Gomperz,
Theodor (1832-1912)
Les penseurs de la Grèce : histoire de la philosophie
antique
trad. de Aug.
Reymond,... ; et précédée d'une préf. de M. A. Croiset,...
Griechische Denker : eine Geschichte der antiken Philosophie
2e éd. rev. et corr.
Paris : F. Alcan ; Lausanne : Payot, 1908-1910
livre III - livre III (chapitre 3)
LIVRE TROISIÈME
CHAPITRE II
Les Atomistes.
1. Leucippe et son disciple. Démocrite « a réfléchi sur tout ». - II. Opposition entre la « vérité » et la « convention ». Démocrite et Galilée. Différences fondamentales des corps. Bases expérimentales de la théorie atomistique. Impénétrabilité de la matière. Le monde matériel n'est pas continu. - III. Mérites de l'hypothèse atomistique. La déduction dans la chimie. L'atomistique antique et la moderne. Nombre infiniment grand des formes atomiques. Explication de la dureté et du poids. - IV. Matières simples et matières composées. « Crochets » des atomes. Cosmogonie des atomistes. Genèse de la théorie cosmogonique. Le tourbillon cosmogonique. Le mouvement primordial des atomes. Double sens du mot « cause ». Sur la manière dont Leucippe et Démocrite ont posé le problème. Le mouvement est-il extérieur à la matière? - V. Atomistes et Eléates. Parménide a-t-il préparé la théorie des atomes? Précurseurs plus anciens, mais inconnus, de Leucippe. - VI. Le vrai mérite de Leucippe. Ce qu'il y a d'impérissable dans son oeuvre. Démonstrations aprioristiques de Leucippe. Caractère hypothétique de la théorie atomistique. - VII. Valeur durable de l'hypothèse atomistique. Les atomistes étaient-ils matérialistes? - VIII. Psychologie des atomistes. Leurs théories optiques. Démocrite était-il un sceptique? Polémique de Kolotès. La connaissance « vraie » et la connaissance « obscure ». La vraie nature du scepticisme de Démocrite. - IX. Critique d'Aristote. La discussion du problème de la finalité. Fécondité de l'explication mécanique de la nature. - X. Démocrite précurseur de Galilée. - XI. Noyau de l'éthique de Démocrite. Authenticité douteuse des fragments éthiques.
I
Entre
le père de la médecine et l'homme que nous pouvons appeler le père de la
physique, la légende s'est appliquée de bonne heure à imaginer des relations.
Les citoyens d'Abdère, nous dit-elle, frappés de l'étrange conduite de leur
grand compatriote, conçurent des doutes sur son état mental et prièrent le
maître en l'art de guérir de venir l'examiner. Hippocrate apparaît, les
convainc de leur erreur et trouve plaisir et profit à s'entretenir, puis à
correspondre avec le sage Démocrite. Le roman épistolaire qui nous a été
conservé dans la collection hippocratique reflète jusqu'à un certain point
peut-être la réalité des faits (01). Il est pour
le moins très vraisemblable que ces deux naturalistes, nés tous deux en 460,
et qui tous deux ont beaucoup voyagé, ont eu des rapports personnels. Et l'on
sait qu'en effet Hippocrate a séjourné à Abdère. Ne pouvons-nous pas
l'accompagner dans ses visites professionnelles une fois à la « Porte de
Thrace », une autre à la « Voie sacrée », une troisième à la « Voie
haute » ? Et la légende s'éloigne-t-elle beaucoup de la vérité quand elle
nous montre le sage d'Abdère assis dans son jardin, derrière une des tours du
mur d'enceinte de la ville, sous l'ombre épaisse d'un platane, entouré de
rouleaux de papyrus et de cadavres d'animaux et écrivant sur ses genoux,
lorsque le grand médecin vient frapper à sa porte?
La riche cité commerçante d'Abdère, fondée par des Ioniens à la frontière
de la Thrace et de la Macédoine, dans le voisinage de mines d'or très
productives et en face de l’île de Thasos, ne joue dans l'histoire de la
science grecque qu'un rôle éphémère, mais extrêmement brillant. L'ami et
maître de Démocrite, Leucippe, de quelques décades plus âgé que lui, était
probablement originaire de Milet; il reçut à Élée, à ce que raconte une
tradition non indigne de foi, les leçons du subtil Zénon ; il a en tous cas
fini ses jours dans la ville des Abdéritains, et il y a fondé l'école à
laquelle son élève Démocrite a procuré une gloire impérissable (02).
Le maître a presque complètement disparu derrière la figure beaucoup plus
imposante du disciple. Ses peu nombreux écrits trouvèrent accueil dans la
vaste collection de ceux de Démocrite ; sur sa personnalité et sur les
circonstances particulières de sa vie, on savait déjà si peu dans
l'antiquité que le doute a pu s'élever sur la réalité de son existence.
Toutefois nous savons aujourd'hui, grâce à des témoignages assez rares, mais
dignes de foi, qu'il avait esquissé les contours du système construit par
Démocrite, et que celui-ci devait étayer d'une infinité de faits
d'expérience et exposer dans un style si parfait qu'il fut compté parmi les
premiers prosateurs de la Grèce. C'est à lui que remonte ce mot qui proclame
d'une façon non équivoque la loi absolue de la causalité : « Rien n'arrive
sans cause, mais tout procède d'une cause et de la nécessité ». Son livre,
intitulé l'Ordre de l’Univers, et que l'on appelait, pour le
distinguer d'une exposition plus brève de la même doctrine due à la plume de
Démocrite, Le grand Ordre de l'Univers, contenait le noyau de la
physique atomistique, tandis que son écrit Sur l'Esprit développait
évidemment dans ses lignes principales la psychologie particulière à cette
école. Il ne nous est plus possible de distinguer dans le détail la part de
chacun de ces hommes dans l'oeuvre intellectuelle commune. Force nous est donc
de renoncer à établir entre eux des différences, et de considérer la
théorie atomistique comme un seul bloc. Cependant nous tenons tout d'abord à
envisager la personnalité incomparablement plus illustre du plus jeune de ses
représentants.
Nous ne manquons pas, pour le faire, d'indices précieux. Écoutons d'abord
cette déclaration de Démocrite lui-même : « Parmi mes contemporains,
personne n'a plus voyagé que moi ; j'ai étendu mes recherches plus loin que
tout autre, vu plus de pays et de climats, entendu plus de discours d'hommes
instruits; personne ne m'a surpassé dans la composition de lignes accompagnées
de preuves, pas même les noueurs de cordes (géomètres) égyptiens ».
L'insistance surprenante de Démocrite sur la simple étendue de sa culture et
de ses acquisitions intellectuelles s'accorde au mieux avec l'image de cet
homme, dans lequel nous devons voir plutôt un savant continuateur qu'un
initiateur et un créateur proprement dit. Quant au ton de suffisance qui
caractérise cette phrase, il faut, pour l'apprécier, se reporter aux moeurs
antiques. Lessing remarque, non sans quelque exagération, que la politesse
était chose inconnue aux Anciens ; il aurait pu ajouter, et avec plus de
raison, la modestie. L'exemple d'Empédocle n'a pu sortir encore de la mémoire
de nos lecteurs ; le froid Thucydide, qui a l'habitude de peser ses mots avec
soin, ne s'est pas fait scrupule d'appeler son histoire une « acquisition pour
l'éternité »; Platon lui-même, ce Platon qui s'efface si complètement dans
ses dialogues derrière son maître Socrate, n'hésite pas à citer un vers qui
le représente, avec ses frères, comme la « postérité divine d'un père
glorieux ». Une circonstance particulière contribue encore à expliquer et à
excuser l'éloge que fait Démocrite de sa propre personne. Il paraît n'avoir,
de son vivant, acquis qu'une notoriété locale. « Je vins à Athènes, et
personne ne me connaissait », dit-il dans un second fragment autobiographique.
Peut-être le dépit qu'il éprouva de voir que, malgré ses travaux
extraordinaires, il restait un inconnu dans la capitale intellectuelle de la
Grèce, l'a-t-il déterminé à se faire le héraut de sa propre gloire. Et
cette gloire était des plus méritées. Démocrite a cultivé avec un zèle
égal toutes les branches de la science, depuis les mathématiques et la
physique jusqu'à l'éthique et à la poétique. Ses écrits étaient presque
innombrables, et la valeur scientifique en était très grande. C'est ce que
nous prouve en particulier le témoignage du juge à la fois le plus compétent
et le plus impartial, Aristote, qui écrit au sujet de Démocrite : « Personne
n'a, avant lui, parlé si ce n'est de la manière la plus superficielle de la
croissance et du changement », et voit en lui un homme « qui parait avoir
réfléchi sur tout ». La piété qu'il témoigne à son maître ne l'empêche
pas plus que l'abîme qui le sépare des atomistes d'accorder à Leucippe et à
Démocrite, et aux dépens de Platon, un éloge des mieux sentis. Leur théorie
de la nature, dit-il à peu près, soulève de grandes difficultés, mais elle
est basée sur une hypothèse fertile en . conséquences... La différence est
celle-ci : l'habitude d'observer sans cesse la nature confère la faculté de
bâtir des hypothèses qui relient ensemble de longues séries de faits, tandis
que le commerce habituel des concepts diminue cette faculté. Il nous fait
perdre de vue la contemplation du réel, ne nous laisse plus apercevoir qu'un
cercle étroit de faits, et nous pousse, en limitant ainsi notre champ
d'observation, à construire des théories insuffisantes (03).
Notre
tâche est maintenant d'exposer cette « hypothèse ». Mais nous avons à en
considérer la base non hypothétique, qui appartient à la théorie de la
connaissance et était destinée à résoudre le problème de la matière. Ce
problème, nous l'avons perdu de vue depuis longtemps. Nous l'avons laissé aux
mains d'Anaxagore, dans la plus critique des conditions. Des postulats d'une,
valeur égale se trouvaient en présence, irréconciliés et irréconciliables
(cf. p. 238). Il s'agissait de renoncer ou à la constance qualitative ou à la
parenté interne des matières. Il ne restait plus à choisir qu'entre un ou
quelques éléments peu nombreux changeant brusquement de propriétés, et
d'innombrables substances premières étrangères les unes aux autres et
dépourvues de tout lien, de toute relation réciproque. Nous avons déjà
remarqué par anticipation que les philosophes d'Abdère intervinrent et mirent
fin à ce dilemme funeste. Quoique la gloire de cet exploit intellectuel - ainsi
que cela ressort d'une déclaration d'Aristote - appartienne à Leucippe, nous
ne connaissons plus cette théorie mémorable que sous la forme que lui donna
Démocrite : « Convention que le doux, convention que l'amer ; convention que
le chaud, convention que le froid ; convention que la couleur : en réalité des
atomes et le vide (04). » Laissons d'abord de
côté les atomes et l'espace vide, et concentrons notre attention sur la partie
négative, si importante, de ce passage. À la partie négative, disons-nous,
parce qu'en les opposant à ce qui existe « en réalité » , Démocrite dénie
toute vérité objective aux propriétés citées en premier lieu : au goût
(nous pouvons ajouter : à l'odeur et au son) à la couleur, à la température.
L'expression un peu étrange de « convention » demande un mot d'explication.
Le contraste entre la nature et la convention était familier à la pensée de
cette époque. La convention qui change de ville à ville, de pays à pays,
d'époque à époque (usages, moeurs, lois) était souvent opposée à
l'immutabilité de la nature. C'est ainsi que cette idée devint pour ainsi dire
le symbole du changeant, de l'arbitraire ou de l'accidentel. En ce qui concerne
les perceptions des sens, Démocrite disposait de nombreuses observations
prouvant d'une manière certaine leur dépendance de la constitution changeante
des individus, des états changeants du même sujet, et enfin aussi des
disposition multiples des mêmes particules de matière. Le miel parait amer à
celui qui a la jaunisse; l'air ou l'eau nous, paraissent plus ou moins chauds ou
froids selon que nous avons ou que nous n'avons pas chaud nous-mêmes (cf. p.
237) ; beaucoup de minéraux présentent une autre couleur sous forme de poudre
que lorsqu'ils ne sont pas pulvérisés, etc., etc. Nous autres modernes, nous
exprimons ces différences d'une manière plus exacte et plus appropriée ; nous
parlons de propriétés relatives par opposition aux propriétés absolues, ou
encore de vérité subjective par opposition à la vérité objective. Une
analyse plus pénétrante et plus approfondie nous a, de plus, appris à
reconnaître aussi dans ce que nous appelons les propriétés objectives ou
primaires des choses au moins un élément subjectif, et d'autre part il est
absolument hors de doute pour nous que la production des impressions
subjectives, dans leur infinie variété, n'a rien d'anarchique, mais qu'elle
est indissolublement liée aux lois d'une stricte causalité. La première de
ces vues nous occupera dans une phase ultérieure de cette exposition, quand
nous parlerons des antiques précurseurs d'un Berkeley et d'un Hume,
c'est-à-dire de ceux qu'on appelle les Cyrénaïques ; la dernière n'était
pas, comme nous le verrons bientôt, plus étrangère à Démocrite lui-même
qu'à ses successeurs modernes Hobbes ou Locke ; en effet, Leucippe enseignait
le règne absolu, et sans la moindre exception, de la causalité. Mais, en cette
occasion, il ne s'agissait, pour le grand penseur, que d'exprimer sous la forme
la plus emphatique, et par suite la plus étendue possible une vérité nouvelle
et d'une importance fondamentale. La manière dont un autre, et peut-être plus
grand penseur, a conçu et exposé la même distinction nous fournit un frappant
parallèle. Galileo Galilei, car c'est de lui que nous voulons parler, a écrit,
sans avoir peut-être subi l'influence de Démocrite, la phrase que voici dans
son pamphlet intitulé : Il Saggiatore (l'Essayeur) (1623 (05))
: « Dès que je me représente une matière ou substance corporelle, je ne puis
m'empêcher de me représenter en même temps qu'elle est limitée et en
possession de telle ou telle forme... qu'elle se trouve en tel ou tel endroit...
qu'elle est en repos ou qu'elle se meut, qu'elle touche ou ne touche pas un
autre corps », etc. ; par contre, il n'est pas moins persuadé « que ces
goûts, ces odeurs, ces couleurs, etc., par rapport à l'objet dans lequel ils
paraissent avoir leur siège, ne sont pas autre chose que de simples noms (non
sieno altro che puri nomi) ». Les deux illustres penseurs, celui du Ve
siècle avant J.-C. et celui du XVIIe siècle après J.-C., savent
aussi bien l'un que l'autre que, dans ce que l'on nomme les propriétés
secondaires des choses, il y a plus que des suppositions purement arbitraires,
que des opinions ou des appellations conventionnelles. Mais ils ne s'accordent
pas seulement à proclamer cette très importante distinction ; ils s'accordent
encore à la proclamer d'une façon qui (en elle-même et aussi longtemps que
nous ne la complétons pas par d'autres déclarations des mêmes hommes), est
propre à produire une impression louche et trompeuse. Et pourtant, nous sommes
en droit de l'ajouter, rarement ou jamais de nouvelles et fondamentales
vérités ne sont venues au monde ou ne se sont même formées dans l'âme de
ceux qui les ont découvertes sous une forme plus irréprochable.
Mais en voilà assez sur la forme extérieure de cette proposition. Venons-en à
son contenu, qui a droit à notre plus vif intérêt. Son apparition écartait
la pierre d'achoppement à laquelle la recherche, devenue majeure, avait dû si
longtemps se heurter. Qu'importait-il désormais de voir une feuille, verte un
jour, jaunir le lendemain pour passer au brun le jour suivant? Y avait-il lieu
de s'étonner encore que la fleur, qui naguère embaumait, se fût fanée en peu
de temps et eût perdu son parfum ? Ou de ce que le fruit dont la saveur
plaisait au palais fût devenu immangeable par la pourriture? Même l'aporie des
grains de millet du subtil Zénon perdait sa troublante signification, et ne
devait plus jeter personne dans l'embarras.
Toutes ces propriétés des choses n'avaient-elles pas été dépouillées de
leur valeur objective, et exilées du domaine de la réalité? - Nous comprenons
maintenant, soit dit en passant, que Leucippe ait pu être poussé précisément
par Zénon à résoudre le problème de la matière. - Quoi qu'il en soit, un
objet vrai, stable, immuable, de connaissance était acquis dans le monde des
corps ; aux propriétés sensibles fugitives, changeantes, et non proprement
inhérentes aux choses, que nous appelons propriétés secondaires, s'opposait,
comme vraie réalité, la matière permanente et durable. Les parties
constitutives, les corps individuels, ne devaient, en effet, se distinguer les
uns des autres que par leur grandeur et leur forme, et par la faculté,
dépendant de celles-ci, d'agir sur d'autres corps par la pression et le choc.
Démocrite a aussi exposé, et plus clairement encore, ces différences
fondamentales des corps au point de vue de leurs relations réciproques. Il
distinguait - et il exprimait ces distinctions par des termes techniques
particuliers - la forme (en y impliquant la grandeur), l'arrangement et la
position des corps. Aristote rend ces trois idées sensibles par des exemples
empruntés aux formes des lettres grecques. Il illustre la différence de forme
en opposant la lettre A à la lettre N, celle de l'arrangement - que Démocrite
appelait « contact », - par le double symbole AN et NA, et enfin celle de la
position - appelée par Démocrite « tournure » - par le renversement de l' H,
qui en fait un I (06). Il faut remarquer toutefois
que Démocrite ne considérait pas, en cela, les formations matérielles assez
grandes pour entrer dans le champ de notre visibilité, et qu'il appelait «
apparentes à l'oeil », mais qu'il n'envisageait que leurs plus petites parties
constitutives, si petites qu'on ne peut plus les percevoir, mais seulement en
inférer l'existence, et qu'il désignait du nom d'atomes ou insécables. Quant
à la question de savoir comment les deux philosophes d'Abdère sont arrivés à
cette dernière conception ainsi qu'à l'emploi particulier qu'ils firent de
l'espace vide, nous ne pouvons y répondre qu'en rappelant au lecteur des choses
depuis longtemps connues de lui. Car ici, comme sur d'autres points, leur
théorie est pour ainsi dire la somme des travaux antérieurs ; l'atomistique
est le fruit mûr tombé de l'arbre cultivé par les anciens
philosophes-naturalistes de l'Ionie.
En faisant procéder de la condensation et de la raréfaction les différents
changements de forme de sa matière primitive, et en enseignant que la forme
fondamentale de cette matière sortait toujours indemne de ces transformations,
il est difficile qu'Anaximène n'ait pas eu l'idée, plus ou moins claire, que
de petites particules se dérobant à notre perception, tantôt se
rapprochaient, tantôt s'éloignaient les unes des autres pour les effectuer (p.
63). Lorsque Héraclite enseignait l'incessante transformation des choses et
déclarait que la permanence d'un objet particulier n'était qu'une pure
apparence résultant du remplace-ment des particules désagrégées par un
afflux de particules nouvelles, il supposait nécessairement et aussi bien
l'existence de parties invisibles de matière que celle de leurs invisibles
mouvements (cf. p. 73). Lorsque enfin Anaxagore se plaint de la « faiblesse »
de nos sens, réunit dans chaque corps un nombre infini de « semences » ou
particules primitives très petites, et attribue l'aspect de ce corps à la
prédominance de l'un de ses innombrables éléments (cf. p. 225), il nous dit
en termes précis ce que nous avons dû inférer des théories de ses
prédécesseurs. Et, en fait, tant de constatations, et d'un caractère si
évident, devaient conduire à ces hypothèses, que nous ne devons pas être
surpris le moins du monde de leur prompte apparition. Un morceau de toile ou de
drap est trempé par la pluie et ensuite séché par le soleil qui réapparaît
; les particules d'eau dont il était humecté se sont éloignées sans que
l'oeil ait pu percevoir leur départ. Une essence a rempli de son parfum
l'appartement dans lequel elle était conservée ; personne n'a vu se répandre
dans l'espace les particules odorantes, et cependant le flacon témoigne que son
contenu a diminué dans le cours du temps. Ces expériences, ou d'autres d'une
égale fréquence, ont fait conclure, à côté des particules et des mouvements
invisibles, à des voies ou sentiers invisibles qui viennent interrompre la
continuité apparente des corps. La conception très voisine, et due
probablement aux Pythagoriciens, d'espaces vides de matière, était, on s'en
souvient, déjà connue de Parménide, qui la prend pour but de ses plus vives
attaques (cf. pp. 190 et 191).Si ces deux facteurs - corpuscules invisibles en
mouvement et interstices vacants également invisibles - constituent pour ainsi
dire les matériaux de la théorie atomistique, elle n'a reçu son empreinte et
sa forme que de deux autres agents, idéaux ceux-là. Nous voulons parler des
deux postulats de la matière, que nous avons longuement exposés, et dont nous
attribuons également, et de toute notre énergie, la paternité aux philosophes
naturalistes de l'Ionie. C'est Parménide sans doute qui les a coulés dans des
formules définitives, mais le premier, celui de la constance quantitative, est
le noyau de la théorie de la matière primordiale, et a, à partir de Thalès,
produit et dominé tous les essais relatifs à cette question ; quant au second,
celui de la constance qualitative, nous en avons déjà découvert la première
trace chez Anaximène (cf. p. 66) et nous en avons vu le germe prendre son plein
épanouissement chez Anaxagore qui, pourtant, nous l'avons constaté, n'est
d'accord sur aucun autre point avec les Eléates, et s'oppose diamétralement à
eux dans les questions les plus essentielles. Il est à remarquer d'ailleurs
qu'Empédocle, qui a sans aucun doute subi l'influence de Parménide, insiste
beaucoup plus faiblement sur ce postulat et l'a exprimé d'une manière beaucoup
moins parfaite (cf. p. 269). Leucippe s'est tenu avec la plus extrême rigueur
à ces deux postulats, dans l'existence desquels on voyait avec raison la
condition indispensable de toute constance dans le domaine du corporel ; mais
cette rigueur ne l'a cependant pas conduit à nier la nature, comme Parménide,
ou à lui faire violence, comme Anaxagore. Se rendait-il compte clairement que
même ces très importants postulats ne sont au fond que des questions posées
à la nature par celui qui l'explore ? On a toute raison d'en douter, comme on
en a de douter qu'il n'ait tiré la nouvelle doctrine des faits empiriques que
par des inférences légitimes. On connaît la tendance de beaucoup de grands
esprits de fonder leurs découvertes les plus considérables non pas sur la
seule base vraie de connaissance, à savoir l'expérience, mais d'en vouloir
élever la certitude en les dérivant de prétendues nécessités de la pensée.
On peut s'attendre a priori, non sans quelque probabilité, à quelque chose de
tel de la part du disciple de Zénon le métaphysicien. Quoi qu'il en soit de ce
point, sur lequel nous reviendrons d'ailleurs plus tard, il nous manque en tous
cas un facteur et même le facteur le plus décisif pour expliquer la genèse de
la théorie atomistique. Aux concepts contenus dans les deux postulats, ceux de
l'indestructibilité et de l'immutabilité de la matière, s'est ajoutée une
découverte physique de la plus haute valeur, celle de son impénétrabilité.
Des expériences de la nature de celle que nous avons vu tenter par Anaxagore
devaient amener à considérer cette propriété comme absolument générale
(cf. p. 227). On ne pouvait, en effet, s'empêcher de constater non seulement
que l'air contenu dans une outre gonflée oppose une résistance à toute
tentative de compression, mais encore que cette résistance s'accroît d'une
manière visible et rapide. Une nouvelle difficulté s'offrait de ce chef,
difficulté que l'on n'avait point ressentie auparavant, et que l'on ne pouvait
ressentir aussi longtemps que le caractère strictement homogène du monde
matériel n'avait pas été reconnu, mais plutôt obscurci et masqué par la
diversité des états d'agrégation. Quand l'air est calme ou à peu près,
aucun obstacle digne de mention, et en tous cas aucun obstacle insurmontable ne
vient gêner les mouvements de notre corps. Mais lorsque des expériences telles
que celle que nous venons d'indiquer, et celle d'Empédocle, dont nous avons
parlé dans le chapitre relatif à ce philosophe (cf. p. 252) eurent prouvé la
pression de l'air ; de même lorsque les théories de la matière, en
particulier celle d'Anaximène, qui reposaient presque certainement sur des
constatations analogues, cessèrent de faire envisager comme un fait fondamental
la différence des états d'agrégation, alors cette difficulté, qui réclamait
une solution, s'imposa impérieusement aux esprits. Qu'il s'agit de l'air, de
l'eau ou d'un corps solide, c'était partout - on n'en pouvait douter -
l'impénétrable matière que l'on avait devant soi. Comment, devait-on par
conséquent se demander, un mouvement quelconque est-il possible à travers elle
? D'où proviennent les différences si sensibles de résistance que le même
mouvement rencontre dans des milieux différents? Comment se fait-il que l'air
n'oppose aucune résistance appréciable à la flèche qui vole, tandis que la
roche est pour elle une infranchissable barrière ? Ici intervint la théorie du
vide qui, comme nous l'avons remarqué, n'était plus entièrement nouvelle, et
elle offrit au penseur embarrassé une issue bien accueillie. La matière, se
dit-on, ne forme pas une masse continue; elle se compose bien plutôt de noyaux
absolument impénétrables, séparés les uns des autres par des interstices
absolument pénétrables. Le mouvement est donc possible parce que et dans la
mesure où un impénétrable peut livrer passage à un autre impénétrable. Et
selon que la constitution et les distances de ces noyaux rendront aisé,
difficile ou impossible que l'un fasse place à l'autre, le mouvement sera
aisé, difficile ou n'aura pas lieu du tout. L'indestructibilité,
l'immutabilité et l'impénétrabilité de la matière sont en réalité
l'indestructibilité, l'immutabilité et l'impénétrabilité de ces noyaux que
leur petitesse rend invisibles, de ces unités de matière ou atomes qui ne sont
nullement inétendus ou idéalement indivisibles, mais qui, en fait, ne peuvent
se diviser. C'est dans la forme et dans la grandeur de ces corpuscules primitifs
qu'on trouva la clef des propriétés du composé qui en résulte.
Il
est difficile d'exprimer par des paroles la valeur et la portée de cette grande
théorie. Tout d'abord, il convient de parler des services qu'elle pouvait
rendre en elle-même, et de ceux qu'elle rend en effet à la science moderne.
Après cela, il ne sera pas trop tard de mentionner les insuffisances qu'elle
présentait sous sa plus ancienne forme et dans ses premières applications.
Toute espèce de mouvement dans l'espace devient explicable par elle,
c'est-à-dire conciliable avec l'impénétrabilité de la matière, quel que
soit le degré de grandeur auquel il atteint, que son théâtre soit l'univers
ou une goutte d'eau. Non moins compréhensibles deviennent les différences des
trois états d'agrégation : les mêmes groupes d'atomes ou molécules qui
forment un liquide se rapprochent sous l'influence du froid et, se congelant,
deviennent un corps solide ; une autre fois, sous l'influence de la chaleur, ils
s'éloignent les uns des autres et se volatilisent en gaz. L'apparence
extérieure et superficielle est seule à contredire maintenant
l'indestructibilité de la matière. La naissance d'un corps matériel nouveau
en apparence se révèle comme l'union de complex atomiques jusque là séparés
; sa destruction comme la séparation de complex jusque là unis. De la
mécanique des masses, c'est-à-dire des rapports de mouvement et d'équilibre
dans les groupes étendus d'atomes, nous descendons à la mécanique des atomes
eux-mêmes et des groupes qui leur sont immédiatement supérieurs, à savoir
des plus petites combinaisons d'atomes ou molécules, qui forment l'objet de la
chimie. Les proportions, en volume et en poids, dans une pareille combinaison de
plusieurs substances peuvent :être nombreuses, mais jamais elles ne varient
d'une manière arbitraire, et ce fait, la science moderne l'explique par la
théorie des équivalents ou des poids atomiques, selon laquelle un nombre fixe
d'atomes d'une espèce entre en combinaison avec un nombre fixe d'atomes d'une
autre ou de plusieurs autres espèces. Les propriétés sensibles et, en partie
du moins, les propriétés physiques d'un corps dépendent nécessairement des
rapports de position et des conditions de mouvement de ses plus petites parties.
Il est donc tout à fait naturel que la même réunion d'atomes, et d'atomes de
même espèce, change de couleur, selon que les groupes d'atomes ou molécules
sont disposés de telle ou telle manière. Ainsi, par suite d'une disposition
différente des atomes ou allotropie, le phosphore ordinaire est jaunâtre,
tandis que le phosphore amorphe est rouge. Il n'en est pas autrement dans les
combinaisons chimiques.
Les mêmes espèces d'atomes, réunis dans des proportions exactement identiques
(isomérie), manifestent des propriétés diverses, selon la structure du
composé. « Et là - ajoutons-nous avec Fechner - où les atomes se groupent
différemment dans des directions différentes, l'objet acquiert des qualités
diverses selon la diversité des directions (telles que les divers degrés
d'élasticité, de fissilité, de dureté des minéraux (07).)
» Le rapport des propriétés d'un composé avec celles de ses parties
constitutives ne peut jamais être entièrement simple et transparent. Car la
formation d'une combinaison chimique entraîne des modifications profondes
(condensation, dégagement de chaleur, etc;), de sorte que l'on ne peut
s'attendre légitimement à ce que les propriétés de la combinaison
équivalent tout à fait à la somme de celles des parties constitutives. Le
fait que les qualités de l'eau ne sont pas le simple total de celles de
l'oxygène et de l'hydrogène ou que la couleur du vitriol bleu ne représente
pas le simple mélange de celles de l'acide sulfurique et du cuivre, - ces faits
et des faits analogues ont rendu perplexes bien des penseurs, John-Stuart Mill,
par exemple, et leur ont fait émettre des doutes sérieux sur la
perfectibilité de la chimie (08). Cependant, et
pour la raison que nous venons d'indiquer, ils ne contredisent pas du tout
l'opinion que les atomes restent absolument tels dans une combinaison qu'ils
étaient avant d'y entrer, et qu'ils seront encore en en sortant. La permanence
invariable de plusieurs de leurs propriétés peut d'ailleurs se prouver
directement aujourd'hui, et la science s'est engagée ces dernières années
dans des voies qui nous font espérer soit cette preuve directe en une large
mesure, soit la démonstration plus claire et plus compréhensive de la
dépendance des propriétés du composé de celles de ses parties constitutives.
La chaleur spécifique des éléments persiste dans leurs combinaisons; la
puissance réfringente du carbone se retrouve dans les siennes ; d'autres
relations entre les propriétés d'un composé chimique et celles de ses parties
viennent constamment au jour ; il n'est pas rare non plus que l'on réussisse à
prédire les qualités d'une combinaison non encore réalisée
expérimentalement, etc. Ainsi la chimie, qui repose entièrement sur la
théorie atomique, se rapproche de plus en plus de l'état de perfection dans
lequel la déduction remplace le simple et grossier empirisme. N'a-t-elle pas
réussi dernièrement encore à prouver que les propriétés physiques des
éléments (extensibilité, fusibilité, volatilité) dépendent du poids et du
volume de leurs atomes, et même, rivalisant avec les résultats stupéfiants de
l'astronomie, à prédire l'existence et la nature de certains éléments, et à
confirmer ensuite l'exactitude de ses prévisions par des découvertes de fait ?
Nous n'en dirons pas davantage sur les services rendus par la théorie des
atomes et les confirmations qu'elle a déjà reçues; ce que nous en avons dit
suffit pour justifier entièrement le mot de Cournot « Aucune des idées que
l'antiquité nous a transmises n'a eu une plus grande, ni même une pareille
fortune (09) ». La théorie atomique moderne n'est
d'ailleurs pas une simple réédition de la doctrine de Leucippe et de
Démocrite. Mais elle est os de ses os et chair de sa chair. Il sera difficile
de déterminer en quelle mesure le créateur de la science moderne de la nature,
Galilée (né en 1564), qui connaissait à n'en pas douter les enseignements de
Démocrite, en a été influencé, et en quelle mesure il a repensé par
lui-même quelques-unes de ses idées fondamentales. Mais l'homme qui a
définitivement introduit la théorie atomique dans la science moderne, le
chanoine Pierre Gassendi, né en 1592, est directement parti de l'étude des
doctrines, des écrits et aussi de la vie d'Epicure, le continuateur de la
théorie des Abdéritains, et a beaucoup contribué à la faire mieux comprendre
et mieux apprécier. René Descartes, enfin, né en 1596, rejetait, il est vrai,
la doctrine des atomes, mais, abstraction faite de la source originelle du
mouvement, il était si complètement sur le terrain de l'explication
strictement mécanique de la nature impliquée dans cette doctrine, qu'il crut
devoir répondre au reproche de n'avoir, dans cette partie de son système, fait
que rapetasser les «haillons de Démocrite (10)
».
La théorie atomique a une histoire longue et mouvementée ; elle a été
écrite récemment d'une manière aussi chaleureuse que savante, dans un ouvrage
qui, malheureusement, n'en raconte pas les débuts. Il ne rentre pas dans notre
cadre de parler de ses vicissitudes et de ses transformations, pas plus que des
objections qui ont été soulevées contre elle par ceux qu'on appelle les
philosophes dynamiques. Contentons-nous de relever quelques-unes des
différences essentielles qui séparent la moderne atomistique de l'ancienne. La
physique actuelle n'admet plus le concept du vide. Elle l'a remplacé par celui
de l'éther, hypothèse qui, pour l'explication des phénomènes naturels, se
montre infiniment plus commode. Mais, sur le point décisif qui nous occupe ici,
les deux conceptions s'accordent de la manière la plus exacte. L'éther est,
comme le vide, absolument pénétrable ; il entoure les corps impénétrables et
les baigne dans toutes leurs parties; comme au vide, on lui reconnaît une
absolue élasticité. Mais voici une différence d'une portée plus
considérable. La chimie d'aujourd'hui se contente d'un peu plus de soixante-dix
éléments, et ses représentants ne doutent plus, depuis la découverte de la
« série naturelle » des matières fondamentales, (et surtout depuis les
expériences de Ramsay sur le radium, A. R.) que la science de l'avenir ne
réduise considérablement ce nombre, ou même qu'elle ne ramène tous les
éléments à un seul. Leucippe croyait devoir supposer une infinie variété
d'atomes aux points de vue seulement, il est vrai, de la grandeur et de la
forme. Ainsi donc son hypothèse - et ce n'est pas un médiocre honneur pour
lui, - s'est révélée infiniment plus féconde qu'il ne le supposait. Le
nombre des différences qualitatives qui résultent des simples variations dans
le nombre et la disposition des atomes combinés est incomparablement plus grand
que ne le pressentaient Leucippe et Démocrite. L'alcool et le sucre offrent une
apparence et produisent des effets si différents que les fondateurs de cette
grande doctrine ne pouvaient s'imaginer qu'ils fussent composés des trois
mêmes espèces d'atomes, mais combinés dans des proportions autres. La
muscarine est un violent poison, et la choline est une substance qui se
rencontre dans toutes les cellules animales et végétales : auraient-ils pu
supposer que la première ne diffère de la seconde qu'en ce qu'elle contient un
atome d'oxygène de plus (11)? Ils ne se fussent
guère doutés davantage que les êtres organisés, dans leur inépuisable
variété, sont formés pour la plus grande part de quatre sortes seulement
d'atomes, mais dans des dispositions et en nombre différents. Et pourtant on se
demande avec quelque étonnement pourquoi les atomistes ne se sont pas
contentés d'une hypothèse plus modeste. Cette surabondance, peut-on sans doute
se dire avec raison, a pour cause une sorte de réaction contre la conception
populaire et non scientifique du monde matériel, et, pour autant qu'il s'agit
de Démocrite, d'une réaction contre la théorie de la matière professée par
Anaxagore. « Il n'est pas nécessaire, criaient les créateurs de la nouvelle
doctrine à leurs adversaires, d'admettre, comme vous le faites, des
différences qualitatives sans nombre; en réalité, rien ne force à en
supposer même une seule. Des variations de grandeur et de forme dans la
substance primordiale suffisent amplement par elles-mêmes à expliquer
l'inépuisable abondance des différences phénoménales. » Un pas immense
était fait par là dans le sens de la simplification des suppositions
fondamentales. D'un coup, on avait paré à la prodigalité de la nature au
point de vue qualitatif. Devait-elle être rappelée à l'économie sous le
rapport de la quantité ? Il n'y avait, au premier abord, aucune raison de le
faire. Il s'agissait avant tout de mettre la nouvelle hypothèse en mesure de
répondre aux exigences les plus étendues et même les plus excessives, et il
ne pouvait sembler déraisonnable d'attendre de la nature, sous ce rapport
essentiel, la prodigieuse abondance de formes qu'elle déploie dans les autres
domaines. L'accroissement graduel des connaissances positives pouvait seul
apporter en cela une mesure et une limite. D'ailleurs, si la doctrine de
Démocrite connaît, dans des cas isolés du moins, des atomes doubles, la
conception du groupe d'atomes ou molécule lui est en général étrangère ; le
rôle que la science d'aujourd'hui attribue à cette dernière incombait par
conséquent à l'atome lui-même, et c'est pour cela aussi qu'il fallait lui
accorder une plus riche variété de formes. En admettant que, sur ,ce point,
l'hypothèse péchât par trop de générosité, la richesse n'en était du
moins pas dilapidée, mais devait trouver l'emploi le plus productif qui se
puisse imaginer. Toutes les différences physiques des substances simples
étaient, en effet, ramenées sans exception à ces différences de grandeur et
de forme. Démocrite estimait pouvoir se dispenser d'admettre n'importe quelle
autre diversité. Malheureusement, nous ne sommes pas suffisamment renseignés
sur ce sujet. Nous savons du moins l'explication qu'il donnait du poids
spécifique : selon lui, il résultait absolument de la plus ou moins grande
densité de la structure matérielle. Si une matière est plus légère, à
volume égal, qu'une autre, c'est qu'elle renferme plus de vide (12).
Toutefois, une difficulté se présentait. La dureté, elle aussi, devait, en
raison de la conception fondamentale, s'accroître avec la densité, et
seulement avec celle-ci. Que se passe-t-il donc quand la dureté et le poids
spécifique ne marchent pas d'accord? Le fer est à la fois plus dur et plus
léger que le plomb. Démocrite imagina, pour se tirer d'affaire, un nouvel et
ingénieux expédient. Il trouva la clef de cette contradiction dans une
différence de distribution du vide. Un morceau de plomb, pensait-il, contient
une masse plus grande de matière, et moins de vide que le morceau de fer de
volume égal, autrement son poids ne pourrait pas être supérieur. Mais la
répartition du vide doit être plus égale dans le plomb, et la masse de
matière qu'il contient interrompue par des interstices plus nombreux, mais plus
petits : autrement sa dureté ne pourrait pas être moindre.
Nous
ne sommes d'ailleurs pas exactement renseignés sur la question de savoir quels
corps Démocrite envisageait comme simples et lesquels comme composés. En deux
points seulement de ce que l'on peut appeler sa physiologie des sens, un rayon
vient éclairer notre obscurité. Nous savons au moins que, s'il admettait cette
infinie multiplicité de grandeurs et de formes d'atomes, ce n'était pas qu'il
fût dans l'impossibilité de reconnaître ou de supposer un corps composé dans
un corps simple en apparence. Sa très remarquable théorie des couleurs qui,
soit dit en passant, mériterait d'être étudiée à nouveau par quelque savant
compétent, part de la supposition de quatre couleurs fondamentales : le blanc,
le noir, le rouge et le vert. C'étaient, excepté la dernière, qui a pris la
place du jaune, celles qu'Empédocle avait déjà reconnues comme telles. Toutes
les autres sont, désignées comme mixtes. Nous concluons de là que les
nombreux corps dont la couleur n'est pas une de celles que nous venons
d'indiquer étaient, en tous cas, de nature composée, c'est-à-dire ne devaient
pas contenir seulement des particules homogènes. Quant à la tentative que fit
Démocrite pour rendre compte de la différence des impressions du goût, elle
était basée d'abord sur les différences de forme, et, dans une mesure
moindre, sur les différences de grandeur des atomes contenus dans chaque
matière. Un goût piquant provient, pour lui, d'atomes pointus; le goût doux
de la forme ronde d'atomes de grandeur modérée ; de la même manière, il
expliquait les goûts âcres, salés, amers, etc. Une remarque, d'abord, à
propos de ces essais d'explication, basés sur de simples et vagues analogies
entre les impressions du goût et celles du toucher. Sans aucun doute, elles
sont radicalement fausses, et, de plus, d'une grossièreté dont nous avons le
droit d'être surpris. Pourtant nos lecteurs en jugeront peutêtre avec plus
d'indulgence quand ils auront appris par l'essai d'Alexandre de Humboldt sur les
fibres nerveuses et musculaires excitées que des théories à peu près
identiques, rapportant comme celles de Démocrite, les différences de goût à
des différences de formes des atomes, avaient cours encore au XVIIIe
siècle, et jouissaient d'une autorité pour ainsi dire incontestée (13).
Mais ce qui, actuellement, excite notre intérêt, c'est un autre point. Ces
indications sur les formes atomiques propres à exciter telle ou telle sensation
de goût éveillent tout d'abord l'impression que chaque matière sapide, chaque
« suc» doit être formé d'une seule espèce d'atomes, à savoir de ceux qui
possèdent la forme et la grandeur appropriées. Mais il suffit de nous rappeler
ce que nous avons remarqué plus haut au sujet des couleurs composées pour
reconnaître que telle ne peut avoir été l'opinion de Démocrite. Il pouvait
sans doute supposer sans se contredire que le sel de cuisine - qui est blanc -
est composé d'atomes homogènes, mais il ne pouvait en dire autant ni du miel
« doré », ni de la bile humaine, qui est d'un jaune-brun. Il devait
évidemment ramener la douceur du premier et l'amertume de la dernière à la
présence des formes atomiques dont dépendent ces impressions gustuelles; mais
comme pour lui le jaune et le brun étaient des couleurs composées, la
conclusion s'imposait à lui que le miel aussi bien que la bile contiennent,
outre ces atomes, des atomes d'une autre nature. Cette théorie revient donc, en
réalité, à dire que l'espèce d'atome à laquelle est dû le goût
spécifique de toutes les matières à couleur composée, ne fait que
prédominer en elles et n'y a que la valeur prépondérante. D'ailleurs
Théophraste, notre meilleure autorité en ce qui concerne la doctrine des
sensations de Démocrite, nous affirme que celui-ci l'enseignait
expressément.
Des atomes individuels, passons aux groupes atomiques. Démocrite n'y voyait pas
des combinaisons proprement dites, mais des assemblages au sens technique de ce
mot. Pour lui, les atomes se touchaient immédiatement et s'entrelaçaient ou
s'accrochaient les uns aux autres. Cela ne pouvait se faire que si les atomes
étaient pourvus de crochets, et, en effet, Démocrite a imaginé et devait
imaginer, en raison de l'infinie variété de formes que suppose sa doctrine,
une foule d'atomes crochus. Des particules dépourvues de toute emboîture, et
qui ne pouvaient rester en combinaison que si elles étaient emprisonnées au
milieu d'autres particules, il distinguait celles qui étaient munies d'anses ou
de crochets, de bords infléchis, de convexités ou de cavités, d'appendices de
toute forme, et qui, par conséquent, pouvaient s'attacher des manières les
plus variées, les unes sur un point, les autres sur deux. Cette dernière
différence et quelques autres analogues devaient évidemment servir à
justifier aussi le degré plus ou moins grand de mobilité, la cohésion plus
intime ou plus lâche des atomes, et la constitution correspondante des corps
qui en étaient formés. Cette explication des combinaisons de la matière, dont
nous percevons le dernier écho chez Descartes et chez Huyghens, nous est
devenue étrangère (14). Toutefois il y a lieu de
remarquer que la théorie moderne des affinités chimiques, qui a remplacé en
partie cette conception mécanique et grossière, est également loin d'être
satisfaisante; elle n'a de raison d'être qu'en ce qu'elle constitue une
manière de s'exprimer très commode, une fiction utile, mais, pour parler avec
un chimiste philosophe du temps présent, « elle use de phrases à défaut
d'une conception claire ». Nous pouvons aussi observer que la science de nos
jours est de plus en plus portée, pour expliquer toute interaction des
particules, à abandonner la théorie de l'attraction à distance pour recourir
à celle du contact par l'intermédiaire de l'éther, et que cette révolution a
été préparée par le profond discours de Huyghens. De la Cause de la
Pesanteur (1690). Mais, en dépit de ces considérations, on pourrait
adresser à Démocrite le mot de Pascal relativement à la théorie cartésienne
de la matière : « Il faut dire en gros : cela se fait par figure et mouvement,
car cela est vrai. Mais de dire quels, et composer la machine, cela est
ridicule; car cela est inutile et incertain et pénible (15)
».
Voltigeant dans l'espace vide, ces atomes faits pour entrer en combinaison se
heurtent au gré du hasard, s'enlacent les uns aux autres en plus grands
groupes, et forment peu à peu une enveloppe qui entoure et emprisonne les
bandes d'atomes errant isolés. Se séparant ainsi de l'infini du vide, ils
finissent par devenir un monde particulier ou Kosmos, et ces mondes sont en
nombre infini (16). Ils se construisent là où se
trouvent réunies les conditions favorables à leur naissance; ils sont
détruits, c'est-à-dire qu'ils se résolvent en leurs parties constitutives,
aussitôt que les conditions cessent d'être propices à leur maintien. Mais
pour qu'il se forme un Kosmos, - tel du moins que celui que nous connaissons, -
il ne suffit pas de la présence d'immenses complex atomiques ; il ne suffit pas
qu'ils se combinent sur la plus grande échelle; il faut encore, et dans la
même mesure, qu'il se produise une séparation des matières. Ce que nous avons
sous les yeux, ce n'est pas un entassement d'atomes confus, mais un petit nombre
de amasses matérielles entièrement ou presque entièrement homogènes : en
haut le ciel, ici la terre, dont les abîmes sont recouverts par la vaste
étendue des mers. L'antique énigme se pose devant les atomistes, et reçoit
d'eux une nouvelle, quoique pas absolument nouvelle réponse. L'attraction du
semblable par le semblable, que nous avons vue jouer chez Empédocle le rôle
d'ordonnatrice de l'univers, se représente à nous, mais sous une forme un peu
modifiée. Démocrite, lui aussi, reconnaît dans la tendance des semblables à
s'associer une norme régulatrice des processus universels. Mais il ne la
considère pas comme un fait dernier dont on ne saurait donner ou dont il n'y a
pas lieu de donner l'explication; il veut la comprendre, c'est-à-dire la
ramener à sa cause, et comme il s'agit d'un phénomène matériel, à sa cause
physique ou mécanique. L'existence de ces agglomérations de matières
homogènes, le fait qu'une motte de terre a pour voisine une autre motte, qu'une
goutte d'eau se trouve en compagnie d'autres gouttes, équivaut pour lui à ce
fait que les atomes ou complex d'atomes dont dépendent les qualités de la
terre, de l'eau, etc., se sont trouvés un jour réunis, associés en masses
énormes. Il se voit ainsi en présence d'un problème dont la solution le
préoccupe: Il la trouve dans une loi que l'on pourrait exprimer en ces termes :
« Les particules de forme et de grandeur égales ont une puissance égale de
réaction; les particules de grandeurs et de formes différentes ont une
puissance différente de réaction ». En réfléchissant aux phénomènes
grandioses qui ont donné à notre terre son aspect actuel, il se souvient des
effets produits par le van ou par le choc des vagues sur les rivages des mers.
Les grains de diverses sortes que le laboureur secoue dans son van sont
séparés et triés, pense-t-il, par le courant d'air qui résulte de cette
opération : « les lentilles viennent se joindre aux lentilles, les grains
d'orge aux grains d'orge, ceux de froment à ceux de froment ». Il n'en est pas
autrement sur la plage marine, où « le mouvement de la vague associe les
cailloux allongés aux cailloux allongés, les cailloux ronds aux cailloux ronds
».
Le rôle du van et du choc des vagues est joué dans le processus cosmique par
le tourbillon des atomes. Partout où, dans l'espace universel, des chaînes
d'atomes en mouvement viennent à se rencontrer de flanc, elles produisent un
mouvement giratoire ou tourbillon qui, entraînant d'abord ces deux chaînes, se
propage de plus en plus loin, saisit les tissus d'atomes voisins, et finalement
trie et sépare toutes les masses ainsi agglomérées. La séparation s'opère
suivant la loi formulée plus haut : les atomes de même forme et d'égale
grandeur réagissent de la même manière sur l'impulsion reçue ; la
résistance qu'ils opposent est proportionnée à leur masse : les plus grands
sont mus moins facilement, les plus petits moins difficilement. De cette
manière, non seulement la réunion du semblable, des particules d'eau aux
particules d'eau, de celles de l'air à celles de l'air, est rapportée à une
cause, mais encore l'ordre dans lequel ces masses se disposent trouve son
explication : -les atomes plus petits et plus mobiles en raison de leur forme
opposent une plus faible résistance à l'impulsion qu'ils ont reçue; les plus
grands, que leur forme rend aussi moins mobiles, opposent une résistance plus
forte. C'est pourquoi la masse terrestre, composée d'atomes de cette dernière
espèce, forme le point central, tandis que l'éther, constitué par les atomes
plus petits et ronds du feu, forme l'enveloppe extérieure du Kosmos ainsi
produit. L'intelligence exacte de cette doctrine cosmogonique ne date que d'une
dizaine d'années ; nous la devons à deux savants (17)
qui, indépendamment l'un de l'autre, ont réussi à écarter le fatras
d'absurdités entassées par les siècles, et à rétablir dans leur pureté
originelle les pensées de Leucippe et de Démocrite. Ces deux remarquables
investigateurs ont négligé toutefois d'insister sur un point. Ni l'un ni
l'autre n'a fait observer que l'emploi du tourbillon comme agent de l'ordonnance
cosmique n'a pas été tout à fait une innovation des atomistes. Nous avons
déjà rencontré des hypothèses analogues chez Anaxagore aussi bien que chez
Empédocle, et nous pouvons, avec un haut degré de probabilité tout au moins,
indiquer la source primitive à laquelle ces divers penseurs - les Abdéritains
comme celui de Klazomènes et celui d'Agrigente - ont puisé; cette source,
c'est la doctrine du patriarche de la spéculation cosmogonique, d'Anaximandre
de Milet. C'est ce que nous apprend, avec une certitude presque complète, un
passage d'Aristote pendant longtemps négligé (18).
Mais les divergences que nous constatons dans l'emploi de cet agent cosmogonique
ne sont pas moins remarquables que les concordances. C'est à un principe
immatériel, ou du moins à moitié immatériel, qu'Anaxagore attribue
l'impulsion qui donne naissance au mouvement rotatoire. Ce mouvement, en
triomphant de la friction interne, dégage les masses jusqu'alors entassées
pêle-mêle, dans une complète confusion, et leur permet de suivre la
sollicitation de leur pesanteur spécifique et de se ranger dans l'ordre où
nous les voyons. Nous n'avons pas pu déterminer en quel point Empédocle a
trouvé l'origine du mouvement qui, chez lui aussi, produit un tourbillon, et,
par l'intermédiaire de celui-ci, sépare la masse confuse de matière réunie
jusqu'alors dans le «sphairos » divin. La seule chose que nous ayons pu
affirmer avec certitude, c'est que le processus mécanique s'est accompli chez
lui au service de la « Discorde », l'une des deux puissances extérieures de
la matière. Chez les atomistes, toute trace d'une telle dépendance a disparu.
Le processus cosmogonique n'est le moyen d'aucun but quelconque préconçu ; il
ne découle pas plus de l'intention d'un Nous qui ordonne le Tout, qu'il
n'émane d'une autre puissance quelconque réglant et dominant les phénomènes
universels. Il est dérivé entièrement et exclusivement de forces naturelles
au sens le plus strict du mot, de forces inhérentes à la matière elle-même.
L'hypothèse de Démocrite répond uniquement au besoin d'explication
scientifique ; elle a pour but unique de résoudre, sans aucune visée
accessoire et d'une manière absolument impartiale, la question que voici :
Comment a-t-il pu se faire que, sur tel ou tel point de l'infinie étendue du
vide, en tel ou tel point du cours sans fin du temps, se soit produite cette
séparation, cette ordonnance des masses de matière, dont le monde qui nous
entoure n'est assurément pas un exemple isolé? Une partie de cette réponse a
été particulièrement et de bonne heure l'objet d'explications erronées, et
il est nécessaire de s'y arrêter un peu longtemps pour l'exposer avec une
entière clarté.
Nous avons parlé, au commencement de cette exposition, d'atomes qui voltigent
dans l'espace vide. Nous avons raconté comment, selon les théories de Leucippe
et de Démocrite, des multitudes d'atomes se rencontrent, comment ceux d'entre
eux qui sont susceptibles de se combiner se combinent, comment ceux qui ne le
sont pas sont, en partie du moins, maintenus par un tissu d'atomes qui les
enveloppe et les empêche de se disperser tout à fait. Nous avons enfin
mentionné les complex d'atomes en mouvement qui, se heurtant latéralement,
produisent un tourbillon ordonnateur de mondes. Deux questions se posent ici,
une question de détail et une question de principe ;la première concerne le
tourbillon et les effets qui lui sont attribués. Ceux-ci ne sont-ils pas
précisément le contraire de ce qu'ils doivent être selon les lois de la
physique ? La force centrifuge développée par un mouvement circulaire est
admirablement propre à opérer le triage d'un amas de matière. Mais, comme
peut le montrer toute machine centrifuge, ce sont les matières les plus lourdes
qui sont projetées par elle à la plus grande distance. Comment Anaximandre
a-t-il raisonné sur ce point? Nous l'ignorons. Mais ses successeurs, tout en
s'appropriant l'hypothèse de la rotation, cherchaient sur la terre des
parallèles exacts du tourbillon cosmogonique. Ils en trouvèrent un dans le
domaine des phénomènes météorologiques, et se laissèrent induire en erreur
! Un tour-billon de force modérée - comme les vents étésiens en produisent
assez souvent en Grèce - entraîne les objets légers, mais est trop faible
pour soulever ceux d'un certain poids. En outre, le mouvement de tout vent
tourbillonnant dans le voisinage du sol prend, par suite du frottement qui s'y
produit, la direction de l'extérieur à l'intérieur, et, à cause de cela,
forme un amas de matière près de son point central qui se trouve en repos.
Ainsi peut avoir pris naissance l'idée erronée que le mouvement giratoire
porte en lui-même des conséquences de cette nature, et que le tourbillon
cosmique supposé devait en entraîner, lui aussi, de telles (19).
Incomparablement plus importante est la question des causes de tous ces
mouvements et de toutes ces inhibitions de mouvements. De toute antiquité,
cette question a préoccupé les esprits et donné lieu aux principales
objections soulevées contre la théorie atomistique. En une certaine mesure, et
même en une mesure très étendue, cette question admettait une réponse
immédiatement satisfaisante, une réponse lumineuse. Coup, pression,
contre-coup, résistance croissant avec la masse, tels étaient les facteurs
essentiels empruntés à l'expérience, que l'on se figurait avoir agi aussi
dans ces processus cosmiques. Qu'en outre, les Abdéritains aient supposé que
l'atome, après en avoir heurté un autre, rebondi, et affirmé ainsi
l'élasticité de corps absolument durs, ce fait peut être des plus fâcheux
pour la théorie atomistique dans sa forme traditionnelle, mais cela n'a aucune
importance pour la question de principe dont nous nous occupons ici. Pour
expliquer même les premières phases du processus cosmique, ces facteurs se
montraient suffisants en une bien plus grande mesure que ne pourrait le faire
croire un examen superficiel. Car les atomes qui voltigeaient dans l'espace vide
pouvaient, eux aussi, avoir, dans le cours infini du temps passé, été
heurtés par d'autres atomes et mis en mouvement par les chocs qu'ils en avaient
reçus. Mais cet expédient ne pouvait assurément pas être définitif. Si l'on
supposait que A avait reçu une impulsion de B, B de C, C de D, etc., etc., la
pensée, en remontant la série de ces impulsions, en arrivait inévitablement
à se demander quel en avait été le point de départ, si nombreux que pussent
être les termes dont se composait cette série. La réponse que Démocrite
faisait à cette question a été désapprouvée par un grand nombre de
penseurs, et nous avons à voir maintenant jusqu'à quel point cette
désapprobation était fondée. L'explication de Démocrite consistait à dire
que ce mouvement des atomes était originel, éternel, sans commencement, et
qu'il était oiseux, absurde même de chercher un commencement ou une cause à
un processus qui n'en a point. Alors on lui reprocha de violer le principe, si
solennellement proclamé par lui-même et par son maître, de l'universelle
causalité, de faire du pur accident, de l'arbitraire, le souverain du monde, de
placer le hasard au début du processus cosmique, etc., etc. Et le haro n'a pas
cessé depuis Aristote jusqu'à nos jours (20).
Pour se prononcer équitablement dans cette querelle, il s'agit avant tout
d'envisager avec le plus de précision possible le concept de cause. Le mot
même qui, en français, exprime ce concept, nous permet de constater
l'ambiguïté qu'il renferme, et de toucher du doigt le motif principal de cette
ancienne querelle, puisque, étymologiquement, le mot cause est l'équivalent du
mot chose. (Comparez l'allemand Sache et Ursache.)
Par le mot cause, on peut entendre une chose qui existe avant un événement, et
l'appelle à l'existence, une chose au sens le plus étendu du mot, objet,
être, substance de n’importe quelle nature. Démocrite avait évidemment et
incontestablement le droit de ne pas assigner une telle cause à un processus
primordial. Car s'il considérait les atomes comme existant de toute éternité,
il n'était certainement pas contraint par sa foi en la causalité de placer
avant le primordial un fait plus primordial encore. Mais le mot cause a encore
une autre signification, celle qui aujourd'hui prévaut dans le langage
scientifique. Nous comprenons par là l'ensemble des conditions qui produisent
un événement quelconque. Peu importe que ces conditions soient - au moins en
partie - extérieures à l'objet qui forme le théâtre de cet événement, ou
qu'on veuille parler exclusivement des énergies ou propriétés inhérentes à
cet objet et qui en déterminent l'action. Dans ce dernier sens, on peut
légitimement se demander la cause d'un processus même primordial. Répondre à
cette question signifiait, dans le cas particulier, indiquer la propriété des
atomes qui les pousse à se mouvoir indépendamment de tout choc extérieur et
antérieur. Et pour que cette réponse pût satisfaire à des exigences plus
rigoureuses, elle devait indiquer, outre cette propriété, la loi qui la
régit, ou, en d'autres termes, la force et la direction de ce mouvement
primordial. Démocrite a rempli la première de ce programme, mais non la
seconde. Il a déclaré que le mouvement était l'état primitif ou naturel des
atomes, mais il n'a cru pouvoir affirmer quoi que ce soit quant à la direction
et à la force de ce mouvement. Et, en fait, s'il ne le pouvait pas; c'est
simplement qu'il ne disposait d'aucun des éléments d'observation nécessaires
à ce but. Toute la matière qu'il connaissait et que nous connaissons, nous
autres hommes en général, était depuis longtemps sortie de l'état primordial
qui seul pourrait nous révéler cette loi du mouvement. Pour Démocrite, en
particulier, et en raison de ses hypothèses, elle a passé par ce mouvement
tourbillonnant qui a précédé l'état actuel de l'univers, et en a été le
point de départ. D'ailleurs, indépendamment de cela, où trouver la particule
de matière qui, dans le cours des siècles, n'ait pas été heurtée par
d'autres particules, qui n'en ait éprouvé ni le choc ni la pression? Mais
cette particule existât-elle, se prêtât-elle même à l'observation et
fût-elle par conséquent en me-sure de livrer la loi de ce mouvement
primordial, comment pourrait la lui demander le penseur qui ne connaît pas son
histoire passée au point de vue mécanique, ou plutôt, dans le cas
particulier, le défaut d'une telle histoire? Ainsi Démocrite pouvait, bien
plus, il devait se dérober à cette exigence, parce qu'elle n'était pas
fondée et qu'il ne pouvait y faire droit. Il se contenta de déclarer que les
atomes se mouvaient de toute éternité. Quiconque lui en refuse le droit,
méconnaît la base et la marche de son exposition ou n'a pas, sur ce sujet, des
données suffisamment claires. Leucippe et son élève s'étaient donné pour
tâche d'expliquer l'état actuel de l'univers ; et, à cet effet, ils ont
étudié en première ligne la condition préalable de tous les processus
actuels, l'existence et l'origine même d'un kosmos tel que le nôtre, la
différenciation et l'ordonnance des masses matériel-les dont il se compose. En
leur qualité de penseurs vraiment scientifiques, partant du connu pour conclure
de là à l'inconnu, il s'agissait pour eux de formuler ce minimum d'hypothèses
qui, de concert avec les propriétés empiriquement établies de la matière,
pouvait rendre compte de la construction de l'univers et du fonctionnement de
ses parties constitutives. Une de ces hypothèses consistait à dire que les
corpuscules primitifs se trouvent dès l'origine en état de mouvement et non de
repos. Alors ils pouvaient se heurter les uns les autres, alors ils pouvaient
s'entrelacer, alors les agrégats d'atomes pouvaient et devaient, dès qu'ils se
rencontraient de la façon convenable, produire un tourbillon, etc., etc. Mais
vouloir émettre des affirmations ou des conjectures sur le caractère de ce
mouvement, t'eût été une témérité que rien ne justifiait, surtout pas la
nature du problème. En refusant de se rendre à cette exigence de leurs
adversaires, les Abdéritains ont donné de leur réserve scientifique une
preuve qui leur fait le plus grand honneur, en dépit de toutes les audaces de
leur pensée.
Mais, sur ce point précisément, de prétendues difficultés métaphysiques,
qui ne sont en réalité que des préjugés métaphysiques profondément
enracinés, viennent se mettre en travers de notre chemin. On serait tenté de
les déclarer indéracinables quand on songe que l'un des naturalistes
philosophes les plus éminents vient de traiter à nouveau la question du lien
qui rattache le mouvement à la matière, et la range parmi les énigmes
insolubles de l'univers (21). Et c'est là une des
formes les moins prétentieuses sous lesquelles on présente cette soi-disant
difficulté. Enigmatiques, c'est-à-dire inaccessibles à ce que nous appelons
explication, sont sans doute au fond tous les faits derniers du monde et de sa
constitution, l'existence de la matière elle-même aussi bien que son
mouvement. Mais que, dans le concept de la matière, soit contenu un élément
qui rende particulièrement difficile ou, comme le prétendent la majorité des
métaphysiciens, tout à fait impossible d'admettre qu'elle soit associée dès
l'origine au mouvement, cela nous paraît une des plus étonnantes illusions
auxquelles l'esprit humain, si enclin aux illusions de toute espèce, se soit
jamais laissé prendre. Dans cette difficulté comme dans les difficultés ou
impossibilités analogues de pensée, on ne peut voir qu'un produit de
l'habitude. Le merveilleux, l'unique en son genre dans cette habitude qui usurpe
la valeur d'une norme de pensée, c'est le fait que nous pouvons, avec une
parfaite précision, déterminer les limites, les limites très étroites, de
celles de nos facultés perceptives dont elle découle. Dans l'univers, pour
autant que nous le connaissons, ce n'est pas la matière immobile, mais la
matière en mouvement qui est la règle pour ainsi dire sans exception. La
science tout entière ne connaît pas d'état de repos proprement dit ; elle ne
connaît que le repos relatif. La planètes que nous habitons et les corps
célestes vers lesquels nous élevons nos regards sont entraînés dans une
fuite aussi incessante, ils connaissent aussi peu le repos que les atomes et les
molécules dont se compose tout ce qui est corps. C'est par un pur hasard que
nous ne nous apercevons pas immédiatement de la rotation qui nous entraîne
nous-mêmes à travers l'espace avec le globe que nous habitons et tout ce qu'il
contient ; c'est par un pur hasard aussi, c'est-à-dire à cause de l'extrême
étroitesse de nos facultés perceptives, que l'incessante circulation des
particules de matière se dérobe à notre vue. C'est grâce à cette réunion
de causes fortuites que notre oeil s'attache presque exclusivement à des objets
matériels de moyenne grandeur ; et un objet de grandeur moyenne représente
assez souvent, en effet, dès qu'on ne le considère pas comme une partie de son
tout ou comme le tout de ses parties, une trêve des énergies motrices qui lui
donne la fausse apparence d'un éternel repos. C'est là, et là seulement, à
notre avis, qu'il faut chercher la racine de cette singulière opinion, élevée
à la dignité d'un dogme, qu'il est plus naturel à la matière comme telle de
rester immobile que de se mouvoir, ou même qu'il est absurde de compter le
mouvement au nombre des propriétés primordiales de la matière.
Dès l'aurore des temps modernes, un groupe d'esprits choisis se sont opposés
à l'établissement de ce dogme : Giordano Bruno non moins que Bacon de Verulam
; en dépit de l'autorité de Descartes, Leibniz et Spinoza l'ont de même
répudié ; les plus éminents naturalistes de notre siècle le rejettent à
leur tour. Un de ces derniers, John Tyndall, a écrit cette belle parole : « Si
la matière passe dans le monde en mendiante, c'est que les Jacobs de la
théologie l'ont privée de son droit d'aînesse (22)
». Nous voudrions seulement substituer à la théologie la métaphysique, qui
prend si souvent pour tâche d'embellir, de transfigurer les préjugés humains.
Car les théologiens reconnaissent à la Divinité les attributs de la toute
puissance et de la toute sagesse ; et il serait par conséquent plus naturel
pour eux de croire qu'elle a doté la matière de mouvement dès l'origine. Ne
serait-il pas contradictoire de supposer qu'elle le lui a ajouté plus tard
seulement, et pour réparer une omission? Assurément, Démocrite n'avait pas à
se préoccuper de ces questions. La conception de la matière comme masse
inerte, n'obéissant qu'à des impulsions extérieures, est de date plus
récente. Cette « invention de l'esprit humain... la matière dépouillée et
passive, » pour parler avec Bacon, était encore à naître ; elle était
inconnue aux hylozoistes, et il semble à propos de faire remarquer que les
atomistes eux-mêmes, bien que disposés à considérer le monde comme une
machine, ont su heureusement se préserver de cette fausse généralisation
fondée sur la mécanique des masses terrestres. À cet égard, comme à
d'autres, ils ont recueilli la succession de leurs grands prédécesseurs, les
physiologues de l'Ionie.
Il
est, d'ailleurs, d'usage d'insister plutôt sur la dette de reconnaissance
contractée par les fondateurs de l'atomistique à l'égard des créateurs de la
doctrine de l'Unité. Qu'en est-il réellement de ce point? Ceux de nos lecteurs
qui ont suivi attentivement notre exposé jusqu'ici, peuvent répondre
eux-mêmes, et d'une manière assez exacte, à cette question. Mais peut-être
ne seront-ils pas fâchés d'entendre la réponse qu'y faisait un des savants de
l'antiquité les plus compétents en ce domaine : « Leucippe, originaire
d'Élée ou de Milet, nous dit Théophraste, était familier avec la doctrine de
Parménide ; toutefois il ne s'engagea pas dans la même voie que celui-ci et
que Xénophane, mais, à ce qu'il me semble, dans la voie opposée. Car, tandis
que ceux-ci représentaient l'univers comme unique, immobile, indevenu et
limité, et se refusaient même à traiter la simple question du non-être
(c'est-à-dire du vide), Leucippe a supposé des corps premiers infiniment
nombreux et entraînés dans un perpétuel mouvement, les atomes, et en a
déclaré les formes également infinies en nombre », pour cette raison, entre
autres, « qu'il observait dans les choses une incessante production et un
changement incessant. En outre, il n'a pas tenu l'être pour plus réel que le
non-être (c'est-à-dire le vide), et il voit également dans les deux la cause
de tous les processus (23) ». Si l'on veut
conclure de la première phrase que Leucippe a été un disciple de Parménide,
ce qui, à notre avis, n'en ressort nullement, - il faut reconnaître qu'il n'a
guère donné plus de satisfaction à son maître que Voltaire aux bons pères
Jésuites dont il a suivi les leçons. Sans doute, ceux qui voient dans le
second postulat de la matière une création de Parménide doivent penser sur ce
point autrement que nous, et soutenir, en dépit de l'opposition diamétrale que
Théophraste relève avec tant de raison et de force entre les doctrines
fondamentales des deux philosophes, que l'atomistique dépend en une large
mesure de l'éléatisme. Nous craindrions d'abuser de la patience de nos
lecteurs en leur ex-posant encore une fois les raisons qui nous ont fait
reconnaître dans les deux postulats de la matière le fruit et l'aboutissement
de la spéculation ionienne. Nous ne voulons en aucune manière diminuer le
mérite qui revient à Parménide de les avoir, le premier, rigoureusement
formulés ; nous constaterons seulement que ce mérite serait plus grand si leur
auteur ne s'était vainement efforcé de les fonder sur des arguments a priori.
Assuré-ment les métaphysiciens d'Élée n'ont pas exercé sans aucune utilité
leur puissante faculté d'abstraction. La proclamation du second postulat de la
matière, celui de la constance qualitative, ne laissait à la pensée que ces
deux alternatives : admettre ce que nous pouvons désigner brièvement comme la
théorie de la matière d'Anaxagore ou celle à laquelle nous pouvons donner le
nom de Leucippe : autant de matières primitives qu'il se produit, en fait, de
combinaisons des qualités sensibles, ou bien une seule matière primitive
douée de toutes les propriétés fondamentales communes aux corps, mais
dépourvue, en revanche, des qualités sensibles divergentes. Parménide a
préparé la voie à cette dernière opinion en ce sens qu'il a, lui aussi,
établi une distinction entre les propriétés qui caractérisent les substances
corporelles comme telles, et celles qui ne sont pour ainsi dire que des
accidents de ces substances. Son « être », en réalité, ne fait que remplir
l'espace et se réduit à être éternel et immuable. Comme, pour lui, le
mouvement est inconcevable et par conséquent impossible, les propriétés
mécaniques des corps, desquelles dépend et qui produisent tout mouvement,
n'ont pour lui aucune signification ; son système garde le silence le plus
absolu sur le choc et sur la pression, ainsi que sur les modifications de ces
processus. Quoique, par conséquent, la ligne de démarcation qu'il tire entre
l'être vrai et la simple apparence trompeuse ne coïncide absolument pas avec
celle que Leucippe tire entre la réa-lité objective et la réalité simplement
subjective, entre. les qualités primaires et les qualités secondaires des
choses; quoiqu'il relègue dans le domaine de l'apparence précisément ce qui
forme le centre de la théorie atomistique, c'est-à-dire le mouvement, il a, on
pourrait dire malgré lui, travaillé à l'éclosion de cette théorie par le
fait même qu'il a établi un partage, quel qu'il fût, qu'il a distingué en
son être des propriétés essentielles et des propriétés non-essentielles, et
qu'il a établi entre ces deux catégories une barrière infranchissable. Les
voies du progrès intellectuel s'entrelacent étrangement : le penseur
précisément qui niait tout mouvement, tout changement, tout processus, et qui
par conséquent, privait l'étude de la nature de son contenu a, inconsciemment
et sans le vouloir, servi la cause de la science qui reconnaît pleinement le
changement et les processus, les ramène au mouvement mécanique et s'occupe
exclusivement de ces problèmes.
Mais, en reconnaissant cela, nous avons attribué à la spéculation éléate
toute la part qui lui revient dans le progrès direct de la science positive.
Peut-être même lui avons-nous fait large mesure. Car qui sait si Leucippe,
placé en face de ces alternatives, n'aurait pas, même sans le secours de
Parménide, choisi la bonne voie et ne fût pas entré en lice contre Anaxagore
? Il serait oiseux, sans doute, de discuter à ce sujet. Mais il est absurde,
parce que les deux doctrines présentent des points dé contact, de soutenir que
l'une est dépendante de l'autre. Elles se touchent en fait sur nombre de
points, comme, et précisément parce que les contraires se touchent. Les
Eléates raisonnaient comme ceci : Sans vide, pas de mouvement ; il n'y a pas
de vide ; donc il n'y a pas de mouvement. Les Atomistes, au contraire, ont
dit : Sans vide, pas de mouvement ; le mouvement existe ; donc le vide existe
aussi. Mais si saisissant que soit le contraste entre ces deux conclusions,
l'Atomiste ne doit-il pas à l'Eléate la prémisse majeure qui est leur commune
à tous deux, et par conséquent l'impulsion première d'où est sortie au moins
cette partie de sa doctrine? On l'a souvent soutenu, mais, à notre avis,
complètement à tort. Car les Eléates ne peuvent pas avoir été les auteurs
de cette prémisse commune. Mélissos traite déjà de l'espace vide, et cela
non pas comme s'il avait imaginé cette hypothèse dans le seul but de la
combattre. Parménide lui-même connaît et réfute l'hypothèse du vide ou du
non-être dans un ton qui ne permet pas de douter qu'il n'ait trouvé cette
doctrine tout établie, et qu'on y eût déjà recouru pour expliquer la nature.
Ce n'est pas par Parménide que Leucippe a été influencé ici mais bien par
des penseurs dont les noms se sont perdus, probablement, comme nous l'avons
déjà remarqué une fois (p. 190 ; cf. p. 341), par des Pythagoriciens, qui les
avaient précédés tous les deux. Nous osons même faire un pas de plus. Ces
inconnus avaient déjà imaginé non seulement le vide, mais encore un analogue
des atomes. En effet, Parménide parle d'une chose dans laquelle nous ne pouvons
voir que le vide, et qui, selon la supposition des adversaires qu'il combat avec
acharnement, occupe, pour une part, un espace continu, et pour l'autre « est
régulièrement distribuée en tous lieux (24) ».
En d'autres termes, il connaît une doctrine qui suppose non seulement un espace
continu dépourvu de matière, mais encore des interstices de vide traversant
tout le monde des corps. Les îlots de matière - si nous pouvons les appeler
ainsi - entourés par ces interstices comme par un réseau de canaux, devaient
avoir une destination pour le moins très analogue à celle des atomes de
Leucippe. La conception d'une masse matérielle interrompue régulièrement et
sans exception ne pouvait guère avoir pour but que d'expliquer un fait
universel, et ce fait, quel pouvait-il être, sinon précisément celui du
mouvement? Telles sont nos conclusions, et leur force ne nous paraît pas être
moindre parce que, jusqu'ici, elles n'ont encore été tirées par personne. Ici
encore, donc, le lecteur attentif aperçoit la croissance organique des idées
et cette continuité de développement qui, sans diminuer sérieusement le
mérite de leurs auteurs, rehausse la valeur des travaux scientifiques.
En
quoi, nous demandons - nous maintenant, consiste le mérite essentiel de
Leucippe? Quelle partie de sa doctrine porte au plus haut degré l'empreinte de
son génie original? Ce n'est pas lui qui a introduit dans la science la
conception de l'espace vide ; les germes de la théorie atomistique existaient
avant lui ; ce n'étaient toutefois, selon toute probabilité, que des rudiments
grossiers qu'il a développés, perfectionnés et élevés à la dignité d'un
système. Parménide avait préparé la distinction entre les qualités
essentielles et les qualités non essentielles des choses, ou, comme nous disons
depuis John Locke, entre les qualités primaires et les secondaires ; reste à
savoir si ses indications, sur ce point, étaient indispensables ou non. En
revanche, personne n'avait essayé avant Leucippe de rattacher au monde des
substances le monde des phénomènes, au lieu de rejeter ce dernier, à la
manière des Eléates, comme simple illusion et fantasmagorie, et de le bannir
du temple de la connaissance. Leucippe jeta un pont entre ces deux mondes, qui,
après avoir été confondus l'un avec l'autre, n'avaient été distingués,
depuis peu, que pour être violemment séparés l'un de l'autre; il essaya de
montrer que l'ensemble des propriétés sensibles des choses sont, pour parler
le langage des mathématiques; une fonction de leurs propriétés corporelles,
de leur grandeur, de leur forme, de leur position, de leur situation, de leur
voisinage ou de leur éloignement, et par là d'expliquer l'univers au lieu de
le nier ou de lui taire violence, et cette grandiose entreprise constitue le
point capital de son oeuvre de penseur. Et ce n'en est pas seulement là la
partie la plus originale, mais aussi la plus durable, la partie vraiment
indestructible. L'hypothèse atomistique fera peut-être un jour place à une
autre ; au point de vue de la théorie de la connaissance, la distinction entre
les propriétés primaires et les propriétés secondaires a beaucoup perdu de
sa signification ; mais la tentative de rattacher toutes les différences de
qualité à des différences de grandeur, de forme, de position et de mouvement
est de nature à survivre à tous les changements d'opinion et de point de vue.
Sur cette théorie, qui ramène les qualités à des quantités ou, pour parler
plus exactement, établit entre qualités et quantités des rapports précis,
repose toute connaissance exacte de la nature. En elle, est contenue comme en
germe toute la physique mathématique. C'est d'elle qu'a pris son point, de
départ la science des temps modernes. Galilée, Descartes, Huyghens ont suivi
exactement la même voie. « Qu'il faille, dit Galilée, pour produire en nous
les goûts, les odeurs et les sons autre chose que des grandeurs, des formes,
des quantités et des mouvements lents ou rapides, c'est ce que je ne crois pas
(25) ». Huyghens suppose des corps formés d'une
seule et même matière, et dans lesquels on ne considère aucune qualité...,
mais seulement des (sic) différentes grandeurs, figures et mouvements », et
c'est exactement là aussi le point de vue soutenu avant lui par Descartes. Ces
précurseurs de la science moderne de la nature connaissent tous, comme ils en
témoignent eux-mêmes expressément, la doctrine qui, pour eux, est celle de
Démocrite, mais qui, en réalité, a pour auteur Leucippe. Et, qu'on le
remarque bien, les vues que nous avons gagnées par cette voie sur
l'enchaînement des phénomènes naturels et la souveraineté que, grâce à
elles, nous exerçons sur la nature, sont complètement indépendantes des
systèmes philosophiques que nous préférons ou auxquels nos descendants
pourront se rallier. La lampe électrique brille pour l'agnostique qui,
pourtant, considère l'essence des phénomènes comme un mystère à jamais
impénétrable. Les lois de la réflexion et de la réfraction de la lumière
sont les mêmes pour l'ami de la conception mécanique de l'univers que pour
celui qui cherche ailleurs que dans la matière et dans ses mouvements la cause
intime des phénomènes. Quelle que soit la réponse de l'avenir à ces
questions fondamentales de la connaissance humaine, il est un fait désormais
hors de toute contestation : les mouvements des corps, comme constituant un
élément quantitativement déterminable, sont une clef qui a permis et
permettra de pénétrer encore bien des secrets de la nature. Sur ce point, s'il
est permis de le faire jamais, nous pouvons parler de résultats définitifs. En
donnant cette clef à l'humanité par sa théorie, Leucippe s'est acquis un
titre de gloire impérissable au sens absolu du mot.
Les tentatives qu'il a faites pour prouver la grande doctrine qu'il donnait au
monde portent assez souvent le caractère du raisonnement a priori ; cela tient
peut-être à l'influence de Zénon, et cela ne doit pas diminuer sa gloire. Non
seulement il a fondé sa hardie hypothèse sur les faits d'expérience qui, en
réalité, en constituent la base, non seulement il s'est référé aux faits,
devenus explicables par elle, du mouvement dans l'espace, de la raréfaction et
de la condensation, de la compression et du changement de volume en général
(dont la croissance des êtres organiques n'est qu'un cas particulier important
(26) il a voulu donner aussi à ses arguments cette
forme impérieuse qui devait fermer toute issue à ses contradicteurs, les
réduire à l'absurde, et les forcer de se contredire dès qu'ils s'en
prendraient à la nouvelle théorie. « Le plein, disait-il, à ce qu'on
rapporte, au début d'une de ses preuves, ne peut rien admettre au-dedans de
lui». Assurément non, pouvons-nous ajouter, puisque « être plein », au sens
rigoureux, et « ne rien pouvoir admettre en soi » sont deux expressions
absolument synonymes. Quand nous avons versé dans un vase autant d'eau qu'il en
peut contenir, nous disons qu'il est plein ; et si l'on nous dit qu'un vase est
plein, ce que nous comprenons par là, c'est qu'on n'y peut plus rien faire
entrer. Mais peut-être cette tautologie était-elle innocente, destinée
seulement à faire comprendre la notion du « plein » ? C'est ce que nous
allons voir tout de suite. « Mais si le plein, continuait-il, selon Aristote,
pouvait admettre en soi quelque chose encore de plus, et si, par conséquent,
deux corps, (également grands) trouvaient place là où, auparavant, un seul
l'avait fait, alors un nombre quelconque de corps pourraient trouver place au
même endroit, et alors le plus petit admettre en soi le plus grand ». Cette
phrase, c'est l'atout décisif de Leucippe. Elle recèle cependant une
équivoque qu'il suffit de mettre en lumière pour renverser tout l'argument.
Que le plus petit puisse admettre en soi le plus grand comme tel, que, par
exemple, une coquille de noix puisse donner asile à un éléphant, c'est ce
qu'aucun adversaire de la théorie atomistique, n'était contraint de concéder.
Qu'un volume de matière de la grosseur de l'éléphant puisse je comprimer au
point de tenir dans une coquille de noix ou d'oeuf, cela est, en fait, contraire
à la vérité, mais ce n'est pas là une supposition absurde ou contradictoire
en soi. Elle le devient seulement quand l'incompressibilité de la matière est
admise, si, par conséquent, ce qu'il faut prouver est supposé prouvé. Le
début de l'argument sert à cette pétition de principe; la notion du « plein
» y apparaît d'abord dans un sens purement empirique, et qui peut se concilier
avec n'importe quelle théorie ; puis, par cette détermination en apparence
purement explicative « qu'il ne peut rien admettre au-dedans de lui », elle se
transforme dans la notion de l'impénétrable ou de l'incompressible, par
laquelle elle est désormais remplacée. Ce n'est qu'après cette substitution
que la prémisse permet de tirer la conclusion désirée d'elle ; autrement, le
raisonnement cesse d'être concluant.
À la même catégorie de preuve appartient celle par laquelle les atomistes -
et déjà Leucippe lui-même (27), - prétendaient
établir l'infinité des formes des atomes. Mais elle est moins innocente
encore. « Il n'existe pas de raison, disait-il, pour que les atomes affectent
une forme plutôt qu'une autre ; c'est pourquoi toutes les formes imaginables
doivent être représentées en eux.» Si l'on se contente de dire par là que
l'exubérante richesse de formes déployée dans d'autres domaines par la nature
ne doit pas, selon toute attente du moins, se démentir dans ce domaine
particulier, nous nous trouvons en présence, comme nous l'avons déjà
remarqué une fois, d'une conclusion par analogie à laquelle on ne peut, en
tant que présomption ou conjecture provisoire, refuser un faible degré de
légitimité. Mais si cet argument revendique un caractère vraiment impérieux,
il est, cela se comprend de soi, nul et non avenu. Car il présuppose une
connaissance des ressources de la nature, un jugement sur leur liitation ou leur
illimitation, qui nous est à jamais interdit. Au point de vue de la méthode,
cela nous rappelle la preuve fallacieuse que donnait Anaximandre de l'état
d'immobilité de la terre, de même que les essais analogues de preuve, déjà
mentionnés par nous, de ces mécanico-métaphysiciens qui s'efforçaient de
fonder la loi de l'inertie sur des considérations a priori au lieu de la fonder
sur l'expérience (cf p. 58). Encore faut-il ajouter que ces derniers penseurs
donnaient une raison insoutenable d'un fait réel, tandis que, cette fois-ci,
non seulement la raison donnée est erronée, mais le fait à prouver est
lui-même douteux. Démocrite avait l'esprit plus porté à l'empirisme ; aussi
peut-on lui attribuer avec probabilité le raisonnement que voici pour prouver
directement l'existence de l'espace vide. Un récipient rempli de cendre admet
en soi autant d'eau - il a sans doute voulu dire : à peu près autant - que
s'il ne s'y trouvait pas de cendre ; cela ne se peut que parce que la cendre
renferme une très large proportion de vide. Est-il nécessaire de dire d'abord
que l'interprétation du fait était fausse? Un corps poreux, comme l'est la
cendre, contient une grande quantité d'air, et cet air est chassé par l'eau
qu'on verse dans le récipient. Sans doute Démocrite, s'il avait été
renseigné sur ce point, aurait pu répondre : « Où peut donc s'échapper
l'air qui fait place à l'eau si tout l'espace est déjà occupé par une
matière impénétrable? » Et, ainsi modifié, l'argument n'eût eu ni plus ni
moins de portée que ceux qui se fondent sur le mouvement progressif dans
l'espace, car celui-ci suppose nécessairement l'existence d'espaces vides du
moment que l'impénétrabilité de la matière a été établie par une autre
voie.
Ces
méprises ne sont, ni isolément ni réunies, de nature à peser gravement sur
la mémoire de ceux qui les ont commises. Toutefois nous ne pouvions nous
dispenser de les mentionner pour divers motifs dont voici le plus important : il
devrait être absolument hors de doute que la théorie atomique n'a jamais, pas
plus dans les temps modernes que dans l'antiquité, été, à proprement parler,
prouvée. Elle était, elle est et elle reste non pas une théorie au sens
rigoureux de ce mot, mais une hypothèse. Une hypothèse, il est vrai, d'une
vitalité, d'une vigueur sans exemple, d'une fécondité incomparable, le
flambeau des recherches physiques et chimiques jusqu'aux jours où nous vivons.
Comme, par son aide, des faits anciens ont toujours été expliqués d'une
manière satisfaisante, et de nouveaux faits découverts, elle doit renfermer un
élément important de vérité objective, ou, pour parler plus exactement, elle
doit, sur un long parcours, être parallèle à la condition réelle et
objective des choses. Mais elle n'en est pas moins une hypothèse, et une
hypothèse qui se dérobera à tout jamais à la vérification directe, parce
qu'elle porte bien au delà des limites de notre faculté de perception. Quant
à la vérification indirecte d'une hypothèse, elle ne peut être complète
qu'à deux conditions : si l'on peut établir non seulement qu'elle s'accorde au
mieux avec les faits expliqués par elle, mais encore qu'aucune autre hypothèse
imaginable ne remplirait ce but ni mieux ni même aussi bien. Or on ne pourra
certainement jamais donner une preuve plus qu'approximative dans le cas qui nous
occupe, où il s'agit des processus les plus cachés, les plus éloignés des
prises de nos sens. C'est pourquoi quelques-uns des penseurs les plus
circonspects du temps présent, quoique tenant en grand honneur l'hypothèse
atomistique, ne la regardent cependant que comme une conjecture, qui se
rapproche certainement assez de la vérité dernière pour pouvoir être
employée avec le plus grand profit, mais qui ne devrait jamais l'être sans la
réserve tacite que cette hypothèse n'est peut-être pas la vérité dernière,
ni même la dernière à laquelle nous puissions atteindre.
Nous nous voyons forcés de faire une réserve d'une tout autre nature et d'une
portée plus étendue dès que nous abandonnons le point de vue du
naturaliste-philosophe pour nous placer à celui du théoricien de la
connaissance. Celui-ci se demande s'il peut, en dernière analyse, apprendre
quoi que ce soit du monde extérieur, ou du moins s'il peut en apprendre plus
que ne lui en révèle l'existence de séries de sensations reliées par des
lois ; pour lui, la distinction, si importante et si utile au premier plan de la
connaissance, des propriétés primaires et des propriétés secondaires, perd
sa signification fondamentale; un examen plus approfondi de sa conscience
l'oblige à ramener à dés sensations non seulement les odeurs, les goûts, les
couleurs ou les sons, mais encore les caractères proprement dits de la
substance matérielle, et à s'avouer que le concept de la matière lai-même
est dépouillé de son contenu dès qu'on fait abstraction de tout sujet qui
perçoive et qui soit susceptible d'éprouver ces impressions. Mais, même pour
les penseurs qui se placent à ce point de vue, la théorie atomistique n'a pas
perdu sa haute valeur. Ils voient en elle un modèle mathématique pour la
représentation des faits, et lui attribuent dans la physique une fonction
analogue à celle que remplissent certains concepts mathématiques auxiliaires (28).
Mais nous aurons à revenir plus loin et avec plus de détail sur ce point,
comme nous l'avons déjà donné à entendre une fois (p. 338). Ici, nous
devions, au préalable, et au moins en passant, mentionner aussi ce courant
intellectuel, ne fût-ce que pour faire remarquer à ce propos que les auteurs
de l'atomistique ne soupçonnaient absolument pas ces scrupules, réservés à
une phase ultérieure du développement spéculatif. Et cela était heureux pour
la science, car rien ne pourrait en compromettre plus gravement le progrès que
si l'énergie de ses représentants aux diverses époques - dont chacune a à
remplir une tâche strictement circonscrite - était paralysée par la
contemplation de buts plus lointains et plus élevés.
Ainsi Leucippe et Démocrite se sont naïvement tenus au monde des corps, sans
s'embarrasser d'aucun scrupule inspiré par la théorie de la connaissance ; si
l'on veut appeler cela du matérialisme, comme on a décoré du nom d'idéalisme
la contre-partie de cette philosophie, alors les Abdéritains étaient des
matérialistes. Ils l'étaient aussi en ce sens qu'ils ne supposaient pas la
survivance de la psyché ou âme-souffle, et que, plus conséquents que
Parménide et qu'Empédocle, chez lesquels cette conception ne jouait, comme
nous l'avons vu, qu'un rôle tout à fait oiseux et sans portée pour
l'explication des faits, ils la bannissaient complètement et la remplaçaient
par celle d'une âme formée d'atomes. Mais ils n'étaient pas matérialistes
si, par ce nom, on désigne des penseurs qui contestent ou nient l'existence des
substances spirituelles - pour la simple raison que le concept de la substance
n'avait pas encore été transféré du domaine de la matière, où il a pris
naissance, à celui de l'esprit. Ils étaient de nouveau matérialistes, ni plus
ni moins que tous leurs prédécesseurs et leurs contemporains qui s'étaient
voués à l'étude de la nature, à l'exception du seul Anaxagore, par le fait
qu'ils cherchaient dans le monde matériel seulement les causes ou les
conditions des états ou des qualités de conscience. Leur attitude à l'égard
du divin n'était pas non plus essentiellement différente de celle de la grande
majorité de leurs devanciers. Ils connaissaient aussi peu qu'eux tous une
divinité créatrice des mondes ; ils n'admettaient pas plus qu'Empédocle des
dieux individuels doués d'immortalité au sens propre du mot. Démocrite
dérivait la foi en ces dieux et en leur puissance de la crainte dont le
tonnerre et l'éclair, les éclipses de soleil et de lune, et autres
phénomènes terrifiants ont rempli les âmes des premiers hommes. Cependant on
dit qu'il admettait la divinité des astres, parce que, sans doute, leur nature
est ignée, c'est-à-dire qu'ils sont composés d'atomes psychiques; et il
croyait, comme Empédocle, à l'existence d'êtres supérieurs à l'humanité,
et doués d'une vie très longue, sans être illimitée. En somme, il pensait
que le cours de l'univers n'est pas soumis à leur action, mais il ne put
néanmoins se résoudre à rejeter dans le domaine de la fable tout ce que l'on
racontait des dieux et de leur influence sur les destinées humaines (29).
C'est ainsi que, sans aucun doute par la rencontre et l'enchaînement des atomes
dont le nombre infini et la variété de formes lui offraient d'inépuisables
ressources pour de telles constructions, il expliqua la naissance d'êtres qui
dépassent de beaucoup les hommes en grandeur et en beauté. Ces êtres se
meuvent dans les champs de l'air ; les images qui s'en détachent s'insinuent en
nos corps, jusque dans leurs parties les plus diverses; et par là directement
ou indirectement, en pénétrant jusqu'aux organes des sens, en nous
apparaissant en songe on même en nous parlant, elles provoquent les effets les
plus variés, les uns salutaires, les autres funestes.
Dans
ce que nous venons de dire, le lecteur a trouvé un avant-goût de la
psychologie et surtout de la théorie de la perception de Démocrite, laquelle
était sans doute aussi celle de son maître. Cette partie de leur doctrine n'a
produit que peu de fruits, quoique Epicure et ses disciples ne se soient fait
aucun scrupule de l'incorporer à leur système. Pour ces deux raisons, nous
serons aussi brefs que possible, nous réservant de traiter cette question avec
de plus amples développements quand nous étudierons l'épicurisme ; nous
disposerons alors de ressources plus abondantes et n'en serons pas réduits aux
renseignements que nous fournissent les adversaires de l'atomisme lorsque, comme
Théophraste, par exemple, ils relèvent des points isolés de la théorie
démocritique de la connaissance pour les soumettre à une critique incisive (30).
Les supports des fonctions psychiques se trouvaient pour Démocrite dans les
atomes les plus mobiles, pour cette raison d'abord que la rapidité proverbiale
de la pensée - « rapide comme une aile ou comme une pensée», dit déjà
Homère - paraissait exiger un tel véhicule, mais aussi parce que le processus
de la vie, où l'on voyait un produit de l'âme identifiée à la force vitale,
nous offre l'imagé de changements incessants. C'est pourquoi on se représenta
comme supports des fonctions de l'âme des atomes particulièrement petits,
ronds et lisses ; et comme ces atomes devaient tendre sans cesse, à cause
justement de leur grande mobilité, à s'échapper du corps, on attribua à la
respiration la mission de les y retenir par un courant d'air, et de les
renouveler constamment; si cette mission cesse d'être remplie, les atomes
psychiques se dispersent définitivement. Comme ils provenaient du monde
extérieur, il est parfaitement compréhensible que Démocrite, suivant en cela
les traces de Parménide et d'Empédocle, n'ait pas tiré entre le monde animé
et le monde inanimé de ligne de démarcation stricte, mais qu'il n'ait établi
entre les deux qu'une différence de degré (31).
C'est en raison sans doute de la chaleur vitale des organismes supérieurs aussi
bien que de l'incessant mouvement, propre à la flamme, qu'il identifia, comme
autrefois Héraclite, ces atomes avec ceux du feu.
Des divers processus de perception, c'est celui de la vision qu'il a étudié
avec le plus de soin. Ce fait merveilleux - merveilleux encore aujourd'hui pour
tous ceux chez lesquels l'habitude n'a pas émoussé l'admiration - que des
objets éloignés affectent nos organes visuels, il l'expliquait en distinguant
deux cas. Il enseignait que de fines membranes ou pellicules se détachent
continuellement des objets qui nous entourent; qu'elles pénètrent dans l'oeil
lui-même lorsque celui-ci se trouve dans un voisinage immédiat, et qu'elles
deviennent visibles, en tant qu'images, dans la pupille. C'est le premier cas.
Dans le second, qui se produit lorsque l'objet est à distance, il attribuait la
vision à l'intermédiaire de l'air. L'air, pensait-il, reçoit des objets des
impressions, des impressions au sens littéral du mot, des impressions
identiques à celles que la cire reçoit du cachet, et les transmet à nos
organes visuels. Toutefois, l'air n'était nullement pour lui un agent favorable
à la perception : les objets s'obscurcissent et finissent par disparaître au
fur et à mesure qu'on s'en éloigne, parce qu'il exerce aussi une influence
troublante. S'il n'en était ainsi, pensait Démocrite, nous apercevrions même
une fourmi qui se promènerait sur la voûte du ciel. Cette courte esquisse
suffit pour montrer au lecteur que les éléments de l'optique étaient
complètement étrangers au grand penseur; et qu'il a été ici induit en erreur
par l'effort qu'il a tenté, non tout à fait sans succès, dans d'autres
domaines pour rapporter au contact immédiat et à ses effets immédiats et
mécaniques (pression et choc) toute action d'un objet sur un autre. Nous ne
pouvons nous dissimuler non plus que par ce trait de sa doctrine fondamentale,
ses spéculations sur les questions d'optique sont en recul sur les essais moins
grossiers d'Alcméon et d'Empédocle.
Nous ne pouvons d'ailleurs pas dire comment il s'est tiré des difficultés que
soulevait son hypothèse elle-même. Peut-être n'avait-il pas songé que
l'incessante émission de ces pellicules ou membranes qu'il appelait « idoles
» ou images devait entraîner dans le cours des temps une diminution sensible
du volume des corps, ou bien a-t-il paré à cette objection en s'en référant
à la caducité de tous les objets qui tombent sous nos sens? Un point
seulement, dans cette étrange théorie, mérite d'être loué. En ramenant les
hallucinations et en général ce que l'on appelle des sensations subjectives à
des « images » qui pénètrent du dehors, il se rencontre avec la science
d'aujourd'hui en ce sens qu'il ne supprime pas toute parenté entre les
sensations produites par les agents excitateurs les plus divers. Mais, au lieu
de mettre en lumière le facteur subjectif qui leur est commun, il fait plutôt
le contraire ; au lieu de connaître et de relever l'énergie spécifique des
nerfs sensitifs, et d'assimiler ainsi la perception à l'hallucination, il
assimile plutôt l'hallucination à la perception. Et cela était naturel, et ne
doit pas nous surprendre, car sa doctrine partait d'une croyance inébranlable
et irraisonnée, d'une croyance que n'avait effleurée aucun scepticisme, aucune
espèce de subjectivisme, dans la matière comme seule et absolue réalité.
Nous avons dit que Démocrite n'avait aucune tendance au scepticisme, et nous le
répétons, quoique, dans les trop courts fragments qui nous restent de ses
oeuvres, nous rencontrions plusieurs affirmations de nature à faire supposer le
contraire. Mais il n'y a là qu'une apparence, et rien de plus. Ces affirmations
se répartissent en trois groupes que l'on n'a pas toujours distingués avec
assez de soin. Comme celui de Faust, son coeur est « consumé » de ce que, au
terme d'une longue vie de pensée et de travail scientifique, il ne peut jeter
sur les secrets de la nature que des regards dérobés, furtifs et à bien des
égards incertains. « La vérité habite dans les profondeurs » : «la
réalité est inaccessible aux hommes»; telles sont les plaintes qui se sont
échappées de son coeur ; elles nous sont parvenues dans les fragments du livre
intitulé Confirmations, qui dénotent une tendance essentiellement
inductive ou empirique, en opposition peut-être aux tendances aprioristiques de
Leucippe (32). La phrase suivante de cet ouvrage
nous fait entendre une plainte plus pathétique . encore : « En réalité, nous
ne percevons rien de certain, mais seulement les choses telles qu'elles se
transforment suivant la constitution de notre corps, de ce qui y entre et de ce
qui lui résiste ». Tirer de ce passage, avec ce sceptique de l'antiquité qui
le cite et qui le plie au service de sa doctrine, la conclusion que Démocrite a
été en proie, ne fût-ce que momentanément, à un scepticisme de principe,
c'est négliger un point qui, cependant, est assez évident. En effet, cette
plainte est précisément fondée sur la nature de l'élément corporel, de
laquelle le philosophe a aussi peu douté en écrivant ces mots qu'à n'importe
quel moment. « En vérité, il y a des atomes et du vide », voilà la doctrine
fondamentale de Démocrite, sur la valeur absolue de laquelle il n'a jamais
exprimé ni même laissé entrevoir le moindre doute. Et cela, nous pouvons
l'affirmer catégoriquement, car Sextus, le sceptique dont il est question plus
haut, qui brûlait du désir de saluer dans le grand atomiste un esprit parent
du sien, et ne s'est pas lassé de feuilleter ses ouvrages pour y trouver des
passages favorables à sa thèse, n'a cependant pas pu en dénicher un seul qui
lui donnât raison.
Mais ne nous trompons-nous pas ? Un disciple favori d'Epicure, nommé Kolotès,
n'a-t-il pas relevé un mot de Démocrite qui supprime radicalement toute
certitude de connaissance, et même, si l'on en croit Kolotès, « met la vie
elle-même sens dessus dessous »? Le malentendu est depuis longtemps éclairci,
et dans ce mot auquel on a attribué une si fâcheuse portée, nous ne trouvons
pas la preuve de la fluctuation des principes de Démocrite, mais, bien au
contraire, de la confiance sans réserve qu'il avait dans sa pensée
fondamentale et dans les conséquences qui en découlent. Cette fameuse
proposition, la voici : « Une chose n'est aucunement constituée de telle
manière plutôt que de telle autre ». Elle se rapporte, comme le montre
incontestablement le contexte, précisément aux propriétés des choses que les
penseurs modernes appellent secondaires, et auxquelles Démocrite, comme nos
lecteurs le savent depuis longtemps déjà, a refusé la réalité objective. Or
la déclaration réprouvée par le disciple d'Epicure était conçue comme il le
fallait pour faire ressortir cette distinction de la manière la plus efficace
et la plus frappante. Que le miel soit doux pour l'homme sain, mais que l'homme
atteint de jaunisse le trouve amer, ce fait et les faits analogues étaient
généralement connus et reconnus; mais la manière ordinaire de les exprimer
était en contradiction non seulement avec cette importante distinction, mais
encore avec la saine raison. On ne s'exprimait pas alors à ce sujet plus
exactement et plus correctement que ne le font aujourd'hui la plupart des gens
cultivés. « Le miel, disait-on, et dit-on encore, est doux, mais il paraît
amer à ces malades. ». - Non, répondait Démocrite, il n'en est pas ainsi; ce
n'est pas le nombre qui peut décider de la vérité et de l'erreur. Car, alors,
si la majorité des hommes étaient en proie à la jaunisse, et si la minorité
seulement en étaient épargnés, la norme de la vérité serait changée ; ce
que nous constatons ici, ce n'est pas la différence de l'être et du paraître,
mais seulement celle du grand nombre et du petit. L'une des sensations est aussi
subjective, aussi relative, aussi extérieure à l'objet lui-même que l'autre.
La douceur normale est aussi peu une qualité objective du miel que son anormale
amertume. Le miel n'est « en rien plus » doux qu'il n'est amer. C'est un corps
composé d'atomes de telle ou telle forme, de telle ou telle grandeur, disposés
de telle ou telle façon, et renfermant telle ou telle proportion de vide ; tout
le restes est un effet qu'il exerce sur d'autres corps, entre autres sur les
organes gustatifs de l'homme, effet qui, par conséquent, dépend aussi de
ceux-ci et de leur condition permanente ou momentanée, générale ou
individuelle. Démocrite n'a éprouvé aucun doute quelconque sur l'existence
objective des corps et de leurs propriétés. Il était, au contraire, animé du
désir de séparer aussi nettement et aussi précisément que possible
l'invariabilité de ces causes de la variabilité des effets qu'elles produisent
de concert avec le facteur subjectif et changeant, et de prévenir ainsi tout
empiétement, sur le domaine de l'immuable, du scepticisme engendré par ce
changement. Voilà le seul motif qui a dicté à Démocrite la phrase que nous
venons de discuter.
Au troisième groupe, enfin, appartient la célèbre phrase qui établit une
distinction entre la vraie connaissance et la connaissance obscure (33).
Elle se trouvait dans un ouvrage en trois livres intitulé le Canon, qui,
à ce que l'on peut supposer, exposait et fondait la logique inductive, et elle
était conçue comme suit : « Il y a deux sortes d'intelligence, la vraie et
l'obscure. À l'obscure appartiennent toutes ces choses : vue, ouïe, odorat,
goût, toucher ; mais la vraie, séparée de celle-ci... » Sextus était
malheureusement trop pressé pour citer la phrase tout entière, et nous n'en
connaissons pas la fin. En apparence, sur ce point, ceux-là ont partie gagnée
qui, du physicien d'Abdère, veulent faire un métaphysicien ou un ontologiste.
Il rejette - peuvent-ils dire en effet - en bloc le témoignage des sens : quel
parti lui reste-t-il à prendre que de se réfugier dans les hauteurs de l'Etre
pur ! Mais si hâtivement que Sextus ait transcrit son auteur, il nous en donne
un extrait suffisant pour rectifier cette première et inexacte impression.
Après une ou deux lignes de son crû, il recommence à citer, et ajoute une
seconde phrase, malheureusement mutilée aussi, mais dont il semble que nous
ayons perdu le commencement : La vraie intelligence commence « lorsque
l'obscure ne (suffit) plus, où elle ne peut ni voir, ni entendre, ni sentir, ni
goûter, ni percevoir par le toucher les choses parce qu'elles deviennent trop
petites.» L'ardent désir de Démocrite, pouvons-nous dire en deux mots, eût
été de posséder un microscope d'une puissance idéale. De ce que lui eût
montré cet instrument, il eût déduit la couleur, comme adjonction subjective,
et considéré le reste comme la plus haute vérité objective accessible. Ce
qu'il reproche aux sens dans leur ensemble, c'est de n'avoir pas assez
d'acuité, c'est de nous laisser dans l'embarras dès que nous cherchons à
saisir les corps les plus petits, les phénomènes les plus subtils dont se
composent les masses matérielles et les processus qui se déroulent en elles.
Choses corporelles et processus matériels, tels sont pour lui les objets de
l'intelligence vraie ou non troublée, de celle qui dépasse les limites de la
connaissance obscure ou troublée. Manquant, comme nous en manquons encore, de
ces instruments de précision d'une perfection idéale, ses moyens de
connaissance dans ce domaine ne sont naturellement que des inférences, et ces
inférences ne visent qu'à découvrir les rapports qui existent dans le monde
matériel ; comme fondement de ces inférences, il ne pouvait admettre que les
indications des sens, car s'il leur reprochait vivement leur insuffisance, il ne
les dédaignait pas à proprement parler ; au contraire, grâce au contrôle
qu'ils exercent les uns sur les autres et qui nous permet d'en rectifier les
erreurs, il les considérait manifestement comme capables de rendre de précieux
services. Ces inférences étaient évidemment des inférences par analogie ou,
quand elles affectaient une forme plus rigoureuse, des inférences par induction
; elles prenaient comme point de départ les faits perceptibles et, dans la
supposition que les énergies ou les propriétés ainsi obtenues conservent leur
valeur au delà des limites de la perception, elles aspiraient à franchir ces
dernières aussi bien dans l'espace que dans le temps. Ce qu'il en est du
scepticisme de Démocrite, nous pouvons maintenant le dire en peu de mots. Il
faut en exclure non seulement la croyance au monde des. corps, mais encore les
hypothèses fondamentales concernant les atomes et le vide et les propriétés
primaires de la matière. Si cette région suprême de la connaissance est
au-dessus du doute, il en existe une autre qui est au-dessous, si j'ose le dire.
Elle est occupée par ces phénomènes secondaires ou subjectifs qui,
strictement parlant, ne sont ni vrais ni faux, mais simplement des produits
nécessaires et irrécusables. La région intermédiaire, située entre les deux
précédentes, celle de l'explication de la nature dans le détail, est l'arène
où s'agitent les doutes et les scrupules dont Démocrite est assailli et
troublé. Le philosophe était constamment préoccupé d'éclaircir les rapports
de ces deux domaines, et il se posait sans cesse ces questions : Quels processus
réels échappant à la perception directe pouvons-nous conjecturer derrière
les phénomènes qui s'imposent à nos sens? Quels mouvements corporels
devons-nous présupposer pour expliquer les phénomènes sans faire violence aux
énergies naturelles connues ou aux propriétés des choses ? Et ces problèmes,
qui obsédaient l'esprit de l'Abdéritain, de préférence porté à l'étude
des faits particuliers, lui faisaient constamment sentir l'insuffisance de ses
ressources internes et externes, et lui arrachaient cette plainte sans cesse
renouvelée qui témoigne avec une force égale de son insatiable soif de
connaître et de la vigilante critique qu'il exerçait sur lui-même.
Les
règles d'investigation que renfermait le Canon de Démocrite sont
disparues et oubliées. Nous ne pouvons donc plus connaître sa théorie à ce
sujet qu'en la déduisant de sa pratique, ou plutôt de la critique à laquelle
elle a été soumise, notamment par Aristote, qui en cela a mérité notre
reconnaissance la plus vive, même sur les points où nous ne pouvons en aucune
manière nous associer à ses objections. Le blâme qu'il a exprimé
relativement à la méthode de recherche de Démocrite prend à nos yeux la
valeur du plus grand éloge qu'il soit possible d'imaginer. Le Stagirite
reproche à son prédécesseur de ne savoir jamais, quand il se demande les
raisons dernières des processus naturels, répondre que par ces phrases : «
Cela est ou arrive toujours ainsi » ou bien : « Cela s'est passé ainsi déjà
précédemment (34) ». En d'autres termes,
l'expérience est pour lui la source dernière de la science de la nature. Si
longue que puisse être la chaîne de nos déductions, quel que soit le nombre
des anneaux dont elle se compose, nous arrivons finalement, pensait-il, à un
point où l'explication n'est plus possible et où il ne nous reste d'autre
alternative que de reconnaître un fait irréductible. Aristote lui-même n'a
pas méconnu en principe cette vérité fondamentale : que toute déduction, en
dernière analyse, se ramène à des inductions. Mais, dans les cas
particuliers, son désir d'explication ne trouve pas son compte à admettre des
faits derniers basés seulement sur l'expérience et absolument impénétrables
à notre esprit. Bien souvent, dans sa théorie de la Nature, nous rencontrons
un semblant d'explication là où il eût convenu, en vérité, de renoncer à
toute tentative ultérieure. Démocrite ignorait ces pseudo-explications, qui
découlent la plupart du temps de préjugés séduisants. Ainsi la théorie
platonico-aristotélicienne des « lieux naturels » (l'élément igné tend en
haut, l'élément terrestre en bas, etc.) lui est aussi étrangère que
l'affirmation arbitraire déjà longuement discutée par nous, selon laquelle la
matière a reçu du dehors la première impulsion. Quand donc Aristote lui
reproche, comme à Leucippe, d'avoir, par légèreté, négligé d'étudier
l'origine du mouvement, la science moderne de la nature prend parti non pas,
certes, pour celui qui inflige le blâme, mais pour celui qui en est l'objet. La
critique qu'Aristote exerce (35), à propos de ces
questions fondamentales, sur la façon dont les traitent les atomistes,
ressemble d'une manière surprenante aux objections que soulève Descartes, dans
ses lettres à Mersenne, contre Galilée et sa méthode de recherche naturelle.
Dans l'un comme dans l'autre cas, l'esprit métaphysique se montre incapable de
rendre justice à l'oeuvre moins prétentieuse, mais plus féconde, des
méthodes empiriques.
Il est plus difficile de se prononcer sur les mérites et les démérites des
deux tendances en ce qui concerne le problème de la finalité et la manière de
le traiter. Les atomistes ont laissé complètement de côté la préoccupation
du but en ce qui touche à la naissance et à l'ordonnance du monde ou, pour
parler plus exactement, des mondes : ils ne sont pas sortis de la voie de
l'explication mécanique et l'ont poursuivie aussi loin que possible. Fait plus
significatif encore : même les phénomènes de la. vie organique n'ont pu les
amener à se placer à un autre point de vue. En ces deux circonstances, ils ont
encouru les foudres d'Aristote (36). Le disciple de
Platon juge inadmissible que l'ordre et la beauté du Kosmos se soient produits
spontanément ; il est au même degré incroyable pour lui que les organes des
animaux et des plantes fussent appropriés à leurs fonctions s'ils ne
s'étaient développés en vertu d'un principe, à eux inhérent, de finalité,
ou, pour employer un terme créé par Charles-Ernest von Baer, et qui correspond
exactement à la conception d'Aristote, sans Zielstrebigkeit, c'est-à-dire sans
aspiration à un but. Il ne serait pas plus choquant, à ses yeux, de soutenir
que si l'on fait une ponction à un hydropique, cette opération a pour cause la
lancette du chirurgien, mais non le désir de guérir le malade. Ici, nous nous
engageons sur le terrain d'une controverse qui passionne encore aujourd'hui.
Nous connaissons d'ailleurs si mal la façon de procéder des atomistes dans
chaque cas particulier qu'il nous serait difficile de porter un jugement sur sa
légitimité, même si les questions qui se posent à ce sujet étaient
tranchées, au moins en principe. Dans les manuels populaires de matérialisme,
on trouve assez souvent, il est vrai, une solution assez sommaire, et que l'on
peut exprimer par cette formule : « Ce n'est pas pour courir rapidement que les
cerfs ont de longues jambes ; mais c'est parce qu'ils ont de longues jambes
qu'ils courent rapidement ». Sans doute une telle transformation du rapport de
cause à effet en rapport de moyen à fin joue, un rôle assez important dans la
pensée des hommes. Sans doute, on peut à bien des égards réfuter
victorieusement le point de vue téléologique en disant que les formes capables
de durée peuvent seules se développer et se maintenir; que des formes ne
remplissant pas cette condition ont pu assez souvent venir au jour, mais que,
tôt ou tard, elles ont dû disparaître, et que la plupart, notamment, ont
succombé à la lutte pour l'existence. Mais pour que l'un ou l'autre de ces
expédients résolût complètement le problème de la finalité, il faudrait
supprimer dans le domaine de la vie organique au moins deux faits fondamentaux,
qui paraissent exiger des explications d'une autre nature. C'est d'abord la
coopération - dont ils rendent si peu compte - de plusieurs et souvent de très
nombreux organes et parties d'organes à une fonction commune ; c'est ensuite la
structure, si merveilleusement appropriée à l'action des agents extérieurs,
des organes des êtres vivants, et surtout des organes des sens. La science
conserve, inébranlable, l'espoir de résoudre un jour ces redoutables énigmes,
bien que les perspectives qu'avait fait naître il y a près d'un demi siècle
la théorie de Darwin aient été quelque peu déjouées par les recherches
subséquentes, et que les savants les plus versés dans cette question penchent
à ne voir dans la « variation spontanée » et dans la «survivance des plus
aptes » qu'un des facteurs ici en cause et non leur totalité. Mais, quoi qu'il
en soit de ce point, la tentative que firent les atomistes pour expliquer
mécaniquement la nature s'est en tout cas montrée féconde, incomparablement
plus féconde que les théories qu'on lui a opposées, et qui, faisant halte à
une étape moins avancée de l'investigation, assignent prématurément une fin
au besoin de savoir, soit en supposant des interventions surnaturelles, soit en
introduisant des forces équivoques et dépourvues de toute détermination
précise, telle que l'est, par exemple, la fameuse « force vitale » des
anciens Vitalistes.
Si Démocrite a soigneusement évité de planter entre les divers départements
de la vie naturelle terrestre des barrières infranchissables, il ne s'est pas
moins gardé de souscrire à la division, fondée sur des apparences
extérieures, de l'univers en régions essentiellement différentes. Il ne sait
rien de l'opposition qui sépare le monde sublunaire et changeant du monde
immuable et constant des astres divins, distinction qui a pris une signification
si grande et si funeste dans la philosophie aristotélicienne. Ici encore,
Démocrite se trouve dans le plus parfait accord tant avec les grands hommes
qui, comme Galilée, ont délivré la science moderne des chaînes de
l'aristotélisme, qu'avec les résultats, dans le domaine des faits, de la
recherche des trois derniers siècles. Le voile qui s'étendait sur les yeux des
autres ne troublait pas son intelligence ; et ce seul avantage lui a fait
pressentir ce que le télescope et l'analyse spectrale ont révélé à nos
regards étonnés. Cela touche vraiment au merveilleux. Un nombre infini de
mondes différents en grandeur, les uns pourvus de plusieurs lunes, les autres
sans soleil ni lune ; les uns en formation, les autres en train de disparaître
par suite de quelque collision ; quelques-uns d'entre eux entièrement
dépourvus d'eau, voilà de quoi nous parle Démocrite ; ne semble-t-il pas, en
l'entendant, que nous entendions. la voix d'un astronome de nos jours qui a vu
les lunes de Jupiter, reconnu l'absence d'eau dans la nôtre, observé les
nébuleuses et les étoiles éteintes, grâce aux admirables instruments dont
nous disposons aujourd'hui? Et pourtant cette concordance repose entièrement ou
presque entièrement sur l'absence d'un préjugé puissant, qui obscurcit le
véritable état des choses, et sur cette hypothèse hardie mais non
téméraire: que, dans l'infinité du temps et de l'espace, les possibilités
les plus diverses ont pu devenir des réalités. En ce qui concerne le nombre
infini des formes atomiques, cette théorie n'a pas trouvé grâce devant la
science actuelle ; mais sous le rapport des processus et des transformations
cosmiques, elle a reçu une pleine confirmation.
On a pu dire avec raison que la théorie démocritique de l'univers a dépassé
en principe le point de vue géocentrique (37). Et
si Aristarque de Samos l'a abandonné en fait, on peut dire dès maintenant et
avec le plus haut degré de probabilité que la voie lui avait été frayée par
le disciple de Leucippe. Nous reviendrons sur ce sujet dans un chapitre
subséquent, et nous rechercherons les fils en partie cachés qui relient ce
dernier au Copernic de l'antiquité ainsi qu'aux grands physiciens d'Alexandrie
et à leur élève Archimède, et par lesquels Archimède, à son tour, est
relié à Galilée et aux autres pionniers de la science moderne.
Aujourd'hui, comme il y a deux mille ans, se pose la question de savoir si notre
globe seul sert de demeure à des êtres vivants, et aujourd'hui nous ne
disposons guère, pour la résoudre, de plus de données expérimentales
qu'alors. Mais Démocrite et les siens ne méritent guère le reproche de
témérité pour avoir refusé de faire une exception, sous ce rapport aussi, en
faveur du seul astre que nous connaissions un peu exactement. Quelques mondes
seulement, déclarait Démocrite lui-même, sont dépourvus de plantes et
d'animaux, parce qu'ils manquent de l'eau nécessaire à leur entretien.
Déclaration particulièrement remarquable parce qu'elle était fondée de toute
évidence sur l'hypothèse de l'unité de composition de l'univers, tant au
point de vue des matières dont il est formé qu'à celui des lois qui en
régissent le cours, et que cette hypothèse a été mise en pleine lumière par
la physique astrale de nos jours. En lui se révèle le même esprit qui
inspirait plus tard à un de ses disciples, Métrodore de Chios, cette
éclatante comparaison : « Un seul épi de blé sur une plaine immense ne
serait pas plus extraordinaire qu'un seul Kosmos dans l'infinité de l'espace (38)
».
Mais
plus importante encore que cette géniale anticipation sur les théories les
plus modernes est la conception de la vie impliquée dans cette vue du monde, et
qui s'en dégage de toute nécessité. Comme l'homme doit paraître mesquin à
ses propres yeux, combien insignifiants les buts que poursuivent avec une ardeur
fiévreuse la plupart de ses semblables ; comme son orgueil doit faire place à
la modestie et à l'humilité quand il voit le globe qu'il habite dépouillé de
tout privilège, de toute supériorité, pour ne plus être qu'un grain de sable
sur le rivage de l'infini ! Là, croyons-nous, se trouve le noyau de l'éthique
de Démocrite.
La postérité a vu dans l'Abdéritain le philosophe « Jean qui rit », parce
que la conduite des hommes lui paraissait absolument absurde, absolument en
désaccord avec leur importance et leur valeur. Malheureusement, les sources
auxquelles on a l'habitude et où l'on est en une certaine mesure obligé de
puiser la connaissance détaillée de sa philosophie morale sont pour la plupart
peu limpides. Nous savons juste assez d'un de ses principaux ouvrages éthiques
pour pouvoir en esquisser, au moins partiellement, le plan et les idées
directrices (39). Cet ouvrage traitait de la
tranquillité de l'âme et était remarquable déjà par la modestie du but
qu'il proposait à l'activité humaine. Ce n'était pas le bonheur ou la
félicité, mais simplement le bien-être, la paix du coeur que ne vient
troubler aucune crainte superstitieuse, aucune prédominance des passions, cette
assurance ou cet équilibre psychique que rien ne déconcerte, et que l'on
comparait au calme de la mer. Le traité commençait par une description de
l'état misérable de la majorité des hommes qui, en proie à une incessante
inquiétude, se consument à la recherche du bonheur, saisissant chaque chose
pour l'abandonner ensuite, et ne trouvant jamais une satisfaction durable. Comme
principales sources de l'infortune, il désignait, semble-t-il, l'immodestie des
désirs, la méconnaissance des limites étroites assignées au bon-heur humain,
les troubles qu'apporte à la paix intérieure la superstition. L'état de nos
sources ne nous permet pas de rendre l'éclat avec lequel Démocrite exprimait
ces idées fondamentales. Dans la foule des maximes morales qu'on lui attribue
s'en trouvent bon nombre dont l'inauthenticité est démontrable, et de
distinguer dans les autres le vrai du faux, c'est une entreprise qui, jusqu'à
aujourd'hui du moins, n'a conduit qu'à des résultats contestables. On se
plaît à considérer comme l'indubitable propriété du grand Abdéritain bien
des pensées qui se distinguent à la fois par le piquant, l'originalité de
l'expression. Et avant tout le magnifique fragment qui ne nous est parvenu, il
est vrai, que sous une forme mutilée, mais que l'on peut restituer avec
certitude pour l'essentiel, et où le philosophe flagelle le plus grave
inconvénient des institutions démocratiques, l'état de dépendance dans
lequel se trouvent les magistrats à l'égard des citoyens, c'est-à-dire de
ceux qu'ils ont pour principal devoir de tenir en respect. Ce fragment très
significatif devait être conçu à peu près en ces termes: «Dans
l'organisation politique actuellement existante, il est impossible que les
gouvernants ne fassent pas de mal, même s'ils sont en tous points excellents.
Car il en est absolument comme si l'aigle (royal) était donné en proie à la
vermine. Mais il devrait être pourvu à ce que, si sévèrement qu'un magistrat
punisse les malfaiteurs, il ne tombe pas en leur pouvoir ; au contraire, une loi
ou une institution quelconque devrait garantir pleine protection à celui qui
exerce la justice ». Mais, à supposer même qu'on ne puisse affirmer
l'authenticité d'aucun de ces fragments, leur ensemble - si paradoxal que cela
puisse paraître - n'en caractériserait pas d'une manière moins concluante la
morale de Démocrite. Quel scandale n'a pas causé à l'orthodoxie païenne
aussi bien qu'à l'orthodoxie chrétienne son explication purement mécanique de
la nature ! Et cependant les écrivains chrétiens, comme les écrivains païens
de l'antiquité, se sont plu à prêter ou à attribuer au fondateur de
l'atomistique une foule de déclarations qui dénotent les sentiments les plus
purs, et témoignent de la conception la plus haute de la vie humaine. D'où,
peut-on se demander avec raison, proviendrait cette impression si ce n'est des
oeuvres authentiques de Démocrite? Il s'en dégageait sans doute une
personnalité qui commandait ou plutôt qui forçait l'admiration et le respect;
le parti pris et la partialité n'y trouvaient certainement pas un mot qui pût
prêter à l'équivoque ou à la dépréciation, Le préjugé encore si répandu
de nos jours qui prétend établir une connexion nécessaire entre le
matérialisme scientifique et ce que l'on peut appeler le matérialisme éthique
est réfuté victorieusement par l'image que s'est faite toute l'antiquité de
la personne et de la doctrine morale du sage d'Abdère, et qui s'est conservée
intacte jusqu'à l'époque la plus récente.
(01) Voir
Œuvres d'Hippocrate, IX 320 sq., particulièrement 350 et 354. Sur les
visites faites par Hippocrate à des malades d'Abdère, voir le I. II,
certainement authentique, du traité Sur les Epidémies, pp. 122, 124,
128.
(02) Sur
Leucippe, cf. Diog. Laërce, IX ch. 6. Il semble plus probable que sa ville
natale ait été Milet, car si on le fait naître aussi à Élée et à Abdère,
c'est sans doute par suite des erreurs auxquelles donnèrent lieu, ses relations
avec Zénon et avec Démocrite. La discussion sur sa réalité historique s'est
poursuivie en dernier lieu entre Rohde (Verhandl. d. 34. Philo.,-Vers.,
pp. 64 sq., et Fleckeisens Jahrb., 1881, 741 sq. = Kl. Schr., I 205 sq.
et 240 sq.), Natorp (Rhein. Mus., XLI 349 sq.) et Diels (Verhandl. d.
35. Philo.-Versammlung, p. 96 sq.); cf. aussi Rhein. Mus., XLII 1 sq.
L'autorité d'Aristote et de Théophraste est décisive contre les doutes
exprimés dans Diog. Laërce, X 13. Si je suis absolument d'accord sur ce point
avec Diels, je ne puis admettre avec lui que Leucippe ait été considéré par
Théophraste comme un élève de Parménide. Car les mots koinvn®saw
ParmenÛdú t°w filosofÛaw (Doxogr., 483,
12) ne signifient pas nécessairement cela, à mon avis; pas plus que la
déclaration exactement pareille sur la relation d'Anaxagore avec la doctrine
d'Anaximène : koinvn®saw t°w ƒAnajim¡nouw
filosofÛaw ne nous oblige à endosser à
Théophraste l'anachronisme correspondant. C'est encore Théophraste qui a
attribué à Leucippe (Diog. Laërce IX 46) le Grand Ordre de l'Univers. Le seul
fragment existant, et que nous citons dans notre texte, provient du traité Sur
l'Esprit (Aét., dans Doxogr., 321 b, 10). - Zeller fournit une nouvelle
preuve de la réalité historique de Leucippe dans l'Archiv, XV 137-140.
(03) Sur Démocrite, cf. Diog. Laërce, IX ch. 7. Au sujet de la date de sa
naissance, qui, sur la foi de témoignages autobiographiques, a été placée
dans la 801e Olympiade (= 460-457 ; il s'agit probablement de la 1re
année de l'Olympiade), cf. Apollodore dans Diog. Laërce, IX 41. Les fragments
ont été très insuffisamment recueillis par Mullach (Democriti Abderitte
operum Fragmenta, Berlin 1843). Les deux fragments cités plus loin se
rencontrent dans Clément d'Alexandrie, Stromat., I 357, Potter, et dans
Diog. Laërce, IX 36. La citation de Platon est tirée de la République,
II, 368 a. Les deux déclarations d'Aristote se trouvent dans le de Gener. et
Corrupt., I 2, 315 a, 34 sq. et 316 a, 6 sq. Comp. en outre Ies passages
importants de Gen. et Corr., I 8, 324 b, 35 sq. et 325 a, 23 sq.
(04) Mullach,
p. 204.
(05) Édition
de Florence, 1844, IV p. 333 sq.
(06) Ce
que nous disons ici est fondé sur Aristote, Métaph. I 4 fin. La leçon
erronée des manuscrits a été rectifiée en premier lieu par Bernays : Ueber
die enter Philon's Werken stehende Schrift liber die Unzerstörbarkeit des
Weltalls, p. 75. (Abhandl. der kgl. preuss. Akademie 1882, III.)
(07) Cette
citation est empruntée au livre de Fechner Ueber die physikalische und
philosophische Atomenlehre ; lire toute cette discussion (pp. 79-81) aussi
remarquable par la profondeur de la pensée que par l'éclat de la forme.
(08) J.-S. Mill, Logique, 1, III ch. 6. - Au sujet de ce qui suit, cf. Lothar
Meyer, Die modernen Theorien der Chemie, 4e éd. passim, notamment pp.
253, 273, 183.
(09) Traité de l'enchaînement des idées fondamentales dans les sciences et dans
l'histoire I 245.
(10) Descartes
écrit à Mersenne : « J'admire ceux qui disent que ce que j'ai écrit ne sont
que centones Democriti, etc. » Œuvres, éd. Cousin, V1I1 328. Ed. Adam et
Tannery, Corr. III, 166. II est juste de rappeler ici le grand Rob. Boyle
(1627-1691) qui disait « qu'une seule et même matière fondamentale, étendue,
divisible et impénétrable est peut-être à la base de tous les corps, et que
les différences que nous percevons en eux ne sont la conséquence que de
grandeurs et de formes inégales, de repos ou de mouvement, et de la position
réciproque des atomes ».
(11) L'original indique la neurine au lieu de la choline, en s'en référant à
l'ouvrage de Bunge, cité plus haut. À l'époque où a paru cet ouvrage, il y
avait, en effet, confusion entre les deux substances. Les formules aujourd'hui
admises sont les suivantes : muscarine, C5 H15 NO3;
choline, C5 H15 NO2; neurine, C5 H13
NO. La neurine est d'ailleurs une base très vénéneuse. A. R.
(12) Sur
l'explication que donnait Démocrite du poids spécifique, voir Mullach p. 215.
Le témoignage est celui de Théophraste, de Sens., auquel nous devons
aussi nos autres informations sur la théorie des sens de Démocrite (Doxogr. p.
516 sq.).
(13) Alex.
de Humboldt, Versuch über die gereizte Nerven- und Muskelfaser, Berlin
1797, I 429. Mais de H. ne communique pas ces opinions comme étant les siennes.
Le représentant moderne le plus important de cette théorie est sans doute Nic.
Lemery, auquel Kopp, dans sa Gesch. der Chemie III 14, emprunte la
citation suivante : « Je ne crois pas qu'on me conteste que l'acide n'ait des
pointes..., il ne faut que le goûter pour tomber dans ce sentiment, car il fait
des picotements sur la langue, etc. ». (Cours de chimie, 1675.)
(14) Cf.
Lasswitz, Gesch. der Atomistik, II 91, et Huyghens, Discours de la
cause de la pesanteur, dans I'appendice au Traité de la lumière, p.
102 (éd. de Leipzig) : « des corps faits d'un amas de petites parties
accrochées ensemble... ». On trouve cependant encore dés pensées analogues
chez Lemery (1645-1715), d'après Kopp, op. cit., II 308. Descartes,
selon l'expression concise que donne Huyghens à son point de vue, op. cit.,
33, ramène tout à des principes « tels que sont ceux qui dépendent des corps
considérez sans qualitez et de leurs mouvements ». Sur ce qui suit, cf. Meyer,
op. cit., 223: « Le terme de saturation n'est qu'un mot tenant lieu
d'une idée, d'une représentation nette, qui fait défaut »; cf. aussi à ce
sujet la p. 387.
(15) Pensées,
frg. 79 de l'édition Brunschwicg.
(16) Les
témoignages essentiels sur la cosmogonie de Démocrite se trouvent dans Diog.
Laërce, IX 31; Hippolyte, 110 ; Démocrite, frg. 2 (Phys.), p. 207, et frg. 6,
p. 208, Mull. Cf. Platon, Timée, 52 e. Cette question a été traitée
récemment et excellemment par Brieger, Die Urbewegung der Atome und die
Weltentstehung bei Leukipp und Demokrit (Progr. du gymn. de Halle 1884) et
par Hugo-Karl Liepmann, Die Mechanik der leucipp-democritischen Atome,
dissertation de doctorat, Berlin 1885.
(17) Brieger
et Liepmann.
(18) Aristote,
de Coelo, II 13, où la théorie du tourbillon est attribuée « à tous
», c'est-à-dire, comme le montre le contexte, à tous les anciens
philosophes-naturalistes et à tous les auteurs de cosmogonies (295 a, 9 sq.).
Le premier, Teichmüller a vu et démontré qu'Aristote pense presque
certainement aussi à Anaximandre (Studien z. Gesch. der Begriffe, Berlin
1874, p. 83).
(19) Ce
que nous disons ici de l'action des vents tourbillonnants, et en particulier des
vents étésiens, a été approuvé de notre collègue le prof. Jules Hann, et
s'appuie en partie sur une aimable et instructive communication de sa part.
(20) Les déclarations d'Aristote à ce sujet
se trouvent dans le de Caelo, III 2 (300 b, 8) et dans la Métaph.,
I 4 (985 b, 20).
(21) À
ce sujet, comp. Ueber die Grenzen des Naturerkennes. Die sieben
Welträlsel. Zwei Vorträge von Emil du Bois-Reymond, éd. 3, p. 83. Leipzig
1891.
(22) Grote a réuni dans son Plato, I 92 sq.,
un certain nombre de déclarations de Bacon à ce sujet; cf. en outre L. Stein, Leibniz
und Spinoza, 66 sq. J'emprunte le mot de Tyndall à ses Fragments of
Science, 5e éd., 355.
(23) Théophraste, Doxogr. 483,
12 sq.
(24) Cf. la citation de Parménide dans
la note à p. 190.
(25) Galilée, op. cit., 336: « Ma
che ne' corpi esterni, per eccitare in noi i sapori, gli odori e i suoni, si
richiegga altro che grandezze, figure, moltitudini e movimenti tardi o veloci,
io non lo credo ». De même Huyghens, op. cit., p. 96 : « En ne
supposant dans la nature que des corps qui soient faits d'une mesure matière,
dans lesquels on ne considère aucune qualité ni aucune inclination à
s'approcher les uns des autres, mais seulement des différentes grandeurs,
figures et mouvements... ». Il ressort de l'évidente allusion citée par
Lasswitz, op. cit., II 49, que Galilée connaissait bien les doctrines de
Démocrite. Löwenheim, Der Einfluss Demokrits auf Galilei, a d'ailleurs
montré dernièrement que Galilée avait étudié Démocrite de près (Archiv,
VII 230 sq.). En ce qui touche Huyghens, cf. la déclaration, op. cit.,
p. 93, dans laquelle il exprime son étonnement de ce que non seulement les
autres philosophes, mais même Démocrite, ont négligé d'expliquer la
pesanteur : « On peut le pardonner à ceux qui se contentaient de pareilles
solutions en bien de (sic) rencontres; mais non pas si bien à Démocrite et à
ceux de sa Secte, qui, ayant entrepris de rendre raison de tout par des Atomes,
en ont excepté la seule Pesanteur ». Platon suit d'ailleurs évidemment les
traces des Atomistes dans les Lois, X 897 a.
(26) Preuves de l'existence du vide dans
Aristote, Phys., IV 9 (213 b 5 sq.)
(27) Dans Théophraste (Doxogr.. 483,
17 sq.). Je tiens pour une parenthèse la phrase kaÜ
tÇn ¤n aétoÝw
sxhm‹tvn peiron tò pl°yow diŒ tò mhd¢n mllon toioèton µ toioèton
eänai, et comme sujet de toioèton,
je supplée et cela tò sx°ma aétÇn.
On identifie habituellement cette affirmation de Leucippe avec celle de
Démocrite touchant les qualités secondaires où oé
mllon toÝon µ toÝon (chez Plutarque, adv.
Colot.. 4, 1, et Sext. Emp., Pyrrh. hyp.. I 213 = 48, 13 sq.,
Bekker). Mais, si pardonnable que soit cette confusion, le contexte dans lequel
se trouvent les deux phrases ne permet aucun doute sur leur différence. Que ne
faut-il pas faire entrer dans la phrase de Théophraste pour en tirer, dans
cette supposition, un sens à moitié intelligible! Comment cette déclaration
de Démocrite, qui, de l'aveu même de Zeller, 5e éd., p. 920, n. 2, « se
rapporte seulement aux qualités secondaires sensibles », peut-elle servir à
prouver le nombre infini des formes atomiques ? Le nombre des variations
subjectives dont l'exemple typique, cité aussi par Sextus, est le fait que le
miel parait amer à l'homme atteint de jaunisse, peut s'élever à trois ou à
quatre, à dix même, si l'on veut. Mais, même s'il y en avait cent ou mille,
cela ne signifierait rien quant au nombre infini des formes atomiques. Et, chose
plus significative, l'existence de ce nombre infini et leur combinaison dans
chaque objet sensible sont deux choses différentes. Et ce serait une violence
intolérable que de devoir ajouter par la pensée la seconde de ces hypothèses
à la première, la seule dont il soit question dans Théophraste, et la seule
dont il puisse être question d'après tout le contexte. Et par dessus tout,
Théophraste (Doxogr., 518, 20 sq.) ne parle que de la combinaison de
beaucoup de formes atomiques, mais nullement de celle d'une infinité de ces
formes dans un seul objet sensible. D'ailleurs il s'agit chez lui d'un cas
spécial, et non d'une règle générale. (Soit dit en passant, ce passage
nécessite une correction, et se lisait peut-être à l'origine comme suit: Žll'
¤n ¥k‹stÄ [leÜÄ] pollŒ eänai [kaÜ trax¡a] kaÜ tòn aétòn
[xulòn met] ¡xein leÛou kaÜ trax¡ow ktl.
(28) Ernst
Mach, Die Principien der Mechanik, u. s. w. (Internationale
wissenschaftl. Bobliotheck, 463 sq)
(29) Au
sujet des doctrines théologiques de Démocrite, voir surtout Sext. Emp.,
adv. Math., IX 1, 19 et 24 = p. 394, 28 sq. et 396, 5 sq. Bekker; Tertull., ad
Nation., II 2 (rapproché avec raison par Zeller du commentaire d'Eustathe
sur Odyss., XII 63). À remarquer son explication rationaliste de la divination
par les entrailles (Cic., de Divinat., II 13, 30) qu'Hering a déclarée
récemment la vraie, Vorgesch. d. Indoeuropäer, 448. Quoique bien loin
de l'être en effet, cette tentative d'explication est caractéristique de
Démocrite. Ailleurs, il s'efforce de trouver un fond de réalité dans les
coutumes et les croyances religieuses ; il ne tenait pas pour de simples
fictions les apparitions divines et les songes significatifs, et dans les dieux
de la foi populaire, il apercevait des désignations de facteurs naturels ou
même de forces morales, défigurées sans doute et mal interprétées par le
caprice des poètes. (Cf. Clément d'Alex., Protrept., ch. 6 p. 59
Potter, et Stromat., V ch. 14, 709 P.) Pour rétablir les mots corrompus,
consulter aussi Eusèbe, Prép. Evang., XIII c. 13 § 27, III 322, Gaisf.
; Diog Laërce, IX 46). - Diels, Archiv, VII 154-157, discute Ueber
Demokrits Dämonenglauben.
(30) Voir
l'exposé et la critique de la théorie de la connaissance de Démocrite par
Théophraste dans les Doxogr., 516 sq. Sur les atones psychiques de
Démocrite et de Leucippe, et sur le rôle de la respiration, cf. Aristote, de
Anima, I 2, 403 b, 31 sq.
(31) Cf. Doxogr., 390, 19 sq. Il est
important d'insister sur la durée de la doctrine de l'animation universelle,
surtout parce que la plupart des historiens de la philosophie font cesser
beaucoup trop tôt le mode de pensée hylozoïstique, en général déjà avec
Anaxagore et Empédocle.
(32) Ces plaintes sont mentionnées par Sect.
Emp., adv. Math., VII 135 sq. p. 220 sq. Bekker; cf. en outre Diog.
Laërce, IX 72. A. Brieger a traité récemment et excellemment, Hermès,
37, 56 sq. de la Demokrit's angebliche Leugnung der Sinnes-Wahrheit. Du
plus haut intérêt est le fragment de Démocrite dont l'original nous a été
rendu depuis peu accessible; cf. H. Schöne, Eine Streitschrift Galen's gegen
die empirischen Ærzte, Berliner Sitz.-Ber. 1901, LI p. 5. Les sens y
adressent la parole à l'esprit en ces termes : tlaina
fr®n, par' ²m¡vn laboèsa tŒw pÛsteiw ²m¡aw katab‹lleiw; ptÇm‹ toi
tò kat‹blhma. Ils reprochent à l'esprit
de rejeter leur témoignage, et, par là, pour ainsi dire, de s'enlever à
lui-même toute autorité. L'image de Démocrite est empruntée à la palestre ;
il fait penser à deux lutteurs dont l'un terrasse l'autre, mais tombe en même
temps que lui. On aimerait savoir ce que Démocrite faisait répondre à
l'esprit. Il ne pouvait sans doute guère lui faire dire que ceci : la méfiance
contre les sens se justifie quand leurs affirmations se contredisent
(c'est-à-dire en ce qui concerne les propriétés secondaires) ; en revanche,
leur témoignage concordant, relativement par exemple à la matière et à ses
propriétés primaires ou fondamentales, reste inattaquable et constitue le
fondement de la connaissance.
(33) Les
déclarations sur la connaissance vraie et la connaissance obscure sont
également mentionnées par Sext. Emp., adv. Math., VIII 138 sq. p. 221,
Bekker.
(34) La
remarque critique d'Aristote se lit dans la Phys., VIII, 252 a-b. Cf. à
cela les déclarations de Théophraste, qui, cette fois, n'ont rien
d'aristotélicien, sur Platon, et que cite Proclus dans son commentaire au Timée,
p. 176 de l'édition de Bâle (et aussi dans Doxogr., 485, 13 sq.).
(35) Métaph.,
I 4 fin. Au sujet de ce qui suit, cf. Dühring, Kritische Gesch. d. allg.
Principien d. Mechanik, 109-112.
(36) Les
blâmes d'Aristote sont exprimés dans la Phys., II, 4, 196 a, 24 sq.. et
dans la Generat. animal., V 789 b, 2.
(37) Cf. surtout Hippolyte, I 13, dont
Lüwenheim a tiré un heureux parti en faisant observer que Démocrite « avait
déjà abandonné en principe le point de vue géocentrique ». (Archiv, VII
246.)
(38) Métrodore
de Chios : chez Stobée, Ecl., 1 496 (1 p. 199, 1, Wachsmuth).
(39) Sur
les fragments éthiques de Démocrite, cf. l'étude de Lortzing dans le Berl.
Gymn.-Progr., 1873; Hirzel, Demokrits Schrift = perÜ
eéyumÛhw (Hermès, XIV 354 sq.); Natorp, Die
Ethika des Demokrltos, 1893, discuté par Diels dans la Deutsche Lift.
Zeitung, 1893, na 41. Diog. Laërce ne donne que peu de renseignements, mais des
renseignements évidemment authentiques, sur la morale de Démocrite (IX 45).
Par les termes de « tranquillité de l'âme », de « bien-être » et d'«
assurance », j'ai traduit les expressions démocritiques de eéyumÛh,
eéestÅ et ŽyambÛh.
- Le fragment cité ci-dessous (et conservé par Stob. Flor., 46, 48) a
été conjecturalement rétabli par nous dans nos Beitr. z. Kritik u.
Erklärung griech. Schriftsteller, III 26 (= 586 Wiener Sitz.-Ber. 1876).