Gomperz,
Theodor (1832-1912)
Les penseurs de la Grèce : histoire de la philosophie
antique
trad. de Aug.
Reymond,... ; et précédée d'une préf. de M. A. Croiset,...
Griechische Denker : eine Geschichte der antiken Philosophie
2e éd. rev. et corr.
Paris : F. Alcan ; Lausanne : Payot, 1908-1910
livre III (chapitre VII)
LIVRE TROISIÈME
CHAPITRE VIII
L'Essor de la Science historique.
1. Essor que prend la science historique. - II. L'ouvrage Sur la Constitution des Athéniens. Relations entre les conditions politiques et les conditions sociales. La tendance sous le manteau de la doctrine. - III. L'œuvre historique de Thucydide. Hérodote et Thucydide. Buts que s'est proposés ce dernier; moyens auxquels il a eu recours. Thucydide et la légende héroïque. L'idée qu'il se fait des temps primitifs. - IV. Jugement de Thucydide sur les oracles. Son attitude à l'égard de la religion populaire en général. - V. Emploi qu'il fait des discours. Thucydide et Macchiavelli. Caractéristiques et exposition des idées. Thucydide et Cléon. Thucydide est parfois partial, jamais perfide. Considérations finales.
I
Les
études historiques prirent à cette époque un prodigieux développement. Non
content de recueillir les légendes en foule comme l'avait fait Phérécyde, on
se met à raconter les événements contemporains. La plume de l'historien ne se
borne pas aux exploits d'Ouranos et de Kronos : elle retrace la carrière de
Périclès et de Cimon. De l'éther radieux qui entoure l'Olympe, elle ne craint
pas de descendre à la chronique scandaleuse du jour. Parfois le même esprit se
mouvait avec la même aisance sur ces sommets que dans ces bas-fonds. C'est
ainsi que Stésimbrotos de Thasos, dans son livre Sur les Mystères,
recherchait avec un zèle pieux les mythes à moitié oubliés, et recueillait
avec avidité dans son pamphlet historique les propos orduriers dont il
souillait les grandes figures des hommes d'État athéniens. À côté de cela,
il trouvait du loisir pour traiter en détail, dans un ouvrage particulier, de
la vie d'Homère et de l'interprétation de ses poèmes. L'histoire de l'art et
de la littérature trouvait d'ailleurs des représentants pleins d'ardeur. Comme
les deux plus anciens d'entre eux, on cite Damastès et Glaucos de Rhegium ; le
premier avait composé un ouvrage Sur les Poètes et les Sophistes; -
sous le terme de sophistes, il faut entendre évidemment les philosophes, ce que
montre déjà le fait qu'il les joint aux poètes ; - le second, contemporain de
Démocrite, avait écrit Sur les Anciens poètes et Musiciens. Démocrite
lui-même, le grand encyclopédiste, s'est enquis des débuts de la poésie dans
ses ouvrages sur l'épopée et la langue homérique, et de ceux de la musique
dans d'autres travaux, et, à ce propos, il avait exprimé l'opinion que
devaient développer plus tard Platon et Aristote, à savoir que le loisir et
une certaine mesure de bien-être matériel sont nécessaires aux créations de
l'art et de la science. Plus ancien que les oeuvres que nous venons de nommer
était peut-être un catalogue chronologique de poètes et de musiciens qui
était conservé à Sicyone, et qui fut mis à profit par Héraclide de Pont. La
chronologie n'était pas seulement, comme dans ce catalogue ou chez Hellanicos
et Hippias, la simple auxiliaire de l'histoire (cf. p. 457) ; elle fut aussi
cultivée pour elle-même, au VIme siècle déjà, par Cléostrate, qui la
mettait en vers, au Vme par Harpalos et d'autres encore, parmi lesquels il faut
citer au premier rang les deux grands réformateurs du calendrier, Oenopide et
Meton. Déjà les Grecs ne se contentaient plus d'écrire l'histoire de leur
propre peuple ; Charon de Lampsaque et Denys de Milet composaient des Histoires
de la Perse, tandis que le Lydien Xanthos se servait pour composer son Histoire
de la Lydie du véhicule de la langue grecque, comme devaient le faire plus
tard d'autres étrangers. De nouveaux matériaux furent fournis à l'histoire
par les récits d'explorateurs tels que Scylax de Caryanda et Euthymène de
Massilia, ainsi que par le genre naissant des Mémoires ; à ce genre
appartenaient entre autres les Impressions de Voyage du poète Ion (01),
dont nous n'avons conservé que quelques fragments, mais des fragments
précieux.
Mais si le champ de l'histoire s'est considérablement agrandi alors, la
transformation interne qu'elle a subie est bien plus importante encore. Le sens
politique atteint une hauteur qui dépasse de beaucoup les conceptions d'un
Hérodote ; il semble que, de la naïveté de l'enfance, on ait passé à la
maturité d'esprit de l'homme fait. Les premières traces de ce changement se
trouvent dans le seul reste qui nous ait été conservé de la riche collection
de pamphlets qui vit le jour à la fin du Vme siècle.
Le
traité Sur la Constitution des Athéniens est un des produits
littéraires les plus caractéristiques de tous les temps (02).
Une vive passion politique s'y allie à une tendance très remarquable à la
méthode scientifique ; nous y reconnaissons à la fois un esprit très puissant
et un cœur profondément froissé. On pourrait comparer l'auteur à un officier
qui observe les ouvrages d'une forteresse ennemie afin d'en reconnaître les
points faibles et de combiner le meilleur plan d'attaque. Mais il est à tel
point surpris de l'habile disposition, de l'intelligente coordination de toutes
les parties que, non content de déconseiller de la manière la plus sérieuse
toute attaque prématurée, il exprime une admiration sans réserve pour des
travaux si entendus et fait, pour ainsi dire, l'éloge de l'ennemi détesté.
C'est la haine, à coup sûr, qui a aiguisé la vue de cet oligarque athénien,
et lui a fait apercevoir mainte vérité politique fondamentale inconnue jusque
là. L'harmonie des institutions politiques et des états sociaux, la
concordance entre les formes extérieures et le contenu d'une communauté sont
mises en lumière pour la première fois dans son livre. La puissance maritime
d'Athènes, la suprématie commerciale qui en résulte, le système militaire de
la cité, la relation entre l'armée de terre et la flotte, la constitution
démocratique, nombre de choses qui, à l'observateur superficiel, pouvaient ne
paraître que des abus de celle-ci, tels, par exemple, que la contrainte
judiciaire des alliés, les longs délais de la loi, l'ajournement des procès,
le caractère arrogant et indiscipliné des métèques et des esclaves, tout
cela est étudié avec tant de pénétration, tous les éléments du tableau
sont si bien reliés les uns aux autres et ramenés à des causes communes, que
l'on a pu à bon droit décerner à ce traité insignifiant en apparence un
éloge très significatif, et y voir la plus ancienne application de la méthode
déductive aux problèmes sociaux et politiques.
En vérité, nous ne pouvons, quant à nous, décerner cet éloge sans réserve.
Nous apprécions à sa juste valeur l'effort de l'auteur pour ramener à
quelques grands principes généraux la multiplicité des phénomènes
particuliers, ainsi que le sens de la causalité qui se manifeste dans cet
effort même ; le fait n'en subsiste pas moins que la méthode déductive ne se
prête guère à expliquer les résultats du développement historique, à
rendre compte du processus du devenir. Mais notre auteur a à son actif une
extraordinaire richesse de fines observations et de pénétrantes inférences.
Dans plus d'une exposition de détail, on a pu louer en lui le prédécesseur de
Burke, de Macchiavelli et de Paolo Sarpi. Mais on a exagéré néanmoins
lorsqu'on a appelé ce traité la « première contribution à la connaissance
des lois naturelles qui régissent les institutions politiques ». Le point de
départ de toutes ses considérations est la relation intime qui existe entre la
puissance maritime et la démocratie. Or, si cette relation existe, elle n'est
que le résultat du développement spécifiquement athénien. En effet, il
suffit de jeter un regard sur Carthage, sur Venise, sur la Hollande et
l'Angleterre pour se persuader que ce n'est pas là une « loi naturelle ». Ses
déductions ont parfois aussi le tort d'être forcées. Voici comment, au début
de son ouvrage, il énonce la thèse qu'il a entrepris de démontrer : « Je ne
loue pas les Athéniens d'avoir préféré cette sorte de constitution
politique, car ils ont préféré par là la prospérité des méchants à celle
des bons. Mais ce que je veux prouver, c'est que, leur choix fait, ils savent
conserver leur constitution, et que, même dans les choses où ils ont tort aux
yeux des Grecs, ils atteignent leur but ». Et, près de la fin, il s'exprime
comme suit : « On peut imaginer beaucoup de choses pour perfectionner la
constitution; mais il ne serait pas facile de trouver un moyen pour conserver la
démocratie et pour assurer cependant une sérieuse amélioration. On ne peut y
réussir que dans une faible mesure, en ajoutant ici quelque chose, en le
retranchant là ». La démocratie athénienne lui apparaît comme une oeuvre
d'art achevée, qui doit être ce qu'elle est pour atteindre son but,
c'est-à-dire pour satisfaire la foule. En même temps, non seulement l'auteur
concède, mais il affirme de la manière la plus forte et avec une exagération
évidente, que la bassesse et l'ignorance sont en honneur à Athènes, que les
« fous » jouent le premier rôle au Conseil et à l'Assemblée du peuple. Mais
le peuple, qui poursuit avec raison son propre intérêt, est mieux servi par «
l'ignorance, la bassesse et le bon vouloir » de ses chefs actuels que par « la
vertu, l'intelligence et le mauvais vouloir » des « bons ou nobles ». Sans
doute, par une telle conduite, on ne réalise pas la meilleure organisation
politique, mais c'est ainsi que la démocratie est le plus sûrement garantie.
« Car le peuple ne tient pas à être esclave dans un état bien ordonné et
pourvu de bonnes lois, mais à posséder la liberté et la domination....
Précisément de ce que tu tiens pour le contraire de l'ordre et de la loi, le
peuple tire sa force et sa liberté ». Est-il nécessaire de faire remarquer
que, dans ces déductions politiques purement objectives en apparence, il y a
une forte dose de doctrinarisme contenu ou, plus exactement, d'amertume cachée
sous le manteau de la doctrine ? Quoi donc, si cette ignorance, cette bassesse,
cette folie des chefs du peuple mettent en danger la puissance de l'état, et
conduisent à la ruine de la flotte, à la perte des tributs, de l'empire
lui-même? Où subsiste alors l'avantage du peuple, que l'on prétend si bien
gardé ? La vérité est que si les assertions de notre oligarque frappent droit
au but dans bien des cas particuliers, sa plume est cependant, pour l'essentiel,
guidée par une tendance. Toute sa pénétration est au service de son esprit de
parti, toute sa subtilité de pensée devient l'instrument de sa rancune. La
démocratie athénienne n'est, pour lui, à aucun égard et dans aucun sens,
susceptible d'amélioration. Les défauts les plus graves, ceux précisément
que ressentaient le plus douloureusement les gens de la classe et du parti de
l'auteur, doivent apparaître, sans exception, comme des conséquences
inévitables du principe fondamental de l'état. Car il s'agit pour lui de
condamner radicalement la constitution athénienne, de l'atteindre dans son nerf
vital. C'est comme s'il criait à ses amis : « N'espérez pas de réformes !
N'attendez rien des compromis ! Ce qui vous semble n'être que des fautes
occasionnelles, que des maux fortuits, qu'une décadence momentanée, découle
en réalité du seul et funeste principe de gouvernement. À ce principe est
attachée la prospérité de la multitude, qui, à cause de cela précisément,
l'appuiera toujours de toutes ses forces. Donc pas de demi-mesures, pas de
précipitation. Et surtout pas d'attaque en temps inopportun et avec des forces
insuffisantes : si l'on veut frapper un jour le grand coup, qu'il soit décisif,
et qu'on mette fin une fois pour toutes à la tyrannie du « maudit démos (03)
» ! Voilà à quoi vous devez être résolus et bien préparés, et alors les
alliés vigoureux ne vous feront pas défaut. « Car, et ici nous n'avons plus
besoin de lire entre les lignes, il n'en faut pas peu pour donner le coup de
grâce à la suprématie du peuple athénien ! »
Ce
livre, où se mélangent si étonnamment la passion politique et l'intelligence
politique, fut publié l'an 424 (04). Un homme qui
alliait en lui les mêmes éléments, mais développés à une puissance
incomparablement plus haute et dans une proportion beaucoup plus saine, devait
trouver justement la même année le loisir dont il avait besoin pour achever l'œuvre
de sa vie. Ce loisir n'était pas volontaire. Thucydide, fils d'Oloros, était
un homme d'une grande richesse et d'une noble origine ; dans ses veines coulait
non seulement le sang grec, mais le sang thrace. À l'époque du siège
d'Amphipolis, il commandait une escadre qui mouillait près de file de Thasos,
et il n'en était pas parti assez tôt pour débloquer la ville menacée. Il
paya ce retard de vingt ans d'exil, et il les employa en partie à des voyages
de recherches, en partie à rédiger, dans la propriété qu'il possédait sur
la côte thrace, l'œuvre considérée par la presque totalité des critiques
comme le plus grand monument historique de l'antiquité. Jetons ici un rapide
regard sur l'esprit dont il s'est inspiré, sur les méthodes de son enquête et
sur quelques autres points encore qui sont de la plus haute importance pour nous
(05). Dussions-nous d'ailleurs nous arrêter un peu
plus longtemps que nous ne sommes absolument obligé de le faire à la
personnalité de ce grand Athénien et à son oeuvre impérissable, nous sommes
certain que nos lecteurs ne sauraient nous en vouloir. En effet, nous arrivons
ici à l'un des points culminants du développement intellectuel : par une
coïncidence rare, nous nous trouvons en présence à la fois de l'homme qui a
le plus passionnément aimé la vérité, qui a mis à son service le plus riche
trésor d'idées, et qui a su lui donner l'expression artistique la plus
saisissante.
On ne peut guère imaginer deux contemporains qui forment un plus frappant
contraste qu'Hérodote et Thucydide. L'apparition de leurs ouvrages est
séparée par un intervalle d'à peu près vingt ans, mais, à en juger par
l'esprit dont ces ouvrages sont animés, il semble qu'il y ait entre eux un
abîme de quelques siècles. Hérodote nous fait une impression tout à fait
antique ; Thucydide a une saveur tout à fait moderne. Du sens poétique et
religieux, du goût de la légende et de l'anecdote, de la simplicité de
croyance de l'Halicarnassien, tempérée par de rares éclairs de critique, il
ne reste plus la moindre trace dans l'œuvre de son plus jeune confrère. Le
regard de celui-ci se porte avant tout sur les facteurs politiques, sur les
rapports réels des forces en présence, sur la base naturelle, pourrait-on
dire, des événements politiques. Les sources de ces événements ne sont
nullement pour lui dans les interventions d'êtres surnaturels, et pour une
faible mesure seulement dans les caprices et les passions des individus ;
partout il cherche, derrière eux, les forces universellement agissantes, les
conditions dans lesquelles se trouvent les peuples, les intérêts des États.
Avant d'énumérer les conflits isolés qui provoquèrent la guerre du
Péloponnèse, il formule la très significative observation que voici : « Le
motif le plus vrai, quoique le moins avoué, de la guerre a été le trop grand
développement de la puissance d'Athènes, qui a excité la méfiance de Sparte
(06). ». Si nous en croyons son biographe, il
avait été l'élève du physicien Anaxagore, pour qui tout se ramenait à la
mécanique, et ce fait, vrai ou non, s'accorde au mieux avec sa conception du
monde et avec sa façon de comprendre l'histoire (07).
Il s'efforce avant tout de décrire le cours des choses humaines, comme il le
ferait de celles de la nature, à la lumière d'une inflexible causalité. Sa
passion de l'objectivité stricte est si intense qu'on peut lire de longs
passages de son oeuvre sans être averti par le moindre indice de quel côté
vont ses préférences, de quel côté ses antipathies. Est-ce à dire qu'il
manquât, pour cela, de sensibilité? Assurément non, et tous ceux-là en
seront d'accord qui savent qu'on ne peut pénétrer profondément dans les
affaires humaines et en donner le récit vivant qu'à la condition d'y prendre
un vif intérêt personnel. D'ailleurs, il n'est pas rare que ce calme objectif
auquel Thucydide vise avec tant de soin soit interrompu par l'explosion soudaine
d'une émotion longtemps contenue : le récit de la désastreuse expédition de
Sicile est poignant comme une tragédie.
Hérodote écrit l'histoire « afin que les actions des hommes ne soient pas
effacées par le temps, et pour que les grands et merveilleux exploits... ne
soient pas privés de la gloire qui leur revient (08).»
Assurément Thucydide se sentait, lui aussi, poussé par des motifs de cette
nature. Mais il place au premier plan, et comme pour se justifier lui-même, «
le profit que l'on pourra tirer de la connaissance certaine du passé pour
préjuger les événements, ou analogues ou identiques, qui naîtront dans
l'avenir du fond commun de la nature humaine (09)
», qui est toujours la même. Dans cette pensée, et se rendant bien compte
qu'il enlève un certain charme à son livre en le dépouillant de tout
élément légendaire, il l'appelle dans un sentiment d'amour-propre très
caractérisé, mais très justifié, « plutôt un bien légué à tous les
siècles à venir qu'un jeu d'esprit destiné à charnier un instant l'oreille
». Sobre et rigoureux en se proposant son but, Thucydide l'est aussi dans le
choix des moyens propres à l'atteindre. On s'est étonné récemment qu'il se
soit borné à raconter une courte période d'histoire contemporaine, au lieu de
retracer une longue période de l'histoire universelle. Il répond lui-même à
cette observation en se plaignant avec force de la difficulté qu'il y a pour
l'historien à acquérir une pleine certitude même sur les événements de son
temps : « Pour ce qui est des événements de la guerre, je n'ai voulu les
raconter ni sur les informations du premier venu, ni selon ce qui me paraissait
être vrai (songez à la préface d'Hécatée, p. 272); j'en ai retracé une
partie comme témoin oculaire, une partie en me basant, pour autant que cela
était possible, sur des renseignements précis. Mais il était difficile de
découvrir la vérité, car ceux qui avaient assisté aux événements ne
s'accordaient pas entre eux, mais s'éloignaient les uns des autres suivant
leurs inclinations personnelles et la force de leur mémoire (10).
» Et il se plaint avec amertume de ce que « la plupart des hommes se soucient
fort peu de la recherche de la vérité et s'attachent plutôt à ce qui est
sous leur main !» Comparez le mot de Bacon : « ex iis quae presto sunt
pronuntiant. » Avec cette manie de blâmer qui était dans le sang de presque
tous les Grecs, et dont Hérodote, si débonnaire d'habitude, n'a pas su se
défaire à l'égard de son prédécesseur Hécatée (cf. page 285), Thucydide
relève les erreurs commises précisément par le père de l'histoire en ce qui
concerne surtout les institutions de Sparte, et il s'en autorise pour faire
observer « qu'on n'a que de fausses idées sur beaucoup de faits, même
contemporains, et que le temps n'a pas effacés de la mémoire. »
Toutefois, Thucydide n'a pas pu ou n'a pas voulu laisser de côté complètement
l'histoire des temps reculés de la Grèce. Les chapitres dans lesquels il s'en
occupe révèlent certaines particularités de sa méthode qui méritent d'être
examinées. Il convient d'abord de relever deux points essentiels. Le fils
d'Oloros est le premier à employer, dans le domaine de l'histoire le système
de la déduction inverse. Quand les renseignements dignes de foi lui font
défaut, il part des conditions, des institutions et même des appellations du
présent pour en tirer des conclusions relativement au passé . Ainsi, pour
prouver que la ville d'Athènes tout entière tenait autrefois dans l'enceinte
de l'Acropole, il s'en réfère à la langue de son temps, qui, sous le nom de
«ville» (pñliw), désignait toujours la
« ville haute » (Žkrñpoliw).
Et pour appuyer encore son affirmation, il fait remarquer que les sanctuaires
les plus importants se trouvent soit à l'intérieur de cet espace, soit dans
son voisinage immédiat, et que certaines cérémonies du culte sont en relation
avec une source qui jaillit précisément en cet endroit (11).
C'est là la méthode que nous avons retrouvée dans l'ouvrage récemment remis
au jour d'Aristote. Le second point à noter est la ressource que trouve
Thucydide dans les conditions où vivent de son temps les peuples moins
développés pour mettre en lumière les états antérieurs de civilisation des
nations plus avancées. Il est le premier à se servir de ce moyen d'information
dont l'historien des mœurs, des religions et du droit fait aujourd'hui l'emploi
le plus étendu, et qui a si étroitement rapproché l'ethnographie de la
préhistoire : songez, par exemple, qu'aujourd'hui l'âge de la pierre se
retrouve au centre du Brésil, et que les habitations lacustres sont encore en
usage dans la Nouvelle-Guinée. Dans l'Odyssée, lorsque Télémaque arrive à
Pylos, le vieux Nestor l'interroge sur le but de son voyage, et, à côté des
affaires commerciales qui ont pu l'amener jusqu'à lui, il indique comme une
chose toute naturelle, et sans aucune désapprobation, la piraterie (12).
À ce sujet, pénible étonnement, et toutes sortes d'explications embarrassées
chez les savants de la cour d'Alexandrie, de même que chez plusieurs savants
livresques du XIXme siècle. Les premiers avaient déjà perdu le sens de la
naïveté antique; les seconds ne l'avaient pas encore retrouvé. À cet égard,
Thucydide leur est bien supérieur. Bien loin d'imposer aux vers de l'épopée
un sens étranger, il met en pleine lumière la rudesse d'esprit des héros
homériques en la comparant à la manière de penser et de vivre des tribus
grecques les plus arriérées, et il ne manque jamais de vivifier et de
compléter par des rapprochements de ce genre l'image de cette époque reculée.
Il n'y a pas de doute possible sur la légitimité d'e l'emploi de ce
témoignage homérique. À supposer qu'ils ne puissent nous fournir d'autres
renseignements certains, les poèmes populaires peuvent en tous cas nous en
donner sur les sentiments de ceux pour lesquels ils ont été écrits. Mais
Thucydide va plus loin, et fait servir les indications de l'épopée à son
essai de reconstitution de l'histoire primitive de la Grèce. À cet égard, si
nous lui appliquons les règles de la critique actuelle, nous ne pouvons
l'absoudre du reproche de n'avoir pas mieux su qu'Hérodote et Hécatée
s'affranchir de la méthode semi-historique. Pas mieux qu'Hérodote et
Hécatée, - mais, nous pouvons l'ajouter tout de suite, aussi bien qu'Aristote
et que presque tous les autres penseurs et écrivains de l'antiquité. - Plus
exactement, voici le point de vue de Thucydide. Il croit, en somme, à la
réalité historique des personnages humains dont parlent l'épopée et -
jusqu'à un certain point - la légende, et à celle des exploits qui leur sont
attribués. Pour lui, Hellèn, ancêtre des Hellènes, est une personnalité
historique au même titre qu'Ion, ancêtre des Ioniens, en est une pour Aristote
(13). Sur ce. point, nous pouvons être absolument
certains que notre scepticisme se justifie, et que les Grecs, même les plus
portés à la critique, sont le jouet de leur crédulité. Pouvons-nous en dire
autant en ce qui concerne la race des Atrides, Agamemnon, et les combats autour
de Troie? À ce sujet, en tous cas, la science n'a pas encore dit son dernier
mot. Si librement que la légende héroïque se comporte avec eux, elle prend
habituellement et pour la plus grande part dans la réalité ses personnages et
ses événements essentiels, L'épopée française du moyen âge brouille
complètement les dates ; elle fait, par exemple, participer Charlemagne aux
Croisades. Mais elle n'a inventé ni Charlemagne ni les Croisades, et elle ne
les a pas empruntés à quelque mythe religieux. Or Thucydide s'en tient, lui
aussi, aux traits essentiels de la tradition dont se sont inspirés les poètes,
et il exprime à plusieurs reprises, et dans les termes les plus catégoriques,
sa méfiance à l'égard des détails de leurs récits ; il est plein de mépris
pour les mosaïques historiques dont ses prédécesseurs se montrent si friands.
Il ne veut ni transformer, ni harmoniser, mais seulement compléter ses sources.
Clairement persuadé qu'il n'a aucun moyen à sa disposition pour tirer des
embellissements, des exagérations et des déformations des poètes une image
fidèle du lointain passé, il s'engage dans une voie de recherche qui témoigne
étonnamment de l'étendue et de la profondeur de son regard d'historien. Le
grand instrument dont il se sert avec hardiesse, mais au fond sans témérité,
c'est la déduction, mais sous la forme seulement qui se prête à éclaircir
les problèmes historiques, c'est-à-dire sous la forme inverse. Armé de cette
méthode, et doué d'une faculté de vision pour laquelle rien n'était trop
grand ni trop petit, il n'était d'ailleurs égaré ou paralysé par aucun
accès de vanité nationale, par aucune tendance à embellir ses tableaux. Aussi
a-t-il réussi, en se fondant sur un petit nombre de données qu'il considérait
comme dignes de foi, à composer une image sûrement fidèle des premières
étapes du développement hellénique. Il a montré que les Grecs n'avaient
acquis que très tard la conscience de leur unité nationale; que, à une phase
reculée de leur civilisation, ils ne se distinguaient guère des Barbares ou
Non-Grecs ; que le pillage sur terre, la piraterie sur mer, étaient leur
principale ressource, et que l'insécurité du commerce, la rareté et
l'indigence de la population ont longtemps retardé ses progrès. Dans sa
preuve, il fait intervenir les changements apportés par le temps dans la
disposition des cités, les progrès graduels dans l'art des constructions
navales, les transformations du vêtement et de la coiffure aussi bien que les
modifications apportées au costume des concurrents aux jeux olympiques. Il
n'oublie pas de mentionner la pauvreté du sol de l'Attique, la sécurité
qu'elle garantit contre les attaques extérieures (cf. p. 4), la stabilité des
institutions qui en découle, stabilité favorable à son tour à l'immigration
de familles étrangères ; de là un plus rapide accroissement de population qui
a pour suite la colonisation de l'Ionie. Il remarque que l'absence d'une
agriculture régulière, loin de les attacher au sol, pousse au contraire les
tribus grecques à la vie errante ; que ce sont précisément les régions les
plus fertiles qui ont le plus souvent changé de propriétaires ; que
l'accroissement de la richesse a contribué à la transformation de la royauté
patriarcale en ce que l'on appelle la tyrannie. Autant d'exemples qui nous
montrent l'emploi que faisait Thucydide de la méthode déductive inverse et des
résultats auxquels elle l'a conduit.
Si l'historien montre une si froide défiance à l'égard des poètes quand ils parlent d'actions humaines et d'événements conformes aux lois de la nature, il répudie absolument ceux de leurs récits qui se rapportent aux dieux ou dans lesquels le merveilleux joue un rôle. Il appartenait évidemment à une société d'esprits pour qui cette incrédulité était parfaitement naturelle et n'avait besoin ni de mention particulière, ni de justification. Nous sommes bien loin, avec lui, du ton bruyant dans lequel Hérodote conteste quelques-uns des récits qui lui paraissent incroyables (cf. p. 275). Pour Thucydide, toutes les choses de ce genre sont simplement inexistantes. Il n'a pas un moment l'idée qu'on pourrait lui attribuer la croyance à une interruption du cours naturel des choses. Il témoigne d'un froid mépris pour les oracles et les prédictions, à moins qu'il n'en parle avec une mordante ironie. Il connaît à fond les faiblesses d'intelligence qui se font les complices de la superstition, et il les caractérise parfois d'un mot frappant. Au moment où la peste éclata à Athènes et vint augmenter les souffrances causées par la guerre, on se souvint d'un soi-disant ancien oracle qui disait : « Un jour viendra la guerre dorienne et avec elle l'épidémie ». Toutefois, continue l'historien, cette prédiction souleva une discussion. Quelques personnes prétendirent que le vers ne parlait pas d'épidémie (
loimñw). mais de famine (limñw ). « Dans ce moment-là, l'opinion prévalut naturellement que l'oracle parlait d'épidémie, car les gens mettaient leurs souvenirs en harmonie avec leurs souffrances. Mais, s'il survient jamais avec les Doriens une guerre accompagnée de famine, ils citeront naturellement le vers sous l'autre forme (14) ». Mais ce n'est pas seulement aux prédictions anonymes que Thucydide s'attaque ; ses sarcasmes n'épargnent pas même les oracles du dieu pythien. Lorsque la population s'enfuit en masse de la plaine ravagée par les Péloponnésiens à Athènes, le territoire situé au nord-ouest de l'Acropole et appelé Pélasgique ou Pélargique fut aussi occupé par les fuyards, quoiqu'un vieil oracle mît en garde contre une telle occupation. La nécessité ne tint aucun compte de la défense divine ; mais bientôt on attribua à la violation de celle-ci une partie des graves calamités qui fondirent sur la ville. « Pour moi, il me semble, remarque ici l'historien, que l'oracle s'est accompli dans le sens contraire à ce que l'on attendait. Ce n'est pas l'occupation (de ce territoire) contrairement à l'interdiction du dieu qui a causé la calamité dont la ville a été frappée ; c'est la guerre qui a amené la nécessité de l'occupation; sans doute, l'oracle n'a pas fait mention de la guerre, mais il avait bien prévu que cette occupation n'aurait lieu en aucune autre conjoncture (15).» Et il dénonce non seulement comme sans fondement, mais encore comme funeste, la superstition « qui pousse la foule, dans des situations où elle pourrait encore être sauvée par les moyens humains, à recourir aux prédictions, aux oracles et aux choses de même nature, qui produisent sa ruine en excitant en elle des espérances (trompeuses) (16) ». En présence de cette déclaration et de déclarations analogues, nous sommes en droit de croire que s'il a relevé la seule prophétie justifiée par l'événement qui lui ait été connue, - à savoir que la guerre du Péloponnèse durerait trois fois neuf ans, - cela ne peut guère signifier qu'une chose, c'est-à-dire qu'il y voyait une coïncidence singulière, et par conséquent digne de mention (17). Et il n'en est guère autrement de l'énumération des phénomènes naturels, les uns pleins de menaces mystérieuses, les autres dévastateurs, qui accompagnèrent les incidents de la grande guerre et en accrurent les horreurs. (18). En ce point de son introduction, au début du drame puissant sur lequel le rideau allait se lever, l'écrivain qui voulait mettre en pleine lumière la grandeur et la majesté du sujet qu'il avait choisi, ne pouvait introduire des réserves, intempestives; mais, en un autre endroit, il les exprime très franchement. En parlant des prédictions des prophètes et du tremblement de terre de Délos, qui « comme on le disait et comme on le croyait » a annoncé l'ouverture des hostilités, il ne perd pas l'occasion de placer cette observation importante : « Et tous les incidents du même genre qui se produisaient quelque part ailleurs étaient soigneusement noté (19).» C'est un fait très évident que le grand Athénien avait complètement rompu avec les croyances de son peuple. Dans sa bouche, le mot « mythique » a déjà le sens défavorable qu'il prendra dans celle d'Épicure. On aimerait pourtant savoir non seulement ce qu'il nie, mais encore ce qu'il affirme, et avant tout quelle était son attitude à l'égard des grands problèmes de l'origine et du gouvernement de l'Univers. Mais pas un mot, dans son oeuvre, ne nous fournit la moindre indication à ce sujet. Qu'il eût perdu la foi dans les interventions surnaturelles, c'est ce que nous avons déjà suffisamment fait voir. Il aime à ramener à leurs causes naturelles les phénomènes considérés comme merveilleux ou du moins comme extraordinaires, tels, par exemple, que les éclipses, les ouragans, les inondations, le tourbillon de Charybde; à part d'ailleurs les traits qu'il a dirigés contre la superstition, il avait un goût très marqué et il était exceptionnellement doué pour l'observation et pour l'explication de la nature. Nous rappelons à cet égard sa description particulièrement soignée des circonstances géographiques qui font que le groupe d'îles situé près de l'embouchure de l'Achéloüs se confond de plus en plus avec le continent, et sa magistrale description de la peste d'Athènes, qui a, de tout temps, excité l'admiration des médecins (20). Mais s'il se sentait attiré vers les physiciens et les « météorologues », et si nous devons considérer comme une faveur spéciale du sort qu'il ait préféré l'historiographie à l'étude de la nature, on ne peut cependant guère supposer qu'il se serait arrêté d'une manière durable à l'une des tentatives d'explication des grandes énigmes du monde qui se disputaient alors la vogue, soit-à celle de Leucippe, soit à celle d'Anaxagore. Il ne leur eût sans doute pas reproché d'être en contradiction avec les enseignements de la religion populaire, mais bien d'être trop hardies et de n'admettre aucune démonstration. Il se plaint vivement de l'impossibilité d'obtenir des renseignements sur les péripéties d'une bataille, même en interrogeant les soldats qui y ont pris part des deux côtés (21). Chacun, nous dit-il, se voit hors d'état de répondre exactement dès qu'il ne s'agit plus de ce qui s'est passé dans son voisinage immédiat. Ainsi disposé, comment aurait-il pu se déclarer d'accord avec ceux qui se flattaient de décrire la naissance du monde avec l'assurance d'un témoin oculaire ? Assurément, Thucydide n'a pas cessé de suivre avec la plus grande attention les questions les plus hautes qui se posent à l'esprit humain, mais nous croyons être très près de la vérité en disant que le résultat de ses réflexions a été une prudente suspension de jugement.Rien
de plus merveilleux que l'usage qu'il fait de ce moyen, dont il n'est pas
l'inventeur, mais qu'il a sans doute employé le premier dans le grand style (22).
Indépendamment de la vivacité dramatique qu'il donne par là à son récit, il
le fait servir à deux buts : à caractériser les orateurs et à faire part à
ses lecteurs de ses propres pensées. Le premier de ces buts a été d'autant
mieux atteint que, le plus souvent, ces discours font partie de débats dans
lesquels les représentants des tendances contraires se succèdent, et qu'ils
produisent par là un puissant effet de contraste. Ainsi, dans la discussion qui
s'engage à l'assemblée populaire d'Athènes au sujet de l'expédition de
Sicile, et dans laquelle Alcibiade et Nicias se trouvent en présence l'un de
l'autre. Chaque mot du premier traduit le feu, l'impétuosité, la passion
ambitieuse de sa nature géniale, et fait ressortir d'autant plus vivement la
circonspection et l'esprit caustique du vieillard expérimenté qui se montre
aussi vigoureux dans la critique qu'il se montrera bientôt insuffisant dans
l'action. Parfois, un personnage se caractérise à peu près aussi bien par ce
qu'il fait que par ce qu'il dit. Ce ne peut être par hasard que Périclès a
laissé de côté toute allusion aux dieux de la religion populaire dans la
magnifique oraison funèbre qu'il consacre aux premières victimes des
hostilités, et dans laquelle, à côté de tant de pensées profondes, il a
aussi fait une place aux phrases conventionnelles, inévitables en pareil cas.
Nous reconnaissons là l'intention bien arrêtée de caractériser comme tel le
disciple libre-penseur d'Anaxagore, dont l'esprit s'était dégagé de toute
influence mythologique. Enfin l'historien ne caractérise pas seulement des
individus par les discours qu'il leur prête ; il sait aussi peindre de cette
façon des classes sociales et des nations tout entières. C'est ainsi qu'aux
Béotiens passionnés, mais un peu lourds d'esprit, il prête des discours plus
remarquables par le sentiment que par les pensées ; et quand il introduit un
homme du peuple spartiate, comme par exemple l'éphore Sténélaidas, il le fait
reconnaître non seulement par le laconisme nerveux de l'expression, mais encore
et surtout par le bon sens prompt et robuste, caractéristique de toutes les
classes de la race dorienne.
Mais, nous l'avons dit, Thucydide se sert aussi des discours pour communiquer
aux lecteurs ses propres pensées. Sous ce rapport, il est d'une richesse
incroyable, et il sait les exprimer sans jamais laisser percer sa personnalité
et l'imposer d'une manière importune. Comment l'en louer dignement en évitant
ne fût-ce que l'apparence de l'exagération ? Quelle profusion d'observations
justes, de démonstrations pénétrantes, de maximes toujours vraies ! Pour
retrouver un pareil trésor de sagesse politique, nous sommes vraiment obligés
de descendre jusqu'à Machiavel. Mais chez Thucydide toutes les réflexions se
dégagent pour ainsi dire d'elles-mêmes des situations historiques données ;
on n'y sent pas la moindre prétention didactique, pas la plus petite trace de
sécheresse systématique. Aussi, des deux écrivains, n'est-ce pas l'Athénien
qui parait inférieur à l'autre, mais le Florentin qui est distancé par son
aîné. Parfois aussi, les discours de circonstance s'amplifient chez Thucydide
et se transforment en discussions d'une portée tout à fait générale et
pleines de substance philosophique. Nous avons exprimé plus haut l'hypothèse
que Protagoras fut le premier à vouloir que le châtiment eût pour but
d'intimider le crime et de le prévenir. Il convient donc de rappeler que
Thucydide a trouvé une occasion singulièrement opportune pour faire combattre
cette théorie à un orateur. Lorsque la discussion s'ouvre, à Athènes, sur la
punition à infliger aux rebelles de Lesbos, Diodote, en réponse peut-être aux
arguments du sophiste, fait remarquer, dans un discours d'une rare profondeur,
combien la passion est souvent irrésistible, à quel point elle aveugle le
jugement de ceux qui s'y abandonnent. Dans d'autres cas, l'historien remplace
l'exposition systématique par les traits isolés qu'il sème par ci par là
dans son oeuvre, et qui, dans l'esprit du lecteur attentif, se réunissent et
forment un tableau d'ensemble. C'est ainsi qu'il a peint le caractère du peuple
athénien.
On pourrait supposer que les deux buts auxquels sert l'artifice des discours se
contrarient parfois, et qu'en particulier l'énoncé des idées de l'auteur
porte occasionnellement préjudice à ses caractéristiques. Thucydide a
tellement à dire qu'il ne serait pas étonnant qu'il se servit de temps en
temps du moyen le moins approprié. Il était difficile aussi, pour ne pas dire
impossible, d'arriver à cet égard à une complète harmonie, puisque les
situations qui inspirent telle ou telle pensée et en appellent le
développement sont aussi bien données en fait que les personnages qui s'y
manifestent. Nous ne prétendons pas que l'historien ait toujours triomphé de
cette difficulté. Mais ce ne sont là, pour autant que nous pouvons en juger,
que des cas isolés, et d'ailleurs ils offrent un intérêt tout à fait
particulier, et il s'en dégage pour nous un enseignement précieux. Car
précisément à travers ces fentes de l'édifice artistique, brille - telle une
flamme - la personnalité de l'auteur. Dans l'oraison funèbre que prononce
Périclès, et où la philosophie de la politique athénienne est réduite à sa
quintessence; dans ce morceau merveilleux où il nous semble qu'un sujet antique
ait été traité par un esprit moderne de premier rang, un Alexis de
Tocqueville, par exemple; dans ce bijou précieux, le plus précieux peut-être
de la prose grecque, aucun trait de la vie sociale d'Athènes n'est relevé avec
plus de force que la liberté individuelle, qui, permet à chacun d'organiser sa
vie privée comme il l'entend, sans contrainte, sans se plier au joug de la
majorité. Mais l'historien revient ailleurs sur cet avantage, et, cette fois,
c'est par Nicias qu'il le fait proclamer, immédiatement avant le combat
décisif qui s'engage dans le port de Syracuse, le fruit le plus précieux des
institutions politiques de la cité. Nous ne croyons pas nous tromper en disant
que cette remarque, dans la bouche du vieux Nicias, l'homme de la correction
mesquine et de la stricte observance, était incomparablement moins bien placée
que dans celle de Périclès, l'ami des philosophes ; que, dans cette occasion,
Thucydide a tenu beaucoup plus de compte de la situation que du personnage
appelé à y jouer un rôle ; que, cette fois, c'est Thucydide seul qui nous
parle par l'intermédiaire de Nicias, et qu'il donne une expression au sentiment
dont son cœur est rempli sans se préoccuper de la personne de l'orateur. Il
est possible que plus d'une méprise de ce genre nous échappe, puisque, la
plupart du temps, nous ne connaissons un peu exactement les caractères que par
Thucydide lui-même, et que nous ne pouvons que très rarement contrôler ses
peintures par d'autres témoignages dignes de foi. Mais ce ne sont certainement
que des exceptions, des exceptions tout à fait isolées. Car c'est
précisément en ce point que l'art incomparable du maître atteint son plus
haut degré de perfection. Un exemple pour motiver notre jugement. Aucun des
personnages qui apparaissent sur la scène de son grand drame historique ne lui
inspire moins de sympathie que le corroyeur Cléon. Eh bien ! quand il a un
intérêt évident à faire voir la contrepartie des avantages qu'il a si
souvent et si complaisamment relevés dans le caractère athénien, avec quelle
habileté ne sait-il pas se servir de ce personnage qui lui répugne tant !
L'historien lui-même est évidemment persuadé qu'à force d'être cultivés,
ses compatriotes le sont trop, que leur finesse d'esprit est souvent
préjudiciable à la sûreté et à la rectitude de leur pensée, qu'ils sont
souvent égarés par l'abondance des points de vue, et qu'ils sont plus
spirituels que raisonnables. Or, cette persuasion, pouvait-il l'exprimer mieux
que par l'organe du grossier démagogue que la haute culture n'avait pour ainsi
dire pas touché ? C'est donc lui qu'il charge d'adresser à ses compatriotes
ces dures réprimandes : Vous êtes les esclaves du paradoxe, les contempteurs
de la tradition ; vous assistez aux débats sur les questions les plus vitales
du jour dans les mêmes dispositions que s'il s'agissait de jouir d'un tournoi
oratoire sans conséquence. Vous ne voyez les faits qu'à travers les discours ;
c'est sur ceux-ci que vous vous dirigez pour conclure à l'avenir et pour juger
le passé ; la réalité, pour vous, n'est qu'une apparence ; l'apparence vous
tient lieu de réalité !
Mais le nom de Cléon nous rappelle à la question dont nous nous sommes
peut-être déjà par trop éloignés. Il s'agissait de la passion de
l'historien pour la vérité. À l'égard de personne son impartialité n'a
été plus sérieusement - et avec autant de droit, nous le concédons
volontiers, - contestée qu'à l'égard précisément de ce personnage. Sans
aucun doute, la véhémence agressive du démagogue, sa conduite vulgaire, son
dédain de tout ce qui était délicat et relevé ont choqué au plus haut point
Thucydide et lui ont fait perdre de vue, comme d'ailleurs à Aristote dans la Constitution
d'Athènes, les mérites réels de Cléon. Mais, si nous pouvons l'affirmer,
nous le devons uniquement aux abondantes informations que nous a fournies
Thucydide lui-même avec une scrupuleuse loyauté. C'est surtout en ce qui
concerne les événements dont l’îlot de Sphactérie est le théâtre que les
faits racontés par l'historien et le jugement porté par lui se trouvent en
contradiction frappante. Cette contradiction saute aux yeux du lecteur le moins
doué de sens critique. Cléon s'était fait fort de conduire à Athènes, morts
ou vifs, dans un délai de vingt jours, les quatre cents hoplites spartiates qui
se trouvaient dans cet îlot, coupés de tout secours de leurs compatriotes.
Grâce à des forces d'une supériorité écrasante et à l'appui de
Démosthène, le meilleur général que possédassent alors les Athéniens, le
succès répond complètement à ses prévisions. Malgré cela, l'historien
plein, à ce qu'il semble, de mépris pour le corroyeur et aussi de haine
personnelle, taxe cette gageure d'insensée. Précisément, ce cas de criante
partialité nous paraît fournir le meilleur argument en faveur de sa
véracité. Car il lui aurait été bien facile, sinon de faire disparaître, du
moins d'atténuer considérablement le désaccord extraordinaire qui règne
entre son récit des faits et les appréciations que ceux-ci lui inspirent. Il
aurait, par exemple, pu insister sur les circonstances aussi heureuses
qu'imprévues qui avaient concouru à la réalisation de cette « promesse
insensée ». Or son récit ne renferme pas une syllabe qui puisse insinuer une
telle pensée. En ce point où la haine a le plus troublé son jugement, il ne
trahit pas la moindre apparence de déloyauté ; l'idée de dénaturer les faits
ou de les présenter de manière à justifier ses préventions ne l'a pas même
abordé. Et il n'en est pas autrement lorsque son jugement est porté sous
l'influence de chaudes sympathies. Lorsque Nicias paie de sa vie le désastre de
l'expédition de Sicile, qu'il avait conduite avec une si étonnante
incapacité, Thucydide s'abandonne à des lamentations qui ne révèlent pas
seulement sa profonde pitié pour le sort tragique du malheureux général, mais
encore, et avec la conviction la plus chaleureuse, la grande estime qu'il avait
pour son caractère. Mais il n'a pas, pour cela, cherché à taire ou à pallier
une seule des nombreuses et presque incompréhensibles fautes de Nicias ; il
nous a fourni sinon contre l'homme du moins contre le générai, un dossier
vraiment écrasant. Car en lui aussi, malgré la profondeur de son génie,
résidait cette droiture ou cette « simplicité » de cœur qui constitue,
comme il le disait lui-même, « une partie si essentielle de toute noblesse
d'âme ».
Et maintenant, quoi qu'il puisse nous en coûter, nous devons prendre congé de
Thucydide. Nous le retrouverons d'ailleurs bientôt. Car avant d'aborder la
grande figure de Socrate, et d'étudier en lui le premier essai sérieux
d'éthique systématique, il sera nécessaire de dessiner, du moins dans ses
contours essentiels, l'évolution des idées morales et politiques qui précéda
son entrée dans la carrière. Nous chercherons les éléments de notre enquête
dans les oeuvres des poètes, des poètes tragiques surtout, mais nous nous
garderons bien de négliger les témoignages des orateurs et des historiens, et
surtout du plus profond d'entre ces derniers, l'auteur de la Guerre du
Péloponnèse.
(01)
Les fragments des historiens nommés ici se trouvent dans C. Müller, Fragm.
hist. graec. - Sur Stésimbrotos, conf. la Dissertation de Heuer
(Münster, 1863) ; voyez aussi les nouveaux fragments que renferme le traité de
Philodème Sur la Piété, pp. 22, 41 sq. et 45 de mon édition. - Sur
les plus anciens ouvrages relatifs à l'histoire de la littérature et de la
musique. cf. Hiller, Rhein. Mus., XLI 401. - La pensée que nous citons
de Démocrite se trouve dans le de Musica de Philodéme, col. 36 (p. 108,
Kemke) ; comp. Platon, Critias, 110 a et Aristote. Métaph., 981
b, 20. - Sur les plus anciennes publications chronologiques, cf. Unger dans le Handbuch
d. Klass. Altertumswiss. de Iw. Miller, I 573.
(02) Comp.
avant tout l'allocution académique si pleine de pensées du regretté Rod.
Schöll, trop tôt enlevé à la science : Die Anfänge einer politischen
Litteratur bei den Griechen, Munich 1890. Nous n'avons pu, toutefois, nous
ranger à son appréciation de l'ouvrage Sur la Constitution des Athéniens,
et nous la combattrons plus loin.
(03) Il
est question du « maudit démos » dans l'épitaphe de Critias (Scolies du
discours d'Eschine contre Timarque, 30; Orat. Att., II 15).
(04) C'est
Kirchhoff qui, dans la dissertation intitulée Die Abfassungszeit der Schrift
vom Staate der Athener (Berlin 1878), a fixé à 424 av. J.-C. la date de
cet ouvrage. C'est à bon droit qu'on a cessé de considérer Xénophon comme
l'auteur de l’ƒAyhnaÛvn politeÛa;
mais ce livre n'a été attribué jusqu'ici avec quelque probabilité à aucun
écrivain connu.
(05) On
trouve d'excellentes remarques sur la méthode de recherche de Thucydide dans
Schöll, op. cit., et aussi dans Köhler, Ueber die ArchäoIogie des
Th. (Commentationes Mommsenianae, 370 sq.). II y a aussi un mot d'une
justesse frappante dans Scherer, Poetik, p. 67.
(06) Thucydide,
1 23.
(07) A
cette indication de Marcellin (§ 22, éd. de Krüger, Il 194), O. Müller
rattache cette excellente remarque : « On peut à bon droit l'appeler
l'Anaxagore de l'histoire ». (Gesch. d. griech. Litt., 2e éd., Il 362.)
(08) Hérodote,
I 1.
(09) Thucydide,
I 22.
(10) Thucydide,
I 20.
(11) Thucydide,
II 15. (Au point de vue de la méthode, on trouve une discussion très analogue
à cette dernière dans Aristote, Pol. d. Ath.. c. 3). - I 5-6.
(12) Cf.
Odyssée, III 73, et voir les scolies d'Aristarque.
(13) Hellèn
est nommé ancêtre des Hellènes par Thuc., I 3; Ion est regardé comme
personnage historique par Aristote, Pol. des Ath., ch. 3. Sur ce qui
suit, cf. Thucydide, I 1-19.
(14) Cf.
Thucydide, II 54.
(15) Thucydide,
II 17.
(16) Thucydide,
V 103.
(17) Thucydide,
V 26.
(18) Thucydide,
I 23.
(19) Thucydide,
II 8.
(20) Cf.
I 21 (mot « mythique »); II 28 (éclipse de soleil) ; VII 50 (éclipse de
lune); VII 79 (orage); III 89 (inondation); IV 24 (Charybde); II 102
(Achéloüs) ; II 47 sq. (description de la peste).
(21) Thucydide
VII 44.
(22) Cf.
Thucydide, IV 118 sq.; V 18 sq., 23 sq., 47, 77, 79.