Dante

DANTE

 

L'ENFER

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Œuvre numérisée par Marc Szwajcer

 

 

 

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ARGUMENT DU CHANT XVI

Parvenu presque aux limites du troisième et dernier degré, où déjà il entend le fracas de l'eau qui tombe en bouillonnant dans le huitième cercle, le poète rencontre les ombres de quelques guerriers florentins qu'a souillés aussi le péché contre nature. Ils l'interrogent avec inquiétude sur le sort de leur patrie et Dante leur confirme la triste vérité. Puis il continue sa route ; le bruit de l'eau se rapproche ; enfin il arrive au bord d'un gouffre profond. Virgile y jette une corde ; à ce signal un monstre, épouvantable apparition, se lève du gouffre.

CHANT SEIZIÈME

Déjà nous entendions le bruit confus de l'onde
Qui tombait dans une autre enceinte de ce monde,
Et pareil à celui de ruches bruissant,

Quand trois ombres ensemble, et formant comme un groupe, Sortirent en courant du milieu d'une troupe
Qui sous le feu maudit passait en gémissant.

Et de venir vers nous, et de crier ensemble :
« Arrête ! à tes habits, à ton air, il nous semble
Qu'à notre ingrat pays tu dois appartenir. »

Ah ! quels sillons je vis sur leurs chairs enflammées !
Que de blessures, ciel ! ouvertes ou fermées !
J'en suis encor navré, rien qu'à m'en souvenir.

Mon maître, à cet appel que nous venions d'entendre,
S'arrête et me regarde : « Il nous faut les attendre, »
Me dit-il, « si pour eux tu veux être courtois.

Et, sans ces traits brûlants, sans les mortelles flammes
Qui tombent dans ces lieux, je dirais qu'à ces âmes
L'empressement, mon fils, convient bien moins qu'à toi. »

Nous voyant arrêtés, elles recommencèrent
Leur complainte, et, vers nous dès qu'elles arrivèrent,
En cercle toutes trois se mirent à tourner.

Comme on voit les lutteurs, le corps nu, frotté d'huile,
Pour trouver le point faible et la prise facile,
Avant les premiers coups, longtemps s'examiner,

Elles tournaient, sur moi dirigeant leur visage,
Et faisaient de la sorte un étrange voyage,
Leurs pieds tournant de ci, tournant de là leurs cous.

L'une alors commença : « Si cet horrible sable,
Nos traits noircis, brûlés, notre aspect misérable,
Condamnent au mépris nos prières et nous,

Qu'à notre renommée au moins tu t'attendrisses !
Quel es-tu pour venir aux éternels supplices
Poser tes pieds vivants de cet air assuré?

Celui-ci, dont je suis la trace sur l'arène,
Quoiqu'il aille tout nu, tout écorché se traîne,
Fut, plus que tu ne crois, grand et considéré.

Petit-fils de Gualrade, il eut nom Guidoguerre,[1]
Et ce fut un guerrier vaillant, qui sur la terre
S'illustra par la tête autant que par le bras.

Et cet autre, après moi, broyant l'arène ardente,
C'est Aldobrandini,
[2] dont la voix fut prudente,
Mais donna des conseils que l'on ne suivit pas.

Moi qui porte avec eux cette croix misérable,
Je suis Rusticucci
[3] ; ma femme détestable
Fut l'artisan du mal que l'on m'a reproché. »

Si j'avais pu me mettre à couvert de leurs flammes,
Je me serais du bord jeté parmi ces âmes,
Et mon maître, je crois, ne m'en eût empêché;

Mais j'eusse été brûlé, calciné par la pluie,
Et la peur l'emporta sur cette bonne envie
Qui m'avait pris soudain d'aller les embrasser.

— « Ce n'est pas le mépris qu'en mon cœur je sens naître, »
Dis-je alors, « votre sort de douleur me pénètre,
Et cette émotion ne pourra s'effacer.

J'en fus saisi sitôt qu'aux paroles du maître
Je compris, même avant de vous bien reconnaître,
Que des morts tels que vous allaient se présenter.

Je suis de votre terre, et votre œuvre accomplie,
Et vos noms, honorés toujours dans la patrie,
Tendrement je les cite ou les entends citer.

Je vais par l'amertume au jardin angélique
Qu'a promis à mon cœur ce guide véridique ;
Mais je dois jusqu'au fond descendre auparavant. »

— « Que la vie en ton corps longtemps reste allumée, »
Repartit l'ombre alors, « et que ta renommée
Resplendisse durable après ton corps vivant !

Mais dis-nous, le courage et la chevalerie
Ont-ils continué d'habiter la patrie?
Se peut-il qu'ils en soient tout à fait exilés?

Car Borsière,[4] nouveau venu dans ces campagnes,
Qui là-bas suit, pleurant, ces ombres nos compagnes,
De ses navrants récits nous a bien désolés. »

— « Ah ! tes nouveaux colons, tes fortunes rapides
Ont tant produit d'orgueil, tant d'appétits avides,
Florence, qu'à la fin toi-même t'en émeus ! »

Ainsi criai-je, au ciel en levant mon visage.
Les trois morts, comprenant le sens de ce langage,
Tristement éclairés, se regardaient entre eux.

— « Si tu réponds toujours avec même franchise,
Et toujours sans péril t'exprimes à ta guise,
Bienheureux, toi qui peux parler comme cela !

C'est pourquoi, si tu sors de la sombre carrière,
Si tu revois le ciel et la belle lumière,
Alors qu'avec plaisir tu diras : J'étais là !

Fais au moins que de nous l'on parle dans le monde ! »
Les esprits, à ces mots, interrompant leur ronde,
Fuirent comme emportés sur des ailes d'oiseau.

Un amen est plus long dans la bouche du prêtre
Qu'il ne leur a fallu de temps pour disparaître :
Et mon maître se mit en marche de nouveau.

Moi, je suivais ses pas ; nous commencions à peine
Quand le bruit retentit de l'onde si prochaine.
Que le son de nos voix se perdait tout à fait.

Tel ce fleuve qui prend au mont Viso sa source,
Et, laissant l'Apennin à gauche, suit sa course,
Fuyant vers l'Orient par le lit qu'il s'est fait :

Acquachète est le nom qu'aux hauts lieux on lui donne,
Avant qu'en la vallée il descende et bouillonne ;
Bientôt il a perdu ce nom près de Forli,

Et mugissant il tombe en une seule masse
Auprès de Saint-Benoît, ce beau séjour de grâce,
Ou mille hommes au moins devraient trouver abri
[5] ;

Pareillement au pied d'une roche escarpée,
J'entendais retentir cette eau de sang trempée,
Et j'en fus assourdi dès le premier moment.

Or, je portais sur moi la corde que naguère
Je voulais employer pour prendre la panthère
Dont j'avais convoité le pelage charmant.

De mes reins aussitôt que je l'eus dépouillée,
Sur l'ordre de mon guide, et l'ayant repliée,
Je la lui présentai comme il me l'avait dit.

Lors il se tourne à droite, et, prenant sa distance,
Tient par-dessus le bord la corde, et puis la lance
Assez loin de la rive en ce gouffre maudit.

Quelque prodige encor sans doute va paraître,
Me disais-je en moi-même, à ce signal du maître ;
Il semble qu'il l'appelle et l'assiste des yeux.

Ah ! que l'on devrait être avisé près d'un sage !
Il ne nous juge pas seulement à l'ouvrage,
Il lit dans nos pensers les plus mystérieux.

Il me dit : « A l'instant de ce gouffre se lève
Ce que j'attends, et toi, ce que ton esprit rêve
Va tenir dans l'instant ton regard attaché. »

De toute vérité qui semble une imposture,
Il faut, autant qu'on peut, garder sa lèvre pure.
Car c'est gagner la honte encor qu'on n'ait péché

Et pourtant je ne puis me taire ici, moi-même.
Je le jure, lecteur, la main sur ce poème.
Ote-lui, si je mens, ta durable faveur !

Je vis, dans l'épaisseur de l'atmosphère obscure,
Arriver, en nageant vers nous, une figure
Monstrueuse vraiment pour le plus ferme cœur;

Tel revient le plongeur descendu sous les ondes,
Pour détacher une ancre au sein des mers profondes,
Et, quand il l'a reprise à quelque écueil perdu,

Monte, pieds ramassés, et le bras étendu.


 

ARGUMENT DU CHANT XVII

Description du monstre Géryon, qui vient d'apparaître, comme une image de la Fourbe. Tandis que Virgile s'arrête auprès de lui pour réclamer le secours de ses larges épaules, Dante s'avance un peu plus loin pour considérer les usuriers, ces pécheurs qui ont outragé violemment la Nature et l'Art, et Dieu par conséquent. Couchés misérablement sur le sable brûlant et sous la pluie de feu, ils portent à leur cou une bourse dont ils semblent repaitre leur vue. Chaque bourse est marquée des armoiries du damné et sert à le faire reconnaître. Dante rejoint Virgile et, non sans effroi, descend avec lui dans le huitième cercle sur le dos de Géryon.

CHANT DIX-SEPTIÈME

« Voici qu'il vient, le monstre à la queue affilée,
Qui passe monts, qui brise armes, tour crénelée,
Et de son souffle impur pourrit le monde entier. »

Mon maître, en même temps qu'il me tint ce langage,
A la bête du geste indiqua le rivage,
L'invitant à monter jusqu'au pierreux sentier.

Et de la Fourbe alors cette hideuse image
S'en vint ; elle avança le torse et le visage,
Laissant pendre sa queue en arrière des bords.

Ses traits semblaient d'abord les traits d'un homme honnête,
Tant douce était la peau qui recouvrait sa tête ;
En serpent s'allongeait le tronc et tout le corps.

Elle avait deux grands bras velus jusqu'aux aisselles,
Et des nœuds tachetés en forme de rondelles
Émaillaient sa poitrine et son dos et ses flancs.

Avec tant de couleurs jamais Turcs ni Tartares
N'ont brodé le dessin de leurs étoffes rares ;
Même Arachné filait des tissus moins brillants.

Comme on voit quelquefois une barque captive :
La poupe est dans les flots, la proue est sur la rive ;
Ou comme sous le ciel du vorace Germain

Le castor pour chasser s'accroupit au rivage ;
Ainsi vint s'aplatir cette bête sauvage
Sur le roc qui bordait le sablonneux chemin.

Elle tordait sa queue énorme dans le vide
Et dressait une fourche au venin homicide.
Vrai dard de scorpion à sa queue attaché.

— « Il faut nous détourner un peu, » dit le poète,
« Et marcher jusqu'auprès de la cruelle bête,
De ce monstre là-bas sur la berge couché. »

Nous descendîmes donc en tournant vers la droite,
Et faisant quelques pas sur la margelle étroite
Pour éviter l'a flamme et le sable brûlant.

Près du monstre hideux lorsque nous arrivâmes,
Je vis un peu plus loin, sur le sable, des âmes
Assises presque au bord de l'abîme béant.

— « De ce giron du cercle, il faut que tu connaisses
Et tous les habitants et toutes les tristesses, »
Dit mon maître, « va donc et vois quel est leur sort !

Mais dans cet entretien trop longtemps ne t'arrête !
Et moi dans l'intervalle irai sommer la bête
De nous prêter l'appui de son dos souple et fort. »

Je m'avançai donc seul sur le rebord extrême
De ce cercle d'Enfer, lequel est le septième,
Allant où se tenaient les malheureux pécheurs.

Leurs pleurs qui jaillissaient trahissaient leurs tortures,
En s'aidant des deux mains, ces pauvres créatures
Luttaient de ci, de là, contre sable et vapeurs.

Tels on voit les grands chiens pendant la canicule,
De mouches et de taons lorsque tout leur corps brûle,
Fatiguer griffe et dents contre l'immonde essaim.

En vain j'en regardais quelques-uns au visage.
Sous le feu qui pleuvait sur eux comme un orage,
Je n'en pus reconnaître aucun ; mais à leur sein,

Au cou de chacun d'eux, j'aperçus suspendue
Une bourse ; ils semblaient en repaître leur vue.
Chacun avait un signe autrement coloré.

Pour les considérer, je m'avançai plus proche,
Et du premier d'entre eux regardant la sacoche,
J'aperçus sur champ d'or un lion azuré.
[6]

Et poursuivant, j'en vis, à nulle autre pareille,
Une qui paraissait comme du sang vermeille.
Une oie y ressortait blanche comme du lait.
[7]

Une troisième portait sur sa besace blanche
Une truie azurée et grosse
[8] ; or, il se penche
Et me dit : « Que fais-tu sur ce pierreux ourlet?

Va-t-en, et souviens-toi, pour le dire à la terre,
Que Vitaliano,
[9] mon voisin, comme un frère,
Un jour à mon flanc gauche, ici viendra s'asseoir.

Mêlé, moi Padouan,[10] à ces morts de Florence,
Je les entends aussi crier pleins d'espérance :
Vienne le chevalier ! Quand pourrons-nous le voir,

Et sa bourse aux-trois becs ! » Au bout de sa harangue
L'ombre tordit sa bouche et puis sortit sa langue,
Ainsi que fait un bœuf pour lécher ses naseaux.

Et moi, me souvenant des paroles du sage,
Craignant de l'irriter en restant davantage,
Je laissai ces damnés à leurs terribles maux.

En arrivant, je vis déjà le doux poète
Établi sur le dos de la farouche bête,
Et qui me dit : « Allons, viens vite, et point d'effroi !

On ne descend ici que par semblable échelle.
Monte au cou de la bête, et, pour être sûr d'elle,
Moi je vais me placer entre la queue et toi.

Tel un homme aux accès de la fièvre quartaine,
Les ongles déjà bleus, grelottant, sans haleine,
Rien qu'à voir l'ombre, est pris d'une froide sueur,

Un frisson à ces mots agita tout mon être ;
Mais devant lui ma peur eut honte de paraître :
Un maître courageux impose au serviteur.

Force fut de m'asseoir sur cette large échine.
J'essayai de parler : la voix dans ma poitrine
Manqua; je murmurai : « Par grâce, tiens-moi bien ! »

Mais lui, le guide tendre et toujours secourable,
Dès que j'eus enfourché le dragon redoutable,
M'entoure de ses bras qui me font un soutien,

Et dit : « Va, Géryon; d'une aile obéissante,
Par de larges circuits adoucit la descente :
Songe au fardeau nouveau dont tu t'en vas chargé. »

Comme une barque à flot qui s'éloigne de terre,
Le monstre lentement de la rive en arrière
Recule, et quand du bord il se sent dégagé,

Il se tourne à demi, puis semblable à l'anguille,
Il agite sa queue allongée, et frétille,
Et de sa double griffe il fend l'air embrasé.

Phaéton trembla moins dans les célestes plaines.
Quand de ses faibles mains laissant tomber les rênes,
Il mit en feu le Ciel, encor cicatrisé
[11] ;

Icare eut moins d'effroi, moins d'angoisses mortelles,
Sentant fondre la cire et s'échapper ses ailes,
Son père lui criant : « Tu te perds, malheureux ! »

Que je ne tremblai, moi, quand je sentis la terre
Autour de moi manquer, et que dans l'atmosphère
Plus rien ne vis, plus rien, que le monstre hideux !

Lentement, lentement il nage dans le vide
Et descend en tournant, car je sens l'air humide
Qui me frappe au visage et qui souffle sous moi.

Et déjà j'entendais comme un fracas horrible,
A ma droite, monter de l'abîme invisible.
Je plongeai dans le gouffre un regard plein d'émoi.

Ce coup d'œil dans l'abîme augmenta bien mes craintes !
J'avais vu si grands feux, ouï si grandes plaintes
Que je me ramassai sur moi-même en tremblant.

Et je vis, jusqu'alors resté dans l'ignorance,
Que j'étais descendu dans plus vive souffrance
Qui de tous les côtés venait se rapprochant.

Tel un faucon lassé de déployer son aile
Sans découvrir d'oiseau, sans qu'un leurre l'appelle,
En vain le fauconnier lui crie : « Ah, scélérat ! »

Il descend fatigué de ses hauteurs limpides.
Et, traçant dans les airs mille cercles rapides,
Maussade et révolté loin du chasseur s'abat ;

Tel Géryon au pied de la roche brûlée
Descend, et nous dépose au creux de la vallée :
Et délivré du poids qu'il portait à regret,

Il s'enfuit, et dans l'air s'échappe comme un trait.


 

ARGUMENT DU CHANT XVIII

Dante et Virgile sont descendus dans le huitième cercle, le cercle de la fourbe, appelé Malebolge (fosses maudites). Il est divisé en dix fossés concentriques creusés sur un plan incliné et aboutissant à un puits large et profond. Des rochers s'élèvent en arc au-dessus de ces fossés et les relient entre eux jusqu'au puits qui les termine. Descendu du dos du monstre Géryon, Dante s'engage avec Virgile sur ce pont naturel, et sous ses arches il va voir circuler successivement les damnés des dix bolges ou fossés.

Dans le premier bolge, les pécheurs marchent ou plutôt ils courent harcelés et fouettés par des démons. Dante reconnaît un citoyen de Bologne, une sorte de fourbe entremetteur qui avait fait marché de sa sœur. Plus loin, au milieu des fourbes qui ont pratiqué la séduction, Jason se fait remarquer par son grand air et sa royale attitude.

Les deux poètes, en suivant toujours le pont de rochets, atteignent le second bolge, hideux cloaque d'immondices où sont plongés les flatteurs.

CHANT DIX-HUITIÉME

Il est dedans l'Enfer une sombre carrière :
Malebolge est son nom : de couleur fer, en pierre,
Et telle que l'enceinte arrondie à l'entour.

Dans le milieu précis de la plaine livide,
D'un puits large et profond l'œil mesure le vide;
En son lieu j'en dirai la structure et le tour.

L'enceinte qui s'étend du puits, gorge profonde,
Jusqu'au pied de la roche, est, je le disais, ronde,
St dix fossés distincts s'en partagent le fond.

Tels, pour garder les murs des hautes citadelles,
Ces fossés que l'on creuse en grand nombre autour d'elles
Protégeant tous les points et de flanc et de front :

Tels ces gouffres ici caves de même sorte.
Et comme aussi les ponts-levis qui de la porte
Au bord extérieur mènent en s'abaissant :

De même au pied du mur nous offrant une marche,
Sur chaque fosse un pont de rochers, comme une arche,
Montait, et jusqu'au puits allait aboutissant.

C'est là que nous étions, quand du dos de la bête
Vous fûmes brusquement mis à bas : le poète
Marcha, tournant à gauche, et par moi fut suivi.

A main droite, je vis alors larmes nouvelles,
Nouveaux bourreaux, douleurs neuves et plus cruelles,
Dont le premier fossé me parut tout rempli.

Les pécheurs étaient nus au fond de la tranchée :
Une moitié venait vers nous, l'autre cachée
S'avançait avec nous, mais d'un pas plus pressé.

Tel, l'an du jubilé, les Romains, quand la foule
Couvre tout le grand pont et lentement s'écoule,
Cheminent dans un ordre à l'avance fixé :

D'un côté marchent ceux qui s'en vont à Saint-Pierre,
Et ceux qui revenant de dire leur prière
Retournent vers le mont, vont sur un autre rang.

De çà; de là, debout sur les noirâtres berges,
D'affreux démons cornus, avec de grandes verges,
Quand les pécheurs passaient, les fouettaient jusqu'au sang.

Ah ! ces infortunés, comme ils levaient les jambes !
Au premier coup de gaule ils s'enfuyaient ingambes,
Et pas un n'attendait le cadeau d'un second.

Tandis que je marchais à côté de mon maître,
J'en vis un tout à coup que je crus reconnaître :
« J'ai, dis-je, vu cet homme ailleurs qu'en ce bas fond. »

Et je tenais mes yeux fixés sur son visage.
Aussitôt près de moi s'arrête mon doux sage
Et me laisse en arrière aller de quelques pas.

Le flagellé baissait la tête avec contrainte,
Essayant d'éviter mon regard : vaine feinte !
Je lui criai : « Toi là, qui portes le front bas,

Si tes traits ne sont pas trompeurs, spectre d'un homme,
C'est Caccianamico Venedic qu'on te nomme !
Dans ce bassin de fiel quel crime payes-tu? »

Et le pécheur à moi : « J'aimerais mieux me taire,
Mais je me sens contraint par ta voix pure et claire
Qui me fait souvenir du monde où j'ai vécu.

C'est moi, quoi qu'on ait dit sur cette immonde histoire,
Qui poussai Ghisola, prompte, hélas ! à me croire,
A céder aux désirs du marquis d'Obizzo.

Bologne a plus d'un fils ici qui souffre et pleure.
Ce gouffre en est si plein, que, peut-être, à cette heure,
Moins de bouches, depuis la Savène au Réno,
[12]

Parlent en écorchant le si[13] dans leur langage.
De ma véracité faut-il un témoignage?
Rappelle à ton esprit combien l'or nous est cher. »

Il me parlait encor, quand un démon s'élance,
Et lui cinglant les reins d'un coup de fouet : « Avance,
Rufien, on ne vend plus de femmes en Enfer ! »

Le damné s'éloigna : je rejoignis mon guide.
Après quelques instants d'une marche rapide,
Un roc s'offrit à nous qui s'élevait du bord.

Sur ce pont escarpé qu'aisément nous gravîmes.
Nous tournâmes à droite au-dessus des abîmes,
Laissant derrière nous cette enceinte de mort.

Quand nous fûmes au point où la roche sauvage
Fait voûte aux fustigés pour leur donner passage,
Mon maître dit : « Arrête, et regarde-les tous,

Ces autres condamnés dont la peine est semblable
Et dont tu n'as pu voir encor le front coupable,
Parce qu'ils avançaient du même sens que nous ! »

Et du vieux pont alors nous regardons la file
Qui de l'autre côté vient vers nous et défile
Et que sanglent aussi les noirs fustigateurs.

Le bon maître, sans même attendre ma demande,
Me dit : « Vois arriver cette ombre, la plus grande,
Qui passe, le front haut, en dévorant ses pleurs.

Quel air de roi demeure empreint sur son visage !
C'est Jason : sa prudence égale à son courage
Ravit la Toison d'Or à Colchos autrefois.

Il passa par Lemnos après la nuit impie
Où, les femmes de l'île unissant leur furie,
Les hommes furent tous massacrés à la fois.

Par sa feinte et ses soins et sa tendre éloquence,
De la jeune Hypsiphile il trompa l'innocence,
Comme elle avait trompé la rage de ses sœurs,

Il l'abandonna là seule et près d'être mère.
Ce péché le condamne à cette peine amère,
Et Médée est vengée aussi de ses douleurs.
[14]

Qui trompe comme lui, comme lui marche et souffre.
Mais nous avons assez regardé dans ce gouffre,
Et tu sais maintenant les péchés qu'il contient.

Nous arrivions au point où notre route étroite
Avec le second bord s'entrecroise, et s'emboîte
Sur un deuxième pont qu'elle épaule et soutient.

Et voici que j'entends de la fosse prochaine
Geindre et souffler du nez toute une foule humaine
Qui se frappe du poing, se tord et se débat.

Sur les noires parois s'est durcie et collée
Une épaisse vapeur montant de la vallée,
Qui repousse à la fois la vue et l'odorat.

Le gouffre est si profond que, pour voir dans l'abîme,
Il faut escalader le pont jusqu'à la cime,
Au point où le rocher s'élève plus altier.

J'y parvins, et, penché sur la fosse profonde,
Je vis des gens couchés dans un fumier immonde
Qui semblait le privé de l'univers entier.

Et, tandis que mes yeux plongeaient dans ces souillures,
J'aperçus un damné le front si plein d'ordures,
Qu'on ne pouvait savoir s'il était clerc ou non.

Il cria : « Dans la fange où le flatteur se vautre,
Pourquoi me regarder, moi, plutôt que tout autre ? »
— « C'est, lui dis-je, que si mon souvenir est bon,

Je t'ai vu des cheveux moins mouillés sur la nuque.
N'es-tu pas Alexis Interminel de Lucque ?
Voilà pourquoi sur toi mon regard s'attachait. »

A ces mots se frappant la tête, l'ombre crie :
« C'est là que m'a plongé l'ignoble flatterie,
Qui jamais sur ma langue autrefois ne séchait. »

Mon guide intervenant alors : « Porte ta vue,
Dit-il, un peu plus loin dans la sombre étendue,
Et reconnais, là-bas, dans le hideux contour,

Les traits de cette fille immonde, échevelée,
Qui se déchire avec sa griffe maculée,
S'accroupissant et puis se dressant tour à tour.

C'est la fille Thaïs,[15] la courtisane infâme,
Répondant au galant qui disait : Chère femme !
Ton amour est-il grand ? — Il est prodigieux !

Mais, viens ! n'avons-nous pas rassasié nos yeux ? »


 

ARGUMENT DU CHANT XIX

Arrivée au troisième bolge, où sont enfermés les simoniaques qui trafiquent des choses saintes. Ils sont plongés dans des trous étroits, la tête en bas, les pieds en l'air et flambants. A mesure qu'un pécheur arrive, comme un clou chasse l'autre, il pousse plus au fond celui qui l'a précédé. Virgile porte Dante jusqu'au bord d'un de ces trous, d'où sortent les jambes d'un damné qui s'agite plus violemment que les autres. C'est le pape Nicolas III. En entendant approcher Dante, il le prend pour Boniface VIII qui lui a succédé sur la terre et qui doit aussi le rejoindre et prendre sa place en Enfer. Le poète le détrompe, et ne pouvant contenir son indignation, il accable d'énergiques imprécations le pontife prévaricateur.

CHANT DIX-NEUVIÈME

Magicien Simon,[16] et vous tous misérables,
Qui, des choses de Dieu, ces dons inviolables,
Promis à la vertu, faites, cœurs de vautour,

Pour or et pour argent un trafic adultère !
Ma trompette pour vous va sonner sur la terre :
Je vous ai vus damnés au troisième contour !

Déjà notre œil plongeait au fond d'une autre tombe ;
Nous étions sur un point du rocher qui surplombe
Le milieu de la fosse ouverte à nos regards.

O Dieu, que ta sagesse est sublime et profonde,
Sur terre et dans le Ciel et dans le mauvais monde !
Comme avec équité ta grâce fait les parts !

Des trous étaient creusés dans la livide pierre,
Au fond, sur les parois, sur la surface entière,
Tous de même largeur, tous également ronds.

Ils me semblaient égaux, en leur circonférence,
A ces bassins de marbre admirés à Florence,
Qui dans mon beau Saint-Jean servent aux sacrés fonts,

Et dont j’ai brisé l'un pour sauver, qu'on le sache,
L’enfant qui s'y noyait : que d'une injuste tache,
Par ce mot, en passant, mon honneur soit vengé
[17] !

Pendant à découvert hors de chaque orifice,
Quelque damné montrait le pied jusqu'à là cuisse,
Et le reste du corps au fond gisait plongé !

Et tous ces pieds brûlaient, lançant, dans leurs tortures,
Ses coups si furieux qu'ils brisaient leurs jointures,
Et qu'ils eussent rompu corde et fers à la fois.

De même un feu qui mord un corps enduit de graisse.
A l'extrême surface il s'élève et s'abaisse ;
La flamme allait, courait des talons jusqu'aux doigts.

— « Quel est ce forcené, mon maître, qui s'agite
Plus que ses compagnons dans sa fosse maudite,
Et que sucent de» feux plus ardents, plus vermeils ? »

Virgile répondit : « Si la chose t'importe,
Sur ce bord-là, plus bas, veux-tu que je te porte?
Il te dira ses torts et ceux de ses pareils. »

Et moi : « Ton bon plaisir règle seul mon envie.
Ma volonté demeure à la tienne asservie,
O maître, et mes pensers, tu les devines tous. »

Lors nous montons au haut de la côte prochaine,
Puis nous tournons à gauche et descendons sans peine
Jusqu'au niveau du sol partout semé de trous.

Et pressé sur le sein du bon maître qui m'aime,
J'arrivai dans ses bras jusqu'à la fosse même
Où semble avec les pieds gémir le malheureux.

— « Qui que tu sois, ô toi qui te tiens renversée,
Plantée ainsi qu'un pal, ombre triste et blessée,
Lui dis-je en commençant, parle-moi, si tu peux? »

J'étais là comme un moine au moment qu'il confesse
Le brigand qui l'appelle et rappelle sans cesse.
Au bord du trou fatal, pour retarder la mort.

— « Est-ce toi, cria l'ombre, est-ce toi qui prends place?
Ici déjà debout ! Est-ce toi, Boniface?
Sur toi, de plusieurs ans, m'a donc menti le sort?

Es-tu rassasié si tôt de ces richesses
Qui t'ont fait sans remords surprendre les caresses
De l'angélique épouse et profaner son lit ? »

A ces mots du pécheur je me sentis confondre,
Ne pouvant le comprendre, ignorant que répondre,
Et debout près de lui je restais interdit.

Virgile dit : « Réponds à l'âme criminelle :
« Point ne suis qui tu crois et que ta bouche appelle. »
Et ce qu'il me dictait fut par moi répondu.

La jambe du pécheur se tordit convulsive,
Pois avec un soupir et d'une voix plaintive,
Il dit : « Que viens-tu faire alors ? Que me veux-tu ?

Il faut que ton désir soit grand de me connaître,
Pour qu'aux creux de ce val ton pied hardi pénètre ;
Sache-le donc, j'ai ceint la tiare autrefois.

Je fus, comme on l'a dit, je fus un fils de l'Ourse,[18]
Et c'est pour les oursins que j'ai tout mis en bourse,
Là-haut de l'or, ici mon corps, comme tu vois.

Là, sous ma tête, gît la foule réunie
De tous ceux qu'avant moi perdit leur simonie,
Dans ce gousset de pierre entassés jusqu'au bord.

Je tomberai moi-même au fond comme les autres,
Quand viendra le pécheur qui doit être des nôtres,
Et qu'en toi j'ai cru voir quand j'ai parlé d'abord.

Mais, flambant pieds en l'air et tête dans le gouffre,
Depuis bien plus longtemps déjà je brûle et souffre,
Qu'il n'y sera planté pour de même y souffrir.

Car après lui, viendra, chargé de plus de crimes,
Un pasteur d'Occident promis à ces abîmes,
Et qui doit à son tour tous les deux nous couvrir
[19]

Semblable à ce Jason qui, de son roi barbare.
Au temps de Macchabée acheta la tiare,
Par le roi de la France il sera protégé.

Je ne sais si je fus de moi-même assez maître,
Mais je lui répondis : « Çà, dis-moi, mauvais prêtre
Quel argent, quel trésor avait donc exigé

Notre Seigneur Jésus quand aux mains de saint Pierre
Il remit les deux clefs du beau Ciel de son Père?
Certes, il ne lui dit rien que ce seul mot : Suis-moi.

Ont-ils, à prix d'argent, vendu, Pierre et les autres,
Sa place à Mathias au milieu des apôtres,
Quand Judas l'eut perdue en trahissant sa foi?

Pape, reste donc là, souffre un juste supplice,
Et garde bien cet or acquis par l'injustice
Qui t'a rendu hardi contre Charles, autrefois
[20] !

Et n'était le respect qui près de toi m'enchaîne
Pour ces augustes clefs que ta main souveraine
Tenait dans le doux monde à l'ombre de la Croix,

Ma voix serait encore plus rude et plus sévère;
Car votre avidité fait le deuil de la terre,
Foulant aux pieds les bons, élevant les pervers.

Saint Jean songeait à vous, quand parut à sa vue,
Impure courtisane au lit des rois vendue,
Celle qui se tenait assise sur les mers,

Qui portait en naissant sept têtes et dix cornes,
Et devait y puiser une force sans bornes
Avec un époux digne et comme elle innocent.
[21]

L'or et l'argent, voilà les dieux que vous vous faites !
Vous damnez les païens ; ils sont ce que vous êtes.
Que dis-je? Ils n'ont qu'un dieu ; vous, vous en priez cent
[22] !

Ah ! Constantin, quels maux nous préparait d'avance
Non ta conversion, mais ta munificence
Qui dota le premier des papes opulents ! »

Et comme sur ce ton je lui chantais ma gamme,
Soit l'effet du remords, soit de rage, l'infâme
Gambillait, et plus fort tordait ses pieds brûlants.

Virgile à m'écouter paraissait se complaire.
Heureux, il souriait aux accents de colère
Qui s'échappaient si vrais hors d'un cœur tout ardent.

Il m'ouvre ses deux bras, sur son sein avec joie
Me presse, et promptement remonte par la voie
Que nous avions d'abord suivie en descendant.

Et toujours me tenant, il arrive à la cime
De l'arche qui s'étend au-dessus de l'abîme
Et va du quatrième au cinquième plateau.

Là, doucement, à terre il dépose sa charge,
Sur la roche escarpée et dont l'étroite marge
Aurait fait hésiter le pied sûr d'un chevreau :

Et de là je plongeai sur un gouffre nouveau.


 

ARGUMENT DU CHANT XX

Quatrième bolge, où sont punis les sorciers et les devins, autre espèce de fourbes. Leur tête est disloquée et tournée du côté du dos; ils ne peuvent plus regarder qu'en arrière, eux qui sur la terre prétendaient voir si loin devant eux. Ils s'avancent à reculons en pleurant, et les pleurs qu'ils répandent tombent derrière eux Virgile désigne à Dante les plus fameux d'entre ces damnés. Il retient son attention sur la sibylle Manto, qui a donné son nom à Mantoue, la patrie du poète romain.

CHANT VINGTIÈME

Qu'un supplice nouveau s'ajoute à mon poème !
Il sera le sujet de ce chant, le vingtième
De mon premier cantique aux damnés consacré.

Tout entière déjà mon âme était tendue
Sur la vallée ouverte, à mes pieds étendue,
Champ inondé de pleurs, d'angoisse dévoré.

Et je vis, par le val circulaire, une file
Qui venait en pleurant, d'un pas lent et tranquille,
Telle que sur la terre une procession.

Tandis que dans le fond, plus bas plongeait ma vue,
J'admirai que chaque ombre, étrangement tordue,
En arrière du col inclinait le menton.

Tout leur visage était retourné par derrière,
Ils étaient obligés de marcher en arrière,
Car ils ne portaient plus devant eux leur regard.

Par l'effet violent de la paralysie
Un corps fût-il ainsi retourné dans la vie?
J'en doute, et je n'en ai jamais vu, pour ma part.

Dieu te fasse tirer bon fruit de ce poème,
Ami lecteur ! mais juge, en attendant, toi-même,
Si je pouvais rester les yeux secs, les voyant

De près, ces malheureux, formés à notre image,
Si tordus que les pleurs coulant de leur visage
Ruisselaient au défaut des fesses en tombant !

Ah ! certes, m'appuyant à l'angle d'une roche,
Je pleurais, et si fort, que mon guide s'approche
Et me dit : « As-tu donc aussi perdu l'esprit ?

La pitié même ici demeure impitoyable.
'Quel homme est plus impie et lequel plus coupable
Qu'au jugement de Dieu celui qui s'attendrit ?

Allons, lève le front : vois cet homme de guerre.
Sous les yeux des Thébains il s'abîma sous terre.
En vain ils criaient tous : Où cours-tu t'engloutir,

Amphiaraüs? Pourquoi quittes-tu la mêlée?
Il tombait, il roulait de vallée en vallée
Jusqu'aux mains de Minos qui l'ont fait repentir.

Regarde : au lieu du sein c'est le dos qu'il avance ;
Et pour s'être piqué de trop de clairvoyance,
Il ne voit qu'en arrière et marche à reculons.

Voici Tirésias qui changea de nature.
Et d'une femme prit le corps et la figure,
Transformé tout entier de la tête aux talons.

Il lui fallut encor, de sa verge magique,
Briser de deux serpents le couple symbolique
Pour recouvrer les traits et le sexe perdus.

Et cet autre tournant le dos à sa poitrine,
C'est Aruns.
[23] Dans le mont de Luni qui domine
Les champs des Carrarais à ses pieds étendus,

Au sein d'une carrière il fixa sa demeure,
Parmi les marbres blancs d'où ses yeux à toute heure
Interrogeaient la mer et le ciel étoile.

Et cette femme-là dont les tresses flottantes
Couvrent le sein caché de nappes ondoyantes,
Et dont le corps par là d'un poil noir est voilé,

C'est Manto qui, longtemps errante et vagabonde,
Se fixa dans les lieux où je naquis au monde.
Pour l'amour du pays, or donc, écoute un peu.

Quand son père eut perdu la lumière et la vie,
Lorsque fut la cité de Bacchus asservie,
Par le monde elle erra longtemps sans feu ni lieu.

Un lac s'étend au nord de la belle Italie,
Au pied des monts Alpins, bordant la Germanie
Au-dessus du Tyrol ; son nom est le Bénac.

De milliers de ruisseaux le tribut magnifique
Vient, entre l'Apennin, Garde et Val-Camonique
 Accroître et gonfler l'eau qui dort dans ce beau lac.

Une île est au milieu que le flot environne ;
Les pasteurs de Brescia, de Trente et de Vérone
Peuvent s'y rassembler, ont le droit d'y bénir.
[24]

Sur la pente où le bord s'abaisse davantage,
S'élève Peschiera, fort puissant dont l'ouvrage
A Bergame et Brescia de rempart peut servir.

C'est là que le Bénac épanche dans la plaine
Les flots mal contenus dans sa gorge trop pleine.
Par les champs verdoyants l'onde prend son élan ;

Elle change de nom en commençant sa course,
Prend celui de Mincio, fuit bien loin de sa source,
Et court à Governo tomber dans l'Éridan.

Mais trouvant en chemin une lande stérile,
Le fleuve y laisse une eau qui croupit immobile,
Marais empoisonné dans les feux de l'été.

Or, passant là, Manto, cette vierge sauvage,
Aperçut au milieu du vaste marécage
Un terrain sans culture, un sol inhabité.

Avec ses serviteurs la sibylle thébaine
Se fixa là pour fuir toute rencontre humaine,
Y pratiqua son art, y vécut, y mourut.

Et plus tard, comprenant quelle forte défense
Offrait en cet endroit le marécage immense,
La foule dispersée à l'entour accourut.

Sur les os de la morte on bâtit une ville ;
Et, Manto, la première, ayant choisi l'asile,
Mantoue on l'appela sans autre appel au sort.

Jadis plus d'habitants en ont peuplé l'enceinte,
Avant que Pinamont, par une indigne feinte,
Eût joué Casalot, qu'on dupait sans effort.
[25]

Te voilà bien instruit ; et si quelqu'un peut-être
Donne une autre origine aux lieux qui m'ont vu naître,
Nulle erreur ne pourra faire tort à ta foi. »

— « O maître, en tes discours telle est ma confiance,
Ils ont pour s'emparer de moi tant de puissance,
Que tous autres seraient charbons éteints pour moi.

Mais, dis-moi, dans les rangs de la gent qui s'avance
Ne distingues-tu pas quelque ombre d'importance ?
Car c'est là ce qui tient mes esprits éveillés. »

Lors il me dit : « Celui dont la barbe touffue
Descend comme un manteau sur son épaule nue,
Quand la Grèce perdait tant de sang, de guerriers,

Qu'à peine les berceaux en gardaient pour les mères,
Put augure, et c'est lui qui pour les grandes guerres
Avec Calchas donna l'ordre d'appareiller.

Eurypile est son nom : tel ma muse tragique
L'a nommé dans un coin de mon poème épique
[26] ;
Tu le sais bien, puisque tu le sais tout entier.

Cet autre chancelant sur sa hanche amaigrie,
C'est Michel Scot,
[27] passé maître en sorcellerie
Et qui de la magie a vraiment connu l'art.

Vois Guido Bonatti ; vois Adsent[28] qui regrette
D'avoir abandonné son cuir et sa navette,
Mais hélas, l'imprudent ! il se repent trop tard.

Vois ces femmes plus loin : à leurs mains meurtrières
L'aiguille et le fuseau répugnaient ; les sorcières
Avec l'herbe et la cire on fait œuvre d'Enfer.

Mais viens : déjà Caïn, son fagot sur l'épaule,
Occupe les confins de l'un et l'autre pôle,
[29]
Au-dessous de Séville il a touché la mer.

Hier déjà la lune en son plein était ronde.
Tu dois t'en souvenir : dans la forêt profonde
L'astre plus, d'une fois t'a prêté du secours. »

Ainsi parlait Virgile, et nous allions toujours.

suite


 

[1] Guidoguerra, petit-fils de la belle Gualrade, fut un valeureux chevalier. A la bataille, de Benevento, entre Chartes Ier et Manfrède, il fut réputé le principal motif de la victoire. (Grangier).

[2] Tegghiajo Aldobrandini, de la famille des Adimar, déconseilla l'entreprise des Florentins contre les Siennois, qui eut pour résultat la malheureuse défaite d'Arbia.

[3] Jacopo Rusticucci touche ici en mauvaise part de a femme pour ce qu'elle fut si meschante qu'il fut forcé de se séparer d'elle. (Grangier.)

[4] Guillelmo Borsiere, chevalier courtois et aux grandes manières, arbitre des élégances, des alliances et des usages florentins, à la fin du XIIIe siècle.

[5] Trait de satire. Il y avait là une abbaye qui eût pu recevoir mille religieux, si ses biens avaient été honnêtement administrés.

[6] C'étaient les armoiries des Gianfigliazzi de Florence.

[7] L'oie blanche rappelle les armes des Ubriacchi.

[8] L'écusson des Scrovigni.

[9] Vitaliano del Dente, insigne usurier de Padoue.

[10] Cet autre usurier est le Florentin Buiamonte.

[11] Allusion à la voie lactée.

[12] Rivières de l'État de Bologne.

[13] Au lieu de si oui ou de sia soit, les Bolonais disent sipa.

[14] Médée, que Jason avait aussi abandonnée.

[15] Thaïs; la courtisane que Térence met en scène dans l'Eunuque.

[16] Simon de Samarie, dit le Magicien, offrit de l'argent à saint Pierre pour obtenir de lui le secret de faire des miracles : de là le nom de simonie donné au trafic des choses saintes.

[17] Dante, pour sauver un enfant, avait brisé la grille qui couvrait un des fonts du baptistère de l'église Saint-Jean. Ses ennemis s'étaient empressés de l'accuser de sacrilège.

[18] Le pape Nicolas III était de la famille des Orsini et fait allusion à ce nom.

[19] Il désigne Clément V, d'abord archevêque de Bordeaux, élu pape par l'influence de Philippe-le-Bel après la mort de Boniface VIII, en 1303, et le compare pour ce motif à Jason, frère d'Osias, qui reçut d'Antiochus la dignité de grand pontife.

[20] Charles d'Anjou, frère de saint Louis, roi de la Pouille et de la Calabre, sous le nom de Charles Ier. Nicolas III lui avait fait demander une de ses nièces en mariage pour son neveu. Charles lui répondit que bien qu'il eût les pieds rouges, il n’était pas digne de s'allier avec le sang de France. Le pape, irrité, enleva à Charles le vicariat de la Toscane.

[21] Saint Jean (Apocal., ch. xvii) entendit dans une de ses visions l'ange qui lui disait : « Viens, je te montrerai la damnation de la grande courtisane assise sur les eaux, qui s'est prostituée aux rois de la terre..., elle a sept têtes et dix cornes. » Les sept têtes sont les sept sacrements de l'Église, les dix cornes figurent les dix commandements.

[22] Les païens ont plus d'un dieu, plus d'une idole, mais ces deux termes un et cent reproduits du texte marquent seulement ici une proportion. Le poète veut dire : Quel que soit le nombre des idoles adorées par les païens, ils en adorent cent fois moins que vous.

[23] Aruns, devin toscan.

[24] Ces trois évêques avaient en ce lieu les limites de leurs diocèses, ils pouvaient donc de là exercer tous les trois leur droit episcopal, ou, comme dit Dante, segnar, donner la bénédiction.

[25] Pinamonte engagea Casalodi, comte de Mantoue, à exiler beaucoup de nobles pour plaire au peuple, puis il le renversa lui-même.

[26] Au livre II de l'Enéide :

Suspensi Eurypilum scitatum oracula Phœbi

Mittimus.

[27] Michel Scot, astrologue de l'empereur Frédéric II.

[28] Bonatti, astrologue du comte de Montefeltro. Adsent, astrologue de Parme, qui avait commencé par être savetier.

[29] Dans ce temps-là, le peuple croyait voir dans les taches de la lune Caïn chargé d'un fardeau d'épines.