Dante

DANTE

 

L'ENFER

LIVRES XXXI à XXXIV

 

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Œuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

 

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ARGUMENT DU GHANT XXXI

Les deux poètes ont vu successivement dix bolges du cercle des fourbes, le huitième de tout l'Enfer. Ils vont descendre maintenant au neuvième cercle, celui des traîtres. C'est ce puits annoncé au commencement du dix-huitième chant. Il est divisé en quatre girons ou zones différentes. Aux abords du gouffre, tout à l'entour, se tiennent des géants mythologiques et antédiluviens. Les deux poètes, portés dans les bras de l'un des géants descendent dans le puits.

CHANT TRENTE-UNIÈME

Un seul mot échappé de la bouche du sage
M'avait mordu le cœur et rougi le visage :
Un seul mot de sa bouche apaisa mon chagrin.

D'Achille et de son père, ainsi, dit-on, la lance
Frappait, puis du blessé guérissait la souffrance,
Donnant après le mal le baume souverain.

Nous tournâmes le dos au vallon de misère,
Marchant silencieux le long du bord de pierre
Qui s'étendait autour du cercle douloureux.

Or, là régnait un jour crépusculaire et sombre.
Mes regards ne pouvaient s'étendre à travers l'ombre,
Mais j'entendis sonner un cor si furieux

Qu'il aurait étouffé le fracas du tonnerre.
Je suivis le chemin du son, dans la carrière,
Les yeux sur un seul point attachés ardemment.

Dans ce jour de déroute immense où Charlemagne[1]
Perdit soudain le fruit de la sainte campagne,
Roland donna du cor moins formidablement.

J'avançai quelque peu la tête, et crus dans l'ombre
Apercevoir des tours hautes en très-grand nombre.
— « Maître, dis-je, apprends-moi quelle est cette cité? »

Et lui me répondit : « La nuit et la distance
Des objets que tu vois ont changé l’apparence ;
Ton esprit se méprend sur la réalité.

Tu verras bien, lorsque tu toucheras au terme,
Combien l'éloignement trompe même un œil ferme ;
Mais, afin d'arriver, pressons un peu le pas. »

Puis il me prit la main, et d'un son de voix tendre :
— « Avant d'aller plus loin, dit-il, je veux t'apprendre,
Afin que ces objets ne t'épouvantent pas,

Que ce ne sont point là des tours comme il te semble,
Mais des géants plongés dans un puits, tous ensemble,
Tout à l'entour du bord, du nombril jusqu'aux pieds. »

Comme, quand au soleil un brouillard vient se fondre,
Les objets par degrés cessent de se confondre
Et bientôt le regard les revoit tout entiers :

Ainsi mon œil perçait cette atmosphère noire,
Plus je me rapprochais du puits expiatoire ;
Et mon erreur s'enfuit, mais la peur arriva.

Comme on voit le château de Monteregione[2] :
De tours et de bastions sa tête se couronne,
De même, sur le bord qui ceignait ce puits-là,

S'élevaient à mi-corps comme des tours solides,
Ces horribles Titans, ces géants parricides,
Et qu'en tonnant, menace encore Jupiter.

Et de l'un d'eux déjà je voyais la figure,
Les épaules, le tronc plus bas que la ceinture,
Et les bras qui pendaient sur les hanches de fer.

La nature fut sage et prévoyante mère
En cessant de créer ces monstres sur la terre,
En enlevant à Mars de pareils instruments.

Elle met l'éléphant et la baleine au monde,
Et le fait sans regret ; et sa bonté féconde
Se marque en traits profonds dans ces enfantements.

Car alors qu'à la force animale et méchante
S'ajoute de l'esprit la force intelligente,
Il n'est plus de remparts pour repousser le mal.

La face du géant était énorme, comme
La pomme que l'on voit à Saint-Pierre de Rome.
Son corps se rapportait à ce chef colossal.

La rive autour du puits en ceinture arrondie
Qui couvrait de son corps la plus grande partie,
En laissait voir assez pour qu'en vain trois Frisons

Eussent pensé toucher sa tête surhumaine,
Puisque je mesurais trente palmes sans peine,
De son cou jusqu'au bord recouvert de glaçons.

« Raphel amech maï Zabi...[3] » d'un ton farouche
Tels sont les premiers mots échappés de sa bouche,
Qui ne connut jamais de plus tendres refrains.

Et mon guide vers lui se tournant : « Misérable,
N'est-ce donc point assez de ta corne effroyable
Pour épancher ta rage ou tes amers chagrins ?

Cherche autour de ton cou : tu verras la courroie
Qui l'y tient attachée, âme au vertige en proie !
Tes flancs démesurés, — regarde — en sont couverts ! »

Puis à moi : « Ce démon s'est décelé lui-même.
C'est le géant Nembrod, de qui l'audace extrême
D'idiomes discords affligea l'univers.
[4]

Laissons-le ! lui parler, c'est parler dans le vide ;
Tout langage est perdu pour ce démon stupide
Qui ne comprend personne et que nul ne comprend, »

Nous fîmes un détour à gauche et poursuivîmes.
A portée environ d'une flèche, nous vîmes
Nouveau géant encore plus féroce et plus grand !

Quelle main l'étreignit, puissante, irrésistible,
Je ne sais ; je n'ai vu que la chaîne terrible
Qui lui rivait les bras, l'une au dos, l'autre au cœur.

Tout à l'entour du corps de ce monstre féroce,
Du cou jusqu'à l'endroit qui sortait de la fosse,
De la chaîne cinq fois tournait l'airain vainqueur.

— « Ce réprouvé voulait, dans sa folle arrogance,
Contre le roi des dieux essayer sa puissance,
Dit mon guide ; voilà le fruit de ses projets.

Éphialte est son nom : il fut grand dans la guerre
Où firent peur aux dieux les enfants de la terre.
[5]
Les bras qu'il a levés sont cloués pour jamais ! »

— « Je voudrais, s'il se peut, du géant Briarée
Voir aussi de mes yeux l'ombre démesurée, »
Hasardai-je, en prenant la parole à mon tour.

Virgile répondit : « Nous allons voir Antée ;
Son ombre est proche, et parle, et n'est point garrottée ;
Il nous fera descendre au fond du noir séjour.

Celui que tu veux voir est plus loin ; même crime
L'a fait comme Éphialte enchaîner dans l'abîme,
Mais il est plus horrible encore à contempler. »

Éphialte à ces mots a secoué ses chaînes.
Dans le monde jamais tempêtes souterraines
N'ont fait si bruyamment tours et remparts trembler.

De ma mort je crus bien que l'heure était sonnée ;
Et si je n'avais vu la grande ombre enchaînée,
Je mourais de la peur qui déjà me glaçait.

Vers Antée en avant nous marchons : je m'arrête.
De cinq aunes au moins, sans comprendre la tête,
Le corps de ce géant hors du puits se dressait.

— « Toi qui, dans la vallée où, subjuguant Carthage,
Scipion fit de gloire un si grand héritage,
Sur ce sol bienheureux qui vit fuir Annibal,

Égorgeas en un jour cent lions et panthères !
O toi dont on a dit que si, près de tes frères,
Ton bras eût soutenu leur combat inégal,

La victoire eût été pour le fils de la Terre !
Descends-nous jusqu'au fond de votre noir cratère,
En bas, où le Cocyte est glacé dans son cours.

Garde que nous allions à Typhon ou Tithye !
Cet homme peut donner ce qu'ici l'on envie ;
Prends donc un air plus doux, et viens à son secours.

Il peut parler de toi sur la terre mortelle ;
Car il vit, et trop tôt si le Ciel ne l'appelle,
Il lui reste des jours nombreux à parcourir. »

Ainsi parla mon maître, et sans le faire attendre,
Le géant étendit ses deux mains pour le prendre,
Ces mains dont autrefois Hercule eut à souffrir.

Quand Virgile sentit cette robuste étreinte :
« Que je te prenne aussi, me dit-il ; viens sans crainte. »
Il dit, et dans ses bras je me laissai presser.

Comme, par un effet bizarre de mirage,
Sur la Carisenda, lorsque passe un nuage,
La tour semble au regard prête à se renverser
[6] :

Tel me parut Antée alors que de la rive
Je le vis s'incliner ; mon angoisse fut vive;
Je tremblais sur le dos du monstre réprouvé.

Mais déjà le géant au fond du sombre abîme
Où, près de Lucifer, Judas pleure son crime,
Doucement nous dépose, et, sitôt qu'arrivé,

Comme un mât de vaisseau, debout s'est relevé.


 

ARGUMENT DU CHANT XXXII

Cercle des traîtres, le neuvième et dernier. Les ombres des traîtres grelottent au milieu d'un lac glacé. Dante et son guide passent d'abord par la Caïne, première zone du cercle, celle des traîtres envers leurs parents; différentes ombres y attirent leur attention. Puis, marchant toujours sur le lac glacé, ils arrivent à l’Antenora, la zone des traîtres à leur patrie. Dante heurte du pied un damné qui a honte de dire son nom : une fois reconnu, il signale au poète plusieurs de ses compagnons. Tout à coup deux pécheurs apparaissent sortant la tête d'un même trou. L'un dévore le crâne de l'autre. Le poète demande à l'ombre forcenée le motif de sa rage.

CHANT TRENTE-DEUXIÈME

Si j'avais l'âpre son, le vers rauque et sonore
Qui conviendrait au puits qu'il faut décrire encore,
Triste puits qui soutient tous les cercles sur soi,

Je voudrais exprimer ici jusqu'à l'écorce
Le suc de mes pensers. N'ayant pas cette force,
Au moment de parler, je me sens quelque effroi.

Peindre l'extrême Enfer et le centre du monde,
Ce n'est pas un vain jeu de vulgaire faconde,
Ni l'œuvre que bégaie une langue au berceau.

Mais vous qui secondiez, ô Muses souveraines,
Amphion construisant les murailles thébaines,
Faites qu'au moins mes vers approchent du tableau !

O damnés entre tous parmi les créatures,
Habitants de ces lieux d'indicibles tortures,
Que n'étiez-vous brebis ou chèvres, malheureux !

Quand nous fûmes venus plus bas dans la carrière
Sous les pieds du géant dans le puits sans lumière,
Comme sur les hauts murs je reportais mes yeux,

J'ouïs qu'on me disait : « Ah ! regarde où tu passes !
Prends garde d'écraser en marchant sur ces glaces
Les misérables fronts de frères harassés. »

Je me tourne, et je vois sons mes pieds étalée,
Une nappe d'eau morte, un lac d'eau si gelée
Qu'on eût dit d'un miroir mieux que de flots glacés.

En Autriche, jamais le Danube en sa course,
Jamais le Tanaïs, sous le ciel froid de l'Ourse,
N'ont le voile hivernal qui s'était formé là,

Et l'on eût pu laisser sur la croûte de glace,
Sans même que le bord craquât à la surface,
Tomber le Tabernik ou la Pietra Pana.
[7]

Telles on voit au temps où l'humble paysanne
Glane aux champs et la nuit rêve encore qu'elle glane,
La tête hors de l'eau grenouilles coasser :

Ainsi le front livide, empourpré de vergogne,
Faisant claquer leurs dents comme becs de cigogne,
Je vis dans le glacier des ombres se dresser.

Leurs têtes se penchaient en avant ; leurs visages
Offraient de leurs tourments de poignants témoignages :
Sur les lèvres le froid, la douleur dans les yeux r

Quand je les eus d'abord toutes considérées,
Regardant à mes pieds, j'en vis deux si serrées
Qu'elles avaient mêlé tout à fait leurs cheveux.

« Vous qui vous étreignez, dites-moi qui vous êtes? »
M'écriai-je. En arrière ils penchèrent leurs têtes
Et levèrent sur moi des regards étonnés.

Mais les pleurs contenus dans leur paupière humide
Débordent, et le froid gelant leur flot liquide
Les condense et resserre encore les damnés.

Un crampon ne joint pas si fort deux bois ensemble.
Alors, tels deux béliers que la fureur rassemble,
De rage transportés se heurtent les pécheurs.

Un autre à qui le froid avait mangé l'oreille,
Le front baissé, me dit : « Pourquoi, car c'est merveille,
Te mirer si longtemps dans ce lac de douleurs ?

Tu veux savoir qui sont ces deux pécheurs ? La plaine
Où le Bisenzio coule fut leur domaine.
Le prince Albert, leur père, y vit le jour aussi.

Ils sont d'un même sein.[8] Dans toute la Caïne[9]
Tu chercherais en vain une ombre florentine
Ou toute autre ayant mieux mérité d'être ici ;

Moins coupable est ce fils qu'Artus, frappant d'avance.[10]
Ombre et corps à la fois perça d'un coup de lance.
Moins criminel Foccace
[11] et cet autre maudit,

Cette ombre dont la tête intercepte ma vue,
Sous le nom de Sassol Mascheroni connue.
[12]
Toscan ! — tu l'es, je crois, — ce nom seul te suffit,

Quant à moi, pour ne pas prolonger davantage,
J'eus le nom de Pazzi-Camicion
[13] en partage ;
Carlin
[14] viendra bientôt m'exempter de rougir. »

Lors je vis des esprits par milliers dans la glace
Tout violets de froid; ce souvenir vivace
Devant un gué gelé me fait encore frémir.

Comme nous avancions tous les deux assez vite
Vers le centre profond où l'univers gravite.
Tandis que je tremblais dans l'éternelle nuit,

Il arriva, — hasard ou volontaire outrage !
— Qu'en marchant au milieu des têtes, au visage
Mon pied vint à heurter quelqu'un de ce circuit.

— « Pourquoi me foules-tu? dit-il, versant des larmes;
A m'outrager ainsi peux-tu trouver des charmes?
Viens-tu venger encor Mont Aperti sur moi ? »

— « Daigne m'attendre ici, dis-je alors à mon maître,
Que j'éclaircisse un doute où me jette ce traître ;
Ensuite je courrai, s'il le faut, avec toi. »

Il s'arrête aussitôt parlant à l'ombre blême
Qui grommelait encor quelque horrible blasphème :
 « Toi qui grognes ainsi, ton nom, esprit impur? »

— Toi-même, quel es-tu, fit-il, qui dans ta rage
Viens dans l'Antenora
[15] me frapper au visage,
Si fort, que d'un vivant le coup m'eût semblé dur ?

— « Je suis vivant, lui dis-je, et si c'est ton envie,
Je pourrai te citer, de peur qu'on ne t'oublie,
Parmi les autres noms qu'ici j'ai recueillis. »

— « C'est l'oubli que je veux au contraire en partage !
Va-t'en, sans m'affliger ni parler davantage !
Tes appeaux pour ce lac ont été mal choisis. ».

Par la peau de la nuque alors je prends mon homme :
— « Il faudrait bien pourtant dire comme on te nomme,
Si tu tiens à garder un seul de tes cheveux. »

— « Non ! tu ne sauras pas qui je suis, dit le traître,
Et tu ne parviendras jamais à me connaître ;
Écorche, écrase-moi sous tes pieds, si tu veux ! »

Déjà je rassemblais dans ma main menaçante
Les cheveux du coupable, et l'ombre frémissante
Aboyait comme un chien, les yeux tout renversés,

Quand un autre cria : « Quelle est donc cette fièvre,
Bocca
[16] ? Claquer des dents, grelotter de la lèvre,
Si tu ne hurles pas, ce n'est donc pas assez? »

— « Bien ! je n'ai plus besoin qu'à moi tu te révèles;
A ta honte je puis porter de tes nouvelles,
Dis-je alors, et conter ton sort, méchant félon ! »

— « Va donc, répliqua-t-il, et, libre à toi ! raconte.
Mais, si tu peux sortir, emporte aussi le compte
De qui fut si pressé de révéler mon nom.

Il pleure ici l'argent qu'il reçut de la France.
J'ai vu, pourras-tu dire, au séjour de souffrance
Où gèlent les pécheurs, Buso de Duéra.

Si l'on te demandait les noms de quelques autres,
Regarde à tes côtés : Beccarie est des nôtres,
Un perfide qu'à mort Florence condamna.

Jean de Soldanieri gît plus bas : il doit être
Auprès de Ganellon et de Tribaldel, traître
Qui livra Faenza de nuit comme un larron
[17] ».

Nous étions déjà loin : tout à coup je m'arrête.
Deux pécheurs dans un trou sortaient chacun la tête.
L'une recouvrait l'autre ainsi qu'un chaperon :

Et, comme un affamé sur le pain qu'on lui jette,
Celui qui dominait s'acharnait sur la tête
De l'autre, et le mordait de la nuque au cerveau.

Tel Tydée autrefois, pour assouvir sa rage,
De Mena lippe mort dévorait le visage,
Tel, des os et des chairs se gorgeait ce bourreau.

— « Toi qui fais éclater de façon si brutale
Ta haine sur celui dont ta dent se régale,
Dis-moi pourquoi? criai-je, et je jure, en retour,

Si juste est la fureur qui contre lui t'anime,
Vous connaissant tous deux, sachant quel fut son crime,
De te venger encore au terrestre séjour,

Si ma langue ne sèche, en revoyant le jour ! »


 

ARGUMENT DU CHANT XXXIII

Récit d'Ugolin.

Dante et Virgile arrivent à la Ptolemea, troisième division du cercle des traîtres, zone des traîtres envers leurs hôtes. Les têtes des pécheurs sont renversées en arrière, leurs pleurs gèlent dans leurs yeux. Dante s'étonne de rencontrer frère Albéric, un damné qu'il croyait encore en vie sur la terre. Le damné lui apprend que l'âme des traîtres de son espèce est souvent, par un châtiment anticipé, précipité en Enfer avant l'heure de la mort; un démon vient alors prendre la place de l'âme traîtresse et s'établir dans le corps qu'elle a abandonné et qui paraît en vie sur la terre.

CHANT TRENTE-TROISIÈME

Lors arrachant sa lèvre à l'horrible pâture,
Ce damné l'essuya contre la chevelure
Du crâne que derrière il venait de ronger ;

Ensuite il commença : « Tu veux donc que j'attise
L'effroyable douleur, lorsque mon cœur se brise,
Même avant de parler, seulement d'y songer.

Pourtant si mon récit doit, semence ennemie,
Au traître que je ronge apporter l'infamie,
Tu me verras parler et pleurer à la fois.

Je ne sais pas ton nom ni par quelle puissance
Tu viens jusqu'ici-bas ; mais ta ville est Florence,
Je crois le deviner à l'accent de ta voix.

C'est le comte Ugolin, si ta veux me connaître,
Que tu vois, et Roger l'archevêque est ce traître.
[18]
Je suis un dur voisin, oui, mais apprends pourquoi.

Que ce fut à l'effet de son lâche artifice,
En me fiant à lui, que j'ai dû mon supplice,
Ma prison et ma mort, tu le sais comme moi.

Mais ce que tu ne peux avoir appris sans doute,
C'est combien cette mort fut atroce : or, écoute ;
Et tu pourras juger ce qu'il m'a fait souffrir.

Par l'étroit soupirail de la prison obscure,
Dite Tour de la Faim du nom de ma torture
Et qui doit après moi pour d'autres se rouvrir,

La lune avait brillé plusieurs fois tout entière,
Quand un rêve effrayant, comme un trait de lumière,
Déchira de mon sort les voiles bienfaisants.

Devant cet homme-là, fier seigneur en campagne,
Un loup et ses petits fuyaient vers la montagne
Par qui Lucque est cachée aux regards des Pisans.

Avec de maigres chiens, meute avide, efflanquée,
En avant et de front sur la bête traquée :
Galandi, Sismondi, Lanfranchi, s'élançaient,

Après quelques instants de course, dans la plaine,
Le loup et ses petits me semblaient hors d'haleine
Et les crocs des grands chiens dans leurs flancs s'enfonçaient

Quand je me réveillai, longtemps avant l'aurore,
J'entendis près de moi mes fils dormant encore
Qui demandaient du pain et gémissaient tout bas.

Bien cruel est ton cœur s'il ne saigne d'avance
A ce qui s'annonçait pour le mien de souffrance ;
Et de quoi pleure-tu, si tu ne pleures pas ?

Ils s'éveillent, et l'heure est déjà sonnée
Où l'on nous apportait le pain de la journée ;
Et tous, se rappelant le rêve, étaient tremblants;

Et j'ouïs sous mes pieds qu'on verrouillait la porte
De cette horrible tour où l'espérance est morte,
Et sans dire un seul mot regardai mes enfants.

Je ne pleurais pas, moi : Je devenais de pierre.
Eux pleuraient; mon petit Anselme me dit : « Père,
Quels étranges regards tu nous jettes, qu'as-tu ? »

Je demeurai sans pleurs, mes yeux ne pouvaient fondre.
Tout ce jour et la nuit je restai sans répondre,
Jusqu'à ce qu'un nouveau soleil eût reparu.

Quand un faible rayon filtrant dans notre cage
Me fit voir la pâleur de mon propre visage
Sur quatre fronts d'enfants tout blêmis par la faim,

Je me mordis les mains dans un accès de rage,
Croyant que de la faim c'était l'horrible ouvrage,
Ces malheureux enfants de se lever soudain

Et de dire : « Bien moins nous souffrirons, mon père,
Si tu manges de nous : de ces chairs de misère
Tu nous a revêtus ; tu nous les reprendras. »

Je me calmai, de peur d'accroître leur souffrance.
Ce jour et le suivant tous gardions le silence.
Terre dure ! ah ! pourquoi ne t'entrouvris-tu pas ?

Au quatrième jour, sans force contre terre,
Gaddo tombe à mes pieds en murmurant : Mon père,
Tu ne viendras donc pas au secours de ton fils ! »

Il meurt, et comme ici tu me vois, j'ai, de même,
Vu de mes yeux tomber, de ce jour au sixième,
Les trois l'un après l'autre; et puis plus rien ne vis:

Sur leurs corps, à tâtons je me traîne et chancelle.
Ils sont morts, et trois jours encor je les appelle :
La faim fut plus puissante alors que la douleur. »

Quand il eut achevé, roulant un œil farouche,
Le forcené reprit le crâne dans sa bouche
Et fouilla jusqu'à l'os comme un chien en fureur.

Ah ! Pise ! déshonneur de la belle patrie
Où résonne le si ! de ton ignominie,
Puisqu'ils sont, tes voisins, si lents à te punir,

Puissent marcher ensemble et Gorgone et Caprée[19] !
Qu'aux bouches de l'Arno leur masse conjurée
Le fasse refluer sur toi pour t'engloutir !

Si du comte Ugolin les trames criminelles
Avaient, comme on l'a dit, livré tes citadelles,
Pourquoi vouer ses fils à ce supplice affreux ?

D'Uguccion, de Brigat, l'âge innocent et tendre,
Thèbes nouvelle ! eût dû suffire à les défendre,
Et ces deux qu'en mes vers j'ai nommés avant eux?

Nous marchâmes alors plus avant, où la glace
Dans ses rudes liens enserre une autre race.
Les têtes en arrière ici se renversaient.

Les pleurs même arrêtaient les pleurs près de descendre,
La douleur par les yeux ne pouvant se répandre,
Retombait sur le cœur, et les tourments croissaient.

Les premiers pleurs s'étaient gelés dans la paupière,
Et, remplissant de l'œil la coupe tout entière,
L'avaient comme couvert d'un voile de cristal,

Et de l'âpre froidure encore que l'outrage
Eût comme d'un calus endurci mon visage
Déjà presque insensible à cet air glacial,

D'une brise pourtant je crus sentir l'atteinte :
— « Toute vapeur ici n'est-elle pas éteinte ?
Maître, dis-je, apprends-moi qui nous souffle ce vent? »

Et le maître me dit : « Tantôt tu vas l'apprendre ;
Tes yeux te répondront où nous allons descendre,
Et toi-même en verras la cause en arrivant. »

Alors un affligé des glaces éternelles
Cria vers nous : O vous, ombres assez cruelles
Pour avoir cette place aux suprêmes douleurs,

De grâce, arrachez-moi le voile insurmontable,
Pour que j'épanche un peu la douleur qui m'accable
Avant que de nouveau gèlent mes tristes pleurs ! »

Je lui dis : « Si tu veux qu'à ton désir j'accède,
Apprends-moi ton histoire, et, si ma main ne t'aide,
Au fond de ce glacier je consens à plonger. »

Il répond : « Je suis frère Albéric; pour ma perte,
J'ai d'un mauvais jardin fait manger la desserte ;
Datte pour figue ici je paye mon verger.
[20] »

— « Quoi ! » dis-je,« es-tu donc mort, et quel est ce mystère? »
Il repartit : « L'état de mon corps sur la terre
Est un secret qu'ici je n'ai pas apporté.

C'est le lot de ce cercle appelé Ptolémée,[21]
Que souvent l'âme y tombe à jamais abîmée
Bien avant que son corps y soit précipité.

Et pour que mieux ta main propice me soulage
De ce cristal de pleurs glacés sur mon visage,
Apprends que dès qu'une âme a sur terre trahi,

Ainsi que je l'ai fait, au corps dont il la chasse,
Un démon s'établit et gouverne à sa place
Jusqu'à ce que le cours de ses jours soit rempli.

L'âme tombe en ce puits glacé qui la dévore.
Et peut-être le corps là-haut se voit encore
De l'ombre qui grelotte ici derrière moi.

Si tu viens d'arriver, tu dois bien le connaître,
C'est messire d'Oria
[22] ; depuis longtemps, le traître
Est dans ces fers glacés serré comme tu vois. »

— « Je crois, » dis-je à l’esprit, « que de moi tu veux rire.
Car Branca d'Oria n'est pas mort : il respire,
Il mange, il boit, il dort, il revêt des habits. »

— « On n'avait pas encor vu venir Michel Sanche, »
Répliqua-t-il, « au bolge affreux de Male Branche
[23]
Où bout la poix tenace à l’entour des maudits,

Qu'un diable était entré dans son corps à sa place
Et dans le corps aussi d'un autre de sa race,
Qui fut traître en prêtant au traître son appui.

Ore ouvre mes yeux ; tends une main secourable ! »
Et moi je n'ouvris point les yeux du misérable ;
Je lui rendais hommage étant félon pour lui.

Ah ! Génois, le rebut du monde, race impure,
Tout souillés de forfaits, tout remplis d'imposture,
Comment n'êtes-vous pas au ban de l'univers ?

Avec le pire esprit de Romagne et de Rome,
Tel j'ai vu l'un de vous : par ainsi de cet homme
L’âme est baignée au Styx pour ses œuvres pervers,

Son corps semble en vie au-dessus des Enfers.[24]


 

ARGUMENT DU CHANT XXXIV

La Giudecca, zone de Judas, quatrième et dernière division du neuvième et dernier cercle, séjour des traîtres envers leurs bienfaiteurs. La glace les recouvre tout entiers. Au centre du glacier, le centre aussi de l'univers, se lient Lucifer. Description de l'ange déchu. Il a triple visage et dans chacune de ses trois gueules il dévore un traître : Brutus et Cassius, les ingrats assassins de César, et Judas le déicide. Les deux poètes sortent de l'Enfer.

CHANT TRENTE-QUATRIÈME

— « Avec ses étendards le roi d'Enfer s'avance !
Cria soudain mon maître ; à travers la distance
Tâche aussi de le voir, et regarde en avant ! »

Comme au loin, quand la brune assombrit l'atmosphère,
Ou bien lorsque la nuit couvre notre hémisphère,
On croit voir un moulin agité par le vent :

Tel m'apparut au loin un bâtiment mobile.
Le vent soufflait si fort, que derrière Virgile
Je courus me blottir : seul refuge en ce val.

Nous étions, je l'écris en tremblant, à la place
Où chaque ombre couverte en entier par la glace
Semblait comme un fétu resté dans un cristal.

Les unes sont gisant, d'autres debout dressées,
Tête en haut, tête en bas, et jambes renversées,
D'autres figurent l'arc, pieds et front se touchant.

Quand nous fûmes assez avant, et que mon maître
Crut le moment venu de me faire connaître
Cet être que le Ciel avait fait si charmant,

Il s'écarte de moi, s'arrête et dit : « Demeure,
Tu vas voir Lucifer ! voici l'endroit et l'heure
Où de fermeté d'âme il est bon de t'armer. »

Oh ! comme à ce moment mon angoisse fut vive !
Lecteur, n'exige pas que je te la décrive ;
Tout ce que je dirais ne pourrait l'exprimer.

Presque mort, de mes sens j'avais perdu l'usage,
Tu peux d'après cela te former une image
De ce que je devins, n'étant mort ni vivant.

Le monarque abhorré du douloureux royaume
Sortait hors du glacier son sein : hideux fantôme !
J'aurais atteint plutôt la taille d'un géant,

Qu'un géant de son bras n'eût atteint la mesure.
Jugez dans son entier ce qu'était sa stature
D'après cette longueur d'un morceau de son corps.

Àh ! s'il fut aussi beau qu'il est épouvantable
Et contre son Auteur leva son front coupable,
Il a gagné sa place au centre des remords.

Quelle fut ma stupeur, en voyant que la bote,
O prodige ! portait trois faces à sa tête !
L'une, sur le devant, de la couleur du sang,

Deux autres à côté, qui, comme de deux pôles,
S'élevaient du milieu de ses larges épaules ;
Toutes trois au sommet du crâne s'unissant.

Le visage de droite était livide et jaune,
L'autre semblait avoir, à la torride zone
Où le Nil se répand, emprunté sa couleur.

Deux ailes s'étendaient dessous chaque figure,
Mesurant sur l'oiseau leur énorme envergure.
Les voiles de la mer envieraient leur hauteur.

Le monstre battait l'air avec ces ailes fauves,
Sans plumés, comme on voit celles des souris-chauves.
Trois vents s'en échappaient et soufflaient furieux,

Et tout autour de lui se gelait le Cocyte.
Bavant, suant le sang, cette larve maudite
Versait sur trois mentons les pleurs de ses six yeux.

Ses dents en même temps broyaient dans chaque gueule
Un pécheur, l'écrasant comme un grain sous la meule :
Ils étaient ainsi trois à la fois torturés.

Pour celui de devant, c'était peu des morsures;
Les griffes lui faisaient de bien autres blessures.
La peau des chairs pendait sur ses flancs déchirés !

— « Cette âme, dont là-haut, plus cruelle est la peine,
Dit mon maître, celui qui si fort se démène,
La tête au fond, le corps au dehors, c'est Judas.

Cette autre suspendue à la figure noire,
Et qui, la tête en bas, pend hors de la mâchoire,
C'est Brutus : il se tord, mais il ne parle pas.

Et l'autre qui paraît si membrue, autre traître :
Cassius ! Mais la nuit commence à reparaître ;
Il est temps de partir, car nous avons tout vu. »

Alors, suivant son ordre, à son cou je m'enlace.
Lui, saisissant à point et l'instant et la place
— Lucifer ouvrant l'aile, — à son râble velu

Il s'attache, et, glissant tout le long de sa taille,
De crins en crins descend, comme d'une muraille,
Entre l'étang de glace et l'épaisse toison.

Quand nous fûmes venus à l'endroit où la hanche
Tourne à point sur le gros de la cuisse, il se penche,
Non sans grande fatigue et sans émotion,

A la place des pieds met sa tête, et fait mine
De remonter le long de la pileuse échine.
Je croyais retourner au séjour infernal.

— « Tiens-toi bien, dit le maître en reprenant haleine,
C'est par ces échelons, avec immense peine,
Que l'on peut s'éloigner de l'empire du Mal. »

Il passe à ce moment par le trou d'une roche,
Et m'asseyant au bord, près de moi se rapproche,
Après m'avoir ainsi fait sortir de l'Enfer.

Je levai l'œil, croyant en toute certitude
Retrouver Lucifer dans la même attitude ;
Mais je le vis tenant les deux jambes en l'air.

Quel trouble à cet aspect remplit mon âme entière?
Je le laisse à penser à la foule grossière
Qui n'a pas vu le point que j'avais traversé.

— « Allons, mets-toi sur pied ! s'écrie alors le sage,
Car le chemin est long, et rude est le voyage,
Au méridien déjà le soleil a passé. »

Certes, ce n'était pas la royale avenue
D'un palais éclatant qui s'offrait à ma vue,
Mais plutôt un ravin escarpé, sans lueur.

— « Avant de m'arracher de l'Abîme, ô mon maître,
Dis-je, dès que debout je pus me reconnaître,
Réponds-moi, je te prie, et tire-moi d'erreur !

Qu'est devenu le lac glacé? Comment le diable
A-t-il la tête en bas ? Comment, chose incroyable !
Le jour luit quand le soir est à peine passé? »

— « Tu penses être encor par là-bas, dit Virgile,
Au centre où je me pris aux poils du grand reptile
Par qui dans son milieu le monde est traversé.

Tant que je descendais, c'était vrai ; mais, au ventre,
Quand je me retournai, nous dépassions le centre
Où par sa pesanteur tout corps est entraîné.
[25]

Nous sommes maintenant sous un autre hémisphère,
L'opposé de celui qui recouvre la terre
Et qui sous son sommet
[26] vit périr condamné

L'homme parfait conçu sans péché de sa mère ;
Et tes pieds sont placés sur la petite sphère
Qui forme le revers de la Giudecca.

Là c'est nuit quand ici le soleil étincelle ;
Et celui dont les crins nous ont servi d'échelle
Dans la même posture est encor planté là.

C'est là qu'il est tombé du Ciel dans sa disgrâce.
La terre qui d'abord occupait cet espace
Se fit en le voyant un voile de la mer

Et recula d'horreur jusqu'à notre hémisphère.
D'effroi peut-être aussi, là-bas cette autre terre,
[27]
« Laissant le vide ici, s'amoncela dans l'air. »

 

 

 

Il est dedans l'abîme un lieu distant du Diable
De toute la longueur de sa tombe effroyable.
[28]
L'œil ne le perçoit pas, mais il est deviné

Au bruit d'un ruisselet filtrant comme une source
Au travers d'un rocher qu'il creuse dans sa course,
Serpentant à l'entour, doucement incliné.

Par ce chemin secret qu'aucun rayon n'éclaire,
Mon guide m'entraîna vers la région claire ;
Et sans nous arrêter, engagés dans ce lieu,

Nous montâmes tous deux, lui devant, moi derrière.
Enfin par un permis au bout de la carrière
J'entrevis les chefs-d'œuvre étalés au ciel bleu,

Et je sortis revoir les étoiles de Dieu.

 

FIN DE L'ENFER


 

[1] La déroute de Roncevaux, où périt le paladin Roland Turpin raconte que le cor de Roland fut entendu de Charlemagne à huit lieues de distance. Dante appelle cette campagne sainte, parce qu'elle avait pour but de chasser d'Espagne les Sarrasin, c'est-à-dire les infidèles.

[2] Château fort près de Sienne.

[3] Les commentateurs se sont bien mal à propos épuisés à découvrir le sens de ces mots qui ne sont d'aucune langue; et n'ont pas profité de l'avertissement que Dante lui-même semble leur donner, quelques vers plus loin, de ne pas se fatiguer inutilement.

[4] Nembrod, fils de Chus, un de ceux qui travaillèrent à la tour de Babel.

Gigantes autem erant super terram in diebus illis. Genèse, ch. vi.

[5] Tout à l'heure un géant emprunté à la Bible, ici les Titans de la fable. Le poète, dans tout le cours de sa fiction, réunit ainsi à la fois la tradition sacrée et les traditions mythologiques.

[6] La Carisenda, tour inclinée de Bologne, aujourd'hui appelée Torre moaza.

[7] La Tabernick, montagne d'Esclavonie ; la Pietra-Pana, montagne de Toscane.

[8] Alexandre et Napoléon, fils d'Alberto de' Alberti, seigneur de Falterone, entre Lucques et Florence, s'entretuèrent après la mort de leur père, d'autant plus coupables qu'ils étaient frères consanguins et utérins.

[9] Ce nom de Caïne donné à la première division du cercle des traîtres, est emprunté de Caïn, le meurtrier d'Abel. (Voy. le chant v.)

[10] Mordrec, fils d'Artus, s'étant embusqué pour tuer son père, celui-ci le prévint, et, d'un coup de lance, le perça de part en part.

[11] Foccacia Cancellieri avait coupé la main de son cousin et assassiné son oncle.

[12] Sassolo Mascheroni de Florence, tua un parent pour s'emparer de ses biens.

[13] Camiscione de' Pazzi, meurtrier d'Ubertino, son parent.

[14] Un Carlino des Pazzi est connu pour avoir été acheté par les Nino de Florence et leur avoir livré un château situé dans le val d'Arno. Mais il tiendrait mieux sa place dans la division des traîtres à la patrie. Sans doute le poète fait ici allusion à un autre traître du même nom qui avait trahi quelqu'un de ses parents.

[15] L'Antenora, deuxième division du cercle des traîtres, prend son nom d'Antenor qui trahit Troie, sa patrie, en cachant Ulysse dans son palais.

[16] Bocca des Abati trahit les siens à la bataille de Mont' Aperti

[17] Beccaria, Soldanieri, Ganellon, Tribaldel, tous traîtres à leur pays.

[18] Ugolino de la famille des comtes de la Gherardesca soutenu par l'archevêque Ruggieri, avait chassé Nino Visconti et gouvernait Pise à sa place. Mais bientôt l'archevêque, jaloux de son autorité, répandit sur lui des bruits de trahison; soutenu des Galandi, des Sismondi, des Lanfranchi, il le fit arrêter et enfermer dans une tour avec ses deux, fils et deux petits-fils. Quelque temps après, il vint lui-même fermer la porte de la tour, en jeta les clés dans l'Arno, et les prisonniers périrent de faim.

[19] Gorgone et Caprée, deux îles à l'embouchure de l'Arno.

[20] Albéric de' Manfredi de l'ordre des frères Joyeux, brouillé avec des frères de son ordre, feignit de vouloir se réconcilier et les invita à un banquet. A un signal convenu, au moment où l'on apportait les fruits sur la table, il les fit égorger.

[21] Du nom de Ptolémée, qui trahit son hôte Pompée.

[22] Branca d'Oria, de Cènes, assassina Michel Sanche, son beau-frère et son hôte sans doute.

[23] Male branche, Griffes maudites, voirie chant xxii, où il est question de ce Michel Sanche. — Ainsi, au dire du poète, l'ombre de Michel Sanche n'était pas encore arrivée au gouffre des prévaricateurs, que déjà l'âme traîtresse de son assassin était précipitée dans la Ptolémée.

[24] Cette fiction saisissante du poète produisit un si terrible effet qu'Albéric et Doria furent, dit-on, contraints de s'expatrier.

[25] Dante a eu, on le voit, une idée claire et précise des lois de la gravitation. Quant aux explications cosmographiques qui vont suivre, à celle par exemple des effets produits sur la terre par la chute de Satan, elles procèdent d'une physique assez grossière, il faut en convenir; ce sont d'ailleurs des explications un peu confuses et qui auraient elles-mêmes besoin d'explications ; tous les commentateurs du Dante ont cherché à les donner sans répandre sur le texte une parfaite lumière; il est plus facile de saisir l'effet grandiose de cette physique bizarre, que de se rendre un compte exact de chaque détail.

[26] Au temps de Dante on croyait que Jérusalem était située au centre de la terre, par conséquent, sous le sommet de l’hémisphère céleste qui la recouvre.

[27] Il désigne la montagne du purgatoire.

[28] C'est-à-dire de toute la longueur du puits glacé, ou seulement de la Giudecca, la zone où se tient Lucifer, et non pas sans doute de toute la longueur de l'enfer, comme quelques commentateurs l'ont imaginé.