Dante

DANTE

 

L'ENFER

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Œuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

 

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ARGUMENT DU CHANT XXVI

Les deux poètes sont arrivés au huitième bolge; ils y voient briller une infinité de flammes dont chacune enveloppe, comme un vêtement, un pécheur qu'elle dérobe à la vue. C'est ainsi que sont punis les fourbes, mauvais conseillers, instigateurs de perfidie et de trahison. Une de ces langues de feu, se partageant comme en deux branches vers son extrémité, renferme deux ombres à la fois, celle d'Ulysse et celle de Diomède. A la prière de Virgile, Ulysse raconte ses courses aventureuses, son naufrage et sa mort.

CHANT VINGT-SIXIÈME

Tu peux te réjouir, glorieuse Florence,
Sur la terre et la mer ton aile plane immense,
Et ton nom se répand jusqu'au fond de l'Enfer !

Parmi ces hauts larrons qu'a frappés l'anathème,
J'en ai vu cinq des tiens : j'en ai rougi moi-même,
Et toi, de cet honneur, mon pays, es-tu fier ?

Mais, j'en crois du matin les songes infaillibles,[1]
Bientôt tu sentiras l'effet des vœux terribles
Que Prato, Prato même a formés contre toi.
[2]

Justice inévitable et déjà bien tardive !
Puisqu'elle doit frapper, plaise à Dieu qu'elle arrive !
Avec l'âge, le coup sera plus lourd pour moi.

Nous partîmes alors, et contraints de reprendre
Le rocher qui servit d'escalier pour descendre,
Mon guide remonta, m'entraînant avec lui.

Et poursuivant ainsi le chemin solitaire
Par les aspérités du rocher circulaire,
Pour dégager le pied, la main servait d'appui.

J'étais triste, et mon âme est encore assiégée
Par ces poignants tableaux qui l'avaient affligée,
Et je dompte mon cœur autant que je le peux,

Pour marcher dans la voie où la vertu me guide,
Et ne pas m'envier, en perdant son égide,
Les dons reçus du Ciel ou de mon astre heureux.

Ainsi qu'un villageois couché sur la colline,
Quand le soleil d'été, qui sur le mont décline,
A dardé plus longtemps ses rayons bienfaisants,

A l'heure où le cousin vole seul et murmure,
Au milieu des épis et de la vigne mûre,
Voit en foule à ses pieds briller les vers luisants :

Ainsi, quand du rocher mon pied toucha la cime,
J'aperçus mille feux ; tout au fond de l'abîme
Dans la huitième fosse ensemble ils éclataient.

Tel, celui dont les ours vengèrent la querelle[3]
Vit fuir le char d'Élie à la voûte immortelle, »
Quand les chevaux de feu vers le ciel l'emportaient :

Son œil qui le suivait, perdu dans l'atmosphère,
N'aperçut bientôt plus qu'une flamme légère,
Comme un faible nuage égaré dans le ciel ;

Tel, dans ce gouffre ouvert où le regard se noie,
Je voyais se mouvoir, en me cachant leur proie,
Ces feux qui recelaient chacun un criminel !

Je penchais pour mieux voir et le corps et la tête;
Ma main seule du roc tenait encor l'arête
Et m'empêchait de choir dans le gouffre béant.

Et mon guide, observant ma pensée attentive,
Me dit : « Dans chaque flamme est une âme captive ;
C'est un habit de feu qui recouvre en brûlant. »

— « O mon maître, ta voix confirme, répondis-je,
Le soupçon que j'avais déjà de ce prodige,
Déjà je m'apprêtais même à te demander

Quel est ce feu qui là s'élève et se partage,
Comme sur le bûcher où, ranimant leur rage,
Deux frères ennemis ne purent s'accorder
[4] ? »

Il me dit : « Cette flamme, ineffable supplice,
Enferme dans son sein Diomède avec Ulysse,
Unis dans le forfait, unis dans le tourment.

Perfides tous les deux, ils payent dans la flamme
Leur fourbe, et ce cheval qui, funeste à Pergame,
Fut du monde romain le premier fondement.

Ils y pleurent la ruse avec Achille ourdie
Dont morte les accuse encor Déidamie,
Et du Palladium le rapt audacieux. »

— « O maître, dis-je alors, si ces illustres âmes
Peuvent se faire entendre au travers de leurs flammes,
Qu'une prière en vaille un millier à tes yeux !

Ah ! par grâce, attendons ! souffre que je m'arrête
Jusqu'à ce que la flamme élève ici sa tête.
Vois, le désir me tient penché vers ces héros !»

Il me dit : « Ta prière est bien digne sans doute
D'être prise en faveur, et ton maître l'écoute ;
Mais garde le silence et te tiens en repos.

Laisse-moi leur parler; au fond de ta pensée
Je sais lire, et peut-être à ta voix empressée,
Étant Grecs, ils feraient un accueil méprisant, »

Le feu montait toujours, et quand durent paraître
L'endroit et le moment propices à mon maître,
Je l'entendis qui prit la parole en disant :

— « Vous qu'une même flamme enveloppe et dévore,
Si je vous ai servis quand je vivais encore,
Et fait sur vos tombeaux quelques myrtes fleurir,

Alors que j'écrivis mon immortel ouvrage,
Arrêtez ! qu'un de vous dise sur quel rivage,
Artisan de sa perte, il est allé mourir ! »

Alors le plus grand bras de la flamme coupable
Vacille et fait entendre un murmure semblable
Au sifflement du feu tourmenté par le vent.

Puis voici que sa crête en tous sens se promène,
S'élevant, s'abaissant comme une langue humaine
Et profère ces mots exhalés sourdement :

— « Loin des bords appelés Gaëte par Énée
Lorsque je pris la fuite après plus d'une année
Et rompis de Circé le filet enchanteur;

Ni le doux souvenir d'un fils, ni mon vieux père,
Ni l'amour qu'attendait l'épouse toujours chère,
Qui seul de Pénélope aurait fait le bonheur ;

Rien ne put vaincre en moi cette ardeur sans seconde,
Qui me brûlait de voir et d'étudier le monde
Et l'homme et ses vertus et sa perversité.

Et sur la haute mer tout seul je me hasarde
Avec un seul navire et cette faible garde.
Qui partagea mon sort et ne m'a point quitté.

J'ai vu battant les flots dans tous les sens, l'Espagne,
Les côtes du Maroc et l'île de Sardagne,
Tous les bords que la mer baigne de vertes eaux.

Nous étions, mes amis et moi, brisés par l'âge,
Quand nous vînmes enfin à cet étroit passage,
Où le divin Alcide érigea ses signaux,

Afin d'arrêter l'homme en sa course indocile.
A ma droite, pourtant, je laissai fuir Séville;
A ma gauche, Ceuta fuyait dans le lointain.

Malgré tous les périls et les destins contraires
Nous touchons l'Occident, m'écriai-je, ô mes frères !
Pour un reste de vie éphémère, incertain,

Quand vos yeux pour toujours vont se fermer peut-être,
Ne vous ravissez pas ce bonheur de connaître
Par delà le soleil un monde inhabité !

Vous êtes, songez-y, de la race de l'homme !
Non pour vivre et mourir comme bêtes de somme,
Mais pour suivre la gloire et pour la vérité ! »

Cette courte harangue allume leur courage;
Ils brûlent d'accomplir jusqu'au bout leur voyage,
Et pour les arrêter il eût été trop tard.

Et, la poupe tournée au levant, nous voguâmes,
Effleurant l'onde à peine et volant sur nos rames,
Poussant vers l'Occident notre voile au hasard.

Déjà, de l’autre pôle où s'égarent nos voiles
La nuit a déployé sur son front les étoiles ;
Le nôtre à l'horizon déjà fuit et décroît.

Cinq fois mourait, cinq fois s'allumait dans la brune
Cette pâle clarté qui tombe de la lune,
Depuis que nous étions entrés dans le détroit,

Lorsque nous apparut, à travers la distance,
Une montagne obscure encore, mais immense
[5] ;
Jamais je n'avais vu mont si grand ni si beau.

Mais notre courte joie en des larmes se change :
Soudain du Nouveau-Monde un tourbillon étrange
S'élève et vient au flanc frapper notre vaisseau,

Trois fois le fait tourner en amoncelant l'onde,
Puis soulève la poupe, et dans la mer profonde
Fait descendre la proue au gré d'un bras jaloux,
[6]

Jusqu'à ce que la mer se referme sur nous. »


 

ARGUMENT DU CHANT XXVII

Ulysse s'éloigne; une autre ombre du même bolge s'avance en gémissant, emprisonnée également dans une flamme. C'est le fameux comte Guido de Montefeltro. Il interroge Dante sur le sort de la Romagne, sa patrie, et lui fait le récit de ses fautes qu'il expie si cruellement dans le bolge des mauvais conseillers.

CHANT VINGT-SEPTIÈME

La flamme, à ce moment, se dressant immobile,
Achevait de parler, sans que mon doux Virgile
La retînt davantage, et de nous s'éloignait,

Quand une autre à son tour derrière elle venue,
Vers sa pointe nous fit tous deux tourner la vue ;
Un son vague et confus vers nous s'en exhalait.

Ainsi que ce taureau du tyran de Sicile,
(Dieu juste !) où le premier fut enfermé Pérille,
[7]
Qui du monstre brûlant fut l'exécrable auteur :

La voix du patient mugissait si terrible
Dans les flancs du taureau, que l'airain insensible
Semblait être vivant et percé de douleur.

Ainsi, ne trouvant pas de passage et d'issue,
La misérable voix dans le feu contenue
Avec le bruit du feu se confondait d'abord.

Mais enfin, se frayant un chemin, la pauvre âme
Pousse un son qui s'exhale au travers de la flamme ;
Sa langue fait vibrer la cime qui se tord ;

J'entende alors ces mots : « C'est toi que je supplie,
Qui parlais à l'instant la langue d'Italie,
Qui disais : Va, c'est bien, je sais tout maintenant !

Quoique j'arrive tard, pour moi, par complaisance
Arrête, et cause encor sans trop de répugnance ;
Vois, je m'arrête bien, et je brûle pourtant.

Ne fais-tu que de choir au monde sans lumière,
O citoyen venu de cette douce terre
D'où moi je traîne ici tous mes péchés passés?

A-t-on, dis-moi, la paix ou la guerre en Romagne?
Car je suis né tout près d'Urbain, dans la montagne
D'où le Tibre jaillit et coule à flots pressés. »

J'écoutais attentif en inclinant la tête,
Quand plus près, me poussant du coude, le poète
Me dit : « Parle-lui, toi, c'est un esprit latin. »

La réponse déjà sur le bout de la langue,
Je commence aussitôt en ces mots ma harangue :
— « O pauvre esprit caché dessous ce feu lutin,

Au cœur de ses tyrans ta Romagne n'est guère,
Et n'a jamais été sans un germe de guerre,
Mais on n'y lutte pas ouvertement encor.

Comme depuis longtemps Ravenne est gouvernée,
L'aigle de Polenta la couve emprisonnée
[8]
Et jusqu'à Cervia pousse un fatal essor.

Le pays qui soutint déjà la longue épreuve
Et dont le sol encor du sang français s'abreuve,
Aux griffes du lion vert demeure enfermé.
[9]

Le chien de Verrucchio, le vieux dogue son père,
Qui traitèrent si mal Montagna dans la guerre
Ensanglantent leurs dents dans l'antre accoutumé.
[10]

La cité du Lamone et celle du Santerne
Ont pour chef le lion à la blanche caverne
Qui change de parti de l'hiver à l'été
[11] ;

Et la ville où court l'eau du Savio, Césène,
Comme elle est située entre montagne et plaine,
Vit aussi sans tyran comme sans liberté.

A ton tour à présent, conte-nous ton histoire,
Si tu veux dans le monde une longue mémoire !
Parle, et sois amical à qui le fut pour toi ! »

La flamme comme avant gronde ; sa pointe aiguë
De çà, de là, dans l'air lentement se remue,
Et puis avec effort souffle ces mots vers moi :

— « Si je croyais répondre en ce lieu de misère
A quelque esprit qui dût retourner sur la terre,
Cette flamme à l'instant resterait en repos.

Mais puisque nul jamais, de la fosse où nous sommes,
Ne peut, si l'on dit vrai, remonter chez les hommes,
Je ne crains pas l'opprobre, et te réponds ces mots :

Soldat, puis cordelier, j'ai cru que le cilice
Du Ciel pour mes péchés fléchirait la justice ;
Je n'aurais pas été trompé dans mon espoir,

N'eût été le grand Prêtre, à qui mal en arrive !
Et qui me fit encor tomber en récidive.
Comme et pourquoi, je vais te le faire savoir.

Dans le temps que vivant j'habitais sur la terre,
Le corps de chair et d'os que me donna ma mère,
Je me comportais moins en lion qu'en renard.

Par les chemins couverts et la ruse profonde
Je marchais, et mon nom jusqu'aux deux bouts du monde
Retentissait, si loin j'avais poussé mon art.

Mais lorsque je me vis arriver à cet âge
Où chacun des humains, si l'homme était plus sage,
Devrait carguer sa voile et baisser pavillon,

Je pris tous mes joyeux filets en répugnance ;
Je confessai mes torts, et je fis pénitence ;
Ah ! malheureux ! et j'eusse obtenu mon pardon.

Le pape alors faisait une guerre cruelle,
Non pas contre le Juif, ni contre l'Infidèle ;
Ses ennemis étaient au palais de Latran,

Chrétiens, et pas un d'eux, transfuge sacrilège,
D'Acre, au profit des Turcs, n'avait refait le siège
Ou porté son commerce au pays du soudan.
[12]

Sans que rien le retînt, ordres saints, rang suprême,
Et sans considérer davantage en moi-même
Ce cordon qui ceignait un maigre pénitent,

Pareil à Constantin qui, frappé de la peste,
Prit avis de Sylvestre au mont de Saint-Oreste,
Ce pontife me fit venir, me consultant,

Comme un maître docteur, sur sa cruelle fièvre,
Et demandant conseil ; mais je retins ma lèvre :
La sienne dans le vin paraissait s'inspirer;

Il insista : « Tu peux parler en confiance ;
Apprends-moi seulement, et je t'absous d'avance,
Comment de Palestrine on pourra s'emparer.

J'ouvre et ferme le Ciel selon que bon me semble ;
Tu le sais, dans ma main j'ai les deux clefs ensemble
Que mon prédécesseur n'a pas su conserver.
[13] »

Avec ces arguments il me fit violence ;
Le pire me parut de garder le silence :
— « Père, si tu consens, lui dis-je, à me laver

De la faute où pour toi je vais tomber, écoute :
Beaucoup promettre et peu tenir, sans aucun doute,
Sur ton trône, voilà ce qui te rendra fort. »

François,[14] après ma mort, vint pour chercher mon âme;
Mais un noir chérubin à son tour me réclame
Disant : « Point ne l'emporte, et ne me fais pas tort.

C'est parmi mes damnés qu'il mérite une place,
Pour le perfide avis reçu par Boniface ;
Depuis ce moment-là je le tiens aux cheveux.

Nul ne peut être absous à moins de repentance ;
Or, le péché va mal avec la pénitence :
On ne peut dans son cœur les unir tous les deux.

Quelle douleur ! je crois encore que j'en tremble,
Quand le démon me prit en disant :
 « Que t'en semble? Tu ne me savais pas si bon logicien. »

On me porte à Minos : le juge redoutable
Tord huit fois sur ses reins sa queue épouvantable,
La mord dans un transport de rage, et dit : « C'est bien !

Ce perfide est de ceux qu'il faut que le feu cache !
C'est pourquoi tu me vois sons ce brûlant panache,
Pourquoi je vais pleurant, de flammes revêtu. »

Quand elle eut achevé son triste récit, l'âme
S'éloigne en gémissant dans le sein de la flamme,
En faisant ondoyer son long croissant pointu.

Alors Virgile et moi, poursuivant notre marche,
Nous suivîmes le roc jusqu'à la prochaine arche
Qui recouvre la fosse où gisent tourmentés

Ceux qui sèment le schisme au milieu des cités.


 

ARGUMENT DU CHANT XXVIII

Neuvième bolge, où sont punis les fourbes qui divisent les hommes, hérésiarques, faux prophètes, fauteurs de scandales et de discordes. Leur châtiment est analogue à leur crime. Leurs membres, coupés et divisés à coups de glaive, pendent plus ou moins mutilés, plus ou moins séparés de leur corps, selon qu'ils ont excité de plus ou moins graves divisions sur la terre. Rencontre de Mahomet, de Bertrand de Born et d'autres damnés de la même catégorie.

CHANT VINGT-HUITIÈME

Qui pourrait dire, même en un libre langage,
Le spectacle hideux de sang et de carnage
Que mes regards alors furent contraints de voir?

Il n'est pour l'exprimer, de langue ni de style,
Et toute lèvre humaine y serait inhabile,
A peine si l'esprit le peut bien concevoir.

Quand on rassemblerait la foule infortunée,
Dans les plaines de Pouille autrefois condamnée
A répandre son sang sous le fer du Troyen,
[15]

Ceux de la longue guerre où tant d'hommes périrent,
Où les vainqueurs un jour sur les morts recueillirent
Tant d'anneaux, comme dit Live, un sûr historien;
[16]

Et ceux qui succombant, malgré leur résistance,
Ont de Robert Guiscard éprouvé la vaillance,
[17]
Avec ceux dont les os sont encore à pourrir

A Cépéran où chaque Apulien fut traître[18] ;
Ceux de Tagliacozzo qui trouvèrent leur maître
Dans le vieux chef Alard, vainqueur sans coup férir

Tous ces morts ne pourraient, montrant amoncelées
Des montagnes de sang et de chairs mutilées,
Égaler les horreurs du neuvième fossé.

Un esprit m'apparut, saignant par mille entailles
Et troué du menton jusqu'au fond des entrailles ;
Il se perd moins de vin d'un tonneau défoncé.

Ses boyaux lui battaient sur les jambes ; sa rate
Pendait à découvert de sang tout écarlate,
Avec la poche immonde où croupit l'aliment.

Et tandis que vers lui, l'œil fixe, je m'incline,
Il regarde, et s'ouvrant de ses mains la poitrine :
— « Vois, me dit-il, comment je me pourfends, comment

Mahomet est haché ! là devant moi s'avance
Ali, mon bon cousin, qui pleure d'abondance,
Le visage fendu de la nuque au menton,

Et tous ceux que tu vois encor dans la carrière,
Ayant semé scandale et schisme sur la terre,
Sont fendus et troués de la même façon.

Là derrière est un diable, et c'est par son épée
Que chaque âme est ainsi percée et découpée.
Il faut sous son tranchant repasser de nouveau

En finissant le tour du val qui nous enferme ;
Chaque fois que la plaie horrible se referme,
Il faut pour la rouvrir nous offrir au bourreau.

Mais qui donc es-tu, toi, qui restes, ombre humaine,
Sur le roc, dans l'espoir de différer la peine
Qu'on a dû prononcer sur tes propres aveux? »

— « Ce n'est pas, répondit mon doux maître à cette ombre,
la mort ni le péché qui le mène au lieu sombre,
31 y vient pour s'instruire à vos tourments affreux.

Moi qui suis mort, il faut qu'à travers la Géhenne
De cercle en cercle ainsi jusqu'au fond je le mène,
Aussi vrai que je suis à parler devant toi. »

Grand nombre de pécheurs, à ces mots du poète,
Dans la fosse étonnés relevèrent la tête,
Oubliant leurs tourments pour lever l'œil sur moi.

— « Toi qui peux espérer de revoir la lumière !
Dis à Fra Dolcino, pendant qu'il fait la guerre,
S'il ne veut pas dans peu me joindre en ce fossé,

Qu'il se fournisse bien, de peur que son armée
Ne périsse bientôt dans la neige affamée :
C'est par là qu'en Novarre il sera surpassé.
[19] »

Tout en disant ces mots, l'ombre du faux prophète
En suspens sur un pied à partir était prête,
Et l'ayant allongé sur le sol, disparut.

Une autre dont la gorge était toute percée,
La figure, du nez jusqu'aux cils défoncée,
Et qui ne montrait plus qu'une oreille, accourut,

Devant moi s'arrêta, me contemplant, farouche,
Près des autres damnés, puis entrouvrit sa bouche
Qui dégouttait de sang, toute rouge au dehors,

Et dit : « Ame innocente, ou qui viens impunie,
Toi, que je vis jadis sous le ciel d'Italie,
Si mon œil n'est trompé par de frappants dehors,

Que de Medicina[20] là-haut il te souvienne,
Si jamais tu revois la plaine italienne
Qui descend de Verceil au fort de Marcabo !

Et préviens deux vaillants de Fano, Messer Guide
Et Messer Angiolel, de craindre un bras perfide.
Si l'avenir se montre au delà du tombeau,

Ils périront au fond du golfe Adriatique,
Massacrés et noyés près de la Catholique,
Grâce à la trahison d'un parjure tyran.
[21]

Jamais entre Majorque et les rives d'Asie
La mer ne fut témoin de telle perfidie
Ni de la part d'un Grec ni du fait d'un forban.

Ce traître qui ne voit que d'an œil et gouverne
Le sol où tel qui là pleure en notre caverne
Souhaiterait, je crois, n'avoir jamais été,

Pour traiter les fera venir ; puis le barbare
S'y prendra de façon que du vent de Focare
Leur navire sera pour toujours abrité. »

Je répondis : « Il faut qu'à mes yeux tu révèles,
Si tu veux que là-haut je porte tes nouvelles,
Celui pour qui ce sol à tel point fut amer. »

Alors posant le poing sur une ombre sanglante
Et la forçant d'ouvrir une bouche béante :
— « Le voici, me dit-il, mais muet en Enfer.

C'est lui qui dans l'exil, par un conseil infâme,
De César indécis avait raffermi l'âme,
Disant que tout retard nuit quand vient le moment.
[22] »

O Dieu ! comme il tordait sa tête effarouchée,
Avec sa langue au fond de sa gorge tranchée,
Ce Curion qui parla jadis si hardiment !

Les deux poignets tronqués, j'aperçus une autre ombre,
Qui levait ses moignons tout rouges dans l'air sombre,
Et le sang ruisselait sur le front du pécheur.

Il cria : « De Mosca garde aussi souvenance[23] !
C'est moi qui dis : « Il faut finir ce qu'on commence. »
Mot fatal ! des Toscans il a fait le malheur. »

— « Et la mort de ta race ! » ajoutai-je; alors l'ombre,
Pleurant plus fort encor, partit à travers l'ombre,
Folle de désespoir, et disparut au loin.

Je restai, l'œil fixé sur la foule coupable,
Quand je vis un spectacle étrange, épouvantable,
Dont point ne parlerais, sans preuve ni témoin,

Si je n'avais pour moi ma conscience pure,
Courageuse compagne, inébranlable armure
A l'abri de laquelle on peut se retrancher.

Je vis, dis-je, et je crois que je le vois encore,
Dans le triste troupeau que la fosse dévore,
Spectacle horrible ! un corps sans tête s'approcher.

Il marchait en tenant ainsi qu'une lanterne
Sa tête dans sa main ; du fond de la caverne
La tête regardait criant : hélas ! vers nous.

Lui-même se servait du fanal à lui-même ;
Un en deux, deux en un ; ô mystère suprême !
Toi seul, tu le comprends, qui frappes de tels coups !

En arrivant au pied du pont, l'ombre s'arrête,
Élève en l'air le bras et tend vers nous sa tête
Comme pour approcher ses paroles, et dit :

— «Vois mon supplice, ô toi, dont la bouche respire,
Et qui marches vivant dans le funèbre empire !
Vois s'il est dans l'Enfer un homme plus maudit !

Je suis, — parle de moi, si tu revois la terre,
Bertrand de Born ; ma voix, mauvaise conseillère,
Attisa la discorde entre Jean et Henri.

J'armai, l'un contre l'autre, et le fils et le père,
Ainsi qu'Achitophel, artisan de colère,
Mit aux prises David avec son fils chéri.

C'est pour avoir ainsi rompu par l'imposture
Ce qu'avait de plus près réuni la nature
Que je porte mon chef de mon corps détaché.

Ainsi je souffre un mal conforme à mon péché. »


 

ARGUMENT DU CHANT XXIX

Les deux poètes arrivent à la cime du pont qui domine le dernier des dix bolges du cercle de la Fourbe. Assaillis par des plaintes déchirantes, ils descendent jusqu'au bord du bolge et découvrent des âmes gisant et se traînant, rongées d'ulcères, dévorées par la lèpre. Cette lèpre, alliage impur de leur chair, rappelle leur crime. Ce sont les alchimistes et les faussaires. Deux de ces damnés, Griffolino d'Arezzo et Capocchio, attirent l'attention de Dante.

CHANT VINGT-NEUVIÈME

Ces blessures, ce sang, cette foule éperdue
M'avaient comme égaré, comme enivré la vue.
Je voulais soulager mes yeux de pleurs brûlés,

Mais Virgile me dit : « Qu'est-ce donc qui t'arrête?
Et pourquoi contempler si longtemps, ô poète !
Ces misérables corps saignants et mutilés?

Tu n'as pas fait cela dans les autres abîmes.
Espères-tu compter le nombre des victimes?
La fosse a, songes-y, vingt-deux milles de tour.

La lune est sous nos pieds; l'heure fuit, le temps presse,
Et nous avons encor, — ménage ta tristesse
— Bien autre chose à voir dans l'infernal séjour. »

— « Si ton œil vigilant, cher maître, avait pris garde,
Répondis-je, au motif qui fait que je regarde,
Peut-être m'aurais-tu permis un temps d'arrêt. »

Mais déjà s'éloignait Virgile, et par derrière
J'allais lui répondant dans la triste carrière,
Et j'ajoutai ces mots : « Au fond du val secret

Où mes yeux s'absorbaient, j'ai pensé reconnaître
Un esprit de mon sang qui pleurait, ô doux maître !
Les péchés qu'en ce gouffre il faut payer si cher. »

— « Laisse-le, cet esprit, me repartit le sage ;
N'attendris pas sur lui tes pensers davantage.
Songe à me suivre; et lui, qu'il reste en son Enfer !

Je l'ai vu tout à l'heure au pied de ce puits sombre
Te montrant, et du doigt te menaçant dans l'ombre,
Et j'entendis quelqu'un qui l'appelait Géri.
[24]

Mais dans ce moment-là, celui qui sur la terre
Gouverna Hautefort,
[25] fixait ton âme entière ;
Tu n'as regardé là qu'après qu'il fut parti. »

— « O maître, le poignard là-haut trancha sa vie,
Et nous avons laissé cette mort impunie,
Nous n'avons pas vengé l'affront de notre sang.

Voilà ce qui l'indigne et qui fait qu'en silence,
A ma vue, il s'éloigne, et cette circonstance
Émeut en sa faveur mon cœur compatissant. »

Tandis que nous parlions, nous touchions à la cime
Du roc qui donnait jour sur le dernier abîme ;
J'en aurais vu le fond sans la nuit qui régnait.

Arrivés au-dessus de cette enceinte extrême,
Cloître de Hale bolge, où déjà pâle et blême
La foule des reclus vaguement se montrait,

Nous fûmes assaillis par des voix déchirantes
Qui me perçaient le cœur de leurs flèches poignantes ;
Je tenais assourdi ma tête dans mes mains.

Si l'on réunissait tout ce qui souffre et saigne
Dans la Marenne impure, en Toscane, en Sardaigne,
Pendant la canicule et ses soleils malsains,

On ferait un concert moins terrible à l'oreille.
Une odeur s'exhalait de ce gouffre, pareille
A celle qui s'épand de membres gangrenés.

Enfin, en descendant à gauche, je m'approche
Tout au bord.au déclin de cette longue roche.
Alors, plus clairement, à mes yeux consternés

Se découvre le gouffre où la grande justice,
Ministre du Très-Haut, dispense leur supplice
Aux faussaires parqués là pour l'éternité.

Egine offrit jadis un tableau moins funeste,
Quand tous ses habitants succombaient sous la peste,
Quand d'un poison mortel l'air était infecté,

Quand, jusqu'à l'humble ver, dans l'île désolée
Tout périssait, et que la terre dépeuplée
(Les poètes du moins l'assurent dans leurs vers)

Vit des hommes naissant Hors d'une fourmilière[26] ;
Plus hideux, ces esprits au fond de la carrière
Languissaient par monceaux, couchés en tas divers.

L'un gisait sur le ventre, un autre pâle et hâve
S'appuyait sur le dos de son voisin de cave.
Un troisième rampait dans le triste chemin.

Et nous deux, pas à pas, nous allions en silence,
Regardant, écoutant cette foule en souffrance
Se soulevant à peine en s'aidant de la main.

Deux ombres s'appuyaient dos à dos tout entières,
Comme l'une sur l'autre on chauffe deux tourtières
Et d'une lèpre immonde étalaient la hideur.

Jamais valet qu'attend son maître, ou qui maugrée,
Empressé de finir sa pénible soirée,
N'a fait courir l'étrille avec autant d'ardeur

Que chacun des lépreux promenant sans relâche
Les ongles dans sa chair, s'épuisant à la tâche,
Sans adoucir l'ulcère et son âpre cuisson.

De ses ongles chacun s'écorche et se travaille,
Comme avec un couteau l'on fait sauter l'écaillé
Du scare épais ou bien d'un autre grand poisson.

— « O toi qui de ta peau défais ainsi les mailles,
Changeant à chaque instant tes deux mains en tenailles,
Fit mon maître, adressant la parole à l'un d'eux.

Dis, et puisse à jamais ton ongle te suffire
Pour ce triste labeur qu'exige ton martyre !
Quelque esprit d'Italie habite-t-il ces lieux? »

— « Nous sommes tous les deux fils de cette contrée,
Répondit en pleurant l'ombre défigurée.
Toi-même, quel es-tu, qui m'as interrogé? »

Mon maître dit : « Cet homme est une âme vivante ;
Avec lui, je descends dans les lieux d'épouvante,
Je lui montre l'Enfer, comme on m'en a chargé. »

Les deux ombres alors tressaillant étonnées,
Rompant l'appui commun, vers moi se sont tournées
Avec d'autres esprits qui l'avaient entendu.

Mon maître s'approchant : « Va, si c'est ton envie,
Me dit-il, parle-leur suivant ta fantaisie. »
Je parlai sur-le-champ, comme il l'avait voulu.

— « Que votre souvenir vive et jamais ne meure
Sur la terre où l'homme a sa première demeure !
Qu'il se conserve intact sous des soleils nombreux !

Quels noms, quelle patrie aviez-vous dans le monde?
Dites ! sans que l'horreur d'un châtiment immonde
Vous fasse redouter de céder à mes vœux. »

— « Moi, je suis d'Arezzo, dit l'une de ces âmes.
Et le Siennois Albert me fit jeter aux flammes,
Brûlé pour un péché, pour un autre damné.

Un jour, je me vantai, — c'était un badinage
— De voler dans les airs; et ce prince peu sage
Voulut, dans son désir follement obstiné,

Savoir de moi cet art, science sans égale;
Et, comme je ne pus de lui faire un Dédale,
Un juge complaisant
[27] au bûcher m'a livré.

Et pour avoir sur terre exercé l'alchimie,
Au dernier des dix vais où la fourbe est punie
L'infaillible Minos m'a depuis enterré. »

Lors je dis au poète : « Est-il sur terre humaine
Un pays tel que Sienne, une race aussi vaine?
Non certes, le Français n'est pas si vaniteux ! »

L'autre lépreux m'entend et dit : « Il est un homme
Que tu dois excepter : Stricca, simple, économe,
Et qui ne fit jamais aucuns dépens coûteux.

Et Nicolas aussi, cet homme sobre et sage
Qui du riche girofle a découvert l'usage
Aux jardins d'Orient où l'épice fleurit.

Fais une exception pour la bande si digne
Où Caccia dissipa ses grands bois et sa vigne,
Où l'Abbagliato dépensa tant d'esprit.
[28]

Si tu tiens à savoir qui parle de la sorte
Et contre les Siennois te prête ainsi main-forte,
Vois-moi, fixe sur moi tes regards un moment.

Reconnais Capocchio, dont je suis l'ombre triste[29] !
J'ai faussé les métaux, étant bon alchimiste.
Tu dois t'en souvenir, si c'est bien toi vraiment,

J'ai singé la nature assez adroitement. »


 

ARGUMENT DU CHANT XXX

Capocchio parle encore, quand deux ombres furieuses courent sur lui, le mordent et le terrassent. Ce sont des faussaires d'une nouvelle espèce qui ont contrefait les personnes en se faisant passer pour d'autres. Un peu plus loin, Dante aperçoit Maître Adam, un faux, monnayeur; une horrible hydropisie altère son sang et déforme son corps. Près de lui, deux damnés gisent ensemble ; ils sont brûlés d'une fièvre ardente, et, comme l'hydropique, dévorés de soif. Ce sont des faussaires d'une autre espèce encore, des falsificateurs de la vérité, faussaires en paroles. Maître Adam les dénonce à Dante : l'une est la femme de Putiphar, l'autre le perfide Grec Sinon, par qui Troie fut prise. Une rixe s'élève entre Maitre Adam et Sinon. Virgile arrache Dante à cet ignoble spectacle.

CHANT TRENTIÈME

Dans le temps que Junon, de Sémélé jalouse,
Sans trêve ni merci se vengeait, fière épouse,
Et semblait s'acharner contre le sang thébain,

Atamas fut saisi d'une aveugle furie :
Un jour voyant la reine, une femme chérie
Qui venait en tenant ses deux Sis par la main,

Il s'écrie : « A nos rets ! voici qu'une lionne
Avec ses lionceaux à nos coups s'abandonne ! »
A ces mots, étendant son bras tout forcené,

Il prend l'un d'eux, Léarque, en l'air il le balance
Au-dessus de sa tête, et contre un roc le lance;
Et la mère se noie avec son dernier né.

Et jadis, quand le sort fit tomber en poussière
Les splendeurs d'Ilion et sa puissance altière,
Et coucha dans la tombe un royaume et son roi,

Lorsque la triste Hécube, éplorée et captive,
Pleurant sa fille morte, aperçut sur la rive
Polydore, son fils, mort aussi, quel effroi !

Quel désespoir au cœur de la pauvre Troyenne !
On l'entendit alors hurler comme une chienne,
Si grand fut le délire où la jetaient ses maux.

Mais ni Thèbes ni Troie, en ces jours de carnage,
Ne montrèrent jamais si furieuse rage
Sur des membres humains ou sur des animaux,

Que ne m'en firent voir deux spectres nus, livides,
Qui couraient mordant l'air comme des porcs avides,
Quand de leur bauge ouverte ils s'échappent sans frein.

L'un d'eux joint Capocchio qu'il poursuit à la trace ;
Il lui plonge ses crocs dans le cou, le terrasse
Et lui meurtrit les flancs contre l'âpre terrain.

L'habitant d'Arezzo, de terreur immobile,
Me dit : « Ce forcené, c'est Schicchi, fourbe habile :
Voilà comme nous traite ici cet insensé. »

— « Oh ! dis-je, quel est l'autre ? A sa dent meurtrière
Puisses-tu, malheureux, puisses-tu te soustraire !
Mais apprends-moi son nom avant qu'il soit passé.

Capocchio répondit : « Cette ombre est l'âme antique
De l'infâme Myrrha, cette fille impudique
Dont le coupable amour fit d'un père un amant.

Pour assouvir le vœu de son ardeur impure
Elle avait su d'une autre emprunter la figure,
Tout comme Jean Schicchi que tu vois en avant,

Pour prix d'une cavale à sa fourbe promise,
Contrefit Donat mort, et, par cette surprise,
Fit de vrais héritiers dans un faux testament.
[30] »

Bientôt je vis se perdre en la sombre étendue
Ces ombres qui tenaient mon âme suspendue :
Je me tournai pour voir les autres un moment.

L'une frappa mes yeux, qui me semblait énorme
Et d'un théorbe antique eût rappelé la forme,
Si le tronc de la fourche eût pu se séparer.

La triste hydropisie aux humains si pesante,
Qui mêle en un sang pur une humeur malfaisante
Et fait avec le corps le visage jurer,

Tenait de ce damné la bouche grande ouverte.
Telles sont d'un fiévreux les lèvres : l'une inerte
Et l'autre vers le nez montant péniblement.

— « O vous qui parcourez, faveur inexplicable !
Sans souffrir comme nous, le monde misérable,
Regardez-nous, dit-il, regardez un moment !

Voyez de maître Adam l'ineffable misère[31] !
Opulent et comblé, j'ai vécu sur la terre,
Et je soupire ici, las ! après un peu d'eau.

Oh ! les ruisseaux qu'Arno reçoit de la montagne,
Courant moites et frais à travers la campagne,
Mouillant du Casentin le verdoyant coteau !

Toujours je les revois ! désespérante image !
Le mal qui me dévore et creuse mon visage
Dessèche moins ma lèvre et me fait moins souffrir.

Ainsi du Tout-Puissant l'implacable Justice
Des lieux où j'ai péché se sert pour mon supplice,
Et me fait soupirer de peine et de désir.

Là-bas est Roména ; là, j'osai contrefaire
Le coin de Jean-Baptiste, et fus comme faussaire
Jeté vif au bûcher où j'ai laissé mes os,

Mais ! pour voir Alexandre et Guide avec son frère
Altérés comme moi dans ce lieu de misère,
Fontaine de Branda, je donnerais tes eaux
[32] !

L'un déjà m'a suivi : du moins je m'en rapporte
Aux forcenés qui vont courant,
[33] mais que m'importe?
Quel baume est-ce pour moi quand je suis enchaîné?

Si cette hydropisie accablante et maligne
Me laissait en cent ans avancer d'une ligne,
J'eusse entrepris déjà le chemin fortuné,

Le cherchant à travers la misérable race,
Encore que le val soit grand, et qu'il embrasse
Onze milles de tour et presqu'un en largeur.

Car si je suis ici, ma peine est leur ouvrage.
En mêlant aux florins trois carats d'alliage,
J'eus le tort d'écouter leur conseil corrupteur ! »

— « Quelles sont, dis-je alors, ces deux ombres livides.
Suant comme en hiver fument des mains humides,
Ces deux pécheurs gisant serrés à ton côté ? »

— « Du jour où j'ai dû choir au milieu de leur race,
Je les ai vus, dit-il, couchés à cette place,
Et je crois qu'ils y sont pour toute éternité.

L'une accusa Joseph ; l'autre, d'elle bien digne,
C'est ce faux Troyen Grec, Sinon, un fourbe insigne :
L'âpre fièvre leur fait suer cette vapeur. »

A peine il achevait, que l'un des deux coupables,
Irrité de subir ces noms insupportables,
Frappe d'un coup de poing le flanc du monnayeur,

Qui résonne et gémit comme eût fait une armure ;
Maître Adam aussitôt lui paye cette injure,
Et d'un bras vigoureux atteint le Grec au front,

Lui disant : « Tu le vois, je ne suis pas ingambe ;
Mais si l'hydropisie appesantit ma jambe,
Pour ce jeu-là du moins j'ai le bras assez prompt. »

L'autre lui répondit : « Jadis, quand dans la flamme
Il te fallut monter, tu fus moins preste, infâme !

Et tu n'eus le bras vif que pour battre le coin. »

— « En ceci tu dis vrai, repartit l'hydropique?
Mais tu n'as pas été jadis si véridique
A Troie, où tu prenais tous les dieux à témoin. »

— « J'ai dit faux une fois, et suis d'ailleurs sincère;
J'expie un seul péché, mais toi, tu fus faussaire,
Et nul autre démon n'a péché tant que toi. »

— « Songe, dit le pécheur aux flancs tout gonflés, songe
Au cheval de Pergame, artisan de mensonge !
L'univers tout entier connaît ta bonne foi ! »

— « Languis, lui dit le Grec, de plus en plus farouche,
Languis avec la soif qui crevasse ta bouche ;
Pourris avec le pus dont ton ventre est gonflé !

Alors le monnayeur : « Ta langue en cet outrage
A versé le venin familier à ta rage ;
Si mes lèvres ont soif, si mon corps est enflé,

De la fièvre et du feu tu ressens le supplice,
Et je crois qu'à lécher le miroir de Narcisse
On te déciderait sans beaucoup marchander. »

A ce honteux débat, moi je prêtais l'oreille.
— « Allons, me dit mon maître, allons c'est à merveille ;
Je ne sais qui me tient vraiment de te gronder. »

A ce ton irrité dont sa voix me gourmande,
Je me tournai saisi d'une honte si grande,
Qu'en y pensant je crois encore l'éprouver.

Et, semblable à celui qui rêvant la souffrance
Forme dans son sommeil un vœu comblé d'avance,
Et qui tout en rêvant souhaite de rêver :

Tel j'étais, ne pouvant parler, l'âme confuse,
Et brûlant de trouver à mon tort une excuse,
Lorsque déjà j'étais absous sans le savoir.

— « Moins de confusion lave plus grande faute,
Dit mon maître, tu peux lever la tête haute ;
Pour un tort pardonné cesse de t'émouvoir.

Seulement, souviens-toi que près de toi je veille
Et si tu revoyais une lutte pareille,
Passe sans t'arrêter près de tels furieux.

Où la rixe est ignoble, écouter est honteux. »

suite


 

[1] Les songes du malin méritent plus de foi que les autres; c'est l'opinion consacrée par les poètes. Ovide, auquel Dante fait souvent allusion, a dit: Tempore quo cerni somnia vera solent.

[2] Prato, petite ville de Toscane, sujette de Florence. Ainsi, ce ne sont pas seulement, au dire du poète, les cités ennemies et rivales de Florence ou des peuples lointains, mais à sa porte ses propres sujets qu'elle opprime qui font des vœux contre elle. Ce vers fait songer à ceux que Racine met dans la bouche de Mithridate :

Mais de près inspirant les haines les plus fortes,

Tes plus grands ennemis, Rome, sont à tes portes.

[3] Le prophète Elysée (V. le livre IV des Rois, ch. xi).

[4] Stace, dans sa Thébaïde, a rapporté ce fait de la flamme se divisant sur le bûcher d'Étéocle et de Polynice, les deux frères ennemis.

[5] Cette montagne, suivant les uns, c'est la montagne du Purgatoire, au-dessus de laquelle se trouve le Paradis terrestre. Suivant d'autres, Dante fait allusion au Nouveau-Monde dont ce grand homme avait eu peut-être comme une vague perception, et dont on eut d'ailleurs le pressentiment longtemps avant la découverte de Christophe Colomb. Selon d'autres enfin, il s'agirait de l'Atlantide, ce continent plus ou moins fabuleux, plus grand à lui seul que l'Asie et l'Afrique ensemble, et englouti en une seule nuit par uu horrible tremblement de terre, accompagné d'inondation ; catastrophe rapportée par Platon.

[6] Au gré de l’autre, dit le texte, come altrui piacque. Le damné ne peut ou ne veut pas prononcer le nom de Dieu.

[7] Phalaris, tyran d'Agrigente, fit exécuter par Pérille un taureau d'airain, où l'on renfermait des victimes humaines, et qu'on exposait ensuite au feu. L'artisan ayant demandé sa récompense, le tyran fit sur lui l'essai de ce supplice.

[8] L'aigle de Polenta est Gui de Polenta, dont les armes étaient un aigle.

[9] Ce pays, c'est la ville de Forli, qui avait repoussé une année française envoyée contre elle par Martin IV. — Le lion vert, c'est Sinibaldo Ordelaffi, seigneur de Forli, qui portait un lion vert dans ses armes.

[10] Ces deux chiens du château de Verruchio sont Malatesta père et fils, seigneurs de Rimini, dont le second fut l'époux de Françoise (V. ch. v), et mit à mort Montagna de Parcitati, chef des Gibelins.

[11] Faenza et Imola, cités élevées, la première près du fleuve Lamone, l'autre sur les bords du Santerno, étaient gouvernées par Mainardo Pagani, tantôt guelfe et tantôt gibelin, suivant les circonstances. Il avait pour armes un lion d'azur sur champ d'argent.

[12] Boniface VIII, ce pape, cet ennemi dont Dante s'est vengé déjà au chant xix, apparait encore ici. En lutte contre les Colonna il sévissait contre eux, dit le poète, contre des chrétiens, comme s'il se fût agi d'infidèles, ou de ces traîtres qui aidèrent les Turcs à reprendre Saint-Jean-d'Acre, et qui les avaient approvisionnés.

[13] Ce prédécesseur, c'est Célestin qui avait abdiqué.

[14] Saint François d'Assise, chef de son ordre, qui venait le chercher pour le porter en Paradis.

[15] Le poète dit : les Troyens pour les Romains, dont le Troyen Énée fut l'ancêtre (V. ch. ii).

[16] A la bataille de Cannes, un si grand nombre de chevaliers romains restèrent sur le champ de bataille, que les anneaux pris à leurs doigts ne remplissaient pas moins de trois boisseaux au dire de Tite-Live. Annibal les envoya en trophée à Carthage.

[17] Les peuples de la Pouille et de la Calabre, soumis par Robert Guiscard, frère de Richard, duc de Normandie.

[18] Les habitants de Cépéran, petit bourg de la Pouille, abandonnèrent dans l'action leur souverain Mainfroy qui combattait contre Charles d'Anjou, et causèrent sa défaite. Ce même duc d'Anjou dut sa victoire sur Conradin aux conseils d'Alard, chevalier français, qui revenait de la Terre-Sainte.

[19] Dolcino, réformateur de Novare, qui prêchait au commencement du xive siècle la communauté des biens et des femmes. Traqué dans les montagnes avec trois mille sectateurs, il fut cerné par les neiges, forcé par la famine de se rendre, et brûlé vif avec plusieurs de ses disciples.

[20] Pierre de Medecina sema les divisions publiques et les discordes privées dans toute la Romagne.

[21] Malatesta, tyran de Rimini.

[22] Curion, exilé de Rome, décida César à passer le Rubicon.

Tolle moras, nocuit semper differre paratis.

(Lucain, Pharsale, I. viii.)

[23] Mosca, annoncé au vie chant. Il causa par ses conseils la mort de Bondelmonte, origine première des dissensions qui déchirèrent Florence. Bondelmonte avait promis d'épouser une fille de la maison des Amidei ; manquant de parole, il épousa une Donati. Différentes maisons de Florence prirent parti pour la famille offensée, et Mosca attisa tant qu'il pût la vengeance.

[24] Geri del Bello, parent de Dante, tué par un Sacchetti, et vengé seulement trente ans après sa mort.

[25] Bertrand de Born, seigneur de Hautefort.

[26] Après la peste qui dépeupla l'île d'Égine, l'île fut repeuplée par des fourmis changées en hommes à la prière d'Éaque. De là le nom de Myrmidon, de μύρμεξ, fourmi.

[27] Le texte dit : « Quelqu'un qui le tenait pour son fils. » L'évêque de Sienne fut ce quelqu'un trop complaisant ; il était l'oncle, et d'autres disent le propre père d'Albert.

[28] Ces personnages auxquels il est fait ici une allusion ironique, faisaient partie d’une bande de jeunes Siennois célèbres par leur luxe effréné et leurs folles dépenses. L'Abbagliato, à ce qu'il paraît, était le bel esprit de la troupe.

[29] Capocchio de Sienne, avait, dit-on, étudié avec Dante les sciences naturelles, et y avait acquis une assez grande réputation.

[30] Buoso Donati étant mort sans tester, Jean Schicchi, de la famille de Cavalcanti, de Florence, se mit dans le lit du défunt, et dicta sous son nom un testament au préjudice des héritières légitimes : aventure assez semblable à celle imaginée par Regnard dans la comédie du Légataire universel.

[31] Maître Adam de Brescia, condamné au feu pour avoir, d'intelligence avec les comtes de Roména, Alexandre, Guido et un autre, falsifié les florins d'or frappés à l'effigie de saint Jean-Baptiste, c'est-à-dire aux armes de Florence.

[32] Fontaine célèbre de Sienne.

[33] Ces forcenés sont les fourbes qui ont contrefait les personnes, comme ce Schicchi qui allait courant tout à l'heure et qui a mordu l'alchimiste faussaire Capocchio.