Gomperz,
Theodor (1832-1912)
Les penseurs de la Grèce : histoire de la philosophie
antique
trad. de Aug.
Reymond,... ; et précédée d'une préf. de M. A. Croiset,...
Griechische Denker : eine Geschichte der antiken Philosophie
2e éd. rev. et corr.
Paris : F. Alcan ; Lausanne : Payot, 1908-1910
livre III (chapitre VI) - livre III (chapitre VIII)
LIVRE TROISIÈME
CHAPITRE VII
Gorgias de Léontini.
1. Gorgias devant l'assemblée du peuple athénien. Il a été un des fondateurs de la prose artistique grecque. Gorgias et « l'euphuïsme ». Parallèles littéraires à l'époque de la Renaissance. - II. Gorgias comme philosophe-naturaliste et comme moraliste. Les trois thèses de Gorgias. Il n'existe pas d'Être. S'il existait, il ne serait pas connaissable. La connaissance de l'Être n'est en tout cas pas communicable. - III. But de ce chapelet de thèses. Le soi-disant nihilisme de Gorgias. Motif de sa polémique contre les Éléates. - IV. Progrès de la pensée exacte. Les plus anciennes définitions. Gorgias et Socrate. La cosmologie supplantée par l'anthropologie.
I
L'an
427, un beau matin de la fin de l'été, une agitation extraordinaire régnait
sur les terrasses rocheuses par lesquelles s'abaisse, à l'ouest, l'Acropole
d'Athènes, et qui forment le Pnyx. Une députation des villes siciliennes
était arrivée pour demander aide et protection contre Syracuse. Quand les
ambassadeurs eurent exposé leur mission en séance du Conseil des Cinq-Cents,
ils furent conduits par les « prytanes » à l'assemblée du peuple pour
plaider leur cause devant elle. Leur principal orateur était Gorgias, fils de
Charmadas. Il avait été délégué par sa cité, Léontini, alors florissante,
sur l'emplacement de laquelle s'élève aujourd'hui la petite ville du même
nom, près de la voie ferrée qui relie Catane à Syracuse. L'art de
l'éloquence n'était plus absolument étranger aux Athéniens. Un de ses
représentants, le fameux Thrasymachos de Chalcédoine, avait été tourné en
ridicule peu de mois auparavant dans les Fricoteurs d'Aristophane. Mais
ni le rhéteur véhément et hautain, dont Platon, en ce moment encore au
berceau, devait tracer dans sa République une si répugnante image, ni
l'Olympien Périclès, mort depuis deux ans à peine, et dont la parole
naturellement puissante avait fait si grande impression, n'avaient jamais offert
aux oreilles et à l'esprit blasé des Athéniens un régal comparable à celui
qu'offrait l'Ionien de Sicile dont ils entendaient la voix pour la première
fois. Gorgias devait faire à Athènes pour le moins encore un voyage. Il y
remporta d'éclatants triomphes oratoires, ainsi que dans beaucoup d'autres
parties de la Grèce, notamment à Delphes et à Olympie, lorsque les fêtes y
amenaient un grand concours de population. Il a été tenu en haute estime aussi
bien par le peuple que par les princes - au nombre desquels on peut citer Jason
de Phères, en Thessalie, - et il a terminé sa carrière à l'âge de plus de
cent ans, sans avoir rien perdu de sa vigueur intellectuelle. « Déjà le
sommeil commence à me remettre à son frère », dit-il en souriant lorsqu'il
sentit qu'il s'endormait pour la dernière fois. Une statue d'or qu'il avait
lui-même offerte au dieu de Delphes, et une statue que lui avait fait élever
à Olympie son petit neveu Eumolpos (il était resté lui-même célibataire),
« par amour et en reconnaissance de ses leçons » devaient proclamer sa gloire
dans les siècles à venir. « Aucun mortel, dit l'inscription gravée sur le
piédestal récemment découvert de la statue d'Olympie, n'a jamais imaginé un
plus bel art pour préparer les hommes aux oeuvres de la vertu (01)
».Gorgias a été l'un des fondateurs de la prose savante grecque.
Les critiques anciens distinguaient deux principaux genres d'éloquence, et un
troisième, intermédiaire entre les deux autres. Le premier, plein d'éclat et
d'élévation, fleuri et coloré, mais peu mouvementé, tantôt enchaînait
l'âme par l'harmonie caressante de ses périodes, tantôt excitait et
ébranlait les sens par la grandeur et la hardiesse des images ; il a été
employé surtout dans les discours d'apparat. Le second, précis et serré,
sobre et clair, d'un mouvement rapide et parfois impétueux, agissait plus par
les raisonnements que par les images, et plutôt sur la raison que sur
l'imagination; il est devenu le type essentiel du discours judiciaire. C'est
surtout à Protagoras que ce dernier genre doit son développement; le premier
en est surtout redevable à Gorgias. Le sophiste sicilien avait reçu de la
nature un esprit étincelant, une imagination d'une richesse débordante. Nous
avons conservé de lui des phrases éblouissantes, qui nous permettent d'admirer
encore ses dons intellectuels. Ainsi ce mot sur l'illusion de la scène, par
laquelle « le trompé est plus sage que le non-trompé »; ainsi encore le
sarcasme, qu'il adressait à ceux qui négligent la philosophie pour l'étude
des sciences particulières : ils ressemblent, disait-il, à ces prétendants de
Pénélope qui courtisaient ses servantes. Bon nombre de ses comparaisons ont
été blâmées comme ampoulées par les puristes de l'antiquité ; il appelait,
par exemple, à peu près comme devait ,le faire Shakespeare dans Macbeth,
les vautours des « tombeaux vivants », et donnait à Xerxès le titre de «
Zeus des Perses (02) ». Nous nous apercevons de la
différence des temps et des révolutions du goût à la lecture des morceaux un
peu étendus qui nous restent de lui, et où éclate le caractère passablement
artificiel de son style. On en jugera par les quelques lignes suivantes,
extraites du plus long fragment de l'oraison funèbre qu'il prononça en
l'honneur des Athéniens morts à la guerre : « Car qu'est-ce qui était absent
chez ces hommes de ce qui doit être présent chez des hommes? Et qu'est-ce qui
était présent chez eux de ce qui ne doit pas être présent? Puissé-je
seulement dire ce que je veux; et vouloir ce que je dois, sans exciter la
défaveur, divine, sans provoquer la jalousie humaine. Car ceux-ci (les héros
morts) avaient un bien divin, la vertu, un mal humain, la mortalité.
Fréquemment, ils ont préféré à la rigueur du droit la douceur de l'équité
; fréquemment aussi, à la lettre du code l'exactitude de la raison,
considérant que la loi la plus divine et la plus universelle était celle-ci :
faire et dire, taire et supporter ce qui convient quand cela convient ».
Rappelons-nous que, lors des grandes réformes du style, l'artificiel précède
généralement l'artistique. Les défauts que l'on a reprochés si vivement soit
dans l'antiquité, soit dans les temps modernes, à la prose de Gorgias ont des
parallèles d'une exactitude surprenante dans les productions de la Renaissance.
« Prédilection pour un nombre égal de mots dans des phrases antithéthiques
qui se font contrepoids par le nombre des syllabes, mise en relief des mots qui
se correspondent par des allitérations, des assonances ou même par des rimes
proprement dites »; à côté de cela « exagération d'hyperboles et de
métaphores cherchées »... ne dirait-on pas que nous venons de caractériser
le style de notre sophiste? Eh bien! nous avons emprunté cette formule à une
description de l'alto estilo de l'Espagnol Guevara, qui publia en 1529
son Libro aureo de Marco Aurelio, et dont la manière fut introduite en
Angleterre par John Lyly. Celui-ci fit paraître en 1578 son roman Euphues
(03). Or lorsque Shakespeare raille ce que,
d'après ce livre, on a appelé euphuisme, il le fait au moyen de tournures tout
à fait propres à nous donner une idée des excroissances du style de Gorgias.
Pour ne citer qu'une phrase, voici ce que Falstaff dit au prince, dans Henri IV
: « For, Harry, now I do not speak to thee in drink, but in tears, not in
pleasure but in passion, not in words only, but in woes also ». Nous pouvons
bien parler ici d'excroissances. En effet, l'histoire des développements du
style - et non pas seulement dans les arts qui relèvent du langage - comprend
habituellement trois phases : d'abord ceux qui inventent ou réintroduisent de
nouveaux procédés en font un abondant emploi. mais sans tomber dans
l'exagération ; d'ailleurs, la richesse de l'idée compense ce qu'il peut y
avoir d'artificiel dans I'expression ; viennent ensuite les imitateurs, qui en
font un véritable abus ; dans leurs mains maladroites, la manière se
transforme en maniérisme ; enfin les nouveaux procédés sont admis dans le
cercle élargi des moyens d'expression artistique, et ne sont plus, désormais,
employés qu'occasionnellement, avec mesure, et quand le sujet s'y prête. Dans
les temps modernes, les deux premiers stades de ce développement sont
représentés, de l'avis des juges compétents, par Guevara et par Lyly; ils le
sont, dans l'antiquité, par Gorgias et par le ou les auteurs des déclamations
qui lui ont été faussement attribuées (l'Éloge d'Hélène et Palamède)
(04), et en partie aussi par Isocrate. Pourtant
l'euphuisme n'est pas seulement, pour Shakespeare, un objet de raillerie. Un des
éléments dont il se compose, celui par lequel Guevara et Gorgias se touchent
immédiatement, a passé en lui comme en Calderon, et est devenu chair de sa
chair. Nous voulons parler de cet échange de subtils concetti, de cette
richesse débordante, de cette surabondance d'images qui ne servent plus à
préciser ou à animer la pensée, qui ne sont plus créées en vue d'un but,
mais ont en quelque sorte leur but en elles-mêmes. Peut-être peut-on ramener
à deux causes fondamentales les traits caractéristiques de la langue de
Gorgias et de son parallèle de la Renaissance. La première est le besoin, si
naturel au commencement d'une grande époque littéraire, de nouveaux moyens
d'expression, et ceux-ci, précisément à cause de leur nouveauté, sont
estimés au-delà de leur valeur. La seconde est la vitalité bouillonnante,
indomptable, d'un âge au sang jeune, impétueux, dont l'esprit ne trouve point
un aliment suffisant à son ardeur. Aujourd'hui encore, nous rencontrons parfois
des hommes qui ont trop d'esprit et en sont trop peu maîtres pour pouvoir
exprimer les idées, même les plus ordinaires, autrement que par des moyens
extraordinaires. L'idée dédaigne, pour ainsi dire, de revêtir un habit déjà
porté ; elle se crée chaque fois et d'elle-même un costume nouveau.
Des discours de Gorgias, cinq nous sont connus en partie par de courtes
indications, en partie aussi par des fragments. Ce sont : les discours
olympique et pythique, un Éloge d'Achille, un Éloge des Éléens,
et enfin l'Oraison funèbre mentionnée plus haut. Cette dernière
et le Discours olympique se distinguent par leur tendance panhellénique.
Nous avons déjà fait remarquer une fois (p. 465-6) que les maîtres
itinérants, qui se trouvaient chez eux dans toutes les régions de la Grèce,
étaient autant, si ce n'est plus que les poètes, animés du patriotisme de
race plutôt que de cité, et devaient être, au milieu des dissensions
intestines des Hellènes, les représentants naturels de l'idée nationale. Deux
pensées de Gorgias viennent à l'appui de cette manière de voir et doivent
être citées ici. Dans le Discours olympique, le sophiste conjurait ses
compatriotes de faire trêve à leurs querelles et « de viser à conquérir non
pas leurs propres villes, mais le pays des barbares ». Et dans l'Oraison
funèbre des Athéniens, il rappelait les exploits accomplis en commun par
les Grecs dans la lutte contre les Perses et résumait ses exhortations en
s'écriant : « Les victoires remportées sur les barbares appellent des chants
de triomphe ; celles que les Grecs gagnent sur des Grecs appellent des chants de
deuil ».
Mais,
en sa qualité de penseur, Gorgias nous intéresse plus qu'en sa qualité de
réformateur du style, d'orateur ou de patriote. Il s'était occupé de
philosophie naturelle, de philosophie morale et surtout de dialectique.
Malheureusement nous manquons de renseignements précis sur son activité dans
les deux premiers de ces domaines. Nous savons seulement que, comme physicien,
il étudia les problèmes de l'optique, qu'il suivit en cela les traces de son
maître Empédocle (05), et que, se fondant sur les principes posés par ce
dernier, il essaya d'expliquer le fonctionnement des miroirs ardents. Il ne se
donna jamais pour maître de vertu ; c'est pourquoi, si l'on pouvait établir
une distinction rigoureuse entre les rhéteurs et les sophistes, il faudrait le
ranger au nombre des premiers. Mais, comme il était à moitié rhéteur et à
moitié philosophe, on peut toujours le faire rentrer parmi les sophistes au
sens le plus large de ce mot. D'ailleurs, s'il n'a pas enseigné la vertu, il
s'en est occupé néanmoins dans ses ouvrages. Il n'a pas essayé d'en
simplifier l'idée ou d'en ramener les diverses ramifications à une racine
commune ; il a préféré exposer et expliquer dans leur multiplicité les
vertus particulières, en distinguant entre celles qui sont plutôt du ressort
de l'homme et celles qui sont plutôt de celui de la femme. Comme dialecticien,
il a repris la doctrine éléate de l'Être, que nous avons vue s'effondrer
spontanément chez Zénon, et il l'a poussée si loin qu'il a abouti à la
complète négation du concept de l'existence. Nous avons aussi à déplorer la
perte de l'ouvrage où Gorgias traitait ce sujet. Il était intitulé De la
Nature ou du Non-Être ; la première partie exposait sans doute la doctrine
; la seconde était peut-être consacrée à la physique. Par suite de sa
disparition, nous ne connaissons qu'imparfaitement la doctrine, et surtout la
démonstration qu'en donnait l'auteur. Notre principale source est un petit
ouvrage, qui passait autrefois pour être l'œuvre d'Aristote, mais qui, en
réalité, doit être considéré comme une production tardive de son école (06).
Cet ouvrage traite en outre des doctrines de Xénophane et de Mélissos. Chacun
reconnaît qu'il ne peut être utilisé qu'avec précaution en ce qui concerne
ces deux philosophes, mais on a l'habitude - chose étrange - de le regarder
comme digne de toute confiance à l'égard de la doctrine de Gorgias : Il y
aurait lieu, pourtant, de considérer que si cette confiance est quasi
illimitée, c'est que nous sommes absolument dépourvus de fragments originaux,
et presque complètement dépourvus d'indications qui nous permettent de le
contrôler ou de le compléter.
Gorgias a entrepris de prouver une triple thèse : Il n'y a pas d'Être ; même
s'il en existait un, il ne serait pas connaissable ; existât-il et fût-il
connaissable, la connaissance n'en serait cependant pas communicable. Deux
preuves sont apportées à l'appui de la première de ces thèses. Voici d'abord
celle qui passe pour être « la première, et particulière à Gorgias ». Elle
consiste à poser d'abord cette proposition insignifiante et, en apparence, tout
à fait innocente. « Le Non-Être est le Non-Être ». De ce principe on tire
ensuite les conclusions les plus étendues. En admettant que le Non-Être,
dit-on, ne soit que le Non-Être, il est cependant quelque chose ; par
conséquent il est et on ne peut lui refuser l'existence. Par là, la
différence entre l'Être et le Non-Être est supprimée ; l'Être perd sa
supériorité sur le Non-Être. De plus, si le Non-Être (comme on vient de le
montrer) est ou existe, il s'en suit que l'Être, en tant que son contraire,
n'est pas ou n'existe pas. Ainsi donc, nous nous trouvons en présence des
alternatives suivantes : ou bien la différence entre l'Être et le Non-Être
doit être considérée comme supprimée, comme l'exige la première partie de
l'argument, et, dans ce cas, rien n'existe, car le Non-Être n'existe pas et par
conséquent l'Être n'existe pas non plus, puisqu'il est démontré équivalent
à son contraire. Ou bien la différence ne doit pas être tenue pour annulée ;
et alors la seconde partie de l'argument nous oblige à son tour à conclure à
la non-existence de l'Être, précisément parce qu'il est le contraire du Non-Être,
et que celui-ci est démontré doué d'existence.
Un mot de critique immédiatement après cet exposé. Il n'est guère
nécessaire sans doute de rendre le lecteur attentif au fait que les mots Être
et Non-Être sont ici employés indistinctement comme équivalents à être et
ne pas être, sans que nous sachions si cette confusion doit être imputée à
Gorgias lui-même ou à notre source. Nous n'avons pas besoin non plus de faire
remarquer que le Non-Être ne peut plus être considéré comme tel du moment
qu'on lui attribue une existence, tandis que l'auteur de cette série
d'arguments envisage tour à tour le côté négatif et le côté en apparence
affirmatif de ce concept et les joue l'un contre l'autre. Mais même la petite
proposition d'identité qui sert de point de départ à l'argumentation est, à
notre avis, inadmissible, et même, examinée de près, dépourvue de sens. «
Blanc est blanc », voilà une proposition qui, selon nous, n'est ni évidente
par elle-même, ni même intelligible. En effet, le sujet est ici simplement
répété comme prédicat, tandis que le jugement ou proposition a pour objet de
rapprocher deux concepts ou deux termes et de renseigner sur les rapports qui,
en fait, existent entre eux. Ce n'est pas ici le lieu d'insister sur cette
question. Mais voici qui est plus important encore et beaucoup moins discuté.
La proposition d'identité donne la conclusion cherchée grâce au double sens
attribué au mot est. Dans la phrase « le Non-Être est Non-Être », le mot
est ne joue que le rôle de copule. Mais, dans ce qui suit, il est employé
comme s'il exprimait l'existence, l'existence extérieure et objective. C'est
tout à fait la même chose que si de cette phrase : « Un centaure est un
produit de l'imagination » on voulait conclure non pas simplement - ce que l'on
peut légitimement en conclure - que la conception d'un centaure doit exister
dans notre conscience avant que nous en discutions, mais encore que le centaure
possède une existence extérieure et objective. À cela s'ajoute d'ailleurs
l'illégitime conversion de jugement qui a trouvé place dans la seconde partie
de l'argument. Car même si l'on devait concéder que le « Non-Être est », il
n'en résulterait en aucune façon que « l'Être n'est pas ». Ou bien, de la
proposition « le Non-Blanc existe » est-il peut-être possible de conclure que
« le Blanc n'existe pas »? Mais, si graves que puissent être ces erreurs,
elles ne sont absolument pas particulières à Gorgias. L'abus des propositions
d'identité, l'abus de la copule et des conversions illicites de jugements, se
retrouveront fréquemment au cours de cette histoire, et très fréquemment chez
Platon, et cela pas seulement dans ce brillant feu d'artifice dialectique qui
s'appelle le Parménide.
Le second argument en faveur de la première thèse présente un caractère
essentiellement différent. Ici Gorgias est parti des assertions contradictoires
auxquelles étaient arrivés ses prédécesseurs, et il en a fait la somme. L'Être
doit être ou bien un ou bien multiple; il doit ou bien être né ou bien
n'être pas né. Or chacune de ces hypothèses a été réfutée au moyen
d'arguments également bons - du moins en apparence - en partie par Zénon, en
partie par Mélissos - en partie, pouvons-nous ajouter, par la combinaison de
leurs arguments. Mais si l'Être n'est ni un ni multiple, ni devenu ni indevenu,
il ne peut pas exister du tout. Si on le dépouille successivement de tous les
prédicats concevables, sa réalité elle-même doit nécessairement devenir
caduque. Le procédé d'argumentation employé ici nous occupera plus tard comme
principe du « tiers exclu ». Il est d'autant moins nécessaire de s'y arrêter
ici que l'on peut - pour le moins se demander si Gorgias entendait reconnaître
à ce second argument une valeur plus que conditionnelle. Peut-être voulait-il
dire seulement ceci : Si l'on attribue pleine force aux arguments
contradictoires des philosophes, et en particulier aux objections soulevées par
Mélissos et par Zénon contre la pluralité comme contre l'unité, etc., de l'Être,
on ne peut se refuser à la conclusion ultérieure que ni l'un ni l'autre n'a
tirée, à savoir que ce prétendu Être n'existe pas du tout. Notre principale
source nous porte du moins à cette interprétation, puisqu'elle distingue entre
la première preuve « propre à Gorgias », et la seconde, dans laquelle « il
résume ce qui a été dit par d'autres (07) ».
Nous arrivons à la seconde thèse : l'Être est inconnaissable, en admettant
même que l'on doive en concéder l'existence. Nous croyons pouvoir reproduire
d'une manière un peu libre le fond même de la preuve. Pour que l'être fût
connaissable, il faudrait que nous eussions quelque part une garantie de
l'exactitude de cette connaissance présumée. Mais où trouver cette garantie ?
Pas dans la perception sensible, dont la vérité est si vivement contestée.
Alors dans la pensée ou dans l'imagination? Cela pourrait être sans doute si
nous n'avions pas la faculté de nous représenter des choses manifestement
fausses, par exemple une course de chars sur la surface de la mer. Et si
l'accord d'un grand nombre d'hommes en ce qui touche aux perceptions des sens ne
prouve pas leur vérité, comment l'accord d'un grand nombre d'hommes à
l'égard de la pensée et de l'imagination pourrait-il prouver leur
infaillibilité ? Il ne le pourrait que dans l'éventualité où nous perdrions
la faculté de nous représenter l'irréel, ce qui n'est absolument pas le cas,
comme vient de nous le montrer l'exemple cité plus haut.
À ce sujet, nous avons deux remarques à présenter, l'une d'une portée
générale, l'autre sur un point spécial. Celle-ci a trait aux propositions
philosophiques du temps, et en particulier à celles de Parménide. Nos lecteurs
se souviennent de celle-ci : « Le Non-Être est inexprimable et inconcevable »
(cf. p. 183). et de cette autre : « Penser et Être sont la même chose » (cf.
p. 192). Dans de telles assertions, on pouvait, en effet, voir cette affirmation
que ce qui n'est pas vrai n'est pas non plus imaginable. Et comme c'est
Mélissos qui a soutenu avec tant de force le caractère illusoire de la
perception sensible, il est permis de supposer que la pointe de cet argument de
Gorgias était aussi dirigée contre les Eléates, et que le sens en devait
être à peu près le suivant : Mélissos a enseigné l'irréalité des objets
sensibles et dirigé notre besoin de connaissance sur l' « Être » caché
derrière eux. Mais sur quoi donc doit se baser cette connaissance ? Elle ne
peut s'appuyer que sur la pensée ou sur l'imagination, puisque, en effet,
Parménide a soutenu que ces facultés ne s'appliquent qu'au réel. Mais cette
affirmation est contredite par les faits, du moment que nous pouvons nous
représenter aussi l'irréel. Et maintenant, sur la question elle-même, on peut
faire la remarque générale suivante. Il est vrai et il n'est pas vrai que
notre imagination ne puisse pas s'appliquer à de simples fantômes. Cela est
vrai en tant qu'il s'agit des éléments de nos représentations ; cela n'est
pas vrai pour autant qu'il s'agit de leurs combinaisons. La course de chars sur
la surface de la mer est une combinaison de représentations arbitraire et
contraire à la nature des choses, de même qu'un centaure ou un lion ailé.
Mais les divers éléments qui y entrent doivent préalablement être entrés
dans notre conscience par le moyen de l'expérience. Ils peuvent donc se
réclamer au moins de la vérité empirique, et, que nous identifiions celle-ci
ou non avec la vérité absolue, la distinction que nous venons de faire entre
les représentations élémentaires et les représentations combinées est dans
tous les cas d'une 'grande portée, et cependant il n'en est tenu aucun compte
dans la démonstration de Gorgias. Toutefois, ici encore, nous devons rappeler
que Gorgias n'est pas le seul à qui l'on puisse reprocher pareille bévue, mais
que tous les philosophes de son temps en ont commis de semblables. La question
de savoir s'il est possible et comment il peut être possible de se représenter
le faux constituait une sérieuse difficulté pour les penseurs de cette époque
et pour ceux de l'époque qui suivit immédiatement. Nous verrons que Platon s'y
attaqua vigoureusement, et non tout à fait en vain, dans le Théétète.
La troisième thèse est la suivante : « La connaissance de l'Être, même si
celui-ci existait et était connaissable, ne serait cependant pas
communicable.» La démonstration de cette thèse consiste à dire que notre
moyen de communication est le langage, et qu'il est impossible de communiquer
par des mots autre chose que des mots. Le langage n'est pas de même nature que
les choses qu'il cherche à exprimer; ce n'est qu'un symbole, et, comme tel, il
ne peut transmettre que des symboles. Comment, par exemple, pourrait-il
communiquer ne fût-ce qu'une sensation de couleur? « La vue est aussi peu
capable de percevoir des sons que l'ouïe n'est apte à percevoir des couleurs.
» Et si, par hasard, nous montrons à celui que nous voulons instruire l'objet
qui a produit en nous l'impression de couleur, qui nous garantit que
l'impression produite chez autrui correspond exactement à celle que nous avons
éprouvée nous-mêmes ? Et combien moins - disait sans doute la conclusion de
ce raisonnement, que notre source principale ne nous a malheureusement pas
conservée - combien moins la langue, qui fait partie intégrante de notre
nature, peut-elle être qualifiée pour faire part à d'autres de l'Être
étranger et extérieur à notre essence subjective, même si nous en avions
connaissance ! Il est à remarquer que, pour fonder cette thèse, Gorgias
exprime et démontre une pensée vraiment importante, et d'une manière qui ne
souffre aucune contradiction. Cette pensée, c'est que nous ne pouvons jamais
être certains de la complète identité de nos sensations élémentaires et de
celles des autres. À côté de cela, il nous importe peu que le raisonnement
soit entaché de quelques erreurs qui, alors, étaient monnaie courante. « La
même idée ne peut exister chez deux sujets, nous dit le sophiste, car alors
l'unité serait en même temps dualité. » Il est clair qu'ici il confond
l'identité de l'espèce avec celle du nombre. De même dans la proposition
suivante : « Et même cela accordé, l'un pourrait toujours paraître
différent aux deux, puisqu'ils ne sont pas complètement semblables ; car,
s'ils l'étaient, ils ne seraient pas deux, mais un seul. » Même confusion.
S'il
n'est pas très difficile de se prononcer sur la valeur logique de cette série
de thèses, il l'est beaucoup plus d'en déterminer le but proprement dit.
Personne ne met en doute que Gorgias ne se soit inspiré du pamphlet de Zénon,
et l'on peut tout au moins se demander si l'intention qui avait guidé ce
dernier n'a pas guidé aussi son imitateur. Zénon voulait, comme nos lecteurs
le savent, venger son maître Parménide des attaques dont il avait été
l'objet (p. 206). Rien n'empêche de supposer que Gorgias ait été animé d'un
semblable désir à l'égard d'Empédocle. Entre la foi relativement naïve dans
le témoignage des sens dont faisait profession son maître Empédocle et la
négation que lui opposaient les Éléates, il y a dans tous les cas un abîme.
La doctrine de la nature formulée par Empédocle devait rapidement vieillir en
présence des nouveaux courants intellectuels ; un Zénon et un Mélissos ne
pouvaient éprouver pour elle qu'un dédaigneux mépris. Et, en effet,
l'antiquité possédait une discussion critique de la doctrine d'Empédocle, due
à la plume de Zénon (08). Or la pointe des
arguments de Gorgias, comme nous l'avons vu, est dirigée essentiellement, sinon
exclusivement, contre les Éléates. Il aime en particulier à opposer l'un à
l'autre les deux plus jeunes représentants de la doctrine de l'Être. Ainsi,
dans une partie du second argument de la première thèse, que nous devons
envisager encore plus exactement. De l'ancien dogme des physiciens touchant
l'éternité ou l'infinité dans la durée de l'univers, Mélissos avait déduit
son infinité dans l'espace (cf. p. 200). Maintenant, Gorgias lui prouve par le
menu qu'un tel infini ne peut pas exister. Car où existerait-il ? Pas en
soi-même et encore moins dans un autre, car, dans ce dernier cas, il ne serait
pas infini, et dans le premier il y aurait deux infinis, un contenu et un
contenant. Et notre. source nous dit expressément qu'ici Gorgias s'appuyait sur
l'argument de Zénon relativement à l'espace. Faire réfuter un des plus jeunes
Éléates par l'autre, voilà qui lui a certainement causé un sensible plaisir,
et nous sommes en droit de croire pour le moins possible que ce plaisir fût
basé sur un sentiment personnel.
Nous pouvons répondre avec plus de certitude à la question de savoir si le
prétendu nihilisme de Gorgias était réellement de nature à détruire le
fondement de toute science, et s'il y était destiné. C'est là, il faut le
dire, l'opinion presque universelle, et Georges Grote est le seul qui ait,
jusqu'ici, osé y contredire. Grote est d'avis que Gorgias ne s'est pas attaqué
à l'existence du monde phénoménal, mais seulement à celle du monde «
ultraphénoménal ou du noumène (09) ». On lui a
fait observer que « nos autorités ne portent pas la plus légère trace de
cette limitation ». Assurément non. Mais est-il besoin d'indications expresses
ou même seulement de simples indices quand les faits eux-mêmes parlent
clairement et sans équivoque? Grote a donné, sans doute, à sa pensée une
expression par trop teintée de modernité pour qu'elle soit parfaitement
adéquate. Néanmoins si la relation entre le monde sensible et l' « Être »
de Parménide et de Mélissos est tout à fait analogue à celle qui existe
entre le phénomène et le noumène ou « objet en soi » de Kant. Il est à
remarquer seulement que l'Être des Éléates n'avait pas dépouillé tout
vestige de son origine empirique, puisque, notamment, il était encore
considéré comme étendu dans l'espace. On cherche en vain d'abord, sans doute,
dans Gorgias un terme technique qui exprime nettement cette différence. Mais
prétendra-t-on réelle-ment et sérieusement que Gorgias, en renonçant à l'
« Être », entendait renoncer par là même à toute vue sur la nature des
choses? Qu'il contestait peut-être toute régularité dans le cours de
l'univers ? Qu'il n'admettait pas et n'attendait pas avec autant de certitude
que ses adversaires philosophiques le lever du soleil le lendemain, le retour du
prochain printemps, la répétition des mêmes phénomènes dans les mêmes
circonstances ? Celui qui ne le croit pas, et ne veut pas attribuer au subtil
penseur la plus manifeste, la plus grossière inconséquence, doit admettre que
cette ligne de démarcation, qu'elle fût ou non fixée dans son esprit par une
expression technique, y était présente dans tous les cas. Et peut-être
n'est-il pas déraisonnable de chercher le terme qui aujourd'hui fait défaut au
seul endroit où Gorgias nous parle de sa propre bouche, à savoir dans le titre
de son livre : De la Nature ou du Non-Être. Sans doute, on a qualifié
dernièrement ce titre de « farce grotesque », et on y a vu la preuve que
Gorgias, en écrivant ces thèses, n'avait voulu faire qu'une mauvaise
plaisanterie. À l'encontre de cette opinion, il suffira de rappeler que le
philosophe Xéniade de Corinthe, contemporain de Démocrite, faisait, lui aussi,
tout sortir « du Non-Être» et tout retomber « dans le Non-Être ». Et la
théorie platonicienne de la matière nous fera voir, à son tour, une
application tout à fait sérieuse du concept du Non-Être (10).
Mais, si tout ne nous trompe pas, c'est dans la seconde des thèses de Gorgias
que nous découvrons le motif fondamental de sa polémique. Elle nous apprend
que, dans les démonstrations éléates, il était choqué précisément de ce
qui ne peut manquer de choquer un lecteur moderne non prévenu. Quand nous
lisons les raisonnements de Parménide et de Mélissos, une objection se presse
continuellement sur nos lèvres : Comment pouvez-vous, sommes-nous tentés de
crier à ces deux penseurs, comment pouvez-vous, après avoir, avec une parfaite
assurance, relégué dans le royaume de l'illusion une partie si considérable
de la connaissance humaine, envisager le reste, avec une non moindre assurance,
comme une vérité inattaquable? Qui vous garantit qu'une partie de vos
facultés vous conduit à une vérité infaillible si l'autre vous induit à une
complète erreur? Où se trouve le pont qui, du monde de l'apparence subjective
dans lequel vous êtes si complètement plongés vous-mêmes, vous transporté
dans le séjour de l'Être objectif pur ? La doctrine de Parménide prêtait
d'autant plus le flanc à cette objection qu'il faisait reposer entièrement les
phénomènes psychiques sur l'élément physique. Il est vrai qu'il ne s'exprime
ainsi que dans ses Paroles de l'Opinion (cf. p. 196). Mais les Paroles
de la Vérité ne renferment rien qui y contredise. Ni lui, ni ses partisans
n'avaient, pour se tirer d'affaire, l'expédient qui consiste à dire : le corps
nous enlace dans l'erreur, mais l'âme immortelle nous apporte un message du
monde de la vérité sans mélange. Car il n'y a pas un mot chez lui qui nous
indique - et toute vraisemblance interne nous interdit de croire - que
Parménide ait attribué à la « psyché », si ce n'est dans le rêve, une
participation quelconque à la vie de l'esprit et par suite au processus de la
connaissance, bien que, selon la doctrine orphico-pythagoricienne, il la fit
survivre au corps et subir de multiples destinées (cf. p. 266). Nous n'avons
sans doute pas tort de voir dans l'étonnement que causait à Gorgias la
confiance dogmatique si mal fondée des Éléates le motif principal de la'
polémique qu'il soutint contre eux et contre leur théorie de l'Être.
Et
ici, il nous sera permis de rappeler quelques manifestations analogues de
l'époque. Sentiment de modestie croissante, réaction contre l'assurance et le
dogmatisme des anciennes écoles, telle nous est apparue la devise d'Hippocrate
et de ses élèves dans la révolution qu'ils opérèrent dans l'art, de
guérir. À cela se joignait naturellement la tendance au relativisme dont nous
avons trouvé les premières traces déjà chez Héraclite. Étudier non ce que
l'homme est en lui-même, mais ce qu'il est par rapport à ce qu'il mange et
boit, comme par rapport à ce qu'il fait d'une manière générale, voilà le
but limité, et pourtant difficilement accessible, que le profond auteur du
livre Sur l'ancienne Médecine avait proposé aux savants (cf. p.
319-20). Aux fictions pompeuses qu'il proscrivait du domaine de la science, il a
opposé les résultats relativement modestes, mais certains, de l'expérience et
de l'observation. Nous avons constaté le même oubli des prétentions si
ambitieuses d'autrefois et en même temps le même esprit de relativisme dans le
seul monument littéraire qui nous ait été conservé de ce que l'on appelle la
sophistique, c'est-à-dire dans le discours Sur l'Art. Et que nous
soyons, ou non, en droit de l'attribuer à Protagoras, nous y avons dans tous
les cas trouvé la proposition métaphysique fondamentale de ce sophiste, et
sous une forme qui est un reflet évident de cet esprit relativiste.
Indépendamment de cela, d'ailleurs, le penseur qui a, avec tant de force,
placé l' « homme » au centre même du problème de la connaissance ne pouvait
s'empêcher de se rendre compte plus ou moins clairement de la limitation de
toute science par les limites des facultés humaines.
Sentiment de modestie et relativisme, voilà des traits que nous retrouverons
dans la prochaine grande étape de notre récit, c'est-à-dire dans la doctrine
de Socrate: nous y rencontrerons encore, dans l'effort fait pour préciser
nettement les concepts, une autre preuve de la rigueur croissante des exigences
scientifiques. La tentative, malheureusement mal connue, que fit Prodicos pour
distinguer exactement les synonymes marque un pas dans cette voie. La précision
des termes caractérise d'ailleurs les discours que Platon met dans la bouche de
Protagoras. La peine que se donne l'auteur du Phédon pour la tourner en
ridicule ne saurait nous empêcher d'y voir un progrès. Ainsi quand Platon,
parlant de l'usage de l'huile dans l'art culinaire, fait dire au sophiste que
cet usage a pour but unique « d'éteindre le déplaisir concomitant des
sensations qui nous arrive par le nez quand nous mangeons tels ou tel mets (11)
». Le comique résulte ici de la disproportion entre la subtilité de
l'expression et la circonstance triviale, pour ne pas dire répugnante, qui en
amène l'emploi. Cet artifice de l'incomparable caricaturiste ne peut cependant
nous faire perdre de vue qu'une distinction aussi rigoureuse -tout à fait
étrangère à cette époque - entre l'impression sensible et son objet, d'une
part, et d'autre part, entre la sensation elle-même et la peine ou le plaisir
qui l'accompagnent, était extrêmement méritoire.
Le premier essai proprement dit de définition se trouve dans l'écrit Sur
l'Art, où nous lisons cette phrase : « Et tout d'abord je veux préciser
ce que je considère comme l'essence (ou le but) de la médecine, à savoir de
délivrer tout à fait les malades de leurs souffrances, d'émousser la violence
des maladies et (ajoute-t-il par un paradoxe qui semble intentionnel) de
s'abstenir complètement à l'égard de ceux qui sont déjà dominés par les
maladies ». Démocrite esquisse une autre définition, qu'il perd aussitôt de
vue, dans ces mots : « L'homme est- ce que nous savons tous », mais celles
qu'il avait données des concepts de la chaleur et du froid, et qu'Aristote
connaissait, ne nous ont pas été conservées. Le domaine dans lequel ces
tentatives ont pris naissance était, conformément à la nature des choses,
celui de la mathématique. C'est ce que nous apprend - indépendamment de la
définition du nombre attribuée à Thalès - l'objection déjà mentionnée de
Protagoras à la définition de la tangente, ainsi que les définitions par
lesquelles Autolykos commence ses deux livres élémentaires Sur la sphère
en mouvement et Sur le lever et le coucher des astres. Car si ces
écrits ne sont pas antérieurs à la fin du IVme siècle, ils supposent une
très longue série d'ancêtres. Les Pythagoriciens précisément, ont eux
aussi, à ce que nous apprend Aristote, entrepris de préciser quelques idées
morales. Enfin nous connaissons deux définitions de Gorgias : celle de la
rhétorique, qui n'a pas à nous occuper ici, et celle de la couleur, dont
Platon raille la forme un peu singulière quand il la cite pour la première
fois, mais dont il s'approprie le contenu dans un ouvrage de sa maturité, de
même que, dans un produit de sa vieillesse, il étend aux doctrines éthiques
de ce sophiste le profond respect qu'il a toujours témoigné pour sa
personnalité. Cette définition repose sur la doctrine empédocléenne des
pores et des effluves, selon laquelle la perception de couleur ne peut avoir
lieu à moins que ceux-ci ne soient conformes à ceux-là. Elle est ainsi
conçue : « La couleur est un effluve d'un objet étendu dans l'espace,
correspondant à la vue et tombant sous la perception ». Le dialogue
platonicien intitulé Ménon nous apprend que le jeune homme de ce nom
avait recueilli cette définition de la bouche de Gorgias en Thessalie, où le
sophiste passa les dernières années de sa vie (12).
Il résulte d'ailleurs de ce fait - Platon évitant les anachronismes
parfaitement inutiles - que Gorgias, même dans sa vieillesse, et longtemps par
conséquent après la publication de ses thèses dialectiques, s'est occupé de
questions de physique. La même constatation résulte de cette circonstance que
la plupart de ses disciples, quoique essentiellement rhéteurs et politiciens,
trahissent un certain goût pour les sciences de la nature. Alcidamas, que nos
lecteurs ont déjà appris à connaître comme théoricien du droit naturel (cf.
p. 423) nous a laissé un excellent discours dans lequel il exalte l'art de
l'improvisation et en déclare les produits incomparablement plus précieux que
les harangues élaborées à loisir (13). Mais il
avait aussi écrit, peut-être sous forme de dialogue, un livre traitant de la
physique. Un autre disciple, moins considérable, de Gorgias, le logographe
Polos, est également mentionné par Platon comme versé dans l'étude de la
nature (14). Enfin, quoiqu'Isocrate ait renoncé à
la physique aussi bien qu'à la dialectique, c'est comme maître de sciences
naturelles qu'il a immortalisé Gorgias : en effet, sur la table de marbre qui
recouvrait son tombeau, on voyait, parmi beaucoup d'autres sujets, le sophiste
dirigeant l'attention de son élève sur une sphère céleste (15).
Et comme un maître ne vit guère dans la mémoire de ses disciples comme
représentant d'une phase ancienne, et abandonnée par lui, de son activité,
cette circonstance ne permet pas de croire que les thèses paradoxales du
sophiste aient opéré une sorte de rupture dans sa carrière, et l'aient
divisée en deux moitiés tout à fait disparates. Il nous est parfaitement
impossible de dire si dès lors il entoura d'une réserve ses théories
physiques, à l'imitation de Parménide; si, en discutant le concept de l'un, il
envisageait exclusivement la forme stricte que lui avaient donnée les Éléates,
ou si plutôt il en était venu à une vue purement phénoménaliste, et si par
conséquent, il évitait, comme son élève Lycophron, d'employer le verbe être
même comme copule (16). Nous ne sommes pas même
en mesure de résoudre la contradiction qui existe entre les indications de
notre source principale selon laquelle Gorgias, tout en soutenant que « rien
n'existe », contestait le concept du Non-Être aussi bien que celui de l'Être.
Du prétendu nihilisme de Gorgias, on a tiré la conclusion que, dès lors, il
avait renoncé à toute recherche scientifique proprement dite et s'était
consacré exclusivement à l'art de la persuasion, ou du moins, comme les faits
ne se prêtent pas à cette affirmation, qu'il eût été plus conséquent de sa
part d'agir ainsi. Mais, chose curieuse, personne ne songe, dans un cas
analogue, à faire le même raisonnement. Xénophon fait exposer à Socrate les
contradictions de ses prédécesseurs en philosophie en lui prêtant un langage
tout à fait semblable à celui de Gorgias : Certains ont soutenu que l'Être
est un, les autres qu'il est infini en nombre ; les uns ont enseigné qu'il est
sans cesse en mouvement, les autres qu'il est dans un repos absolu ; les uns ont
soutenu que tout naît et que tout périt, les autres nient toute naissance et
toute destruction (17). Socrate conclut de là à
la vanité et à la stérilité de ces sortes d'investigations qui, à son avis,
dépassent les limites des facultés humaines. Mais il ne va pas jusqu'à en
déduire que tout effort pour pénétrer les secrets de la nature soit vain. Il
veut, au contraire, que ses disciples acquièrent dans le domaine des sciences
naturelles des connaissances suffisantes pour leurs besoins pratiques; que le
pilote, par exemple, soit assez versé dans l'astronomie pour conduire son
vaisseau. Il n'a jamais eu l'idée qu'actuellement, et pour aussi longtemps que
n'est pas apaisé ce conflit des opinions, le sol se dérobe à toute science ;
il en est même si éloigné qu'il ouvre un nouveau champ de recherches en
s'efforçant de faire des « choses humaines » l'objet d'un examen plus
approfondi que ce n'a été le cas jusqu'ici. Et le doute qu'ont fait naître en
lui les contradictions de ses devanciers ne vient diminuer en rien ses
espérances dans le succès de son entreprise.
Socrate, il est vrai, n'avait pas, comme Gorgias, dissous par sa critique et
rejeté le concept de l'Être. Mais il pouvait aussi peu que Gorgias attribuer
avec certitude n'importe quel prédicat à ce concept, et personne ne prétendra
que celui-ci ait joué même le plus petit rôle dans sa vie de penseur. La
seule chose certaine, c'est que Socrate a abandonné les sentiers anciens et
battus de l'investigation parce qu'ils ne lui paraissaient conduire à aucun
résultat utile. Et ici nous touchons un point de la plus haute importance pour
l'étude de la vie intellectuelle de l'époque. La perspective de ne pouvoir
résoudre les problèmes avec les-quels les générations précédentes avaient
lutté sans relâche constitue un des facteurs de la transformation que nous
avons déjà reconnue à tant de signes particuliers. La cosmologie, au sens le
plus étendu du mot, est de plus en plus remplacée par l'anthropologie, conçue
également de la manière la plus compréhensive. Mais d'autres facteurs ont agi
de concert avec celui-ci. Nous avons déjà essayé plus haut d'en apprécier en
détail quelques-uns (cf. p. 401). Mais il nous reste à mentionner celui qui,
bien que le moins apparent est peut-être en réalité le plus efficace, nous
voulons dire le simple cours du temps. Un nombre assez considérable d'années
devaient s'écouler avant que l'homme se recardât lui-même comme un objet
digne d'étude scientifique. Et, avec ces années, il fallait l'accroissement de
l'estime de soi-même qui en dépendait, et que devaient développer l'empire
toujours plus grand sur la nature, le perfectionnement des institutions
politiques et sociales et surtout l'enrichissement incessant du trésor
intellectuel.
Tout d'abord, le besoin de savoir, en s'éveillant, s'est appliqué
exclusivement à la nature extérieure. Mais si, alors, l'homme ne s'est pas
complètement oublié lui-même, il n'a cependant pu s'apparaître que comme le
miroir, comme un miroir trouble et fragile du monde extérieur. Vint le moment
où un sentiment plus conscient de lui-même lui fit voir dans ses propres
facultés à la fois la condition et la limite de toute connaissance, où les
nombreuses et vaines tentatives qu'il avait faites pour résoudre pour ainsi
dire d'un coup le problème de l'univers lui apportèrent le découragement, où
enfin il apprit à s'estimer lui-même davantage. Alors l'attention des penseurs
se porta sur l'homme et ils virent en lui, selon le mot de Pope, « l'objet le
plus digne de l'étude des hommes ». Un des effets de cette transformation fut
le sérieux plus profond, l'intensité plus grande avec lesquels le champ de
l'histoire fut dès lors cultivé. Des esprits de premier ordre, qui, un
demi-siècle plus tôt, auraient certainement grossi les rangs des philosophes
naturalistes, se tournèrent alors, comme le demandait leur contemporain
Socrate, vers les « choses humaines ». Avant de nous occuper du grand penseur
athénien que nous avons déjà si souvent nommé, du penseur qui a formulé ce
désir de la manière la plus expresse et l'a réalisé de la manière la plus
vigoureuse, jetons un regard sur les changements considérables qui
s'opérèrent dans l'historiographie par suite des influences que nous venons de
signaler.
(01) La
vie de Gorgias avait été racontée par Hermippos et par Kléarchos dans leurs
biographies (Athénée XI 505 d et XII 548 d). Nous n'avons pas d'indications
certaines sur sa naissance et sur sa mort. Apollodore nous dit, et nous pouvons
le croire, qu'il vécut 109 ans (Diop. Laërce VIII 58). Il a survécu à
Socrate (Plat. Apol., 19 c) et passé les dernières années de sa vie en
Thessalie, où il a joui de la faveur de Jason de Phères, monté sur le trône
vers 380 (Paus., VI 17, 9). Mais la partie de beaucoup la plus longue de sa vie
tombe évidemment dans le Vme siècle, de sorte qu'il approchait déjà de la
vieillesse lorsqu'il fut envoyé en ambassade à Athènes (Diod., XII 53). Diels
(Gorgias u. Emped., p. 3) « tient ferme à la délimitation de Frei,
483-375 » (Rhein. Mus.. N. F., VII 527 sq.) Non sans probabilité, v.
Wilamowitz (Aristoteles u. Athen, I 172) place son Discours Olympique à
l'été de l'an 408. Les renseignements les plus détaillés que nous ayons sur
lui nous sont fournis par Philostrate, Vitae sophist., c. 9, non
toutefois sans impossibilités chronologiques (cf. Apol. d. Heilk., 171
sq.). Parmi les travaux modernes, voir surtout Blass, Attische Bereds.,
2e éd., 1 47 sq. Les fragments sont réunis dans les Orat. Att., II 129
sq. Le mot sur Pénélope et ses servantes est aussi attribué à d'autres (voir
Gercke, dans l'édition révisée du Gorgias de Platon par Sauppe,
introd., VI n. 5). Bernays (Rh. Mus., N. F., VIII 432 = Ges. Abh.,
I 121) a ajouté le fragment conservé dans Clém. d'Alex. (Strom., I e.
11, 346 Potter) du discours olympique. - Sur la raillerie d'Aristophane à
l'adresse de Thrasymachos dans les Daital°w,
voir Att. com. Fragm., I 439 Bock. - Les derniers mots de Gorgias nous
sont rapportés par Élien, Var. hist., II 35. L'inscription sur la base
de la statue d'Olympie se trouve dans Kaibel, Epigr. gr., p. 534.
(02) Shakespeare,
Macbeth, III 4 : « Our monuments shah be the maws of kites ». Les deux
comparaisons de Gorgias sont blâmées par Longin, du Sublime, III 2, p.
5. Jahn-Vahlen.
(03) J'emprunte
la caractéristique de l'alto estilo à l'essai de Landmann Shakspere
and Euphuism dans les Transactions of the New Shakspere Society, ser. I
1880-86, p. 250; au même endroit est aussi cité le passage d'Henri IV (1re
part. Il 4), que nous donnons plus bas comme caractéristique d'après Brandes, William
Shakespeare, p. 61.
(04) En
rejetant les deux déclamations qui nous sont parvenues sous le nom de Gorgias,
je me range à la démonstration de Léonard Spengel, qui a été souvent
ignorée, mais jamais réfutée, Artium Scriptores, 73 sq. (cf. Apol.
d. Heilk., 165 sq. et v. Wilamowitz, Aristot u. Athen, I 172).
(05) Sur
le rapport de Gorgias avec Empédocle, comp. Satyros dans Diog. Laërce VIII 58,
et la fructueuse discussion de Diels dans l'étude déjà plusieurs fois citée,
Gorgias und Empedokles.
(06) Le Libellus (cf. la n. à p. 167) a été
excellemment édité par Apelt dans le vol. intitulé Aristotelis quae
feruntur de plantis, etc., Leipz. 1888, et dès lors par Diels dans les Abhandl.
der Berliner Akademie 1900. II est absolument impossible de tenir ce traité
pour l'oeuvre de Théophraste, à qui l'attribue le manuscrit du Vatican, et à
qui semble l'avoir attribué aussi Simplicius, ordinairement bien informé (Phys.,
22, 26 D.). Ce qui s'y oppose, ce sont surtout les indications qu'il contient
sur Anaximandre (975 b. 12) ; comparez aussi l'absurde fasÛ
tinew, ibid. 1. 7. Les renseignements
fournis par le Libellus sont complétés par Sextus, adv. Math., VII 1,
65 sq. - 203 sq. Bekker.
(07) Un parallèle très moderne du second
argument de la première thèse est fourni par la démonstration de Mansel,
citée dans l'Examination of Sir W. Hamiltons philosophy, de Mill, 3e
éd., p. 114.
(08) L' ¤j®ghsiw
ƒEmpedokl¡ouw que mentionne Suidas au mot
Z®nvn
était, comme l'a rendu très probable Diels, Gorg. u. Emped., 17 (359)
une discussion critique de la doctrine d'Empédocle.
(09) George
Grote, dans son Plato, I 107 sq., et Hist. of Greece, 2e éd.,
VIII 507 sq. La remarque contraire est de Zeller (Ph. d. Gr., 5e éd., I
1104).
(10) Cf.
Windelband, Gesch. d. Phil., 69. Sur Xéniade, nous n'avons que les
renseignements fournis par Sextus, adv. Math., VII 1, 53 = 201, 9 sq.,
Bekker. Le Rig-Véda, X 72, 2, offre un surprenant parallèle : « Aux premiers
temps des dieux, l'Être sortit du Non-Être. »
(11) Platon,
Protag., 334 c.
(12) Cf.
[Hippocrate] de Arte, § 3 (VI 4 Littré) ; Démocrite, 209 Mullach
(tiré de Sextus adv. Math., VII 1, 265 = 248, 25, Bekker) : nyrvpñw
¤stin ù p‹ntew àdmen. Pascal disait
d'une manière tout à fait analogue : « Quelle nécessité y a-t-il
d'expliquer ce qu'on entend par le mot homme? Ne sait-on pas assez quelle est la
chose qu'on veut désigner par ce terme? » (Pensées, I 2, p. 28 de
l'éd. de Paris 1823.) Aristote mentionne de réels essais de définition de
Démocrite et des Pythagoriciens, Métaph., XIII 4 (1078 b, 19 sq.) Autolyci
de Sphaera, etc., éd. Hultsch., Leipzig 1885, p. 2 et p. 48. Cf. aussi la
définition du nombre attribuée à Thalès dans Jamblique, in Nicomachi
arithm. introduct. liber (p. 10 Pistelli) avec les remarques de
Hultsch, Berl. philol. Wochenschr., 15 juin 1895, col. 775. Sur les
premières phases de l'étude de la géométrie, nous sommes renseignés par
l'inappréciable fragment d'Eudème (Frag. coll. Spengel, p. 113 sq.)
ainsi que par la plus ancienne démonstration géométrique (d'Hippocrate de
Chios, milieu du Vme siècle) qui nous a été conservée par Simplicius, Phys.,
60 sq.., Diels. Définition de la rhétorique par Gorgias : Orat. Att.,
II 130 b, 18. Définition de la couleur dans Platon, Ménon, 76 d (où je
voudrais garder sxhm‹tvn
en dépit de Diels, Gorg. u. Emped., 8, qui d'ailleurs a beaucoup
contribué à rendre cette définition intelligible). Sur ce qui suit, comp.
(d'après Hirzel, Hermès, X 254, et Dümmler, Akademika, 33)
Platon, Timée, 67 c. et Philèbe, 58 a sq.
(13) Le
discours d'Alcidamas Sur les Sophistes se trouve maintenant dans
l'appendice aux Antiphontis orationes, 2e éd.- de Blass, Leipig 1881.
Son Fusikñw
est mentionné par Diog. Laërce, VIII 56.
(14) Sur
Polos comme naturaliste, cf. Plat. Gorgias, 465 d.
(15) Sur
le tombeau d'Isocrate, cf. Pseud.-Plut., Vit. X Orat., IV 26 (1021, 43,
Dübner).
(16) Sur
la suppression de la copule par Lycophron, cf. Aristote, Phys., I 2 (185
b, 27).
(17) Mémorables,
I 1, 14 et IV 7, 2 sq.