces doutes, et a fourni à Xénophane les armes les plus efficaces pour en
prouver la légitimité. La voie étant ainsi devenue libre, le réformateur
religieux s'y engage en se laissant guider par son propre idéal moral, par des
tendances que l'on pourrait qualifier d'héritées ou d'ataviques, et par les
résultats de la culture scientifique de son temps. Son caractère, auquel
répugne toute violence grossière, mais où se révèlent le sentiment de
l'humanité et l'amour de la justice, le porte à supprimer tous les éléments
de la religion populaire qui contredisent ses hautes aspirations ; l'adoration
de la nature, que les Grecs suçaient pour ainsi dire avec le lait maternel, et
qui, dans une personnalité aussi bien douée que la sienne aux points de vue
poétique et religieux, devait trouver sa plus complète expression, s'allie à
la conception de l'ordre régulier de l'Univers qu'il partage avec ses
contemporains les plus éminents, et le conduit à la représentation qu'il se
fait de la divinité suprême : pour lui, c'est une énergie primordiale unique,
qui pénètre le Tout, qui règne en lui comme l'âme dans le corps, qui le meut
et l'anime, qui lui est indissolublement liée, qui se confond avec lui. Mais,
à tous ces facteurs s'en ajoute encore un autre : le sens profond qui le
poussait vers la vérité, et qu'avait mûri et fortifié la critique des
créations mythiques. Ce sens lui fait condamner la théologie traditionnelle
non seulement à cause de son insuffisance morale, mais encore en raison de son
peu de fondement scientifique. Les doctrines courantes, se dit-il évidemment,
ne nous affirment pas seulement sur les plus hauts sujets ce que nous ne devons
pas, mais encore ce que nous ne pouvons pas croire. S'il est choqué de la
frivolité, il l'est encore davantage de l'arbitraire de leur contenu. Les
créations moralement innocentes, mais fantaisistes et contraires à la nature,
comme les Géants, les Titans et les Centaures, il les stigmatise avec une âpre
sévérité comme « inventions des anciens ». D'ailleurs, non seulement il
enseigne autre chose que ses prédécesseurs théologiens, mais il enseigne
moins qu'eux. Il se contente d'indiquer quelques notions fondamentales, sans les
étudier et les développer complètement. C'est de quoi se plaint Aristote : «
Sur rien, dit-il, Xénophane ne s'est expliqué avec une clarté suffisante (09)
». Sa discrétion s'étend encore plus loin. Dans des vers à jamais
mémorables, il a contesté toute certitude dogmatique, par conséquent aussi
celle de ses propres doctrines, et l'on peut dire qu'il a dégagé d'avance sa
responsabilité des excès de dogmatisme de ses élèves. « Personne,
s'écrie-t-il, n'a jamais atteint et n'atteindra jamais une entière certitude
relativement aux dieux et à ce que j'appelle l'universelle Nature. Et si même
un homme réussissait à découvrir la vérité, il ne le saurait pas, car
l'apparence est répandue sur toutes choses ». Nous rencontrerons encore plus
d'une fois cette impérissable maxime. Et d'abord chez un éminent champion des
saines méthodes scientifiques, chez l'auteur de l'écrit sur l'ancienne
Médecine, qui touche de près à l'Hippocrate, si ce n'est Hippocrate lui-même
; quel qu'il soit, cet écrivain s'inspire du mot de Xénophane que nous venons
de citer pour combattre avec énergie l'arbitraire appliqué à l'étude de la
nature. Nous reviendrons plus tard sur ce point ; terminons notre exposé en
faisant observer que Xénophane, comme tous les esprits vraiment grands, réunit
en lui des qualités extraordinaires, en apparence opposées et inconciliables :
un enthousiasme ivre du divin et une conscience parfaitement sobre et claire des
limites de la connaissance humaine. Il est à la fois semeur et moissonneur.
D'une main, il répand dans la forêt de la spéculation grecque une graine
d'où devait sortir un arbre superbe ; de l'autre, il aiguise le tranchant de la
hache destinée à abattre ce tronc puissant, et beaucoup d'autres avec lui (10).
(01) Les
restes des ouvrages des Éléates ont été réunis par Mullach : Aristotelis
de Melisso, Xenophane et Gorgia disputationes cum Eleaticorum philosophorum
fragmentis, etc., Berlin 1845. Ce livre, soi-disant aristotélicien, est
l'oeuvre d'un Péripatéticien postérieur, mal renseigné sur plusieurs points,
fait enfin établi après de longues discussions. Diels, dans la préface à son
édition du livre, en place la composition au Ier siècle après J.-C. La
collection de fragments publiée par Mullach, et dans laquelle Zénon n'est pas
représenté, a été complétée, en ce qui concerne Xénophane, par Ferd.
Dümmler (Rhein. Mus., XLII p. 139 et 140 Kl. Schr., II 482 sq.) et par
N. Bach (Jahrb. f. wiss. Kritik, 1831,I 480). Comp. aussi mes Beiträge
zur Kritik und Erklärung griech. Schriftsteller III (Wiener Sitzungsber.,
1875, p. 576 sq.). Karsten a réuni et expliqué les restes littéraires de
Xénophane, de Parménide et d'Empédocle dans ses Philosophorum graecorum
veterum... operum reliquiae, Amsterdam 1830-38.
(02) Sources principales : Diog.
Laërce, IX ch. 2 ; Aristote, Clément d'Alexandrie, Sextus Empiricus. - Dans la
chronologie de Xénophane, il faut tenir compte en premier lieu des témoignages
qu'il nous fournit lui-même dans ses fragments ; en second lieu, du fait qu'il
mentionne Pythagore, et qu'il est, de son côté, mentionné par Héraclite.
D'après le frg. 24, il quitta sa patrie à l'âge de 25 ans ; il est très
possible que son départ ait été causé par la conquête perse (545 av.
J.-C.); d'autant plus qu'il ressort presque certainement du frg. 17 qu'il n'a en
tout cas pas eu lieu avant cette date. Si cette combinaison est exacte, il
était né en 570, et comme, d'après le frg. 24, il atteignit l'âge d'au moins
92 ans et, d'après Censorinus, de die natali, 15, 3, l'âge de plus de
100 ans, on peut soutenir le bien fondé de l'indication de l'historien Timée
(dans Clément d'Alexandrie, Stromates, I 353, Pott.), d'après laquelle
Xénophane aurait vécu à l'époque de Hiéron Ier (478-467).
(03) Sa pauvreté nous est
attestée par l'anecdote qu'on lit dans le Gnomolog. Paris., éd. Sternbach,
Cracovie 1895, n° 160. Hiéron demande à Xénophane combien d'esclaves il
possède. Deux seulement, répond Xénophane, et encore puis-je à peine les
entretenir. Une anecdote de ce genre n'aurait pas pris naissance s'il avait
été un des membres richement rétribués de la corporation des rhapsodes. Cf.
aussi frg. 22.
(04) L'auteur a vu personnellement les
lieux qu'il décrit. La tour qui s'élève solitaire s'appelle Torre di Velia et
ne remonte pas à l'antiquité.
(05) L'auteur doit les idées exprimées
ici à une conversation avec Hermann Usener, lors du congrès de philologie de
Vienne, mai 1893.
(06) Aristote, Métaph., 1 5; et
Timon (Wachsmuth, Corpusc. poes. ludib., p. 156).
(07) Xénophane a passé
autrefois pour le plus ancien des monothéistes grecs. Contre cette manière de
voir, Freudenthal a émis des arguments décisifs dans sa dissertation Ueber
die Theologie des Xenophanes, Breslau 1886, à laquelle nous devons
beaucoup. Toutefois Zeller a le mérite d'avoir éliminé quelques-unes des
preuves les plus faibles de Freudenthal (cf. Deutsche Litteraturzeitung
du 13 novembre 1886, et Archiv, II 1 sq.).Le prétendu monothéisme de
Xénophane est déjà réfuté d'une manière absolue par ce vers, frg. 1 : eåw
yeòw ¦n te yeoÝsi kaÜ ŽnyrÅpoisi m¡gistow.
dont on ne pourrait affaiblir le témoignage qu'en l'interprétant d'une
manière contraire au bon sens : « comparé aux hommes réels et aux dieux
imaginaires ». Je ne puis, cette fois, souscrire à l'opinion contraire de v.
Wilamowitz, Euripides Herakles, Ire éd., II 246. Je vois bien plutôt
dans ce vers une allusion à un dieu suprême, qui ne l'emporte guère moins sur
les dieux inférieurs que sur les hommes. Cf. le Rig-Véda, X 121, 8 : « Celui
qui contemplait d'en haut les fleuves des nuées, qui donnent la force et
produisent le feu, Lui qui est seul dieu sur tous les dieux; - quel est le dieu
que nous honorons de sacrifices ? » - L'imitation d'Euripide se trouve dans
Herakles, 1343, comparé avec Pseudo-Plutarque, Stromat., dans Eusèbe, Prép.
evang., I 8, 4.
(08) Outre Syracuse et Malte,
notre source (Hippolyte, I 14) nomme encore Paros. Mais mon collègue, le prof.
Suess, m'a appris, par la lettre dont j'ai parlé p. 60, qu'on n'y trouve pas de
pétrifications. Il me fait remarquer que les empreintes de phoques dont parle
Hippolyte sont une impossibilité paléontologique, ce qui me conduit à
conjecturer qu'au lieu de fvkÇn
il y aurait lieu de lire, par une très légère correction, fukÇn
ou fukÛvn,
fucus. Sur cette conjecture, Suess remarque : « Non pas dans les latomies (de
Syracuse) elles-mêmes, mais à une assez faible distance, et sur beaucoup de
points de la Sicile, on voit dans un schiste marneux grisâtre, alternant avec
la molasse, des empreintes extrêmement nettes et frappantes de fucoïdes, que
le profane lui-même reconnaît pour telles. - Cf. le Pseudo-Plutarque dans
Eusèbe, loc. cit.: tÒ xrñnÄ
kataferom¡nhn sunexÇw kaÜ kat' ôlÛgon t¯n g°n ¤w t¯n y‹lassan xvreÝn
(09) Aristote, Métaph.,
I 5, 986 b 21 : Jenof‹nhw d¢... oéy¢n
diesaf®nisen.
(10) Mentionnons brièvement
ici le surprenant parallélisme que présente le développement de la pensée
grecque avec celui de la pensée hindoue. D'après Oldenberg, Buddha, 2e
éd., 45, « les premières traces de la doctrine de la métempsycose
apparaissent dans les textes védiques peu avant l'apparition de la doctrine de
l'éternelle Unité »; de même, en Grèce, la métempsycose pythagoricienne
précède immédiatement la doctrine de l'Unité universelle de Xénophane.
D'autre part, la doctrine de l'âtman rappelle étonnamment la théorie éléate
de l'Être. Mais cette concordance ne doit pas nous faire perdre de vue des
divergences très importantes. Ce qui, chez les Hindous, est surtout
enthousiasme visionnaire, est surtout chez les Grecs fonde sur la réflexion et
le raisonnement. La différence saute aux yeux quand on se souvient par exemple
des spéculations géologiques de Xénophane ou des essais de Parménide pour
expliquer scientifiquement, dans la seconde partie de son poème didactique, les
phénomènes cosmiques. Dans la spéculation hindoue, la métaphysique est en
relation presque exclusivement avec la religion, tandis que, dans la
spéculation grecque, elle est aussi en rapport étroit avec la science. C'est
pourquoi, bien que les résultats auxquels la pensée arrive de part et d'autre
offrent une frappante analogie, j'étais en droit de supposer, du côté des
penseurs grecs, des motifs d'un ordre essentiellement différent.