Gomperz,
Theodor (1832-1912)
Les penseurs de la Grèce : histoire de la philosophie
antique
trad. de Aug.
Reymond,... ; et précédée d'une préf. de M. A. Croiset,...
Griechische Denker : eine Geschichte der antiken Philosophie
2e éd. rev. et corr.
Paris : F. Alcan ; Lausanne : Payot, 1908-1910
livre III (chapitre V) - livre III (chapitre VII)
LIVRE TROISIÈME
CHAPITRE VI
Protagoras d'Abdère.
1. Protagoras donne des lois aux habitants de Thurium. Accusation portée contre lui; sa fin. - II. Pensées de Protagoras relativement à l'éducation. Ses études grammaticales. Ses réformes linguistiques. - III. Ses ouvrages de morale. Dialogue de Périclès et de Protagoras. Le but de la punition, et la théorie de l'intimidation. - IV. La possibilité de connaître les dieux mise en cause. - V. Les Discours terrassants. L'homme mesure des choses. Cette proposition a un sens générique. La vérité relative ou! humaine. Protagoras et Mélissos. Le prétendu subjectivisme extrême de Protagoras. Contradiction du Protagoras et du Théétète de Platon. Le dessein de Platon dans ce dernier dialogue. Opinion d'Aristote sur la proposition homo-mensura. - VI. « Sur chaque chose, il y a deux discours. » Pensées analogues de Diderot, de Goethe et de J.-S. Mill. Caractères de la dialectique protagoricienne. Influence de Protagoras sur les contemporains. - VII. Écrit de Protagoras Sur les Arts. Encore une fois l'écrit Sur l'Art. Son contenu philosophique. - VIII. Comment Protagoras entendait et pratiquait la rhétorique. Il a rendu « plus forte » la cause « la plus faible ». Son honorabilité personnelle.
I
Protagoras
était fils d'Abdère (01). Dans cette ville, il
respira l'air de la libre pensée. On ne peut guère douter qu'il n'ait été en
rapports avec son vieux compatriote Leucippe et avec son plus jeune contemporain
Démocrite. Mais il ne s'est certainement pas occupé bien longtemps de
recherches naturelles. Il s'intéressait surtout aux choses humaines. Avant
trente ans, il avait embrassé la carrière, alors nouvelle, de maître
itinérant, c'est-à-dire de sophiste. Il séjourna à diverses reprises à
Athènes, où il eut l'honneur d'être admis dans l'intimité de Périclès, et
noua des relations étroites avec Euripide et d'autres personnages importants.
Son enseignement était extrêmement recherché : le centre en était, nous
l'avons déjà vu, la préparation à la vie publique. Mais il se permettait des
digressions nombreuses et sur les sujets les plus variés. L'art oratoire et les
disciplines qui y préparent, puis l'éducation, la jurisprudence, la politique
et la morale ont occupé son esprit actif et fertile en ressources. Il avait des
talents si divers qu'il imagina un appareil à l'usage des porte-faix, et qu'il
se distingua comme législateur. Au printemps de 443, lorsque les Athéniens
fondèrent dans une fertile plaine, près des ruines de Sybaris, la ville de
Thurium, Périclès le pria de lui donner des lois. Il s'agissait probablement
d'accommoder aux circonstances particulières de la nouvelle colonie celles du
« subtil » Charondas, qui avaient été adoptées dans beaucoup de villes de
l'Italie méridionale. Il réussit à les rendre plus subtiles encore qu'elles
n'étaient. Cette mission fut le point culminant de sa vie et de son oeuvre.
Plusieurs des personnages les plus distingués de la Grèce s'étaient établis
à Thurium ou y faisaient des séjours. Lorsque Protagoras se promenait sous les
portiques de cette cité magnifique, bâtie avec une parfaite régularité
d'après les plans d'Hippodamos (cf. p. 406), il pouvait s'entretenir avec
Hérodote de questions d'ethnologie ou avec Empédocle des problèmes que
soulèvent les sciences de la nature. Toutes les tribus grecques étaient
représentées dans la population de Thurium, et les citoyens étaient répartis
en dix catégories, suivant leur origine, d'après les principes du
panhellénisme (02). Le rapide essor que prit une
colonie ainsi organisée semblait le présage heureux d'une entente féconde
entre les Hellènes. Mais si l'espérance d'une ère de concorde emplissait le cœur
de Protagoras et. des autres maîtres de sagesse, des écrivains ou des poètes,
qui étaient alors les vrais représentants de l'idée nationale, ils allaient
au devant de la plus cruelle déception. À peine dix ans s'étaient-ils
écoulés que les deux principales cités, Athènes et Sparte, se trouvaient en
présence, animées l'une contre l'autre de la haine la plus implacable, et que
toute la Grèce était divisée en deux camps ennemis. Protagoras était à
Athènes lorsqu'aux horreurs de la guerre s'ajoutèrent les terribles ravages de
la peste, et il y fut témoin de l'héroïsme avec lequel son protecteur
Périclès supporta le terrible coup dont il fut frappé. « Ses fils, écrivait
Protagoras après la mort prématurée du grand homme d'État, périrent dans
l'intervalle de huit jours, dans tout l'éclat de la jeunesse et la beauté, et
il ne fut point accablé de leur perte. Il garda fermement la sérénité qui
lui permettait de jouir chaque jour du bien-être, de la tranquillité et de la
gloire parmi le peuple. Car quiconque le voyait supporter avec constance sa
douleur le tenait pour un esprit noble et viril et pour bien supérieur à
lui-même, sachant bien quelle serait sa perplexité dans une pareille situation
(03) ». Si les malheurs de la nation et surtout
ceux d'Athènes ont tristement assombri les dernières années de notre
sophiste, il fut du moins épargné par les infirmités de l'extrême
vieillesse. Il le dut à un de ces accès subits d'intolérance contre lesquels
le Démos athénien n'était pas suffisamment prémuni. À l'âge d'environ
soixante-dix ans, fort sans doute de la considération que lui avait value une
longue et honorable carrière, Protagoras avait osé donner à ses idées les
plus hardies une expression franche, quoique pleine de mesure. C'est, à ce que
l'on raconte, dans la maison d'Euripide qu'il fit faire la première lecture de
son livre Sur les Dieux, ce qui était l'usage antique de livrer un
ouvrage à la publicité. Alors un intransigeant officier de cavalerie,
politicien mécontent qui devait bientôt prendre part à la conjuration des
Quatre-Cents contre la constitution existante, le riche Pythodore (04),
éprouva le besoin de sauver la société. Il porta contre Protagoras une
accusation d'impiété; le livre fut condamné ; les exemplaires qui en avaient
déjà été répandus furent recherchés et brûlés par ordre du. tribunal. Le
philosophe lui-même quitta Athènes, probablement avant la condamnation, pour
se rendre en Sicile ; il fit naufrage en route et trouva la mort dans les flots.
Si, nous ne faisons erreur, son ami Eupiride lui a consacré un souvenir dans la
tragédie de Palamède, représentée au printemps de l'an 415. « Ah!
s'écrie-t-il dans les deux derniers vers du chœur, vous l'avez tué, le tout
sage, hélas ! l'innocent rossignol des Muses ! »
Protagoras, surnommé lui-même la « Sagesse », devait sans doute rappeler
l'inventeur Palamède, envié à cause de sa sagesse, et qui avait été, comme
lui, victime d'une odieuse accusation. Mais il nous est difficile de nous faire
une idée claire de ce qui a excité l'admiration des contemporains. Des
fragments qui forment ensemble une vingtaine de lignes au plus, et dont
l'interprétation donne lieu aux plus vives discussions ; des témoignages
fortement empreints de malveillance, amas chaotique d'informations, pour une
part sans autorité, et pour l'autre incompréhensibles, transmis par la main
d'un compilateur vraiment misérable ; enfin la brillante, mais tendancieuse
description de Platon, contredite d'ailleurs par les allusions platoniciennes
dans lesquelles se mélangent les faits et les inférences, le sérieux et le
plaisant - tels sont les matériaux dont nous disposons pour reconstruire
l'image de cet homme considérable.
Protagoras
était en première ligne un maître habile et renommé. Comme tel, il avait
réfléchi au problème de l'éducation. Ses opinions sur ce sujet dénotent un
esprit libre de toute étroitesse, calme et bien équilibré. « Les
dispositions naturelles, l'exercice et l'enseignement sont indispensables, et
nous devons apprendre dès notre jeunesse. - Ce n'est rien que la théorie sans
la pratique, rien que la pratique sans la théorie. - La culture ne germe pas
dans l'âme, à moins qu'on né descende à une grande profondeur ». Tel est le
sens de quelques-uns des fragments qui nous ont été conservés, et dont le
dernier rappelle d'une manière étonnante un mot profond des Évangiles
(Matthieu XIII, 5.) (05). Le premier, Protagoras a
introduit la grammaire dans l'enseignement. Qu'aucune tentative, pas même la
plus timide, n'ait été faite avant lui pour distinguer les formes du langage,
pour les classer et les ramener à des principes, c'est là un des faits les
plus remarquables dans l'histoire de l'esprit grec. Quelques-unes des
distinctions les plus grossières et les plus évidentes, celle par exemple
entre le verbe et le substantif, avaient déjà trouvé leur expression dans la
langue ; mais il s'en fallait de beaucoup que ces notions élémentaires fussent
définies avec précision ou que les noms en fussent employés d'une manière
conséquente. Ce que c'est qu'un adverbe ou une préposition, quelles règles
président à l'emploi des modes et des temps, voilà de quoi un Pindare ou un
Eschyle n'avaient jamais entendu parler. La langue grecque était arrivée à sa
plus haute perfection avant qu'on eût essayé de se rendre le moindre compte
des lois qui la régissent. Ce fait ne renferme-t-il pas plus d'un enseignement
profitable? Le juste emploi de la langue n'est-il pas en une grande mesure
indépendant de l'application consciente de ses règles? Est-il nécessaire,
est-il même avantageux de faire pénétrer dans le cerveau de l'enfant le
flambeau des abstractions logico-grammaticales? Autant de questions que nous
n'avons pas à discuter ici. Mais à une époque où la curiosité scientifique
était pleinement éveillée, où elle s'efforçait de coordonner tous les
matériaux de la connaissance, où elle s'enquérait partout des raisons et des
règles, il était tout naturel que le principal instrument, le principal
véhicule de la pensée devînt l'objet d'une étude raisonnée.
Protagoras réunit ses recherches grammaticales dans un livre auquel il donna le
titre de Correction du langage. Ce titre indique en quelque mesure
l'intention de l'auteur. De la seule méthode vraiment profitable de considérer
les langues, c'est-à-dire de la méthode historique, il était certainement
aussi éloigné que toute l'antiquité. Toutefois la codification des règles du
langage offrait un vaste champ d'activité. Et une telle entreprise ne pouvait
guère être tentée dans une époque si fière de sa raison sans être, par-ci
par-là, accompagnée de tentatives de réforme. La connaissance d'une règle
amenait à s'en demander le motif ou - selon l'opinion régnante à cette
époque - l'intention qui avait guidé le législateur du langage. Or on trouva
que cette intention n'avait été réalisée ni complètement ni avec
conséquence, et l'on fut tenté de rétablir l'œuvre du législateur dans sa
pureté primitive en écartant les exceptions apparentes, à peu près comme on
fait disparaître d'un texte corrompu les fautes des copistes. C'est dans cet
esprit que Protagoras - en qui nous avons de bonnes raisons de voir un partisan
de la théorie conventionnelle du langage (cf. p. 414) - paraît s'être occupé
des problèmes linguistiques (06). La connaissance
des règles reposant sur l’observation, et les instructions quelle peut
fournir pour remploi correct de la langue, tel était probablement le contenu
essentiel de ce livre ; on y trouvait aussi quelques indications relatives à
des réformes. De même qu'il avait distingué les temps du verbe, il distingua
le premier les modes de l'énonciation. Il nommait ces derniers les « troncs »
du discours et y rangeait le « vœu », la « question », la « réponse » et
l' « ordre », et ces quatre catégories d'idées; il les trouvait exprimées -
en y mettant sans doute quelque violence en un cas - dans les quatre modes du
verbe que nous nommons optatif, conjonctif, indicatif et impératif. Il semble
avoir cherché de préférence dans Homère les exemples de ces règles et
d'autres règles du langage, et en même temps Ies dérogations qu'il croyait y
constater. Car ce ne peut guère être par hasard que, sur les trois seules
remarques grammaticales de Protagoras qui nous soient parvenues, deux se
rapportent aux deux premiers mots du premier vers de l'Iliade. Il a évidemment
pris plaisir à relever des incorrections de langage dans les poèmes les plus
vantés, et dont le contenu avait déjà été pris si vivement à partie par la
critique de Xénophane. L'impératif, dit-il, a été employé à tort dans les
mots « Chante, déesse, la colère...» puisque le poète n'entend pas adresser
à la Muse un ordre, mais seulement un vœu ou une prière. De plus, le mot qui,
en grec, signifie colère (m°niw), est
considéré comme féminin, tandis que le genre masculin lui conviendrait mieux.
Sur la portée de ce blâme, nous ne pouvons faire que des conjectures. On l'a,
avec raison sans doute, compris dans ce sens que le sentiment dé la colère
présente un caractère plutôt masculin que féminin. Mais il n'est nullement
probable que Protagoras ait été assez hardi pour entreprendre de réformer de
fond en comble les genres dans tout le domaine de la langue grecque. La
témérité d'une telle tentative aurait sans doute produit une sensation
considérable, et nous n'en serions pas réduits, sur ce sujet, au passage dans
lequel Aristote s'occupe, en passant, de ce mot et d'un 'autre. Voici,
semble-t-il, de. quoi il s'agissait exactement.
Dans aucun domaine la formation désordonnée de la langue ne se manifeste d'une
manière aussi évidente que dans l'attribution des genres aux noms de choses.
Plusieurs familles de langues ont envisagé une large proportion d'objets
inanimés comme animés, et par conséquent les ont considérés en partie comme
mâles, en partie comme femelles. Ce fait remarquable découle du même instinct
de personnification que nous avons vu jouer un rôle si important à l'origine
de la religion (cf. p. 15 sq.). À cet instinct proprement dit s'est associé un
sentiment extrêmement fin et délicat de l'analogie, auquel s'est révélé
comme masculin tout ce qui était énergie, activité, vigueur, netteté,
âpreté, dureté, et comme féminin tout ce qui était repos, passivité,
calme, douceur, mollesse. Mais à ces analogies de sens s'opposaient des
analogies de formes, et les deux influences se sont croisées sur bien des
points. Lorsqu'une terminaison de substantif eut été attribuée de
préférence à l'un des sexes, un mot nouveau de même nature reçut souvent le
même genre sans égard à sa signification ; dans d'autres cas et surtout aux
époques où la force créatrice de la langue était encore dans toute sa
vigueur, la considération du sens l'emporta sur celle de la forme. C'est
pourquoi les règles des genres, basées tantôt sur la communauté de sens,
tantôt sur celle de forme, offrent cette foule déconcertants d'exceptions qui
fait le désespoir de nos écoliers. On comprend donc que Protagoras, peu porté
- en sa qualité de fils d'une époque intellectualiste - de sympathie pour les
créations naïves des temps primitifs (cf. p. 409) et ami de la régularité et
de la raison, comme nous le verrons, ait essayé d'apporter par-ci par-là un
peu d'ordre dans cette confusion. Le second exemple authentique de la critique
qu'il exerça dans ce domaine se rapporte à un mot qui signifie casque (p®lhj),
et dont il voulait faire également un mot masculin au lieu de féminin. Il est
pour le moins très improbable qu'il suivît en cela un principe général en
vertu duquel tous les substantifs se rapportant à la guerre - occupation
masculine - devraient être masculins. Il se laissa bien plutôt guider par une
considération plus modeste. La terminaison j
est, dans la règle, un signe du genre féminin, mais cette règle n'est
nullement sans exceptions. Et parmi ces exceptions se trouvent trois mots qui
désignent des objets d'équipement militaire (07),
Il trouva sans doute la raison de cette exception dans l'analogie de sens de ces
trois mots, et c'est à cause de cela qu'il voulait attribuer le même genre au
quatrième mot de cette catégorie. À l'égard du mot m°niw,
dont nous avons parlé plus haut, sa critique peut avoir tiré argument du fait
que la terminaison iw est loin de n'appartenir
qu'à des substantifs féminins. Quant à la plaisanterie d'Aristophane, que
l'on a avec raison rapportée à la tentative de réforme de notre sophiste,
nous ignorons si elle était, ou non, fondée en fait. Si l'on en croit le
poète comique, Protagoras aurait voulu suppléer à une lacune de l'ancienne
langue, qui employait aux deux genres le mot correspondant à notre mot coq, et
donner à ce mot une forme féminine sur l'analogie d'autres exemples, comme
nous le ferions en français si nous disions, coq, coquesse, comme nous disons
tigre, tigresse (08).
D'autres
faces encore de l'activité de Protagoras nous montrent que l'idée de la
correction était chez lui l'idée vraiment dominante (09).
Un des ouvrages dans lesquels il traitait de l'éthique était intitulé De
la conduite incorrecte des hommes; nous ne savons comment il. y envisageait
la morale, mais, selon toute probabilité, il ne s'y montrait pas trop original
et ne à'écartait pas outre mesure du point de vue grec. Un autre de ses
écrits relatifs à la philosophie morale portait pour titre : Le Discours
impératif, titre qui concorde bien avec le ton de certitude dogmatique et
d'emphase dans lequel Platon fait parler Protagoras lorsqu'il s'efforce de
caractériser sa manière. Le contenu de son livre Sur l'État ou Sur la
Constitution nous est complètement inconnu. Il est bien possible qu'il y
ait discuté la question de droit pénal dont nous allons nous occuper, et qu'il
ait essayé d'y déterminer quel était l'homme vraiment coupable « selon
l'opinion correcte ». À ce propos, nous rappelons la plaisanterie de Platon
sur la tendance de Protagoras de ramener l'ensemble des actions, de la conduite
des hommes à des arts, c'est-à-dire à des systèmes de règles, et nous
croyons pouvoir en rapprocher deux phrases du traité Sur l'Art
mentionné plus haut (p. 447), dont le fond et la forme nous font bien souvent
songer à Protagoras : «Comment n'y aurait-il pas d'art lorsque le correct et
l'incorrect ont chacun leur limite assignée? Car je vois une absence d'art dans
ce qui ne détermine ni le correct ni l'incorrect. » Cette vive aspiration à
une conception rationnelle, à la rationalisation de tous les domaines de la
vie, où nous avons déjà vu la caractéristique de toute l'époque, et qui
devait atteindre son plus grand développement dans le Socratisme, cette
aspiration était déjà extrêmement vive chez Protagoras. La preuve, c'est
qu'il a osé traduire devant le tribunal de la raison les créations du droit
aussi bien que celles du langage. Ce que nous savons de lui sous ce rapport se
réduit à peu de chose, mais est tout à fait significatif.
Les mauvaises langues d'Athènes trouvaient plaisir à parler d'un entretien de
plusieurs heures que le plus grand homme d'État de la cité aurait eu avec le
sophiste étranger, et dont le thème paraissait peu digne d'accaparer le temps
et d'exciter l'intérêt du premier, tout au moins, des interlocuteurs. Dans un
concours, un joueur avait, par inadvertance, tué un de ses concurrents d'un
javelot mal dirigé. Périclès et Protagoras discutèrent, dit-on, un jour
durant sur la question de savoir qui devait en être puni : était-ce
l'organisateur du jeu, celui qui avait lancé le javelot, ou enfin le javelot
lui-même? C'est avant tout le dernier terme de cette question qui excite notre
étonnement et nous porte à ne voir dans toute cette histoire, en dépit de
l'autorité qui la garantit, qu'une mauvaise plaisanterie. En réalité, c'est
pourtant ce terme qui nous fournit la clef du problème. À nos yeux, la
condamnation d'objets inanimés est parfaitement absurde, aussi bien que
l'exécution d'animaux sans raison. Mais, à cet égard, l'antiquité pensait
autrement que nous. Et non seulement l'antiquité grecque. Le droit hellénique
comme le droit romain, l'ancien droit norvégien comme l'ancien droit de la
Perse, le droit hébreu comme le droit slave, connaissent les procès faits à
des animaux. Tout le moyen âgé en est rempli. Et même ils franchissent et
dépassent de beaucoup les limites des temps modernes. Les actes judiciaires de
la France nous parlent de taureaux et de porcs qui, au XVme et au XVlme siècle,
et même encore au commencement du XVIIme, ont terminé leur vie sur le gibet.
Les dernières traces de cet usage encore aujourd'hui vivant en Orient se
trouvent en Occident en 1793 et en 1845 ! À la première de ces dates,
Cambacérès était occupé à préparer la réforme judiciaire qui fut
consacrée par le Code Napoléon. Si ce juriste de l'école moderne avait
assisté, le 27 brumaire de l’an II, à l'exécution d'un chien qui eut lieu
dans la maison Au Combat de Taureau, son étonnement n'eût guère été
plus grand que celui du sophiste grec quand il voyait condamner, purifier et
bannir du pays, des armes ou d'autres objets qui avaient causé la mort d'un
homme (10). Il est donc tout à fait possible que
ce dialogue se soit engagé à propos d'un cas de cette nature. Mais il
n'est-pas à supposer que les interlocuteurs s'en soient tenus à ce sujet. «
C'était une discussion, disait déjà Hegel, sur la grande et importante
question de la responsabilité (11) ». Ou plutôt
encore, selon nous, il s'agissait de la question plus grande et plus importante
encore du but de la punition. Protagoras était homme à greffer sur ce cas
d'éclatante déraison ou d' « incorrection », comme il le disait sans doute -
cas familier assurément à ceux qui suivaient les affaires traitées au
tribunal voisin du Prytanée - une discussion de principe, et à l'élever
graduellement jusqu'aux plus hauts sommets. Il était homme à examiner la
valeur et l'essence du droit criminel établi, à en mettre à nu les racines
principales - instinct de représailles et besoin d'expiation, - à se demander
s'il est vraiment permis, pour de tels motifs, d'infliger de cruelles
souffrances aux membres de la société, et enfin à chercher une base plus
solide pour le droit pénal. Et nous n'en sommes pas réduits à des conjectures
sur la question de savoir où il trouva cette base et en quoi consistait le
noyau positif de son exposition. En effet, dans le Protagoras, Platon met
dans la bouche du sophiste une protestation formelle contre la simple et
brutale. vengeance, et lui fait proclamer solennellement la théorie de
l'intimidation (12). Il nous semble, en
l'entendant, nous retrouver dans l'appartement de Périclès; suivre le dialogue
à la fois sérieux et animé qui s'y déroule, et en saisir mieux le sens
profond que ne l'a pu ou ne l'a voulu celui à qui nous. en devons la
connaissance, Xanthippe, le fils dégénéré du grand homme d'État, ou que
celui à qui il l'a raconté, le bavard pamphlétaire Stesimbrotos.
Quelle
a été l'attitude de cet esprit si pénétrant dans sa critique des problèmes
de la théologie? Le premier autodafé littéraire, que nous avons eu le triste
devoir de raconter plus haut, a consumé l'exacte réponse que nous aimerions
faire à cette question. Nous n'avons conservé dans son intégrité qu'une
seule phrase du livre condamné, celle qui se trouvait en tête : « À l'égard
des dieux, je ne puis savoir ni qu'ils sont, ni qu'ils ne sont pas ; car
beaucoup de choses empêchent de le savoir, surtout l'obscurité de là question
et la brièveté de la vie humaine (13) ». Une
foule de questions se posent à nous ici, et avant tout celle-ci : quel peut
avoir été le contenu d'un livre dont la première phrase déjà signale
l'objet comme hors des prises de la connaissance humaine, et, en fait,
semble-t-il, le met hors de cause ?
Pour les résoudre, nous en sommes réduits à envisager avec toute la
pénétration possible les quelques mots qui nous ont été conservés, et à en
faire sortir tout, ce qu'ils contiennent. Tout d'abord, ce qui frappe notre
esprit, c'est ce mot savoir qui, par sa répétition, acquiert un relief
particulier : Savoir et croire : deux termes que les anciens, dans le domaine
qui nous occupe, ont distingués avec tout autant de rigueur que nous avons
l'habitude de le faire nous-mêmes. Nous avons à peine besoin de rappeler la
distinction précise et féconde que faisait Parménide entre la connaissance et
l'opinion (cf. pp. 193 et 224). L'usage habituel de la langue exprimait aussi
les convictions religieuses, notamment la croyance en Dieu, par un mot (nomÛzein)
qui n'a absolument rien de commun avec la connaissance scientifique. Nous devons
donc, conformément à l'importante indication de Christian Auguste Lobeck,
tenir pour certain que le thème de l'ouvrage n'était pas la croyance en Dieu,
mais la connaissance des dieux (14). Plusieurs
circonstances, d'ailleurs, rendent au plus haut degré improbable que Protagoras
ait eu l'intention de combattre ou même seulement de mettre en doute la
première. Platon nous fait part du curieux procédé par lequel le sophiste
coupait court à toute discussion au sujet des honoraires qui lui étaient dus.
Lorsqu'un jeune homme, ses études terminées, se refusait à payer la somme que
lui réclamait son maître, celui-ci le conduisait dans un sanctuaire et lui
faisait déclarer, sous la foi du serment, à combien il évaluait lui-même
l'enseignement qu'il avait reçu (15). Une autre
preuve, non négligeable, se trouve dans la façon dont Protagoras, selon
Platon, décrivait les débuts de la société humaine. Si le sophiste s'était,
ne fût-ce qu'à la fin de sa vie, révélé comme opposé au culte des dieux,
l'écrivain le plus habile à caractériser ses personnages eût-il mis dans sa
bouche un mythe qui, du commencement à la fin, ne parle que des dieux et de
leur intervention dans les destinées des hommes ; un mythe dans lequel se
trouve la phrase suivante : « Comme l'homme avait part au divin, il fut tout
d'abord, en raison de sa parenté avec la divinité, le seul entre tous les
êtres à croire aux dieux, et se mit à leur élever des autels et des statues
? » Cela n'est guère croyable. Ainsi donc tout nous conduit à penser que,
dans ce fragment, ce n'est pas la croyance aux dieux qui est mise en cause, mais
seulement la connaissance scientifique ou rationnelle de leur existence. Le mot
que nous avons traduit par obscurité présente une nuance de sens particulière
; il exprime surtout le fait de ne pouvoir être perçu par les sens. Dans cette
phrase, donc, si Protagoras invoque l'obscurité comme obstacle à la
connaissance, ce qu'il veut dire exactement, c'est que les dieux ne peuvent
être les objets de la perception sensible directe (16).
Mais quand la perception lui fait défaut, l'esprit humain recourt à
l'inférence ; cela est vrai d'une manière générale, et bien des faits nous
montrent que cette distinction était familière à l'époque dont nous parlons.
La mention de la brièveté de la vie ne peut donc signifier qu'une chose :
c'est que le peu de jours qu'il nous est donné de vivre ne mettent pas à notre
disposition des faits d'expérience suffisants pour pouvoir en conclure à
l'existence ou à la non-existence des dieux. Voilà tout ce qui ressort avec
certitude de ce mémorable fragment. Le reste est conjecture. Pour pouvoir nous
y livrer sans nous engager sur un terrain peu solide, il nous faudrait savoir à
quelles tentatives contemporaines de preuve pour ou contre Protagoras faisait
allusion quand il les déclarait insuffisantes et recommandait, à leur égard,
la suspension de jugement comme la seule méthode saine de pensée. Quoi qu'il
en soit, en rappelant les limites étroites de la connaissance humaine à ceux
qui affirmaient ou niaient avec une assurance injustifiée, il a marqué une
date importante dans l'histoire du développement de l'esprit scientifique.
Peut-être se fût-il associé à ces mots qu'Ernest Renan écrivait en 1892,
peu avant sa mort : « Nous ne savons pas, voilà tout ce qu'on peut dire de
clair sur ce qui est au delà du fini. Ne nions rien, n'affirmons rien ;
espérons (17). »
De
la théologie à la métaphysique, il n'y a qu'un pas. Encore ici, nous en
sommes réduits à une seule phrase pour pénétrer le contenu de tout un livre.
Ce livre est cité sous trois titres différents : Sur l'Être, la
Vérité et Les Discours terrassants (18).
Le dernier de ces titres nous indique que la polémique y occupait une place
considérable, et nous ne sommes pas dépourvus de tous renseignements sur le
but que poursuivait l'auteur. Le néo-platonicien Porphyre, qui mourut peu
après l'an 300 de notre ère, et qui a pu lire l'œuvre entière, nous apprend
que les traits de Protagoras visaient les Éléates. Quant à la phrase qui nous
a été conservée, elle se trouvait en tête du livre, et elle est conçue en
ces termes : « L'homme est la mesure de toutes choses : de celles qui sont,
qu'elles sont, et de celles qui ne sont pas, qu'elles ne sont pas. »
L'analogie, quant au style, du fragment métaphysique avec le fragment
théologique saute aux yeux, mais la nécessité d'une interprétation
rigoureuse n'est pas moins évidente. Il y a lieu, tout d'abord, d'établir ce
que ce fragment important, et malheureusement tout à fait isolé, ne peut pas
signifier. Il ne peut avoir un sens éthique ; c'est à tort qu'on y verrait le
schiboleth du subjectivisme moral, bien qu'il ait souvent été invoqué comme
tel par des écrivains populaires. Car ni les termes, dans lesquels il est
conçu, ni les attaques, auxquelles il servait de point départ contre la
doctrine éléate de l'unité, n'offrent le moindre appui à une telle
interprétation. La phrase qui déclare l'homme mesure de toutes choses - la
proposition homo-mensura - se rapportait, cela est entièrement hors de cause,
à la théorie de la connaissance. De plus « l'homme » qui est opposé à
l'ensemble des choses ne peut raisonnablement être l'individu, mais seulement
l'homme en général. Il n'est, en tous cas, pas nécessaire de prouver que
c'est là la signification la plus naturelle, celle qu'adoptera le lecteur non
prévenu. Tel a été le cas de Goethe, par exemple. Le grand poète allemand
n'a touché qu'une fois, et en passant, au mot de Protagoras, mais, guidé par
l'instinct d'un esprit supérieur, il l'a mieux saisi que d'innombrables
éditeurs. « Nous pouvons, écrit-il, observer, mesurer, calculer, peser la
Nature ; mais ce n'est que selon notre mesure et notre poids, puisque l'homme
est la mesure des choses (19) ».
Mais si, de prime abord, l'interprétation au sens générique parait
préférable, on peut, pensons-nous, en démontrer rigoureusement l'entière
certitude. En effet, quiconque s'en tient à l'interprétation traditionnelle,
au sens individualiste - qui est celle des spécialistes et qui n'est ébranlée
sérieusement que depuis peu - peut choisir entre deux voies, mais entre deux
voies d'erreur. Car l'Une peut à la rigueur se concilier avec les faits, mais
en faisant violence à la langue, tandis que l'autre respecte la langue, mais ne
s'accorde pas avec les faits. Si Protagoras voulait déclarer l'individu mesure
de toutes choses, il devait penser ou bien aux propriétés ou bien à
l'existence des choses. La première hypothèse est celle que nous ne disons pas
absolument inadmissible au point de vue des faits. Car les différences
individuelles des perceptions sensibles avaient déjà commencé à cette
époque à attirer l'attention des philosophes. Mais elle se heurte
indiscutablement à la grammaire, car elle donne le sens de « comme » au petit
mot grec que, avec la grande majorité des interprètes compétents, nous
traduisons par « que », en nous appuyant sur de nombreux exemples parallèles
qui ne laissent aucun doute, et en particulier sur le fragment de Protagoras
relatif aux dieux. On peut en outre faire remarquer qu'autrement le membre de
phrase négatif (de celles qui ne sont pas, comme elles ne sont pas) n'aurait
aucun sens raisonnable; qui, en effet, aurait jamais eu l'idée de s'enquérir
des qualités négatives de ce qui n'a aucune existence? En troisième lieu, et
enfin, la place donnée à cette phrase au commencement de tout un livre, les
termes généraux dans lesquels elle est conçue (mesure de toutes choses,
etc.), la grande importance que l'auteur lui attribuait certainement, - tout
cela ne permet guère d'admettre qu'il ait voulu proclamer une vérité, non
sans importance sans doute, mais pourtant subordonnée et spéciale, celle de la
variation, d'individu à individu, des perceptions sensibles (le miel paraît
amer à celui qui a la jaunisse, etc.). Quant à la seconde interprétation
individualiste, elle est réfutée par une simple considération. Que signifie
que l'individu humain soit déclaré le canon ou la mesure de l'existence des
choses? Si cela signifiait quelque chose, cela signifierait seulement la
complète négation de la réalité objective en tant que connaissable pour nous
; ce serait l'expression - très maladroite d'ailleurs - de cette théorie de la
connaissance que nous appelons aujourd'hui la théorie phénoménaliste, et qui
était représentée dans l'antiquité par l'école socratique de Cyrène, en
Afrique. C'est le point de vue dans lequel il n'y a de place ni pour les choses,
ni pour le concept de l'être objectif ou de l'existence en général, mais
seulement pour les impressions subjectives. Or des motifs internes aussi bien
que des motifs externes empêchent absolument de croire que la doctrine de
Protagoras coïncidât avec celle. d'Aristippe et de ses successeurs.
Résumons notre raisonnement. Le célèbre et très controversé fragment qui se
trouvait en tête des Discours terrassants concerne la théorie de la
connaissance. L'« homme » dont il y est question n'est pas tel ou tel
exemplaire de l'espèce ; ce n'est pas Pierre ou Paul, mais l'homme en général
; la proposition a une signification générique et non individuelle. Enfin,
l'homme est déclaré mesure non pas des propriétés, mais de l'existence des
choses. Le témoignage de Porphyre relatif à la polémique dirigée contre la
doctrine éléate nous permet d'ailleurs d'approfondir ce texte important. Il
nous fait songer en tout premier lieu à Mélissos, le contemporain le plus
immédiat de Protagoras, et, par la plus curieuse des rencontres, il se trouve
que la « thèse de Mélissos » est exactement la contre-partie de celle de
Protagoras. La répudiation éléate du témoignage des sens revêt chez
Mélissos cette expression tranchante : « Il s'ensuit donc que nous ne voyons
ni ne connaissons l'Être (proprement les êtres) ». À cette négation
sommaire de la réalité du monde sensible s'oppose, chez Protagoras, une
affirmation tout aussi sommaire. L'homme ou la nature humaine est la mesure de
l'existence des choses. Ce qui revient à dire : le réel seul peut être perçu
par nous; l'irréel ne peut en aucune manière faire l'objet de notre
perception. Et, dans ces pensées fondamentales, -fondées nous ne savons
comment - se trouve évidemment impliquée cette pensée accessoire qu'appelle
l'emphase donnée au mot homme : nous autres hommes, nous ne pouvons franchir
les limites de notre nature ; la vérité, pour autant du moins qu'elle nous est
accessible, doit se trouver en dedans de ces limites ; si nous rejetons le
témoignage de nos facultés perceptives, de quel droit pouvons-nous avoir
confiance dans nos autres facultés, et surtout où nous reste-t-il matière à
connaissance? Plus que cela, où devons-nous chercher un critère de vérité,
et quel sens pouvons-nous attacher aux mots vrai et faux dès que nous avons
rejeté en bloc la seule vérité qui existe pour nous, la vérité humain (20)?
Dans le traité Sur l'Art, que nous avons déjà mentionné plus d'une
fois, la proposition de Protagoras se rapproche davantage encore, pour la forme,
de celle de Mélissos, et à cause de cela s'y oppose d'une manière plus vive.
Elle est formulée en ces termes : « L'Être (plus exactement les êtres) est
toujours vu et connu ; mais le non-être (plus exactement les non-êtres) n'est
jamais ni vu ni connu ». Comment peux-tu, crie à peu près l'auteur à
Mélissos, prétendre que les choses perçues par nous soient irréelles?
Comment l'irréel pourrait-il s'offrir à notre perception? « Car si, dit
l'auteur dans la phrase qui précède immédiatement celle que nous venons de
citer, le non-être peut être vu aussi bien que l'Être, je ne sais comment on
peut le tenir pour le non-être. Ne peut-on pas le voir par les yeux et le
connaître par l'esprit en qualité d'Être? Mais il n'en est sans doute pas
ainsi; bien plutôt l'Être... etc. » Suit la proposition ci-dessus. Dans ce
passage, dont on ne saurait exagérer l'importance, le raisonnement est comme
illuminé d'un rayon de pensée relativiste ou phénoménaliste. L'auteur est
très fermement convaincu qu'à nos perceptions correspond chaque fois un objet
perceptible, une réalité objective. Mais même si, contre toute attente, ce
n'était pas le cas, même alors, pense-t-il, l'homme devrait admettre comme tel
ce que ses facultés perceptives lui font apercevoir. Ce serait, dirions-nous si
nous voulions compléter sa pensée, sa vérité, la seule qui lui soit
accessible, la vérité relative ou humaine. « Mais tel n'est sans doute pas le
cas ! » Par là, du point de vue relativiste qui vient de briller à ses yeux
comme un éclair, l'écrivain revient aussitôt à l'antique et naïve
conception du monde.
Cette réhabilitation du témoignage des sens doit avoir créé entre Protagoras
et les naturalistes le rapport exactement contraire de celui qui existait entre
ceux-ci et le philosophe « anti-naturaliste », « l'homme du complet repos »
qu'était Mélissos (cf. p. 179). En réalité, nous ne trouvons pas seulement
dans l'écrit Sur l'Art, comme nous venons de le montrer, la proposition
de l'homo-mensura, mais encore les doctrines fondamentales d'une méthode et
d'une philosophie strictement empiriques. Nous reviendrons plus tard sur ce
point; mais nous ferons pourtant encore une remarque. Le seul et bien maigre
témoignage que nous ayons au sujet de l'activité que déploya Protagoras dans
le domaine des mathématiques - sur lesquelles il a écrit un livre - nous
renseigne également sur la tendance empirique de sa pensée. « La règle
(c'est-à-dire la tangente) ne touche pas la circonférence en un point
seulement : voilà à quoi Protagoras a rendu attentif dans sa polémique contre
les géomètres». Tels sont à peu près les termes dans lesquels s'exprime
Aristote pour appuyer la remarque qu'il venait de faire lui-même : « Car les
lignes perceptibles par les sens ne sont pas telles que le géomètre les
suppose ; rien de qui se perçoit par les sens n'est ainsi droit ou ainsi courbe
(21) ». C'est-à-dire, pour parler avec
John-Stuart Mill: « Il n'y a pas d'objets. réels qui correspondent
complètement aux définitions (géométriques); il n'y a pas de points sans
étendue, pas de lignes sans largeur; pas de lignes non plus parfaitement
droites, pas de circonférences dont tous les diamètres soient exactement
égaux, etc. (22) ». Mais, sur ce sujet, il n'y a
jamais eu de désaccord entre les représentants des tendances les plus
divergentes. Le désaccord ne se manifeste que lorsqu'on vient à se demander si
les définitions de la géométrie ont été déduites du monde sensible et ne
sont par conséquent que des abstractions approximativement vraies, quoique
répondant bien aux buts de la science, ou si elles sont d'origine suprasensible
et sont l'expression de la vérité absolue. On ne peut guère douter que
Protagoras n'ait souscrit à la première opinion; il est même probable qu'il
fut le premier à l'exprimer, et fut par conséquent le précurseur de ces
penseurs qui, comme sir John Leslie, Sir John Herschel, J.-S. Mill et enfin
Helmholtz au XIXme siècle, ont soutenu que les connaissances géométriques -
axiomes aussi bien que définitions - sont d'origine expérimentale.
Ainsi donc, la méthode du sophiste d'Abdère était exclusivement
expérimentale, et la constatation que nous venons de faire nous est confirmée
par Platon. Selon ce dernier, en effet, la proposition homo-mensura est tout à
fait identique à cette thèse que « la connaissance est la perception
sensible», et revient à dire que toute science repose sur la perception. Mais
nous ne pouvons faire plus ample usage des témoignages platoniciens pour cette
simple raison que les déclarations ultérieures de Platon à ce sujet ne sont
pas des témoignages, mais tendent toutes à dériver de la proposition de
Protagoras les conséquences réelles ou prétendues qu'elle implique. Si les
perceptions sensibles, conclut à peu près Platon, ne contiennent que la
vérité, et si la perception d'un individu diffère fréquemment de celle d'un
autre individu, il résulte de cette proposition que des perceptions
contradictoires contiennent la même mesure de vérité. Et comme Protagoras, en
cela semblable à la plupart de ses contemporains, n'a pas toujours distingué
avec la rigueur nécessaire entre les perceptions réelles et les conclusions
que l'on en tire, Platon déduit de sa proposition cette conséquence
ultérieure que même des opinions contraires sont également véritables ou, en
un mot, que ce qui paraît être vrai à chacun, est en effet la vérité pour
lui ! Et c'est ainsi que nous aboutissons à la fameuse doctrine que l'on
endosse à Protagoras, et à laquelle on fait encore trop d'honneur en la
qualifiant d'extrême subjectivisme ou de scepticisme. En effet, elle porte un
coup fatal à toute prévision, à toute science. Et cependant ce prétendu
négateur de toute vérité objective, et par conséquent de toute norme
universelle, a, pendant plus de quarante ans, enseigné, parlé et écrit dans
les contrées les plus diverses de la Grèce, partout recherché, admiré et
applaudi ; il a non seulement formulé une foule de maximes positives, mais il a
su leur donner la forme la plus pénétrante et la plus impressive, et les a
proclamées avec l'autorité d'un moraliste ou d'un prédicateur. Ce prétendu
iconoclaste, comme nous l'avons déjà vu, et comme nous aurons encore
l'occasion de le voir, a visé au rôle de législateur dans les domaines les
plus divers du savoir, et la distinction entre le correct et l'incorrect, entre
ce qui est conforme à la règle et ce qui ne l'est pas, a occupé dans sa
pensée une place que l'on ne saurait trouver trop petite, mais qu'on serait
plutôt tenté de trouver trop grande.
Mais, ne manquera sans doute pas de nous demander l'un ou l'autre de nos
lecteurs, n'avons-nous pas recueilli des lèvres mêmes du sophiste des
déclarations sceptiques? Ne nous a-t-il pas révélé ses doutes sur
l'existence des dieux dans des termes qui témoignent d'une manière éclatante
de ses dispositions intellectuelles ? Cela est parfaitement vrai. Et,
précisément, ce fragment sur les dieux va nous fournir la preuve définitive
et irréfutable que le genre de scepticisme dégagé par Platon de la
proposition homo-mensura était tout à fait étranger à son auteur. Car
Protagoras motive sa suspension de jugement, dans ce cas isolé, par des raisons
de fait tirées de la nature même de ce problème particulier. Personne n'a
jusqu'ici - nous dit-il à peu près, - vu des dieux ; quant à reconnaître
avec quelque certitude ou à nier les traces de leur activité dans le cours des
choses, la durée de la vie humaine n'est pas assez grande, et le champ de nos
observations dans le temps trop étroit pour cela. C'est pourquoi à cette
question on ne peut donner aucune réponse catégorique, pas plus dans le sens
affirmatif que dans le sens négatif. Mais si la maxime que « ce qui paraît
être vrai à chacun est en effet la vérité pour lui » avait réellement
été l'étoile sur laquelle se dirigeaient ses pensées, sa réponse
n'eût-elle pas été tout autre ? N'aurait-il pas dû, alors, déclarer que les
dieux existent pour ceux qui croient en eux, :et n'existent pas pour ceux qui
n'y croient pas?
Mais ce ne sont pas seulement les trop rares déclarations authentiques du
sophiste qui s'opposent à ce que l'on reconstruise ainsi son système. Platon
lui-même a témoigné contre cette interprétation. Dans son Protagoras,
il a tracé de cet homme une image assurément fidèle dans les traits
essentiels, quoique sous des couleurs un peu vives et avec plus d'un détail
accessoire fâcheux. Or cette image n'a pas un seul trait commun avec la
caricature qu'il nous donne dans le Théétète. Dans le premier de ces
dialogues, le penseur d'Abdère pèche, non point par défaut, mais plutôt par
excès de certitude et d'emphase dogmatique, tandis dans le second nous
l'entendons nier toute distinction entre la vérité et l'erreur. Et, notez-le
bien, dans le plus ancien, Protagoras nous est donné comme vivant; dans
l'autre, de beaucoup postérieur, c'est un personnage mort depuis longtemps.
Là, le biographe le représente d'après des souvenirs récents et précis ;
ici, il n'a plus devant les yeux qu'une ombre vaine. Dans le Protagoras,
nous avons affaire à un homme ; dans le Théétète, nous ne rencontrons
plus qu'une formule. En s'abandonnant à l'intuition, Platon a peint un tableau
plein de vie ; en recourant à l'inférence, il n'a produit qu'un raisonnement
subtil et froid. Quiconque connaît réellement ce philosophe et est rendu
attentif à cette opposition saura, sans éprouver la moindre hésitation, où
chercher la vérité historique, et dans lequel de ces dialogues l'auteur s'est
proposé de la donner.
Nous aurons à rechercher et à faire voir la véritable intention qui guidait
l'auteur du Théétète, lorsque nous arriverons à l'étude de cette
oeuvre platonicienne. Mais nous sommes obligés d'anticiper un peu sur ce sujet.
La forme dialoguée a entraîné Platon dans une difficulté d'une espèce tout
à fait particulière. Il avait choisi comme principal interlocuteur son maître
Socrate. Mais il ne voulait et ne pouvait renoncer en aucune manière à exposer
et à discuter les doctrines post-socratiques. Il ne se préoccupait sans doute
pas outre mesure d'éviter les anachronismes. Il était pourtant inadmissible de
faire franchement prendre à partie par Socrate des théories qui n'ont vu le
jour qu'après sa mort. Il fallait, de toute nécessité, recourir à des
détours ; il s'agissait de trouver des expédients, et l'on sait que la
féconde imagination du poète-philosophe ne s'est jamais laissé prendre en
défaut. Une fois, par exemple, il suppose que Socrate apprend en songe
l'existence d'une doctrine, pour le simple motif que cette doctrine avait été
émise par son disciple Antisthène, et qu'il ne pouvait en avoir pris
connaissance par les voies ordinaires (23). Il
recourt à un artifice assez semblable dans le Théétète. Il y fait
exposer et combattre par Socrate une théorie de la connaissance qu'il nous
donne comme une « théorie secrète » de Protagoras, et qu'il représente
comme très différente de celle que le sophiste avait révélée « au gros tas
». Un admirateur enthousiaste de Protagoras, qui prend part à ce dialogue, et
qui connaît à fond l'œuvre métaphysique principale du sophiste, ne se montre
pas peu surpris de cette révélation. En d'autres termes, Platon dit à ses
lecteurs aussi clairement que le lui permet la forme d'art choisie par lui,
qu'il fait usage d'une fiction. En réalité il s'agit pour lui, comme on s'en
est aperçu depuis longtemps, mais sans que la chose ait été généralement
reconnue, de prendre position à l'égard de la théorie de la connaissance
formulée par Aristippe. Sans doute Platon aurait pu recourir à une autre
fiction. Mais cet artiste, qui nil molitur inepte, avait en vue un but
particulier, qui était d'établir une relation interne entre les doctrines
d'Aristippe et celles de Protagoras. Or l'interprétation de la proposition
homomensura, dont nous avons déjà parlé, forme le point de départ,
l'indispensable préparation de cette mystification transparente. Ici,
l'intention de Platon est de lutter lui-même avec les difficultés du problème
de la connaissance ; l'exposition et la discussion de la doctrine d'Aristippe
légèrement déguisée ne constituent qu'un pas dans ce long développement de
pensées, et c'est surtout par nécessité artistique qu'il recourt à une
fiction et mentionne le nom de Protagoras. Rien n'est plus étranger à son
dessein, par conséquent, que de mettre en lumière et d'apprécier la figure du
célèbre sophiste ; d'autre part, rien ne l'empêche et tout le sollicite de
séparer la proposition de Protagoras de son auteur aussi bien que de son
contexte; rien ne le porte à se demander dans quel sens cet auteur l'entendait
et quel usage il en avait fait; son intérêt le pousse à voir dans cette
formule telle signification que le texte lui permet d'y trouver. Ce serait faire
tort à Platon que de parler ici d'une violation de la vérité, car tout, dans
son oeuvre, tend à avertir le lecteur qu'il n'a point à y chercher
l'exactitude de l'histoire.
Mais ce à quoi l'on ne s'attendait pas est arrivé. Sans en avoir l'intention,
grâce à l'immense autorité de son nom, le « divin Platon » a, dans ce cas
particulier comme à l'égard de la prétendue sophistique, véritablement
faussé l'histoire. Presque toute l'antiquité, et la science moderne jusqu'aux
temps les plus rapprochés de nous, ont pris pour argent comptant
l'interprétation qu'il a donnée de cette proposition. Par-ci, par-là, on
entrevoit dans les ouvrages des écrivains antiques les indices d'un désaccord
avec Platon; mais la grande majorité d'entre eux n'ont pas même examiné
sérieusement le texte de ce court fragment. Cela ne doit pas trop nous
étonner, puisque Timon, né peu avant l'an 300 avant J.-C., n'avait pas pris la
peine - ses vers comiques en font foi - de comprendre correctement, au point de
vue grammatical, le fragment de Protagoras relatif aux dieux (24).
Par suite surtout de l'influence de Platon, les écrits des sophistes étaient,
comme nous l'avons vu, tombés dans le discrédit et ne trouvaient plus guère
de lecteurs ; mais, à ce facteur négatif d'erreur, s'en ajouta dans le cas
particulier un positif : l'interprétation ou plutôt le travestissement de
cette phrase dont se rendit coupable le chef de l'Académie. C'est pourquoi,
jusqu'à nos jours, personne n'a eu l'idée de se demander comment il fallait
combler le profond abîme qui s'ouvre, visible à tous les yeux, entre
l'exposition du Protagoras et celle du Théétète, comment le
passage relatif aux dieux et les autres fragments étaient compatibles avec le
prétendu scepticisme universel de leur auteur. Nos lecteurs ne manqueront sans
doute pas de nous demander si Aristote n'est pas aussi pour quelque chose dans
ce vaste malentendu. Oui et non. En deux endroits de sa Métaphysique, il
mentionne la proposition homo-mensura de façon à laisser supposer que Platon,
dans son Théétète, et en se répétant presque mot pour mot dans le Cratyle,
frère jumeau du Théétète, en avait donné une interprétation
authentique (25). Mais, dans un troisième passage,
il la comprend et la juge d'une manière tout à fait différente. Là «
l'homme » n'est plus pour lui l'individu, mais le représentant des qualités
de l'espèce ; l'interprétation individuelle a fait place à l'interprétation
générique. Et le mot de Protagoras, qu'il regarde ailleurs comme un paradoxe
dangereux, capable de mettre un terme à toute discussion, ne lui apparaît plus
qu'une prétentieuse trivialité : « Mais lorsque Protagoras dit que l'homme
est la mesure de toutes choses, cela signifie que celui qui sait ou celui qui
perçoit par les sens est là mesure, et cela parce que celui-ci possède la
perception sensible, celui-là la science, que nous caractérisons comme la
mesure de leurs objets. Si vide que soit donc la proposition de Protagoras, elle
a pourtant l'air de dire des choses extraordinaires (26)
».
On reprochera à l'exposition que nous venons de faire non seulement de briser
avec la tradition qui a prévalu dès l'antiquité, mais encore d'être
incomplète. Et ce ne sera pas, nous devons le reconnaître, sans quelque
apparence de raison. On pouvait et on peut encore faire bien des conjectures sur
l'attitude qu'a prise Protagoras relativement aux problèmes de la connaissance.
Mais il nous paraît peu indiqué de soulever des questions secondaires aussi
longtemps que le débat n'est pas clos sur la question principale. On ne peut
fonder une superstructure hypothétique que sur une base de certitude.
Cependant, nous nous permettrons une hypothèse, une seule. Bien des
circonstances nous portent à croire que, dans sa polémique contre les Eléates
et leur répudiation du témoignage des sens, Protagoras affirmait la vérité
subjective, l'infaillibilité ou plutôt l'irrécusabilité de toutes les
impressions sensibles. Et il est probable que, en cela, il ne distinguait pas
avec toute la rigueur nécessaire entre la sensation, la perception, le jugement
basé sur celle-ci et le jugement en général, et qu'ainsi il s'est attiré le
reproche sans doute immérité d'avoir attribué le même degré de vérité à
toutes les représentations ou opinions. Il est possible enfin que ce reproche
ait contribué de son côté à la fausse interprétation qui a été donnée à
la proposition homo-mensura. Mais quoi qu'il en soit de ce point, et si mal
informés que nous soyons de la théorie protagoricienne de la connaissance, un
fait est désormais à l'abri de toute contestation. Entraîné par l'ardeur de
la polémique ou égaré par l'extrême imperfection de la terminologie
psychologique d'alors, Protagoras peut avoir, en tel endroit ou à tel moment
donné, exprimé une opinion qui donnait prise à cette accusation ; mais
malgré leur petit nombre et leur brièveté, les fragments qui nous restent de
lui suffisent parfaitement à prouver que le scepticisme universel n'a jamais,
quoi qu'on en dise, formé le fond de sa pensée.
«
Sur chaque chose, il y a deux discours, en opposition l'un avec l'autre (27)
». Ce précieux fragment a aussi été exploité au profit de la théorie dont
nous cherchons depuis si longtemps à démontrer le mal fondé. Mais ceux qui
s'en servent contre Protagoras n'ont pas songé que si cette déclaration avait
la signification qu'on lui attribue, - à savoir si elle était un corollaire de
la proposition que toutes les opinions sont également vraies, - elle devrait
parler non pas de deux discours seulement, mais d'une infinité de discours. Le
sens réel de ce fragment ressort d'un passage d'Euripide, dans lequel le poète
ami de Protagoras le reproduit presque mot pour mot, et aussi du contexte que
lui donne Isocrate dans un de ses discours. Dans son Antiope, Euripide
fait dire à Amphion : « Dans chaque chose, l'art de celui qui parle sait
éveiller le conflit des discours contradictoires ». Et l'orateur Isocrate
énumère parmi les paradoxes inutiles et absurdes auxquels s'est complu la
génération passée la thèse exactement opposée : « qu'il est impossible
d'opposer deux discours sur le même sujet ». Nous n'avons donc pas à chercher
de tendance sceptique dans cette déclaration ; tout ce que nous y trouvons,
c'est l'expression d'une vérité qui nous est assez familière, à nous autres
modernes, et que Diderot a formulée ainsi: « à l'exception des questions de
mathématiques,... il y a du pour et du contre dans toutes les autres ». On
remplirait bien des pages si l'on voulait indiquer toutes les applications
salutaires que l'on peut faire de cette maxime. Avec raison, on a remarqué que
la pensée centrale de la première partie de la Liberté de J.-S. Mill
était la nécessité de tenir compte du côté négatif de toute affirmation
positive, d'opposer à chaque proposition sa contre-proposition. En effet, à
quel lecteur intelligent des débats parlementaires ou des articles de journaux
est-il nécessaire de dire combien la discussion des questions pratiques est
stérile et même trompeuse lorsqu'elle se borne à relever soit les avantages
soit les inconvénients de n'importe quelle institution ? Qui ne sait que la
faiblesse de l'esprit humain ne peut se flatter d'arriver, par la voie de la
discussion, à des résolutions salutaires que si on lui permet de peser le pour
et le contre en les lui exposant aussi complètement l'un que l'autre ? La
décision ne dépend, pas plus en théorie qu'en pratique, « de ce que l'on
peut dire en faveur d'une opinion, mais de savoir si l'on peut dire plus en sa
faveur que contre elle. Celui-là seul possède une véritable science et des
convictions réellement dignes de con-fiance, qui peut aussi bien réfuter
l'opinion contraire que défendre la sienne avec succès contre les attaques ».
Ce principe, le plus important, selon J.-S. Mill, de ceux qui se dégagent des
ouvrages de Platon, se trouve esquissé dans la phrase de Protagoras dont nous
nous occupons. Cependant, en proclamant cette vérité féconde, le grand
sophiste insistait probablement sur sa valeur éducative. Il partageait sans
doute le sentiment que devait exprimer Goethe quand il louait les Mahométans de
commencer l'enseignement de la philosophie par ce principe « que rien n'existe,
dont on ne puisse nommer le contraire ». Ainsi, ajoute le poète allemand, ils
exercent l'esprit des jeunes gens en leur donnant pour tâche de trouver et
d'exprimer l'opinion contraire de toute proposition qui a été avancée ; et
leurs élèves acquièrent par là une grande habileté de pensée et de parole.
Le doute ainsi éveillé - c'est toujours Goethe qui parle - pousse leur esprit
à chercher, à examiner toujours plus à fond, jusqu'à ce qu'ils arrivent à
la certitude. « Vous voyez, dit-il en terminant à son fidèle Eckermann, que
rien ne manque à cette méthode, et que nous ne sommes pas plus avancés avec
tous nos systèmes ». Là-dessus, l'interlocuteur du poète déclare - et le
poète y souscrit pleinement - « que cela lui rappelle les Grecs, dont la
méthode d'enseignement philosophique doit avoir été analogue ». En effet, et
les premiers auxiliaires de cette méthode ont précisément été les Antilogies
de Protagoras.
Malheureusement, des deux livres de ce célèbre ouvrage, nous ne possédons pas
une seule ligne, à part, la petite phrase citée plus haut, et qui en formait
sans doute le début. Nous n'avons aucun renseignement non plus sur le contenu
du traité.
Nous possédons bien une brève indication du musicien Aristoxène (28),
mais elle nous est parvenue mutilée, et tout ce que nous en pouvons conclure,
sans prétendre d'ailleurs à une entière certitude, c'est que Platon a puisé
pour une bonne partie dans cet ouvrage la brillante exposition dialectique de
l'idée de la justice que nous lisons au premier livre de sa République.
Mais, même si cette indication était inexacte, elle ne serait pas dépourvue
de toute valeur. Car Aristoxène, contemporain de Platon, quoique plus jeune, et
disciple d'Aristote, n'aurait rien pu prétendre de tel si le contenu des Antilogies
- qui n'étaient pas, alors, tombées dans l'oubli - n'avait présenté plus
d'un point de contact avec celui du grand ouvrage de Platon. En d'autres termes
: les Antilogies ont sûrement traité aussi, sous forme dialectique, des
questions de morale et de politique. En cela, Protagoras a été par conséquent
un précurseur de Socrate, de même que, d'un autre côté, il a été un
successeur de Zénon, l' « inventeur de la dialectique ». La tradition
anecdotique l'a mis aussi en relation, lui, le « rusé athlète » - comme
l'appelle Timon - avec le « Palamède d'Élée ». Le raisonnement relatif aux
grains de millet, dont nos lecteurs se souviennent (cf. p. 206) nous est parvenu
sous la forme d'un jeu par questions et réponses justement entre Zénon et
Protagoras. Le premier, comme adversaire du témoignage des sens, adresse au
second, qui s'en constitue le défenseur, ses questions captieuses. Ainsi l'Éléate
aurait joué le rôle actif, tandis que l'Abdéritain se serait contenté d'un
rôle tout à fait passif. De même, dans le dialogue platonicien, nous voyons
le sophiste si vanté pour la subtilité de son esprit impuissant à répondre
aux questions de Socrate ; n'est-il pas curieux de constater aussi que la
tradition, si riche en apophtegmes, n'attribue pas un seul sophisme à
Protagoras ?
Nous pouvons donc nous représenter assez exactement, dans ses grandes lignes,
la dialectique de Protagoras. Il n'était évidemment pas exercé à l'échange
de questions et de réponses imaginé par Zénon, développé par Socrate, et
dont les principaux représentants ont été les Socratiques de Mégare. La
dialectique pratiquée par lui était, à n'en pas douter, de nature plutôt
oratoire. Son fort n'était pas de confondre son adversaire, et de l'envelopper
dans des contradictions en l'interrogeant habilement ; l'arme principale dont il
usait dans les tournois philosophiques, c'étaient les discours, plutôt longs,
qu'il opposait aux discours analogues de ceux avec lesquels il discutait. Le
modèle de ces jeux d'éloquence se trouvait sans doute dans les débats -
sérieux ceux-là - dont retentissaient la cour judiciaire et la tribune;
d'autre part, ces jeux contribuaient, de leur côté, à fortifier les muscles
des athlètes de l'esprit qui luttaient les uns contre les autres dans l'arène
de la vie publique.
On ne peut douter que des poètes dramatiques, comme par exemple Euripide,
n'aient puisé là une partie de leur habileté. Les deux vers que nous avons
cités plus haut de l'Antiope sont peut-être l'expression de la
gratitude que l'élève témoigne à son maître. Et ce serait bien un miracle
que le plus philosophe des historiens, Thucydide, n'eût pas ressenti cette
influence, lui dont nous admirons la merveilleuse richesse de points de vue,
l'incroyable habileté à rechercher à d'insondables profondeurs les
oppositions d'intérêts et les arguments qu'impliquaient toutes les situations
données, pour les déployer aux yeux des lecteurs dans leur extraordinaire
abondance. Platon lui-même a certainement puisé à cette source de vigueur et
de souplesse intellectuelle. Peu nous importe que l'un des plus récents de ses
dialogues, le Sophiste (29) fourmille
d'invectives contre toute espèce d' « antilogique ». Dans sa
vieillesse, il était devenu hostile à la dialectique. Il ne subsiste dans son
dernier ouvrage, les Lois, que de faibles traces de celle que nous
appelons classificative ; il y a substitué comme moyen éducatif les
mathématiques et l'astronomie. Le Sophiste fût-il perdu, on pourrait, a
priori, reconstituer cette partie de son contenu. Car, avant que la tendance
anti-dialectique célébrât dans l'esprit de Platon son dernier et son plus
éclatant triomphe, elle devait nécessairement l'emporter sur le point où elle
rencontrait la moindre résistance. Ici il lutte contre Antisthène. Mais il
aggrave sa querelle contre la façon dont ce dernier use de la méthode
dialectique en recherchant dans le passé les origines de l'« Antilogique ».
Ici encore, nous retrouvons le nom de Protagoras mêlé à une question qui
mérite toute notre attention.
Le
sophiste, lisons-nous à peu près dans le passage dont nous venons de parler,
rend tous ceux qui l'approchent ergoteurs et amoureux de la contradiction dans
n'importe quel domaine, par rapport aux choses divines, par rapport à ce qui se
trouve dans le ciel et sur la terre, en ce qui concerne le devenir et l'être
comme en ce qui touche les lois et l'ensemble des institutions politiques. «
Relativement à la généralité des arts, dit encore l'interlocuteur, et à
chaque art particulier, quiconque cherche cela trouve dans des écrits très
répandus les objections que l'on peut faire à tous les artisans. - Tu veux
sans doute, lui est-il répondu, parler des discussions protagoriciennes sur
l'art de la lutte et sur les autres arts? - De ses ouvrages, mon très cher, et
aussi de ceux de beaucoup d'autres (30) ». -
Voilà tout ce que l'on nous rapporte sur cette branche de l'activité
littéraire de Protagoras. Des dissertations ou controverses sur l'art de la
lutte et probablement aussi sur les autres arts spéciaux, et en outre un écrit
sur l'ensemble des arts, voilà, autant que nous pouvons en juger, ce qui était
sorti de sa plume. Cette courte allusion ne nous fournit aucune indication sur
la tendance de ces ouvrages. La hâte avec laquelle Platon touche ce thème pour
l'abandonner aussitôt nous autorise à conjecturer qu'il n'y voyait qu'un
faible argument au service de sa thèse. Il est plus important de rappeler que,
dans l'ouvrage Sur l'Art déjà mentionné à plusieurs reprises, nous
avons un spécimen du genre littéraire dont il est question ici. C'est, comme
nos lecteurs le savent, une apologie de la médecine due à un sophiste
combatif. Elle contient quelques grosses méprises, et par-ci par-là des
exagérations, mais l'auteur déploie, pour défendre l'art de guérir, une rare
pénétration dialectique et une extrême habileté oratoire. Selon lui, les
insuccès médicaux sont imputables non pas tant à la science elle-même qu'aux
difficultés des cas et à l'insuffisance de ses représentants. II nous dit par
exemple : « Ceux qui blâment les médecins de ne pas traiter les personnes
atteintes de maladies incurables demandent qu'ils fassent aussi bien ce qui ne
convient pas que ce qui convient ; et en demandant cela, ils sont admirés par
les médecins de nom, mais raillés par ceux qui le sont en réalité. Car les
maîtres de cet art ne désirent nullement ni des flatteurs ni des critiques
aussi insensés; ce qu'ils veulent, c'est des personnes à même de juger quand
leurs travaux atteignent leur but et sont complets, quand ils restent en deçà
de ce but et sont défectueux et qui puissent dire, relativement à ces
défauts, lesquels doivent être attribués aux artistes (mot à mot aux
artisans) et lesquels aux matériaux de leur travail ». On lit de même à la
fin de la section suivante : « Il a été découvert (le traitement des
maladies dont la nature est manifeste) non pas pour ceux qui veulent l'exercer,
mais pour ceux, parmi eux, qui le peuvent; or ceux qui le peuvent, ce sont ceux
dont le naturel n'y répugne pas, et qui n'ont pas manqué des moyens de
s'instruire ». On voit que les expressions de blâme à l'adresse des «
artisans » ne manquent pas, ici non plus, et le seul trait caractéristique de
ces controverses relevé dans le passage du Sophiste peut s'appliquer en
une certaine mesure à celle qui nous a été conservée. Mais voici qui est
bien plus significatif encore. Immédiatement après la fin de chapitre que nous
avons citée plus haut, vient une phrase ainsi conçue : « Ce qui concerne les
autres arts sera enseigné en un autre temps et dans un autre discours.». Ainsi
donc l'auteur fait prévoir une dissertation relative aux autres arts exactement
dans les termes dont Platon se sert dans le Sophiste pour mentionner
l'existence d'un tel traité de Protagoras. Cette coïncidence, ajoutée à
beaucoup d'autres circonstances, nous a fait attribuer au sophiste d'Abdère la
composition du petit livre pseudo-hippocratique Sur l'Art. Nos lecteurs
n'ignorent plus que le principe métaphysique fondamental de Protagoras revient
dans ce petit ouvrage (cf. pp. 448 et 481), et que l'auteur s'y réfère à «
d'autres discours » qui « doivent l'éclairer davantage ». Ceux-ci peuvent
bien avoir été les Discours terrassants. Et comme le dialecte, le style
et le ton de ce livre font songer précisément à l'époque, à l'entourage et
même au caractère de Protagoras, et rappellent par une foule de traits
surprenants l'élocution pythagoricienne telle que l'a reproduite Platon, nous
avons cru pouvoir attribuer à notre conjecture un haut degré de probabilité.
Les considérations suivantes la rendront, nous l'espérons, plus probable
encore. D'après le témoignage précisément de ce passage du Sophiste,
il y a eu un grand nombre d'essais littéraires relativement à des arts
spéciaux, et il pourrait sembler, par conséquent, que la coïncidence est peu
concluante. Mais, dans ces deux cas, il ne s'agit pas seulement de la discussion
des arts individuels : une fois, on annonce, l'autre fois on mentionne une
discussion d'ensemble. Une pareille concordance a bien de quoi nous frapper. On
pourrait encore, pour l'expliquer, soutenir que nous avons affaire à un
adversaire de Protagoras qui veut rivaliser avec lui dans ce domaine également,
si l'accord des vues métaphysiques fondamentales ne s'opposait à une telle
supposition. On se voit donc, si l'on ne veut pas admettre la paternité du
sophiste, placé devant une singulière alternative. Il faut supposer ou bien
que l'Abdéritain, qui ne manquait cependant pas d'originalité, se meut cette
fois sur un terrain déjà battu, ou bien qu'un sophiste, son proche parent
intellectuel, et par suite sans doute son disciple, a essayé de surenchérir
sur lui. Nous ignorons comment Protagoras a traité des arts individuels. Mais
on peut supposer avec vraisemblance que sa façon de les traiter variait en
raison de la variété des sujets. Car tandis, par exemple, que la réalité de
la médecine était contestée et devait être affirmée et prouvée, il ne
pouvait être question de rien de tel en ce qui concerne les arts manuels. On a
souvent nié que l'art médical procure la santé, mais jamais que l'art du
tisserand ne produise des étoffes ou celui du cordonnier des chaussures. Par
conséquent, dans bien des parties, c'était la tendance critique, dans d'autres
la tendance apologétique qui devait prédominer. Mais, dans un cas comme dans
l'autre, les occasions ne manquaient pas de critiquer les travaux des «
artisans ». En effet, c'était, pour une grande part, en accusant ceux qui
l'exerçaient que l'on justifiait un art des reproches formulés contre lui. Et
finalement, même si l'expression de ces reproches était suivie de leur
réfutation, ils n'en avaient pas moins été exprimés, et Platon pouvait en
prendre prétexte dans le sens indiqué plus haut.
Nous nous sommes arrêtés longuement sur ce sujet, parce que le traité Sur
l'Art ajoute bien des traits et des traits importants au tableau de
l'activité des sophistes au Vme siècle et que, si l'on nous concède son
origine protagoricienne, il nous permet de compléter sur plus d'un point
essentiel le portrait du premier et du plus éminent d'entre eux. Nous ne
pouvons entrer ici dans tous les détails, mais il nous est permis de dire
qu'aucune autre production intellectuelle de cette époque n'est aussi fortement
et aussi nettement imprégnée de l'esprit positif, ou pourrait presque dire de
l'esprit positiviste moderne. La perception sensible et les inférences qu'elle
autorise sont, pour l'auteur de ce petit écrit, la seule source de science, en
particulier de science médicale. La nature, refusant de parler volontairement,
est mise à la torture et obligée de trahir ses secrets ; cette comparaison
baconienne, si familière au monde moderne, et qui, par ailleurs et pour autant
que nous le savons, était absolument étrangère à l'antiquité, nous
apparaît ici pour la première fois. Là où l'observation, l'expérience et
les conclusions fondées sur elle se révèlent impuissantes, s'élèvent des
barrières infranchissables à l'esprit humain. L'universelle causalité est
reconnue et proclamée la norme absolue de tous les phénomènes avec une
précision et une rigueur dont les atomistes seuls, à cette époque, nous
offrent l'exemple. Le rapport de cause à effet devient la base de toute
prévision, et la prévision le point de départ de toute conduite intelligente.
Les choses possèdent des propriétés fixes et nettement définies. Pour
obtenir des effets différents, il faut mettre en jeu des causes différentes ;
ce qui, dans un cas, est utile, doit nuire dans un cas très différent et
surtout dans un cas opposé ; ce qui, employé correctement, s'est révélé
salutaire doit se révéler nuisible si l'on en fait un usage incorrect. La
limite de la puissance humaine est aussi clairement reconnue que fortement
exprimée. L'auteur ne revendique point pour les hommes une domination
chimérique sur la nature ; il s'abstient de tout arbitraire et de toute
fantaisie dans l'explication des phénomènes naturels. N'est-il pas étonnant
qu'un écrit qui peut passer à bon droit pour l'évangile précis et
pénétrant de l'esprit inductif, ait échappé complètement jusqu'ici à
l'attention des historiens aussi bien que des naturalistes? - Complètement? -
Pas tout à fait. L'indifférence qui nous étonne n'a pas été sans exception.
Un brillant représentant de la dernière grande époque des « lumières »,
Pierre-Jean-Georges Cabanis, a rendu au traité Sur l'Art, où il voit l'œuvre
du grand Hippocrate, l'hommage qu'il mérite, dans son livre Sur le degré de
Certitude de la Médecine. Sur tous les points essentiels de sa
démonstration, non seulement le médecin de Mirabeau s'accorde de la manière
la plus étroite avec les théories de l'auteur grec, mais il en fait de longs
extraits. Et à la fin de sa dissertation, quand il en arrive à résumer ses
arguments, il ne fait guère autre chose que de reproduire, dans des termes un
peu différents, les pensées fondamentales du traité qui lui était si
familier.
Ici,
nous pourrions prendre congé de Protagoras si nous n'avions quelques
observations à présenter sur la façon dont il exerce la rhétorique. Tout
d'abord nous devons protester contre l'injustice dont on a fait preuve à son
égard. Les Hellènes, nous dit à peu près Aristote (31),
ont reproché avec raison à Protagoras de s'être glorifié de faire triompher
le discours le plus faible (c'est-à-dire la cause la plus faible) du plus fort.
Ici, il convient de donner quelques explications. Aristote mentionne un reproche
que l'on a toujours fait aux philosophes comme aux rhéteurs. Socrate le place,
dans l'Apologie que lui prête Platon, au nombre de ceux « que l'on tient en
réserve contre tous les philosophes (32) ».
L'orateur Isocrate en parle dans le même sens, étant, lui aussi, accusé par
ses adversaires de fausser le droit et de corrompre la jeunesse. Il est un peu
difficile de croire que Protagoras - qui, au témoignage de Timon, évitait
toujours avec soin tout ce qui passait pour inconvenant - ait pu se vanter
précisément de ce qui, quelques années plus tard, devait exciter une si vive
réprobation.. Mais, qu'Aristote ait été bien renseigné ou qu'il ait été
induit en erreur par quelque fausse tradition, nous devons, dans tous les cas,
distinguer entre cette formule et le sens qu'elle renferme réellement. La
formule était impopulaire, et elle a choqué au plus haut point parce qu'elle
portait à croire que le rhéteur entendait défendre non pas tant la cause la
plus faible que la plus mauvaise, c'est-à-dire faire triompher l'injustice.
Mais la question n'avait pas de rapports immédiats avec la morale et le droit.
Faire de la cause la plus faible la plus forte, c'est-à-dire assurer à des
arguments plus faibles par eux-mêmes la victoire sur des arguments plus forts,
tel a été, en réalité, le but poursuivi par tous les rhéteurs de
l'antiquité. Et cela est vrai d'Aristote lui-même, dont nous possédons la Rhétorique,
aussi bien que de tous ceux qui se sont occupés de l'art de la parole. Que la
souplesse dialectique puisse prêter à l'abus ; que dans les mains d'adeptes
mal intentionnés elle ait joué un rôle funeste, c'est sur quoi, parmi les
Anciens; tout le monde, ou à peu près, était d'accord. Pour ce motif et pour
d'autres encore, Platon condamna la rhétorique dans le Gorgias, - pour
l'édifier d'ailleurs sur d'autres bases dans le Phèdre, - mais sa
sévérité provoqua les plus vives protestations d'Aristote, précisément. Le
Stagirite fit remarquer avec beau-coup de force qu'il n'en était pas autrement
de l'art oratoire que des autres choses utiles. Il n'en est guère dont on ne
puisse faire un mauvais usage, « et même ce sont les plus utiles qui s'y
prêtent le plus : ainsi la force corporelle, la santé, la richesse, la
tactique militaire ; tout cela, si l'on s'en sert selon la justice, procure le
plus grand profit, mais si l'on s'en sert injustement, est cause du plus grand
dommage (33) ». Ce n'est donc-pas la faculté qui
mérite le blâme, mais la disposition à en faire un mauvais emploi. Il est
d'ailleurs aussi humiliant, si ce n'est plus, de ne pas savoir se défendre au
moyen de l'éloquence que de ne pas savoir se défendre avec ses poings.
De cette façon de penser découle la comparaison, prêtée d'abord par Platon
lui-même à Gorgias, et répétée ensuite à l'envi - parfois, il est vrai
pour en contester la légitimité - par les représentants de toutes les écoles
: stoïciens, épicuriens et sceptiques. L'art de la parole est une arme qui
doit servir à des buts louables, non à des buts répréhensibles, mais qu'on
ne devrait pas condamner à cause du mauvais usage qu'on en peut faire. «
L'athlète qui maltraite son père, nous dit un de ces écrivains, ne le fait
pas à cause de son art, mais à cause de son abjection Morale ». Dans sa Rhétorique,
Aristote, lui aussi, vise surtout à faire produire aux moyens de preuve dont on
dispose le maximum possible d'effet. Il ne manque pas d'indiquer les moyens d’«
amplifier » ou de « rapetisser » un sujet, c'est-à-dire de donner de
l'importance à celui qui n'en a point et d'enlever toute importance à celui
qui en a. Il enseigne, après Gorgias, que l'on doit s'efforcer d'atteindre deux
buts : amortir par un feu de plaisanteries le sérieux des arguments de
l'adversaire, et, de son propre sérieux, se faire un bouclier sur lequel
viennent se briser les traits d'esprit de celui que l'on combat. Pas un artifice
de l'éloquence des avocats n'encourt par lui-même la désapprobation du
philosophe du Lycée, qui, entraîné sans doute par les nécessités de la vie
antique (cf. p. 401 sq.) va bien au delà de la mesure à laquelle nous autres
modernes croyons devoir nous arrêter (34). Et
cependant nous aussi, nous estimons de l'intérêt de la justice que
l'accusation et la défense soient présentées avec tout l'art et toute la
vigueur possibles, pour que l'argument même le plus insignifiant soit
développé et mis en pleine lumière, dût l'habileté supérieure d'un
défenseur, auquel est opposé un adversaire inégal, troubler parfois le
jugement du juge et égarer sa décision. Aristote part toujours de l'idée
qu'aucun de ces artifices ne doit être employé dans une intention malhonnête.
Nous n'avons pas le moindre motif de douter que Protagoras ait toujours fait la
même réserve. Car l'honorabilité personnelle du sophiste nous est garantie
tant par la délicatesse dont il usait envers ses élèves, au dire de Platon,
en matière d'honoraires, et qui lui a valu les éloges d'Aristote, que par la
peinture que nous fait de son caractère le premier de ces philosophes. Toutes
les fois que, dans le dialogue de ce nom, il le met en demeure de choisir entre
deux opinions de valeur morale inégale, Platon lui fait choisir la plus haute,
et même, dans un cas, il lui fait déclarer expressément qu'il ne se laisse
pas conduire par des considérations du moment, mais qu'il songe aussi au reste
de sa vie. Enfin, ses écrits relatifs à l'éthique, parmi lesquels on en cite
un Sur les Vertus et un Sur l'Ambition, doivent avoir, pour le
moins, répondu aux idées morales qui avaient cours alors ; preuve en soient le
rôle que Platon attribue à leur auteur et le silence très significatif des
autres adversaires de celui-ci.
Persuadé que les exercices pratiques n'ont pas moins d'importance, pour
l'éducation, que l'enseignement théorique, Protagoras s'est efforcé par
toutes sortes de moyens de développer et de fortifier les facultés de ses
élèves. Il a formulé des thèses qu'il proposait aux futurs orateurs, en les
invitant à plaider pour et contre. C'étaient des questions d'espèce tout à
fait générale, isolées et comme dépouillées des complications de la
réalité, ce qui en faisait une heureuse préparation à la discussion, des
problèmes plus difficiles et plus embrouillés qu'offre la vie. Cela nous
rappelle le conseil qu'Aristote donne aux jeunes gens qui veulent se vouer à la
poésie et aussi aux poètes déjà entrés dans la carrière : réduire à la
plus simple expression possible le sujet complexe d'une épopée ou d'un drame,
et ensuite seulement grouper autour de ce noyau les circonstances qui donneront
à chaque personnage son individualité. Une autre sorte de gymnastique
intellectuelle était l'élaboration de ce que les Anciens appelaient des lieux
communs. Il ne s'agissait plus là de découvrir et d'exposer des arguments pour
ou contre une thèse quelconque, mais de détourner le fleuve de l'éloquence
dans un lit déterminé où il pût librement et sans obstacle suivre son cours.
Ces exercices consistaient à faire l'éloge ou le blâme d'objets de qualité
évidente et non douteuse, par exemple de vertus et de vices, de leurs
représentants humains de conditions de vie, de modes de conduite, etc. Si la
discussion des thèses développait la perspicacité et la souplesse
dialectique, le but des lieux communs était d'acquérir la force, . la clarté
et la plénitude d'expression, et en même temps de meubler la mémoire de
pensées et de tournures dont on pût faire usage toutes les fois que l'occasion
s'en présentait. Par là, pour nous servir de l'expression de Quintilien,
étaient donnés les membres dont le futur orateur devait former ses statues (35).
Ces auxiliaires de la rhétorique sont parvenus en filiation directe jusqu'à
notre époque, où ils survivent sous forme de dissertations et
d'amplifications. On se plaint souvent, et non à tort, du formalisme malsain
que ces exercices contribuent à propager, de l'habitude qu'ils donnent de
manier sans peine des pensées empruntées et des sentiments non vécus; mais à
qui la faute si nous n'avons pas l'énergie de rompre avec des traditions qui
n'ont plus d'objet? On ne saurait blâmer, en revanche, les hommes
considérables qui, il y a plus de deux mille ans, ont imaginé pour les Grecs
les formes d'éducation que réclamaient impérieusement les circonstances du
temps. Mais assez sur ce point : pendant que Protagoras faisait progresser
l'éloquence du forum, un de ses contemporains et de ses confrères les plus
éminents en cultivait et en perfectionnait un autre genre également important,
et que nous avons maintenant à considérer.
(01) Au
sujet de Protagoras, cf. Diog. Laërce, IX c. 8. Les fragments peu nombreux qui
nous ont été conservés de ses écrits et les autres informations que nous
possédons sur lui ont été recueillis et commentés copieusement par Joh.
Frei, Quæstiones Protagoreae, Bonn 1845, et par A.-J. Vitringa, Disquisitio
de Prot. vita et philosophia, Gröningen 1852. Des études de Protagoras
dans le domaine des sciences naturelles, il ne nous est parvenu que de faibles
traces, mais que je ne crois pas incertaines. Cf. Cicéron, de Orat., III
32 (128); Dionys. Sur Isocrate, I (p. 536, Reiske) ; Eupolis, dans les
Flatteurs, frg. 146 et 147 (I 297 Kock). Le catalogue que nous donne Diog.
Laërce (IX 55) de ses ouvrages n'indique pas même tous ceux qui se sont
conservés (sÄzñmena biblÛa);
il y manque l'oeuvre métaphysique capitale de Protagoras, que Porphyrius a
cependant encore lue. - Le fait que Protagoras a donné des lois aux habitants
de Thurium nous est attesté par Héraclide de Pont (Diog. Laërce, loc. cit.).
J'ai motivé d'une manière plus approfondie la conjecture formulée par moi sur
la nature de cette législation, dans les Beiträge z. Gesch. d. gr. u. röm.
Rechts, de feu mon collègue, le prof. de droit Franz Hoffmann (Vienne 1870,
p. 93). À ce que je vois maintenant, j'avais été devancé en cela par M.
H.-E. Meier, Opusc. I 222. On ne nous dit pas que Protagoras ait visité
personnellement Thurium, mais on peut le supposer avec une haute probabilité.
Sur l'architecture de cette ville, cf. Diod., XII 10; sur Hippodamos, preuves
dans Schiller, De rebus Thuriorum, p. 4. Dans des vers encore existants
de sa chronique, Apollodore nous dit qu'Empédocle séjourna à Thurium peu
après sa fondation (Diog. Laërce, VIII 52). Le séjour qu'y fit Hérodote est
notoire; Aristote (Rhet., III 9) lui donne le titre de Thurien.
(02) Cf.
à ce sujet Diod., XII 11.
(03) Ce
fragment se trouve dans Plutarque, Consol. ad Apollon., 33 (141, 52,
Dübner).
(04) Une
statue équestre découverte à Éleusis (cf. Brückner, dans les Athen. Mitt.,
XIV 398 sq.) a été désignée avec un haut degré de probabilité comme celle
de l'accusateur de Protagoras (opinion contraire dans Kaibel, Stil u. Text d. politeÛa
ƒAyhnaÛvn 186). Si ce Pythodore est mis
par Diog. Laërce (1X 54) au nombre des Quatre-Cents, je ne vois là avec
beaucoup d'autres qu'une désignation plus précise de la personne de
l'accusateur, et non l'indication de la date de l'accusation. Car il est
extrêmement peu probable que les tribunaux aient fonctionné dans ce court
interrègne oligarchique (411), et que cinq cents héliastes (nombre requis pour
les accusations d'asébie, comme le montre le procès de Socrate) aient été
convoqués. Mais cette hypothèse a contre elle des raisons bien plus
décisives. Platon fait dire à Protagoras dans le dialogue qui porte son nom
(317 c) : « Il n'est aucun de vous dont je ne pusse être le père pour ce qui
est dés années ». En cette occasion, Platon, qui n'avait pas le moindre motif
de brouiller les dates, devait penser avant tout à Socrate. Or comme celui-ci,
mort en 399, ne peut guère être né après 471 - car la leçon pleÛv
¥bdom®konta dans l'Apolog., 17 d, peut
être considérée comme inattaquable, - mais ne peut non plus être né avant,
car autrement le chiffre rond de 70 ans serait inadmissible dans le Criton,
52 e, nous voyons que Protagoras ne peut être né après 485, et il naquit plus
probablement en 486 ou en 487. Cette date s'accorde avec celle de la
législation de Thurium (443), dont Protagoras, - qui avait embrassé la
profession de sophiste vers l'âge de 30 ans, d'après le Ménon, 91 e -
ne pouvait guère être chargé avant d'avoir acquis l'autorité nécessaire par
une pratique de quelque durée. Or, comme Apollodore le fait vivre 70 ans
(environ 70, selon Platon, loc. cit.), on est obligé de placer sa mort,
qui, dit-on, suivit immédiatement l'accusation, plusieurs années, au moins
cinq ou six, avant 411. De là découle pour nous la possibilité de' rapporter
à Protagoras les vers du Palamède d'Euripide (frg. 588, 2e éd. Nanek)
dans lesquels l'antiquité avait déjà, et avec raison, vu une allusion (Diog.
Laërce, II 44), mais qu'elle rapportait à tort à la mort de Socrate,
condamné seize ans après la représentation de ce drame. Un autre dialecticien
encore, Zénon, est comparé à Palamède (par Platon, dans le Phèdre,
262 d, parce que, dit le scholiaste, il était panepist®mvn),
et les mots de Xénophon (Mém . IV 2, 33 : toèton
gŒr d¯ p‹ntew êmnoèsi Éw diŒ sofÛan fyonhyeÜw... ŽpÅleto)
nous font voir comme il était naturel que la mort de Protagoras fit songer à
celle du héros mythique. On peut se demander si le poète songeait aussi à son
ami défunt dans son Ixion (Philochoros, dans Diog. Laërce, loc. cit.,
55).
(05) Les
deux premiers des fragments relatifs à l'éducation se trouvent dans Stobée, Floril.,
29, 81) (III 652 Hense) et Cramer, Anecd. Par., I 174; le troisième a
été retrouvé tout dernièrement dans la traduction en syriaque du traité
faussement attribué à Plutarque =91 perÜ
Žsk®sevw. traduction publiée par Lagarde
en 1853. (Voir Bücheler et Gildemeister, dans le Rhein. Mus., XXVII 526 sq.) Au
moment on j'écris ceci, Diels m'avise obligeamment de l'existence d'un nouveau
fragment soi-disant de Protagoras, relatif à l'éducation et publié - dans les
Inedita Syriaca, de Sachau, praef. V. Le verbiage vide de ce discours ne
permet guère de le considérer comme authentique, d'autant moins qu'un autre
fragment du même genre, conservé au même endroit, et qui porte le nom
d'Anaxagore, paraît encore plus indigne du Klazoménien que celui-ci de
l'Abdéritain.
(06) Sur
les études linguistiques de Protagoras,- cf. Diog. Laërce, IX 52 et 53; et de
plus Aristote, Poet., c. 19; Reth., III, 5; Sophist. elench.,. c. 14, et
la plaisanterie d'Aristophane, dans les Nuées, 658 sq., Mein. - Au sujet
de Prot. comme adepte de la théorie, conventionnelle du langage, cf. Mon Apologie
der Heilkunst, 111 sq.
(07) Ces
trois mots sont yÅraj, pñrpaj, stæraj.
(08) Les
rudiments de la théorie indiquée ici se trouvent dans Guill. de Humboldt,
lettre à M. Abel Rémusat Sur la nature des formes grammaticales, etc.,
Paris 1827; Werke, VII, p. 304 : « La distinction des genres des mots...
appartient entièrement à la partie imaginative des langues ». Cette idée a
été developpée par Jacob Grimm, Deutsche Grammatik, III, ch. 6. Cf. p.
343 (346) « Das grammatische Genus ist demnach eine in der Phantasie der
menschlichen Sprache entsprungene Ausdehnung des natürlichen auf aile und jede
Gegenstände ». Cette théorie a été attaquée de deux côtés. Les uns
voulaient voir dans les analogies de formes le seul facteur ici en jeu; d'autres
croyaient ne devoir reconnaître dans le genre grammatical qu'un cas particulier
de la distinction plus générale entre le fort et le faible, l'actif et le
passif. Une défense bien réussie - autant que nous pouvons en juger - de
l'opinion de Grimm est présentée par Röthe dans la préface à une nouvelle
édition de cet ouvrage, pp. XXI-XXXI.
(09) Cf.
la liste de ses ouvrages dans Diog. Laërce, IX 55. Sur ce qui suit, cf.
Plutarque, Vie de Périclès, ch. 36. (La source, Stésimbroips, est
nommée dans la phrase suivante.)
(10) Sur
les procès instruits contre des animaux, cf. surtout Karl von Amira, Tierstrafen
und Tierprocesse dans les Mitt. d. Inst. f. Öst. Geschr-Forschung,
XII 545 sq..; le périodique Ausland, 1869, 477 sq.; Miklosich, Die Blutrache
bei d. Slaven, p. 7 (extr. des Wiener Denkschriften, 1887); Tylor, Civilisation
primitive, I 328; Zend Avesta,. I 159. (Sacred books of the. East,
I-V) ; Rhein Mus. XLI 30, sq.; enfin Sorel, Procès contre les animaux,
etc., Compiègne 1877, p. 16. Le livre cité par Usener (Götternamen, p.
193) de C. d'Addossfo, Bestie delinquenti m'est resté inconnu.
(11) Geschichte
der Philosophie, 3e éd.,. II p. 27 (Werke, XIV.)
(12) Protagoras,
324 b.
(13) Cette
phrase est citée par Diog. Laërce, IX 51.
(14)
La suggestion de Lobeck se trouve dans la Auswahl aus Lobecks akademischen
Reden, édité par A. Lehnerdt, 189 : « Protagoras fut accusé d'athéisme
pour avoir nié que Dieu puisse être connu par la raison. ».
(15) À
ce sujet, cf. Plat., Protag., 328 b c, et Arist., Ethique à Nicom,.
IX 1 (où toutefois le serment n'est pas mentionné).
(16)
Sur l'Ždhlñthw
(obscurité, défaut de perceptibilité), voir Apol. der Heilkunst, 143;
et aussi sur l'emploi de Žfan¡w
comme équivalent de dhlon.
(17)
Feuilles détachées, pp. XVI sq.
(18) Les
trois titres de l'oeuvre capitale de Protagoras sont indiqués par Porphyrius (ap.
Euseb., Praep. evang., X 3 = II 463 Gaisford), dans Platon, Théétète,
161 c et dans Sext. Emp. adv. Math., VII 560 = 292, 27 Bekker. Le passage
essentiel est cité dans le Théétète, 152 a, et dans Diog. Laërce, IX
51.
(19) Rimer,
Briefe von und an Goethe, Aphorismen, p. 316.
(20) Nous
avons discuté en détail le sens de cette phrase dans l'Apologie der
Heilkunst, 26 sq. Nos prédécesseurs dans l'interprétation générique du
mot « homme » sont Peipers, Die Erkenntnistheorie Platons, p. 44 sq.;
Laas, Neuere Untersuchungen liber Protagoras (dans la Vierteljahrsschrift
f. wissensch. Philosophie, VIII 479 sq.), et Halbfass, Die Berichte des
Platon u. Aristoteles über Protagoras... kritisch untersucht (dans les Jahrb.
de Fleckeisen, Suppl., XIII 1882). Nos arguments ont été en partie renforcés,
en partie modifiés par W. Jerusalem, Zur Deutung des Homo-mtensura-Satzes (Eranos
Vindobonensis, 153 sq.). Grote était d'ailleurs tellement éloigné de
l'interprétation générique de la phrase qu'il a incorporé l'interprétation
individualiste à la traduction qu'il en a donnée : « As things appear to me,
so they are to me ; as they appear to you, so they are to you » (Plato,
II 323).
(21) Aristote,
Métaph., III 997 b, 35-998 a, 4.
(22) J.-S. Mill, Logique, 1. II, ch. V,
§ 1. Cf. Sir Joh Herschel, Essays, p. 216; Helmholtz dans l'Academy,
vol. 1, p. 128 sq. (12 févr. I870) et Populäre Aufsätze, 3e cahier, p.
26.
(23) Théététe, 201 d. Parmi
les nombreux ouvrages relatifs au Théététe, citons en particulier
l'Introduction de Schlciermacher; Bonitz, Plat. Studien. 2e éd.,
notamment les pp. 46-53; Dümmler, Antisthenica, p. 56 sq. (KI. Schr.. 1
59 sq.) et Akademika, 174 sq.
(24) Timon frg. 48 (Corpusc. poes. ep. Gr.
ludibundæ, II 163).
(25) Cratyle, 386 a. À en juger
d'après les critères linguistiques, le Cratyle n'est pas plus jeune,
mais plus ancien (quoique de peu) que le Théétète (cf. Dittenberger, Hermès,
XVI 321 sq. et Schanz, ibid. XXI 442-9): On ne manquera pas, sans doute,
de profiter de cette circonstance pour combattre notre manière de voir sur le Théétète.
Mais l'intervalle probablement court qui sépare les deux dialogues n'exclut pas
la possibilité que Platon travaillât déjà au Théétète lorsqu'il
publia le Cratyle; indépendamment de cette possibilité et d'autres
encore, je ne prétends nullement que le plan du Théétète permit seul
à Platon d'interpréter la proposition homo-mensura dans le sens individualiste
auquel il y donne la préférence. C'était là l'endroit le mieux approprié à
ce but, puisque cette exposition frayait la voie à l'ample analyse de la
prétendue théorie de la connaissance de Protagoras. Mais rien ne l'empêchait
de l'exposer ou de la mentionner occasionnellement ailleurs, comme il l'a fait
du reste dans le Cratyle, pourvu que la figure historique de Protagoras
n'y apparût pas dans une aussi vive lumière que dans le dialogue qui porte son
nom. Je n'ai pas fait difficulté de reconnaître que cette interprétation
pouvait se déduire de l'affirmation directement contenue dans les mots de
Protagoras : que toute perception a à sa base une réalité objective. Que la
théorie subjective soit directement contenue dans cette proposition, et que
l'intention du sophiste fût de l'exprimer sous cette forme, je l'accorderai
également dès que l'on aura réfuté mes arguments contre l'interprétation
traditionnelle de la phrase. Mais aucun de mes critiques n'a fait la moindre
tentative dans ce but. Que l'on compare d'ailleurs à ce que nous disons dans
notre texte notre Apol. d. Heilkunst, pp. 173-8. Il est extrêmement
regrettable qu'il ne nous ait été conservé au sujet de la polémique de
Démocrite contre Protagoras qu'une notice isolée dans Sext. Emp. adv. Math.,
VII 1, 389 (p. 275, Bekker). Cf. à ce sujet Apol. der Heilk., p. 176. Il
y aurait lieu d'ajouter que, lorsque Platon, Euthydème, 286 c, rapporte
à Protagoras et à « d'autres plus anciens encore » la doctrine
(d'Antisthène) suivant laquelle il n'y a pas d'Žntil¡gein,
il ne peut guère avoir eu en vue la proposition homo-mensura, qui est, au
contraire, toujours représentée comme déconcertante par sa nouveauté. Pour
terminer, rappelons encore la paraphrase d'Hermias, qui concorde presque
absolument avec notre interprétation : Prvtagñraw
... f‹skvn : ÷row kaÜ krÛsiw tÇn pragm‹tvn õ nyrvpow kaÜ tŒ m¢n
êpopÛptonta taÝw aÞsy®sesi ¦sti pr‹gmata, tŒ d¢ m¯ êpopÛptonta oék
¦sti ¤n toÝw eàdesi t°w oésÛaw. (Irrisio
gent. philos. c. 9; Doxogr. 653). Comp. aussi à ce sujet Apol. d. Heilk.,
174.
(26) Aristote,
Métaph., 1007 b, 22 sq.; 1009 a, 6 sq.; 1053 a, 35.
(27) Diog.
Laërce, IX 51. Eurip. frg. 189, 2e éd. Nauck; Isocrate, Or., 10 init.
Sénèque seul (Epist. Moral., 88, 43 = III 254 Haase) a compris la
phrase comme si les deux lñgoi
étaient d'égale valeur. Cela n'est pourtant pas, comme Bernays l'a déjà
remarqué (Rh. Mus., VII 467 = Ges. Abh., I 120) impliqué dans
les termes de cette déclaration. Bien évidemment, cette théorie appartient à
Pyrrhon et à Arcésilas (cf. Diog. Laërce, IX 61 et Sext. Emp., Pyrrh. hyp.,
I 7 - 4, 29 Bekker; Eusèbe, Prep. evang., 14, 4 = III 430 Gaisf.). Au
sujet de ce qui suit, comp. Diderot, Œuvres complètes, éd. Assézat,
II 120; Bain, J.-S. Mill, A criticism. p. 104; Mill, Dissert. and
Discuss., III 331; Goethe, Gespräche mit Eckermann, 3e éd., I 241.
(28) Aristoxène : chez Diog. Laërce, III 37;
pour plus de détails, voir mon Apol. der Heilkunsf,,184 sq. Timon, frg.
10 (loc. cit., p. 109). - Quoique Diog. Laërce, IX 55, attribue à
Protagoras une t¡xnh ¥ristikÇn,
et (51) ajoute à la phrase relative aux deux lñgoi
cette remarque oÞw kaÜ sunhrÅta,
ni l'un ni l'autre de ces faits ne peut nous donner de la dialectique
protagoricienne une idée autre que celle qui ressort de la description de
Platon. Comme personne ne s'est jamais donné à lui-même le qualificatif
d'éristique, mais que ce terme a toujours été considéré comme une injure
(cf. p. ex. Isocr. Or., 10 init.oß
perÜ tŒw ¦ridaw diatrÛbontew, il est
impossible que Protagoras ait choisi lui-même ce titre pour son livre. Mais si
celui-ci - sans doute sa t¡xnh
ou manuel de rhétorique - dénotait une grande habileté d'argumentation et
instruisait dans l'art de parler pour et contre une thèse, cela suffisait à
notre compilateur ou plutôt à son autorité pour lui donner cette
désignation.
(29) En
appelant le Sophiste un « des plus récents dialogues » de Platon, je
suis d'accord avec la grande majorité des savants qui s'occupent aujourd'hui de
ce philosophe. Mais comme une autorité aussi considérable que Zeller contredit
à ce jugement, je ne négligerais certainement pas de le motiver si une section
ultérieure de cet ouvrage ne devait me fournir une bien meilleure occasion de
le faire.
(30)
Dans l'Apol. der Heilkunst, j'avais compris et rendu autrement qu'ici ce
passage du Sophiste de Platon (232 b). Dès lors, je n'ai pas fait de
difficulté de me rendre aux observations de mes critiques et de mes
correspondants, et de reconnaître que cette interprétation - qui était aussi
celle de Campbell et de Jowett - était erronée. Le contexte nous oblige
incontestablement à admettre l'hyperbaton un peu dur que présente la position
de aétòn.
C'est là le seul point sur lequel j'aie cru devoir modifier les opinions
renfermées dans ce livre si souvent mentionné ici. Et je suis fermement
persuadé que l'argumentation ici édifiée n'a rien perdu de sa solidité par
l'éloignement de cet appui devenu caduc. En ce qui concerne le reste du contenu
de ce paragraphe, je dois renvoyer de nouveau à l'ouvrage dans lequel j'ai
développé tout au long ce que je ne fais qu'indiquer ici.
(31) Aristote,
Rhét.. Il 24 fin.
(32) Cf.
Plat., Apol., 23 d, et Isocr., Or.. 15, §§ 16 et 32. Comp. aussi
les excellentes remarques de Grote, Hist. of. Greece. 2e éd., VIII 499
sq. L'écrivain anglais condamne d'une manière décisive l'usage que l'on fait
communément de la scène burlesque où Aristophane fait parler le dÛkaiow
et l’dikow lñgow «
If Aristophanês is a witness against any one, he is a witness against
Sokratês, who is the person singled out for attack in the Clouds. But these
authors (Gr. nomme Ritter et Brandis), not admitting Aristophanês as an
evidence against Sokratês whom he does attack, nevertheless quote him as an
evidence against men like Protagoras and Gorgias whom he does not attack. »
(33) Comp.
en particulier Aristote, Rhet., 1 .1 (1355 a b), Platon, Gorgias,
456 d; Sext. Emp., adv. Math., II 44 (683, 22 sq. Bekker), Philodème,
traités de rhétorique, passim (les passages ont été discutés par nous dans
la Zeilschr. f. d. öst. Gymn., 1866, p. 698); Chrysippe, dans Plutarque,
de Stoic. repugn., c. 10, 15 = Mor., 1268, 37 sq. Dübner ; enfin
Aristote, Rhet., II 26 in. et III 18 fin.
(34) Aristote,
Rhet., I 1 fin.; sur ce qui suit, comp. nos notes à pages 475 sq.; et
voyez aussi Plat., Protag., 351 d.
(35) Sur
l'enseignement rhétorique de Protagoras, voir les passages cités par Frei, Quaest.
Protag., p. 150 sq. La comparaison de Quintilien se trouve dans son
Instit. Orat., II 1, 12.