Gomperz,
Theodor (1832-1912)
Les penseurs de la Grèce : histoire de la philosophie
antique
trad. de Aug.
Reymond,... ; et précédée d'une préf. de M. A. Croiset,...
Griechische Denker : eine Geschichte der antiken Philosophie
2e éd. rev. et corr.
Paris : F. Alcan ; Lausanne : Payot, 1908-1910
livre III (chapitre 1)- livre III (chapitre 4)
LIVRE TROISIÈME
CHAPITRE III
Les Rejets de la Philosophie de la Nature.
1. Systèmes éclectiques. Diogène d'Apollonie. Fragments étendus de ce philosophe. Éclectisme et exclusivisme. Caractères de la nouvelle philosophie.- II. Hippon et les Omnivogants de Kratinos. Archélaos et Métrodore. - III. Interprétation allégorique d'Homère.
I
L'atomistique
était la conclusion des efforts de plusieurs siècles pour résoudre le
problème de la matière. On pourrait croire qu'une hypothèse qui devait se
maintenir plus de deux mille ans satisfit aussi les contemporains et servit
immédiatement de point de départ pour de nouveaux progrès. Mais de nombreux
obstacles s'y opposaient. Ni l'art expérimental, ni les disciplines
mathématiques n'étaient encore assez avancés pour activer le développement
du germe fécond que contenait l'atomistique. Une autre circonstance qui devait
entraver le règne de la nouvelle doctrine, c'était la considération
profondément enracinée dont jouissaient ses vieilles rivales. Les formes
changeantes qu'avait revêtues les unes après les autres le monisme de la
matière étaient faites, sans doute, comme nous avons essayé de le montrer
plus haut (p. 184), pour se détruire successivement les unes les autres, pour
ébranler l'autorité exclusive de chacun des systèmes anciens, et même pour
provoquer un scepticisme de nature à mettre en question le témoignage des sens
eux-mêmes et, par là, la base de la doctrine qui leur était commune. Mais un
autre effet encore devait se produire. Des résultats purement négatifs ou
même seulement sceptiques ne satisfont communément qu'une faible partie des
esprits avides de connaître. D'ailleurs, à la discordance des théories
particulières d'un Thalès, d'un Anaximène, d'un Héraclite, etc., s'opposait
la concordance de leurs prémisses fondamentales. Pendant ce temps, en outre,
d'autres doctrines importantes et soutenues par des hommes de valeur, avaient
fait leur apparition. Rien n'était plus naturel que d'essayer de réconcilier
entre elles ces autorités, en mettant au premier plan les éléments qui leur
étaient communs et en s'efforçant de faire disparaître ce qui les séparait
en les transformant pour les mettre d'accord. Cette tendance fut favorisée par
un fait : on avait parcouru tout le cycle des solutions par lesquelles peuvent
s'expliquer les vieilles énigmes du monde, de celles, du moins, qu'admettait le
degré de connaissance auquel on était alors parvenu. Compromis et éclectisme,
telle est la devise qu'adopteront les nombreux systèmes qui vont maintenant
éclore, et qui forment à proprement parler la conclusion de l'époque de
recherche dont les diverses étapes nous ont si longtemps arrêtés.
Nous avons déjà fait la connaissance d'un de ces philosophes éclectiques,
Hippasos, qui s'est forcé de mettre Héraclite d'accord avec Pythagore (p.
158). Nous allons rencontrer d'autres représentants de cette tendance. Le plus
remarquable d'entre eux est Diogène d'Apollonie (01).
Cet homme avide de science était né en Crète, l'île lointaine qui avait
joué un rôle en vue au début de l'histoire des beaux-arts, mais qui ne
s'était point encore fait connaître dans le développement littéraire de la
Grèce. Il se rendit à Athènes, attiré peut-être par la considération dont
y jouissait Anaxagore; et la liberté de pensée dont il y fit preuve l'exposa
aux mêmes dangers que le grand Klazoménien. Un fragment étendu, relatif à
l'anatomie, de son livre Sur la Nature de l'Homme nous montre qu'il
était au courant de la science médicale de ce temps et fait supposer qu'il
exerçait lui-même l'art de guérir. Il se donna pour tâche de réconcilier
Anaxagore avec Anaximène ou, pour parler plus exactement, la doctrine du Nous
du premier avec la doctrine de la matière du second. En une mesure moindre, il
a été aussi influencé par Leucippe, auquel il a emprunté la théorie du
tourbillon qui forme les mondes, et que rappelle l'expression de « nécessité
», pour laquelle Diogène manifeste une certaine prédilection. Les
plaisanteries des auteurs comiques, qui ne l'ont point épargné, et l'écho que
sa doctrine a trouvé dans les drames d'Euripide aussi bien que dans les
ouvrages médicaux nous prouvent surabondamment qu'il était au nombre des
figures les plus en vue de l'époque de Périclès.
Nous n'en sommes pourtant pas réduits à ces témoignages indirects pour nous
faire une idée de son système qui, il faut le dire, était dépourvu de toute
originalité marquée et de toute cohésion intime. Nous possédons encore des
restes relativement importants de son ouvrage principal Sur la Nature;
ils se distinguent par une simplicité digne, par la précision et la clarté ;
la préface du livre nous montre d'ailleurs que l'auteur visait à ces
qualités. Aussi ces fragments nous permettent-ils de nous rendre un compte
étonnamment net des motifs et de la méthode de son enquête, et nous
disent-ils souvent en termes exprès ce que, relativement à ses
prédécesseurs, nous n'avons pu établir qu'indirectement. Cela est vrai
surtout du motif fondamental du monisme de la matière, dont Diogène s'efforce
de prouver la vérité dans les termes suivants : « Si ce qui est maintenant
dans ce monde, terre, eau et toutes les autres choses qui se révèlent
existantes dans ce monde, si une de ces choses était différente des autres,
différente par sa propre nature et non pas plutôt la même, mais altérée et
transformée à tout propos, alors les choses ne pourraient se mélanger les
unes aux autres, et aucune d'elles ne pourrait être utile ou nuisible aux
autres ; alors aucune plante ne pourrait sortir de la terre, aucun animal,
aucune chose ne pourraient naître s'ils n'étaient pas les mêmes d'après leur
composition. Mais toutes ces choses procèdent du même, et, par la
transformation, deviennent autres en d'autres temps, pour redevenir enfin le
même ». Mais, en même temps, l'argument téléologique d'Anaxagore a fait sur
lui l'impression la plus pro-fonde : « Car il est impossible que toute chose
eût été distribuée sans intelligence (plus exactement sans intervention d'un
Nous) de telle façon qu'elle eût une mesure : l'hiver et l'été, la
nuit et le jour, la pluie, le vent et l’éclat du soleil. Et quiconque
réfléchit au reste trouvera que l'organisation en est aussi belle que possible
».
Mais la doctrine du Nous d'Anaxagore ne suffit pas à le satisfaire, et
il s'est cru forcé de la compléter en retournant à la plus ancienne théorie
de l'air d'Anaximène. Deux motifs peuvent l'avoir déterminé à ce parti. La
théorie de la matière d'Anaxagore lui a sans doute paru aussi absurde et mal
fondée qu'elle l'est en réalité. Nous sommes en droit de le conclure du fait
qu'il l'abandonna. Mais il voulait évidemment que le Nous, ou principe
ordonnateur de l'univers, fût lié à l'une des formes matérielles qui nous
sont connues; ainsi seulement, sa souveraineté, et surtout sa diffusion et son
action universelles lui paraissaient intelligibles et explicables. C'est ce
qu'il nous dit dans les termes suivants, sans aucune équivoque : « Et ce qui
possède l'intelligence (voir plus haut) me paraît être ce que les hommes
appellent air, et c'est ce qui, à mon sens, conduit et gouverne tout. Car c'est
de lui, me semble-t-il, que procède le Nous ; c'est (par le moyen de ce
véhicule) qu'il pénètre partout, ordonne tout et se trouve en tout. Et il n'y
a pas une seule chose qui n'y participe, mais il n'en est pas deux qui y
participent de la même manière. Car il y a beaucoup de variétés aussi bien
de l'air lui-même que de l'intelligence. En effet, il présente des états
divers, tantôt plus chaud, tantôt plus froid ; tantôt plus sec, tantôt plus
humide ; tantôt plus tranquille, tantôt animé d'un mouvement plus rapide ; et
il offre encore d'autres et d'innombrables différences aux points de vue de
l'odeur et de la couleur. D'ailleurs l'âme de tous les êtres vivants est
formée du même élément, à savoir de l'air, et cet air est plus chaud que
l'air extérieur qui nous entoure, beaucoup plus froid cependant que celui qui
entoure le soleil. Mais cette chaleur n'est égale chez aucun des animaux, et
pas égale non plus chez les hommes, si on les compare les uns aux autres. La
différence n'est pas considérable ; assez grande toutefois pour qu'il n'y ait
pas entre eux parfaite égalité, mais seulement ressemblance. Mais rien de ce
qui se transforme ne peut, de l'un, devenir l'autre avant d'être devenu le
même (02) ». En d'autres termes : le passage
d'une forme matérielle particulière à une autre a pour condition nécessaire
et pour transition le passage par la forme fondamentale ou primitive de la
matière. « Comme donc, continue Diogène, la transformation est multiple, les
êtres vivants sont multiples et divers, et, par suite du grand nombre des
transformations, ils ne se ressemblent ni par leur aspect, ni par leur genre de
vie, ni par l'intelligence. Néanmoins ce par quoi ils vivent, voient et
entendent tous est une seule et même chose, et le reste de leur intelligence
leur vient à tous du même principe » - à savoir de l'air. La preuve de ces
dernières affirmations nous est fournie par la conclusion d'un autre fragment,
déjà cité partiellement plus haut : « D'ailleurs, il y a aussi de cela des
preuves solides. L'homme et les autres animaux vivent en respirant, par l'air.
Et celui-ci est pour eux aussi bien âme qu'intelligence... Et quand il se
sépare d'eux, ils meurent, et l'intelligence les abandonne ». Cette essence
première a aussi été appelée par Diogène un « corps (ou matière) éternel
et immortel », une autre fois un « être grand, puissant, éternel, immortel
et multiscient » ; occasionnellement aussi une « divinité ».
La connaissance de toutes les théories particulières de l'Apolloniate,
exposées par lui non seulement dans les deux ouvrages mentionnés plus haut,
mais encore dans la Théorie du Ciel, n'offrirait pas un grand intérêt
pour nos lecteurs (03). C'était un érudit, et son
esprit mobile s'est exercé dans tous les domaines alors explorés des sciences
de la nature. De tous côtés, il recevait des impulsions; il apprenait de tous
les maîtres, et quoiqu'il ne sût pas, à proprement parler, concilier et
surmonter les contradictions de ces multiples doctrines, il leur imprima
cependant à toutes son cachet. Toutes les voies d'investigation suivies par ses
prédécesseurs le conduisent à son principe, l'air. Dans cette combinaison de
largeur de vues et d'exclusivisme, d'éclectisme sans choix et de conséquence
obstinée, se trouve le secret de son succès. « Celui qui apporte beaucoup de
choses apporte quelque chose pour chacun. » Explication mécanique de
l'univers, conception téléologique de la nature, monisme de la matière et
soumission de celle-ci à un principe intelligent - tout cela et bien d'autres
choses encore, était enveloppé. dans les plis de son manteau. La théorie
d'une matière primordiale unique était familière depuis plusieurs
générations aux esprits cultivés de la Grèce ; elle n'est pas abandonnée.
La supposition d'un principe directeur et se proposant un but passait depuis
peu, aux yeux de beaucoup, pour indispensable ; elle n'est point repoussée. La
naissance du Kosmos suivant les lois d'une nécessité aveugle avait été
exposée avec éclat, et ce système avait trouvé des adhérents au près et au
loin ; une petite place lui est réservée dans la nouvelle philosophie. Le
tourbillon de Leucippe doit s'y comporter en frère avec le Nous
d'Anaxagore aussi bien que celui-ci avec le dieu-air d'Anaximène. Mais les
esprits attachés aux vieilles croyances- n'avaient pas, eux non plus, à
s'effrayer de cette science d'un nouveau genre. Car Homère, à ce que soutenait
Diogène, ne s'était pas proposé de raconter des mythes, mais avait enveloppé
dans ses récits poétiques une vérité plus haute (04).
Son Zeus n'est pas autre chose que l'air. En d'autres termes, le philosophe
s'engageait aussi dans la voie de l'interprétation allégorique de la poésie
et de la foi nationales. En cela, il a été un précurseur de l'école
stoïcienne, qui, par l'intermédiaire des Cyniques, lui doit encore bien des
doctrines physiques particulières.
Et maintenant, la contre-partie du tableau : l'exclusivisme poussé aux plus
extrêmes limites, et qui ne veut reconnaître dans tous les phénomènes,
physiques, cosmologiques, physiologiques et même psychiques, que l'action d'un
principe matériel unique. L'air est pour Diogène le véhicule de toutes les
perceptions des sens. Il avait, suivant sans doute en cela l'exemple de
Leucippe, expliqué la vision par une impression que l'objet perçu produit sur
la pupille par l'intermédiaire de l'air. Mais, à cette explication, il ajoute
un détail qui lui est particulier : la pupille, selon lui, communique cette
impression à l'air qui se trouve dans le cerveau. Quant à considérer celui-ci
comme le centre proprement dit de la sensation, il l'avait probablement, soit
dit en passant, appris d'Alcméon. Diogène connaît aussi l'inflammation du
nerf optique et la cécité qui en est la conséquence. Il expliquait la chose
en disant que la veine enflammée - car pour lui le nerf était une veine -
empêchait l'entrée de l'air dans le cerveau, et qu'en raison de cela la
perception visuelle ne s'accomplissait pas, bien que l'image apparût sur la
pupille. À l'en croire, si l'homme se distingue par une intelligence plus
haute, c'est parce qu'il marche debout et, grâce à ce fait, respire un air
plus pur, tandis que les animaux, ayant habituellement la tête penchée,
aspirent un air souillé par l'humidité de la terre. La même chose est vraie,
quoique dans une moindre mesure, des enfants, à cause de leur petite taille.
Même pour l'explication des émotions, Diogène recourt à l'air et à son
action sur le sang. Lorsque la constitution de l'air le rend peu propre à se
mélanger au sang, et que, par suite, celui-ci devient moins mobile et
s'épaissit, nous éprouvons une impression douloureuse; dans le cas contraire,
lorsque le mouvement du sang est accéléré par l'air, nous ressentons une
impression de plaisir. Ici nous nous arrêtons dans notre analyse. Si cette
théorie, pour les motifs indiqués plus haut, a exercé une profonde influence
sur les contemporains, les défauts qu'elle présente n'ont pas plus échappé
à la critique incisive de la postérité qu'au persiflage de la muse comique.
Pourquoi, s'écrie Théophraste dans le judicieux examen qu'il fait de la
psychologie de Diogène (05), les oiseaux ne nous
dépassent-ils pas en raison si c'est la pureté de l'air respiré qui décide
de la finesse et de l'excellence des dons intellectuels? Pourquoi le cours de
nos pensées ne change-t-il pas du tout au tout chaque fois que nous changeons
de demeure, et selon que nous respirons l'air des montagnes ou celui des
marécages? Et, cette fois, Aristophane s'accorde d'une manière frappante avec
le savant disciple d'Aristote. Dans les Nuées, représentées en 423, il
crible des traits les plus acérés de sa satire les manifestations les plus
diverses de la « période des lumières », et, comme on l'a déjà remarqué
depuis longtemps, il n'a garde de ménager l'Apolloniate. L'exclamation
sacrilège : « Le Roi, c'est le Tourbillon qui a détrôné Zeus ! ». Socrate
planant au-dessus de la terre dans un panier, afin de respirer un air
inaccessible aux souillures de l'humidité terrestre et de s'insuffler ainsi la
plus pure intelligence ; - la déesse « Respiration », vers laquelle les
disciples de Socrate tendent les mains avec des prières ; - les Nuées enfin
avec les longs nez dont le poète a eu soin de les affubler afin de leur faire
respirer le plus possible de l'esprit de l'air ; - tout autant d'épigrammes
dirigées contre Diogène, et qui, sans aucun doute, ont provoqué au théâtre
d'Athènes des explosions de rire et des salves d'applaudissements.
Un
autre poète comique, plus âgé qu'Aristophane, Kratinos, l'ami de la dive
bouteille, a consacré une de ses pièces à tourner en dérision la philosophie
de son temps. Cette pièce était intitulée : Ceux qui voient tout (Panñptai),
nom qui, à proprement parler, était réservé à Zeus et au gardien d'Io,
Argus aux cent yeux, et qui, cette fois, caractérise non sans amertume les
jeunes philosophes qui entendent pousser l'herbe (06).
Les « Voyants » qui formaient le chœur du drame étaient reconnaissables
déjà à leur masque : deux têtes et d'innombrables yeux. Cette fois-ci le
plastron des railleries était Hippon, surnommé l'Athée, qui était venu à
Athènes de l'Italie méridionale ou de Samos. Peut-être le poète lui avait-il
adjoint quelques autres victimes. Nous ne savons que peu de chose de ce penseur;
il n'y a pas longtemps que nous possédons de lui un fragment, excessivement
court d'ailleurs; Aristote le compte au nombre des esprits lourds ; c'est à
peine s'il le juge digne, vu la « pauvreté de sa pensée », de figurer parmi
les philosophes. Nous le rangeons parmi les éclectiques parce qu'il se montre
préoccupé de combiner les théories de Parménide et celles de Thalès (07).
Au début du processus cosmique, il place en effet l'« humide » et il en fait
sortir le « froid » et le « chaud » (eau et feu); le feu joue le rôle de
principe actif et créateur; l'eau représente la matière passive.
Plus près de Diogène que d'Hippon, se trouvait Archélaos (08),
Athénien ou Milésien qui passe pour disciple d'Anaxagore, mais qui a
transformé les doctrines de celui-ci sur des points essentiels et les a, pour
ainsi dire, ramenées à de plus anciens modèles. C'est surtout en ce qui
touche à la cosmogonie qu'il s'écartait de son maître. Selon lui, ce n'est
pas du dehors que le Nous a pénétré dans la matière pour l'organiser et en
former un Kosmos. Si nous comprenons bien les témoignages de nos autorités,
Archélaos le considérait plutôt comme inhérent à la matière dès
l'origine, et par là il se rapproche des plus anciens représentants de la
philosophie de la nature et, en même temps, on a le droit de l'ajouter, de
l'esprit des antiques conceptions helléniques relatives à l'univers. En raison
de ce fait et du désir de voir dans la matière un principe divin - désir que
ne pouvait satisfaire la dispersion de la matière dans les « semences »
infiniment petites ou dans les atomes de Leucippe - il était naturel que, à
peu près comme Diogène d'Apollonie, il cherchât à jeter un pont entre la
doctrine d'Anaxagore et celle d'Anaximène. Il ne nie pas les innombrables
éléments que le Klazoménien avait appelés « semences» ou homéoméries;
mais les grandes formes matérielles qui avaient joué le principal rôle dans
le système des « physiologues » reviennent au premier plan. La plus
immatérielle, en quelque sorte, des matières, l'air, devait avoir été la
forme primordiale de ces « semences », et en même temps le siège du Nous,
le principe intellectuel qui a inauguré la formation du monde. De cette forme
matérielle intermédiaire sont sortis par raréfaction et par condensation,
c'est-à-dire par la séparation ou la réunion des « semences », le feu et
l'eau, supports du mouvement et du repos. Est-il nécessaire de faire remarquer
qu'Archélaos a été influencé en ceci par des pensées non seulement
d'Anaximène, mais encore de Parménide, si ce n'est même d'Anaximandre? Il
essaya aussi, et en cela il semble avoir fait preuve d'une originalité plus
grande, de décrire les débuts de la société humaine et d'exposer les notions
fondamentales de la morale et de la politique. Mais nous aurons à revenir sur
ce sujet à un autre propos.
Le
désir de réconcilier le nouveau avec l'ancien, cette fois-ci la nouvelle
science avec l'ancienne foi, se trahit aussi chez un autre disciple d'Anaxagore,
Métrodore de Lampsaque, dont l'interprétation allégorique d'Homère nous
choque au premier abord par son extravagance (09).
Quels motifs ont bien pu l'amener à identifier Agamemnon avec l'éther, Achille
avec le soleil, Hector avec la lune, Paris et Hélène avec l'air et la terre,
et même à voir dans Déméter, Dionysos et Apollon des parties du corps
animal, à savoir le foie, la rate et la bile? Nous ne le savons pas. Ces
explications nous rappellent les écarts les plus désordonnés de
l'interprétation mythique de nos jours, et aussi les témérités analogues
d'autres époques, où l'impossibilité de maintenir debout la vérité
littérale de récits sacrés a poussé à n'y voir que l'enveloppe d'un tout
autre noyau. Songez au Judéo-grec Philon d'Alexandrie qui, dans le jardin
d'Eden, a vu la sagesse divine, dans les quatre fleuves qui en sortent les
quatre vertus cardinales, dans l'autel et dans le tabernacle les objets
intelligibles de la connaissance, etc. Ernest Renan remarque avec raison, à
propos de l'interprétation allégorique de Philon, que ce système, si gros de
conséquences, et qui paraît si bizarre à nos esprits imprégnés de science,
n'est pas fondé sur l'arbitraire, mais sur un sentiment de piété. « Plutôt
que de renoncer à des croyances chères » (nous pouvons ajouter : à
l'autorité d'écrits hautement considérés) « il n'y a pas de fausse
identification, de biais complaisant qu'on n'admette (10)
». On recourt même à des interprétations qui paraissent délirantes à
quiconque reste en dehors du cercle des croyants.
Pour revenir à Métrodore, il s'est engagé avec une hardiesse croissante dans
une voie ouverte longtemps avant lui. Avant la fin du VIe siècle,
Théagène de Rhégium avait déjà essayé de sauver à l'aide de
l'interprétation allégorique l'autorité d'Homère, si vivement combattue par
Xénophane (11). Le combat des dieux décrit dans
le XXme livre de l'Iliade avait choqué au plus haut point. Comment? Les
puissances célestes, dans lesquelles on s'était habitué de plus en plus à
voir les représentants d'un ordre naturel et moral unique, en seraient venues
à une mêlée corps à corps? La saine raison et le sentiment moral ne
pouvaient pas ne pas être offensés de cette idée. Il fallait mettre fin à ce
scandale. On eut recours à un expédient. Le poète, dit-on, avait compris sous
le nom de dieux, en partie les éléments hostiles les uns aux autres, en partie
les qualités contraires de la nature humaine. Héphaistos, le dieu du feu, Poséidon, le maître de la mer, Apollon et Artémis, le frère et la
sœur si
souvent identifiés avec le dieu du soleil et la déesse lunaire, quoiqu'ils ne
se confondissent peut-être pas avec eux à l'origine,. le fleuve Xanthe avaient
pris part à ce combat ; il n'en fallait pas davantage pour donner un certain
air de vérité à la première partie de cette interprétation ; on trouva
ensuite des ressources inépuisables dans l'étymologie, qui se montrait si
accommodante dans l'antiquité ; enfin l'on se livra à toutes sortes de
considérations moralisantes, parmi lesquelles cette idée, digne d'un Elihu
Burritt, qu'Arès, le dieu de la guerre, est la personnification de la
déraison, et par conséquent l'antagoniste de la raison, incarnée dans
Athéné. C'est à ce propos précisément que se présente à nous le nom de
Théagène ; il fut le premier apologète des poèmes homériques. Démocrite et
Anaxagore n'ont pas dédaigné non plus de contribuer pour leur petite part à
l'interprétation allégorique de la poésie nationale ; nous avons déjà fait
mention de Diogène d'Apollonie ; dans Antisthène, le disciple de Socrate, nous
rencontrerons un nouveau représentant de cette tendance qui, passant de
l'école cynique à l'école stoïcienne, y a acquis le plus extraordinaire
développement.
Les Débuts de la Science de l'Esprit.
1. Coup d'œil rétrospectif sur l'histoire de la civilisation. Rhétorique et politique. Progrès des lumières. - II. Obstacles que rencontrait ce nouveau mouvement scientifique. La technique supplante l'empirisme. - III. La spéculation aux époques reculées. Les débuts de la culture. Point de vue organique et point de vue mécanique. - IV. Théorie du contrat social. Comparaison avec Locke et Marsilius. Origine de la théorie du contrat social. - V. Origine du langage. Théorie naturelle et théorie conventionnelle. Démocrite adversaire de la théorie naturelle. Critique de la théorie du langage de Démocrite. Illustration des théories du langage. Vérité relative des deux théories. - VI. « Nature » et « convention ». Nombreux sens du mot « nature ». Relativisme en morale et en politique. - VII. Théorie du droit naturel. Le culte des héros de Carlyle et l'absolutisme de Haller.- VIII. Diagoras de Mélos. Souveraineté de la réflexion. Projets de réforme politique.
I
Les
essais toujours plus nombreux de compromis entre l'antique tradition nationale
et la nouvelle conception du monde et de la vie nous permettent de mesurer la
profondeur de l'abîme qui s'était ouvert entre les deux. Nos lecteurs ont pu
suivre les progrès de ce divorce. Ils savent comment s'est accrue, dans le
silence, la connaissance expérimentale de la nature ; ils savent quel riche
aliment l'esprit critique a tiré de la spéculation approfondie des
philosophes, de l'élargissement de l'horizon intellectuel dû aux progrès de
la géographie et de l'ethnographie, de la lutte des écoles médicales, et de
la confiance plus grande qu'elles accordèrent, les premières, à la perception
sensible aux dépens des suppositions arbitraires de toute espèce. Ici il est
nécessaire d'étendre un peu nos regards et de mentionner brièvement les
transformations que la vie politique et sociale des Grecs avait subies depuis
l'époque de la tyrannie (cf. pp. 7-10).
À Athènes, que nous devrons désormais considérer comme le centre de la vie
intellectuelle des Hellènes, la lutte des classes s'était terminée, comme
ailleurs, par la victoire de la bourgeoisie. Les privilèges des nobles avaient
été de plus en plus écartés; l'influence de la fortune mobilière, fruit du
commerce et de l'industrie, s'était sans cesse accrue aux dépens de celle de
la propriété foncière. Grâce à l'afflux de la campagne et aux immigrations,
la population des villes devint toujours plus dense ; les résidents étrangers,
et parmi eux d'anciens esclaves, entrèrent en grand nombre dans les rangs des
citoyens. Les réformes de Clisthène (509 av. J.-C.), qui suivirent de près la
chute des Pisistratides, eurent précisément pour but la fusion de tous ces
éléments. Les guerres médiques marquent une étape essentielle dans ce
développement, qui devait aboutir à la démocratie absolue. Pour aller avec
quelque chance de succès au devant de l'ennemi national supérieur en
puissance, il fallait mobiliser toutes les forces disponibles. Les effets
considérables qu'avait produits autrefois la création de l'infanterie
pesamment armée des bourgeois aux dépens de la cavalerie des nobles, devaient
se renouveler par l'emploi des masses pour l'équipage de la flotte.
L'obligation, pour tous, de concourir à la défense de la patrie, entraîna,
dans le cours de peu d'années, l'accession de tous aux droits politiques.
Bientôt, forte de sa marine, Athènes se trouva à la tête d'une
Confédération qui modifia aussi bien les conditions économiques que les
conditions politiques de son existence. Des monopoles commerciaux productifs,
les riches recettes tirées des droits d'entrée et de sortie, des tributs et
des frais de justice imposés aux alliés, enfin, de temps en temps, la
répartition d'un territoire enlevé à quelque membre révolté de la
Confédération, telles étaient les sources de revenus au moyen des-quelles on
subvenait à l'entretien d'une nombreuse population de citoyens. La démocratie
instituée sur cette base devint le modèle qui fut imité à maintes reprises
par les États dépendants d'Athènes, et même en dehors d'eux. Mais, que le
sceptre fût tenu par la démocratie absolue ou par la démocratie modérée, la
puissance de la parole devint bientôt, dans presque toute la Grèce, le
principal moyen de gouvernement. Plus que cela. Car ce n'était pas seulement
dans le conseil et dans l'assemblée du peuple que la parole était efficace ;
dans les tribunaux populaires, où siégeaient souvent des centaines de jurés,
c'était une arme dont l'habile maniement augmentait les chances de victoire. Le
don, l'exercice de l'éloquence n'étaient pas seulement la seule voie pour
arriver à la puissance et à l’honneur; c'était aussi la seule protection
contre l'injustice, quelle qu'elle fût. Quiconque manquait de cette arme
était, dans sa propre patrie et au sein de la paix la plus profonde, aussi
exposé aux attaques que s'il se fût précipité dans le tumulte d'une bataille
sans glaive et sans bouclier. Il était donc tout naturel que, dans les
démocraties de cette époque, la rhétorique fût pour la première fois
cultivée comme une profession, et qu'elle prît aussitôt une place importante
et même prépondérante dans l'éducation de la jeunesse (12).
Mais la rhétorique offre un double aspect : elle est à moitié dialectique, à
moitié stylistique. Pour la posséder véritablement, il ne suffisait pas de
disposer de tous les moyens d'expression ; il fallait aussi se rendre maître de
la pensée, se familiariser avec les multiples points de vue qui font sentir
leur influence dans les divers départements de la vie publique. Toutefois la
tendance de « l'esprit nouveau » ne s'épuisait pas non plus dans l'ardeur
croissante avec laquelle on s'appliquait à acquérir la culture formelle. La
vie politique offrait à la recherche et à la pensée un nouveau et riche
contenu. Une foule de problèmes découlaient de la transformation des
conditions politiques et sociales. On s'en empara et on les discuta avec une
vraie passion. Chacun était en effet intéressé aux résultats de la
discussion, et le conflit des opinions et des sentiments n'était pas moins vif
que la lutte des intérêts. Et de même que le mouvement intellectuel créé
par la rhétorique, servante de la politique, rayonnait dans plusieurs sens, de
même, et à un plus haut degré encore, celui que créa la science politique
elle-même. Quand on s'était demandé ce qui, dans tel cas particulier, dans
telles ou telles circonstances don-nées, était équitable et droit, il n'y
avait plus qu'un pas à faire pour se poser cette question plus générale : «
Qu'est-ce qui, dans la vie politique en général, est équitable et droit? »
Et il était impossible que la curiosité, le besoin de savoir, éveillés dans
le domaine politique, s'arrêtassent aux limites de celui-ci ; impossible qu'ils
ne s'étendissent pas à d'autres et finalement à tous les cercles de
l'activité humaine. En d'autres termes, l'étude de la politique conduisit à
celle de l'économie, de l'éducation, des arts et surtout à celle de la
morale. Mieux encore : après s'être appliquée aux règles de l'action
humaine, l'étude en vint à rechercher la source de ces règles, à scruter les
origines de l'État et de la société. Souvenons-nous enfin, pour nous faire une
idée complète des facteurs qui agissent ici, des conditions intellectuelles de
l'époque. Le sens critique, hostile à toute autorité, avait acquis une grande
force, et il devait, dans les conditions que nous révèle la vie sociale et
politique du Ve siècle, se renforcer encore et notablement. La base
de toute critique est la comparaison. Or, les guerres médiques, en mettant les
Grecs en contact avec des populations étrangères, leur en fournirent de
nombreux éléments. L'essor du commerce, le développement des relations
personnelles dans le cercle de la confédération navale à la tête de laquelle
se trouvait Athènes, jouent un rôle peut-être plus considérable encore sous
ce rapport. Des portions étendues et lointaines de la Grèce se trouvaient
maintenant réunies en une seule ligue. Un courant ininterrompu amenait au
chef-lieu les habitants de l'Asie Mineure et des îles ; un courant contraire
emportait les citoyens athéniens dans toutes les parties de la Confédération.
La réunion de masses d'hommes appartenant pour une bonne part à des races et
à des états différents, dans les centres urbains, devait, en provoquant
l'échange des informations et des sentiments, produire ce que l'on a
excellemment appelé le frottement des esprits. Enfin, il faut faire mention de
cette circonstance encore que les guerres médiques furent suivies d'une
invasion de cultes étrangers, et que, ensuite de cela, le nombre des sectes
religieuses s'accrut considérablement à Athènes; que les citoyens, les
métèques et les étrangers fusionnèrent aussi sous ce rapport, que la
religion nationale perdit sa domination exclusive, et qu'ainsi, indirectement du
moins, un grand pas se trouva fait dans le sens de l'émancipation des esprits (13).
Telles
sont, pour autant que nous pouvons en juger, les circonstances dans lesquelles
s'est accompli le plus puissant progrès dans la vie intellectuelle de la Grèce
et de l'humanité. À côté de sa sœur aînée, la science de la nature, une
science nouvelle, la morale ou science de l'esprit, vint prendre place, et
presque dès le début dans toute son ampleur. Mais non toutefois sans une
sérieuse limitation de son contenu. Car, issue des nécessités de la vie,
cette science ne pouvait démentir sa dépendance du sol nourricier de
l'expérience pratique. De là la fraîcheur, l'abondance de sève qui la
caractérise, mais en même temps aussi, le manque de rigueur logique, de
plénitude systématique qu'elle accuse. Une autre chaîne encore pesait sur
elle : c'était le besoin de s'exprimer toujours selon les règles d'une diction
parfaite, et quoique cette chaîne fût tissée de fleurs, elle ne s'est pas
moins fait sentir. À part peut-être les logographes de profession, il
n'existait pas alors de public s'occupant spécialement de ces questions. Les
logographes, il est vrai, avaient à leur disposition des manuels secs et
prosaïques, mais composés d'une manière méthodique. À part cela, tout ce
qui fut créé dans d'autres domaines s'adressait aux cercles les plus étendus
des gens cultivés, dont le goût raffiné devait être flatté par toute
espèce d'artifices de style. Or, l'union entre la beauté et la vérité ne
peut subsister d'une manière durable que sur les hauteurs de la connaissance.
Il est particulièrement difficile de fonder une science, surtout une science
dont les notions fondamentales requièrent avant tout une extrême précision et
une délimitation stricte, et d'en rendre les doctrines immédiatement
populaires. D'excellents esprits se sont efforcés de parer à ces difficultés,
par exemple le sophiste Prodikos, dont les études sur la synonymique ont rendu
de si grands services, mais surtout un fils de l'époque qui nous occupe, celui
dont l'action, pour avoir été la moins prétentieuse, n'en a pas moins été
la plus féconde. Nous avons nommé Socrate, le fils de Sophroniskos. Dans ses
conversations sans apprêt, il prenait occasion des choses les plus simples et
les plus familières pour s'élever aux considérations les plus hautes, mais il
interrompait à chaque instant le cours de la pensée pour en sonder la
profondeur et en éprouver la limpidité ; ses questions barraient, si l'on peut
dire, la route à tout concept qui ne pouvait présenter son passeport,
manifestaient toutes les incertitudes latentes, faisaient ressortir toutes les
contradictions cachées ; et ainsi il contribua plus que tout autre au travail
de clarification et d'épuration des concepts fondamentaux qui, à cette date,
était nécessaire avant tout.
Si Socrate, que nous ne pourrons étudier que beaucoup plus tard d'une manière
approfondie, était bien supérieur en cela à la plupart de ses contemporains,
il était, sur un autre point, en complet accord avec eux. Nous voulons parler
de la très haute estime dans laquelle il tenait l'intelligence et la raison, de
ce que l'on pourrait, nous semble-t-il, nommer à juste titre son
intellectualisme. C'est là, sans doute, le trait le plus caractéristique de
cette époque. En même temps que la confiance engendrée par la critique et le
mépris de l'autorité, la finesse de la pensée s'était grandement
développée. D'abord, il est vrai, sur le sol de l'Italie et de la Sicile. Les
subtiles démonstrations de Zénon d'Élée sont encore toutes fraîches dans la
mémoire de nos lecteurs. Auparavant déjà, à peu près un demi-siècle plus
tôt, le législateur Charondas, de Catane (14),
s'était acquitté de sa mission d'une manière qu'Aristote caractérise par ces
mots : « Il a surpassé même les législateurs d'aujourd'hui par sa précision
et sa subtilité ». Un exemple parmi plusieurs. Charondas avait réparti la
tutelle des orphelins entre les parents paternels et maternels de telle façon
que les premiers eussent à gérer la fortune, les seconds à veiller sur la
personne de leurs pupilles. Ainsi l'administration des biens était confiée à
ceux qui, en qualité d'héritiers présomptifs, avaient le plus grand intérêt
à ce qu'elle fût augmentée, tandis que la vie et la santé des orphelins
étaient remises à ceux qui ne pouvaient avoir aucun vil motif à les
compromettre. Dès lors, l'art de vivre, qui consiste à subordonner à des
règles intelligentes toutes les actions, s'était constamment développé. Le
temps était venu où I'empirisme routinier devait céder de plus en plus à la
norme consciente. Il n'y eut guère de domaine de la vie qui restât à l'abri
de cette tendance. Là où l'on ne réforma pas, on codifia. Mais, en général,
les deux choses marchèrent de front. Partout les ouvrages spéciaux firent leur
apparition. Les manuels furent composés en grand nombre. Tout ce qui est du
ressort de l'activité humaine fut soumis à des préceptes, et, si possible,
ramené à des principes, la préparation des repas comme I'exécution des
oeuvres d'art, l'exercice de la promenade comme la direction des opérations
militaires.
Quelques exemples illustreront ce que nous venons de dire. Mithaikos avait
réduit en système l'art culinaire ; le philosophe Démocrite avait traité de
la tactique et du maniement des armes ; Hérodikos de Sélymbria de la
diététique comme discipline séparée de la médecine ; même l'art de soigner
les chevaux avait tenté un écrivain nommé Simon. Toutes les branches des
beaux-arts furent exposées théoriquement. Lasos d'Hermione, qui, déjà au VIe
siècle, avait à la fois augmenté les moyens de l'expression musicale, et en
avait fondé la théorie, trouva plusieurs successeurs, parmi lesquels l'ami
personnel de Périclès, Damon, et Hippias d'Élis, qui faisait des leçons sur
la rythmique et l'harmonie. Même Sophocle, précédé par un certain
Agatharchos à part cela inconnu, ne dédaigna pas d'écrire sur la technique de
la scène; et le grand sculpteur Polyclète, dans son Canon, donna aux
principales proportions du corps humain une expression numérique. Démocrite
avait formulé la théorie de la peinture et de la perspective scénique; et ce
dernier sujet avait aussi été traité par Anaxagore. L'agriculture,
qu'Hésiode avait le premier choisie pour sujet d'une oeuvre littéraire, et
dont il avait exposé la méthode dans son Calendrier rustique (les Oeuvres
et les Jours), devint pour Démocrite l'objet d'une oeuvre philosophique.
Ceux mêmes qui pratiquaient la mantique ou divination se virent dotés de
prescriptions théoriques. Rien ne devait plus être laissé à la merci de
l'arbitraire et du hasard. L'architecture des villes trouva son réformateur
dans Hippodamos de Milet, un original qui croyait bon d'afficher son
originalité, et qui la faisait paraître jusque dans sa manière de se vêtir
et de porter ses cheveux. Ce novateur recommandait le système des rues tirées
au cordeau et se croisant à angle droit, système qui nous paraît symboliser
la tendance de plus en plus prépondérante de soumettre toutes choses aux
règles de la raison (15).
Une
époque inquiète et avide de nouveautés en arrive à se demander pour ainsi
dire spontanément d'où dérivent le droit, la morale et la loi, sur quoi est
fondé leur caractère impérieux. Quelles sont, se demande-t-elle ensuite, les
normes suprêmes qui doivent diriger l'aspiration, partout éveillée, à une
réforme ? Cette recherche des origines fait remonter l'esprit pensant aux
débuts mêmes de la race humaine. La légende populaire et la poésie
didactique avaient depuis longtemps représenté sous les couleurs les plus
brillantes les ravissements d'un âge d'or. Hésiode est pour nous le plus
ancien représentant de cette tendance du sentiment et de la pensée à
auréoler le lointain passé. Cette tendance s'accorde fort bien avec la
tristesse, le pessimisme, qui forment le fond de son caractère et de celui de
ses auditeurs. Car c'est précisément pour échapper aux soucis, aux misères
de la vie de tous les jours que l'esprit des Grecs, comme celui d'autres
peuples, s'envole aux champs élyséens de la félicité future ou d'un passé
où tout était allégresse (cf. pp: 88-91). L'image des temps primitifs est
bien différente aux yeux d'un âge épris de criticisme, heureux des résultats
de sa culture, et qui espère d'autres progrès encore, des progrès illimités.
Celui qui se sent supérieur à ses ancêtres, qui se sent fier, qui se targue
peut-être de ses propres lumières, est peu porté à chercher son idéal dans
le lointain crépusculaire du passé, de le regarder avec admiration ou même
avec un regret douloureux. Cette tendance du sentiment ne va pas sans quelques
intuitions vraies. Ce fut bientôt une conviction générale, pour ne pas dire
un lieu commun évident par soi-même, qu'au début de l'histoire régnait la
barbarie. De la sauvagerie, de l'animalité, l'espèce humaine s'est élevée
lentement, insensiblement, aux premiers degrés, puis à des degrés toujours
plus hauts de civilisation. Lentement, insensiblement - ainsi s'exprime la
pensée scientifique qui ne croit plus à des interventions merveilleuses,
surnaturelles ; ainsi s'exprime-t-elle surtout lorsque ses investigations dans
le domaine de la nature lui ont appris que les plus petits effets, en
s'accumulant, conduisent à de grands résultats. Nous rappelons à ce propos
que nous avons trouvé chez Anaximandre les rudiments de la théorie de la
descendance (p. 61), que Xénophane pouvait être rangé parmi les géologues
anti-catastrophiques, et qu'il avait, sur le développement de la civilisation,
des vues auxquelles on pourrait appliquer la même épithète (pp. 174-75). Chez
un écrivain médical, nous avons rencontré la même manière de voir
relativement aux progrès de l'art culinaire, qui distingue l'homme
d'aujourd'hui de ses grossiers ancêtres et du monde animal (cf. p. 315-16).«
Les hommes des cavernes, auxquels la charrue était aussi étrangère que les
outils de fer en général, qui dans leur rudesse et leur violence ne reculaient
pas devant l'anthropophagie, sont devenus des civilisés qui cultivent le blé,
plantent la vigne, ont appris à se construire des demeures, à fortifier leurs
villes, et finalement à rendre aux morts les honneurs de la sépulture. »
Voilà comment le poète tragique Moschion, qui, il est vrai, appartient déjà
au IVe siècle, décrit les premières étapes de la civilisation ;
mais il ne se prononce pas nettement sur la question de savoir si celle-ci est
un présent de Prométhée, le Titan ami des hommes, ou s'il faut y voir le
produit de la nécessité ou de la longue pratique et de l'accoutumance
graduelle, dans laquelle la « Nature » a joué le rôle de « maîtresse ».
Des pensées analogues avaient déjà préoccupé des esprits éminents du Vie
siècle ; nous pouvons du moins le conclure des vers par lesquels s'ouvrait le Sisyphe
de l'homme d'État athénien et poète dramatique Kritias, ainsi que du titre
d'un livre perdu de Protagoras d'Abdère Sur l'état primitif de la race
humaine, auquel Moschion semble justement faire allusion au début du
fragment dont nous parlons plus haut : « Que l'état primitif de l'humanité
vous soit dévoilé ». On pourrait qualifier d'organique la conception du
progrès de la culture, qui prédomine chez Moschion. Car si, comme on l'a
remarqué, ce poète touche en passant la légende de Prométhée, il insiste
surtout sur les effets produits par la nature, la nécessité, l'habitude, et
surtout par « le temps qui engendre tout et nourrit tout ». Ici prévaut
l'idée du développement, dont l'ordre social est regardé comme le fruit ;
c'est ainsi que Kritias a appelé « l'éclat radieux du ciel étoilé » la «
belle oeuvre du sage artiste », c'est-à-dire précisément du Temps.
La solution que Protagoras donnait à ces problèmes présentait en quelque
mesure un autre caractère. Par opposition au point de vue organique, on
pourrait qualifier le sien de mécanique ou, dans le sens que nous donnons à ce
mot, d'intellectualiste. La réflexion, le dessein, l'invention prennent la
place de la Nature, de la force spontanée et inconsciente de l'habitude. C'est
du moins la conclusion que nous tirons avec une certitude approximative de
l'imitation qu'a faite Platon de cette description (16).
Sans doute, cette imitation n'est pas sans une teinte de persiflage, mais
précisément, en exagérant, en travestissant les traits de l'original, la
caricature les fait saisir et reconnaître. Les hommes des temps primitifs, y
lisons-nous à peu près, ne pouvaient soutenir victorieusement le combat avec
les bêtes sauvages, « parce qu'ils ne possédaient pas encore l'art du
gouvernement, dont l'art militaire forme une partie ». Ils se nuisaient les uns
aux autres pour cette même raison « qu'ils ne possédaient pas encore l'art du
gouvernement ». Le larcin du feu, que la légende attribue à Prométhée, est
interprété d'une manière allégorique : le Titan dérobe la « sagesse de
l'art » dans l'appartement où Athéna et Héphaistos l'exerçaient. S'il
déroba aussi le feu pour le donner aux hommes, ce fut uniquement parce que la
sagesse de l'art n'eût été pour eux qu'un faible avantage sans cet agent
matériel. Plus loin, lorsque Zeus fait descendre sur la terre le « Droit » et
la « Pudeur », Hermès, chargé de les transmettre aux hommes, demande s'il
doit leur distribuer à tous également ce don précieux ou s'il doit le
répartir entre eux de la manière dont sont répartis les arts, c'est-à-dire
si pour un seul maître ou expert il doit y avoir beaucoup de profanes. Et il en
est ainsi dans ce qui précède comme dans ce qui suit. C'est par « l'art »
que les hommes commencèrent à émettre des sons articulés et à créer le
langage. Par « art », par « sagesse » ou par « vertu » - ces mots sont
évidemment employés comme équivalents et mis intentionnellement les uns pour
les autres - ils bâtissent des maisons, gouvernent l'État, satisfont aux
obligations morales. L' « art » et ceux qui l'exercent, les « maîtres» -
deux mots auxquels s'attache une idée manuelle qui rappelle davantage nos
métiers que l'art au sens moderne - d'un côté, la Nature et le hasard, de
l'autre, forment un contraste permanent. À travers toute la caricature
platonicienne perce la conception de la vie que nous sommes suffisamment
préparés à rencontrer à cette époque : ce respect extraordinaire et
exagéré, qui sent le maître d'école et le pédant, de la raison, de la
réflexion, de tout ce qui peut s'apprendre et se ramener à une règle. C'est
là une façon d'entendre la vie qui convient parfaitement à l'enfance des
sciences intellectuelles et morales. Nous la rencontrerons encore plus d'une
fois dans cette époque, mais chez aucun penseur elle ne s'est plus
développée, ne s'est plus fortement accentuée que chez Socrate.
À
qui avons-nous besoin de dire qu'il est contraire à l'histoire de projeter
ainsi à l'aurore indécise du genre humain les conquêtes d'une époque de
maturité intellectuelle? Non pas que l'on ait pu jamais se dispenser de
l'esprit d'invention, du génie de quelques individus. Bon nombre des plus
remarquables progrès, que notre âge de raison considère comme des choses
toutes naturelles, ont été sans aucun doute l'œuvre de héros anonymes de la
civilisation, et nous nous associons volontiers à l'hymne enthousiaste
qu'entonne Georges Forster en l'honneur du grand inconnu qui, le premier, a
dompté le cheval et l'a plié au service de l'homme (17).
Mais aux services exceptionnels rendus par quelques esprits supérieurs
s'ajoutèrent les progrès lents et insensibles dus à la foule des hommes
modestement doués, qui gravissaient, pour ainsi dire, les échelons donnés par
la Nature elle-même. Aussi est-ce une erreur complète, démentie par les
faits, que de vouloir placer au début du développement ce qui n'appartient
qu'à sa fin, nous voulons dire la possession du système ou de l'ensemble de
règles qui constitue proprement un art pratique. Et pourtant ce défaut de sens
historique caractérise souvent les grandes époques d'émancipation
intellectuelle. Involontairement, ces époques forment le passé à leur image
et se plaisent à peindre l'enfance de notre race sous les traits d'une précoce
sagesse.
C'est alors aussi qu'on voit apparaître la doctrine du contrat social. Les
esprits qui se sont affranchis du joug de la tradition, qui ont presque
complètement secoué l'autorité du surnaturel, et qui, dans les institutions
politiques et sociales, ne voient que les moyens de fins humaines, ne sont que
trop enclins à méconnaître la différence des temps et à prêter à leurs
plus lointains ancêtres leurs propres façons de penser et d'agir. L'individu
comme tel n'a aucune signification à l'origine ; il ne vaut que comme membre
d'une famille, d'une horde ou d'une tribu ; son appartenance au groupe dont il
forme un des éléments est conditionnée par sa naissance ou lui est imposée
de force ; il ne peut être question pour lui de libre choix et de
détermination volontaire, mais seulement d'obéissance aveugle. Mais les
apôtres des « lumières » méconnaissent absolument cet état de choses et
s'en font justement l'image contraire. Parfois cette tendance naturelle est
singulièrement fortifiée par les exigences de la politique pratique. Nous nous
demandons si nos yeux ne nous trompent point quand nous lisons, par exemple, les
deux dissertations de John Locke (1632-1704) Sur le Gouvernement civil (18).
Ce penseur sagace et profond soutenait avec le plus grand sérieux que la
communauté politique est issue sans exception de l'accord volontaire, de
l'élection libre des gouvernements, du libre choix des formes de gouvernement,
et il pliait, avec autant de zèle que d'insuccès, les faits historiques et les
données de l'ethnographie au service de cette thèse erronée. Mais sa théorie
ne nous cause plus qu'un faible étonnement quand nous envisageons ses
adversaires, les théoriciens de l'absolutisme. Eux aussi sont sur le terrain de
la fiction, et d'une fiction encore beaucoup plus absurde que celle de Locke.
Adam - prétendaient les défenseurs du droit divin - avait reçu du Créateur
la plénitude de la puissance royale et l'avait transmise à tous les monarques
de la terre. Et la question fut discutée alors absolument comme s'il n'y avait
de choix qu'entre ces deux opinions contraires à l'histoire et à la raison, et
comme si l'une des deux devait nécessairement former le terrain du droit
actuel. Occasionnellement, il est vrai, cette idée, la seule juste, se fait
jour dans l'esprit de Locke que « la conclusion de ce qui a été à ce qui
devrait être de droit n'a pas grande force ». Mais cette lueur ne l'empêche
pas de discuter la cause de la liberté politique pendant des centaines de
pages, comme si elle devait subsister ou succomber selon que sa théorie
pseudo-historique triomphait ou était vaincue. Pour ne pas parler des nombreux
intermédiaires de ce grand mouvement, rappelons qu'il en a été de même à
I'aurore de la philosophie moderne, au commencement du XIVe siècle.
Marsilius de Padoue (né vers 1270), contemporain de Pétrarque, bien qu'un peu
plus âgé que lui, et ami du hardi frère mineur Guillaume d'Occam, écrivit un
traité intitulé le Défenseur de la Paix (19),
qu'il dédia à Louis de Bavière, et dans lequel il s'efforça d'établir la
doctrine du contrat social. Lui aussi était persuadé qu'il fallait
reconnaître la souveraineté populaire et la prétendue base historique qu'il
lui donnait, pour trouver le terrain juridique sur lequel seul on pouvait
combattre avec quelque chance de succès les prétentions de la hiérarchie
romaine et assurer le triomphe d'une monarchie limitée seulement par un frein
semi-constitutionnel ou démocratique. La tendance exactement opposée avait
produit des effets analogues à une date un peu antérieure. Dans le but de
subordonner le pouvoir laïque à l'autorité ecclésiastique, elle avait
travaillé à répandre cette idée que l'État était sorti du trouble causé
par le péché du premier homme, qu'il n'avait point été institué par Dieu,
mais qu'il ne devait sa naissance qu'à la nécessité où l'on s'était trouvé
de parer, par un contrat social, à l'anarchie dans laquelle on vivait.
Si quelqu'un venait nous dire : « Vous userez de la faculté que vous avez de
marcher debout à la condition seulement que vous n'ayez jamais, au temps où
vous étiez bébés, marché sur vos quatre pattes », nous aurions le droit
d'être quelque peu surpris. Mais nous ne le serions guère moins que l'on
voulût interdire aux hommes d'aujourd'hui le libre choix dans les affaires
politiques sous le prétexte que leurs plus lointains aïeux ne l'auraient pas
exercé. Nous venons de voir comment cette façon de penser - qui dérive, non
pas peut-être d'un mépris, mais bien au contraire d'une estime très
exagérée du droit positif - a fait son apparition dans les temps modernes.
Tout le monde sait qu'elle atteignit son point culminant chez Rousseau, le
précurseur de la Révolution française. Si cette justification de la théorie
du contrat social était étrangère à l'antiquité, la théorie elle-même ne
le lui était pas. Nous en avons déjà découvert la racine psychologique.
Réduite à ses éléments, cette théorie peut être exprimée sous la forme
d'une question et d'une réponse, et la réponse est en elle-même tout à fait
ingénue et libre de toute tendance, mais teintée d'erreur par le manque de
sens historique. « Comment nos ancêtres sont-ils arrivés, se demanda-t-on, à
renoncer à leur - prétendue - indépendance individuelle et à consentir aux
limitations de cette indépendance que leur imposait l'organisation politique ?
- Ils ont, répondit-on, accepté ce désavantage en échange d'un avantage plus
grand ; ils ont renoncé en une certaine mesure à leur propre liberté pour
être protégés des abus de liberté des autres, pour préserver de la violence
des autres leur vie et leur propriété propres et celles des leurs». Nous nous
trouvons ici en présence d'un cas particulier d'une tendance intellectuelle
d'une grande portée, mais grosse d'erreurs. Quand une chose remplit un
but, on est tenté, en vertu d'une fausse généralisation, de croire qu'elle
doit nécessairement son existence à quelque dispensation intentionnelle,
dirigée précisément vers ce but. Platon connaît déjà cette théorie; il la
place, au commencement du IIme livre de la République, dans la bouche de son
frère Glaucon, auquel il fait dire : « Comme les hommes se font du tort les
uns aux autres, et pâtissent les uns des autres, les plus faibles, ne pouvant
éviter les attaques des plus forts, ni les attaquer à leur tour, jugèrent
qu'il était de l'intérêt commun d'empêcher qu'on ne fit et qu'on ne reçût
aucun dommage (20) ». De là prirent naissance les
lois et les conventions ; à cause de cela, ce qui était ordonné par la loi
fut appelé juste et droit ; et telle est l'essence, telle fut l'origine de la
justice. Épicure s'est approprié cette théorie, et comme il doit énormément
à Démocrite, on est tenté de supposer qu'ici encore il marche sur les traces
de son grand prédécesseur. Toutefois, pour le moment du moins, cette
conjecture ne peut prétendre à la certitude, ni même à un haut degré de
probabilité.
Dans
un domaine tout à fait voisin, l'esprit de Démocrite s'est manifesté d'une
manière analogue. Nous voulons parler de la question de l'origine du langage.
Sur ce point, dans l'antiquité, deux partis ennemis se trouvaient en présence.
Leur divergence d'opinion représentait de la façon la plus étonnante ce que
John-Stuart Mill a appelé un « échange de demi-vérités (21)
». Les uns soutenaient que le langage résulte de la nature elle-même, les
autres qu'il découle d'une simple convention. La première de ces formules
impliquait deux opinions très différentes : la formation du langage ne dérive
pas d'un dessein délibéré, mais d'une impulsion instinctive et spontanée,
telle était la première ; - le rapport primordial et naturel entre le son et
la signification est encore reconnaissable et démontrable dans les formes
actuelles du langage, c'est-à-dire dans les mots grecs, telle était la
seconde.
Pour les linguistes de nos jours, la première de ces assertions est aussi
exacte que la seconde est fausse. Que l'on songe à la difficulté que nous
éprouvons à déterminer avec une entière certitude des racines vraiment
primitives. Même dans celles que l'analyse comparée attribue à la langue
indo-européenne originelle, nous ne sommes presque jamais sûrs d'avoir des
produits réellement primordiaux de l'instinct de la parole, des produits
dépourvus de toute histoire antérieure. Et combien cependant les conditions
dans lesquelles nous nous trouvons sont-elles plus favorables que celles où se
trouvaient les philologues grecs, qui ne savaient presque jamais qu'une langue,
et auxquels, outre les moyens de la comparaison, manquaient encore ceux d'une
analyse sûre et pénétrante ! En face du problème de l'origine du langage,
qui ne peut être, encore aujourd'hui, considéré comme définitivement
résolu, ils étaient aussi désarmés qu'en face de celui de l'origine des
êtres organisés, mais ils ne l'abordèrent pas avec moins de confiance. Dans
l'un comme dans l'autre cas, ils tombèrent dans l'illusion de considérer comme
simple ce qui était en réalité des plus compliqué, et de voir un début dans
ce qui n'était que le terme final d'un long développement. Le résultat ne
pouvait être et ne fut qu'une jonglerie avec des étymologies insoutenables.
Impuissants à lutter contre les difficultés matérielles de la tâche, ils
étaient en outre en proie à une cause subjective et irrésistible d'erreur,
nous voulons dire l'association qui se fait habituellement dans l'esprit entre
le mot et sa signification. Ils nous rappellent ce Français qui estimait sa
langue maternelle beaucoup plus naturelle que l'allemand, parce qu'elle appelle
pain ce qui est réellement du pain, tandis que l'allemand lui donne le nom de
Brot. Et même quand ils s'efforcèrent de traiter la question d'une manière
plus rationnelle, quand ils essayèrent, non pas d'établir l'origine des mots -
ce qui n'avait donné aucun résultat quelconque - mais d'analyser les
impressions produites par ces derniers, ils furent victimes de nouvelles
illusions et n'obtinrent pas un seul résultat sérieux. À ces étymologistes
dont Platon raille les spéculations dans son Cratyle, il arriva
exactement, même là où leurs essais ont une certaine plausibilité, ce qui
arrive aux étymologistes amateurs de nos jours. N'a-t-on pas prétendu, par
exemple, trouver dans le verbe rouler une imitation du char ou du tonnerre qui
roulent? Or le verbe rouler vient du bas-latin rotula, diminutif de rota,
la roue, et rota, comme l'allemand Rad (même signification) est
dérivé de la même racine que l'adjectif rasch (rapide) ; par
conséquent la ressemblance de son est absolument fortuite. Héraclite passe
pour avoir été le plus ancien représentant de cette théorie si étrangement
mêlée de vérité et d'erreur. Mais il est probable qu'il l'a présupposée
tacitement, sans la formuler expressément et sans chercher à la défendre.
Dans la consonance des mots, il voit sans aucun doute une indication de la
parenté des idées auxquelles ils correspondent, comme le montrent quelques-uns
de ses fragments qui, précisément à cause de cela, sont intraduisibles (cf.
pourtant p. 71-2). Pareillement, il se réjouit de voir sa doctrine de la
coexistence des contraires préfigurée dans la langue, le grec désignant du
même mot (bÛow et biñw)
tantôt la vie, tantôt l'arc, qui est un instrument de mort (22).
Toutefois il est pour le moins douteux qu'il ait discuté l'origine des
formations linguistiques, et qu'il ait exprimé sa manière de voir à ce sujet.
Mais comme en toute activité humaine il voyait une image et une émanation de
l'activité divine, il devait être bien loin de regarder comme artificielle
l'expression, par les sons, des phénomènes psychiques, et il n'aurait
probablement pas manqué de combattre ceux qui prétendaient le contraire, s'ils
avaient déjà manifesté leur opinion à son époque.
Mais cela est peu croyable. En effet, c'est Démocrite que l'on indique comme
l'auteur ou comme le plus ancien représentant de cette contre-théorie. Nos
sources nous font aussi connaître, au moins dans ses grandes lignes,
l'argumentation qu'il opposait à l'origine naturelle du langage. Le sage
Abdéritain remarquait d'abord que bien des mots offrent plusieurs sens et que,
d'autre part, beaucoup de choses peuvent être désignées par des noms
différents. Ensuite, il constatait que les dénominations des objets changent
parfois dans le cours du temps et enfin qu'à certains objets, à certains
concepts ne correspondent pas de termes appellatifs. Il est facile de voir à
quoi tendent les deux premiers de ces quatre arguments. Si, comme on l'a
supposé, il était vrai qu'il y ait toujours un rapport interne et nécessaire
entre le mot et la chose qu'il sert à nommer, il ne pourrait se faire que la
même combinaison de sons désignât des objets différents, comme c'est le cas,
par exemple, pour les mots mousse et foudre. Cette supposition était aussi
contredite par le fait qu'un seul et même objet peut être désigné de
plusieurs façons différentes ; c'est ainsi que nous appelons le même espace
tantôt chambre, tantôt salle, le même objet tantôt siège, tantôt chaise,
le même animal tantôt jument, tantôt cavale, tantôt dogue, tantôt chien. Le
troisième argument n'est guère qu'une variante du premier. Car il importe peu
que le même objet possède en même temps plusieurs dénominations ou qu'il les
prenne successive-ment, comme c'est le cas, par exemple, pour le tabac qui, aux
XVIme et XVIIme siècles, s'appelait pétun, pour le lapin qui a été pendant
longtemps le connil, ou le renard qui était le goupil. Mais la quatrième
preuve semble sortir du cadre de cette argumentation. Car si des objets ou des
concepts restent anonymes, y a-t-il argument à en tirer contre l'existence d'un
lien interne entre le nom et la chose nommée? Ici, pensons-nous, l'objection de
Démocrite doit avoir été dirigée contre une idée autre et plus
compréhensive. Si le langage, semble-t-il avoir voulu dire, était un don de la
Divinité ou un produit de la Nature, nous devrions trouver dans ses créations
un plus haut degré de finalité qu'elles n'en révèlent en réalité. Ici
défaut, là surabondance, inconstance et variation, et finalement absence
absolue du moyen correspondant à une fin donnée, voilà l'image que nous
offrent cent fois les créations imparfaites de I'imagination humaine, mais non
celles que nous sommes en droit d'attribuer à l'action de la Nature ou à la
providence des Puissances divines. Sous une forme moderne et scientifique, la
pensée de Démocrite, telle que nous la comprenons, pourrait être exprimée
par cette courte formule : « Le langage n'est pas un organisme, car
l'expérience nous montre dans les organismes un degré beaucoup plus élevé de
perfection que nous n'en trouvons en lui. » En dépit de sa répugnance à
admettre n'importe quelle cause finale, le philosophe atomiste pouvait faire
cette concession à la téléologie.
Cette critique incisive de la théorie de l'origine naturelle du langage ne
s'applique, il est vrai, à celle-ci que sous sa forme la plus grossière et la
plus imparfaite. Les hommes n'ont pas été contraints pour ainsi dire par une
nécessité irrésistible de nommer les objets par leurs noms actuels et non par
d'autres, voilà ce qu'il a démontré, et pour cela il aurait suffi, en
vérité, de faire remarquer l'existence de langues différentes dans les divers
pays du monde. D'autre part, la doctrine de Démocrite n'est pas plus exempte
que celle de ses contradicteurs du vice fondamental de cette théorie. Lui aussi
confond ce qui est originel avec ce qui est devenu, lui aussi méconnaît ce que
nous appelons évolution linguistique. Pour se tirer des difficultés que
soulève la théorie qu'il combat, il se voit obligé d'admettre une hypothèse
qui n'en entraîne pas de moins sérieuses. Le langage, suivant lui, est
d'origine purement conventionnelle. Les hommes des temps primitifs se sont
entendus pour attribuer aux choses telles ou telles dénominations afin d'avoir
désormais un moyen de communiquer entre eux et de s'instruire. Mais comment
ont-ils pu, objectaient déjà les critiques de l'antiquité, et en particulier Épicure
(23), s'entendre sur les noms à donner aux choses
aussi longtemps qu'ils manquaient du principal moyen d'entente, c'est-à-dire
précisément du langage ? Devons-nous, se demande l'auteur épicurien d'un
livre gravé sur la pierre et récemment découvert, nous représenter le «
donneur de noms » à peu près comme un maître d'école qui montre à ses
élèves tantôt un caillou, tantôt une fleur dont il leur indique les noms en
leur recommandant de les fixer dans leur mémoire ? Quel motif pouvaient avoir
les hommes ainsi instruits pour s'en tenir inviolablement à ces noms ? Comment
ceux-ci pouvaient-ils parvenir intacts et sans déformation à la lointaine
postérité ou même seulement aux habitants des parties extrêmes du pays ? Ou
bien faut-il supposer que cet extraordinaire enseignement était donné en même
temps à une grande foule d'hommes ? Serait-ce alors par le moyen de
l'écriture, qui cependant ne pouvait pas précéder la création du langage? Ou
bien les masses d'hommes disséminées sur un grand territoire se
réunissaient-elles sur un seul point à une époque où manquaient tous les
moyens perfectionnés de communication ? Nous ignorons en quelle mesure
l'exposition de Démocrite méritait les railleries qui lui étaient si
abondamment prodiguées. Il est bien possible qu'il se soit abstenu de
développer sa pensée jusque dans le détail, et qu'il se soit contenté
d'apposer à la théorie confuse de l'origine naturelle du langage qu'il avait
trouvée établie et que, dans son ensemble, il devait condamner, la théorie de
l'origine conventionnelle, seule solution qui lui restât pour résoudre le
problème. Il était réservé précisément à Épicure de dissiper la profonde
obscurité qui entourait cette question, et, en admettant un élément
linguistique naturel et un élément conventionnel, de débrouiller l'écheveau
autant qu'il était possible de le faire avec les moyens imparfaits dont
disposait l'antiquité. Quand nous en serons arrivés à ce philosophe, il
conviendra d'envisager plus sérieusement ce problème, d'exposer plus en
détail et de compléter l'explication, exacte en principe, qu'il en donnait, en
nous référant aux résultats que nous devons à l'étude comparée des
langues.
Un exemple seulement pour mettre en lumière ce que l'on entend par éléments
naturels et éléments conventionnels du langage. La langue indo-européenne
primitive possédait une racine pu, à laquelle s'attachait la
signification de purifier. Nous supposons, ce qui est pour le moins très
probable, que cette racine n'est pas dérivée, mais vraiment originelle, et
nous nous permettons d'exprimer une conjecture sur la manière dont elle a
acquis sa signification fondamentale. Quand, avec la bouche elle-même, organe
de la parole, nous voulons faire disparaître d'une surface plane quelconque les
grains de poussière qui la souillent, nous soufflons dessus. Si nous opérons
avec énergie, c'est-à-dire en avançant et en rapprochant les lèvres, nous
produisons des sons comme p, pf ou encore pu. C'est ainsi que
cette syllabe a pu, sinon dû, acquérir sa signification primordiale. Supposé
qu'il en ait été réellement ainsi, une certaine position, un certain
mouvement des organes de la parole a, dans ce cas, comme dans une foule d'autres
sans doute, formé le lien qui a uni l'un à l'autre le son et la signification.
À notre avis, d'ailleurs, cette imitation de mouvements a été la source de
beaucoup la plus féconde du langage, une source beaucoup plus féconde que
l'imitation de sons simplement entendus et non produits par l'homme, comme cela
est arrivé, par exemple, pour le nom du coucou ou pour le verbe miauler. On
peut d'ailleurs différer d'opinion sur ce point. Mais, certainement, ce sont
là des spécimens de ce que, d'une manière tout à fait rationnelle et sans
aucun mélange de mysticisme, nous pouvons appeler l'élément naturel du
langage.
Mais aussitôt que nous envisageons les nombreux jets qu'une racine primitive
comme celle-là a poussés dans les diverses langues indo-européennes, nous
voyons apparaître l'action de l'arbitraire, de la sélection, du bon plaisir,
en un mot, de la convention. Car, à côté de cette façon d'exprimer l'action
de purifier, nous en voyons surgir quantité d'autres qui dénomment
précisément la même opération, quoique avec des nuances très différentes.
Personne n'aurait l'idée de prétendre que le Romain devait se servir de
l'adjectif purus (pur), dérivé de cette racine, ou que le Romain et le
Grec devaient se servir des substantifs poena et poinè (punition)
qui en sont également formés. On peut concéder seulement que beaucoup
d'emplois de ces mots, en particulier leur alliance avec des expressions
désignant l'âme, la disposition d'esprit ou le sentiment (mens pura, pureté
d'âme, purity of mind, etc.), correspondent tout à fait au sens premier de la
racine et nous en offrent pour ainsi dire un reflet. Pour exprimer la punition
dans le sens d'expiation religieuse ou de purification, les dérivés de cette
racine paraissent aussi mieux appropriés en soi que ceux des racines qui
expriment la même activité, mais avec l'idée accessoire de l'emploi de forces
matérielles plus grossières, par exemple que les verbes balayer ou laver. Il
ne peut être question ici de n'importe quelle nécessité, quelle contrainte,
mais seulement de tendances qui auraient tout aussi bien pu être annihilées
par les hasards de l'usage que rendues victorieuses par ses changeantes faveurs.
Plus nous descendons dans l'histoire d'une langue, pour arriver enfin aux
formations nouvelles des époques postérieures ou du temps présent, plus les
hasards enchevêtrés d'un long processus historique gagnent en importance, et
plus s'évanouit la force de la tendance primitive inhérente à l'élément
naturel pour faire place au caprice de ceux qui parlent ou qui écrivent. Car
une fois qu'un mot, en raison de l'usage populaire ou de l'emploi qu'en ont fait
des écrivains d'autorité, a été approprié à un cercle précis d'idées, il
reste désormais acquis à l'expression de ces idées. C'est ainsi que les mots
deviennent de plus en plus de simples signes conventionnels, des médailles
effacées, et dont l'empreinte originelle ne peut souvent être retrouvée et
renouvelée que par la perspicacité géniale des artistes en langage, et
surtout des poètes. Dans d'autres cas, un effluve de leur parfum d'autrefois
voltige encore autour de ces fleurs desséchées de la pensée, guide le
sentiment moins affiné du peuple et permet à celui-ci de les employer à
propos. Revenons à notre racine et à ses dérivés. Si l'un des derniers
dentifrices a reçu le nom de puritas, c'est uniquement en raison du bon
plaisir de son inventeur. Mais même dans le français peine et surtout dans
l'expression à peine, de même que dans le mot allemand Pein
(souffrance), il n'est plus possible de retrouver un vestige de la signification
primitive. Les Puritains anglais ont reçu ce nom parce qu'ils s'efforçaient de
rétablir les institutions ecclésiastiques dans leur forme originelle,
dépouillée de toutes les adjonctions ultérieures, dans leur pureté. La
nuance exprimée par la racine linguistique n'a eu, dans le choix de ce nom,
qu'une influence à peine sensible; mais elle a réagi ensuite d'une manière
tacite et inconsciente, puisque cette dénomination a été bientôt
transportée dans le domaine éthique, que l'on a commencé, et que l'on n'a
jamais cessé dès lors, de parler du puritanisme moral.
Mais l'argument tiré par Démocrite de la pluralité de sens de beaucoup de
mots est loin d'être toujours concluant, même dans les cas d'identité de
racines originelles et non dérivées; c'est ce que nous montrera l'exemple
auquel nous avons déjà eu recours. Quand nous soufflons quelque chose, ce
n'est pas toujours dans l'intention de nettoyer un objet; nous le faisons aussi
dans le but, ou - si notre action est instinctive ou involontaire - avec ce
résultat d'éloigner de nous un objet que nous trouvons laid ou répugnant. À
cause de cela, ce geste est devenu chez beaucoup de peuples, à ce qu'assure
Darwin (24), le symbole de la répugnance et du
mépris ; c'est pourquoi aussi les sons auxquels ce geste donne naissance, comme
le pfui des Allemands ou le pooh des Anglais et des naturels
australiens servent à exprimer par le langage ces sentiments de l'âme.
Pareillement, des mots grecs et latins qui désignent les mauvaises odeurs (pus,
putride, putréfaction, pyémie) sont empruntés à la même racine. Et comme la
source de formation des langues, pour ne plus couler que faiblement, n'est pas
encore complètement tarie, l'anglais commence à employer cette interjection
comme verbe ; aussi l'insulaire qui veut manifester un peu rudement ses doutes
sur la loyauté des intentions de son interlocuteur peut-il réunir les deux
significations fondamentales de ce geste et de ce son dans cette seule petite
phrase : « I pooh-pooh the purity of your intentions. »
Mais
si important que puisse être pour nous le début de cette grande controverse
sur l'origine du langage, plus importante encore est l'opposition qui s'y
révèle entre la nature et la convention. Cette opposition ne nous est plus
étrangère. Nous l'avons déjà rencontrée à propos de la théorie de
Leucippe et de Démocrite sur la perception sensible. Là nous avons appris à
voir dans l'idée de la convention le type du changeant, du subjectif et du
relatif, que l'on aimait à opposer à l'immuable constance du monde objectif.
Toutefois le véritable domaine de cette antithèse n'était ni celui de la
perception sensible, ni celui du langage, mais celui des phénomènes politiques
et sociaux. Le premier écrivain qui ait exprimé cette distinction fondamentale
passe pour avoir été Archélaos, le disciple d'Anaxagore (25).
Mais tout ce que nous savons avec certitude de cette face de son activité se
réduit à ceci : qu'il a traité, dans le sens de cette distinction, de la
beauté, de la justice et des lois et que, à ce propos, il a exposé la «
séparation » entre les hommes et les autres êtres vivants, et les débuts de
l'état social. Cette opposition n'est saisie qu'aux époques dans lesquelles
l'esprit critique a atteint un haut degré de développement. Partout où
l'autorité et la tradition exercent un pouvoir sans partage, les règles en
vigueur paraissent les seules naturelles ou, pour parler plus exactement, leur
relation avec la nature ne fait l'objet d'aucun doute, et même d'aucune
discussion. Le Mahométan auquel la révélation d'Allah, telle qu'elle est
exposée dans le Coran, apparaît comme l'autorité suprême et sans appel dans
toutes les questions de religion, de droit, de morale et de politique,
représente encore parmi nous, tel un fossile vivant, ce degré reculé de
développement intellectuel.
Deux grandes séries d'effets découlent de cette très importante distinction.
D'une part, elle fournit des armes pour la critique incisive et impitoyable à
laquelle elle soumet aussitôt les lois et les mœurs ; d'autre part, elle offre
une nouvelle norme, une norme suprême, pour la réforme à laquelle on tend
immédiatement dans les domaines les plus divers. L'équivoque que présente le
mot nature, les nombreuses interprétations qu'il permet, et dont on se rendait
compte à une époque plus basse dé l'antiquité, rendent cette norme
extrêmement vacillante et incertaine. Mais cette circonstance n'a fait
qu'accroître la tendance des Anciens à s'en servir; il leur était facile, en
effet, de comprendre sous cette formule vague et ,générale leurs aspirations,
leurs désirs les plus divers. Lorsque le poète Euripide s'écrie : « C'est la
nature qui l'a fait, la nature qui ne connaît pas de convention », il songe à
la puissance de l'instinct, qui se moque de toutes les conventions gênantes.
Mais quand il dit du bâtard : « Son nom est un opprobre, mais la nature est la
même », il parle de la condition réelle des hommes et veut faire entendre
qu'elle est indépendante des distinctions artificielles créées par la
société. Le rhéteur Alcidamas (IVme siècle) s'exprime d'une manière
analogue, mais non tout à fait identique dans son Discours messénien :
« La Divinité a fait tous les hommes libres ; la nature n'en a créé aucun
esclave (26) ». En écrivant cela, l'orateur
était hanté de l'idée d'un prétendu état naturel primitif, dans lequel
régnait l'égalité; générale ; peut-être aussi a-t-il songé à un droit
naturel fondé précisément sur cette croyance ou sur quelque autre, et qui
doit prévaloir sur toutes les institutions humaines.
Nous nous occuperons d'abord de l'emploi critique ou négatif qui fut fait de
cette distinction. En élargissant les notions qu'on avait sur les conditions
morales et politiques des diverses tribus, des diverses nations à diverses
époques, les études historiques et ethnographiques avaient fait comprendre
l'infinie variété des mœurs et des institutions humaines. On commença à
rapprocher, non sans plaisir, les contrastes les plus saisissants. Un genre
littéraire prit naissance, qui, dans l'antiquité, a atteint son apogée dans
l'ouvrage du gnostique syrien Bardesane (né vers 200 après J.-C.) Sur la
Destinée (27), et qui a trouvé de nombreux
partisans dans le siècle des Encyclopédistes. Hérodote se plaît déjà dans
de telles antithèses. Darius, nous raconte-t-il (28),
demanda aux Grecs qui vivaient à sa cour à quel prix ils consentiraient à
dévorer les cadavres de leurs pères. Ils répondirent qu'aucun prix ne serait
assez élevé pour les y décider. Alors le roi des Perses fit appeler les
représentants, en ce moment en son palais, d'une tribu de l'Inde dans laquelle
l'usage commandait ce qui, aux yeux des Grecs, était un sacrilège, et leur
demanda en présence de ceux-ci, par un interprète, à quel prix ils
consentiraient à brûler les cadavres de leurs pères. Ils poussèrent de
grands cris et prièrent le roi de ne pas même parler d'une telle horreur.
L'historien tire de là cette conclusion pratique remarquable : si l'on
présentait à l'ensemble des hommes toutes les coutumes existant n'importe où
en les invitant à choisir les plus belles, chaque peuple, après l'examen le
plus approfondi, choisirait celles qui existent déjà chez lui. Pindare,
ajoute-t-il, a donc eu raison de dire : « La convention règne sur tous les
hommes (29) ». La même pensée est plus
développée et avec plus de piquant encore dans un traité que l'on a attribué
avec probabilité à cette époque : « Si l'on ordonnait à tous les hommes de
réunir en un tas tous les usages qu'ils tiennent pour bons et nobles, et
ensuite d'y choisir ceux qu'ils considèrent comme mauvais et, honteux, il ne
resterait rien : tout serait distribué entre tous (30)
». Il n'est guère possible d'exprimer d'une manière plus précise et plus
claire cette pensée qu'aucune coutume, aucune institution, n'est assez vile ou
assez odieuse pour ne pas être tenue en grande considération dans quelque
fraction de l'humanité. Arrêtons-nous un instant à la conséquence
libératrice de ce point de vue relativiste. Nulle part elle ne se présente à
nous avec autant de force que dans les drames d'Euripide, le grand défenseur
des lumières. Nous avons déjà vu combien peu d'importance a pour lui la tache
de l'illégitimité de la naissance. Il ne se soucie pas davantage du stigmate
qu'imprimait l'esclavage à la créature humaine. Là encore, selon lui, ce
n'est qu'une affaire de nom et de convention, mais la nature elle-même n'est
pas en jeu. « Ce qui déshonore l'esclave, c'est le nom seul ; pour tout le
reste, un honnête serviteur ne le cède en rien à l'homme libre. » Même
sentiment en ce qui touche la haute naissance et la basse extraction. «
L'honnête homme est pour moi le gentilhomme ; mais quiconque ne respecte pas le
droit, eût-il pour père Zeus, et même un plus illustre, est pour moi du
commun. » Il s'en faut de bien peu que les barrières de la nationalité ne
soient aussi brisées, et que l'on ne voie apparaître l'idéal du
cosmopolitisme, que nous rencontrerons dans toute son ampleur chez les Cyniques.
Cet idéal a été entrevu par Hippias d'Élis, à qui Platon fait dire : «
Vous tous qui êtes présents, je vous regarde comme parents, comme frères et
comme concitoyens, - selon la nature, et en dépit de la convention. Car, selon
la nature, le semblable est parent du semblable ; mais la convention, ce tyran
de l'humanité, nous violente bien souvent contre la nature. (31)»
Si,
dans ce qui précède, on entend par nature l'instinct social et l'originelle
égalité, réelle ou prétendue, des hommes, la conception contraire ne pouvait
manquer de trouver, elle aussi, ses représentants. Le plus fort l'emporte sur
le plus faible; le mieux doué fait sentir sa supériorité à celui qui l'est
moins. Se pouvait-il que ce fait, surtout dans une société fondée sur la
conquête et sur l'esclavage, n'attirât pas l'attention et ne fût pas regardé
comme découlant de l'ordre naturel ? Souvenons-nous d'Héraclite et de sa
glorification de la guerre, « père et roi » de toutes choses, qui a séparé
les uns des autres non seulement les dieux et les hommes, mais encore les libres
et les esclaves (cf. p. 79). Le sage d'Éphèse a probablement été le premier
à comprendre clairement et à exalter l'immense signification qu'a la guerre ou
l'emploi de la force pour la fondation des États et pour la constitution de la
société. Nous rencontrerons chez Aristote une opinion analogue, mais moins
générale et troublée en outre par le préjugé nationaliste ; le grand
philosophe, en effet, essaye de fonder l'esclavage sur la nature ; il le défend
dans l'intérêt des esclaves eux-mêmes, qu'il juge incapables de se gouverner,
et combat ceux qui ne veulent y voir que l'effet d'une convention arbitraire.
Cette tendance avait-elle trouvé des représentants dans les lettres à
l'époque des « lumières »? Cela est incertain, et il semble que l'on doive
plutôt répondre par la négative que par l'affirmative. Platon lui-même, qui
lui est hostile, choisit pour la défendre, parmi les contemporains de Socrate,
non pas un écrivain ou un des maîtres de la jeunesse, mais un de leurs ennemis
les plus acharnés, un politicien pratique, qui ne veut rien être que pratique,
et qui nous est d'ailleurs inconnu, Calliclès (32).
Il lui fait défendre avec passion dans le Gorgias le droit du plus fort.
Calliclès s'en réfère à la domination que le fort exerce sur les failles; il
y voit un fait qu'il déclare fondé sur la nature et qu'il décore à cause de
cela du nom de « loi naturelle ». Et, dans sa bouche, la loi naturelle devient
aussitôt le « droit naturel », c'est-à-dire ce qui est naturellement juste.
Car, chose assez compréhensible en soi, reconnaître le fait naturel entraîne
facilement l'approbation de la conduite qui en découle ; et cette tentation
était fortement encouragée par la circonstance que les deux choses se
confondaient presque absolument dans l'opinion des Anciens, en un domaine au
moins, à savoir celui des relations internationales. On regardait en même
temps comme naturel et comme permis que les États puissants soumissent et
absorbassent les faibles.
Mais, dans le cas qui nous occupe, cette explication n'est certainement pas la
seule. Car, tout en s'autorisant, il est vrai, du droit de conquête aussi bien
que de l'exemple que nous donnent les animaux, Calliclès se sépare sur deux
points essentiels d'Héraclite aussi bien que d'Aristote. Il appelle de ses vœux
la soumission non pas d'une fraction, mais de l'ensemble de l'humanité, et ses
sympathies vont, sinon exclusivement, du moins pour la plus grande part, aux
forts et aux habiles plutôt qu'à la masse des faibles et des esprits épais.
Il prend parti pour le génie, pour le « surhomme », comme on aime à dire
aujourd'hui, contre la foule qui cherche à asservir son âme et à le rabaisser
au niveau de sa propre médiocrité. Il exulte à la pensée que l'homme de
génie, semblable à un lionceau à moitié dompté, se dresse tout à coup,
fièrement, dans la plénitude de sa force, « brise ses chaînes, secoue et
foule aux pieds toutes les paperasses, tout le fatras de formules et de
fantasmagorie sous lequel on prétendait l'accabler, et, par droit de nature,
veut être notre maître et non notre serviteur. » Ces discours trahissent le
plaisir esthétique que donne la force indomptable d'une puissante nature ; ils
expriment en outre le sentiment qui faisait dire au théoricien moderne de
l'absolutisme : « Le règne des plus puissants est l'éternelle ordonnance de
Dieu ». Mais, un peu plus loin, Platon fait soutenir à Calliclès une thèse
en contradiction moins brutale avec les institutions populaires : l'homme le
meilleur et le plus intelligent, dit-il, doit exercer la suprématie, non sans
doute, - puisque nous ne vivons pas dans un monde idéal - sans en retirer un
profit personnel. En d'autres termes, c'est aux plus capables, aux plus
qualifiés qu'appartient la plus grande influence, et, par cela même, les plus
hautes récompenses dans la vie politique. Toutefois, dans la suite du dialogue,
le caractère de Calliclès subit une étrange transformation. Le représentant
de ce culte des héros à la Carlyle, des théories politiques de Haller et du
principe des aristocraties pures devient tout à coup l'apôtre d'un évangile
de plaisir sans frein. Ce sentiment n'avait encore trouvé aucun défenseur à
cette époque; Platon nous le donne à entendre assez clairement par cette
remarque : « Tu dis là ce que les autres pensent, mais n'osent pas déclarer (33)
». Nous pouvons affirmer sans crainte que le poète-philosophe a amalgamé
cette doctrine avec d'autres, qui n'ont rien de commun avec elle, pour faire
paraître celles-ci sous un jour plus défavorable et plus odieux. D'autant plus
sincères doivent nous apparaître les éclats de colère de Platon contre le
joug d'une majorité niveleuse et du régime souvent si maladroit de la
démocratie, protestation bien compréhensible contre l'organisation politique
d'alors, aussi riche en ombres qu'en côtés lumineux, et qui prenait les formes
les plus diverses selon la diversité des tempéraments et des caractères. Les
uns étaient portés au culte des héros et faisaient d'Alcibiade leur modèle
et leur idole ; les autres penchaient à faire revivre des institutions
entièrement ou à moitié aristocratiques; Platon lui-même, qui haïssait du
fond du cœur la démocratie, prêchait le règne utopique des philosophes.
Ainsi la « nature » et le « droit naturel » étaient devenus, d'une part,
l'appui et le schiboleth d'une aspiration à l'égalité qui se transformait peu
à peu en cosmopolitisme, et, d'autre part, le cri de ralliement des partisans
de l'aristocratie et du culte de la personnalité marquante. Les deux tendances
présentaient un caractère commun : toutes deux visaient à déchirer les liens
dans lesquels la puissance de la tradition avait jeté les âmes des hommes.
Ici,
une double question se présente à nous. Jusqu'à quel point s'est étendue
cette diminution de l'autorité ? Et de quels effets a-t-elle été accompagnée
? À aucune de ces questions nous ne pouvons donner de réponse, même
approximative. Mais une chose, du moins, est claire : c'est qu'aucun domaine de
la vie ni de la foi ne resta à l'abri des attaques de la critique. La sceptique
curiosité de l'époque n'épargna pas même les dieux. Un poète dithyrambique,
Diagoras de Mélos (34), dont il ne nous est resté
que quelques vers pleins du plus grand respect pour la divinité, ayant été
victime d'une injure restée impunie, cessa de croire à la justice céleste. Il
a donné une expression à ce changement de dispositions dans un livre dont le
titre (Discours destructifs) nous fait pressentir les fureurs sacrilèges
de ce dévot devenu blasphémateur. Les doutes religieux de Protagoras,
exprimés sous une forme infiniment plus mesurée, nous occuperont plus tard, de
même que la théorie de Prodicos sur l'origine de la religion. Le trône
abandonné par l'autorité est assailli de toutes parts par la réflexion et la
raison. Toutes les questions relatives à la conduite de la vie sont discutées;
tout sans exception est soumis au jugement de l'intelligence. Non seulement les
écrivains philosophiques et les rhéteurs, mais les poètes et les historiens
nous étonnent par la subtilité de leurs arguments. La tragédie, qui, déjà
chez Sophocle, trahit par-ci par-là l'influence de l'esprit nouveau, devient
littéralement chez Euripide une arène de tournois intellectuels. Même
Hérodote qui, nous l'avons vu, était encore, en somme, pénétré des
sentiments d'un autre âge, se plaît à discuter les grandes questions qui
intéressent l'humanité avec une subtilité faite pour nous étonner. Le
problème du bonheur est soulevé par lui comme par Euripide, et tous deux le
traitent selon des méthodes foncièrement identiques (35).
Le premier, dans le dialogue de Solon et de Crésus, oppose le type abstrait de
l'homme comblé de richesses, mais malheureux à tous les autres égards, à
celui du pauvre à qui la destinée offre toutes ses autres faveurs; le second,
dans son Bellérophon, nous montre trois personnages, bien moins
artificiels, qui se disputent la palme du bonheur : l'homme de basse extraction,
mais riche ; le gentilhomme pauvre, et celui qui ne possède ni l'un ni l'autre
de ces avantages ; et, par une démonstration paradoxale, il nous apprend chue
c'est à ce dernier qu'est dû le prix de la victoire. Dans le passage où il
fait disputer trois nobles perses sur la meilleure forme de gouvernement,
Hérodote prête sans doute les plus forts arguments au défenseur de la
démocratie parce que celle-ci a ses préférences, mais il fait preuve d'un
certain degré de culture dialectique en plaçant dans la bouche des tenants de
la monarchie et de l'oligarchie des raisons qui ne sont point méprisables.
Aucun thème n'était discuté alors avec plus de passion que le problème de
l'éducation. Est-ce celle-ci ou sont-ce les dispositions naturelles, est-ce
l'enseignement théorique ou bien est-ce la pratique et l'habitude qui sont le
facteur le plus important ? Ces questions provoquaient l'intérêt le plus
soutenu, et on y donnait les réponses les plus diverses. Euripide qui, en cela
comme en tout, est accessible à des influences multiples, soutient que la «
vertu virile » peut s'enseigner, mais il n'insiste pas moins sur la nécessité
de s'habituer de bonne heure à tout ce qui est bien; une autre fois, il fait
dire à l'un de ses personnages : « Ainsi la Nature est tout, et c'est en vain
que l'éducation s'efforce de changer le mal en bien ». Le parallèle entre la
culture de l'esprit et celle des champs devient un des lieux communs de
l'époque : la nature du sol est comparée aux dispositions naturelles,
l'enseignement à l'ensemencement, le zèle de l'élève au travail acharné du
laboureur, etc. Dans cette comparaison, sur laquelle nous aurons à revenir à
l'occasion, on remarquera que les diverses thèses relatives à l'éducation,
primitivement séparées, ont été déjà fondues en un seul tout. D'ambitieux
projets de réforme furent aussi imaginés dans ce temps-là. Phaléas de
Chalcédoine (36), dans la seconde moitié du Vme
siècle, se déclarait en faveur de l'égalisation des fortunes, et faisait dans
ce but des propositions qui, il est vrai, ne visaient que la fortune
immobilière. La nationalisation de tout le travail industriel, c'est-à-dire
son exécution par des esclaves appartenant à l'État, formait un autre article
de ce programme de réformes. Un citoyen légèrement plus âgé, Hippodamos de
Milet, celui qui voulait des rues en ligne droite et se croisant à angle droit,
voulait aussi transformer radicalement la constitution des États. Il proposait
de répartir les citoyens en trois classes : les artisans, les agriculteurs et
les soldats. Un tiers seulement du sol devait être propriété particulière,
le second tiers devait être réservé au service des cultes et le troisième à
l'entretien des soldats. La cité, dans son ensemble, ne pouvait compter que dix
mille hommes, auxquels était attribuée l'élection des magistrats. La
fascination du nombre trois se manifestait aussi dans la division du code pénal
en trois sections : délits contre la vie, délits contre l'honneur, délits
contre la propriété, et dans celle des affaires administratives, qui devaient
former également trois groupes : affaires concernant les citoyens, affaires
concernant les orphelins, affaires concernant les étrangers. Pour la première
fois, nous voyons figurer dans ce projet l'idée que l'État doit conférer des
marques de distinction aux auteurs d'inventions utiles. Hippodamos a aussi été
le premier à réclamer la création d'une cour d'appel et l'acquittement des
accusés ab instantia ; enfin il proposait, mais en cela Aristote lui dénie le
mérite de l'originalité, que les enfants des soldats morts à la guerre
fussent élevés aux frais de l'État. Toutefois, les disciples de Socrate
devaient dépasser de beaucoup toutes ces hardiesses ; c'est dans leur cercle
qu'allaient prendre naissance les doutes qui sapent les bases de l'ordre social
existant encore aujourd'hui.
Mais, abstraction faite des conséquences extrêmes que Platon et les Cyniques
devaient faire sortir de la souveraineté de la Raison, il reste assez, dans ce
que nous venons de mentionner, pour nous rappeler le radicalisme de la
Révolution française. Cependant on ne peut méconnaître une différence
importante. L'époque de l'émancipation grecque n'a vu se produire aucune
tentative sérieuse pour mettre ses théories en pratique. A cet égard, voici
un parallèle tout à fait typique. À Paris, la déesse Raison a été l'objet
d'un culte, éphémère il est vrai, mais qui n'en a pas moins été réel.
L'Athènes de l'époque qui nous occupe a connu aussi cette déesse, mais au
théâtre seulement, dans la scène où Aristophane, persiflant Euripide, le
fait prier ainsi : « Écoute-moi, Raison, et vous, organes de l'Odorat (37)
». Les autres doctrines radicales de ce temps n'ont pas davantage essayé de
sortir de l'ombre des bibliothèques et des écoles pour entrer dans. le domaine
de la réalité. Mais rien ne serait plus faux que de vouloir conclure de là au
peu d'intensité du radicalisme antique. L'histoire du Cynisme nous montrera
qu'il n'a pas manqué d'individus pour prendre au grand sérieux les théories
qui rompaient le plus violemment avec la tradition. Nous verrons d'ailleurs que
l'influence indirecte du radicalisme philosophique a été extrêmement grande
sur le développement de la civilisation aux siècles suivants. Si cependant,
tout bien considéré, la philosophie, tout en étant un puissant ferment de vie
intellectuelle, n'a pas exercé son influence directement sur les faits, c'est
essentiellement par suite des circonstances que nous allons énumérer. La
situation économique d'alors - bien différente de celle que devait présenter
Sparte au IIIme siècle - était pour le moins tolérable pour les masses; sans
doute, il se produisait assez souvent de violents conflits, mais ils ne
différaient pas essentiellement des luttes de classes des siècles précédents
; la surprenante acuité qu'ils prirent dans le cours de la guerre du
Péloponnèse fut provoquée par les conjonctions passagères qui se
produisirent dans le ciel politique. La religion était assez souple pour
s'accommoder des immenses changements survenus dans le monde de la pensée.
Enfin, le caractère national des Grecs, et spécialement celui des Athéniens,
avait une répugnance instinctive pour tout ce qui sentait la hâte et la
précipitation, un sentiment du tact et de la mesure très favorable au
développement régulier des institutions. Ces remarques nous paraissent
répondre d'une manière suffisante, pour le moment du moins, aux questions que
nous avons soulevées plus haut. Avant de poursuivre notre étude sur ce point,
il est nécessaire d'envisager quelques-unes des figures les plus marquantes de
ce grand mouvement intellectuel, rhéteurs et instituteurs de la jeunesse,
poètes et historiens.
(01) Diog.
Laërce parle de lui, IV ch. 9, d'une manière très insuffisante, mais cite son
prologue. Fragments dans Schorn (voir note sur Anaxagore) et dans Fr.
Panzerbieter; Diogenes Apolloniates, Leipzig 1830; cf. en outre, à son
sujet, Chr. Petersen, Hippocratis nomine quae circumferuntur scripta,
etc. (Hambourg, Gymn-Progr. 1839), le travail déjà cité de Diels sur Leucippe
et Démocrite, ses essais sur Leucippe et Diogène d'Apollonie (Rhein. Mus.,
XLII 1 sq.) et Ueber die Excerpte von Menons Iatrika (Hermès, XXVIII 527
sq.). Le témoignage capital est celui de Théophraste (Doxogr., 477, 5).
(02) Sur
le texte de ce passage légèrement corrompu, cf. nos Beitr. z. Kritik u.
Erkl., etc., I 139 (= 271, Wiener Sitz.-Ber. 1875).
(03) Simplicius,
auquel nous devons de nouveau presque tous les fragments, n'a pas lu la Théorie
du Ciel (metevrologÛa)
ni le traité perÜ ŽnyrÅpou fæsevw,
mais les a seulement trouvés mentionnés dans l'oeuvre principale de Diogène (Phys.,
I 4, p. 151, Diels).
(04) La
remarque sur Homère se trouve dans Philodème, De la Piété, p. 70 de
mon édition. Dümmler cherche à prouver, Akademika, 113, que les
Stoïciens dépendent de Diogène « dans leur théorie de la perception et
aussi dans leur... embryologie ». Le même auteur (ibid. 225) et Weygoldt (Archiv,
I 161 sq.) étudient les rapports de Diogène avec quelques traités de la
collection hippocratique.
(05) Au
sujet de la critique à laquelle Théophraste a soumis la psychologie de
Diogène, voir de Sensibus, 39 sq. (Doxogr., 510 sq.). Le vers des Nuées
(828 Meineke, répété 1472), est le suivant : DÝnow
basileæei ton DÛ' ¤jelhlakÅw; cf. en
outre 380 sq.
(06) Fragments
des Panñptai
dans Kock, attic. Comic. Fragmenta, I 60 sq. - Le fragment qui se trouve
dans les Scolies genevoises de I'Iliade, éd. Nicole, Genève 1891, I 198,
représente l'opinion, alors très répandue, que l'eau de toutes les sources et
de tontes les fontaines provient de la mer. Cf. à ce sujet Diels dans les Berl.
Sitz.-Ber., 1891, 575 sq. (Ueber die Genfer Fragmente des Xenophanes und
Hippon). La remarque d'Aristote se trouve à Métaph., I 3 et de
Anima, 1 2.
(07) Ma
propre manière de voir repose sur la combinaison de la remarque d'Aristote, Mét.,
I 3, du commentaire d'Alexandre sur ce passage (p. 21, 17, Bonitz) et
d'Hippolyte I 16 (Doxogr., 566, 20). L'indication instructive de ce dernier nous
permet de faire entrer Hippon dans le mouvement éclectique de l'époque, tandis
que la sèche et par trop concise déclaration d'Aristote faisait voir en lui un
adepte étrangement attardé de Thalès.
(08) Sur
Archélaos, cf. Diog. Laërce II ch. 4; en outre Théophr., dans les Doxogr,,
479 sq., Aétius (ibid.) et Hippolyte, I 9 (ibid. 563).
(09) L'interprétation
allégorique à laquelle Métrodore soumettait Homère, je l'ai retrouvée en me
basant sur la courte remarque du lexicographe Hésychius:ƒAgam¢mnvn
tòn aÞy¡ra Mhtrñdvrow ŽllhgorikÅw,
dans les Vol. Hercul. coll. altera, VII 90 (communiquée d'abord dans
l'Academy du 15 janv. 1873.
(10) Hist.
du Peuple d'Israël, V 349.
(11) Sur
Théagène et ses successeurs, cf. Bergk, Griech. Litt-Gesch., I 264 et
891. L'apologie de Théagène est mentionnée dans une scolie à Iliade, XX 67.
Ce personnage, dont l'acmé (ou la naissance : gegonÅw!)
est placée par Tatien, adv. Graec., c. 48, à l'époque de Cambyse,
c.-à.-d. entre 529 et 522, était par conséquent aussi près de Xénophane au
point de vue du temps qu'à celui de l'espace. Nous avons déjà parlé de la
part de Démocrite à l'interprétation allégorique ; quant à celle
d'Anaxagore, elle est attestée par une tradition dont Diog. Laërce (II 11)
s'est fait l'écho, et que l'on a suspectée sans aucune raison.
(12) Dans
ce chapitre et dans le suivant, j'ai reproduit quelques parties d'un ancien
essai : Die griechischen Sophisten (Deutsche Jahrb., f. Politik u.
Litteratur, avril 1863), en partie telles quelles, en partie avec des
adjonctions ou des corrections.
(13) Au
sujet de l'invasion des cultes étrangers, cf. M. Clerc, les Métèques
Athéniens, Paris 1893, 118 sq. Sur l'affection des Athéniens pour les
étrangers et pour leurs dieux, Strabon, X 3, 18, p. 471. Cf. Foucart, Les
associations religieuses chez les Grecs, Paris 1873, p. 57.
(14) La
question de savoir quand s'est exercée l'activité de Charondas a été
étudiée récemment par Busolt, Griech. Gesch., 1279, note 1, qui n'est
malheureusement pas arrivé à une solution définitive. Aristote parle de
Charondas, Polit., II 12. Au sujet de sa loi sur la tutelle, cf. Diodore,
XII 15.
(15) Sur
l'art de la Cuisine, de Mithaikos, voir Platon, Gorgias, 518 c.
Athénée, I p. 5 b, nous a conservé quelques passages d'un traité versifié
de Philoxène de Leucade sur cet art. Les livres de Démocrite Sur la
Tactique et le Maniement des Armes sont mentionnés dans le catalogue de ses
ouvrages, Diog. Laërce, IX 48; au même endroit sont cités ses écrits Sur
la Peinture et l'Agriculture. (Les doutes de Gemoll sur l'authenticité de
ce dernier ouvrage, Untersuchungen über die Quellen... der Geoponica,
Berlin 1883, p. 125, me paraissent tout à fait sans fondement.) La Diététique
d'Hérodikos de Sélymbria est mentionnée à plusieurs reprises par Platon,
dans les traités hippocratiques, dans Galien. etc., et enfin dans le papyrus de
Londres. Xénophon parle de Simon comme d'un prédécesseur dans son petit
ouvrage perÜ ßppik°w.
Un fragment étendu en a été étudié par W. Oder dans le Rhein. Mus.,
51, p. 67-69. Lasos d'Hermione, qui vivait à la cour des Pisistratides, est
nommé par Suidas comme le plus ancien théoricien de la musique. Il me paraît
hors de doute, surtout d'après les citations de Philodème (cf. mon essai Zu
Philodems Büchern von der Musik, Vienne 1885, 10) que Damon, dont la
personnalité et la signification sont généralement connues, a également
écrit sur la musique. La réserve de Bücheler (Rhein. Mus., XL 309 sq.)
ne peut guère être maintenue en présence de ces passages. Il sera question
plus loin d'Hippias. Au sujet du peintre Agatharchos, qui a écrit sur la
décoration scénique, cf. la préface de Vitruve à son 1. VII (où il est
aussi question d'Anaxagore). Sophocle a perfectionné la technique de la scène,
et écrit dans tous les cas sur le choeur (Suidas s. v.). Au sujet du Canon de
Polyclète, cf. Galien, de Hippocr. et Plat. placitis, V 458 Kühn ; un
petit fragment en a été conservé par Philon, Mechanic. syntaxis, éd.
Schône, IV 50, 5 sq. Une bibliothèque sur l'art de la divination, assez
considérable à ce qu'il semble, est mentionnée par l'orateur Isocrate, Orat.,
19, 5. Aristote traite d'Hippodamos de Milet, Pol., II 8. Aux écrits
spéciaux appartiennent aussi les manuels de mathématiques, d'astronomie et de
rhétorique, dont il n'est pas fait ici de mention particulière.
(16) Voir
le frg. 6 de Moschion dans Nauck, Trag. graec. Fragm., 2e éd., p. 812.
Le grand fragment du Sisyphe de Kritias se trouve dans le même ouvrage,
p. 771. L'écrit de Protagoras Sur l'Etat primitif est mentionné par
Diog. Laërce IX 55. L'imitation de Platon se trouve dans son Protagoras,
320 c sq.
(17) Voir
l'introduction à la traduction allemande du Troisième Voyage de Cook, V 67 sq.
de l'éd. de Gervinus.
(18) Traités
de Locke On civil government, dans le quatrième vol. de ses Œuvres
complètes. Passages essentiels, pp. 398, 400, 405. A page 398, cette
remarquable déclaration : « So at best an argument from what has been to what
should of right be has no great force ».
(19) Le
Defensor pacis, de Marsilius de Padoue, a été publié en manuscrit en
1346; mais ce livre a été néanmoins terminé avant le 11 juillet 1324; cf. O.
Lorenz, Deutschlands Geschichtsquellen im Mittelalter, 3e éd., II 349.
On lit au ch. XII cette phrase mémorable : « Convenerunt enim homines ad
civilem communionem propter commodum et vitae sufficientiam consequendam et
opposita declinandum ». Et cette autre encore : « Quia... nemo sibi scienter
nocet aut vult iniustum, ideoque volunt omnes aut plurimi legem convenientem
communi civium conferenti » (ce dernier mot dans le sens du grec sumf¡ron
= utilité). - Sur les anciennes formes médiévales de la doctrine du contrat
social, cf. H. v. Eicken, Gesch. und System d. mittelalterl. Weltanschauung,
356 sq. - Fréd. Gentz écrivait encore : « Le contrat social est la base de la
science politique générale » (cf. John Austin, The province of
jurisprudence, 2e éd., I 310), mais il ajoutait à sa phrase ce correctif :
« Le contrat originel n'a... nulle part été réellement conclu'». (Bieter's
Berlin. Monatsschrift 1793, p. 537.) On peut considérer comme dernier
représentant de la théorie du contrat originel - déjà fortement modifiée -
Karl Welcker, mort en 1869; cf. Bluntschli, Gesch. d. allg. Staatsrechts,
p. 538.
(20)
Platon, Rép., II 358 e. - Epicure, dans Diog. Laërce, X 150, et
Lucrèce, V 1017 sq. et 1141 sq.
(21) J.- S. Mill, Essays on some unsettled
questions on political economy, Londres 1844, p. 157.
(22) Voir Héraclite, frg. 66, Byw. - Les
arguments de Démocrite sont cités par Proclus dans son commentaire au Cratyle
de Platon, p. 6 de l'éd. de Boissonade..
(23) Le passage. essentiel d'Epicure se
trouve dans Diog. Laërce, X 75 sq. À part Lucrèce, V 1026 sq. Bernays, et
Origène, Contra Celsum, p. 18 sq., Spencer, voir surtout maintenant la
pierre d'Œnoanda dans le Bull. de Corr. hellénique, 1892, p. 43 sq et
1897, p. 346 sq.
(24) Darwin, The Expression of the emotions,
258 et 261 sq.
(25) Cf. outre Diog. Laërce, II ch. 4,
Hippolyte, I 9 (Doxogr., 564, 6 sq.).
(26) Euripide, frg. 920 et 168. Alcidamas, Oratores
attici (éd. de Zurich), II 154.
(27) Extraits dans Eusèbe, Prep. evang.,
VI 10. Texte syriaque dans le Spicilegium Syriacum de Cureton. À la
même catégorie appartient aussi le fragment publié dans The Flinders
Petrie Papyri, I n° 9 (Dublin 1891).
(28) Hérodote, III 38. Remarquez aussi le
soin avec lequel l'historien fait ressortir jusque dans le plus petit détail le
contraste entre les moeurs égyptiennes et les grecques. II 35. Une tendance
analogue et fortement marquée caractérise les descriptions d'un voyageur du
moyen âge, John de Maundeville.
(29) Le fragment de Pindare se trouve dans
Bergk, Poetae. Lyr. Gr., 4e éd., I 439.
(30) Cette citation est empruntée à ce que
l'on nomme les Dial¡jeiw.
écrites en dialecte dorien (Opusc. moral., colla Orelli II 216= Mullach Fragm.
phil. Gr., I 546 b, édités à nouveau par E. Weber dans les Philolog. hist.
Beiträge für Curt Wachsmuth, 53 sq.). Cf. à ce sujet Rohde, Kl.
Schriften, 1 327 sq., Dümmler, Akademika, 250, ainsi que mes
remarques dans la Deutsche Litt. Zeitung, 1889, col. 1340.
(31) Euripide,
Ion, 854 sq., et frg. 336. - Hippias, dans Platon, Protag., 337 c.
(32) Ce
que nous avons dit de l'affinité de la doctrine représentée par Calliclès
avec des pensées d'Héraclite est appuyé par l'écho direct qui se trouve dans
le Gorgias, 490 a : poll‹kiw ra
eåw fronÇn murÛvn m¯ fronoæntvn kreÛttvn ¤stÜn,
et plus loin : eÞ õ eåw tÇn murÛvn
kreÛttvn du frg. 113 d'Héraclite :
eåw ¤moÜ mærioi, ¤Œn ristow  ,
écho qui d'ailleurs n'a pas laissé d'être remarqué déjà dans l'antiquité.
Cf. Olympiodori Scholia in Plat. Gorg., p. 267, éd. Jahn, dans Jähns
Jahrb., XIV, vol. suppl., Leipz. 1848. Bergk, Gr. Litt. Gesch., IV
447, conjecture que Calliclès est un masque transparent de Chariclès,
oligarque bien connu de ce temps-là. Cela n'est guère probable. Cette légère
modification de nom n'eût servi à rien, puisque nombre de traits renseignent
sur la personnalité de cet homme (voir notamment 487 c), lesquels, s'ils ne
s'appliquaient pas à l'original, eussent été de mauvais goût, et, dans le
cas contraire, eussent déjoué le dessein de Platon. Calliclès apparaît comme
un ennemi des sophistes dans le Gorgias, 520 a, où à cette question; : oékoèn
Žkoæeiw toiaèta legñntvn tÇn faskñntvn paideæein ŽnyrÅpouw eÞw Žret®n;
il répond : ¦gvge. ŽllŒ tÛ ’n
l¡goiw ŽnyrÅpvn p¡ri oédenòw ŽjÛvn;
(33) Les
passages cités du Gorgias se trouvent à 483 e et 492 d. Le mot
intercalé entre les deux sur la domination des plus puissants est de Haller,
auquel Hegel, dans sa Rechtsphilosophie (Ges. Werke, VIII 317)
réplique avec autant de vivacité que d'esprit.
(34)
Nous possédons de Diagoras de Mélos cinq vers empruntés à deux poèmes
différents (Philodème de la Piété, p. 85 de mon édition) et de plus
(ibid.) le titre d'un troisième poème. Ces vers sont empreints des
sentiments les plus pieux, et semblent donner crédit à l'anecdote rapportée
par une scolie d'Aristophane (Nuées, 830, Mein.), par Sextus Empiricus (ad.
Math., IR 1, 53 = 402, 17 sq. Bekker) et par Suidas, s. v. Diagoras.
Celui-ci, devenu victime d'une injustice restée impunie, aurait perdu sa
croyance aux dieux et à la Providence. De ses écrits en prose, nous
connaissons deux titres, les ŽpopurgÛzontew
et les Frægoi lñgoi
(Suid., Tatien Or. ad Gr., ch. 27), qui désignent probablement un seul
et même ouvrage. Il semble y avoir raillé la foi aux mystères et exposé la
doctrine théologique à laquelle on donna plus tard le nom d'évhémérisme.
(Pour plus de détails, voir Lobeck, Aglaophamus, 370 sq.). La seule
indication chronologique précise à son sujet nous est fournie par Diodore
(XIII 6) qui noms dit qu'en 415/4 les Athéniens, vivement excités par le crime
des Hermocopides, mirent sa tête à prix. Cela n'est pas contredit par
l'allusion renfermée dans le discours du Pseudo-Lysias contre Andocide, lequel,
d'après Blass, Att. Beredsamkeit, 2e éd., I p. 562, fut composé en
399. Il est plus difficile de concilier avec cela l'allusion d'Aristophane, Nuées,
830, Mein., d'après laquelle l'impiété du poète était déjà notoire en 423
(ou en 418). Tout à fait déconcertante est l'indication de Suidas, qui place
son acmé à la 78me Olympiade, et le fait en même temps tirer de l'esclavage
par Démocrite, qui n'était pas encore né à cette date! Eusèbe n'est non
plus d'aucun secours, car une fois il met Diagoras au nombre des
philosophes-naturalistes, une autre fois, il le met en relation avec le poète
lyrique Bacchylide, plaçant son acrnè tantôt à la 75me, tantôt à la 78me
Olympiade (Chron., II 102 sq. Schöne). Mentionnons en passant l'anecdote
que rapporte Cicéron de Nat. D., III 37, et que Diog. Laërce, VI 59, ne
sait s'il doit attribuer à Diagoras ou à Diogène le Cynique. N'oublions pas
non plus les amusantes contradictions dans lesquelles s'empêtre Cicéron (loc.
cit. comparé avec de N. D., I 1 et I 42). - Cette question de date a
été discutée dernièrement par v. Wilamowitz (Textgeschichte der griech.
Lyriker, Abbandlungen der Gôttinger Gesellsch. d. Wiss. N. F., IV, 3, 80
sq.).
(35) Hérodote,
I 32. Euripide, frg. 285. En outre, Hérod., III 80 sq.; Euripide, frg.
810; Suppliantes. 911 sq. Nanek et frg. 1027. - Comparaison de la culture
de l'esprit avec celle de la terre dans le pseudo-hippocratique Nñmow
(IV 640, Littré), et dans Antiphon le Sophiste, frg. 134 Blass. Les
dispositions naturelles, l'éducation, la connaissance, l'exercice ont déjà
l'air de pièces de monnaie effacées par l'usage dans Thucydide, I 121, 3. Les
opinions de Protagoras sur ce sujet nous occuperont plus tard. Culture et
dispositions naturelles sont déjà réunies par l'auteur de l'écrit
pseudo-hippocratique Sur l'Art (VI 16 L.). Voir en outre Démocrite (?) frgm.
mor., 130 et 133, Mullach, que l'on peut rapprocher du frg. trag. adesp.,
516, et de Critias, frg., 6, Bergk. Echos de toutes ces discussions dans
Isocrate, Orat., 13, 17 sq., et dans Platon, Phèdre, 269 d.
(36) Phaléas
de Chalcédoine : Arist., Polit., II 7. Son époque peut être
déterminée approximativement par le fait qu'il était plus jeune qu'Hippodamos
(qui prÇtow tÇn m¯ politeuom¡nvn
¤nexeÛrhs¡ ti perÜ politeÛaw eÞpeÝn t°w ŽrÛsthw,
loc. cit. c. 8) et qu'il est évidemment plus vieux que Platon. Dans l'analyse
que fait Aristote de l'idéal politique d'Hippodamos, je ne puis rapporter
qu'aux lois pénales les mots : Õeto d'
eàdh kaÜ tÇn nñmvn eänai trÛa monñn: perÜ Ïn gŒr aß dÛkai gÛnontai,
trÛa taèt' eänai tòn Žriymñn: ìbrin bl‹bhn y‹naton,
non seulement parce que aß dÛkai suggère
cette interprétation, et que les trois catégories indiquées ne peuvent servir
de base qu'à une division du droit pénal, mais encore parce qu'Hippodamos,
bien loin de supprimer ou de limiter les lois en vue du bien public, les a bien
plutôt étendues au delà de la mesure habituelle. Et, à part cela, quelle
place resterait-il autrement pour les lois constitutionnelles, administratives
et civiles ? Aristote emploie également le mot nñmoi
dans un sens ainsi limité au passage où il appelle Pittacos et, en termes à
peu près pareils, Dracon, auteurs nñmvn
Žll' oé politeÛaw (Pol., II 12),
Ce que le mot mñnon,
dans la citation plus haut, doit exclure, nous ne le savons pas; peut-être ces
parties du droit criminel dans lesquelles les victimes - ou encore les coupables
- ne sont pas des êtres humains ?
(37) Dans
les Grenouilles, v. 892 sq., Meineke :
aÞy¯r ¤mòn bñskhma kaÜ glÅsshw strñfigj
kaÜ jænesi kaÜ mukt°rew ôsfrant®rioi,