LIVRE QUATRIEME.
Cyrus, ayant tenu ferme assez longtemps avec
son armée pour donner à connaître à l'ennemi qu'il était prêt à combattre
encore s'il voulait sortir de ses retranchements, et ne voyant aucun
mouvement, alla camper avec ses troupes à la distance qu'il jugea
convenable. Lorsqu'il eut établi des sentinelles et envoyé des espions à la
découverte, Il rassembla ses soldats, et leur parla ainsi : « Braves Perses,
je rends grâces aux dieux de tout mon cœur, vous aussi, je crois, après
avoir obtenu une si belle victoire sans perdre aucun des nôtres. Il est
juste de leur en témoigner, et à présent et dans tous les temps, par tous
les moyens qui dépendront de nous, une sincère reconnaissance. Pour vous, je
ne puis assez vous louer ; car vous avez tous contribué au succès de cette
journée ; et dès que mes officiers m'auront donné des détails, je
m'efforcerai de reconnaître le mérite de chacun par des éloges et des
récompenses. Quant au taxiarque Chrysante, qui commandait près de moi, je
n'ai pas besoin de m'informer de sa conduite ; je sais par moi-même comment
il s'est montré ; il a fait tout ce que j'aime à croire que vous faisiez
tous. Dans l'instant où j'ordonnais la retraite, je l'appelai par son nom
;
il avait le bras levé, prêt à frapper un ennemi. Jaloux d'obéir, il n'achève
pas, il se retire, il transmet rapidement mon ordre aux autres capitaines ;
en sorte que Chrysante et sa troupe étaient hors de la portée du trait,
avant que les ennemis se fussent aperçus que nous faisions retraite, el
qu'ils eussent songé à bander leurs arcs ou lancer leurs javelots. C'est
cette prompte obéissance qui l'a sauvé lui et les siens. J'en vois plusieurs
moins heureux : lorsque je saurai dans quelle circonstance ils ont été
blessée, je m'expliquerai sur leur compte. A l'égard de Chrysante, puisque
prudent et brave dans l'exécution, il ne sait pas moins obéir que
commander, je le fais chiliarque ; et si les dieux m'accordent de nouvelles
faveurs, même alors je ne l'oublierai pas. Vous tous qui m'écoulez, voici un
conseil que je vous donne : penses continuellement à ce que vous avez vu
dans le combat, afin que vous jugiez par vous-mêmes lequel est le plus sur
pour conserver sa vie, de tenir ferme ou de fuir ; lequel de deux soldats qui
marchent à l'ennemi, l'un de bon gré, l'autre avec répugnance, échappe plus
tacitement au danger ; quel est enfin le charme de la victoire ? Vous en
jugerez sainement, el d'après votre expérience, et sur ce qui s'est passé
récemment sous vos yeux. Le souvenir que vous en garderez affermira votre
courage. Mais, il en est temps, allez prendre votre repas, braves et sages
guerrière chéris des dieux ; allez faire des libations en leur honneur,
chantez un péan, et tenez-vous prêts à exécuter ce qui vous commandé. »
A ces mots, il monte à cheval et part pour se
rendre auprès de Cyaxare. Apres s'être réjoui avec lui, comme cela devait
être ; après avoir visité le quartier des Mèdes, et demandé au roi si rien
ne lui manquait, il rejoignit son armée. Dès que les Perses eurent soupé, et
posé des sentinelles, comme la prudence l'exigeait, ils se livrèrent au
repos. Cependant les Assyriens, après la mort de leur roi el la perte de
leurs plus braves compagnons, étaient tous dans la consternation ; plusieurs
même s'étaient enfuis pendant la nuit. Crésus et les autres alliés perdaient
courage en voyant celte désertion : tout leur était contraire. Ce qui
mettait le comble & leur découragement, c'est que les principaux officiers
de l'armée semblaient avoir perdu jusqu'à la faculté de penser : ils
abandonnèrent donc leur camp et se sauvèrent à la faveur de la nuit.
Au point du jour, comme on s'aperçut de la
désertion du camp, Cyrus y fit entrer les Perses les premiers. Les ennemis y
avaient laissé quantité de brebis, de bœufs, de chariots remplis d'une m
imité de choses utiles. Les Mèdes qu'ils étaient demeurés avec Cyaxare s'y
rendirent aussi, et toute l'armée y fit son repas. Cyrus, ayant ensuite
convoqué ses taxiarques, leur adressa ce discours : « Mes amis, que de
biens, et quels biens encore, nous échappent, lorsque les dieux nous les
offraient ! Les ennemis, frappés de terreur, ont pris la fuite, vous le
voyez. Comment des gens qui ont abandonné, en fuyant, des retranchements où
ils étaient à couvert tiendraient-ils devant nous en rase campagne ? Comment
les mêmes hommes qui ont lâché pied avant de nous connaître oseraient-ils,
battus et maltraités, résister à leurs vainqueurs, lorsque les plus braves
d'entre eux ont péri ? De méprisables soldats voudront-ils se mesurer avec
nous ? — Pourquoi, s'écria quelqu'un, avec un avantage aussi marqué, ne nous
hâtons-nous pas de les poursuivre ? — Parce que nous manquons de cavalerie,
répliqua Cyrus, el que les plus considérables d'entre les ennemis, qu'il
nous importerait le plus de tuer ou faire prisonniers, s'en retournent à
cheval dans leur pays. Nous avons bien pu, avec l'aide des dieux, les mettre
en déroute ; mais il nous est impossible de les atteindre en les poursuivant.
— Que n'allez-vous, lui répondit-on, en faire l'observation à Cyaxare
? — Eh
bien, venez tous avec moi, afin qu'il voie que nous pensons tous de même. »
Ils le suivirent, et dirent tout ce qui leur parut le plus propre à faire
réussir ce qu'ils proposaient.
Cyaxare, soit jalousie de ce que les Perses
ouvraient les premiers cet avis, soit persuasion qu'il serait sage de ne pas
courir de nouveaux hasards (car le roi se livrait alors à la joie, et voyait
beaucoup de Mèdes imiter son exemple), répondit : « Cyrus, je sais, pour
l'avoir vu et ouï dire, que vous autres Perses, vous êtes, de tous les
hommes, les plus exercés à n'user immodérément d'aucun plaisir. Pour moi, je
pensé qu'il importe bien davantage de se modérer au milieu des plus grandes
jouissances : or, y a-t-il rien au monde qui en procure de plus sensibles
que notre bonheur présent ? Si nous le ménageons sagement, sans doute heureux
loin des dangers, nous vieillirons en paix : si au contraire nous sommes
insatiables, et qu'après ce bonheur nous en poursuivions un autre, craignons
le sort de ces navigateurs qui, éblouis de leur fortune, s'obstinent à
courir les mers, jusqu'à ce qu'ils périssent enfin ; ou de ces guerriers
qui, vainqueurs d'abord, perdent le fruit de leur victoire, pour avoir voulu
en obtenir une seconde. Si les ennemis qui ont pris la fuite nous étaient
inférieurs en nombre, sans doute nous hasarderions peu à les poursuivre ;
mais considérez que nous n'avons défait, avec toutes nos troupes réunies,
qu'une très petite partie des leurs, et que les autres n'ont point combattu,
si nous ne les provoquons pas, comme ils ne connaissent ni leurs forces, ni
les nôtres, ils se retireront par ignorance et pusillanimité ; mais s'ils
voient que la forte leur est aussi dangereuse que la résistance, n'est-il
pas à craindre qu'ils ne deviennent braves malgré eux ? Persuadez-vous
quêtons ne désirez pas plus ardemment de prendre leurs femmes et leurs
enfants qu'ils ne désirent de les sauver. Considérez encore qu'une troupe de
laies, quoique nombreuse, s'enfuit avec ses petits, dès qu'elle est
découverte, et qu'une laie seule, si on donne la chasse aux siens, loin de
fuir, s'élance sur le chasseur qui tente de les lui ravir. Les ennemis
s'étaient renfermés dans leurs retranchements ; nous avons donc pu choisir
le nombre des leurs que nous voulions combattre ; mais si nous les joignons
en plaine, et qu'ils apprennent à se diviser en plusieurs corps, qui nous
attaquent, l'un de front, comme tout récemment, deux autres en flanc, un
quatrième par derrière, peut-être n'aurons-nous ni assez d'yeux ni assez de
mains pour nous défendre. Enfin je ne voudrais pas, lorsque je vois les
Mèdes se divertir, les contraindre à chercher de nouveaux périls. »
« Mais ne contraignez personne, repartit Cyrus
; confiez-moi seulement ceux qui voudront bien me suivre, et j'espère que
nous vous ramènerons de quoi vous réjouir, vous et vos amis. Nous n'irons
certainement pas attaquer le gros de l'armée ennemie, puisqu'il nous serait
même impossible de l'atteindre ; mais si nous rencontrons quelque corps
détaché, ou resté en arrière, nous ne l'épargnerons pas. Songez qu'à votre
prière nous sommes venus de loin vous offrir nos bras : il est juste qu'à
votre tour vous vous occupiez de nos intérêts, afin que nous ne partions
pas les mains vides, et que nous ne fondions pas notre espoir sur vos
finances seules. — Si quelqu'un veut te suivre, répond il Cyaxare, j'en
serai fort aise. — Envoyez donc avec moi un Mède bien connu, pour annoncer
aux autres ce que vous venez de décider. — Prends celui qu'il te plaira. »
Le hasard fit trouver là ce Mède qui s'était dit cousin de Cyrus, et qui
l'avait tant de foie embrassé. « Cyaxare, je me contente de celui-ci. —
Soit, qu'il le suive ; et toi, dit-il au Mède, vas annoncer que chacun est
libre d'accompagner Cyrus. » Quand ils furent sortis de la tente : « C'est
maintenant, lui dit Cyrus, que tu me prouveras si tu disais vrai quand tu
m'assurais que tu prenais beaucoup de plaisir à me voir. — Si tu le veux, oh
! je ne te quitterai plus. — Exciteras-tu pareillement tes compatriotes à me
suivre ? — Oui, je le le jure, et même jusqu'à ce que je mérite que tu
prennes aussi quelque plaisir à me voir. » En effet, il remplit avec zèle la
commission de Cyaxare auprès des Mèdes ; ajoutant que pour lui jamais il ne
quitterait un prince qui joignait à la valeur et à la beauté l'avantage
encore plus grand d'être issu du sang des dieux.
2. Sur ces entrefaites, il vint à Cyrus,
comme par une faveur des dieux, des ambassadeurs hyrcaniens. Cette nation
est voisine de l'Assyrie, et, peu nombreuse, elle avait subi la loi du plus
puissant : elle passait et passe encore aujourd'hui pour fournir
d'excellents hommes de cheval. Aussi les Assyriens se servaient d'eux comme
les Lacédémoniens se servent de Scirites, ne leur épargnant ni fatigues, ni
dangers. Dans leur dernière déroute, ils en avaient placé à la queue de leur
arrière-garde environ mille, afin que si l'ennemi tombait sur les derrières,
ils en essuyassent le premier choc. Les Hyrcaniens marchaient aussi les
derniers de l'armée, ayant avec eux leurs chariots et leur famille, suivant
la coutume de la plupart des nations asiatiques, lorsqu'elles vont à la
guerre, car ils avaient adopté cet usage. Réfléchissant donc sur les mauvais
traitements qu'ils essuyaient, considérant de plus que le roi d'Assyrie
était mort, qu'ils étaient défaits, que la terreur était générale parmi les
troupes, que leurs alliés se décourageaient et les abandonnaient, ils
jugèrent l'occasion favorable pour se révolter, pourvu que Cyrus voulût, de
concert avec eux, attaquer l'ennemi commun. Dans ce dessein, ils députèrent
vers Cyrus, dont la dernière bataille avait rendu le nom très célèbre.
Les envoyés lui exposèrent les motifs de leur
haine contre les Assyriens, lui offrirent, s'il voulait marcher contre eux,
de le seconder et de lui servir de guides. Ils s'étendirent, pour l'exciter
fortement à celle entreprise, sur l'état présent des ennemis. Cyrus leur
demanda s'ils pensaient qu'on pût les joindre avant qu'ils gagnassent leurs
forteresses ; car, ajouta-t-il, pour leur donner une haute idée des Perses,
nous regardons comme un revers que les ennemis nous aient échappé. Les
envoyés répondirent qu'on les joindrait en partant le lendemain de grand
matin ; que leur nombre et l'embarras des chariots rendaient leur marche
pesante ; que de plus, n'ayant point reposé la nuit précédente, ils
n'avaient fait qu'une petite traite. « Quelle assurance, reprit Cyrus, nous
donnerez-vous que vous dites la vérité ? — Si demain, répliquèrent-ils, nous
partons à la pointe du jour, nous vous amenons des otages : engagez-nous
seulement votre foi en présence des dieux, et tendez-nous la main afin que
nous portions à nos compatriotes ces gages de votre parole. » Cyrus jura que
s'ils tenaient leurs promesses il les regarderait comme des fidèles amis et
ne les traiterait pas moins bien que les Perses et les Mèdes. Encore
aujourd'hui l'on voit les Hyrcaniens jouissant d'une grande confiance et
admis à tous les emplois comme les Mèdes et les Perses les plus considérés.
Les troupes avaient soupé et il était encore
jour : Cyrus leur ordonna de sortir de leurs tentes, et pria les
ambassadeurs hyrcaniens de demeurer pour les accompagner. Tous les Perses,
comme cela devait être, furent bientôt hors du camp, ainsi que Tigrane et
ses Arméniens. Les Mèdes venaient en foule s'offrir à Cyrus : les uns, parce
qu'ils avaient été ses amis dans son enfance ; les autres, parce qu'en
chassant avec lui ils n'avaient eu qu'à se louer de sa douceur. Ceux-ci lui
savaient gré de les avoir délivrés d'un grand effroi ; ceux-là, en le
voyant vertueux, espéraient qu'un jour il deviendrait monarque heureux,
grand et puissant ; d'autres voulaient s'acquitter des services qu'il leur
avait rendus dans le temps de son éducation chez les Mèdes ; et certes il
avait fait beaucoup d'heureux à la cour d'Astyage, tant il aimait à obliger.
L'espoir du butin en attirait d'autres : le bruit s'était répandu que les
Hyrcaniens qu'ils voyaient devaient les conduire à un riche pillage. Cyrus
se vit donc suivi de presque tous les Mèdes, à l'exception des officiers de
la maison de Cyaxare ; ceux-ci restèrent avec leurs soldats. Les autres
partirent avec l'allégresse et l'ardeur de gens qui marchent sans
contrainte, de plein gré, avec affection pour leur général. Lorsque l'armée
entière fut sortie du camp, Cyrus vint aux Mèdes les premiers. Après avoir
loué leur bonne volonté, il pria les dieux de, les assister eux et les
siens, el de le mettre lui-même en état de reconnaître leur zèle. Il ordonna
ensuite que l'infanterie marchât la première, que la cavalerie mède la
suivit, et que toutes les fois qu'on ferait halte pendant la route, ou qu'on
prendrait du repos, on eût soin de détacher vers lui quelques cavaliers pour
leur donner les ordres nécessaires.
Après ces dispositions, il commanda aux
Hyrcaniens de se mettre à la tête de l'armée. « Pourquoi, lui dirent-ils,
n'attendez-vous pas, avant de marcher, que nous ayons amené nos otages pour
garants de notre fidélité ? — C'est que je considère, répondit Cyrus, que
nous avons tous des garants dans notre courage et dans la force de nos bras.
Nous sommes dans une position à pouvoir vous récompenser, si vous dites vrai
; mais si vous nous trompez, nous croyons que, loin de dépendre de vous,
nous saurons, avec la protection des dieux, devenir les arbitres de votre
sort. Au reste, puisque, selon votre rapport, vos compatriotes sont â la
queue de l'armée, montrez-nous-les dès que vous les découvrirez, afin que
nous les épargnions. » Les Hyrcaniens, à ces mots, si mirent, selon son
commandement, à la tête des troupes. Pénétrés d'admiration pour sa
magnanimité, ils ne redoutaient ni les Assyriens, ni les Lydiens, ni leurs
alliés ; ils craignaient seulement que Cyrus ne jugeât indifférent de les
avoir ou de ne les avoir pas pour auxiliaires.
On raconte que la nuit étant survenue pendant
qu'ils étaient en route, une lumière brillante, qui partait du ciel, se
répandit soudain sur Cyrus et son armée, ce qui excita dans toutes les âmes
une frayeur religieuse et redoubla leur ardeur. Comme les troupes marchaient
à grands pas, et légèrement équipées, elles tirent tant de chemin, qu'à la
pointe du jour elles avaient déjà joint le corps des Hyrcaniens. D'aussi
loin que les envoyés les virent : Voilà nos compatriotes, dirent-ils à
Cyrus ; nous les reconnaissons à leur position à la queue de l'armée et à la
multitude des feux. A l'instant il leur fit dire par un de ses envoyés que
s'ils étaient amis ils vinssent promptement à lui la main droite levée. Il
députa aussi quelqu'un des siens : il le chargeait de dire aux Hyrcaniens
qu'on en agirait avec eux comme ils en agiraient eux-mêmes. Tandis que l'un
des deux envoyés hyrcaniens allait vers ses compatriotes, l'autre demeura
auprès de Cyrus, qui fit faire halte pour observer comment les Hyrcaniens se
comporteraient. Dans cet intervalle, Trigrane et les chefs des Mèdes
piquèrent vers lui pour lui demander ce qu'ils devaient faire. « Ces troupes
que vous voyez près de nous, répondit-il, sont celles des Hyrcaniens : un de
leurs envoyés, accompagné de quelqu'un des nôtres, est allé leur dire que
s'ils sont amis ils aient à venir à nous en levant la main droite. S'ils se
présentent ainsi, que chacun de vous à son rang leur réponde par le même
signe et les rassure ; mais s'ils prennent leurs armes ou qu'ils cherchent à
s'enfuir, faites en sorte qui n'en échappe aucun. »
Tel fut l'ordre de Cyrus. Les Hyrcaniens de
leur coté, eurent à peine entendu les propositions des envoyés, que,
transportés de joie, ils montèrent à cheval, et arrivèrent la main droite
levée, comme cela était convenu. Les Mèdes et les Perses leur répondirent
par le même signe et par l'accueil le pu» amical. « Hyrcaniens, dit ensuite
Cyrus, désormais nous avons en vous une entière confiance : que la vôtre
soit réciproque. Commencez par nous apprendre à quelle distance nous sommes
de lieu qu'occupent les chefs des ennemis avec le gros de leurs troupes. »
Ils répondirent que la distance n'était guète que d'une parasange.
« Perses et Mèdes, continua le prince, et vous
à qui je parle comme à des alliés qui partageront notre fortune, Hyrcaniens,
ne perdez pas do vue que nom sommes dans une conjoncture où l'indolence
attirerait sur nous tous les malheurs ; car les ennemis savent ce qui nous
amène. En allant vigoureusement à eux, en les attaquant avec intrépidité,
vous les verrez, comme des esclaves fugitifs que l'on retrouve, les uns se
jeter à vos genoux, les autres s'enfuir, d'autres ne savoir quel parti
prendre. C'est quand ils seront vaincue qu'ils nous apercevront ; ils seront
assaillis sans se douter que noue approchons, sans pouvoir ni se ranger en
bataille, ni se préparer au combat. Si donc nous voulons souper gaîment,
dormir tranquilles et vivre désormais heureux, ne leur donnons le loisir ni
de délibérer, ni de faire d'utiles préparatifs, ni même de reconnaître
qu'ils ont affaire à des hommes : qu'ils ne voient que des boucliers, que
des épées, que des haches, que des plaies. Voue, Hyrcaniens, vous marcherez
en avant pour couvrir notre front, afin que la vue de vos armes entretienne
le plus longtemps possible l'erreur des ennemis. Lorsque je serai près de
leur camp, qu'on laisse auprès de moi un escadron de chaque nation, dont je
puisse me servir, suivant les circonstances, sans quitter mon poste. Vous
chefs el vous vieux soldats, si vous êtes prudents, marchez serrés, de peur
qu'en donnant dans un épais bataillon vous ne soyez repoussés. Laissez les
jeunes gens poursuivre ; qu'ils fassent main-basse ; le plus sûr pour nous est
d'épargner le moins possible d'ennemis. Si nous remportons une victoire
complète, abstenons-nous du pillage ; trop souvent il a ruiné les vainqueurs.
Le soldat qui s'y abandonne n'est plus qu'un goujat qu'il est dès lors
permis de traiter en esclave. Soyez convaincus qu'il n'y a rien de plus
lucratif que la victoire ; celui qu'elle couronne tient entre ses mains les
hommes, les femmes, les richesses, de vastes pays. N'ayons d'autre objet que
de la conserver ; le pillard même, avec son butin, retombera en notre
puissance. Souvenez-vous, en poursuivant les fuyards, de rentrer de jour au
camp ; car, la nuit venue, on ne recevra plus personne. » Après ce discours,
il renvoya les officiers chacun à leur poste, et ordonna qu'en s'y rendant
ils répétassent les mêmes choses aux dizainiers, qui étant au premier rang,
se trouvaient à portée d'entendre. Quant aux dizainiers, ils
communiqueraient les mêmes ordres à leurs dizaines. L'armés continua sa
marche. Les Hyrcaniens faisaient l'avant-garde ; Cyrus, avec les Perses,
occupait le centre ; la cavalerie, comme cela devait être, était placée sur
les ailes.
Bientôt le jour éclaira les Assyriens sur leur
sort : les uns étaient étonnés de ce qu'ils voyaient, d'autres commençaient
à reconnaître le danger, les autres donnaient des nouvelles. Ici on
criait aux armes, là on déliait les chevaux, ailleurs on pliait le bagage ;
les uns détachaient précipitamment les armes chargées sur les bêtes de
sommes d'autres s'armaient ou sautaient sur leurs chevaux, ou leur mettaient
la bride ; ceux-là faisaient monter leurs femmes dans les chariots, ceux-ci
se chargeaient de leurs effets les plus précieux, comme pour les sauver ; on
en surprenait qui travaillaient à les enfouir. Mais la plupart cherchaient
leur salut dans la fuite. On s'imagine aisément qu'ils firent tout, excepté
de se défendre ; ils périssaient sans coup férir.
Comme on était en été, Crésus, roi de Lydie,
avait fait partir ses femmes la nuit dans des chariots, afin que la
fraîcheur leur rendit le voyage moins incommode ; il les suivait aves sa
cavalerie. Le roi de la Phrygie, située sur les bords de l'Hellespont, avait
fait de même ; mais lorsque ces deux princes eurent appris des fuyards, qui
les avaient atteints, ce qui s'était passé, ils se mirent à fuir à bride
abattue. Cependant les Hyrcaniens tuèrent les rois des Cappadociens et des
Arabes, qui n'avaient pu s'éloigner, et qui firent bonne résistance,
quoiqu'ils n'eussent pas eu le temps de prendre leurs armes. La plus grande
perte fut du côté des Assyriens et des Arabes qui, étant dans leur pays,
n'avaient pas pressé leur marche. Tandis que les Mèdes et les Hyrcaniens,
usant du droit des vainqueurs, poursuivaient les ennemis, Cyrus ordonna aux
cavaliers restés près de lui d'investir le camp, et de tuer tous ceux qu'ils
en verraient sortir armés : quant à ceux qui n'en sortaient pas, cavaliers,
peltastes et archers, il fit publier qu'ils apportassent leurs armes liées
en faisceaux, et laissassent les chevaux au piquet devant les tentes, sous
peine de mort en cas de désobéissance. Les cavaliers perses, l'épée à la
main, investirent le camp. Ceux des ennemis qui avaient des armes les
apportèrent dans un lieu désigné ; et des soldats préposés par le général y
mirent le feu.
Cyrus n'ignorait pas que ses troupes en
partant ne s'étaient point pourvues démuni lions de bouche, sans lesquelles
il n'est possible ni de s'engager dans une expédition militaire, ni de
tenter aucune autre entreprise. Comme il songeait aux moyens de s'en
procurer abondamment et promptement, il se dit à lui-même qu'une armée en
campagne avait toujours à sa suite des valets et des pourvoyeurs, tant pour
soigner les tentes que pour fournir aux soldats, lorsqu'ils y rentrent, les
choses nécessaires ; et il jugea que vraisemblablement c'était surtout de
cette sorte de gens qu'on venait de prendre dans le camp ennemi, parce
qu'ils étaient occupés des bagages. Il fit donc publier, par un héraut que
tous les pourvoyeurs se présentassent sur-le-champ ; que s'il en manquait
quelqu'un, le plus ancien de la tente vint à sa place ; menaçant les
rebelles de toute sa sévérité. Les pourvoyeurs, voyant que leurs maîtres
eux-mêmes se soumettaient, se hâtèrent d'obéir. Quand ils furent arrivés,
Cyrus ordonna que ceux qui, dans leurs tentes, avaient des vivres pour plus
de deux mois eussent à s'asseoir. Puis les ayant comptés des yeux, il donna
le même ordre à ceux qui n'avaient des vivres que pour un mois ; et presque
tous se trouvèrent dans ce cas. S'étant instruit ainsi de l'état des
provisions : « Si vous craignez, leur dit-il, les mauvais traitement, et que
vous vouliez gagner nos bonnes grâces, ayez soin de préparer dans chaque
tente, pour les maîtres et les valets, le double de ce que vous fournissiez
chaque jour ; que rien ne manque pour un bon repas, car nos gens reviendront
aussitôt qu'ils auront fait une déroute complète, et ils exigeront qu'on
satisfasse largement à leurs besoins. Sachez qu'il vous importe qu'ils
n'aient point à se plaindre de la réception qui leur sera faite. »
A ces mots tous se mirent en devoir d'exécuter
ses ordres. Pour lui, il assembla ses taxiarques, et leur tint ce discours :
« Mes amis, je vois qu'il ne tient qu'a nous de nous mettre à table, en
l'absence de nos alliés, et de profiter des apprêts faits avec tant de
soins. Mais je crois que nous gagnerons moins à faire bonne chère qu'à
montrer que nous nous occupons de nos camarades. Un bon repas
augmenterait-il nos forces, autant que l'affection de nos alliés ? Si pendant
qu'ils poursuivent nos ennemis, qu'ils les taillent en pièces, qu'ils
opposent peut-être encore la force à la force, nous leur témoignions assez
d'indifférence pour nous livrer au plaisir de la bonne chère avant d'être
informés de leur sort, nous nous couvririons de home, et nous pourrions nous
voir bientôt affaiblis par leur défection. Si au contraire nous nous
occupons d'eux, tandis qu'ils essuient des fatigues et des dangers, de
sorte qu'à leur, retour ils trouvent le nécessaire, nous nous préparerons à
nous-mêmes un repas plus gai que celui que nous ferions à présent en cédant
à notre appétit. Observez encore que quand nous ne leur devrions pas ces
égards, il ne faudrait pas moins nous préserver des excès de la table ; car,
bien loin que nous n'ayons plus rien à faire, nous sommes dans une position
critique, qui exige surcroît de vigilance. Les prisonniers que nous avons
dans le camp sont en plus grand nombre que nous : comme ils ne sont pas
enchaînés, il faut à la fois, et nous défier d'eux, et prendre garde qu'ils
ne . nous échappent, si nous voulons avoir des valets pour le service de
l'armée. De plus, nous n'avons point ici notre cavalerie ; nous ignorons où
elle est, et nous ne sommes pas sûrs qu'à son retour elle veuille rester.
D'où je conclus qu'il faut que chacun de nous boive et mange si sobrement,
qu'il résiste au sommeil et conserve toute sa raison. Je sais aussi qu'il y
a dans le camp beaucoup de richesses, et qu'il ne tiendrait qu'à nous d'en
détourner autant qu'il nous plairait, quoique nos alliés, qui nous ont aidés
à nous en rendre maîtres, aient droit de les partager : mais je doute que
nous gagnions plus à cette infidélité qu'au témoignage de notre bonne foi,
dont le prix sera, de leur part, un redoublement d'affection. Mon avis est
qu'après le retour des Mèdes, des Hyrcaniens et de Tigrane, nous leur
laissions le soin du partage. Si notre part se trouve la moins loue,
regardons cette inégalité comme utile, puisque l'intérêt les disposerait à
demeurer plus volontiers avec nous. L'avidité nous procurerait des biens peu
durables ; au lieu qu'en les négligeant pour nous emparer du pays qui les
produit, nous assurons, à nous et aux nôtres, de solides avantages. Pourquoi
dans notre patrie nous exerçait-on à réprimer la gourmandise et l'amour
inconsidéré du gain, sinon pour nous apprendre à vaincre dans l'occasion ces
deux penchants ? or, je ne vois pas qu'il puisse jamais s'en présenter une
plus belle pour mettre ces leçons en pratique. »
Ainsi parla Cyrus. « Seigneur, répondit le
Perse Hystaspe, l'un des homotimes, il serait étrange qu'à la chasse nous
eussions souvent le courage de nous priver de nourriture pour prendre un vil
et chétif animal, et que lorsqu'il s'agit du bonheur de la vie entière, on
nous vît négliger nos devoirs en cédant à des obstacles qui arrêtent des
lâches, mais dont triomphent les braves. » L'assemblée approuva ce que
venait de dire Hystaspe à l'appui du discours de Cyrus. « Puisque nous
sommes tous du même avis, ajouta le prince, que chaque capitaine envoie, par
escouade, cinq soldats des plus intell igens parcourir le camp, pour
en-courager par des éloges ceux qu'ils verront occupés à pourvoir à nos
besoins, et punir sévèrement, avec l'autorité d'un maître, ceux qu'ils
trouveront oisifs. » Les officiers exécutèrent cet ordre.
3. Cependant il était arrivé quelques
détachements mèdes. Les uns, ayant atteint dans la route des chariots
chargés de munitions, qui étaient partis du camp ennemi avant le jour, les
forçaient d'y retourner ; les autres revenaient do même, avec des chariots
remplis de très-belles femmes, soit épouses, soit concubines, que pour leur
beauté les Assyriens menaient avec eux. C'est encore aujourd'hui la coutume
des peuples de l'Asie, lorsqu'ils vont à la guerre, ils se font suivre de
ce qu'ils out de plus précieux. Ils disent qu'à la vue de ce qui leur est
cher, ils combattent plus vaillamment, et sentent la nécessité d'une
vigoureuse défense Peut-être est-ce là leur motif ; peut-être aussi l'amour
du plaisir y entre-t-il pour beaucoup.
Cyrus y en voyant ce qu'avaient fait les Mèdes
et les Hyrcaniens, ressentit presque du dépit contre lui-même et contre ceux
qui l'entouraient : la bravoure des Perses contrainte de rester dans
l'inaction lui semblait effacée par celle des alliés. Ceux qui amenaient le
butin au camp le lui montraient, et retournaient aussitôt à la poursuite des
ennemis, suivant l'ordre qu'ils disaient avoir reçu de leurs chefs. Cyrus,
quoique mortifié à la vue des effets qu'on apportait, les fit ranger
séparément. Il assembla de nouveau ses taxiarques ; et s'étant placé dans un
lieu d'où il pouvait être entendu de tous, il leur tint ce discours :
« Vous jugez, comme moi, que si nous étions
maîtres des biens que voici, ils s'enrichiraient tous les Perses, et nous
principalement, qui les méritons par nos travaux ; mais je ne vois pas
comment nous en emparer, puisque nous aérons trop faibles, tant que nous
manquerons de cavalerie nationale. Considérez que nous portons des armes
propres à mettre en déroute les ennemis que nous combattrons de près, mais
quand ils lâcheront pied, comment pourrons-nous, avec de telles armes et
sans chevaux, ou faire prisonniers, ou tuer des cavaliers, des archers, des
peltastes, des gens de trait, qui fuiront de toutes leurs forces ? Qui les
empêchera de fondre sur nous et de nous harceler, sachant que nous ne sommes
pas plus à craindre pour eux que des arbres qui ne sauraient courir. Aussi
est-il clair que les cavaliers qui nous accompagnent croient avoir sur le
butin autant, peut-être même plus de droit que nous. Voilà notre situation.
N'est-il pas évident que si nous parvenons à nous procurer une cavalerie qui
ne le cède pas à la leur, nous pourrons exécuter seuls les entreprises
auxquelles nous les associons maintenant, et qu'ils en deviendront beaucoup
moins avantageux ? car, lorsque nous nous suffirons à nous-mêmes, nous nous
embarrasserons peu qu'ils veuillent rester, ou nous quitter. D'après ces
raisons, vous sentes tous, je crois, combien il importe aux Perses d'avoir
un corps de cavalerie nationale. Peut-être trouvez-vous de la difficulté à
le former : examinons donc et les moyens que nous avons, et ce qui nous
manque. On a pris dans lé camp grand nombre de chevaux, des freins pour les
conduire, et les autres harnais nécessaires : nous y trouvons aussi ce qu'il
faut pour armer un cavalier, des cuirasses pour couvrir le corps, des
javelots, soit pour les lancer, soit pour les tenir à la main. Que faut-il
de plus ? des hommes ? C'est ce qui nous manque le moins ; car rien n'est plus
à nous que nous-mêmes. On m'objectera peut-être que nous ne savons pas
manier un cheval. J'en conviens ; mais ceux qui le savent maintenant
l'ignoraient avant de l'avoir appris. Us se sont formés dès leur jeunesse,
me direz-vous encore. Eh quoi ! les enfants ont-ils plus de disposition que
les hommes faits pour apprendre ce qu'on leur dit ou qu'on leur montre
? Et
lesquels, des hommes faits ou des enfants, sont les plus capables
d'exécuter ce qu'ils ont appris ? J'ajoute que nous avons plus de loisir que
les enfants et la plupart des autres hommes. Nous ne sommes point obligés,
comme les premiers, d'apprendre à tirer de l'arc, nous le savons depuis
longtemps ; ni à lancer le javelot, nous le savons aussi. Nous n'avons pas
les mêmes entraves que la plupart des hommes, qui sont contraints, ceux-ci
de cultiver la terre, ceux-là d'exercer un métier, d'autres de veiller à
leurs affaires domestiques. Pour nous, nous sommes soldats par état ; nous
le sommes encore par nécessité. De plus, il n'en est pas ici comme de
certaines pratiques militaires, qui sont utiles, mais pénibles. N'est-il
pas, en effet, plus doux de voyager à cheval qu'à pied ? n'est-il pas
agréable de pouvoir, dans une occasion qui exige de la célérité, voler au
secours d'un ami ; de pouvoir atteindre à la course un animal, un homme
?
N'est-il pas commode de charger son cheval de ses armes ? c'est les avoir
sans cesse sous la main. On pourrait appréhender que, s'il faut combattre
ainsi avant de savoir manier nos chevaux, nous ne cessions d'être bons
fantassins, sans être devenus bons cavaliers. Il est encore facile de
dissiper cette crainte. Nous serons libres de combattre à pied, quand nous
le voudrons ; et il n'y a pas d'apparence que les leçons d'équitation nous
fassent oublier les manœuvres de l'infanterie. »
Lorsque Cyrus eut fini son discours : «
Seigneur, dit Chrysante, je brûle d'apprendre à monter à cheval ; je me
figure que, devenu bon cavalier, je serai un homme ailé. Maintenant quand je
cours contre un homme but à but, je m'estime heureux si je le précède
seulement de la tête. Je suis content si, voyant un animal fuir devant moi,
je parviens en courant à l'approcher assez pour l'atteindre d'un javelot ou
d'une flèche avant qu'il soit trop éloigné. Quand je serai homme de cheval,
je pourrai porter la mort à un ennemi à quelque distance que je l'aperçoive.
Si je poursuis des bêtes fauves, je les joindrai d'assez près, les unes pour
les percer de la main, les autres pour les ajuster aussi sûrement que si
elles étaient immobiles ; car quelque agiles que soient deux animaux,
lorsqu'ils s'approchent, ils sont l'un à l'égard de l'autre comme privés de
mouvement. Aussi entre les êtres animés, n'en est-il pas à qui j'aie porté
plus d'envie qu'aux hippocentaures, s'il est vrai qu'ils aient existé avec
la prudence de l'homme pour raisonner, avec des mains pour agir, avec la
vitesse et la force du cheval pour atteindre ce qui fuyait pour terrasser ce
qui résistait, En devenant cavalier, je réunirai tous ces avantages ; je me
servirai de mon âme pour prévoir, de mes mains pour porter des armes, de la
vitesse du cheval pour courir, de sa force pour renverser ce qui me
résistera. D'ailleurs, je nefoimeiM pas, comme les hippocentaures, mm même
corps avec mou cheval ; ce que vaut mieux que d'y être attaché par au lien
naturel et indissoluble. Je m'imagine que de tels êtres ne devaient ni user
de certaines commodités inventées par les hommes, ni jouir de certaine
plaisirs que la nature accorde aux chevaux. Pour moi, quand je serai
cavalier, je ferai, à cheval, ce que faisaient les hippocentaures ; mais je
pourrai, étant à pied, manger, me vêtir, me coucher comme les autres hommes,
de sorte que je serai un hippocentaure dont les parties peuvent être
séparées ou rejointes à volonté. J'aurai encore cet avantage sur
l'hippocentaure, qu'il n'avait que deux yeux pour observer et deux oreilles
pour entendre ; au lieu que moi j'aurai quatre yeux et quatre oreilles. J'ai
ouï dire, en effet, que le cheval voit et entend des choses avant son
cavalier, et qu'il l'en avenir : Inscrivez-moi donc au nombre de ceux qui
désirent devenir cavaliers. — Et nous aussi, s'écrièrent les autres
capitaines. —- Puisque tel est, reprit Cyrus, le vœu général, pourquoi ne
pas déclarer par une loi que ce sera désormais un déshonneur, pour tout
Perse à qui j'aurai fourni un cheval, d'être rencontré à pied, quelque peu
de chemin qu'il ait à faire, afin qu'on nous prenne pour de vrais
hippocentaures ? Tous accueillirent la proposition. De là l'usage qui
s'observe encore chez les Perses, que les plus distingues de la nation ne
soient jamais vus marchant à pied, à moins qu'ils n'y soient contraints.
Voilà ce qui te passa dans l'assemblée.
4. Peu après le milieu du jour, les cavaliers
mèdes et hyrcaniens revinrent, amenant avec eux des chevaux et quelques
prisonniers : ils avaient laissé la vie à ceux qui avaient rendu les armes.
Le premier soin de Cyrus, à leur arrivée, fut de s'informer si personne
d'entre eux n'était blessé. « Non, seigneur, répondirent-ils. » Il leur
demanda ce qu'ils avaient fait. Ils lui en rendirent compte, en vantant
chacune de leurs actions. Cyrus les écoutait avec plaisir, et leur répondit
par ce mot d'éloge : « On voit que vous vous êtes comportés en braves gens,
car vous avez l'air plus grand, plus noble et plus fier qu'auparavant. »
Ensuite il les questionna sur le chemin qu'ils avaient fait, et sur la
population du pays. Ils lui dirent qu'ils en avaient parcouru une grande
étendue ; qu'il était très-peuplé, rempli de brebis, de chèvres, de bœufs, de
chevaux, de blé et de denrées de toute espèce. « Nous avons donc, reprit
Cyrus, deux choses à faire : subjuguer les possesseurs de tous ces biens, et
les obliger à rester chez eux. Un pays peuplé est une possession de grand
prix ; il perd toute sa valeur s'il est abandonné de ses habitants. Vous
avez tué, je le sais, ceux des ennemis qui ont tenté de se défendre. Vous
avez bien fait ; c'est le moyen d'assurer la victoire. Vous avez pris ceux
qui ont mis bas les armes ; mais je crois qu'il nous serait avantageux de les
relâcher. Par-là, nous nous délivrerons du soin de nous garder d'eux, de les
garder eux-mêmes, de les nourrir, notre intention n'étant pas de les faire
mourir de faim. En les renvoyant, nous augmenterons le nombre des
prisonniers ; car si nous nous emparons du pays, tous les habitants seront à
nous ; et quand ils verront que nous avons donné la vie et la liberté à
leurs camarades, ils aimeront mieux rester et obéir que d'éprouver le sort
des armes. Voilà mon avis : si quelqu'un en a un meilleur à proposer, qu'il
parle. »
L'avis étant unanimement adopté, Cyrus fit
assembler les prisonniers et leur dit : « Votre soumission vous a sauvé la
vie ; si vous vous conduisez de même à l'avenir, il ne vous arrivera rien de
fâcheux, vous n'aurez fait que changer de maîtres. Vous habiterez les mêmes
maisons, vous cultiverez les même champs, vous vivrez avec les mêmes femmes,
vous aurez la même autorité sur vos enfants. Seulement, vous ne ferez plus
la guerre ni à nous, ni à aucun autre peuple ; si vous êtes insultés, nous
combattrons pour vous. Afin même que vous ne puissiez être forces à prendre
les armes, remettez-nous celles que vous avez. Quiconque les apportera
jouira en pleine sécurité de la paix et des autres biens dont je parle ; au
lieu que nous tournerons nos forces contre ceux qui ne livreront pas leurs
armes. Si quelqu'un se donne à nous d'assez bon cœur pour chercher à devenir
utile par ses actions ou par ses conseils, nous le traiterons, non comme un
captif, mais comme bienfaiteur et ami. Retenez bien ce que je vous dis et
l'annoncez à vos compatriotes. S'il s'en trouvait qui osassent contrarier
votre vœu, menez-nous vers eux, afin qu'ils sachent que c'est à vous de
donner la loi et non de la recevoir. » Ainsi parla Cyrus. Les prisonniers se
prosternèrent à ses pieds et promirent d'exécuter ce qu'il avait prescrit.
5. Lorsqu'ils furent partis : « Mèdes et
Arméniens, dit Cyrus, il est temps que nous pensions à prendre notre repas :
nous vous avons fait préparer, avec tout le zèle possible, ce qui vous est
nécessaire ; allez. Vous nous enverrez la moitié de la provision de pain ; il
y en a suffisamment pour nous tous ; n'envoyez ni viande ni boisson, nous en
avons ce qu'il nous faut. Vous, Hyrcaniens, conduisez-les aux tentes : vous
donnerez les plus grandes aux chefs ; vous savez où elles sont : les autres
seront partagées aux soldats de la manière que vous jugerez la plus
convenable. Allez ensuite souper à votre aise ; vos tentes ne sont point
endommagées ; tout y est prêt comme dans les autres. Soyez sans inquiétude
sur la garde des dehors du camp pendant cette nuit : nous nous en chargeons
;
veillez seulement à celle du dedans, et, comme les prisonniers qui sont dans
les tentes ne sont pas encore nos amis, ne quittez pas vos armes. » Les
Mèdes et les soldats de Tigrane, voyant qu'en effet tout était prêt pour le
repas, allèrent se laver ; puis, ayant changé d'habit, ils soupèrent. Les
chevaux n'avaient point été oubliés ; ils ne manquèrent de rien. Les Mèdes el
les Arméniens envoyèrent aux Perses la moitié de leurs pains, mais sans y
joindre ni vin ni viande, parce que Cyrus leur avait assuré que ses soldats
en avaient abondamment : or, il avait voulu dire seulement que la faim leur
tenait lieu de bonne chère, et que l'eau du fleuve suffisait pour leur
boisson. Lorsque les Perses curent soupe et que la nuit fut venue, Cyrus fit
partir plusieurs détachements, les uns de cinq hommes, les autres de dix,
avec ordre de se mettre en embuscade autour du camp afin que personne n'y
entrât, et qu'on arrêtât ceux qui voudraient en sortir avec du butin, comme
il arriva effectivement ; car plusieurs prisonniers tentèrent de s'évader. On
en saisit quelques-uns : Cyrus les fil étrangler, et laissa l'argent qu'ils
emportaient aux soldats qui les avaient pris. Il arriva de là qu'on n'aurait
pas depuis rencontré un seul homme qui sortit de nuit. C'est ainsi que les
Perses passèrent cette nuit. Quant aux Mèdes, ils burent, mangèrent,
dansèrent au son des flûtes, et se rassasièrent de plaisirs : on avait
trouvé dans le camp de quoi occuper agréablement des gens qui ne voulaient
pas dormir.
Or, la nuit même du départ de Cyrus, Cyaxare,
en réjouissance de la victoire, s'était enivré avec ses courtisans. Comme il
entendait un grand bruit, il ne doutait pas que presque tous les Mèdes ne
fussent restés. Mais ce bruit était causé par les valets, qui avaient pris
sur les Assyriens du vin et des vivres, et qui, en l'absence de leurs
maîtres, avaient bu outre mesure. Quand il fut jour, le roi, étonné que
personne ne se présentât à sa porte, excepté ceux qui avaient soupe avec
lui, et apprenant que les Mèdes avaient quitté le camp avec leurs cavaliers,
sortit de sa tente, et reconnut qu'on lui avait dit la vérité. Alors il
entra dans une étrange colère contre Cyrus et les Mèdes, qui s'en étaient
allés et l'avaient laissé seul. Comme il était dur et violent, il chargea un
de ceux qui se trouvaient près de lui de prendre quelques cavaliers, de
courir après les troupes qui avaient suivi Cyrus, et de dire de sa part à ce
prince : « Je ne croyais pas, Cyrus, que vous rossiez capable de me traiter
si légèrement, ni que vous, Mèdes, connaissant le projet du prince, vous
voulussiez y concourir par votre abandon. Que Cyrus revienne s'il veut ; mais
vous, revenez en diligence. » Tel fut l'ordre de Cyaxare. « Seigneur, dit
l'envoyé, comment trouver les Mèdes ? — Gomment ont fait Cyrus et ceux qui
l'accompagnent, répliqua le roi, pour trouver les Assyriens ? — J'ai ouï
dire, répondit l'envoyé, que quelques Hyrcaniens, déserteurs de l'armée
ennemie, sont venus ici et lui ont servi de guides. » Cyaxare, beaucoup
plus irrité de ce que Cyrus ne l'avait point instruit de ce fait, n'en fut
que plus ardent à rappeler ses troupes pour affaiblir l'armée de son neveu,
et prit un ton plus menaçant qu'auparavant, tant contre les Mèdes qui ne
reviendraient pas, que contre l'envoyé, s'il n'exécutait pas sa commission
avec vigueur. Le Mède partit à la tête d'une centaine de cavaliers,
très-affligé lui-même de n'avoir pas suivi Cyrus. Étant arrivés à un endroit
où le chemin se partageait en plusieurs routes, ils en prirent une qui les
égara, et ne rejoignirent l'armée de Cyrus qu'après avoir rencontré par
hasard quelques Assyriens fugitifs, qu'ils obligèrent de les conduire au
camp : encore n'y arrivèrent-ils qu'au milieu de la nuit, à la faveur de la
clarté des feux. Les gardes, conformément aux ordres de Cyrus, ne laissèrent
pas entrer avant le jour. Dès qu'il parut, Cyrus fit appeler les mages, et
leur ordonna de choisir dans le butin les dons qu'il était d'usage d'offrir
aux dieux, en reconnaissance de leur bienfaisante protection. Pendant que
les mages exécutaient cet ordre, il convoqua les homotimes et leur dit : : «
Soldats, c'est à la Divinité que nous devons les richesses immenses que vous
avez sous les yeux ; mais nous sommes en trop petit nombre pour les
conserver. D'un côté, si nous ne veillons pas à la garde de ces biens,
fruits de nos travaux, ils passeront en d'autres mains ; de l'autre, si nous
laissons ici des troupes, nous serons visiblement sans forces. Je suis donc
d'avis que quelqu'un de vous aille incessamment instruire les Perses de
notre situation, et les presser de nous envoyer sans délai un renfort, s'ils
aspirent à l'empire de l'Asie et à la possession de toutes ses richesses.
Vous, le plus âgé d'entre nous, partez : rendez-leur compte de l'état des
choses ; ajoutez que je me charge de fournir à l'entretien des soldats qu'ils
m'enverront. Vous voyez les trésors que nous possédons ; ne leur cachez
rien. Demandez à mon père quelle portion je dois envoyer aux dieux de la
Perse et aux magistrats, quelle portion revient à la république. Qu'on
députe aussi vers nous des officiers publics, pour inspecter ce qui se passe
ici et pour former conseil. Allez vous préférer, et prenez une escouade qui
vous servira d'escorte. »
Cyrus fit ensuite appeler les Modes. L'envoyé
de Cyaxare parut au milieu d'eux. Il parla publiquement de la colère de son
maître contre Cyrus, de ses menaces contre les Mèdes, et finit pu déclarer
que Cyaxare leur enjoignait de retourner vers lui, quand même Cyrus
s'obstinerait à rester. Les Mèdes » à ces paroles de l'envoyé, demeuraient
interdits : ils n'avaient point de prétexte pour désobéir au roi, qui les
rappelait : mais, le connaissant pour un maître impitoyable, et craignaient,
en obéissant, l'effet de ses menaces. Cyrus prit la parole : « Mèdes,
dit-il, et vous envoyé de leur roi, je ne m'étonne pas que Cyaxare, se
voyant attaqué par une foule d'ennemis, et ignorant nos succès, tremble
pour nous et pour lui ; mais lorsqu'il saura qu'une grande partie des
Assyriens a perdu la vie, el que le reste est en fuite, d'abord il cessera
de craindre, puis il reconnaîtra qu'il n'a pas été abandonné par des amis
qui détruisaient ses ennemis. Peut-il raisonnablement se plaindre de nous
qui le servons si bien el n'entreprenons rien de notre propre mouvement
! Je
n'ai agi qu'après avoir obtenu la permission de vous emmener avec moi
:
vous, de votre côté, vous n'avez point demandé à partir comme des gens qui
auraient désiré de le quitter ; vous êtes venus ici sur l'invitation qu'il en
avait faite à tous ceux qui voudraient me suivre. Je suis convaincu que
notre bonne fortune le calmera, et que sa colère cessera avec sa crainte. »
S'adressant ensuite à l'envoyé : «Vous devez, lui dit-il, être fatigué
;
allez vous reposer. Nous, Perses, comme nous présumons que les ennemis
approchent, ou pour nous attaquer ou pour se soumettre, rangeons-nous eu
bataille dans le meilleur ordre : cet appareil imposant peut hâter la
réussite de nos desseins. Vous, prince d'Hyrcanie, prenez sur vous
d'ordonner à vos officiers qu'ils mettent leurs soldats sous les armes. »
L'Hyrcanien, ayant transmis cet ordre, vint
rejoindre Cyrus, qui lui dit : « Je vois avec plaisir que votre conduite
nous donne à la fois des preuves, et de votre amitié pour nous, et de votre
intelligence. Il est clair que nous avons aujourd'hui les mêmes intérêts. Si
les Assyriens sont mes ennemis, ils sont encore plus les vôtres. Agissons
donc de concert pour qu'aucun de nos alliés ne nous abandonne, et que nous
nous en procurions de nouveaux, s'il est possible. Vous savez que l'envoyé
de Cyaxare rappelle la cavalerie mède : si elle nous quitte, comment
tiendront-nous avec nos gens de pied ? Faisons donc eu sorte, vous et moi,
que fiel envoyé, qui est venu pour emmener les siens, veuille lui-même
rester avec nous. Cherchez-lui d'abord une tente très-commode, où il trouve
à souhait le nécessaire ; je tâcherai de lui donner un emploi qui lui soit
plus agréable que de s'en retourner. Parlez-lui aussi des grands biens qui
nous attendent nous et nos amis, si les choses se passent heureusement.
Quand vous vous serez acquitté de celle commission, revenez vers moi. »
Pendant que l'Hyrcanien conduisait le Mède à
la tente qu'il lui destinait, le Perse, qui avait ordre d'aller dans son
pays, se présenta tout prêt à partir. Cyrus lui recommanda de nouveau de
rendre compte à ses compatriotes de es qu'il venait d'entendre, et le
chargea d'une lettre pour Cyaxare. « Je veux vous la lire, ajouta-l-il, afin
que vous sachiez ce qu'elle contient, et que vous répondiez aux questions
qu'il pourrait vous faire. La lettre était conçue en ces termes :
« Cyrus à Cyaxare, salut. Nous ne vous avons
point abandonné ; car on n'est point abandonné de ses amis lorsque, par leur
courage, on triompha de ses ennemis. Loin que notre départ vous ait exposé à
quelque danger, nous avons assuré votre repos d'autant plus sûrement que
nous nous sommes plus éloignés de vous. Ce n'est pas en restant oisifs
auprès de ses amis qu'on pourvoit à leur sûreté ; c'est en repoussant leurs
ennemis le plus loin qu'il est possible qu'on les met à l'abri du péril.
Vous vous plaignez, Cyaxare. Considérez, je vous prie, quelle a été ma
conduite envers vous et quelle est la vôtre envers moi. Je vous ai amené des
auxiliaires, moins, à la vérité, que vous n'en demandiez, mais autant que
j'en ai pu rassembler. Pendant que j'étais sur les terres de voire
obéissance, vous m'avez permis d'emmener ceux de vos soldats que je pourrais
engager à me suivre ; maintenant que je suis en pays ennemi, vous rappelez
auprès de vous, non pas seulement ceux des Mèdes qui souhaiteraient de s'en
retourner, mais tous sans exception. J'avais compté partager ma
reconnaissance entre vous et vos sujets ; vous me forcez à vous oublier et à
la réserver tout entière pour ceux qui ont bien voulu m'accompagner. Je ne
puis néanmoins me résoudre à vous imiter : j'envoie en Perse solliciter un
renfort, et j'ordonne que les troupes destinées à venir joindre mon armée
commencent par s'informer si elles peuvent vous être utiles, en sorte que
vous en disposiez à votre gré et sans leur aveu. Quoique plus jeune, je
hasarderai de vous donner des conseils. Ne retirez jamais le don que vous
aurez fait, de peur que l'inimitié ne prenne la place de la reconnaissance.
Lorsque vous désirerez, qu'on se rende promptement auprès de vous, que votre
ordre ne soit pas accompagné de menaces. Gardez-vous surtout d'en faire à
une multitude, en observant que vous êtes seul ; vous lui apprendriez à vous
mépriser. Au reste, nous tâcherons de vous rejoindre dès que nous aurons
exécuté des projets dont le succès sera également avantageux et à vous et à
nous. Portez-vous bien. »
« Remettez cette lettre à Cyaxare, continua
Cyrus, et, s'il vous questionne, réglez votre réponse sur ce que je lui
écris ; vous vous conduirez de même avec les Perses. » Après avoir instruit
son envoyé, il lui donna la lettre ; et en le congédiant : « Faites
diligence, lui dit-il, vous savez combien il importe que vous soyez
promptement de retour. »
Déjà les Hyrcaniens et les soldats de Tigrane
étaient sous les armes, ainsi que les Perses. Tandis que Cyrus considérait
leur tenue, arrivèrent quelques habitants du voisinage, qui amenaient des
chevaux et apportaient leurs armes. Cyrus ordonna de jeter les javelots au
lieu où les ennemis, qui s'étaient rendus précédemment, avaient déposé les
leurs ; de les brûler, à la réserve de ceux dont pourraient avoir besoin les
soldats chargés de cette exécution. A l'égard des chevaux, il commanda que
ceux qui les avaient amenés demeurassent dans le camp pour les garder, et
qu'ils y attendissent ses ordres. Ayant ensuite appelé les chefs de la
cavalerie mède et ceux des Hyrcaniens :
« Braves amis, généreux alliés, leur dit-il,
ne soyez point surpris si je vous assemble souvent ; comme notre situation
est nouvelle pour nous, il n'a pas été possible de mettre ordre à tout ;
cette confusion produira nécessairement de l'embarras jusqu'à ce que chaque
chose soit mise à sa place. Nous avons fait un butin immense, et de plus
nombre de prisonniers ; mais comme chacun de nous ignore ce qui lui
appartient dans ces prises, et que nul de nos prisonniers ne sait quel est
son maître, on en voit peu qui s'acquittent de leur devoir. Presque tous
sont incertains de ce qu'on exige d'eux. Pour remédiera ce désordre, faites
lies partages. Ceux qui se trouvent logés dans des tentes bien pourvues de
vivres, de vin, de serviteurs, de lits, de vêtements, en un mot, de tous
les ustensiles nécessaires pour camper commodément, n'ont besoin de rien de
plus ; il reste seulement à leur faire entendre qu'ils doivent en avoir soin
dorénavant comme de leur propre bien. Si quelqu'un habite une tente mal
pourvue, suppléez ce qui lui manque. Je ne doute pas qu'après cette
distribution il ne vous reste encore bien des choses ; car les ennemis en
avaient plus qu'il n'en faut pour notre armée. Les trésoriers du roi
d'Assyrie et des autres princes ses alliés sont venus m'avertir qu'ils
avaient dans leurs caisses de l'or monnayé, provenant de certains tributs
dont ils m'ont parlé. Sommez-les par un héraut de vous l'apporter au lieu
que vous indiquerez, sous des peines qui intimident quiconque vous
désobéirait. Lorsque cet argent sera entre vos mains, vous le partagerez de
façon que le cavalier au le double du fantassin ; par-là, vous aurez de quoi
acheter ce qui vous manquerait. Faites, dès à présent, publier liberté
entière dans le marché du camp ; que les vivandiers- et les marchands
puissent exposer en sûreté leurs denrées, les vendre, en apporter d'autres,
afin que notre camp soit fréquenté. »
On fit aussitôt la proclamation. « Mais,
dirent les Mèdes et les Hyrcaniens, comment faire ce partage sans que vous y
soyez présents, vous et vos Perses ? — Pensez-vous, répondit Cyrus, qu'il ne
se doive rien faire que l'armée entière n'y prenne part ? N'est-ce pas assez,
quand les circonstances le commandent, que nous agissions, moi pour vous, et
vous en notre nom ? Exiger le concours de tous, n'est-ce pas le moyen de
multiplier les affaires et d'avancer peu ? Considérez que nous avons gardé le
butin et que vous l'avez cru bien gardé ; chargez-vous à votre tour de la
distribution, que nous trouverons bien faite : nous vaquerons, nous, à
d'autres soins qui puissent concourir au bien commun. Présentement,
ajouta-t-il, comptez les chevaux que nous avions et ceux qu'on nous amène.
Si on ne les monte, loin de servir ils embarrasseront par le soin qu'il en
faudra prendre ; mais si nous les donnons à des cavaliers, nous serons
délivrés de ce soin et nous augmenterons nos forces. Si vous avez à qui les
donner, et avec qui vous préfériez de courir les hasards de la guerre,
favorisez-les : si vous aimez mieux nous avoir pour compagnons,
donnez-les-nous. Lorsque seuls vous poursuiviez les ennemis, nous craignions
pour vous des malheurs, nous rougissions de ne pouvoir partager avec vous le
danger ; mais quand on nous donnera des chevaux, nous vous accompagnerons
partout. Si vous jugez qu'à cheval nous soyons plus utiles, je me flatte que
notre ardeur ne sera point en défaut : si vous nous croyez plus propres à
vous seconder en combattant à pied, nous serons bientôt descendus et devenus
fantassins ; nous trouverons alors des gens qui garderont nos chevaux. —
Seigneur, répondirent les Mèdes et les Hyrcaniens, nous n'avons personne à
qui nous destinions ces chevaux ; et quand nous aurions l'intention de les
donner, nous y renoncerions puisque vous les désirez : disposez-en comme il
vous plaira ; ils sont à vous. — Je les accepte, dit Cyrus ; puissions-nous
être désormais cavaliers à notre plus grand bien ! Partagez, ajouta-t-il, le
butin qui reste en commun : mettez premièrement à part pour les dieux ce que
les mages indiqueront ; puis choisissez pour Cyaxare ce qui vous paraîtra lui
devoir être le plus agréable. — Il faut, s'écrièrent-ils en riant, lui
choisir de belles femmes. — Des femmes, soit, repartit Cyrus ; autre chose
encore, si vous le voulez. Je vous recommande à vous, Hyrcaniens, de faire
en sorte que es Mèdes, qui m'ont suivi de bon gré, n'aient point sujet de se
plaindre ; et à vous, Mèdes, de traiter les Hyrcaniens, nos premiers alliés,
avec une telle distinction qu'ils se louent d'avoir embrassé notre parti.
Admettez au partage l'envoyé de Cyaxare et ceux qui l'accompagnent ;
pressez-le de demeurer avec vous, afin que, mieux instruit de nos affaires,
il en rende un compte exact à Cyaxare. Pour mes Perses, ils se contenteront
de ce que vous aurez de trop, après vous être abondamment pourvus. Une
éducation rustique nous a rendus étrangers au luxe. Certes, si on nous
voyait quelque chose de précieux, nous apprêterions à rire, comme cela ne
manquera pas d'arriver lorsque nous monterons à cheval et que nous tomberons
à terre. »
Les Mèdes et les Hyrcaniens allèrent partager
le butin, en riant de la plaisanterie sur les nouveaux cavaliers. Cyrus,
ayant appelé les taxiarques, leur commanda de prendre les chevaux et les
palefreniers avec leurs outils ; de faire de ce butin plusieurs parts égales
suivant le nombre des compagnies, et de tirer au sort pour le choix. Ensuite
il publia dans le camp que s'il se trouvait parmi les Assyriens, Syriens ou
Arabes prisonniers, des esclaves nés en Médie, en Perse, dans la Bactriane,
en Carie, en Cilicie, en Grèce, ou dans quelque autre pays d'où ils auraient
été enlevés par force, ils eussent à se présenter. On en vil bientôt
accourir un grand nombre. Cyrus, ayant choisi les mieux faits, leur dit
qu'en recouvrant la liberté ils s'engageaient à porter les armes qu'il
allait leur donner ; que, de son côté, il pourvoirait à tous leurs besoins.
Il les mena lui-même aux taxiarques ; il recommanda de fournira ces nouveaux
soldats de petits boucliers et des épées légères, afin qu'ils pussent, avec
cette armure, suivre la cavalerie, et leur fit distribuer la môme portion de
vivres qu'aux soldats perses. Il ordonna de plus aux officiers de ne marcher
jamais qu'à cheval, armée de la pique et de la cuirasse, comme il en donnait
l'exemple, et de choisir parmi les homotimes d'autres chefs pour commander à
leur place ceux de la môme classe qui n'auraient point de chevaux.
6. Sur ces entrefaites arrive à cheval un
vieillard assyrien, nommé Gobryas, suivi d'une troupe de cavaliers bien
armés. Les officiers préposés pour recevoir les armes des ennemis qui se
rendraient demandèrent aux cavaliers leurs piques, afin qu'on les brûlât
comme on en avait brûlé beaucoup d'autres. Gobryas répondit qu'auparavant il
désirait voir Cyrus. On laissa ses gens à l'entrée du camp, et on le
conduisit au prince. < Seigneur, lui dit-il, dès qu'il fut en sa présence,
je suis Assyrien : je possède un château très-fort, et je domine sur un
vaste pays. Je fournissais au roi d'Assyrie environ mille chevaux : je lui
étais plus attaché que personne. Cet excellent prince est tombé sous vos
coups ; et son fils, mon plus mortel ennemi, lui a succédé. Je viens en
suppliant me jeter à vos genoux ; je me donne à vous, je serai votre sujet et
votre allié ; mais devenez mon vengeur. Autant qu'il est en mon pouvoir, je
vous adopte pour mou fils ; car je n'ai plus de fils. J'en avais un seul,
seigneur, aussi estimable pour ses qualités qu'aimable par sa figure ; il
m'aimait, il me respectait, il avait pour moi tous les sentiments qui font
le bonheur d'un père. Le roi défunt l'avait mandé pour lui donner sa fille
en mariage ; moi, flatté d'une si honorable alliance, je m'étais empressé de
le faire partir. Un jour, le perfide qui règne maintenant invita mon fils à
une partie de chasse ; et, comme il s'estimait beaucoup meilleur cavalier,
il lui laissa toute liberté de chasser. Mon fils croyait être avec un ami.
Un ours parut : tous deux le poursuivirent ; le prince lance son dard el le
manque. Plût aux dieux qu'il ne l'eût pas manqué ! Mon fils, qui aurait dû
être moins adroit, lance le sien, abat l'animal. Le prince, piqué, dissimule
sa jalousie. Un instant après, on rencontre un lion ; le prince le manque
pareillement, ce qui n'est pas extraordinaire à la chasse. Mon fils, d'un
coup, hélas ! trop heureux, renverse le lion, et s'écrie : « De la même main
j'ai lancé deux dards ; tous les deux ont porté. » A ces mots, le traître, ne
contenant plus sa fureur jalouse, arrache un javelot des mains de quelqu'un
de sa suite, et l'enfonçant dans le sein de mon fils, de mon cher fils, de
mon fils unique, il lui ôte la vie. Malheureux père ! au lieu d'un jeune
époux, je revis un cadavre ; et moi, vieillard, je mis dans le tombeau le
meilleur, le plus aimé des fils, dont les joues étaient à peine ombragées
d'un léger duvet. On eût dit que son assassin s'était défait d'un ennemi
:
il ne témoigna nul repentir, ne rendit, en expiation de son horrible
forfait, aucun honneur à la mémoire du mort. Son père me plaignit et se
montra sensible à ma douleur. S'il vivait encore, vous ne me verriez pas
implorer votre secours contre lui : j'en avais reçu autant de témoignages de
bonté que je lui avais donné de preuves d'attachement. Mais puis-je
conserver les mêmes sentiments pour l'assassin de mon fils, qui règne à pré
sent ? et lui-même me regardera-l-il comme son ami ? Il sait quels sont mes
sentiments envers lui, qu'avant son crime je vivais heureux, et que
maintenant, privé de mon fils, je traîne dans les larmes une douloureuse
vieillesse. Oui, seigneur, si vous me recevez dans votre alliance, el que
vous me donniez quelque espérance de venger la mort de ce fils chéri, je
croirai renaître ; je vivrai sans honte et mourrai sans regret. »
Cyrus répondit à Gobryas : « Si votre cœur ne
dément point ce que vous venez de dire, je reçois volontiers votre prière ;
je vous promets qu'avec l'aide des dieux je châtierai l'assassin de votre
fils. Mais si nous vous accordons ce que vous demandez, et que nous vous
laissions vos forteresses, vos terres, vos armes, et l'autorité que vous
avez exercée jusqu'à présent, que ferez-vous pour nous ?— A votre premier
ordre, dit Gobryas, je vous livrerai mes châteaux ; je vous payerai pour mes
terres le même tribut que je payais au roi d'Assyrie. Lorsque vous serez en
guerre, je vous accompagnerai avec toutes les forces de mon pays. J'ai de
plus une fille nubile, que j'aime tendrement ; j'espérais, en l'élevant, la
voir un jour l'épouse du prince régnant : elle-même, seigneur, est venue,
fondant en larmes, me supplier de ne pas la livrer au meurtrier de son
frère. Eh ! que j'en étais éloigné ! Je la remets entre vos mains ; ayez
pour elle les mêmes sentiments que vous me voyez déjà pour vous. — A ces
conditions, reprit Cyrus, en lui tendant la main et prenant la sienne, je
vous donne ma foi, je reçois la votre ; que les dieux en soient témoins !.» Ce
traité conclu, il le pressa de s'en retourner avec ses armes, et lui demanda
à quelle distance était la forteresse où il se proposait d'aller. « En
partant demain de grand matin, répondit Gobryas, le jour suivant vous
passerez la nuit avec nous. » Sur cela, Gobryas se retira, en laissant un
guide.
Les Mèdes étaient revenus joindre Cyrus, après
avoir délivré pour les dieux ce que les mages avaient eux-mêmes demandé. Ils
avaient mis à part pour Cyrus une tente magnifique, une femme susienne qu'on
estimait la plus belle de toute l'Asie, el deux musiciennes renommées. Ce
qu'ils avaient ensuite trouvé de plus précieux avait été choisi pour
Cyaxare ; puis, comme ils avaient en abondance des effets de toute espèce,
ils s'étaient largement pourvus de ceux dont ils avaient le plus besoin,
afin de n'en point manquer pendant la campagne. Les Hyrcaniens prirent ce
qu'ils désiraient ; et l'envoyé de Cyaxare fut admis à partager également.
Enfin, les tentes qui restaient furent données à Cyrus, pour l'usage des
Perses. Quant à l'argent monnayé, on convint de le distribuer lorsque le
tout serait recueilli ; ce qui s'exécuta.
Cette opération finie, Cyrus ordonna que le
butin destiné pour Cyaxare fut confiée la garde de ceux qu'il savait lui
être particulièrement attachés : quant aux présents qu'on lui réservait, il
déclara qu'il les acceptait de bon cœur, mais qu'ils resteraient à lu
disposition de quiconque en aurait besoin. « Seigneur, dit un Mède passionné
pour la musique, hier au soir j'entendis chanter vos deux musiciennes ; elles
m'ont fait un plaisir infini ; si vous m'en donniez une, le séjour du camp
me serait beaucoup plus agréable que celui de ma maison. — Je vous la donne,
répondit Cyrus, et je vous suis plus obligé de me l'avoir demandée, que vous
ne l'êtes de l'avoir obtenue, tant j'ai à cœur de vous complaire. » Le Mède
prit la musicienne et l'emmena.