LIVRES XXI à XXV
LIVRES XVI à XX - LIVRES XXVI à XXX
Œuvre numérisée par Marc Szwajcer
Cinquième bolge : autres fourbes, fripons et prévaricateurs. Ils sont plongés dans une poix bouillante, des troupes de démons les surveillent du bord et repoussent à coups de fourche au fond de l'ardent bitume les malheureux qui essaient de remonter à la surface. En voyant approcher Dante et Virgile, ces démons se précipitent sur eux en fureur; Virgile les apaise. Le chef de la troupe noire apprend alors aux voyageurs que le pont de rochers est brisé un peu plus loin et ne peut plus leur servir de passage. Il leur indique un détour qu'ils devront suivre, et leur donne une escorte.
Ainsi, de pont en pont, il va, moi sur sa trace,
Tenant d'autres propos encor, mais que je passe,
Et d'une arche nouvelle atteignant le sommet,
Nous arrêtons nos pas pour voir une autre enceinte.
Gouffre de Malebolge où s'exhale autre plainte,
Et je vis un fossé plus noir qu'une forêt.
Comme à Venise, au temps du givre et de la glace,
Bout, dans les arsenaux, la résine tenace
Qui sert à radouber les bois avariés
Pour les rendre à la mer. L'un refait son navire
A neuf; on voit un autre avec la poix l'enduire
Et calfater ses flancs que la vague a rayés.
La scie est à la proue, à la poupe la hache ;
Là des rames, ici des câbles qu'on rattache ;
On recoud la misaine et le mât d'artimon.
Telle, par l'art divin, dans ce bas-fond s'allume
Et bout, sans feu visible, un fleuve de bitume;
Engluant les deux bords de son épais limon.
Je voyais bien la poix, mais rien qu'à la surface.
Et le flot bouillonnant qui s'élève et s'efface,
Qui se gonfle écumant et retombe soudain.
Tandis que dans le fond, l'œil fixe, je regarde.
Mon guide s'écriant: « Prends garde à toi, prends garde ! »
De l'endroit où j'étais me tire par la main.
Je me tourne aussitôt comme un homme à qui tarde
De connaître d'où vient le danger, qui regarde.
Et d'un subit effroi se sentant défaillir,
N'attend pas d'avoir vu pour faire sa retraite.
Et je vis un démon, noir des pieds à la tête,
En arrière de nous par le pont accourir
Dieu ! quel terrible aspect, quel féroce visage !
De quel air il venait menaçant, plein de rage,
L'aile ouverte et dressé sur ses pieds vigoureux !
Les jambes d'un pécheur, comme un cep à deux branches,
Chargeaient sa large épaule et lui battaient les hanches ;
Il tenait par le nerf les pieds du malheureux.
Arrivé près de nous. « Voici, prenez-le vite,
Griffes du Malebolge ! un mort de sainte Zite,[1]
Plongez-le dans la poix ; que je retourne encor
En pêcher au pays où le diable est si riche !
Là, hormis Bonturo,[2]
personne qui ne triche ;
D'un non on fait un oui là-bas pour un peu d'or. »
Et dans le fond du gouffre il jette l'ombre humaine,
Et retourne. Jamais mâtin brisant sa chaîne
Aux trousses d'un voleur n'ai vu courir ainsi.
Le damné s'abîma, puis releva la tête.
Mais les démons couverts par le pont : « Malebête !
On ne peut invoquer la sainte Image ici.[3]
Ce n'est pas dans les eaux du Serchio[4]
qu'on te baigne.
Et si tu ne veux pas qu'on te gratte la teigne,
Il ne faut pas ainsi mettre la tête à l'air.
Et de cent coups de fourche ils harponnent l'infâme,
Disant : « C'est à couvert qu'on danse ici, chère âme !
Il faut se bien cacher pour voler en Enfer. »
Ainsi les marmitons, ces vassaux de cuisine,
A grands coups de fourchette au fond de la bassine
Repoussent le bouilli qui cherche à surnager.
Mon bon maître me dit : « Prends garde qu'on te sache
Si près, et cherche vite un abri qui te cache.
Un de ces rochers-là pourra te protéger.
Si je dois, moi, subir de leur part quelque outrage,
Ne t'inquiète pas ; car je connais leur rage.
J'ai déjà; tu le sais, bravé ces furieux. »
Il dit, et jusqu'au bout du pont poursuit sa marche ;
Mais quand il arriva près de la sixième arche,
Il lui fallut s'armer d'un front bien courageux.
Comme on voit quand un pauvre au seuil de quelque riche
S'arrête suppliant, les chiens hors de leur niche
S'élancer pleins de rage et le mordre aux talons;
Tel de dessous le pont tous ces démons sortirent,
Et sur lui, menaçants, griffe et fourche brandirent
Mais lui de leur crier : « Ne soyez pas félons !
Avant qu'aucun de vous sur ses crocs ne m'embroche,
Que l'un de vous ici pour m'écouter s'approche.
Puis, s'il veut, qu'il me pende à son harpon aigu.
« Vas-y, Malacoda ! cria toute la troupe.
Et l'un d'eux sur-le-champ se détacha du groupe
Et vint droit à mon maître en disant : « Que veux-tu ?
— « Crois-tu, Malacoda, lui dit alors mon maître,
Que tu m'aurais pu voir dans ce gouffre paraître
Sain et sauf au milieu de vos fers meurtriers
Sans le vouloir divin, sans le destin propice ?
Laisse-moi m'avancer ! Le Ciel, puissant complice,
Veut que je guide un homme en ces âpres sentiers.
Son arrogance expire à ces mots du poète,
Sa fourche à ses pieds tombe, et détournant la tête :
« Nous ne pouvons, dit-il aux autres, le toucher. »
Et le poète à moi : « Désormais hors d'atteinte,
Du roc où tu te tiens blotti parais sans crainte ;
Viens, sans danger, de moi tu peux te rapprocher. »
Moi, sans tarder, j'accours, mais cependant je tremble.
Les démons en avant se portaient tous ensemble ;
Je crus qu'ils tiendraient mal ce qu'ils avaient promis.
Ainsi les régiments, quand Caprone[5]
fut prise,
Malgré tous les traités, craignaient quelque surprise
En sortant au milieu du flot des ennemis.
Je me tenais le corps collé contre mon guide,
Sans détacher mes yeux de la bande homicide,
Dont l'attitude et l'air me semblaient peu sereins.
Ils agitaient leurs crocs ; un démon de la troupe
Dit aux autres : « Faut-il lui chatouiller la croupe ? »
Et tous de lui répondre : « Oui, larde-lui les reins ! »
Mais, par bonheur, le chef qui parlait à mon guide,
Au démon en arrêt fait un signe rapide
Et lui dit : « Doucement, doucement, Scarmiglion ! »
Puis s'adressant à nous : « En avant par cette arche
Vous ne pourrez, dit-il, poursuivre votre marche,
Car le sixième pont a croulé dans le fond.
Et s'il vous plaît plus loin de pousser le voyage,
Prenez par cette côte : auprès un roc sauvage
S'élève, et de chemin ce roc vous servira.[6]
Hier cinq heures plus tard que cette heure où nous sommes
Soixante-six ans joints à douze siècles d'hommes
Avaient passé, depuis que ce pont-ci croula.
Je dirige là-bas des guerriers de ma suite
Pour voir si nul damné ne sort de la marmite.
Allez de compagnie et ne craignez rien d'eux.
« En avant ! cria-t-il alors à ses apôtres,
Alichin, Cagnazzo, Calcabrine et les autres !
Et que Barbariccia soit le chef de dix preux !
Allons, Libicocco, Draguignaz ! qu'on se suive !
Viens, Ciriatte aux bons crocs ! Toi, Grafficane, arrive !
Marche après Farfarelle, ardent Rubicanté !
Parcourez les contours du lac gluant et sombre,
Et que ces voyageurs avec vous sans encombre
Arrivent jusqu'au pont sur l'abîme jeté ! »
— « Ciel ! m'écriai-je alors, quelle affreuse cohorte !
Maître, je t'en conjure, allons seuls, sans escorte.
Si tu sais le chemin, qu'en avons-nous besoin?
Es-tu moins avisé que tu l'es de coutume?
Regarde-les grincer des dents ; leur bouche écume,
Et leurs yeux enflammés nous menacent de loin. »
Le sage répondit : « Sans raison ton cœur tremble.
Va, laisse-les grincer les dents, si bon leur semble:
C'est contre les damnés qui sont dans le bouillon.
À gauche alors tourna la cohorte farouche,
Chacun faisant claquer sa langue dans sa bouche,
Comme un signe compris du chef, et le démon
S'était fait, en marchant, de son c... un clairon.[7]
Dante et Virgile, escortés par des démons, continuent leur route et font tout le tour du cinquième bolge. Épisode grotesque : Un damné du pays de Navarre, qui par malheur a sorti sa tête au-dessus du lac de bitume, est saisi par les démons ; il va être mis en pièces, quand il s'avise d'une ruse qui lui réussit. Il propose d'attirer à la surface, en sifflant, plusieurs de ses compagnons toscans et lombards ; à cette proposition, les démons, qui se flattent d'avoir à déchirer une proie plus considérable, lâchent prise et se tiennent à l'écart pour ne pas effaroucher les victimes qui leurs sont promises. Mais le Navarrais, délivré de leurs griffes, s'élance dans la poix et disparait. Les démons furieux le poursuivent sans réussir à l'atteindre, se battent entre eux, et finissent par tomber eux-mêmes dans la poix bouillante.
J'ai vu des cavaliers s'ébranler dans la plaine,
Engager la bataille et courir hors d'haleine,
Ou bien battre en retraite et fuir souventefois.
Habitants d'Arezzo, j'ai vu sur votre terre
Fondre les ravageurs avec leur cri de guerre,
J'ai vu les chevaliers, leurs joutes, leurs tournois,
Au bruit du tambourin, du clairon, de la cloche,
Aux signaux des castels portés de proche en proche,
Mille instruments mêlant leur formidable accord :
Mais d'un fifre pareil jamais les sons étranges
D'hommes et de chevaux n'ont pressé les phalanges,
Ni la nef éclairée ou du ciel ou du port.
Nous marchions, les démons composant notre escorte,
La compagnie était terrible ; mais qu’importe?
Les diables en Enfer : les saints au Paradis !
Cependant je fixais mes yeux pleins d'épouvante
Sur la poix écumant dans la fosse bouillante,
Cherchant à découvrir dans le fond les maudits.
Tel on voit le dauphin confident des tempêtes,
Quand, recourbant le dos, il sort de ses retraites
Et présage au marin les troubles de la mer :
Ainsi pour alléger le mal, de la résine
Parfois quelques pécheurs sortaient un peu l'échiné,
Mais ils disparaissaient aussi prompts que l'éclair.
Et comme sur l'étang grenouille se hasarde :
Elle monte à fleur d'eau, sort la tête et regarde,
Les pattes et le corps bien cachés sous le flot;
Par endroits se montrait ainsi la gent coupable;
Mais dès que s'approchait Barbariccia, le diable,
Dans la bouillante poix tous plongeaient aussitôt.
J'en vis un, — j'en frémis encore — par mégarde
Il s'était arrêté : telle parfois s'attarde
Quelque grenouille avant de faire le plongeon.
Malheureux ! Graffiacco se tenait là tout proche;
Par ses cheveux souillés de poix il vous l'accroche;
On eût dit d'une loutre au bout de son harpon.
Je connaissais déjà les diables de ma suite,
Quand ils furent choisis pour nous faire conduite,
Et j'avais écouté les noms qu'ils se donnaient.
« Vite, Rubicanté ! vois donc sortir cette âme !
Mets-lui ta fourche au dos, écorche-nous l'infâme !
Ainsi tout d'une voix les dix démons hurlaient.
« O maître, fis-je alors, ne peux-tu pas me dire
Quel est ce malheureux damné que l'on déchire?
Aux mains de ses bourreaux il tombe abandonné. »
De la fosse aussitôt se rapprochant, mon maître
Demande au patient quel pays l'a vu naître.
— « Je suis un Navarrais, » lui répond le damné.[8]
« Aux gages d'un seigneur je fus mis par ma mère,
Dès mes plus jeunes ans orphelin de mon père,
Qui dissipa ses biens et détruisit ses jours.
Puis du bon roi Thibaut ayant conquis les grâces,
Je vendis ses faveurs, et ces manœuvres basses
Sont le crime qu'ici je pleure pour toujours. »
Comme il disait ces mots, Ciriatto s'élance,
Ainsi qu'un sanglier il a double défense
Qu'il enfonce en la chair du prévaricateur.
Pauvre souris tombée aux chats inexorables !
Mais le chef, dans ses bras l'étreignant, dit aux diables :
« Arrière ! Je le tiens, c'est moi l'exécuteur. »
Et vers nous le démon tournant son noir visage :
« Si de lui vous voulez en savoir davantage,
Hâtez-vous donc avant qu'on le mette en morceaux. »
— « Eh bien, reprit mon maître en s'adressant à l'ombre,
Parmi tes compagnons, en est-il dans le nombre
Qui soient du Latium? » L'ombre dit : « Sous ces eaux
J'en quitte un à l'instant qui naquit où vous dites.
Ah ! que ne suis-je encor, moi, sous ces eaux maudites,
Où griffes et harpons ne nous atteignent pas ! »
Soudain Libicocco : « C'est trop de patience ! »
Et sur le réprouvé plein de rage il s'élance,
L'attrape avec sa gaffe et lui déchire un bras.
Draguignaz à son tour à le saisir s'apprête,
Va lui prendre les pieds ; mais leur chef les arrête
Et jette sur tous deux un regard menaçant.
Ils semblent un instant suspendre leur furie,
Et mon guide parlant à cette ombre meurtrie
Qui contemplait encor ses membres teints de sang :
« Quel est le compagnon dont tu t'es séparée
Pour t'arrêter au bord, ombre mal inspirée? »
Le pécheur répondit : « C'est frère Gomita,
Moine de Gallura, ce vase impur, ce traître,
Qui, cher aux ennemis et parjure à son maître,
Fit servir contre lui ses faveurs qu'il capta.[9]
Un peu d'or fut le prix de sa perfide adresse,
Et dans tous ses emplois, lui-même le confesse,
Se montra sans égal dans l'art de malverser.
Avec lui constamment Michel Sanche converse,[10]
Comme lui de Sardaigne, et leur bouche perverse
Redit tous leurs méfaits sans pouvoir se lasser.
Las ! voyez, ce démon grince les dents de rage.
Je me tais, car je crains, si j'en dis davantage,
Que mon corps dans ses mains laisse encore un lambeau. »
Mais le chef des démons tourné vers Farfarelle
Déjà prêt à frapper et dont l'œil étincelle :
« Arrière ! il n'est pas temps, dit-il, méchant corbeau ! »
— « Si vous désirez voir, reprit l'ombre enhardie,
Des morts de la Toscane ou de la Lombardie,
Pour en faire venir je suis assez adroit.
Écartez seulement ces griffes redoutables,
Pour ne pas effrayer d'avance les coupables ;
Et moi, sans m'éloigner, assis en cet endroit,
J'en ferai, moi tout seul, apparaître un grand nombre,
En sifflant, comme c'est l'usage, dès qu'une ombre
A sortir de la poix se risque sans danger. »
Lors Cagnazzo, levant son museau sardonique :
« Oyez, dit-il, oyez la ruse diabolique
Qu'il vient d'imaginer pour fuir d'un pied léger. »
Mais lui, sans se troubler, et fertile en malices ;
Oui, préparer aux miens de plus cruels supplices,
C'est être bien rusé, certes, et je le suis trop. »
Alichin, malgré tous, se prend à ces mensonges,
Et dit au Navarrais : « Écoute, si tu plonges,
Je ne te suivrai pas par derrière au galop ;
Mais bien mieux : sur le lac d'un coup d'aile j'arrive.
A toi donc le rocher à l'abri de la rive,
Et voyons si tout seul tu peux nous défier ! »
Or voici, cher lecteur, un bon tour qui s'apprête.
Chacun de s'éloigner et de faire retraite,
Et le plus défiant s'empresse le premier.
Le rusé Navarrais saisit l'instant rapide.
A peine sur la terre il pose un pied timide,
Qu'il saute, et dans l'étang rit die ses ennemis.
A ce coup imprévu l'on s'indigne, on s'irrite.
Alichin, dont la faute a causé cette fuite,
S'élance le premier en criant : « Il est pris ! »
Fureur vaine ! il ne peut atteindre le rebelle.
La terreur a volé plus vite que son aile :
L'ombre plonge, et le diable en l'air est remonté.
Ainsi, quand le faucon rapide fond sur elle,
On voit au fond des eaux se plonger la sarcelle
Et le chasseur ailé revenir irrité.
Calcabrine, indigné de cette tromperie,
Avait volé derrière, heureux dans sa furie,
Pour s'en prendre au démon, de voir fuir le pécheur.
Et quand le trafiquant eut disparu sous l'onde,
Contre son compagnon tournant sa griffe immonde,
Au-dessus de l'étang l'attaque avec fureur.
Mais l'autre, un épervier aussi de bonne race,
L'agrippe avec sa serre, avec rage l'embrasse,
Et dans le lac bouillant ils tombent tous les deux.
Le flot cuisant met fin à ce combat féroce ;
Mais ils cherchent en vain à sortir de la fosse,
Leur aile est engluée et tient au lac visqueux.
Barbariccia les voit et s'émeut; il envoie
Quatre de ses démons au couple qui se noie ;
De crocs et d'avirons ils se sont tous armés,
Au bord de ci, de là, s'empressent secourables,
Et tendent leurs harpons à ces deux misérables
Dans la bouillante poix à demi consumés.
Et nous laissâmes là les démons empaumés.
Dante et Virgile, délivrés de leur terrible escorte, descendent au sixième bolge, séjour des hypocrites. Les ombres de ces damnés s'avancent lentement, couvertes d'amples chapes qui semblent au dehors brillantes et dorées, mais qui sont de plomb et dont le poids les écrase. Dante interroge deux de ces ombres : ce sont celles de deux moines de l'ordre des Joyeux. Un peu plus loin, il voit un damné crucifié et couché par terre et que les autres ombres foulent en passant: C'est Caïphe, grand prêtre des Juifs; au lieu de porter la chape, il endure le supplice qu'il infligea à Jésus-Christ. Tous les membres du sanhédrin qui participèrent à la sentence, faux zélés comme lui, sont condamnés à la même torture.
Silencieux et seuls à travers la carrière
Nous allions tous les deux, lui devant, moi derrière:
Tels les frères Mineurs s'en vont par les chemins.
Je songeais, l'âme encor par leur rixe agitée,
A la fable jadis par Ésope inventée,
Où la grenouille au rat tend de méchants engins.
Si
n'a pas avec oui de rapport plus semblable
Que ne m'en paraissaient offrir avec la fable
Le prélude et la fin du combat des démons.
Et comme une pensée en amène plus d'une,
De ma première idée une idée importune
Naquit et redoubla ma peur et mes frissons.
C'est à cause de nous que ces démons, pensais-je,
Se sont laissé berner et sont tombés au piège ;
Le tour a dû leur cuire et froisser leur orgueil
Si leur malice encor s'accroît de leur colère,
Ils vont courir, suivant nos traces par derrière,
Plus acharnés sur nous qu'u chien sur un chevreuil.
Tous mes cheveux déjà se dressaient sur ma tête,
J'avais l'œil par derrière, et je dis : « Maître, arrête,
Si tu ne réussis à nous cacher tous deux,
Sur-le-champ, nous serons dans les griffes : j'en tremble;
J'entends sur nos talons tous les démons ensemble,
Déjà je sens leurs crocs, maître, tant j'ai peur d'eux. »
— « Si j'étais le cristal d'un miroir, » dit le sage,
« Je ne pourrais vraiment réfléchir ton image
Plus tôt que dans ton cœur je ne pénètre et lis.
Avec les mêmes traits, avec les mêmes formes,
Tes pensers et les miens se mêlaient si conformes,
Que j'ai pris de nous deux un seul et même avis.
Si cette côte à droite assez avant incline,
Que nous puissions descendre en la fosse voisine,
Aux terribles chasseurs nous saurons échapper. »
Il n'avait pas fini sa phrase suspendue,
Que déjà les démons venaient, l'aile étendue,
A quelques pas de nous, tout prêts à nous frapper.
Mon guide, sur-le-champ, me prend, s'élance, vole.
Telle une mère au bruit s'éveille, et, comme folle
En voyant l'incendie autour d'elle éclater,
Prend son fils dans ses bras et s'enfuit toute blême ;
Ayant plus de souci de lui que d'elle-même,
Elle court demi-nue, et va sans s'arrêter.
Du sommet de la rive escarpée et glissante,
Mon maître s'abandonne à la roche pendante
Qui ferme un des côtés du barathre voisin.
Comme une onde qui coule en jaillissant de source
Et qui dans ses conduits précipite sa course
Au moment d'approcher des aubes d'un moulin,
Plus rapide il glissait du haut de la colline,
En me tenant toujours serré sur sa poitrine,
Non comme un compagnon, mais comme un fils chéri.
A peine il eut touché le lit de la vallée,
Sur le haut du coteau la bande rassemblée
Parut ; mais nous étions désormais à l'abri ;
Car l'Être tout-puissant qui, dans sa Providence,
Du cinquième fossé leur commit la vengeance,
Ne leur a pas donné le pouvoir d'en sortir.
Là je vis une foule à la figure peinte,
Qui faisait à pas lents tout le tour de l'enceinte,
Pleurant et paraissant harassée à mourir.
Ils portaient une chape ; un capuchon énorme
Leur tombait sur les yeux : tels et de même forme
On en voit à Cologne aux moines mal vêtus.
Le dessus était d'or, mais ces mantes cruelles
Dessous étaient de plomb, si lourdes, qu'auprès d'elles
Celles de Frédéric n'étaient que des fétus.[11]
Oh ! l'écrasant manteau pour la vie éternelle !
Prenant à gauche auprès de la gent criminelle,
Nous marchions attentifs à son gémissement.
Se traînant sous le poids, ces malheureuses ombres
Allaient si lentement le long des parois sombres,
Que nous changions de file à chaque mouvement.
Et je dis à mon guide : « Oh ! trouve, je t'en prie,
Une ombre dont je sache ou le nom ou la vie,
Et tout en avançant porte partout tes yeux. »
Un pécheur, entendant l'accent de la patrie,
Cria derrière nous : « Arrêtez, je vous prie,
Vous qui courez ainsi dans cet air nébuleux !
Je puis à ton désir satisfaire peut-être. »
A ces mots se tournant: « Attends-le, dit mon maître,
Et puis règle tes pas sur les siens en marchant. »
Je m'arrête, et je vois un couple qui s'empresse,
Les yeux tendus vers nous et montrant grande presse,
Mais le pied lourd et lent, sous le bois trébuchant.
Quand ils nous eurent joints, ils se mirent, l'œil louche,
A me considérer, avant que de leur bouche
Un seul mot ne sortît, puis se parlant entre eux :
« L'un des deux est vivant ; vois-le, comme il respire,
Et par quelle faveur, s'ils sont de notre empire,
S'en vont-ils dégagés du manteau douloureux? »
Puis vers moi se tournant : « O Toscan, qui visites
La corporation des mornes hypocrites,
Quel homme es-tu? dis-le, tu nous rendrais contents. »
« Je suis né, j'ai grandi, leur dis-je tout tranquille,
Sur les bords du beau fleuve Arno, dans la grand ville;
Je porte ici le corps que j'eus depuis ce temps.
Mais vous-mêmes, ô vous dont je vois la souffrance
Distiller sur vos traits des pleurs en abondance.
Quel est donc ce tourment qui vous fait resplendir? »
— « Ces chapes, répond l'un, sont d'or en apparence,
Mais dessous c'est du plomb, et comme une balance
Nous craquons sous le poids qui nous force à gémir.
A Bologne autrefois nous étions joyeux frères :
Ta ville nous choisit au milieu de ses guerres,
Tous deux, moi Catalan et lui Loderingo ;
Isolés des partis, la cité confiante
Nous commettait sa paix ; nous la fîmes brillante,
Comme on en voit encor la marque au Gardingo[12]
».
— « Moines, vos maux... » Ce fut tout ce que je pus dire :
Un homme était gisant sur le sol, ô martyre !
Cloué sur une croix, par trois pals attaché.
Cette ombre à mon aspect se tordit convulsive
En soufflant dans sa barbe et soupirant plaintive.
Catalan l'aperçut, et, s'étant approché,
Me dit : « Ce transpercé qui gît là contre terre
Dit aux Pharisiens qu'il était nécessaire
De mettre un homme à mort pour le salut commun.[13]
En travers du chemin jeté nu sous la foule,
Ainsi que tu le vois, en passant, on le foule,
Et le malheureux sait ce que pèse chacun.
De son beau-père aussi cette fosse est l'asile;
Il subit ce martyre avec tout le concile
Dont l'odieux arrêt fut aux Juifs si fatal. »
Virgile contemplait, s'étonnant dans son âme,
La misérable croix où gisait l'ombre infâme,
Carcan d'ignominie en l'exil infernal.
Ensuite il adressa ces paroles au frère :
« Apprends-nous, s'il te plaît, sans nous être contraire,
S'il existe une issue à droite, où tous les deux
Nous puissions échapper à ces lieux redoutables,
Pour n'être pas réduits à recourir aux diables,
Anges noirs dont l'appui me paraît hasardeux. »
Catalan répondit : « Il existe une roche
Plus près que tu ne crois, c'est comme un pont tout proche
Qui va sur les fossés depuis le grand mur rond.
Ici le roc brisé roula dans la carrière,[14]
Mais vous pourrez gravir les décombres de pierre
Qui gisent sur la pente et recouvrent le fond. »
Virgile s'arrêta, les yeux fixés à terre.
Et dit avec dépit : « Mal nous contait l'affaire
Ce démon qui là-bas harponne le pécheur. »
— « A Bologne autrefois, reprend l'ombre coupable,
J'ai souvent entendu parler des tours du diable :
On le traitait surtout de fourbe et de menteur. »
Mon guide alors partit à grands pas ; un nuage
Avait comme assombri son calme et doux visage ;
Et, quittant les pécheurs sous la chape meurtris,
Je partis après lui, suivant ses pas chéris.
Dante, soutenu par Virgile, arrive en suivant une montée escarpée et pénible au septième bolge, où sont punis les voleurs. Les ombres de cette autre espèce de fourbes s'enfuient nues et épouvantées dans l'enceinte jonchée d'horribles reptiles qui les poursuivent, les atteignent, les enlacent de leurs anneaux. Dante en voit une qui, sous la piqûre d'un serpent, tombe consumée sur le sol et renait sur-le-champ de ses cendres. L'ombre se fait connaître : c'est Vanni Fucci, un voleur sacrilège; il prédit à Dante le triomphe des Noirs, à Florence, qui devait précéder l'exil du poète.
A. la fleur de l'année et quand l'astre du monde
Trempe dans le Verseau sa chevelure blonde,
Quand les nuits et les jours marchent d'un pas égal,
Quand le givre tombé sur la terre rappelle
L'image de sa sœur, limpide et blanc comme elle,
Et fond plus fugitif au soleil hivernal :
Le villageois naïf à qui manque le vivre
Se lève et contemplant les champs couverts de givre
Qui blanchissent au loin, il se frappe le front,
S'en retourne au logis et pleure d'abondance,
Comme un infortuné qui n'a plus d'espérance ;
Puis il regarde encore, et l'espoir vif et prompt
Lui revient : un rayon a changé la nature ;
Il conduit ses troupeaux à leur verte pâture
Et les précède armé d'un bâton pastoral.
Ainsi j'avais tremblé d'abord, voyant paraître
Le trouble du courroux sur le front de mon maître,
Aussi vite il plaça le baume sur le mal.
Comme nous arrivions au pont rompu, Virgile
Tourna vers moi son œil souriant et tranquille,
Ainsi qu'au pied du mont je l'avais vu venir,
Parut se recueillir, puis avec assurance
Mesura du regard le roc, notre espérance,
Et dans ses bras ouverts je me sentis saisir.
Et comme un artisan que son travail enchaîne,
Songe en faisant sa tâche à la tâche prochaine,
De même, en m'élevant sur un pan de rocher,
Mon maître en avisait un autre par avance ;
Disant : « Çà maintenant, plus haut encore, avance
Mais cramponne-toi bien, pour ne pas trébucher !
Ici porteurs de chape eussent perdu leur peine,
Puisque lui si léger, moi dans ses bras, à peine
Pouvions-nous lentement monter de bloc en bloc ;
Et si de ce côté cette escarpe pendante
Eût offert la longueur qu'avait la précédente,
Je serais, moi du moins, tombé mort sur le roc,
Mais comme vers le puits que sa masse domine
Avec tous ses fossés Malebolge décline,
Chacun de ces vallons offre en son défilé
Tantôt un rocher bas, tantôt de hautes cimes.
Au sommet de la brèche enfin nous atteignîmes,
Sur le dernier débris de ce pont écroulé.
Lorsque je fus là-haut, j'avais si peu d'haleine
Que je ne pus aller plus avant : j'eus à peine
La force de m'asseoir en touchant le sommet.
— « Allons, me dit le maître, allons, point de faiblesse !
Ce n'est pas sur la plume où s'endort la mollesse
Qu'à la gloire on parvient, ni sous le fin duvet.
Quand on a consumé ses jours sans renommée,
On ne laisse après soi qu'un souille, une fumée,
Une trace semblable à l'écume des mers.
Lève-toi donc ! oppose à cette défaillance
La force de l'esprit, l'héroïque vaillance
Qui triomphe du corps et rend légers ses fers.
Il nous reste à gravir une échelle plus haute ;
Ce n'est rien que d'avoir atteint à cette côte ;
Si tu m'as entendu, fais-en profit ici. »
Je me levai, montrant plus d'ardeur et de flamme
Que je ne m'en sentais dans le fond de mon âme.
Et je m'écriai : « Va, je suis fort et hardi. »
Nous gravîmes alors la pente rocailleuse;
Elle était plus étroite encor, plus raboteuse,
Plus âpre sous le pied que le roc précédent.
Je parlais en marchant, pour cacher ma faiblesse.
Soudain de l'autre fosse une voix en détresse
Sortit, faisant ouïr un son rauque et strident.
Encore que je fusse au milieu du passage,
Je ne pus pas saisir le sens de ce langage,
Mais celui qui parlait paraissait en courroux.
Je me baissai pour voir au fond du gouffre sombre :
En vain ; mes yeux vivants s'égaraient dans cette ombre ;
— « O maître, fis-je alors, avançons, pressons-nous ;
Dans le cercle prochain j'ai hâte de descendre,
J'entends comme une voix, mais j'entends sans comprendre;
Mes yeux plongent au fond, mais sans distinguer rien. »
— « Ma réponse à ton vœu, repartit le poète,
Je la fais en marchant, car à demande honnête
On se rend; il suffit; parler n'est d'aucun bien. »
Il dit, et descendant le rocher, il arrive
Au point où le pont touche à la huitième rive.
Le bolge m'apparut alors dans son horreur.
Je vis, terrible aspect ! comme une masse énorme
De serpents si divers et de race et de forme,
Qu'à leur penser mon sang se glace de terreur.
Arrière la Libye aux brûlantes arènes !
Chélydres, Jaculi, Cérastes, Amphisbènes;
Tout ce qu'elle a produit de monstres, de fléaux,
Ne saurait égaler cet horrible assemblage,
Encor qu'on y joignît l'Ethiopie et la plage
Que la mer Rouge borde avec ses grandes eaux.
A travers cet essaim venimeux et féroce,
Nus et glacés d'effroi des pécheurs dans la fosse,
Sans abri, sans espoir, couraient en se sauvant.
Des serpents leur liaient les deux mains par derrière,
Leur plantaient dans les reins leur tête meurtrière
Et venaient s'agrafer sur leur cou par-devant.
Et voici qu'un pécheur dans sa fuite inutile
Passant auprès de nous, sur son dos un reptile
S'élance tout à coup et lui perce le col.
Rapide comme un trait qui glisse de la plume,
Sous le dard du serpent le malheureux s'allume,
Brûle et tombe réduit en cendres sur le sol.
Mais ces cendres à terre à peine dispersées,
Je les vois aussitôt se joindre ramassées
Et reformer le corps tel qu'il était d'abord.
De même le phénix, au dire des grands sages,
Quand après cinq cents ans il cède au poids des âges,
Meurt, et sur son bûcher renaît après sa mort.
Jamais d'herbe ou de grain il ne fait sa pâture,
Mais de larmes d'encens, d'amone encore plus pure,
Et de myrrhe et de nard il jonche son bûcher.
Et tel un possédé que le démon agite,
Ou qui, sous une étreinte invisible et subite,
Tombe sans voir le coup qui l'a fait trébucher;
Alors qu'il se relève, il promène sa vue
Tout à l'entour de lui, l'âme encor tout émue
De ce terrible accès, hagard et soupirant ;
Ainsi se releva debout l'ombre coupable.
O justice de Dieu, sévère, inexorable !
A quels coups de vengeance on s'expose en péchant !
Mon guide alors lui dit de se faire connaître :
— « Depuis peu, répondit le pécheur à mon maître,
Je tombai de Toscane au gouffre où tu me vois.
J'ai préféré sur terre être brute qu'être homme,
Vrai mulet que je fus : C'est Fucci qu'on me nomme,
J'eus pour antre Pistoie, un nid digne de moi[15]
».
— « Commande-lui d'attendre encor, dis-je à Virgile ;
Qu'il dise quel péché dans ce bas-fond l'exile,
Je ne le connaissais que pour un égorgeur[16]
».
Le damné m'entendit, et sans quitter la place,
Il se tourna vers moi, me regardant en face,
Mais son front se couvrit d'une triste rougeur,
Puis il me dit : « J'éprouve une souffrance amère
Que tu puisses ainsi me voir dans ma misère ;
Le coup qui m'a ravi le jour fut moins cruel.
Mais il faut te répondre. En ce gouffre j'expie
Le double tort d'avoir d'une main trop impie
Soustrait les vases saints, ornement de l'autel,
Et laissé faussement accuser l'innocence.
Mais pour que tu sois moins joyeux de ma souffrance,
Si tu revois le jour loin de ces lieux de pleurs,
Écoute ce présage, et calme un peu ta joie.
Du parti Noir d'abord se purgera Pistoie[17]
;
Florence change alors et de peuple et de mœurs ;
Mais du val de Magra, Mars, le Dieu des carnages,
Soulève un tourbillon entouré de nuages ;
L'ouragan tombera, terrible, avec fureur,
Au jour du grand combat, dans les champs de Picène.
C'est là que la nuée éclatera soudaine.
Pas un Blanc qui ne soit frappé par le vainqueur.
Je te le fais savoir pour attrister ton cœur ! »
Le voleur ayant achevé de parler, s'enfuit en blasphémant; un Centaure, vomissant des flammes, le poursuit. Trois autres esprits se présentent. Un reptile monstrueux s'élance sur l'un d'eux, l'enveloppe, l'embrasse dans une horrible étreinte, tant que les deux substances finissent par se confondre. Un autre serpent vient percer l'un des deux autres esprits, et ici, par une métamorphose d'un nouveau genre, l'homme devient serpent et le serpent se change en homme.
En achevant ces mots, le larron, ombre impie,
Fait la figue en levant les deux mains, et s'écrie :
« Attrape, Dieu du Ciel, attrape, et nargue à toi ! »
Mais alors un serpent (et depuis je les aime)
Se jette autour du cou du pécheur qui blasphème,
Comme pour dire : il faut te taire et rester coi.
Un autre en même temps vient lui serrer l'échiné,
Et, nouant par devant ses bras sur sa poitrine,
Le frappe de silence et d'immobilité.
Ah, Pistoie ! ah, Pistoie ! O ville infâme, allume,
Et de tes propres mains, un feu qui te consume,
Puisque ainsi tu grandis dans ta perversité !
Dans les cercles d'Enfer aucune âme damnée
N'avait, même en comptant le Thébain Capanée,
Bravé si follement le Ciel, le front levé.
Sans ajouter un mot, il avait pris la fuite.
Plein de rage un Centaure accourt à sa poursuite,
Criant : Le misérable ! où donc s'est-il sauvé ?
Les Maremmes, je crois, dans leurs champs infertiles
N'ont jamais à la fois nourri tant de reptiles
Que sur son large dos ce monstre n'en portait.
A l'attache du col, sur ses épaules nues,
Un dragon se tenait les ailes étendues
Et vomissait du feu sur quiconque approchait.
— « C'est Cacus,[18]
dit mon maître, un brigand sanguinaire
Qui du mont Aventin avait fait son repaire,
Et qui changea souvent son antre en lac de sang.
Il n'est pas dans le cercle où cheminent ses frères,
A cause du larcin que ses mains téméraires
Commirent sur les bœufs dans l'Aventin paissant.
Ce fut le dernier trait de ce monstre homicide.
Il tomba sous les coups vengeurs du grand Alcide.
Il en reçut bien cent : dix l'avaient couché mort. »
Comme il parlait ainsi, disparut le Centaure.
Et trois esprits vers nous de s'avancer encore,
De moi comme du maître inaperçus d'abord,
Qui se mirent ensemble à nous crier : Qui vive ?
Virgile fit silence, et l'oreille attentive,
Nous restions l'œil fixé sur ces trois malheureux.
Je n'avais d'aucun d'eux reconnu la figure ;
Mais un des trois, ainsi qu'il advient d'aventure,
Vint à dire tout haut le nom de l'un d'entre eux :
« Qu'est devenu Cianfa qu'on ne voit plus paraître ? »
A ces mots, pour fixer l'attention du maître,
Je fis signe en posant sur ma lèvre deux doigts.
Maintenant, ô lecteur, si dure est ton oreille
A ce que je dirai, point ne sera merveille.
Moi qui l'ai vu moi-même, à peine si j'y crois.
Tandis que mon regard entre les trois balance,
Se dressant sur six pieds, un reptile s'élance
Et sur l'un des pécheurs s'attache avec transport,
De ses pieds du milieu lui comprime le ventre,
De ses pieds de devant lui prend les bras, l'éventre,
Puis lui plonge ses dents dans la joue et le mord ;
Colle ses pieds d'arrière aux deux cuisses qu'il presse,
Passe sa longue queue entre elles, la redresse
Et la tord par derrière au-dessus du damné.
Le lierre qui s'attache et prend racine à l'orme
N'a pas les nœuds puissants qu'avait le monstre énorme
Nouant, greffant son corps sur cet infortuné.
Puis ensemble voici qu'ombre et serpent se fondent
Comme une cire en feu ; leurs couleurs se confondent.
Aucun ne paraît plus déjà ce qu'il était.
Ainsi le papier vierge au feu qui le dévoré
Commence par brunir : il n'est pas noir encore,
Mais la tache grandit et le blanc disparaît.
Les deux autres, témoins de ces affreux mélanges,
Criaient ensemble : « Hélas ! Agnel,[19]
comme tu changes !
Vois, tu n'es plus toi-même et vous n'êtes plus deux ! »
Les deux têtes s'étaient en une réunies ;
On ne distinguait plus des deux faces brunies
Qu'une seule où leurs traits s'entremêlaient hideux.
Quatre membres fondus forment deux bras énormes ;
La poitrine et les flancs et les jambes difformes
S'assemblent en un corps qu'on ne peut concevoir.
Pas un trait, pas un air que l'on pût reconnaître :
Être double, ou plutôt ce n'était plus un être,
Et le monstre à pas lents se mit à se mouvoir.
Comme, sous les ardeurs d'un jour caniculaire,
Le lézard, s'échappant du buisson solitaire,
Glisse, rapide éclair, au travers du chemin,
Tel accourut alors vers les deux autres âmes
Un serpent plus petit, le corps tout ceint de flammes,
Et livide et tout noir comme un grain de cumin.
Il perça l'une au creux du ventre, à la partie
D'où nous puisons d'abord l'aliment et la vie,
Puis à ses pieds, soudain, je le vis qui tombait.
Le blessé sans parler regarda le reptile,
La bouche grand ouverte, et debout, immobile,
Comme pris de sommeil ou de fièvre, il bâillait.
Ils jetaient l'un sur l'autre un regard sombre et louche.
L'un fumait par sa plaie et l'autre par la bouche ;
Les vapeurs se mêlaient et les couvraient tous deux.
Arrière ici ta muse, ô Lucain ! Qu'on oublie
Sabellius et Naside aux déserts de Libye[20]
!
Écoutez ce récit : il est plus merveilleux.
Arrière et l'Aréthuse et le Cadmus d'Ovide,
L'un en serpent changé, l'autre en source limpide !
Je ne suis point jaloux de lui, sans trop d'orgueil.
Il n'a pas échangé deux êtres face à face,
Deux êtres différents de nature et de race,
Troquant forme et matière, et cela d'un clin d'œil.
Homme et bête alternant, ô changement bizarre !
Chez le serpent la queue en fourche se sépare ;
Le blessé réunit ses deux pieds et les joint.
Et la jambe à la jambe et la cuisse à la cuisse
Se soudent fortement, si bien que l'œil ne puisse
Distinguer seulement la jointure et le point.
La fourche du serpent prend la forme précise
Des jambes que perd l'homme, et sa peau s'égalise,
Et chez l'homme la peau s'écaille et se durcit.
Dans l'aisselle rentrant ses bras se rétrécissent :
Les pieds courts du serpent au contraire grandissent
D'autant que du damné le bras se raccourcit.
Ceux d'arrière tordus, et qu'ensemble il attache,
Forment chez le dragon le membre que l'on cache,
Tandis qu'en deux celui de l'autre s'est fendu.
Cependant la fumée entourant les deux ombres
Et les enveloppant de ses teintes plus sombres
Donne au monstre le poil qui par l'homme est perdu.
Le reptile se dresse et l'homme tombe et rampe,
Et leurs yeux sont restés fixes comme une lampe
Sous les feux de laquelle ils échangent leurs traits.
Celui qui s'est dressé vers les tempes ramène
Son museau ; du trop-plein de sa chair inhumaine,
Sur l'une et l'autre joue une oreille apparaît.
Au milieu cependant, quelque chair qui s'arrête
Du nez sur le visage a dessiné l'arête
Et de la lèvre aussi figuré le contour.
L’homme, en serpent changé, pousse en avant sa face
Et rentre chaque oreille ainsi qu'une limace
Qui retire et qui sort ses cornes tour à tour.
Sa langue unie et lisse et preste à la parole
Se fend, et du serpent la langue se recolle,
Se ferme, et la fumée en l'air s'évanouit.
L’ombre qui du reptile avait pris la figure
Fuit alors en sifflant dans la vallée obscure,
L’autre parle en crachant dessus et la poursuit,
Puis, lui tournant le dos qu'à présent il possède,
Il dit au troisième esprit : « Que Buso me succède,
Ainsi que je l'ai fait, qu'il rampe en ce ravin ! »
Ainsi dans cette fosse une ombre en l'autre infuse,
Changeait devant mes yeux. Le prodige m'excuse
Si j'ai perdu les fleurs des beaux vers en chemin !
Or, bien que tant d'horreurs eussent troublé ma vue,
Et que mon âme en fût encor tout éperdue,
Ils ne purent si bien s'esquiver, les voleurs,
Que Puccio Scanciato ne se fit reconnaître,
De ces trois que d'abord j'avais vus apparaître,
Lui seul avait gardé sa forme et ses couleurs.
Le troisième, ô Gavil, t'a coûté bien des pleurs.[21]
[1] Sainte Zite, c'est-à-dire la ville de Lucques, dont sainte Zite est la patronne.
[2] Bonturo, de la famille des Dati, en faveur de qui le poète fait cette ironique exception, était un usurier célèbre pour, ses friponneries dans Lucques et dans toute l'Italie.
[3] Le Santo Volto : Image de Jésus-Christ sculptée par son disciple Nicodème, et que les Lucquois conservaient dans une chapelle murée de leur cathédrale.
[4] Le Serchio, fleuve qui passe près de Lucques.
[5] Château sur les bords de l'Arno.
[6] Le sixième pont est rompu en effet, mais, comme on le verra, il n'est pas vrai qu'il en existe un autre à l'endroit indiqué par le démon ; c'est un tour qu'il joue aux deux voyageurs.
[7] Ici comme dans deux ou trois autres passages, j'ai peut-être bravé l'honnêteté, en respectant le vieux poète mon modèle. Mais le vers qui termine ce chant est le dernier coup de pinceau d'un tableau grotesque à la manière de Gallot, qu'il faut conserver, et je n'aurais pas cru en adoucir heureusement l'effet par des périphrases dans le genre de celle-ci, qu'on trouve dans la version en prose de M. Artaud. « Barbariccia ouvrait la marche par les sons redoublés d'une trompette insolente et fétide. »
[8] Ciampolo était le nom de ce favori.
[9] Frère Gomita, religieux sarde né à Gallura. Ayant gagné la faveur de Nino de' Visconti, gouverneur de Gallura, il trahit les intérêts du prince en trafiquant des grâces et des emplois.
[10] Michel Sanche, sénéchal de Logodoro, s'y livra à mille rapines. Il régna sur cette partie de la Sardaigne après avoir séduit Adelasia, la veuve de son souverain. Il fut trahi et tué par son gendre, Branca d'Oria.
[11] Frédéric II faisait brûler les coupables de lèse-majesté dans des chapes de plomb.
[12] Napoleone Catalona et Loderingo des Andalos, tous les deux de Bologne, appartenaient à l'ordre des frères de Sainte-Marie, appelés vulgairement Frères Joyeux, à cause de la joyeuse vie qu'ils menaient. Les Florentins leur confièrent concurremment l'autorité suprême, et l'on pouvait espérer qu'ils tiendraient la balance égale entre les partis. Puis ayant été choisi par le parti gibelin, l'autre par le parti guelfe, et tous deux étrangers à la ville. Mais peu de temps après leur élection, gagnés tout à fait par le parti guelfe, ils exilèrent les Gibelins et brûlèrent leurs maisons, entre autres le palais de Farinata degli Uberti, situé dans un quartier de Florence appelé le Gardingo.
[13] Saint Jean rapporte les paroles de Caïphe : Expedit vobit ut unus moriatur homo pro populo et non tota gens pereat. Il convient qu'un homme meure pour le peuple.
[14] Le pont de rochers se trouve donc rompu ici comme au bolge précédent, contrairement à ce qu'avait dit Malacoda à Virgile (v. ch. xxi), et le poète s'aperçoit avec dépit que le démon l'avait trompé.
[15] Vanni Fucci, bâtard d'un noble de Pistoie (ce qu'il exprime en se comparant à un mulet), avait volé les vases et les ornements sacrés de l'église Saint-Jacques à Pistoie; il se tira d'affaire en laissant accuser et pendre comme auteur du vol, un de ses amis, Vanni della Nona, qui n'avait été que complaisant receleur du trésor volé.
[16] Ne le connaissant que pour un homme de sang et de violence, pour un égorgeur, Dante s'étonne de le rencontrer dans l'un des bolges du cercle de la Fourbe. Il lui semble qu'il devrait habiter le cercle des violents.
[17] En 1301, les Blancs de Pistoie, secondés par ceux de Florence, chassèrent les Noirs de leur ville. Mais dans la même année, les Noirs prirent une revanche éclatante dans les campagnes de Picène. Le marquis Malaspina les commandait. Ce fut à la suite de ces révolutions que Dante fut exilé.
[18] Ce Cacus, transformé ici en Centaure, était, suivant la Fable, un géant monstrueux, moitié homme, moitié satyre. Dante se souvient en ce passage de son maître Virgile :
………………………….Semperque recenti
Cœde tepebat humus, foribusque affixa superbis
Ora virum tristi pendebant pallida tabo.
(Aen. lib. viii.)
[19] Agnello Brunelleschi, Florentin.
[20] Voir dans la Pharsale, lib. ix, la mort des soldats Sabellus et Nasidius, piqués par des serpents.
[21] Les cinq larrons, tous de Florence, sont Agnel Brunelleschi, Buoso de Abbati, Puccio Scanciato, Cianfa et Francesco Guercio Cavalcante. Les parents et les amis de ce dernier vengèrent sa mort sur les habitants de Gavil, bourg situé dans le val d'Arno, où il avait été tué.